Oeuvres complètes, tome 2
CHAPITRE XXXIII.
L'Enigme.
Non pas, s'il vous plaît.
—C'est par-là précisément, dit mon père, que je voudrois que vous commençassiez…
—Oui, oui, dit mon oncle, je vous en prie en mon particulier.
—Ah! ah! ma bonne femme, dit le docteur Slop, vous voilà? eh bien? quoi?… auriez-vous assez d'assurance pour prendre sur vous de me dire en quelle posture est l'enfant, et si ce n'est pas plutôt la cuisse qu'il présente que la tête.
—Oh! pour cela, réplique la sage-femme, je suis très-sûre que c'est la tête.
—Eh bien! je le disois, nous y voilà, s'écria le docteur Slop en se retournant vers mon père; avec ces dames, tout est positif, elles ne doutent de rien. Cependant, c'est un point fort difficile à savoir, et qu'il est pourtant de la plus grande importance de bien connoître.—Car vous concevez, Monsieur, que la méprise ici pourroit avoir des conséquences terribles.—Si c'est la cuisse, et qu'elle se présente d'un certain sens, il se peut, en la prenant pour la tête, que le forceps, au cas que ce soit un garçon…
Le docteur Slop chuchotta fort bas à mon père ce qui pouvoit résulter de cette possibilité…
Il le dit aussi à l'oreille de mon oncle Tobie.—Oui, vraiment, dit mon oncle Tobie; diable! cela est de conséquence.
—On n'a point cela à craindre quand c'est une fille, dit le docteur Slop, ni même lorsque c'est un garçon, pourvu que ce soit la tête qui paroisse…
—Oui, mais votre possibilité à la cuisse, dit mon père, peut bien aussi avoir d'autres effets non moins désagréables à la tête… Vous pouvez tout uniment la trancher elle-même toute entière…
Il est moralement impossible que le lecteur puisse entendre cela; mais il suffisoit que le docteur Slop l'entendît. Il prit aussitôt son sac verd dans sa main, et avec le secours des escarpins d'Obadiah, il commença, pour un homme de son âge, à vibrer assez lestement dans la chambre. Il gagna la porte, puis le bas de l'escalier, et monta dans l'appartement de ma mère, précédé de la sage-femme.
CHAPITRE XXXIV.
Ni moi non plus.
En vérité, frère Tobie, s'écria mon père, je n'y conçois rien. Il n'y a encore que deux heures dix minutes, et rien de plus, que le docteur Slop est ici, ma montre en fait foi, regardez-y plutôt vous-même; et, cependant, je ne sais comment il arrive que ces deux heures dix minutes paroissent un siècle à mon imagination…
CHAPITRE XXXV.
Mes offres.
Le chevalier d'Acilly disoit un jour à sa belle:
Je ne sais quels étoient ces bijoux. Moi, monsieur, je vous offre de bon cœur mon bonnet et mes pantoufles.
A condition
que vous serez attentif à tout ce chapitre.
CHAPITRE XXXVI.
Le chapitre trente-quatre continue.
Mon père feignoit, en disant qu'il ne savoit pas comment cela étoit arrivé; il le savoit, au contraire, très-bien. Il avoit même conçu le projet d'en faire une explication claire à mon oncle Tobie. Il ne lui falloit pour cela qu'une dissertation métaphysique sur la durée et ses simples modes; et qu'est-ce que ces choses lui coûtoient? rien, ou presque rien. Au besoin, il en eût fait dix pour une aussi facilement qu'il fumoit sa pipe.—Celle-ci devoit donc avoir pour objet de montrer à mon oncle Tobie par quel mécanisme du cerveau la succession rapide de leurs idées, et le passage éternel d'un discours à l'autre, avoient fait prendre une étendue si inconcevable à un temps si court. Je ne sais pas comment cela est arrivé, disoit mon père, il me semble qu'il y a un siècle.
Ma foi! dit mon oncle Tobie, je crois tout uniment que cela vient de la succession de nos idées.
Fort bien! dit mon père. Je suis enchanté de cette solution…
Ce n'étoit pas sans raison qu'il en étoit si satisfait. Il avoit une chose qui lui étoit commune avec tous les philosophes de la terre; c'étoit la démangeaison de raisonner sur tout ce qui se présentoit: la seule différence, c'est qu'il raisonnoit presque toujours assez bien. Mon oncle Tobie, par sa solution, lui offroit la plus vaste carrière à parcourir; et ce qu'il y trouvoit de plus agréable, c'étoit la certitude qu'un si beau sujet ne lui seroit pas enlevé par son frère… Le bon et honnête homme! Il prenoit généralement les choses comme elles venoient. De tous les hommes du monde il étoit peut être celui qui se troubloit le moins l'esprit par des pensées abstraites. Les idées du temps et de l'espace, la manière dont elles nous venoient, de quelle étoffe elles étoient, si elles étoient innées en nous, si nous ne les recevions qu'à la longue, en fourreau ou en culotte, et mille autres de cette espèce, ne l'embarrassoient guère. Il ne s'inquiétoit pas davantage de toutes ces recherches, de toutes ces disputes vaines sur l'infini, la préscience, la liberté, la nécessité, et tant d'autres questions subtiles dont l'inconcevable théorie avoit bouleversé tant de cervelles. Jamais la sienne n'en avoit été agitée. Mon père le savoit; et si la solution fortuite qu'il lui donna lui fit plaisir, elle ne le surprit et ne le déconcerta pas moins.
Mais, dit mon père, vous entendez donc cette théorie?
Moi? point du tout, reprit mon oncle Tobie.
Point du tout?… il n'est pas possible, frère, reprit mon père, que vous n'ayiez quelque idée de ce que vous venez de dire.
Pas plus que ma béquille, je vous assure, répondit mon oncle Tobie.
Bonté du ciel! s'écria mon père, en levant les yeux et en joignant les mains. Il y a dans ton ignorance, frère Tobie, une dignité, une honnêteté si admirables, que ce seroit presque faire un crime que de te l'enlever pour y substituer la science! Cependant, écoute…
Là mon père emprunta un long passage de Lock, puis l'amplifia, le commenta, le compara, et fit des applications… «Si nous jetons les yeux en nous-mêmes, disoit-il, que nous y fassions des observations attentives, nous apercevrons, frère Tobie, que pendant que nous causons ensemble, et que tu fumes ta pipe et moi la mienne, ou que tandis que notre esprit reçoit successivement des idées, nous nous appercevrons, dis-je, que nous existons; et si nous apprécions notre existence ou la continuité de notre existence, ou toute autre chose qui puisse se comparer et s'adapter à la succession de nos idées, alors la durée et de nous-mêmes et de toute autre chose co-existante avec notre pensée…
Vous m'embarrassez à la mort, s'écria mon oncle Tobie.—
Et voilà précisément, reprit mon père, le mauvais effet de la maudite manière que nous avons de calculer le temps. Nous sommes si accoutumés aux minutes, aux heures, aux jours, aux semaines, aux mois; nous nous fions tellement aux montres, aux pendules, aux horloges, pour nous en mesurer les parcelles, qu'il arrivera quelque jour que la succession de nos idées ne nous sera d'aucune utilité. Je voudrois qu'il n'y eût pas une de ces machines dans tout le royaume.
Mais, au reste, reprit mon père, soit que nous l'observions, ou que nous ne l'observions pas, il y a dans chaque son qui frappe l'oreille d'un homme, une succession régulière d'idées d'une espèce ou de l'autre, qui se suivent comme un train… D'artillerie? dit mon oncle.
—Encore! s'écria mon père… non; mais elles se succèdent à de certaines distances dans notre esprit, comme les images qui tournent dans l'intérieur d'une lanterne par la chaleur d'une bougie… Pour moi, je vous déclare, dit mon oncle Tobie, que les miennes sont comme ce tourne-broche que la fumée fait aller. Si cela est ainsi, frère Tobie, dit mon père, je n'ai plus rien à vous dire sur ce sujet.
CHAPITRE XXXVII.
Quel dommage!
C'est donc ainsi que les plus heureuses conjectures deviennent superflues!
Par le mausolée de marbre de Lucien, s'il en a un, et par ses cendres, s'il n'en a pas! par les cendres de mon cher Rabelais! par les cendres de mon cher Cervantes! par ces restes des trois plus grands hommes qui aient ri agréablement à mon esprit! Oui, je les en atteste: le discours de mon père et de mon oncle Tobie, sur le temps et l'éternité, étoit un discours dont on devoit ardemment désirer la fin.—Mais la pétulance de l'humeur de mon père mit un obstacle à sa conclusion. C'est avoir fait le vol d'un des plus précieux joyaux du trésor ontologique; et jamais, jamais peut-être deux aussi grands hommes ne se rassembleront dans une aussi grande occasion, pour en réparer la perte.
CHAPITRE XXXVIII.
Ils vont donc m'abandonner!
Mon père resta ferme. Il ne voulut jamais reprendre le discours. Malgré cela, le tourne-broche de mon oncle Tobie, ni les tourbillons de fumée qui le faisoient tourner, ne purent sortir de sa tête.—Au fond, la comparaison avoit je ne sais quoi en elle-même qui lui frappoit l'imagination. Il posa son coude sur la table, appuya le côté droit de sa tête sur la paume de sa main, regarda fixement le feu, et commença bientôt à causer et à philosopher en lui-même sur ce qu'elle lui offroit de singulier… Mais bientôt aussi ses esprits émoussés, et par la tension continuelle où tant de sujets variés les avoient tenus, et par l'exercice constant qu'il avoit fait de toutes ses facultés, perdirent tout leur ressort… La comparaison de mon oncle Tobie bouleversa toutes ses idées; et il étoit déjà presque endormi, avant qu'il eût seulement considéré la moitié de ses rapports et de ses analogies.—
La machine de mon oncle Tobie n'avoit peut-être pas fait une douzaine de ses révolutions, que le sommeil le plus profond le fit tomber insensible sur le dos de sa chaise.
Que la paix soit avec eux!
Le docteur Slop et la sage-femme sont occupés de leurs affaires.
Trim, de son côté, ne perd point de temps. Le siége de Messine doit se faire l'été prochain, et d'avance il façonne avec des bottes fortes une paire de mortiers qui lanceront des bombes pour écraser la ville.—Il fore même en ce moment avec un fer chaud la lumière qui doit faire partir ce tonnerre… Enfin, tous mes héros sont sortis de mes mains; et c'est la première fois que je me trouve libre. Un moment si précieux ne doit pas se perdre dans l'oisiveté.—Profitons-en. Je me suis aperçu que je n'avois point fait de préface à mon livre. Il est bien temps d'y songer. La voici.
CHAPITRE XXXIX.
Préface de l'Auteur.
Qui, moi? je parlerois de mon livre? j'en ferois l'apologie? non, monsieur, je vous jure. Jamais il ne m'arrivera d'en faire l'éloge. Il deviendra ce qu'il pourra; je l'abandonne à son sort. Je ne le recommanderai point non plus à qui que ce soit: assez d'autres mendient des prôneurs.
Tout ce que je peux dire à ce sujet, c'est que quand j'ai commencé à écrire, j'ai eu l'intention de faire un livre aussi bon qu'il me seroit possible de le faire.—Dès ce moment, ma plume a couru sur le papier, et j'ai écrit tout ce qui s'est présenté. La seule chose dont je me sois chargé dans cette tâche, a été de faire aller l'esprit et le jugement de concert, autant que mes forces ont pu me le permettre. Ainsi mon livre est un composé de tout l'esprit et de tout le bon sens qu'il a plu au grand distributeur de toutes choses de me départir. Il est assez clair par-là que, lorsque j'écris, j'écris comme il plaît à Dieu.
Argalastes, qui est toujours prêt à tout blâmer, disoit en feuilletant mon livre, qu'il y trouvoit quelques traces d'esprit; mais pour du jugement, point du tout: Triptolême et Phutatorius, qui se traînent sur ses pas dans la même carrière, applaudissoient à son opinion, et se demandoient comment il étoit possible qu'il y eût du jugement? va-t-il jamais avec l'esprit dans ce monde? ce sont deux opérations aussi éloignées l'une de l'autre, que les deux pôles. Ainsi le disoit Lock. Ainsi sont le mensonge et la vérité, l'indifférence et l'amour; et remarquez, je vous prie, que c'est moi qui dis cela. Est-il nécessaire de toucher aux deux extrémités du monde pour faire des comparaisons? celles-ci éclaircissent tout aussi bien la matière. Mais il y a des gens qui ne peuvent dire simplement les choses. Ils se perdent en discours, qui se perdent eux-mêmes dans le vaste élément de l'air.—A quoi cela leur sert-il? demandez-le à Didius. Il vous ouvrira son code de fastandi et illustrandi fallaciis, et vous prouvera qu'un exemple n'est pas un argument… Pour moi, je n'assurerois pas que l'action d'essuyer un miroir bien poli, fût un syllogisme… Prenons le meilleur parti et lisons. Instruisons-nous. Le plus grand bien que l'on puisse se procurer, est d'éclairer son entendement, avant que d'argumenter et de faire des applications. C'est le moyen de se préserver de ces sortes de maladies qui font dégénérer les principes des choses, qui obscurcissent la matière d'où les choses dérivent, qui dérangent tout mouvement réglé, qui plongent l'harmonie dans le chaos. L'entendement ne se dégage que par-là de toutes ces petites disputes subtiles, de tous ces nuages opaques et importuns qui ne viennent que trop souvent l'offusquer. Combien de fois la conception la plus facile n'a-t-elle pas été arrêtée et troublée par ces obstacles! combien de fois n'ont-ils pas fermé les canaux de l'esprit! les idées ne sont plus qu'une vaine fumée, dont les tourbillons ne se dissipent qu'après avoir tout obscurci.
Hé bien! mes chers anti-Shandyens, mes habiles et trois fois habiles critiques, mes chers confrères, mes chers collaborateurs dans l'art presqu'impossible de parler agréablement à vos yeux et à ceux des autres, je vous déclare net que c'est pour vous que j'écris cette préface. Mais je me retracte, ce n'est pas pour vous seuls, elle peut aussi servir à d'autres. Elle est donc aussi pour vous, subtils politiques, profonds et discrets docteurs si vantés par votre sagesse, par votre gravité, etc… Mon cher monsieur Gazetin, le politique des politiques, vous êtes le premier.—Didius, mon conseil; Kysarchius, mon ami; Phutatorius, mon guide; Gastriphères, le conservateur de ma vie; Somnolentius, qui en fais le repos et la tranquillité, vous venez tous à la suite; et ne croyez pas que j'oublie tous les autres grands personnages de ce monde, dont les noms, à la file les uns des autres, sont cloués à demeure dans les listes académiques… Non, non, prêtres, abbés, laïques, grands seigneurs, qu'importe le titre? je ne les nomme pas, je serois peut-être le premier. Mais pour couper tout court, je les mets tous en bloc et pêle-mêle…
Dans ce salmigondis, qui pourroit bien n'être pas trop bon, mes désirs les plus vifs, mes plus ferventes prières en votre faveur, et pour moi aussi, car il ne faut pas tout-à-fait s'oublier pour les autres, sont telles que vous et moi serions fort contens qu'elles fussent exaucées.
Si la chose n'est pas déjà faite, puisse le dispensateur suprême de l'esprit et du jugement, et de tout ce qui les accompagne, la mémoire, le génie, l'imagination, l'éloquence, la vivacité, le feu, l'enthousiasme, la précision, la clarté, déployer ses largesses sur chacun de nous. Puisse-t-il les verser sans mesure dans les réceptacles de notre cerveau, jusqu'à ce que la plus petite cavité, le vaisseau le plus délié en soient remplis, comblés, saturés! Puisse-t-il tout donner, et l'écume, et la lie, et les sédimens, et les précipités, et tout! Je ne voudrois pas qu'il y en eût la moindre parcelle perdue. C'est ce que je vous souhaite, et à moi aussi, amen, amen, amen.
Bon Dieu! que ne ferois-je point alors? quelle entreprise littéraire seroit au-dessus de mes forces! que d'ouvrages admirables sortiroient de mes mains! et combien n'en sortiroit-il pas des vôtres? que de sensations agréables! mes esprits en seroient ranimés. Quels charmes! quelles délices! le doux chatouillement! et vous, mes bons amis, avec quel ravissement ne vous asseyeriez-vous pas ou pour lire, ou pour écouter! que de brouhahas au théâtre et dans les salles d'académie! on y hausse à présent les épaules; on seroit dans l'extase. Mais, juste ciel! que sens-je? ah! c'en est trop. Je pâme, je tombe en syncope à la vue de ces grandes idées. Elles vont au-delà du pouvoir et des bornes de la nature même des choses. De grâce! ne m'abandonnez pas dans ce délire; tenez-moi. Je sens que les fibres trop tendues de mon cerveau se rompent, il se remplit de vertiges, mes esprits se dissipent, mes yeux se couvrent. Tout s'éteint. Je meurs… je finis… Au secours, au secours, à moi! grâces au ciel, je reprends mes sens, et peu-à-peu je redeviens quelque chose. Cela va toujours mieux, et j'en conçois, pour premier augure, que nous continuerons d'être tous des esprits rares et sublimes.—O bonheur!
Mais en est-il de parfait? j'entrevois mille choses qui viendront l'altérer. Avec tant d'esprit, nous ne pourrons jamais être d'accord un jour entier. On ne verra que satyres, que sarcasmes. La critique sera déchirante. Les railleries, les propos, les épigrammes, les ripostes, les pointes s'aiguiseront et voleront de tous côtés. La jalousie, l'envie, décocheront leurs traits les plus aigus… Chastes étoiles! les égratignures les plus légères deviendront des blessures envenimées et profondes.
Heureusement que j'ai demandé en même temps, que nous fussions des gens sages, d'un jugement sain, d'un sens rassis. J'ai beaucoup de confiance dans ce corrosif. Nous nous détesterons: nous serons polis, honnêtes; le lait et le miel couleront de nos lèvres. Une écorce d'amitié couvrira les haines, la calomnie s'enveloppera des voiles de la candeur. On aura l'air de passer ses jours dans une seconde terre promise. On se fera un paradis de ce bonheur factice; et à tout prendre, on croira que les choses seront assez bien ainsi.
Mais ce qui me pique, ce qui me chagrine en ce moment, c'est l'embarras où je me trouve pour réduire à son point précis, ce que je viens d'examiner. Vous le savez, monsieur. Ces émanations célestes, ces influences précieuses d'esprit et de jugement que je vous ai si généreusement souhaitées, et que je ne voudrois pas non plus qui me fussent épargnées, ne sont pas prodiguées dans ce monde. Elles ne circulent qu'en atômes déliés qui semblent se perdre dans l'immensité des espaces; et il n'y en a qu'un certain quantum qui se condense, de temps en temps, dans quelque coin de l'univers, et qui est destiné à l'usage et à l'utilité de tout le genre humain. La terre en a sa petite portion qui s'y arrête. Là, après avoir éclairé certains peuples, elles se subtilisent, s'évaporent, se filtrent, flottent dans le vague des airs, se condensent de nouveau, et retombent sur quelqu'autre coin du globe qui étoit resté inculte et désert.—
Voyez un peu la nouvelle Zemble, la Laponie septentrionale, et toutes ces froides et horribles contrées qui sont situées sous les cercles arctiques et antarctiques. Examinez-en les habitans. L'emploi habituel d'un homme pendant neuf mois entiers de l'année, est de se tapir dans le compas étroit de la caverne que la nature lui a creusée. Ses esprits comprimés et resserrés sont presque réduits à rien; ses passions sont aussi froides que la zône elle-même: il ne respire qu'à peine. Par tout là, la plus petite fraction possible de jugement est suffisante. Il y en a assez pour toutes les affaires… Et d'esprit? l'épargne en est totale et absolue. Ils n'en ont pas besoin d'une seule étincelle, et il n'y en a pas une seule étincelle donnée. Anges et ministres de la grâce, puissances célestes, protégez-nous! quelle horreur ne seroit-ce pas, si ces nations avoient un royaume à gouverner, une bataille à livrer à des ennemis redoutables, un traité à faire, et seulement quelque chapitre de moines à tenir? Et si du peuple on descend à chaque individu, quel est celui qui pourroit se flatter du moindre succès avec aussi peu d'esprit et de jugement? de placer un protégé? de maquignonner un mariage? d'écrire un livre, à moins qu'il ne l'écrivît comme on a fait à présent? mais éloignons nous de ces tristes régions, et revenons vers le midi. Fort bien! nous voilà en Norwège. Quel pays encore! comment franchir ces montagnes de glace et de neige qui la séparent de la Suède? mais ne songeons point aux obstacles. Marchons, grimpons, hissons-nous. Courage! nous voilà au sommet, et j'apperçois la patrie des Vasa. Parcourons-là. Bon! nous avons déjà traversé cette petite province triangulaire de l'Angermanie. Oh! oh! le lac de Bothnie? Comme nous avançons! Côtoyons-en les bords verds: la Carélie; à merveille! Poursuivons. Il ne vous en coûtera guère plus de parcourir les pays qui bordent le golfe de Finlande, de voir Pétersbourg. Mais est-ce là que nous bornerions notre course? non pas, s'il vous plaît. Continuons, enfonçons-nous dans toutes les parties septentrionales de ce vaste empire, et marchons jusqu'à ce que nous ayons atteint le cœur de la Russie et de la Tartarie asiatique. Prenons garde seulement d'aller nous perdre dans les déserts de la Sibérie. Ce n'est pas pour voir une terre aride et inculte que des hommes, qui se piquent d'avoir une ame, doivent voyager.
Nous sommes au bout de notre course. Eh bien! monsieur, qu'avons-nous? dès que nous avons quitté les cavernes affreuses des pôles, nous avons commencé à nous appercevoir que les peuples se civilisoient par des nuances presque insensibles. A mesure que nous avons avancé, nous avons trouvé une certaine lueur d'esprit qui fortifioit de plus en plus, une espèce de jugement local et économique. Ils n'en ont pas plus qu'il ne faut; mais ils en ont assez. La dose est proportionnée à leurs besoins, à leur situation, à leur climat. S'ils en avoient davantage, peut-être détruiroient-ils l'équilibre qui règne entre eux.
Mais, monsieur, je vous ramène dans cette île qui nous est si chère, dans ce pays qui est plus chaud, plus riant, plus fertile, où la source, ou plutôt les torrens de notre sang et de nos humeurs, coulent avec rapidité, bouillonnent et s'élèvent avec plus de force; où l'ambition nous tyrannise; où l'orgueil nous inspire une si haute opinion de nous-mêmes, et tant de mépris pour les autres; où l'envie nous dévore, où les richesses ont multiplié nos besoins, où nous nous abandonnons, sans rougir, au libertinage, à la débauche, où mille passions basses et honteuses se disputent l'empire de notre raison. Vous le voyez, monsieur, l'élévation de notre esprit, et la profondeur de notre jugement, sont proportionnées aux besoins que nous en avons. Il y en a parmi nous une circulation si active, un flux et reflux si rapides, que je ne crois pas que nous puissions nous plaindre de notre partage.
Avouons pourtant une chose; car il faut convenir de tout. Notre air qui souffle dix fois par jour le froid et le chaud, le sec et l'humide, influe beaucoup sur ces précieuses facultés. Nous ne les avons pas toujours d'une manière bien uniforme et bien constante. Il se passe quelquefois un demi-siècle sans qu'on les voie dominer parmi nous. Les petits canaux semblent s'en arrêter, jusqu'à ce qu'enfin la grande écluse qui les captive, s'ouvre et les laisse couler à grands flots comme des torrens. On croiroit qu'ils ne doivent jamais tarir. Alors, soit que nous écrivions, ou que nous combattions, nous chassons tout l'univers devant nous. Je ne suis malheureusement pas prophète, et je ne puis prédire le retour de cette gloire.
Voilà mes observations, et c'est par-là, c'est par cette manière prudente de raisonner, par cette analogie, par cet enchaînement, cet engrainage de choses et d'argumens que Suidas appelle induction dialectique, que je soutiens ici que mon opinion est la plus vraie.
Oui, celui dont la sagesse infinie distribue chaque chose avec des poids et des mesures si justes, sait à merveille ce qu'il doit nous départir de ces deux grands luminaires, pour nous éclairer dans cette nuit d'obscurité qui nous environne. Il sait combien il en faut faire tomber de rayons sur nous. C'est pour cela, mes bons amis, (mais quand je voudrois vous le cacher, ne le voyez-vous pas), oui, c'est pour cela que ce désir vif, que ce souhait véhément que j'ai fait en votre faveur, n'étoit pas autre chose que les premières caresses insinuantes d'un écrivain, qui, à force de bienveillance, veut se captiver ses lecteurs revêches; à-peu-près comme un amant, qui, par ses cajoleries, veut, dans le silence, enjoler sa mijaurée de maîtresse.
Mais hélas! cette effusion de lumière se répandra-t-elle sur nous aussi promptement que je l'ai désiré! Je frissonne de crainte, quand je pense combien de milliers de voyageurs s'embarquent sans guide sur la route des sciences.
Les uns, surpris par la nuit, tâtonnent sans avancer.
Les autres, enveloppés de la même obscurité, tombent d'ornière en ornière. En voilà quelques-uns à la vérité qui se relèvent; mais c'est pour s'engloutir à quatre pas plus loin, dans quelque bourbier, ou se briser la tête contre le tronc de quelque arbre.
Ceux-ci se heurtent les uns contre les autres, se doguent comme des moutons, se renversent et se culbutent pêle-mêle.
Ceux-là vont à la file les uns des autres, comme une troupe d'oies sauvages.
Ici, c'est un poëte qui remporte prix sur prix, et qui n'en est pas moins hué.
Là, le peintre ne juge que par ses yeux; le ménêtrier ne consulte que ses oreilles. Stupides automates, ils ne sont animés que lorsque leurs passions sont excitées par la vue de quelque tableau, ou le son de quelque instrument. Toute leur existence dépend de ces passions factices: ils n'ont pas une pensée qu'elle ne soit l'effet de leur impulsion. Jamais ils ne se sont laissé conduire par des règles générales et permanentes: on diroit qu'ils sont nés peintres ou joueurs de violon.
Ici, c'est un fils du divin Esculape qui écrit un livre contre la prédestination, et qui fait peut-être un très-mauvais ouvrage.
Et dans cette alcove, c'est encore un frère de la faculté. Il est en pleurs et à genoux. Il demande pardon à une victime qu'il a eu la mal-adresse d'immoler à l'art de la phlébotomie; il lui offre une pension au lieu d'exiger de l'argent.
Ciel! quel désordre! quel bouleversement! quelle confusion! quelle méprise!
Mais quel autre tableau! qu'il est affreux! On ne jette les yeux qu'avec une douleur mêlée d'effroi sur ce malheureux, qu'une troupe de gens de robe entourent, et qui, sur la délation d'un scélérat, travaillent comme des forçats à lui imputer un crime qu'il n'a pas commis. O justice! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable, qu'à démasquer le fourbe et le calomniateur qui persécutent l'innocence! on diroit que les lois, qui devroient faire la paix et la sûreté du genre humain, n'ont été imaginées que pour son tourment et sa destruction.
Quelle frêlonnière d'insectes voraces bourdonne dans cette autre salle odieuse! de qui conjurent-ils la ruine! dans quelle ruche abondante cet essaim destructeur va-t-il porter la désolation?… il a pris son vol: rien ne l'arrête. Une guêpe affamée est intrépide; un procureur n'est pas moins hardi. Il fond sur sa proie, et ne la quitte que quand il l'a dévorée. Puisse le ciel bienfaisant susciter quelque génie assez ferme, assez éclairé, pour mettre un frein à cette rapacité! ce seroit une des plus grandes faveurs de l'autorité législative.
Mais voici bien une autre réforme à faire? chut! et qu'allois-je dire! le clergé! oh! ce n'est pas moi qui m'y jouerai. Non, non. Je n'en ai pas la moindre envie; et puis, quand ce seroit mon intention, oserois-je parler sur un sujet aussi grave, avec des nerfs aussi débiles, une vue aussi courte, et des esprits qui ont si peu de vigueur? je le répéte, je n'en ferai rien. D'ailleurs la gaieté de mon caractère, mon état, ma manière de vivre, ma façon de penser, mon goût, mon tempérament, ne me permettent pas de m'appésantir sur un sujet qui est si capable d'attrister, et qui, de quel côté qu'on l'examine, ne présente dans tous les âges que des choses mélancoliques. Quoi donc? il faudroit que je gémisse à chaque mot? je m'exposerois à cette affection douloureuse? baissons plutôt la toile, et vive la joie!
Tâchons surtout d'avoir assez d'esprit et de jugement pour bien conduire notre barque dans ce monde, et vive la joie!
Ayons-en assez pour voir bien des sottises sans murmure, pour nous guérir de la curiosité de lire tous les livres qu'on imprime, si ce n'est celui-ci, et vive la joie!
Souhaitons-en singulièrement pour nous préserver des tours de passe-passe des procureurs, et qu'ils meurent, s'il se peut d'inanition! ainsi soit-il.
J'ai lu, car que n'ai-je pas lu? j'ai lu les écrits de je ne sais quel philosophe moderne, ce qui suppose du courage, et j'y ai trouvé que l'homme qui avoit le moins d'esprit étoit celui qui passoit pour avoir le plus de jugement. Le croira qui voudra. Ce n'est pas moi. Il a pris un simple rapport pour une vérité absolue, et il y en a cent autres qui passent pour être tout aussi vrais, et qui sont tout aussi faux.
Un autre (et celui-là est un encyclopédiste, dans tout le volumineux de l'in-folio) a dit qu'un homme étoit assez bien quand il avoit du jugement sans esprit, et de l'esprit sans jugement. Je ne voudrois certainement point ressembler à ce nouveau sage. Il me sembleroit pour avoir seulement dit cela, que je n'aurois ni jugement, ni esprit; je croirois avoir dit la plus lourde de toutes les sottises.
Est-il possible qu'on nous berce de pareilles absurdités? ma pantoufle a plus de génie, et ma chaise raisonneroit avec plus de justesse. Celle qui me porte en ce moment, est ornée de deux jolies pommettes, faites au tour. Elles sont fichées dans les montants par une cheville qui les y joint avec précision, et qu'on ôte et qu'on remet à volonté. Lorsqu'elles y sont toutes deux, ma chaise a un air d'élégance qui plaît. Ce sont les deux parties les plus élevées de toute la machine. C'est ce qu'il y a de plus frappant. Mais j'ôte une de mes deux boules, il n'importe laquelle, et je regarde. A-t-on jamais rien vu d'aussi ridicule que l'est ma chaise en ce moment? un philosophe écourté, à qui l'on auroit coupé une oreille pour récompense de ses bonnes instructions, ne le seroit pas plus. Mes deux boules étoient bien mieux ensemble. Nécessaires l'une et l'autre à l'ornement de ma chaise, il y avoit une certaine harmonie entre elles, une certaine correspondance qui faisoit tout leur agrément. C'est ainsi que l'esprit et le jugement sont les plus beaux ornemens de l'homme. Ce sont ceux dont il a le plus grand besoin. Otez l'un, et voyez quel est l'autre. J'aimerois presque autant que ma chaise fût privée de ses deux pommettes, que de n'en avoir qu'une seule. Un homme d'esprit sans jugement n'est qu'un sot; et avec du jugement sans esprit, c'est une espèce d'animal stupide. Le jugement n'est autre chose qu'une heureuse modification de l'esprit. Mais si l'on veut absolument qu'ils soient différens l'un de l'autre, au moins faut-il convenir qu'ils doivent aller de pair pour qu'un homme puisse se flatter d'avoir quelque mérite.
J'en connois cependant beaucoup qui usurpent cette idée d'eux-mêmes, et qui veulent faire croire aux autres qu'elle est juste. C'est la plupart des hommes à larges perruques… Ce sont ceux qui ont la cruelle démangeaison de placer en ligne droite de grands mots obscurs l'un après l'autre. Que de vide sous ces cheveux artificiels! que de fatras dans ces vains et volumineux écrits? mais ne disons mot de tous ces gens-là: le royaume des cieux leur est dévolu à double titre.
CHAPITRE XL.
Je rentrerai bientôt dans la carrière.
Il y avoit plus de dix ans que mon père prenoit chaque jour la résolution de les faire raccommoder. Cependant ils ne l'étoient pas encore. Ce n'est peut-être que dans notre famille que l'on trouvoit de ces singularités; un autre n'auroit peut-être pas supporté ce désagrément pendant une heure: ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que mon père n'étoit jamais plus énergique dans ses plaintes, que quand il entendoit les gonds de la porte crier.—Mais sa rhétorique et sa conduite étoient perpétuellement en contradictions sur ce point. Jamais on n'ouvroit la porte de la salle que sa philosophie et ses principes n'en fussent la victime. Trois gouttes d'huile étendues avec une plume et quelques coups de marteau, eussent sauvé son honneur pour jamais…
Que l'homme est inconséquent! il languit sans cesse sous des peines qu'il est dans son pouvoir d'écarter. Toute sa vie est en contradiction avec ses connoissances. Sa raison, ce précieux don de la Divinité, au lieu de verser de l'huile sur ses blessures, ne sert qu'à irriter sa sensibilité, qu'à multiplier ses peines, qu'à le rendre plus mélancolique, et qu'à lui faire supporter ses chagrins avec plus de difficulté. Malheureux mortel! infortunée créature! pourquoi agis-tu ainsi? n'y-a-t-il donc pas assez dans cette vie de causes nécessaires à ton extrême misère, sans y ajouter volontairement de nouvelles peines? tu t'irrites, tu te roidis contre des maux que tu ne peux éviter, et tu te soumets à d'autres qu'il seroit facile d'éloigner!…
Mais on trouvera apparemment quelque jour trois ou quatre gouttes d'huile et un marteau dans le château de Shandy, et je ne désespère pas que les gonds de la porte ne soient accommodés sous ce règne.
CHAPITRE XLI.
M'y voilà.
Le caporal Trim ne perdoit pas un moment: ses deux mortiers avançoient avec rapidité. Il les acheva. Enchanté de son ouvrage, et persuadé qu'il feroit le plus grand plaisir à mon oncle Tobie de les lui montrer, il ne put résister au désir de les porter tout de suite dans la salle.—
CHAPITRE XLII.
Emportement de mon Père.
Trim entra doucement, il n'y auroit point eu d'inconvénient si la porte de la salle se fût ouverte et eût légérement tourné sur ses gonds comme une porte doit faire.—Dès qu'il s'aperçut que mon père et mon oncle Tobie étoient endormis, son respect étoit tel qu'il voulut se retirer dans le silence, et les laisser dans leur chaise à bras, rêvant aussi agréablement qu'il les avoit trouvés.—Mais la chose étoit, moralement parlant, absolument impraticable. Depuis le temps que les gonds de la porte étoient dans le désordre, un des plus grands désagrémens qu'essuyoit mon père, étoit qu'il ne s'étoit jamais étendu dans sa chaise pour prendre sa méridienne, que la pensée d'être inévitablement éveillé par la première personne qui ouvriroit la porte, étoit toujours la pensée qui dominoit dans son imagination. Elle se glissoit entre lui et le premier présage balsamique de son repos, et lui en déroboit presque toutes les douceurs.—
Quand une porte tourne sur de mauvais gonds, cela peut-il être autrement.
Qui est-là? s'écria mon père en s'éveillant au premier moment que la porte commença à crier. Qui est-là? parbleu! c'en est trop. Je veux absolument que le serrurier voie ces maudits gonds. Mais qui est donc là?
Monsieur, c'est moi, dit Trim.
Hé bien! quoi? qu'est-ce? que veux-tu?
Oh! rien, répliqua Trim. J'apportois seulement ces deux mortiers.
Je ne veux pas qu'on s'en serve ici, reprit précipitamment mon père. Si le docteur Slop a des drogues à piler, il peut les piler dans la cuisine.
Mais, monsieur, dit le caporal, ce sont deux mortiers que j'ai faits pour le siége que nous ferons l'été prochain. J'ai pris pour cela ces deux vieilles bottes fortes qui étoient dans le grenier… Obadiah m'a dit que monsieur ne les portoit jamais.
Par le ciel! s'écria mon père en se levant avec précipitation.—De tout ce qui m'appartenoit, c'étoit là la chose la plus précieuse.—Vous le savez, frère Tobie. Elles viennent du grand-père de mon père. C'étoient des bottes héréditaires.
En ce cas, je crains bien, dit mon oncle Tobie, que Trim n'ait annulé la substitution.
Je n'en ai coupé que le haut, dit Trim.
Je hais les perpétuités autant qu'un autre, s'écria mon père. Mais, morbleu! ces bottes, continua-t-il en souriant, quoique réellement fâché, étoient dans la famille depuis la guerre civile. Sir Roger Shandy les avoit portées à la bataille de Maiston-Moor. Je ne les aurois pas données pour dix guinées.
Hé bien, frère, dit mon oncle Tobie, qui regardoit les deux mortiers avec un plaisir infini, je vous les paierai… Mon oncle Tobie les examina de plus près… Oui, dit-il, en fouillant dans son gousset, je vous les paierai, frère, et sur le champ, et de bon cœur.
Frère Tobie, dit mon père, en baissant la voix, vous ne faites pas assez d'attention à vos dépenses. Vous jetez, vous dissipez votre argent sans y prendre garde, et pourvu qu'il soit question d'un siége…
Mais, dit mon oncle Tobie, n'ai-je donc pas cent vingt guinées de revenu, sans compter ma demi-paie.
Et qu'est-ce que cent vingt guinées, dit mon père, quand il vous en coûte déjà dix pour une paire de vieilles bottes fortes? comptez-en douze ensuite pour vos pontons, autant pour votre pont-levis à la Hollandoise… Ajoutez-y ce qu'il vous en coûtera pour le petit train d'artillerie dont vous parliez l'autre jour, et pour toutes les autres préparations de votre siége de Messine… Crois-moi, mon cher Tobie, dit mon père en le prenant par la main, ces opérations militaires sont au-dessus de tes moyens. Tu m'entends?… elles te jettent sans cesse dans de plus grandes dépenses que tu ne l'avois prévu.—Crois-moi. Elles te ruineront à la fin, tu t'appauvriras…
Eh! qu'importe, reprit mon oncle, si c'est pour le bien de la nation?
Mon père ne put s'empêcher de sourire en lui-même. Sa colère, quelque vive qu'elle fût, n'étoit jamais qu'une étincelle, et le zèle et la simplicité de Trim, et la généreuse marotte de mon oncle Tobie, le reconcilièrent sur le champ avec eux, et avec sa bonne humeur.
CHAPITRE XLIII.
L'Invocation inutile.
Apparemment que les choses vont bien là-haut, dit mon père; car on y est bien tranquille.
Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.
Mais qui diable est dans la cuisine, Trim? dit mon père. J'y entends du bruit!
Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.
Monsieur, dit Trim, en faisant un humble salut, il n'y a personne que le docteur Slop.
Confusion! s'écria mon père en se levant une seconde fois. Il est donc dit que pas une chose ne se fera comme je le souhaite aujourd'hui! Parbleu! frère, cela est chagrinant. Si j'avois foi à l'astrologie; (et mon père, soit dit en passant, y en avoit un peu) oui, si j'avois foi à cette chimère, je parierois que quelque planète rétrograde, que quelqu'astre malin est suspendu au-dessus de ma malheureuse maison, pour y mettre tout sens-dessus-dessous. Le docteur Slop dans la cuisine?
C'est auprès de ma sœur qu'il devroit être, dit mon oncle Tobie.
Eh oui! sans doute, frère. Mais que fait-il là, Trim?
Oui, dit mon oncle Tobie, un peu vivement, que fait-il?
Dame! monsieur, je ne puis pas trop bien vous le dire. Il est entré d'un air empressé, et ce qu'il fait à la figure d'un pont.
D'un pont? s'écria mon père en rêvant.
D'un pont? s'écria joyeusement mon oncle Tobie. Cela est bien obligeant de sa part, Trim. Va-t-en lui dire que je suis bien sensible à son intention, et que je le remercie de tout mon cœur.
O force de l'habitude! Le pauvre oncle Tobie croyoit déjà traverser quelque fleuve à pied sec.
Hélas! il étoit tombé dans la plus étrange méprise. Ses remercimens au docteur Slop étoient en pure perte.
Mais pour bien concevoir comment il étoit la dupe d'une illusion, il faut nécessairement que je fasse parcourir au lecteur la même route que celle où mon oncle Tobie s'étoit précipité dans l'erreur, ou plutôt pour quitter la métaphore et laisser là une façon de parler qui me déplaît souverainement dans une histoire, il faut que je lui fasse part, tout bonnement, d'une aventure qui étoit arrivée à Trim.
J'avoue pourtant, que je ne m'y détermine qu'avec peine. Je sens que cette aventure ne sera pas ici dans sa place, et qu'elle figureroit infiniment mieux parmi les anecdotes des amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, ou au milieu de ses campagnes sur le Boulingrin. Mais voyez mon embarras. Si je la réserve pour la placer là, elle ne sera pas ici. En la plaçant ici, elle ne sera pas là, et les amours ou campagnes de mon oncle Tobie perdront un ornement précieux. Mais si je ne les en prive pas, comment saura-t-on ce que c'est que ce pont du docteur Slop? Comment dissiperai-je le prestige qui fascine les yeux de mon oncle Tobie? quelle possibilité même aurois-je de me faire paroître sur la scène de ce monde?
O vous, puissances! vous qui inspirez le courage de raconter une histoire; vous qui montrez avec complaisance à celui qui se charge de l'écrire où il doit commencer, où il doit finir; qui lui indiquez les traits dont il doit faire usage, et ceux qu'il doit rejeter; ce qu'il faut cacher dans l'ombre, ou ce qu'il faut mettre dans le plus beau jour; vous qui présidez sur ce vaste empire des flibustiers littéraires et biographiques, et qui voyez les difficultés qui m'arrêtent à chaque instant, venez à mon secours. Dites-moi ce que je dois faire ou ne pas faire… Vous ne répondez point! c'est donc à moi que vous me livrez! eh bien! je me moque de vous; et l'histoire de Trim va paroître.
CHAPITRE XLIV.
Le Prélude.
Le désagrément qu'éprouva mon oncle Tobie, l'année d'après la démolition de Dunkerque, lui fit prendre la résolution de ne songer de sa vie à la veuve Wadman; et tout le beau sexe fut enveloppé dans cette abdication absolue. Mais Trim ne fit pas le même marché. Tandis que mon oncle avoit mis le siége devant cette belle et forte citadelle, et que toutes les opérations s'en faisoient dans le sallon; lui, les répétoit dans la cuisine devant sa chère Brigite… Il l'aimoit, et la retraite de mon oncle n'entraîna point la sienne. Je ne doute point cependant que, si mon oncle eût exigé qu'il l'imitât, il s'en seroit fait un devoir, tant il avoit d'amour, de respect et de vénération pour lui: mais mon oncle n'exigeoit de Trim rien qui pût lui faire de la peine.
CHAPITRE XLV.
Le Type.
A vous, mon digne ami, mon cher Garrick, à vous que j'estime et que j'honore par tant de raisons qu'il est peu important que l'on sache!
Dites-moi, je vous prie, si vous ne devinez pas pourquoi la troupe entière de nos fabricans de drames, a pris pour mode l'exemple de Trim et de mon oncle Tobie?
Ariston et Pacavius, le Bossu et Riccoboni, Diderot et tant d'autres graves précepteurs du théâtre, sont des messieurs, grace à Dieu, que je n'ai jamais lus, et je m'inquiète peu de ce qu'ils disent ou ne disent pas. Ai-je donc besoin de leur avis pour avoir une opinion? point du tout, et je soutiens qu'il n'y a pas une plus grande différence entre cette charrette de blanchisseuse, tirée par la plus chétive des haridelles, et l'élégant vis-à-vis de cette fille d'opéra, qu'il y en a entre un seul amour isolé, et un amour doublé que nos auteurs font tirer par quatre coursiers fringans, qui caracolent, se cabrent, ou courent le galop tout à travers un drame. Un amour tel que le premier, se perd dans l'immensité de cinq actes. Il est froid, traînant, languissant. A peine jette-t-il un soupir qui annonce sa frigide existence. Mais l'autre… quelle différence! Ce n'est point-là, ce n'est point ici qu'on le trouve plutôt qu'ailleurs; il est partout: partout on le rencontre. Il fait partout du bruit, du fracas, et éclabousse les spectateurs.
Il y eut de bien vives attaques du côté de mon oncle Tobie et de Trim, et une défense bien vigoureuse du côté de la veuve et du côté de Brigite, et j'expliquerai tout cela quand il sera temps. Le pauvre oncle Tobie! Dieu veuille avoir son ame! Ce n'est pas là l'endroit le plus glorieux de sa vie; il retira ses forces, et leva le siége un peu honteusement.
CHAPITRE XLVI.
La Promenade nocturne.
Je l'ai déjà dit, Trim n'imita point mon oncle Tobie; il n'étoit pas homme à quitter une si belle partie.
Cependant il étoit trop attaché à son maître pour ne pas craindre de lui déplaire en retournant dans une maison où il n'alloit plus, et il changea de batterie. Au lieu d'un siége en forme qu'il avoit commencé, il se contenta d'un simple blocus. Cette métamorphose lui coûta, il n'aimoit pas à faire moins quand il pouvoit faire plus: mais enfin, il s'y accoutuma.
Sa chère Brigite sortoit de temps en temps pour aller faire ses provisions dans le village: elle s'échappoit même quelque fois le soir quand la belle veuve étoit couchée.
Quel plaisir lorsqu'il la rencontroit! Comme il lui sourioit! avec quel air de tendresse il la considéroit!
Eh bien? ma chère, comment te portes-tu, lui disoit-il, en lui serrant la main?
Fort bien.
J'en suis charmé: que je t'embrasse!
Eh! eh! tout doux?
Ah! oui, c'est du miel.
Mais, si l'on nous voyoit!
Tu as raison, les méchantes langues en jaseroient.
Et Trim, qui n'auroit pas voulu pour le plus gros de ses canons que l'on pût dire la moindre chose de sa chère Brigite, la quittoit.
Les choses restèrent à-peu-près ainsi pendant cinq ans. Elles remplirent tout le temps qui s'écoula entre la démolition de Dunkerque en 1713, et la fin des campagnes de mon oncle Tobie sur le Boulingrin, en 1718.
Trim étoit dans l'habitude, après avoir couché mon oncle Tobie, d'aller voir s'il ne s'étoit rien passé d'extraordinaire aux fortifications; et souvent, quand il faisoit clair de lune, il s'embusquoit dans la haie du Boulingrin, pour guetter sa chère Brigite et observer ses mouvemens.
Il pensoit, comme de raison, qu'il n'y avoit rien dans le monde qui méritât mieux d'être vu, que les glorieux ouvrages qu'il avoit faits sous les ordres de mon oncle Tobie. Un soir que la lune brilloit dans tout son plein, que l'air étoit calme, que tout dormoit, excepté lui et sa chère Brigite; (du moins ils le croyoient) il l'excita à venir voir les fortifications. Elle s'en défendit d'abord: mais l'idée de n'être point vue, qui influe toujours si vivement sur l'esprit des femmes, seconda les instances de Trim, et la voilà qui entre avec lui dans le Boulingrin.
Cela ne se fit pas assez secrètement pour que la renommée, avec ses cent trompettes, n'en portât la nouvelle de tous côtés. Elle vint frapper les oreilles de mon père dès le lendemain matin à son réveil; et sans compter les conjectures malignes, on y joignit la circonstance lamentable de la destruction complette du pont-levis curieux que mon oncle avoit fait faire sur le fossé, d'après la méthode hollandaise. Il étoit tellement fracassé, qu'il n'en étoit pas resté deux morceaux dans leur assemblage.
Mon père, ainsi qu'on aura pu le remarquer, n'avoit pas une prodigieuse estime pour la marotte de mon oncle Tobie, et il ne lui arrivoit jamais d'échec dans ses entreprises, que ces accidens ne chatouillassent son imagination outre mesure. Cependant, à moins que mon oncle Tobie ne le vexât par quelque explosion guerrière, ils n'excitoient jamais que son sourire. La triste aventure du pont-levis sembloit plus analogue que toute autre à son humeur. Il s'en faisoit un fonds inépuisable de plaisanterie et d'amusement.
Eh bien! disoit-il, mon cher Tobie, dis-moi donc sérieusement comment ce désastre est arrivé? Peux-tu m'en taire ainsi toutes les circonstances?
Mais je vous ai déjà dit vingt fois, répliquoit mon oncle Tobie, oui, vingt fois pour le moins, et mot pour mot, tout ce que Trim m'en avoit raconté.
A toi donc, caporal, disoit mon père en se tournant vers lui: tu étois le héros de la pièce, et tu sais mieux ce qui s'est passé qu'un autre.
Ah! monsieur, ce ne fut que par accident… Je montrois nos fortifications à mamselle Brigite.
Et vous étiez trop près du fossé?
Oui, monsieur, et je glissai dedans.
Fort bien, Trim.
Et comme mamselle Brigite et moi étions bras-dessus, bras-dessous, je l'entraînai malgré elle avec moi. Elle tomba à la renverse.
Et sur toi?
Oui, monsieur, parce que j'étois tombé le premier.
Et le pied de Trim, s'écria mon oncle en saisissant l'intervalle du dialogue, se dirigeant vers la cuvette, il ne put se retenir, et il y roula. Le choc fut si rude contre les fondemens du pont, que l'édifice ne put résister. Il y avoit à parier mille contre un, que le pauvre diable devoit se casser la jambe.
Oui vraiment, disoit mon père, une jambe, frère Tobie, est bientôt cassée dans une pareille rencontre.
Et c'est ainsi, reprenoit Trim, que ce pont, monsieur, que vous aviez vu, que vous aviez trouvé si beau, a été détruit, et réduit, pour ainsi dire, en miettes.
Ce qui m'en console, disoit mon oncle, c'est qu'il ne t'en est point arrivé de mal.
Je n'en avois pas moins de chagrin, moi, monsieur. Il n'a diminué que quand j'ai su que la contusion que mamselle Brigite avoit reçue au haut de la cuisse ne lui faisoit plus de douleur.
Ah! bon Dieu! frère, vous voyez, s'écrioit mon père, que seroit devenue cette pauvre fille, si elle fût tombée la première?
CHAPITRE XLVII.
Je m'égare.
Telle est l'aventure de Trim: quoique mon père la sût par cœur, il se divertissoit à se la faire raconter de temps en temps. Mais il n'en étoit pas de même de toutes les autres relations, que mon oncle Tobie entreprenoit assez souvent de lui faire. Si par malheur il prononçoit seulement une syllabe qui annonçât qu'il alloit parler de canons, de bombes, de pétards, mon père se levoit aussitôt, et l'accabloit par un éloge pompeux des machines des anciens. Il ne voyoit rien de si beau que le bélier. Les vinea (dont Alexandre se servit pour mettre ses travailleurs à couvert du siége de Tyr) lui paroissoient au-dessus de tout ce que les ingénieurs peuvent faire. N'est-ce pas quelque chose de bien rare qu'un canon? disoit-il. Parlez-moi, morbleu! parlez-moi de la catapulte des Syriens, qui jetoit à cent pieds des pierres si monstrueuses que les plus forts boulevards en étoient ébranlés jusques dans les fondemens. Parlez-moi du merveilleux mécanisme de la baliste, des effets terribles de la pyrobole, qui jetoit le feu de tous côtés; de la térèbre et du scorpion, qui lançoient tout à la fois des milliers de javelots. Qu'est-ce que les machines destructives de Trim, auprès du miroir ardent d'Archimède, qui embrâsoit, dans un clin d'œil, des flottes entières; auprès de ces tours armées de faulx, que des éléphans fougueux portoient dans une armée ennemie? croyez-moi, frère, vos ponts, vos portes, vos bastions, vos demi-lunes, vos bataillons, vos escadrons ne tiendroient pas aujourd'hui une minute contre des inventions aussi formidables.
Mon pauvre oncle Tobie n'essayoit jamais de répondre à ces vives sorties de mon père. L'impatience qu'elles lui causoient ne s'échappoit jamais que par les bouffées de fumée qui sortoient de sa pipe, et dont la véhémence, en ces sortes d'occasions, redoubloit toujours.
Un soir, après souper, il s'en condensa une vapeur si épaisse, qu'elle jeta mon père, qui étoit un peu affecté de phthysie, dans un accès de toux si violent, qu'il en fut presque suffoqué. Mon oncle effrayé, et sans songer à sa douleur dans l'aine, se leva avec précipitation, et ne fit qu'un saut derrière sa chaise. Il lui soutint la tête d'une main, tandis que de l'autre il lui frappoit doucement sur le dos. L'air affectueux et la sensibilité de mon oncle Tobie furent si agréables à mon père, que sa toux n'étoit pas encore cessée, qu'il se fit les reproches les plus vifs. Puisse un catapulte, s'écria-t-il en lui-même, me jeter la cervelle hors de la tête, si jamais j'ose encore insulter à une ame aussi bienfaisante que la tienne, mon cher Tobie!
CHAPITRE XLVIII.
Ce qu'on devroit faire quand on n'est pas
instruit.
J'étois tenté de déchirer le chapitre qui précède. Il est si loin de l'aventure de Trim! heureusement que j'avois prévenu mes lecteurs que je m'égarois; ils ont été les maîtres de ne me pas suivre, et d'en venir tout de suite à la continuation de cette anecdote.
Le pont-levis se trouva tellement abymé, que mon oncle Tobie, après avoir jeté un coup-d'œil de douleur sur ses tristes débris, jugea qu'il n'étoit pas réparable.
Trim eut ordre, sur le champ, d'en faire un autre; mais non sur le même modèle.
Les intrigues du cardinal Albéroni venoient d'être découvertes. Mon oncle Tobie prévit que la guerre s'allumeroit inévitablement entre l'Espagne et l'Empire, et il conjectura que le royaume de Naples ou de Sicile en deviendroit le théâtre; il s'imagina même que l'on feroit le siége de Messine dès la première campagne. Une probabilité, quand il s'agissoit de guerre, valoit une certitude pour mon oncle Tobie. Tout cela bien mûrement pesé, lui fit croire qu'un pont à l'italienne seroit infiniment plus convenable. Mais mon père, qui étoit beaucoup meilleur politique que mon oncle Tobie, le mena aussi loin dans le cabinet, que mon oncle Tobie l'avoit mené dans les plaines. Il lui persuada que le roi d'Espagne et l'empereur ne se feroient point la guerre, sans que la France, l'Angleterre et la Hollande n'y prissent part en vertu de quelques traités précédens, ou de ceux que l'on pourroit faire. Et si cela est ainsi, frère Tobie, lui disoit-il, soyez sûr de ceci; c'est que les combattans tomberont encore pêle-mêle sur ce vieux théâtre ensanglanté de la Flandre. Qu'y ferez-vous alors avec votre pont italien?
L'objection étoit pressante… Mon oncle Tobie en sentit toute la force. Il abdiqua le pont italien pour suivre l'ancien modèle.
Mais quand le caporal Trim l'eut à moitié fini dans ce style, mon oncle Tobie fit réflexion qu'il y avoit un défaut capital. Il tournoit à chaque bout sur ses gonds, s'ouvroit transversalement par le milieu, et tandis qu'une des deux parties alloit se ranger sur l'un des côtés du fossé, l'autre partie alloit de l'autre côté. Cette distribution avoit son avantage. En divisant ainsi le poids en deux parties égales, mon oncle Tobie, du bout de sa béquille, pouvoit, à son gré et sans effort, lever ou baisser le pont. D'ailleurs sa garnison étoit foible; il ne falloit pas la harasser par des ouvrages trop pénibles. Mais ces avantages disparoissoient, quand on considéroit les désavantages contraires. Il est évident, disoit mon oncle Tobie, que je laisse la moitié de mon pont à la disposition de l'ennemi. A quoi peut me servir celle dont je m'empare?
Le remède étoit simple. Rien n'étoit plus facile que de faire un pont, qui, roulant sur des charnières posées à un seul bout, se leveroit d'une pièce, et se tiendroit tout debout en le retenant en haut par un vérou… Mais cette méthode fut rejetée par les raisons que je viens d'expliquer. Le service d'un pareil pont auroit horriblement fatigué ceux qui s'en seroient trouvés chargés.
Ces inconvéniens déconcertèrent prodigieusement mon oncle Tobie. Il songea pendant huit jours entiers à ce qu'il pourroit faire. Un rayon de lumière traversa enfin tout-à-coup son heureux génie, et il se créa un pont horizontal, que l'on poussoit au-dehors ou qu'on attiroit en dedans, selon que l'on vouloit sortir ou empêcher d'entrer. Mais voici bien le diable! mon père prétendit que l'invention n'étoit pas neuve. Il cita le pont de Spire, celui de Brissac. Il accompagna ces exemples de railleries sur la stérilité de l'imagination de mon oncle Tobie.
Tous ces contre-temps, qui perpétuoient la mémoire de l'infortune de Trim, chagrinoient beaucoup mon oncle. Il prit enfin la résolution de se servir de l'invention du marquis de l'Hôpital, que le plus jeune des Bernouilli avoit si bien et si savamment décrite dans les Act. Erud. Lips. an. 1695. Ces espèces de ponts, par le moyen d'un poids de plomb, se tenoient perpétuellement dans un parfait équilibre. Leur construction étoit fondée sur une ligne courbe qui approchoit d'une cycloïde, si ce n'étoit pas même une cycloïde tout-à-fait, et rien n'étoit plus ingénieux.
Mais mon oncle Tobie qui étoit extrêmement versé dans la nature de la parabole, ne connoissoit pas, à beaucoup près, si bien la théorie du cycloïde. Il l'étudioit, il en parloit tous les jours; cela ne faisoit point avancer le pont. Je ne m'y obstinerai pas davantage, disoit-il un soir à Trim, en se couchant: je demanderai ce que c'est à quelqu'un.
CHAPITRE XLIX.
Je vais bientôt naître.
Voilà quel étoit l'état inquiétant des choses, lorsque Trim vint dire que le docteur Slop étoit dans la cuisine, et que ce qu'il y faisoit avoit l'air d'un pont. Que l'on juge de ce que dut penser mon oncle à ce seul mot. Il s'imagina tout-d'un-coup, que le docteur Slop lui faisoit le modèle du pont du marquis de l'Hôpital, et c'est ce qui l'excita, sur le champ, à charger Trim d'aller lui faire ses remerciemens.
Mon père crut avoir également deviné de quoi il s'agissoit; et si dans ce moment la tête de mon oncle Tobie eût été une lanterne magique, et que mon père eût pu y regarder à travers une optique, il n'auroit pas eu plus de certitude de ce qui se passoit dans l'imagination de son frère, qu'il croyoit en avoir; et malgré la catapulte et les mordantes imprécations qu'il avoit faites contre cet instrument d'horreur et de destruction, il commençoit déjà à triompher… Mais, ô malheur! ô disgrâce! un mot, un seul mot de Trim tordit et fit tomber tous les lauriers de son front.
CHAPITRE L.
Je suis né.
C'est votre maudit pont-levis, dit mon père, qui détourne ainsi le docteur Slop de ses affaires.
Non monsieur, dit Trim. Quoi donc?… ah! que Dieu vous fasse miséricorde! l'enfant est né… Il est né? Eh bien! le docteur Slop avec ses outils… Que dis-tu?… Il l'a tout estropié; et ce qu'il fait à présent avec un morceau de toile et une baleine du corset de Suzanne, est une espèce de pont pour soutenir les débris du nez qu'il lui a coupé…
Le nez coupé! ô fatalité! s'écria mon père navré de douleur. Soutenez-moi, frère, et menez-moi tout de suite dans ma chambre.
CHAPITRE LI.
Mon propre désespoir.
Depuis le premier moment que je me suis assis pour écrire ma vie pour l'amusement du public, et mes opinions pour son instruction, un nuage s'est insensiblement épaissi sur la tête de mon père. Un torrent de petits maux et de petits chagrins s'est déchaîné contre lui; ce n'est pas une seule chose, comme il l'a observé lui-même, qui a contrarié ses idées. Tout s'y est opposé, tout les a traversées, et l'orage est enfin fondu sur lui.
Je n'entre à présent dans cette partie de mon histoire qu'avec les idées les plus mélancoliques dont un cœur sympathique puisse être affecté. Mes fibres se relâchent. Je sens à chaque ligne que j'écris un abattement, une foiblesse qui à peine me permet de continuer. La vîtesse de mon pouls se rallentit, et cette gaieté si vive, qui chaque jour de ma vie m'excitoit à dire, ou à écrire mille et mille choses plus ou moins saillantes, est presque entièrement disparue. Je viens de m'apercevoir que je n'avois trempé ma plume dans mon encre qu'avec un air de circonspection, de tranquillité, de solennité qui m'étoit tout-à-fait étranger. O Dieu! quel changement! que je suis différent de ce que j'étois! malheureux Tristram! ta plume tombe sans que tu puisses la retenir, ton encre jaillit sur ta table, sur tes livres, sur ton papier, et tu laisses tout perdre, comme si ta plume, ta table, ton papier et tes livres ne te coûtoient rien!…
CHAPITRE LII.
On parle bien souvent sans en dire autant.
La dispute, madame, est absolument inutile sur ce point. Qu'y gagnerez-vous? rien. Je suis aussi persuadé de cette vérité qu'on peut l'être, et je ne démordrai point de cette opinion. Oui, je soutiens que les hommes et les femmes supportent mieux la peine et goûtent mieux le plaisir dans une posture horizontale que dans toute autre.
Mon père ne fut pas plutôt entré dans sa chambre, qu'il se jeta tout à travers de son lit, avec l'air farouche d'un homme abymé de chagrin, qui attire les larmes de la pitié. Il tomba la tête dans sa main droite qui lui couvroit la moitié des yeux, tandis que son bras gauche, sans mouvement, restoit insensible, appuyé sur l'anse d'une cuvette qui étoit placée sur une table de nuit à côté du lit. Il ne se sentoit pas. Un chagrin fixe, opiniâtre, inflexible, s'empara de tous les traits de son visage. Il soupiroit avec effort. Tous les mouvemens de sa poitrine étoient convulsifs: il ne prononçoit pas un mot.
Une vieille chaise de tapisserie à petits points, ornée d'une vieille frange de soie à demi décolorée, étoit auprès du lit, et du côté où mon père avoit la tête: mon oncle Tobie s'y assit en silence.
Lorsque l'affliction est à son plus haut degré, la consolation vient toujours trop tôt, et lorsqu'elle est passée, elle vient trop tard. Il est entre ces deux extrêmes un fil à saisir par celui qui veut s'ériger en consolateur. Mon oncle Tobie étoit là. Mais il auroit plutôt fixé les longitudes, que de trouver cet heureux moment de parler. Il soupira, ses larmes coulèrent, et il ne parla pas.
CHAPITRE LIII.
Ad libitum.
Tout ce qui entre dans la bourse n'est pas gain, dit le proverbe.
Quoique mon père eût eu le bonheur (c'en étoit du moins un selon lui) de lire les livres les plus bizarres qui fussent jamais sortis de l'esprit humain; quoiqu'il fût doué lui-même de penser avec plus de bizarrerie, peut-être, qu'aucun autre homme, et qu'il eût avancé rapidement dans cette carrière, cependant ces précieux avantages n'avoient souvent été pour lui qu'une source de chagrins et de disgrâces, non moins bizarres… Et la situation fâcheuse dans laquelle nous le voyons à présent, en est peut-être l'exemple le plus fort que je puisse donner.
Il est sûr que le coup de forceps qui avoit mal-adroitement emporté le cartilage qui devoit maintenir mon nez dans la forme d'un pont à double arcade, étoit bien capable de vexer un galant homme, qui, comme mon père, n'étoit plus doué, ainsi qu'il l'avouoit, des précieuses facultés de pouvoir se faire revivre à son gré, dans d'autres lui-même; mais il faut pourtant convenir, malgré cela, que cet accident, tel funeste qu'il fût, n'auroit, chrétiennement parlant, jamais pu le justifier sur ses idées, si elles n'étoient venues de plus loin.—
C'est ce qu'il faut expliquer. Cela ne nous tiendra qu'une demi-heure; et si c'est trop long-temps pour ne pas s'ennuyer, j'avertis qu'on peut passer tout-d'un-coup au chapitre soixante-cinq. Tout ce que je dirai jusques-là n'est vraiment destiné qu'aux personnes scientifiques, ou à celles qui, à force de lire et de réfléchir, veulent se ranger dans cette caste privilégiée. Les autres n'ont besoin que de s'amuser, et elles ne trouveroient pas ici leur compte.
CHAPITRE LIV.
Les prétentions de ma Bisaïeule.
Je n'y tiens pas, disoit mon bisaïeul. Vous n'y tenez pas?… non, madame, et l'on ne s'est, peut-être, jamais avisé d'une prétention aussi folle, s'écrioit-il, en ouvrant un cahier de papier qu'il jetoit aussitôt sur la table d'un air furieux. Voyez, voyez-le vous-même. Madame, ce compte est clair. Il est démontré que tout ce que j'ai eu de vous ne consiste qu'en deux mille livres sterling. Il n'y a pas un shelling, pas un ïota de plus. Je défie à l'Arabe qui a inventé les chiffres, de calculer plus juste; et cependant vous parlez d'avoir par an un douaire qui surpasse l'intérêt de votre dot?…
J'en parle. Je fais bien plus que d'en parler; j'y insiste.
Et la raison, s'il vous plaît?
La raison?
Oui, la raison.
Vous voulez que je la dise?
Apparemment.
J'aurois voulu vous épargner ce petit chagrin; mais puisque vous m'y forcez… Enfin, monsieur, disoit ma bisaïeule, puisqu'il faut vous le dire, je répéte un douaire plus fort, parce que vous n'aviez… mais vous savez très-bien ce que vous n'aviez pas…
Je n'en sais rien.
C'est-à-dire, qu'il n'y a que moi qui me sois aperçue de ce qui vous manquoit. Eh bien! monsieur, puisqu'il faut vous parler net, ce douaire plus fort que je répéte, n'est qu'une indemnité. Une jeune personne qui se marie par le choix de ses parens, y va de bonne foi. Elle ne s'imagine pas qu'on la trompe.
Je ne conçois encore rien à tout cela.
Comment, monsieur, répliqua ma bisaïeule, vous ne saviez pas que vous n'aviez point ou presque point de nez?
Et que n'y regardiez-vous? avois-je un masque qui vous empêchât de me voir?…
Non: mais je m'entends.
CHAPITRE LV.
La définition.
Un nez est un nez, cela est certain. Mais on se méprend souvent sur les choses les plus évidentes; et ce que je rapporte ici de ma bisaïeule, le prouve assez. Je n'aime pas les équivoques. Aussi ne ferai-je pas une ligne de plus que je n'aie expliqué et défini, avec la plus exacte précision, ce que j'entends par l'objet dont je parle. Je suis d'opinion que c'est à la négligence des écrivains, sur un point aussi essentiel, que l'on doit tous ces écrits de haine qui ont signalé dans tous les temps les querelles des scholiastes, des philosophes et autres gens de cette trempe. Le même mot les a mis aux prises, et ils se sont fait une guerre de fiel et d'injures sur la manière de l'entendre. Mais quand on a donné une bonne définition, que la vraie signification du mot est bien déterminée, et que son vrai sens ne peut souffrir d'ambiguité, il en résulte des avantages infinis. On n'essuie point de contradictions, tout est d'accord. Je défierois alors au père de la confusion de vous jeter dans le moindre embarras, ou de vous mettre dans la tête, ou dans celle de vos lecteurs, une autre idée que celle que vous avez voulu donner.
C'est, surtout, dans les livres d'une morale aussi stricte, d'un raisonnement aussi serré que celui-ci, que la plus légère négligence seroit absolument inexcusable. Le ciel m'est témoin combien je regrette d'avoir quelquefois, dans le cours de cette histoire, laissé, malgré moi, l'occasion de faire de fausses interprétations. Eugène m'en a souvent réprimandé avec chaleur. Je me promenois un jour avec lui. Il tenoit à la main la première partie de ce livre des livres. Voici un double sens, s'écria-t-il, en mettant le doigt sur une expression équivoque. Cela s'entend de deux manières. Et voici deux chemins, lui répliquai-je, en me retournant avec vivacité vers lui, l'un est beau, l'autre est mauvais, lequel prendrons-nous? le plus beau, sans contredit. Eh bien! Eugène, lui dis-je en me retournant encore, la définition n'est donc qu'une défiance injurieuse aux lumières et à l'honnêteté des lecteurs. Par-là je triomphai d'Eugène. Mais je l'avoue, je n'en triomphai que comme je fais toujours, c'est-à-dire, comme un sot, et cette victoire ne m'a pas rendu orgueilleux: la nécessité d'une définition précise ne m'en paroît pas moins absolue.
Et je supplie d'avance mes lecteurs, mes lectrices, de se mettre en garde contre les suggestions de l'esprit malin, et de ne pas souffrir qu'il insinue, par artifice ou autrement, d'autres idées dans leur esprit que celle que j'entends qu'on prenne par ma définition.
Or, mon intention est que dans tout ce chapitre, et dans tous ceux où je parlerai de mon nez ou de celui des autres, on ne conçoive pas autre chose qu'un nez ni plus ni moins. Cela est-il clair? et sera-ce ma faute, si quelque voyageur, qui voit un chemin bien ouvert, bien battu, en préfère un autre où il court le risque de se fourvoyer?
CHAPITRE LVI.
Suite du Chapitre cinquante-quatre.
Vous vous entendez, reprit mon bisaïeul. Eh bien! qu'entendez-vous?… je n'ai point de nez, s'écria-t-il en portant la main sur le sien. Oh! parbleu, madame, c'est une injure qui n'est pas concevable. Voyez, voyez aussi le portrait de mon père, et jugez si son nez n'étoit pas infiniment plus court que le mien. Mon bisaïeul avoit raison. Le parallèle lui étoit favorable: mais avec ce brillant avantage, le nez qu'il portoit n'en étoit pas moins pour tout le monde, et pour ma bisaïeule, comme le nez de tous les hommes, femmes et enfans que Pantagruel, dans le cours de ses voyages, trouva sur l'île d'Ennasin. Et si vous voulez savoir en passant comme ils étoient faits, vous pouvez lire le chapitre IX du quatrième livre de l'histoire de cet homme célèbre. Vous y verrez mot pour mot, que les habitans de l'île ressembloient à beaucoup d'autres, excepté que les hommes, les femmes et les enfans avoient le nez de la figure d'un as de trèfle. Et que c'est pour cela que l'île s'appeloit Ennasin… Cependant ma bisaïeule insista si vivement sur l'amplification de son douaire, que mon bisaïeul, pour ne plus essuyer de querelles de cette nature, consentit à tout ce qu'elle voulut: l'article fut arrêté et signé.
CHAPITRE LVII.
Hélas!
C'est un douaire bien exorbitant, bien injuste, mon cher ami, disoit ma grand'mère à mon grand-père, que nous sommes ainsi obligés de payer sur un aussi petit bien que le nôtre.
Cela est vrai, ma chère, répliquoit mon grand-père; mais mon père n'avoit pas plus de nez qu'il n'y en avoit sur le dos de ma main. Elle lui fit la loi.
Il faut savoir que ma bisaïeule avoit survécu son mari, et que mon grand-père eut à payer ce douaire pendant douze ans. Il étoit de cent cinquante guinées. La saint Michel étoit la fête de l'année qui paroissoit toujours arriver le plus tôt: mais cela ne faisoit point de peine à mon grand-père. C'étoit l'homme du monde qui se débarrassoit avec le plus de plaisir de ses obligations pécuniaires. Tant qu'il n'étoit question que des cent premières guinées, il les faisoit voler sur la table avec cette agréable gaieté dont une ame généreuse est seule capable quand elle se défait de son argent… Mais il n'en étoit pas de même quand il entroit dans la cinquantaine extraordinaire qui excédoit et qui lui paroissoit exorbitante. Ses sourcils se fronçoient; il se passoit le doigt sur le côté du nez: il sembloit que c'étoit-là où il se sentoit blessé. Il ne jetoit chaque nouvelle guinée qu'après l'avoir examinée des deux côtés, et c'étoit un travail si laborieux, qu'il alloit rarement jusqu'au bout sans être obligé de tirer son mouchoir de sa poche pour s'essuyer les tempes.
Préservez-moi, juste ciel, de ces esprits persécuteurs qui n'ont aucune indulgence pour les passions qui agissent en nous! Jamais, oh! non jamais, je ne me rangerai sous l'étendard de ceux qui ne peuvent détendre l'inflexibilité de leur caractère, et qui ne sentent aucune pitié pour la force de l'éducation, et pour les opinions qui prévalent sur les autres par l'habitude, ou parce qu'elles nous sont venues successivement de nos ancêtres…
Depuis trois générations au moins, un ressouvenir heureux de nez infiniment plus longs, avoit graduellement pris racine dans toute la famille. La tradition l'avoit continuellement fortifié, et l'intérêt, pendant douze ans, l'avoit rendu beaucoup plus vif. On regrettoit encore plus sensiblement que le temps passé ne fût plus: et mon père étoit fort loin de pouvoir s'approprier tout l'honneur des fantaisies qui agitoient son cerveau sur ce point. Il ne pouvoit raisonnablement se vanter que d'une chose. C'est que toutes ses autres opinions bizarres étoient à lui seul: mais pour celles-ci, on pouvoit dire qu'il les avoit presque sucées avec le lait de sa mère. Il en fit cependant son lot. Et si l'éducation (qu'on me passe cette façon de parler) planta la méprise dans l'esprit de mon père, il prit un tel soin de la cultiver et de l'arroser, qu'il la porta bientôt à son plus parfait degré de maturité.
Il disoit souvent, en développant ses pensées sur ce sujet, qu'il ne concevoit pas comment certaines familles connues en Angleterre avoient pu se soutenir contre une suite non interrompue de huit ou dix nez camus, vice versâ: il ajoutoit que c'étoit pour lui un vrai problême à résoudre dans la société civile, que de savoir pourquoi le même nombre de longs et jolis nez, qui s'étoient suivis les uns et les autres en ligne directe, n'avoient pas guindé celui qui en étoit l'heureux possesseur dans les plus belles places du gouvernement. Un joli nez! quel appanage! mon père se vantoit souvent que les Shandy, qui étoient dans un haut degré d'élévation sous le règne de Henri VIII, n'étoient parvenus que par-là à ces dignités, et qu'ils n'avoient jamais employé de brigues pour les obtenir.—La fortune fit faire à sa roue un tour funeste qui accabla leur postérité par l'existence de mon bisaïeul. On ne peut jamais se rédimer de l'accident dont il fut la victime… Son nez applati!…
Belle, douce et charmante lectrice, où ton imagination va-t-elle te porter? Je l'ai déjà dit: si tu me dois de la confiance, je n'entends pas autre chose par le nez de mon grand-papa, que cet organe extérieur de l'odorat, que cette partie de l'homme qui fait saillie sur son visage, et dont les peintres disent, en combinant ses belles proportions avec celles d'une jolie figure, qu'il doit être de la troisième partie du visage, à le prendre du bas jusqu'au point le plus élevé du front… Ressouvenez-vous, je vous prie, une seconde fois pour toutes, de ce que je viens de répéter. Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d'une chose, il falloit que je l'expliquasse.
CHAPITRE LVIII.
Ce que c'est que la propriété.
C'est un singulier bienfait de la nature, qu'elle n'ait formé l'esprit de l'homme qu'avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu'on lui présente. Il est vrai qu'il a cela de commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d'apprendre de nouveaux tours: mais qu'importe? si l'humanité ne jouissoit pas de cette faveur, il n'y auroit point de sot, point d'étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant sur telle idée, ne crût devenir un des plus grands philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe.
Mon père n'étoit ni sot, ni étourdi; mais il n'en tomboit pas moins sur une opinion, comme un homme dans l'état de la nature tomberoit sur une pomme. Elle lui devenoit propre; et quoiqu'il fût homme d'esprit, il auroit plutôt perdu la vie que de la céder.
Je prévois que Didius, le grand jurisconsulte, contestera ce point à mon père, et qu'il s'écriera: d'où vient à cet homme son prétendu droit sur cette pomme? mais n'avez-vous pas remarqué, madame Didius, que les choses, de son propre aveu, étoient ici dans l'état de nature, et que cette pomme étoit aussi bien la pomme de Colin que celle de Jean? Qu'importe? où sont les patentes, les lois de concession, que l'on peut me faire voir sur cela? il faut des titres. Où sont les siens? comment a-t-il pu la considérer comme son bien? est-ce parce qu'il l'a regardée? est-ce parce qu'elle lui a fait envie? est-ce en la cueillant, en la pelant, en la faisant cuire, en la mangeant, en la digérant, qu'il a cru en devenir propriétaire!… mais sont-ce là des titres?…
Ami Didius, point d'aigreur. Voici notre autre ami Tribonius qui va vous répondre. Il est comme vous un célèbre jurisconsulte; il est également versé dans le droit civil et dans le droit canon. Il a, de plus que vous, une barbe qui en impose: il va éclaircir tout ce fatras. Sûrement! s'écria Tribonius. Vous trouverez dans le Syntagma juris universi de Pierre Grégoire, dans le Compendium du célèbre Hermogenius, dans sa collection des lois d'Honorius et de Théodose, et dans tous les codes qu'on a faits depuis Justinien jusqu'à nos jours, qu'il est nettement décidé que les sueurs qui sortent du front d'un homme, sont aussi bien sa propriété que la culotte qu'il porte… Je conviens du principe. Vous en convenez? il n'y a donc plus de question. Ces sueurs étant versées goutte à goutte: 1o. pour trouver la pomme, 2o. pour la cueillir, elles sont comme indissolublement et identiquement annexées et incorporées, par l'homme qui trouva et qui cueillit la pomme, à la pomme trouvée et cueillie; et il est évident qu'en agissant ainsi, il a mêlé quelque chose qui étoit à lui avec la pomme qui n'étoit pas à lui. Il a, par ce moyen, acquis une propriété. Sortez de-là, si vous pouvez, madame Didius.
C'est par une même chaîne de savans raisonnemens que mon père soutenoit ses opinions; il n'épargnoit ni soins, ni peines pour en grossir la collection, et plus elles sortoient du cercle des connoissances humaines, plus il croyoit y avoir de titre. Personne ne les reclamoit, et comme elles lui avoient encore coûté de plus tout le travail qu'il y avoit mis pour les orner, pour les embellir, il pouvoit prétendre avec justice qu'elles étoient devenues son propre bien. C'étoit pour lui un domaine si précieux; il craignoit si vivement qu'on ne lui enlevât, qu'il faisoit des efforts continuels pour s'y défendre, pour s'y fortifier; et il étoit toujours prêt à fondre sur ceux qui auroient osé entreprendre de l'attaquer.
Mais il éprouvoit un terrible obstacle dans cette circonstance-ci, pour rassembler les matériaux propres à sa défense, dans le cas de quelque vive attaque; il y avoit un si petit nombre de génies qui eussent parlé du nez en bien ou en mal! La chose est incroyable, et mon entendement se perd, se confond, quand je songe combien on a sacrifié de temps et des choses qui étoient infiniment moins importantes; combien de millions de livres reliés, brochés, et de toutes sortes de types ont été fabriqués dans toutes les langues, sur des sujets moins utiles à la paix et au bonheur du genre humain.
Cependant ce qu'on pouvoit avoir de livres en ce genre, mon père l'avoit; et quoiqu'il badinât souvent de la bibliothèque de mon oncle Tobie, qui, pour le dire en passant, étoit assez ridicule, la sienne ne l'étoit guère moins, ou l'étoit peut-être encore plus.—Il avoit soigneusement recueilli tous les livres, tous les traités, tous les fragmens, tous les systèmes que l'on avoit écrits sur ce qui, depuis trois ou quatre générations, faisoit le désespoir de la famille, après avoir fait sa gloire. Enfin, il étoit aussi riche en livres de cette espèce, que mon oncle l'étoit en architecture militaire.
CHAPITRE LIX.
On n'est pas toujours en faveur.
La collection de mon père n'étoit pas nombreuse; mais en revanche elle étoit très-curieuse. C'est annoncer qu'il avoit mis beaucoup de temps à la faire, et qu'il y avoit employé beaucoup d'argent.—Le hasard lui avoit pourtant fait trouver de temps en temps quelques bons marchés. Celui dont il s'applaudissoit le plus, étoit de s'être procuré presque pour rien le fameux soliloque de Bruscambille sur les longs nez. Il ne lui en avoit coûté que trois guinées, et il n'y avoit pas alors trois soliloques de Bruscambille dans toute la chrétienté.—Mon père jeta les trois guinées sur le comptoir du libraire, avec la promptitude d'un homme qui croit avoir fait la meilleure emplette possible. Il serra le livre dans son sein, et ne fit qu'une course de chez le libraire chez lui, pour y déposer un trésor aussi précieux: arrivé-là, oh! quel plaisir! quel plaisir! Bruscambille étoit ses délices. Il l'ouvroit, le fermoit, le regardoit! Vous vous souvenez, cher lecteur, des doux momens que vous passiez avec votre première maîtresse. Vous étiez dans un enchantement continuel. Ainsi étoit mon père. Mais ses yeux étoient plus grands que ses désirs, son zèle plus grand que ses connoissances, et son délire se calma, et ses affections se réfroidirent en se divisant. La plus heureuse des sultanes ne tarde point à être confondue parmi les autres beautés du sérail. C'est ce qu'éprouva Bruscambille. Mon père meubla ses tablettes de Prignitz, d'André Scroderus, d'Ambroise Paré, des conférences de Bouchet. Enfin il se procura le grand, le savant Hafen-Slawkembergius, dont j'ai tant à parler. Que pouvoit espérer Bruscambille au milieu d'une si brillante compagnie? un coup-d'œil tout au plus.
CHAPITRE LX.
Prenez-y garde.
C'est dans cette source précieuse que mon père puisoit tous les argumens qui pouvoient favoriser ses idées; mais de tous les traités qu'il avoit lus et relus, il n'y en avoit point qui lui eût causé d'abord plus de peine que le célèbre colloque d'entre Pamphagus et Coclès, écrit par la chaste plume du grand et vénérable Erasme. Il rouloit tout entier sur la variété des longs nez, sur leur utilité, sur la manière de les mettre à profit, sur le temps d'en faire usage; le style tant soit peu bigarré de ce célèbre écrivain déconcertoit de temps en temps mon père, et lui faisoit prendre une chose pour l'autre.
Et vous, à qui Satan voudroit faire niche, prenez garde, en lisant ce chapitre, que l'auteur de tout mal ne vous jette à califourchon, jambe deçà, jambe delà, sur quelque coursier rapide qui emporte trop loin votre imagination. Il ne faut qu'une gambade de côté, pour vous précipiter dans quelque abyme. Un rayon de soleil trop vif flétrit ainsi la plus belle fleur.