Oeuvres complètes, tome 2
CHAPITRE LXIII.
La prise de Strasbourg, conte.
On respiroit la fraîcheur délicieuse d'une des plus belles soirées du mois d'août, lorsqu'un étranger, monté sur une mule, entra dans la ville de Strasbourg. Il portoit en croupe une petite valise qui renfermoit quelques chemises, une paire de souliers de maroquin, et une culotte de satin cramoisi; c'étoit-là tout son bagage. Alte-là, lui dit le soldat qui montoit la garde à la porte: d'où venez-vous? où allez-vous?—D'où je viens, mon ami? connois-tu le Cap des Nez? eh bien! c'est de-là que je viens, et je vais à Francfort. Je repasserai ici dans un mois, pour aller sur les frontières de la Tartarie-Crimée. La sentinelle leva les yeux sur l'étranger, et le regarda fixement: je n'avois jamais vu un pareil nez!…—Tu t'étonnes! va, il m'a procuré d'heureux hasards. Je le crois, dit la sentinelle… Je t'en souhaite autant.
Tout en disant cela, le cavalier, en dégageant son poignet d'un ruban noir où pendoit un court cimeterre, coula légèrement un florin dans la main de la sentinelle. Je suis fâché, dit le soldat à un petit tambour bancroche, qui étoit présent, que ce galant homme ait perdu le fourreau de son sabre. Il lui en faut un absolument, et l'on est si mal-adroit! Je n'en ai pas besoin, reprit l'étranger, dont la mule alloit si doucement qu'il avoit tout entendu.
Je porte mon cimeterre nu, dit-il en le levant en l'air, pour qu'il soit plutôt prêt à défendre mon nez.
Ma foi, il en vaut bien la peine, dit la sentinelle.
Fi donc, reprit le petit tambour bancroche, ne vois-tu pas que c'est un nez de carton?
A d'autres, répliqua la sentinelle; c'est parbleu un nez comme le mien, excepté qu'il est six fois plus gros.
Mais je l'entends qui craque, dit le petit tambour bancroche.
Et moi, je le vois qui rougit, dit la sentinelle.
Bon! nous sommes tous les deux de grands sots de n'y avoir pas touché, nous saurions à présent ce que c'est.
Tandis que la sentinelle et le tambour bancroche se disputoient, une querelle pareille s'étoit élevée entre un trompette et sa femme, qui s'étoient arrêtés par hasard pour considérer le nez de l'étranger.
Bénédiction, quel nez! s'écria la femme; il est aussi long qu'une trompette.
Aussi est-il de cuivre, dit le trompette.
De cuivre? comme je danse…
Oui, parbleu de cuivre, reprit le mari; on peut en juger par le bruit de ses éternumens.
Eh bien! j'en aurai le cœur net, reprit la femme; je ne me coucherai pas que je n'y aie mis la main.
Oui-dà! dit l'étranger, qui alloit toujours tout doucement, oui!… dit-il, en laissant tomber la bride sur le cou de sa mule, et croisant ses mains sur sa poitrine. Non, non, poursuivit-il en levant les yeux au ciel, non, non: le monde m'a trop maltraité, pour que je laisse prendre cette conviction à qui que ce soit. J'en fais vœu; personne ne me tâtera le nez tant qu'il me restera assez de force pour…
Pourquoi? s'écria la femme d'un bourgmestre qui passoit, suivie d'un petit laquais.
Et vous aussi, madame, vous voudriez me tâter le…
Au reste, il ne fit pas la moindre attention à ce que lui dit la femme du bourgmestre. Il étoit occupé, pendant qu'elle parloit, à faire un vœu à Saint-Nicolas. Son vœu fait, il décroisa ses mains, reprit la bride de sa mule, et son cimeterre suspendu, il s'achemina au petit pas dans les rues de Strasbourg, jusqu'à ce qu'enfin le hasard le conduisit à la porte d'une grande auberge, sur la place du marché, vis-à-vis d'une église.
A peine l'étranger fut-il descendu, qu'il fit mettre sa mule à l'écurie. Il fit ensuite porter sa valise dans sa chambre; il en tira une chemise et la mit; il en tira sa culotte de satin et la mit; il en tira la frange d'argent qui s'y ajustoit, il l'y ajusta; il se chaussa. Ainsi habillé, son cimeterre au poing et nu, il sortit et alla se promener sur la place d'armes.
Il en avoit déjà fait trois fois le tour, lorsqu'il aperçut la femme du trompette qui venoit à sa rencontre. Oh! oh! dit-il, elle a des desseins… évitons-là. Il retourna sur ses pas et revint précipitamment à son auberge, remit ses habits dans sa valise et demanda sa mule pour partir.
Je vais à Francfort, dit-il à son hôte, et vous me reverrez d'aujourd'hui en un mois: puis caressant sa mule et mettant le pied à l'étrier, je m'imagine, poursuivit-il, que vous en avez eu bien soin; la pauvre bête! elle est bien fatiguée: voilà plus de six cents lieues que je lui fais faire.
Ma foi! dit l'aubergiste, c'est un long voyage, et à moins que l'on ait des affaires bien intéressantes… Moi! point du tout, répondit l'étranger, c'est la curiosité seule qui me conduit. Je voulois voir le Cap-des-Nez dont j'ai entendu parler. Je l'ai vu; et vous voyez vous-même que je n'ai pas perdu mon temps: j'en ai rapporté un qui est assez beau.
Il n'avoit pas besoin de le faire observer; l'hôte et l'hôtesse n'avoient pas détourné les yeux de dessus.
Par Sainte-Radegonde! s'écrioit celle-ci en elle-même, les douze plus beaux nez de Strasbourg ne valent pas le sien! Mon ami, dit-elle à l'oreille de son mari, conviens que c'est-là un fier nez.
Allons donc, dit-il: es-tu assez sotte pour ne pas voir que c'est un nez postiche?
Oh pardi! reprit-elle, avec la permission de monsieur…
Pardon, madame, dit l'étranger; je vois ce que vous désirez; mais j'ai fait vœu à Saint-Nicolas que qui que ce soit ne touchera à mon nez, jusqu'à ce que…
Puis il piqua des deux, et partit sans dire un mot de plus.
Il n'avoit pas fait une demi-lieue, que tout étoit en rumeur dans la ville de Strasbourg. On sonnoit complies; les cloches appeloient de toutes parts les Strasbourgeois; aucun ne les entendoit. Les hommes, les femmes, les enfans couroient çà et là, pêle-mêle, allant, venant, se heurtant, se croisant à cette porte, à celle-ci, à celle-là, à cette autre, dans cette rue, dans cette place. L'avez-vous vu? Qui est-ce qui l'a vu? ce n'est pas moi: ni moi, qui donc?
Je n'en sais rien.
J'étois à vêpres.
Je savonnois.
Je repassois.
J'épluchois la salade.
Je portois le souper au four.
Je couchois les enfans.
C'est ainsi que toutes les commères de Strasbourg déploroient leur disgrace chacune sur son ton. Hélas! je ne l'ai pas vu, je ne le verrai jamais. Je ne sais pas ce que je donnerois, dit une assez jolie marchande, pour avoir été dans ce moment la femme du trompette.
Et moi le trompette.
Et moi la sentinelle.
Et moi le petit tambour bancroche.
Et moi l'aubergiste.
Et moi sa femme.
Et moi la bourgmestre.
Et ces cris de désespoir retentissoient dans tous les coins de Strasbourg.
Mais tandis que cette confusion régnoit dans les têtes Strasbourgeoises, notre héros, sans songer qu'il fût seulement question de lui dans cette grande ville, continuoit sa route vers Francfort: ce n'étoit pourtant pas sans être agité de quelque inquiétude. Il lui échappoit de temps-en-temps des propos interrompus qu'il tenoit tantôt à sa mule, tantôt à lui-même, tantôt à sa Julie.
O! ma Julie, s'écrioit-il, ma chère et tendre Julie!
Mais va donc, et laisse-là ce chardon…
Comment un rival a-t-il pu m'enlever ce bonheur que tu me promettois, et dont j'étois sur le point de jouir?
Encore! allons, marche; tu en mangeras mieux ce soir.
Malheureux que je suis! banni de ma patrie, éloigné de mes amis, séparé de toi, fatigué, harassé…
Un peu plus vîte donc, kt, kt, kt…
A quel état suis-je réduit! je n'ai maintenant pour toutes choses que deux chemises, une paire de souliers qui ne sont pas trop bons, et ma culotte de satin cramoisi… O ma Julie! et je vais à Francfort! pourquoi plutôt là qu'ailleurs… Ah! sans doute qu'une main invisible me conduit dans tous ces détours.
Holà donc, holà! tu buttes? Par Saint-Nicolas! si tu ne vas que de ce train, nous ferons bien quatorze lieues en quinze jours. Allons, ma mie, allons.
Y aura-t-il donc enfin quelque bonheur pour moi? cesserai-je d'être le jouet de la fortune et de la calomnie. Chassé par l'un, accusé par l'autre… Mais pourquoi ne suis-je pas resté à Strasbourg? la justice… ô Julie!…
Mais que diable as-tu donc à dresser ainsi les oreilles? eh! va, ce n'est qu'un homme qui passe.
Voilà comme l'étranger s'entretenoit, chemin faisant avec sa mule, sa Julie et lui-même. Il aperçut une auberge, et mit pied à terre. Ayez soin de ma mule, dit-il au garçon, et que l'on me donne une chambre et à souper. Le voyageur soupa et se mit au lit à dix heures précises; à dix heures quatre minutes il ronfloit d'importance.
Quelle différence à Strasbourg! ce ne fut qu'à minuit que le calme avoit succédé au tumulte excité par l'apparition de l'étranger. Mais quel calme! on étoit couché et l'on ne dormoit pas. L'abbesse de Quedleimbergh qui étoit venue à Strasbourg avec les quatre grandes dignitaires de son chapitre, la doyenne, la prieure, la chevecière et la première chanoinesse, pour consulter l'université sur un cas de conscience relatif à la fente de leurs jupes, passa la nuit fort mal à son aise.
Le nez merveilleux de l'étranger s'étant juché sur la glande pinéale de son cerveau, il remua si vivement son imagination; celle des quatre grandes dignitaires en fut tellement agitée, que ni les unes ni les autres ne purent fermer l'œil; pas une des parties de leur corps ne resta tranquille.
Les pénitentes du tiers-ordre de Saint-François, les filles du Calvaire, les prémontrées, les clunistes, les chartreuses, et toute la gent cloîtrée qui respiroit cette nuit sous les cilices, furent encore plus inquiétées que l'abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires; elles ne firent que virer, tourner et mouver dans leurs lits. On eût dit qu'elles étoient ardées du feu saint Antoine. Les ursulines furent plus prudentes; elles ne se couchèrent point.
Jamais un tel sujet d'inquiétude et d'insomnie, jamais impatience d'en connoître la cause n'avoit aussi puissamment remué les Strasbourgeois, depuis que Martin Luther avec sa doctrine avoit bouleversé la ville sens-dessus-dessous. Ajoutez encore que la sentinelle, le petit tambour bancroche, le trompette et la femme du trompette, et la femme du bourgmestre, s'étoient prodigieusement écartés les uns des autres dans la description de ce qu'ils avoient vu. Ils ne s'étoient accordés que dans ces deux points; c'est que l'étranger étoit allé à Francfort, et qu'il en reviendroit dans un mois, et que, soit que son nez fût réel ou feint, il n'avoit pas besoin de cet ornement pour être l'homme le plus beau, le mieux fait, le plus honnête, le plus généreux et le plus aimable qui eût jamais passé les portes de Strasbourg. On l'avoit vu de bien des façons, trottant sur sa mule, marchant dans la rue, son cimeterre suspendu à son poignet; on l'avoit vu se promener sur la place de la parade avec sa culotte de satin cramoisi, et partout on lui avoit remarqué un air si doux, si modeste, et surtout si noble… Je ne suis plus fille depuis long-temps, dit la bourgmestre; mais je sais bien que si je l'eusse été, il n'auroit tenu qu'à lui de me faire courir de grands hasards.
L'abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ne purent tenir à l'impatience de satisfaire leur curiosité. L'après-midi, elles envoyèrent chercher la femme du trompette. Elle couroit les rues, la trompette de son mari à la main; il ne fut pas difficile de la trouver; elle vint; elle avoit déjà dressé tout l'appareil de sa théorie.
O Athènes! qu'as-tu à comparer à ces deux orateurs? la sentinelle et le tambour bancroche, établis sous les portes de Strasbourg, mettoient infiniment plus de pompe dans la relation de ce qu'ils avoient vu, que Crantor et Chrysippe n'en mirent jamais dans les leçons si vantées qu'ils donnoient sous les portiques.
L'aubergiste les imitoit sur le seuil de sa porte, tandis que sa femme, retirée dans sa chambre, ne faisoit part de ce qu'elle savoit qu'à des personnes plus choisies. Enfin, les Strasbourgeois couroient de toutes parts à l'instruction, et les Strasbourgeois furent instruits.
Dès que la femme du trompette eut satisfait la curiosité de l'abbesse de Quedleimbergh, elle alla s'établir sur des trétaux qu'elle avoit fait dresser sur la grande place, et elle fit un tort infini aux autres harangueurs.
Mais tandis qu'à Strasbourg tous ceux qui vouloient s'instruire cherchoient à descendre dans le puits où la vérité tient sa cour, les savans faisoient leurs efforts pour en faire sortir la déesse. Ce n'est point aux faits qu'ils avoient recours pour la faire remonter; ils raisonnoient. L'histoire du nez faisoit jaser tout le monde; on vouloit au moins deviner, si l'on ne pouvoit prouver. Ceux qui se flattoient d'y mieux réussir, étoient les héros de la faculté. Ils se vantoient d'avance d'un succès assuré. Mais malheureusement ils dissertèrent d'abord sur les tumeurs et toutes les excroissances loupiologiques, etc.; et ils s'égarèrent si bien, qu'il ne leur fut plus possible de se rallier.
L'un d'eux cependant démontra, d'une manière très-satisfaisante, qu'une masse aussi dodue et aussi énorme de matière hétérogène n'auroit pu se former et se conglutiner sur le nez d'un enfant encore dans l'utérus, sans détruire la balance statique du fœtus. Il auroit, disoit-il, nécessairement perdu son équilibre.
J'accorde le principe, dit un autre; mais je nie la conséquence.
C'est bientôt dit, reprit le premier; mais vous ne pouvez nier que s'il n'y avoit pas dès les premiers momens de la conception une quantité suffisante de veines, d'artères, de canaux qui vivifiassent un pareil nez, il n'auroit jamais été possible qu'il pût prendre de l'accroissement.
Une longue dissertation sur la digestion, la nutrition, sur ses effets, sur l'extension qu'elle procure aux vaisseaux, sur l'accroissement des corps musculaires, etc. etc., servit de réponse à cet argument. On poussa même le raisonnement jusqu'à affirmer que rien n'empêchoit que le nez d'un homme ne devînt aussi gros que le reste de son corps.
Quelle sottise! répondit un autre docteur; cela ne pourra jamais se réaliser tant que l'homme n'aura qu'un estomac et deux poumons: car enfin, si l'estomac est le seul organe que la nature ait destiné pour recevoir les alimens, pour les convertir en chyle: si les deux poumons sont également les seuls viscères qui opèrent la sanguification, il n'est pas possible qu'ils fassent plus que la nature ne l'a déterminé… Ils sont d'une forme et d'une force que la nature a irrévocablement fixées; ils ne peuvent former qu'une certaine quantité de sang dans un temps donné, etc… de là il est évident que si le nez d'un homme étoit aussi gros que son corps, il s'ensuivroit que l'homme ou son nez tomberoit en putréfaction. Le nez se sépareroit de l'homme, ou l'homme de son nez: répondez à cela.
Si j'y réponds! La nature s'accommode à tout. Eh! sans cela, que diriez-vous d'un bon estomac et de deux excellens poumons qui appartiendroient à un homme à qui l'on auroit coupé les jambes et les bras. Diriez-vous que l'estomac et les poumons seroient diminués de force et de volume? Vous ne le diriez pas: eh bien! ce n'est pourtant plus là un homme, ce n'est que la moitié d'un homme tout au plus.
Soit. Mais un pareil homme doit nécessairement mourir d'une pléthore, d'une hémorrhagie, ou de consomption…
L'expérience prouve le contraire.
Eh! que me fait l'expérience contre la théorie? l'expérience a tort.
Ainsi se séparèrent les docteurs de la faculté.
Les naturalistes, ces hommes modestes qui, à l'exception d'eux-mêmes, ne parlent de personne, se mirent aussi de la partie, et voulurent à leur tour surprendre la nature sur le fait, en rendant compte de la longueur et de la grosseur de ce nez si fameux. Ils allèrent d'abord assez long-temps de concert dans leurs recherches. Ils posèrent pour principe que toutes les parties constitutives de l'homme étoient exactement proportionnées aux fonctions particulières qu'elles doivent avoir relativement à toute la machine. Cet axiome passa tout d'une voix et par acclamation. Mais tout d'une voix aussi ils convinrent qu'il y avoit de la variation dans ces proportions. Le correctif fut qu'au moins dans ces variations la nature ne s'écartoit de ses loix primitives que jusqu'à un certain point.
Sans doute, disoit-on, la nature est comme renfermée dans un cercle… Il ne s'agit que d'en déterminer le diamètre.
Tout cela étoit très-bien, très-savamment, très-profondément, très-philosophiquement raisonné; mais quand il fallut mesurer le diamètre, ces messieurs se trouvèrent sans compas.
Les logiciens, et cela devoit être, s'écartèrent beaucoup moins du sujet que les physiciens et les médecins. Ils commençoient et finissoient toujours leurs argumens et leurs réponses par le mot même, qui exprimoit l'objet dont il étoit question. On ne pouvoit pas l'oublier; et sans une pétition de principe qui tomba, je ne sais comment, dans l'esprit de l'un d'eux, c'en étoit fait; la chose eût été déterminée dans une séance.
Mais, dit-il inopinément, vous parlez d'un saignement de nez: un nez ne peut saigner s'il n'y a du sang; encore faut-il qu'il y circule. Atqui, la mort n'étant autre chose qu'une cessation absolue du mouvement du sang… Nego minorem, reprit brusquement un antagoniste. Je soutiens que la mort est la séparation de l'ame et du corps.
Oui?… et moi je ne suis point d'accord sur ce principe.
Eh bien! ne disputons point que nous ne nous y soyons mis.
La chose en resta là, et le nez ne fut pas encore expliqué par ces messieurs.
Les gens de loi voulurent aussi résoudre la difficulté. Ils n'y virent que des motifs de déployer la rigueur des loix. Commençons toujours par décréter le Quidam de prise de corps, et puis nous verrons.
De deux choses l'une, disoient-ils; ou son nez est réel, ou il est faux. S'il est réel, on ne peut légalement le souffrir dans la société civile, parce qu'il en trouble l'ordre et l'harmonie: si, au contraire, il est faux, c'est en imposer à la société, cela mérite encore moins d'indulgence; ainsi décrétons.
Il s'éleva une question: ce fut de savoir s'il ne seroit pas plus judicieux de porter le décret contre le nez, quel qu'il fût, que contre celui qui en étoit le malheureux ou le fortuné porteur.
Il y eut de longs débats sur ce point, et des pour et contre très-érudits. La proposition fut rejetée par la loi 44, §. 1. ad leg. qui rend les maîtres responsables des délits de leurs domestiques.
Alte-là, s'écrièrent quelqu'autres jurisconsultes; on met ici trop de rigueur, et ce n'est pas le cas d'un décret.
Non?… certainement, et la raison en est simple. L'étranger ne s'est pas caché. N'a-t-il pas dit expressément qu'il étoit allé au Cap des Nez, et qu'il en avoit rapporté celui-là? si l'on décrétoit tous les voyageurs qui rapportent des choses curieuses ou utiles des pays où ils vont, personne ne sortiroit de chez soi. L'intérêt de la société s'oppose donc ici au décret en question.
Mais c'est une sottise que l'étranger a débitée. Il n'existe dans l'univers aucun coin de terre, aucun promontoire qui soit connu sous le nom de Cap des nez.
Qui vous l'a dit?
Les géographes.
Ils n'en parlent pas.
Et c'est pourquoi je les cite: je m'en rapporte à leur silence.
Le Bâtonnier, homme mûr, réfléchi et le plus habile, comme de raison, d'entre tous les habiles, crut pouvoir décider la chose par une ample dissertation sur les phrases proverbiales. Elles ont, dit-il, un sens allégorique qu'il faut toujours considérer. Exemple: Autant en emporte le vent. Le vent emporte bien des choses; cependant cette phrase ne s'entend ici que d'un discours qui a glissé sur l'esprit des auditeurs, sans y faire d'impression; c'est ce que j'ai éprouvé bien des fois dans mes plaidoieries. Eh! pourquoi ne voudroit-on pas que le Cap des Nez, dont a parlé l'étranger, ne signifiât autre chose dans son entendement, si ce n'est que la nature lui a fait présent d'un nez extraordinaire? et sur cela l'orateur cite une foule de lois qui alloient faire passer son opinion comme si elle eût été une loi elle-même. Mais il en étoit de ces lois comme des propriétés qu'il avoit données au vent. Il les mettoit à tout. On s'aperçut qu'il venoit de s'en servir pour prouver qu'un chanoine de la cathédrale ne pouvoit s'empêcher de payer certains bons offices dont une jeune fille réclamoit le salaire… Il fut hué, et l'assemblée se sépara jusqu'au lendemain.
Les deux universités de Strasbourg avoient déjà commencé l'affaire de l'abbesse de Quedleimbergh et de ses quatre grandes dignitaires. Elles en attendoient la solution; mais l'histoire du jour l'emporta.
Toutes les presses de la ville gémissoient déjà sous les écrits des savans; on ne chantoit pas d'autres chansons dans les rues; on ne voyoit pas d'autres estampes que celle du nez. Mais on soupiroit avec ardeur après le jugement des universités; et l'on se seroit donné au diable pour savoir d'avance ce qu'elles décideroient.
Cela est au-dessus du sens commun, disoient quelques docteurs.
Point du tout, répondoient les autres, cela est au-dessous.
C'est un article de foi, disoit l'un. Tarare! disoit l'autre.
La chose est impossible, s'écrioit un cinquième. Non, répliquoit un autre.
Mais le pouvoir de Dieu est infini, dit un Nézarien; il peut tout.
Il ne peut rien de contradictoire, répondoit un anti-Nézarien…
Parbleu! disoient les premiers, Dieu peut faire un nez aussi long, aussi gros, aussi gros que le clocher de Strasbourg…
Les anti-Nézariens soutinrent qu'il étoit impossible qu'un homme pût porter un nez de cinq cent soixante-quinze pieds de long.
Mais s'il étoit horizontal…
Mais s'il ne l'étoit pas.
Oh! si, si, si, si, si, si…
Il s'éleva une nouvelle dispute sur l'étendue et sur les bornes de la puissance divine. On alla si loin qu'il ne fut plus question de l'objet; le nez de l'étranger n'étoit plus qu'une frégate lancée dans le golfe de la théologie scholastique.
L'imagination des Strasbourgeois ne s'alluma que plus vivement par la confusion qui régnoit dans toutes ces discussions. Plus elles étoient obscures, plus elles les jetoient dans l'enthousiasme.
Leurs docteurs embarqués sur le vaste océan des sciences, et entraînés par la force des courans contraires, étoient précisément comme Pantagruel et ses compagnons qui cherchoient l'oracle au fond d'une bouteille, et qui attendoient sur le rivage le succès de quelque heureuse entreprise.
Pauvres Strasbourgeois! qu'aviez-vous de mieux à faire? comment sortir de cet embarras? je ne vous ferai point de reproches sur votre résignation docile à l'attente des événemens. Pauvres Strasbourgeois! moi! je ne veux faire que votre éloge.
Quelle est la ville dont tous les habitans, tourmentés par la curiosité, eussent souffert la soif et la faim, et n'eussent dormi de huit jours, comme vous eûtes alors le courage de le faire?
Le voyageur avoit promis de repasser par Strasbourg le trentième jour.—Sept mille carosses, (Slawkembergius s'est sans doute trompé dans ses caractères numériques) sept mille carosses, quinze mille charettes, vingt mille cabriolets chargés de préteurs, de conseillers, de syndics, de bourgmestres, d'avocats, de procureurs, de médecins, de chirurgiens, d'apothicaires, de docteurs, d'abbés, de prêtres, de nonnes, de béguines, de veuves, de femmes, de filles, de moines, de chanoines, l'abbesse de Quedleimbergh ouvrant la marche avec ses quatre grandes dignitaires dans une calêche, le fretin suivant pêle-mêle, à pied, à cheval, les uns conduits, les autres entraînés, quelques-uns voguant sur le Rhin, tous levés avant le soleil, sortirent de la ville pour aller au-devant de l'étranger.
L'impatience avoit calculé le temps qu'il devoit mettre pour arriver à l'endroit où il étoit attendu. Midi sonne, il ne paroît point.—Il aura sans doute retardé son départ de quelques heures.—On le verra sûrement avant la fin du jour. Mais la nuit approche, et il ne paroît point encore? que faire? couchera-t-on au bivouac? eh! pourquoi pas? la nuit se prépare à être belle.
Mais, s'écrie Slawkembergius, je touche ici au dénouement de cette aventure. Il n'est point de conte bien organisé qui n'ait sa prostase, son épistase, sa catastase, sa catastrophe ou sa péripétie; ainsi le veut Aristote, et ce qui est pour moi une loi bien plus impérieuse, ainsi le veut le sens commun…
Et l'on ne niera pas sans doute que depuis l'instant où les savans de tous les ordres se mettent à disputer jusqu'à ce que les docteurs fourrés s'embarquent à corps perdu en laissant les pauvres Strasbourgeois en détresse sur la rive, ne soit une belle et bonne catastase. Les incidens sont, grâces à Dieu, assez embrouillés pour qu'il soit temps que l'orage crève au dernier acte: et voici où il commence.
C'est au départ des bons Strasbourgeois qui vont gaiement attendre l'étranger sur la route de Francfort, et qui déjà s'ennuient de ne le pas voir arriver. Pour lui il faut bien, ainsi que le prescrit Aristote, que je le tire du labyrinthe où je l'ai plongé, et que je le remette dans un état de repos et de tranquillité où ses discours ont fait juger qu'il n'étoit pas.
Pendant qu'il chicanoit sa mule sur de petites génuflexions qu'elle faisoit de temps-en-temps, et qu'il gagnoit son auberge aussi vîte qu'elle pouvoit aller, un autre voyageur faisoit hâte pour arriver à Strasbourg.—Parbleu! dit-il en lui-même, après avoir trotté pendant une lieue, je suis un grand sot! à quoi donc pensé-je. Je n'arriverai jamais ce soir à la capitale de l'Alsace, à cette ville fameuse où à cela près des tambours, il y a la plus belle garnison du monde. Bête que je suis! eh! quand je serois actuellement à la porte, m'y laisseroit-on entrer en donnant même un ducat? J'en donnerois deux que je ne passerois pas. Je serois bien nigaud: retournons plutôt coucher à l'auberge que j'ai vue là-bas. Il tourne bride aussitôt, marche et arrive à l'enseigne où notre héros s'étoit arrêté.
—Ma foi, monsieur, nous n'avons que de la choucroûte et du pain… Nous avions bien une demi-douzaine d'œufs, mais un voyageur qui est arrivé avant vous en a fait faire une omelette.
Eh, morbleu! j'ai plus besoin de dormir que de manger.
Sur ce pied-là, dit l'hôte, je suis votre homme; je me flatte d'avoir ici le lit le plus mollet qu'il y ait dans toute l'Alsace. Je voulois d'abord le donner à l'étranger.
Ma fime, dit Jacinte, il a le nez si gros et si long… Comment… est-ce qu'il a une fluxion… Je ne sais, mais ça fait peur… O ciel! s'écria l'étranger, seroit-ce une fausse lueur d'espérance. Répète, ma fille ce que tu viens de me dire… N'est-ce point un badinage? Non, monsieur, non, dit l'hôte, c'est un nez merveilleux. Juste ciel! grâces te soient rendues: tu me conduis enfin au bout de ma course; c'est lui, oui, c'est lui, je n'en doute pas; c'est Dom Diègue, dit le frère de la belle Julie.
Il avoit accompagné sa sœur depuis Valladolid jusqu'en France, en traversant les Pyrénées: mais les fatigues qu'elle avoit essuyées, jointes à l'inquiétude qui la tourmentoit sur le sort de son amant, lui avoient causé une maladie qui l'arrêta à Lyon. A peine lui étoit-il resté assez de force pour écrire à son cher Diégo. Elle avoit remis la lettre à son frère, en le conjurant de ne jamais la revoir qu'il ne l'eût remise à son amant.
Fernandès se coucha: l'édredon qui composoit le lit le plus mollet de l'Alsace, s'étoit rassemblé en une telle multitude de petites boules, qu'il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva au point du jour. Diégo se trouva éveillé aussitôt que lui, et par une belle aurore, il lui remit la lettre de sa sœur.
Seigneur Diégo,
Que les soupçons que m'inspire votre déguisement soient fondés ou non, c'est ce qui m'inquiète le moins dans ce moment. Il me semble qu'il doit vous suffire que je n'aie pas la force de les supporter plus longtemps.
Que je vous connoissois mal, quand je vous fis dire par ma Duègne de ne plus reparoître sous ma jalousie! mais que je vous connoissois bien peu, ô Diégo! lorsque je m'imaginois que vous seriez resté à Valladolid pour dissiper mes doutes!… Deviez-vous donc m'abandonner parce que je m'étois trompée? et soit que mes craintes fussent imaginaires ou réelles, deviez-vous ainsi prendre les choses à la lettre, et me livrer au plus affreux désespoir?
Mon frère vous dira combien j'ai souffert; il vous dira combien je me suis repentie du message indiscret dont j'avois chargé ma Duègne. Il vous dira que je volai avec précipitation à ma jalousie: vous saurez, par lui, avec quelle constance j'y restai pendant plusieurs jours appuyée sur mes deux coudes, les yeux immobiles et tournés du côté par où vous aviez coutume de vous y rendre.
Il vous dira que les forces abandonnèrent votre Julie, lorsqu'elle apprit votre départ; que tout son sang se figea; qu'elle fondit en pleurs; et que son abattement fut si grand, qu'elle n'avoit pas le courage de retirer sa tête tombée sur son sein.
O Diégo! Diégo! si vous connoissiez les chemins que mon frère m'a fait parcourir pour voler sur vos traces, combien la violence de ma passion n'a-t-elle pas exagéré mes forces pour soutenir la fatigue! combien de fois ne suis-je pas tombée entre ses bras, en m'écriant: ô Diégo!…
Si vos yeux enchanteurs, si la douceur de vos traits peignent votre ame, je ne doute point que vous ne voliez vers moi avec autant de vîtesse que vous en avez mis à me fuir; mais quelque prompt que soit votre retour, vous n'arriverez, hélas! que pour me voir mourir. Mourir! ah! Diégo, Diégo! faut-il que je meure sans être…
Une foiblesse avoit empêché Julie de pouvoir continuer. Et Slawkembergius, fort embarrassé ici pour deviner comment il auroit terminé cette phrase, se hasarde à dire, après avoir longtemps hésité, qu'elle y auroit ajouté le mot convaincue. Elle avoit des doutes, dit-il; une jeune fille, et surtout une jeune fille amoureuse qui cherche à éclaircir ses inquiétudes, exige toujours qu'on aille jusqu'à la conviction; ainsi il est probable que Julie regrettoit de mourir sans être parfaitement sûre de la fidélité de son amant.
Avec quels transports il lut cette lettre! Que l'on selle vîte ma mule et le cheval de Fernandès, s'écria-t-il. Mais le langage ordinaire dans ces sortes d'occasions n'exprime que très-foiblement le plaisir que l'on goûte… O divine poésie! c'est-là ton lot.
Le Hasard, ce dieu aveugle qui nous précipite aussi souvent dans des abymes de maux, qu'il nous élève au faîte du bonheur, offrit en ce moment à l'œil de Diégo une substance précieuse dont il fit usage à l'instant même. Un morceau de charbon qu'il aperçut dans la cheminée, se métamorphosa aussitôt en crayon, et il traça, sur la muraille de sa chambre, une ode qui exprimoit son enchantement.
ODE.
I.
II.
Ces vers étoient certainement fort beaux, et ce fut bien dommage, s'écrie Slawkembergius, que le seigneur Diégo, inquiet sur la rime qui devoit suivre, ne sût si Julie étoit l'idole de son cœur ou de son ame. Rien n'est si cruel pour un homme de génie, que d'être asservi à l'usage d'un mot dont la redondance peut, à la vérité, flatter l'oreille, mais dont l'absurdité heurte le plus souvent la raison. On conçoit que son génie étoit arrêté par la rime qui devoit suivre… C'est le diable que la rime… Et quand elle fait perdre une chose aussi intéressante que devoit l'être ce chef-d'œuvre du seigneur Diégo, on est tenté de souhaiter que l'on renouvelle la fameuse loi, qui, sous le règne de Henri IV, défendit à tous auteurs de rimailler.
Ce superbe morceau de poésie lyrique, qui eût mérité d'être gravé en lettres d'or, et de faire le pendant à l'ode sur la navigation, cette ode si fameuse que les commissaires de l'amirauté payèrent si cher l'an passé à notre poëte lauréat, resta malheureusement au bout du charbon qui en avoit tracé la première strophe.
Quoi qu'il en soit, le seigneur Dom Diégo fut arrêté tout court dans son élan poétique… Il essaya quelques autres tournures; mais soit qu'il fût lent à faire des vers, ou que le garçon d'écurie fût prompt à seller les chevaux, toujours est-il vrai qu'il n'avoit encore rien trouvé lorsqu'on vint l'avertir que sa mule et le cheval de Fernandès étoient à la porte. Il abandonna son chef-d'œuvre, et les voilà partis…
Ils passèrent le Rhin, traversèrent l'Alsace et arrivèrent à Lyon. Les médecins avoient épargné Julie: soutenue par l'amour et par son cher Diégo, elle franchit avec lui les Pyrénées. Ils dormoient déjà depuis deux nuits sur le même oreiller à Valladolid, lorsque les Strasbourgeois, l'abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires attendoient l'inconnu sur le chemin de Francfort.
Je suppose que mes lecteurs savent un peu de tout; il n'est donc pas fort nécessaire que je leur apprenne que tandis que Diégo étoit en Espagne caressant sa belle, il étoit très-difficile de le rencontrer sur la route de Francfort à Strasbourg trottant sur sa mule. Mais ce que je ne puis me dispenser de dire, c'est que de tous les désirs qu'irrite l'impatience, il n'en est point qui tourmente plus que la curiosité.
Les pauvres Strasbourgeois en firent la cruelle épreuve. Ils avoient à-peu-près calculé le temps où l'étranger devoit paroître.
Ils l'attendirent jusqu'à la nuit, il ne vint point. Ils imaginoient que quelque chose d'extraordinaire l'avoit retenu.
L'espoir les berça ainsi pendant un jour, deux jours, trois jours; une nuit, deux nuits, trois nuits, et ce ne fut enfin que le quatrième jour au soir qu'ils prirent, le parti de rentrer dans la ville.
Mais, hélas! le destin leur avoit réservé un accident bien plus étrange. Cette révolution fit un bruit prodigieux dans toute l'Europe. Les gazettes du temps, les historiens qui les ont copiées depuis, ont entrepris d'en développer les causes; mais ils ne l'ont jamais fait.
Je vais, dit Slawkembergius, les faire connoître en deux mots, et, par-là, je mettrai fin à mon conte: c'en sera la péroraison.
Il n'est personne qui n'ait entendu parler du fameux système de monarchie universelle, que l'on proposa à Louis XIV, sous le ministère du grand Colbert, l'an de grace 1664. On sait aussi que le début des opérations qui devoient concourir à réaliser ce célèbre projet, étoit de s'emparer de Strasbourg, parce qu'on se facilitoit par-là le moyen d'entrer en tout temps dans la Suabe et de troubler toute l'Allemagne. Ce fut en conséquence de ce plan que Strasbourg fut pris. Mais il est si peu d'historiens qui soient assez heureux pour pénétrer les véritables causes des révolutions qu'ils décrivent! Le vulgaire va les chercher trop loin; les politiques trop près: la vérité se trouve entre ces deux extrémités…
Ce ne fut point cette cause, dit un autre avec ostentation, qui occasionna la chute des Strasbourgeois. Elle doit à jamais servir d'exemple à tous les peuples libres, de bien administrer les fonds du trésor public. Les Strasbourgeois avoient anticipé sur leurs revenus; ils ne purent faire face aux dépenses ordinaires, qu'en multipliant les impôts. Ils épuisèrent toutes leurs ressources, et devinrent enfin si foibles, que leurs portes s'ouvrirent à la France.
Hélas! hélas! s'écrie Slawkembergius, en haussant les épaules de pitié à la lecture de ces bouffissures historiques. Ce ne fut point les François qui ouvrirent les portes de Strasbourg, ce fut la curiosité. Les François épioient le moment favorable de la surprendre; peu s'en fallut qu'il ne tentassent cette expédition au milieu de la catastase de cette histoire. Ils apprirent que les Strasbourgeois avoient quitté la ville pour aller sur la route de Francfort, et ils vinrent occuper leur place.
Hélas! hélas! s'écrie encore Slawkembergius du ton le plus lamentable, c'est la première forteresse dont, à ma connoissance, un nez ait causé la perte; mais je crains bien que ce ne soit pas la dernière.
Cherchez donc à présent la vérité dans l'histoire! Pauvres dupes que nous sommes, ou de l'opinion de ceux qui l'écrivent, ou du misérable petit intérêt qui les domine… que gagnons-nous à leur lecture? Hélas! hélas! puisque j'en suis aux exclamations, nous n'apprenons qu'à nous mentir à nous-mêmes. Mais heureusement que je me sers depuis long-temps d'un préservatif bien sûr contre ce péché; c'est que, grâces à Dieu, je ne lis pas d'autre histoire que celle de Dom Quichotte.
CHAPITRE LXIV.
Le Chef-d'œuvre.
Tel étoit le quatre-vingt-dix-neuvième des contes de Slawkembergius. Il y en avoit un centième qui terminoit la dixième décade. Et quel conte! C'étoit le conte des contes. Je l'ai réservé, dit Slawkembergius, pour couronner mon ouvrage. Il avoit raison; c'étoit son chef-d'œuvre. L'Hybernois Mac-Don-Del avoit fait une foule de contes, ornés de belles images qui faisoient vendre les contes, sans que jamais les contes fissent vendre les images: mais Slawkembergius n'avoit pas eu besoin de recourir à cet artifice, pour donner de la vogue aux siens. Ils se prônoient d'eux-mêmes, et celui-ci singulièrement l'emportoit sur tous les autres. Avec quels charmes il y raconte ce qui se passa lors de la première entrevue de Diégo et de Julie à Lyon. Quel doux épanouissement de deux cœurs qui s'aiment! Fernandès, qui savoit combien les amans ont de choses à se dire dans ces heureux instans, les avoit laissés seuls.—Son absence enhardit l'un, intimida l'autre; et le fidelle historien, qui met à profit cette circonstance, intitule son conte:
Les embarras de Julie et de Diégo.
Il semble annoncer par-là une foule de choses que l'on peut imaginer. Slawkembergius, tu es un homme bien étrange! Avec quel art tu développes ici les replis du cœur féminin! mais malheureusement tout ce que tu dis se trouve presque perdu pour le monde entier. Il faudroit te traduire, et cela n'est pas possible pour ce dernier conte-ci. Notre langue est si pauvre! Par exemple, comment donner une idée de ces soupirs qui palpitent, de ces mots entrecoupés qu'on retient et qui s'échappent. Ah! vous savez, madame, combien il est difficile d'exprimer le ton et les affections de ce langage. Pour moi, j'y renonce.
CHAPITRE LXV.
Si j'avois le pinceau de Greuze!
Avec tout cela, il est facile de voir que mon père, qui étoit imbu de la doctrine qu'il avoit trouvé répandue dans tous ces contes, et dans tous les autres livres qu'il avoit lus, n'avoit pu supporter l'échec que je venois de recevoir, qu'en se jetant horizontalement et à corps perdu tout à travers de son lit. C'est l'attitude qui convient aux grandes douleurs, et la sienne étoit à son comble.
Il resta dans cette terrible situation pendant près d'une heure et demie, et il étoit encore dans cet état cruel, lorsqu'enfin il commença à remuer le bras gauche, ce qui soulagea mon oncle Tobie.
Quelques secondes après, il tira du fond de sa poitrine un hem, hem, qu'il articula de manière à exciter mon oncle Tobie à lui répondre sur le même ton. Le pauvre cher oncle auroit volontiers saisi ce moment pour dire quelque chose de consolant à son frère; mais il se défia de lui-même, et craignit de faire pis en voulant faire bien. Il se contenta de poser son menton sur sa béquille; et soit que la pression de la béquille, en agissant sur le menton, rendît l'ovale de la figure de mon oncle Tobie plus parfait, soit que l'accès de philantropie, qu'il éprouva en voyant son frère sorti d'un si profond accablement, répandît sur ses traits une teinte plus touchante et plus agréable qu'à l'ordinaire, il parut animé d'une joie si douce et si pure, que mon père, en le regardant, donna des signes d'une parfaite tranquillité. Il reprit son air serein, et rompit le silence.
CHAPITRE LXVI.
La Rechûte inopinée.
Y eut-il jamais, frère Tobie, dit mon père, en s'appuyant sur son coude, et se tournant du côté de mon oncle, qui étoit toujours assis sur la vieille chaise de tapisserie et le menton sur sa béquille; y eut-il jamais un homme que le malheur accabla si cruellement dans un jour?…
Je crois que l'homme le plus malheureux que j'aie vu, dit mon oncle Tobie, en sonnant Trim, c'est un pauvre grenadier du régiment de Makay.
Un coup de bourrade n'eût pas précipité mon père avec plus de promptitude dans son ancienne posture que cette réponse.
Grand Dieu! s'écria mon oncle Tobie, prends pitié de nous: et Trim entra.
CHAPITRE LXVII.
Générosité de mon oncle.
Trim, dit mon oncle Tobie, n'est-ce pas du régiment de Makai, qu'étoit ce grenadier qu'on fit si impitoyablement passer par les verges à Bruges?
Hélas! oui, et il étoit innocent le pauvre garçon. On ne l'en battit pas moins presqu'à mort. Ils auroient mieux fait de le fusiller sur-le-champ, comme il le demandoit: son ame n'auroit fait qu'un vol jusqu'au haut du ciel, car il n'étoit pas coupable.
Je le crois, dit mon oncle.
Ah! monsieur, je n'y pense jamais que je n'aie la foiblesse de pleurer.
Les larmes, Trim, ne sont pas toujours une preuve de foiblesse. Je l'éprouve moi-même.
Je sais bien, dit Trim, que monsieur pleure souvent; et c'est aussi ce qui m'empêche d'avoir honte de moi-même. Eh! monsieur, quand je pense à ces deux pauvres garçons! c'étoient de si bons enfans! ils étoient si sages, si honnêtes, si braves, si généreux! ils avoient si bonne envie de se pousser loyalement dans le monde! et que n'ont-ils pas souffert pour rien? Le pauvre Tom! être mis à la question pour avoir épousé la veuve d'un juif qui vendoit des saucisses et du boudin! Et ce pauvre Dick John passer par les baguettes, parce qu'un fripon, pour se sauver, avoit mis quelques ducats dans son havresac? Oh! ce sont-là des choses, s'écria Trim, qui me font saigner le cœur.
Mon père ne put s'empêcher de rougir.
Va, dit-il à Trim, il seroit bien fâcheux que tu éprouvasses jamais des peines pour toi-même, quand tu es si sensible à celles des autres.
Hélas, dit Trim, monsieur sait que je n'ai ni femme, ni enfant, et que je ne puis, par conséquent, être tout-à-fait malheureux dans ce monde.
Mon père sourit.
Vraiment, dit mon oncle, je ne vois pas ce qu'un aussi honnête homme que toi pourroit avoir à craindre, à moins que ce ne soit la misère sur tes vieux jours, lorsque tu ne pourras plus servir, et que tu survivras à tes amis.
Aussi est-ce là le seul malheur que je redoute.
Ne crains rien, mon enfant, reprit vivement mon oncle, en laissant tomber sa béquille, et se levant sur ses deux jambes: tant que ton maître possédera un schelling, tu ne manqueras jamais.
Trim voulut le remercier, mais les larmes le gagnèrent; il fit sa profonde révérence, sortit et ferma la porte.
Frère, dit mon oncle Tobie, je laisse à Trim mon boulingrin: mon père sourit.
Et de plus je lui laisse une pension: mon père le regarda en fronçant le sourcil.
CHAPITRE LXVIII.
Pourquoi pas?
C'est morbleu bien là le temps, s'écria mon père en lui-même, de parler de pension, de boulingrin et de grenadiers.
CHAPITRE LXIX.
Préparatifs de mon Père.
Mon père, à la seule idée du grenadier du régiment de Makai, étoit retombé sur son lit, comme si mon oncle Tobie l'eût assommé. Il y retomba dans la même attitude. Il ne se releva qu'en faisant les mêmes mouvemens. Les attitudes en elles-mêmes, madame, ne sont presque rien; mais le passage d'une attitude à l'autre est quelque chose. C'est en sentimens ce que les dissonnances sont en musique; elles préparent aux grands traits.
C'est pourquoi mon père ne sortit de cette seconde crise qu'en observant tout ce qu'il avoit fait à la première; et il étoit prêt aussi à recommencer son discours lorsqu'il se rappela le peu de succès qu'il avoit eu… Cet essai lui fit prendre un autre biais. Il se leva, fit trois tours dans la chambre, puis s'arrêta tout court et debout, en face de mon oncle Tobie, alors il se crut avoir un avantage qui ne lui seroit pas aisément enlevé par un homme assis; et posant trois doigts de sa main droite dans la paume de sa main gauche, il parla ainsi à mon oncle Tobie.
CHAPITRE LXX.
Cela ne réussit pas bien.
Quand je réfléchis sur l'homme, frère, et que j'examine ce côté sombre où la vie humaine se peint dans des nuages de trouble et d'affliction; quand je considère combien de fois nous mangeons du pain de douleur, que nous sommes nés pour la peine, et que les tourmens sont une des principales portions de notre héritage…
Ma foi! dit mon oncle, je crois que je suis né pour rien, si ce n'est pour ma commission.
Comment, dit mon père, qui craignoit quelque soudaine invasion militaire de mon oncle Tobie, est-ce que mon oncle ne vous a pas laissé cent vingt livres sterling de rente?
Eh! qu'aurois-je fait sans cela? reprit mon oncle Tobie.
Ce n'est pas là de quoi il s'agit, dit mon père. Je vous disois, frère Tobie, que lorsque l'on fait le calcul de tous les malheurs, item, dont la vie de l'homme est surchargée, il est impossible de concevoir dans quelles sources cachées il puise des forces pour y résister.
Hélas! s'écria mon oncle Tobie, en levant les mains au ciel, c'est par le secours du seigneur Dieu tout-puissant. Ce n'est pas notre propre force qui nous soutient, c'est sa main divine. Oh! mon frère! c'est le plus grand, c'est le meilleur des êtres. C'est lui qui nous défend, qui nous conserve.
Voilà, dit mon père, ce qui s'appelle couper le nœud; je veux, au contraire, que vous le dénouyiez. Ecoutez: je vais vous conduire dans ces profondeurs mystérieuses.
Soit, dit mon oncle.
Alors mon père changea d'attitude, et prit celle que Raphaël donne à Socrate au milieu de l'école d'Athènes. Elle est si bien imaginée, si vraie, que les spectateurs croient deviner ce que dit le philosophe. L'index de sa main gauche, placé entre le pouce et l'index de sa main droite, indique effectivement tout ce que disoit l'orateur. On croit l'entendre. Vous convenez de cela?… de ceci?… de ceci encore?… Je n'ai pas besoin de vous observer… Cela vous paroît clair?… Donc… etc.
Oh! Garrick, quelle scène tu ferois de ce passage, si tu avois vu mon père ainsi placé vis-à-vis de mon oncle Tobie.
CHAPITRE LXXI.
Encore moins.
De toutes les machines qui existent, frère Tobie, dit mon père avec un air sérieux, l'homme est sans contredit la plus curieuse. Mais elle est composée de substances si fragiles, toutes les parties en sont si misérablement engrainées, qu'elle ne résisteroit pas un instant au chaos des cailloux et des ornières de la vie, si quelque ressort secret par la force de son impulsion…
Et ce ressort secret, frère, je maintiens que c'est la religion.
Et tout cela, morbleu! dit mon père, en retirant son doigt socratique de la position où il étoit, raccommodera-t-il le nez de mon fils…
La religion raccommode tout, dit mon oncle.
Eh bien! frère, je ne doute point que si mon fils fût arrivé dans ce monde sans être aussi cruellement mutilé, il y eût fait son chemin comme un autre; mais le mal est fait; appliquons-y le seul remède que je connoisse. Donnons-lui un nom qui lui inspire de l'élévation dans l'esprit et dans les idées: je veux qu'il soit nommé Trismégiste… Allons…
Je souhaite, dit mon oncle, que cela puisse réussir.
CHAPITRE LXXII.
Mon chapitre des hasards.
Quel long chapitre des hasards, dit mon père en se retournant vers mon oncle Tobie, comme il étoit sur la première marche de l'escalier pour descendre; quel long chapitre de hasards, frère Tobie, les événemens de ce monde pourroient nous fournir, si nous prenions la peine de les rassembler! Parbleu! frère, vous n'êtes pas fort occupé, prenez la plume et calculez-les. Moi! je ne sais pas plus calculer que cette rampe. Mon oncle Tobie étoit démonstratif. En parlant de la rampe, il l'avoit frappée de sa canne, et le contre-coup renvoya la canne assez vivement sur l'os de la jambe de mon père. Je ne l'ai pas fait exprès, s'écria mon oncle Tobie. Je le crois bien, frère, répartit mon père, en se frottant la jambe. Je vous assure que c'est un pur hasard. Eh bien! frère, c'est un hasard de plus à mettre dans notre chapitre.
Le double succès de la répartie de mon père lui fit oublier la douleur qu'il ressentoit à la jambe. Rien n'étoit plus heureux, et ce fut bien encore là un pur hasard. Sans cela personne n'auroit jamais été instruit de ce qui faisoit alors le sujet des calculs de mon père… Je défie à qui que ce soit de le deviner.
Mais que ce chapitre des hasards a pris une heureuse tournure! je l'avois promis; et il s'est trouvé fait comme sans y songer. Tant mieux, ma foi! j'ai bien assez de besogne sans celle-là. N'ai-je pas promis un chapitre sur les nœuds? Un autre sur les souhaits? Un autre sur les moustaches? N'en ai-je pas deux à faire sur le bon et sur le mauvais côté des femmes?… Le premier, à la vérité, ne m'inquiète guère; il sera court, très-court; mais l'autre! j'en sue d'avance. Et mon chapitre sur les chapitres quand viendra-t-il? C'en est trop pour si peu de temps qui me reste cette année. Cependant je m'y obstine, et je ne me coucherai peut-être pas que n'aie fait un de ces articles importans.
CHAPITRE LXXIII.
Mon chapitre des chapitres.
Oui, sans doute, je ferai un de ces articles, pourvu qu'on me laisse écrire à ma fantaisie. Est-ce donc à moi que l'on peut proposer de s'assujettir à des règles? jamais. Ce n'est pas l'écrivain qui doit les suivre, c'est aux règles à se soumettre à son génie. Malheur à qui s'en rend esclave! on reste froid, lourd, embarrassé, et avec l'ouvrage le plus scrupuleusement régulier, on endort ses lecteurs: au loin ces entraves somnifères!
C'est en les écartant que je commence mon chapitre des chapitres.
Le voilà entrepris: point de repos qu'il ne soit complètement fini. Un autre se contenteroit peut-être de l'ébaucher pour y revenir demain. Il le retourneroit de cent façons et s'y appésantiroit.
Sottise! les bonnes choses partent comme un éclair. Je ne suis pas de ceux qui disent qu'il faut écrire difficilement. Il me semble voir des gens qui se calent pour soutenir un fardeau tout prêt à les écraser, et je suis bien sûr que, si j'en faisois autant, je ne me meublerois la tête que de lieux communs; je n'aurois que des choses assommantes à dire.
Il est vrai que je pourrois les habiller avec pompe, et que je serois en droit le lendemain de m'écrier, comme la plupart de nos écrivains: écoutez, voici de belles choses. Il est affreux que l'on néglige notre méthode. Aussi tous les livres, à l'exception des nôtres, sont-ils détestables…
Un moment, messieurs, je n'approuve point vos livres d'une phrase, et qu'il faut lire sans interruption, ou laisser de côté pour ne jamais les reprendre.
Les chapitres ont leur mérite, et si j'étois emphatique, que ne dirois-je pas en leur faveur? je m'écrierois: il n'est rien de plus supérieurement utile que d'en faire usage. Ils reposent prodigieusement l'esprit: ils soulagent merveilleusement l'imagination; ils aident étonnamment la mémoire; et dans un ouvrage dramatique de l'acabit de celui-ci, par exemple, ils sont aussi indispensablement nécessaires que la coupe des scènes dans un drame théâtral.
Grace à Dieu! je déteste ces longs adverbes, ces épithètes boursoufflées.
Si vous voulez savoir pourquoi, et prendre quelque idée de cette matière, lisez Longin.
Si après avoir lu, vous n'en savez pas davantage, lisez-le encore une fois.
Lisez-le une troisième, une quatrième.
Avicenne et Licetus avoient lu chacun quarante fois la métaphysique d'Aristote sans y rien comprendre.
Et voici ce qui en arriva.
C'est qu'Avicenne devint le plus terrible des écrivains de son siècle.
Et que Licetus…
Mais que tu es bizarre dans tes quintes, ô Nature!
Que le sort de ce Fortunius Licetus est étrange!
Il n'étoit encore qu'un embryon quand tu l'envoyas dans ce monde. Il n'y avoit guère d'apparence qu'un être de cette espèce, qui n'avoit que cinq pouces de long, pût vivre. Cependant il vécut: il devint même un homme extraordinaire. Ses progrès dans les sciences spéculatives furent si rapides, qu'il parvint à composer assez promptement un ouvrage dont le titre seul étoit presque aussi long que tout son corps. C'est sa Gonopsychanthropologie, ou, ce qui est la même chose, son Traité de l'ame humaine…
Voilà ce que j'avois à dire, et c'est ce que j'appelle mon chapitre des chapitres. Je puis ajouter, sans faire tort aux autres, que je le regarde comme plus érudit et le plus scientifique de tous ceux que j'ai faits.
Une chose encore que je garantis, c'est qu'il est mieux traité ici que dans l'Encyclopédie, et cela ne m'étonne point. De tous les livres qui portent aujourd'hui ce titre, je ne connois de bon que l'Encyclopédie Perruquière.
Avis aux têtes chauves! la mienne s'en est bien trouvée.
CHAPITRE LXXIV.
L'Art de marcher.
Il aura donc nom Trismégiste, frère! c'est un si beau nom! celui qui, de tous les mortels, l'eut le premier, fut à mon gré le plus grand homme qui ait jamais vu le jour. Il fut roi, législateur et philosophe. C'est lui qui inventa l'écriture, qui donna les premières lois à l'Egypte, qui introduisit l'usage des sacrifices. Le croiriez-vous bien? sans lui, la méthode de se battre à coups de poings et à coups de tête en Angleterre, seroit peut-être encore inconnue… Il en apprit l'exercice aux Egyptiens…
Diable!… dit mon oncle, s'il entendoit aussi bien l'attaque et la défense, il falloit, sans doute, aussi qu'il fût ingénieur…
N'en doutez pas, dit mon père en levant le pied pour descendre la seconde marche.
Prenez garde! dit mon oncle Tobie, vous allez tomber.
Mon père, en effet, chancela si fort que mon oncle Tobie n'eut pas cette crainte sans raison.
Heureusement, frère Tobie, dit mon père, que je me suis retenu. J'avois perdu l'équilibre. C'est faute de m'être rappelé de quel pied je suis parti pour venir jusqu'ici. Vous ne sauriez croire combien il est utile de s'en souvenir. Aristote, qui a fort amplement traité de cette matière, n'a pu la résoudre, et l'a rejettée dans ses problèmes.
L'utilité m'en a paru si frappante que je l'ai approfondie. Que l'on voit bien là toute la prévoyance de la nature dans tout ce qu'elle a fait! si nous jetons les yeux sur l'homme, sur les animaux, sur les oiseaux, sur les insectes, nous trouvons en chaque classe une uniformité parfaite dans les agens qu'elle leur a donnés pour marcher. Ils ont plus de pieds les uns que les autres: mais si l'homme n'en a pas plus que les dindons, on n'en voit pas moins dans ce petit nombre, quel a été le dessein de la nature.—Elle leur en a donné à chacun une paire. C'est par paire aussi qu'elle les a distribués à tous les autres animaux.—Le plus ou le moins n'y fait rien. Le mille pattes, avec la multitude qu'il en a, ne les a pas autrement que par paires. Il en est ainsi des êtres microscopiques.
La nature est invariable sur ce point. Si l'on considère en même-temps qu'elle n'a opéré de cette manière, qu'en mettant tout autant de pieds ou de pattes d'un côté que de l'autre, et que le pied ou la patte qui est de ce côté-ci, correspond exactement à la patte ou pied qui est de ce côté-là, on conçoit tout d'un coup l'objet qu'elle a eu.—Qu'est-ce que le mouvement de l'homme et des animaux? un bon physicien devroit être là tout prêt à me répondre; mais j'attendrois peut-être long-temps une sottise. Le mouvement n'est autre qu'un composé de travail et de repos.—La nature l'ayant imprimé aux hommes, aux animaux et aux insectes, elle leur donna sur-le-champ ce qui pouvoit le plus commodément et le plus sûrement leur faire mettre à profit cet avantage. C'est pour cela qu'elle les gratifia tout aussitôt des pieds et des pattes qu'on leur voit, et que pour en faire mouvoir une partie, elle régla qu'ils laisseroient l'autre en repos.—Cette règle est universelle. Je n'y connois qu'une exception, c'est quand je saute, ce qui m'arrive rarement…
Et ce qui auroit pourtant pu vous arriver tout-à-l'heure, dit mon oncle Tobie…
Je l'avoue, répliqua mon père. Il y a cependant encore, continua-t-il, une exception, c'est lorsque je vais à cloche-pied. Mais cette manière d'aller et l'action de sauter, sont des mouvemens convulsifs dont on ne peut conclure autre chose, sinon que l'homme, dans son libre arbitre, fait souvent des écarts qui ne sont pas sans danger… La machine humaine est quelquefois toute détraquée par un saut imprudent: on se fatigue jusqu'à l'excès, en ne faisant qu'une très-petite course à cloche-pied.—Aussi est-ce de là que j'ai principalement appris que nous ne marchions bien, que par le mouvement et le repos alternatif de nos jambes et de nos pieds. Apparemment que celui qui a fléchi sous moi, n'étoit pas celui qui devoit agir…
Sûrement! dit mon oncle Tobie. Une fois que l'on connoît le principe des choses, reprit mon père, on rend aisément raison de tout ce qui peut y être relatif. Mais Aristote qui ne l'a point connu, parce qu'il n'a fait que des spéculations sans consulter l'expérience, demande pourquoi nous n'avons pas aussi-bien trois pieds que nous en avons deux.—
Aristote est un sot, dit mon oncle Tobie.
Je n'aurois osé le dire, répliqua mon père.
Eh bien! je le dis, moi, reprit mon oncle Tobie.
CHAPITRE LXXV.
La double entente.
Eh! eh! Suzanne, s'écria mon père en la voyant passer au bas de l'escalier avec un gros oreiller sous le bras, comment va ma femme? comme ça, dit Suzanne, sans s'arrêter.—
Et l'enfant? Point de réponse.
Que dit le docteur Slop? que fait-il?
Suzanne étoit déjà loin. Mon père se mit le dos contre la rampe. «Frère Tobie, dit-il, de la multitude des énigmes que la vie conjugale offre sans cesse à deviner au pauvre mari, je n'en connois point de plus impénétrable que celle-ci. Ma perspicacité y a toujours échoué. C'est de savoir pourquoi et comment il se fait, dès que madame est en couche, que toutes les femmes de la maison en soient plus fières et plus impérieuses de moitié.—»
C'est que je crois, dit mon oncle Tobie, que nous nous paroissons à nous-mêmes plus petits.—Je ne vois point d'enfant nouveau né, que je ne sente, pour ainsi dire, que je m'appétisse. C'est un moment bien dur à passer pour une femme, continua-t-il en remuant la tête.
Oui, c'est un furieux moment, dit mon père en remuant aussi la tête.
Mais depuis que la mode est venue de remuer la tête en parlant, on ne la remua peut-être jamais par des motifs plus contraires.
Que Dieu les bénisse! c'est ce que vouloit dire mon oncle.
Que le diable les emporte! C'est ce que n'osoit dire mon père.
CHAPITRE LXXVI.
L'utilité des journaux.
Mais, messieurs, descendrez-vous donc à la fin aujourd'hui? holà! eh!… quelqu'un.
Me voilà, monsieur: que vous plaît-il?…
Tiens, prends ce schelling, et cours vîte chez le libraire du coin.
Oui, monsieur.
Tu lui demanderas le premier journal qui tombera sous sa main.
Oui, monsieur.
Et tu me l'apporteras.
Oui, monsieur.
Mais va donc…
Oui, monsieur.
Tu es encore là?… le voilà pourtant parti. Dieu soit loué!… en vérité, me disois-je, ils sont admirables, nos Aristarques!… Mais admirabilissimes!
Ils sont fertiles en expédiens!
Leur critique est si juste! si honnête! si douce!
Ils découvrent si facilement les fautes qu'on n'a point faites!
Ils recommandent si habilement de faire celles qu'il faut éviter!
Ils indiquent des moyens si sûrs de mieux faire!
Ah! ils sont admirables, admirabilissimes, messieurs nos Aristarques.
On voit mon embarras. Je ne sais comment m'y prendre pour faire descendre tout-à-fait mon père et mon oncle Tobie…
Et peut-être que ce journal va m'apprendre comment il faut les faire remonter.
Que cela seroit heureux! si j'y pouvois trouver le moyen de les faire coucher!
D'honneur! ils en ont bien besoin…
Monsieur, voilà un journal.
Bon! c'est justement celui qui a le plus de vogue. Voyons, lisons. La fadeur!… quelle platitude!… c'est-là une épigramme?… Je ne m'en serois pas douté. Passons… Une épître à un seigneur russe?… Et le seigneur russe est un cèdre du Liban?… et le poëte est une foible tige d'hysope?… Vil rimeur! tu es plutôt un ver rampant. Et le seigneur?… Il est ce qu'il est. Mais quoi encore? Ma foi! ce qu'est un seigneur; rien si vous voulez.
Ce journal me coûte un schelling. Je ne le regrette pas. Quand mon père et mon oncle Tobie seront couchés, il faudra qu'ils dorment. Je lirai à l'un l'épître au seigneur russe, et à l'autre les épigrammes.
Avec tout cela, si chaque jour de ma vie me tailloit autant de besogne que m'en a fourni celui-ci, je ne sais quand j'aurois fini. Voyez un peu la crise singulière où je suis. Jamais peut-être aucun biographe ne s'est trouvé dans cette situation avant moi; peut-être qu'aucun ne s'y trouvera jamais, et qu'elle étoit réservée pour moi seul, depuis la création jusqu'au néant de tous les êtres.
A pareil jour que celui-ci de l'année dernière, j'avois un an de moins.
Aujourd'hui, par conséquent, j'ai un an de plus.
Pardon si j'écris ceci avec gravité. Ce sont des réflexions calculées qui doivent avoir un air de pesanteur.
Je dis donc que je suis aujourd'hui plus vieux d'un an, que je ne l'étois à pareil jour de l'an passé. Me voici déjà presque à la fin de mon second volume, quoique je n'aie à peine qu'un jour d'existence.—Il est évident par-là que j'ai trois cent soixante-cinq jours de plus à écrire de ma vie, que je n'en avois lorsque j'ai mis la main à la plume pour la première fois. Ainsi, au lieu d'avancer dans ma tâche, comme fait le commun des écrivains, je recule. A deux volumes par jour de mon existence, chaque année va me mettre en arrière de sept cent trente volumes, et de sept cent trente-deux lorsqu'elle sera bissextile.
Il est bien certain aussi que je vivrai trois cent soixante-quatre fois plus vîte que je n'écrirai. Ainsi, d'intérêts en intérêts, je me verrai si accablé qu'il faudra que j'y succombe.
Cependant, mes amis, ne nous désespérons pas.—Pourvu que le ciel soutienne les papeteries, je ne contribuerai pas peu à leur consommation. Quant aux plumes, la nature est bonne dans ce climat; et grâce à la providence, notre pays ne manque pas d'oies.
CHAPITRE LXXVII.
Les quatre événemens.
Mon père et mon oncle Tobie cessèrent leur babil. Ils achevèrent de descendre l'escalier, allèrent se coucher et s'endormirent.
Le journal ne contribua en rien à tout cela.
CHAPITRE LXXVIII.
La leçon.
En ce cas, dit mon père à Suzanne, donne-moi donc vîte ma culotte.
Pardi! oui. Vous croyez que vous aurez le temps de vous habiller? nenni pas; car votre enfant est aussi noir…
Que?… dit mon père, qui, comme tous les orateurs, avoit un foible singulier pour les comparaisons.
Je vous dis, reprit Suzanne, qu'il est à la mort.
Et Yorick, où est-il?
Jamais où il devroit être, dit Suzanne. Mais son vicaire est-là. Il baptise déjà l'enfant, et n'attend plus que son nom. Madame m'a dit de venir bien vîte avertir monsieur Tobie pour le nommer, et vous demander s'il lui donnera aussi le nom de Tobie…
Ma foi! dit mon père, si j'étois sûr qu'il mourût, autant vaudroit en faire la politesse à mon frère. Ce seroit dommage de lui donner un aussi beau nom que celui de Trismégiste, pour le lui voir perdre aussitôt… Mais il en peut revenir… Va, va-t-en toujours, Suzanne, et dis que je vais me lever.
Vous n'en aurez pas le temps, vous dis-je: il est aussi noir que mon collier…
Diable! il est de jais, ton collier! eh bien! va donc dire qu'on le nomme Trismégiste… Mais, non, attends, tu l'oublieras; tu es si bête!…
Pardi! ne faut-il pas avoir bien de l'esprit pour se souvenir de Trismégiste?… et Suzanne se met à courir de toutes ses forces.
Mon père saute en bas du lit et cherche sa culotte.
CHAPITRE LXXIX.
J'obtiens enfin un nom dans le monde.
C'est Trist… Trist… oui, oui, Trist… Quelque chose comme cela, dit Suzanne en entrant toute essoufflée… Trist?… répéta le vicaire en levant des yeux qui annonçoient que la mémoire faisoit un effort. Oui, Trist… dit Suzanne. Mais il y a encore quelque chose avec, sans doute, dit le vicaire? c'est Tristram? Nous y voilà, reprit Suzanne, c'est Tristramgiste… Eh non! dit le vicaire, il n'y a point de giste.
Si fait! si fait! dit Suzanne. Eh non encore! vous allez voir qu'elle va m'apprendre mon propre nom. Je vous dis que c'est mon nom. Or donc, dit-il à haute voix, Tristram ego, etc. etc. etc. etc. Et c'est ainsi que j'eus le nom fatal de Tristram, et qu'il me restera tant que je vivrai.
CHAPITRE LXXX.
Je vous mets à mieux faire.
Mon père suivit bientôt Suzanne. Il avoit son bonnet de nuit à la main, les jambes nues, sa culotte à demi-boutonnée avec un seul bouton, encore n'étoit-il passé qu'à moitié dans la boutonnière.
Je parie, dit-il en ouvrant la porte, que cette bégueule-là aura oublié le nom. Point du tout, monsieur, dit le vicaire.
Je le craignois. Et ta maîtresse, et l'enfant, comment vont-ils?
Bien mieux, monsieur, dit Suzanne…
Oui?… cela est sûr?
Quand je vous le dis?…
Diable!… A peine mon père eut-il articulé cette interjection, que le bouton de sa culotte s'échappa de la boutonnière, et que la culotte lui tomba sur les talons.—
On ne put jamais deviner dans ce moment si l'exclamation de mon père partit sur la réponse de Suzanne, ou si elle fut causée par la chûte de la culotte.
Je n'éclaircirai cette anecdote que quand j'aurai fait mon chapitre des chambrières, mon chapitre des interjections, et mon chapitre des boutonnières.
Tout ce que je puis dire en ce moment, c'est que mon père prit aussitôt sa culotte à deux mains, l'une devant, l'autre derrière; et qu'en tortillant d'assez mauvaise grâce, et avec une allure assez lente, il retourna se coucher.
CHAPITRE LXXXI.
Question facile à résoudre.
Que ne puis-je faire un chapitre sur le sommeil!
Il ne s'en présenta peut-être jamais une aussi belle occasion. Tous les volets de la maison sont fermés, toutes les lumières sont éteintes, et à l'exception d'un œil, tous les yeux sont clos.—Cet œil, encore ouvert, est celui de ma nourrice. La pauvre femme! il ne faut pas lui reprocher de n'en tenir qu'un ouvert; elle étoit borgne depuis dix ans.
Mais pourtant, quel beau sujet que le sommeil pour faire un chapitre!
Il est beau, très-beau. Avec tout cela, j'entreprendrois plutôt de faire douze chapitres sur les boutonnières. Je serois plus sûr du succès.
Les boutonnières! la jolie chose! cela est si plaisant, madame! cela fait naître des idées si riantes! si agréables!… Farouches critiques! austères dévotes!… vos fronts se dérideroient à la lecture de ce que je pourrois écrire sur ce joyeux sujet.
Mais le sommeil! le sommeil! hélas! qu'en dirois-je?… Je n'en sais rien.
Vous chanterois-je d'un ton lamentable qu'il est le refuge des malheureux, la liberté de celui qui gémit dans les cachots, l'espoir des gens désespérés, le soulagement des ames affaissées? etc., etc.
Une aussi longue jérémiade accableroit d'ennui.
«Dieu soit avec celui qui, le premier, inventa le sommeil, disoit Sancho Pança! il couvre un homme comme un manteau.»
Ma foi! je m'en tiendrai là. Le gouverneur de l'île de Barataria m'en dit tout autant, et peut-être plus dans cette courte exclamation, que je n'en trouverois dans les écrits de nos plus fameux philosophes. J'en connois un, par exemple, dont la plume infatigable s'est exercée sur ce sujet dans un savant traité ad hoc. Il est professeur, académicien, directeur même d'académie. Je l'ai lu. Bon dieu! comme j'ai dormi sans en avoir envie et sans le vouloir! j'aime le sommeil, mais je donnerois pour deux sous tous les livres qui le provoquent. Allons, allons, sortez de ma bibliothèque, vous, monsieur un tel, avec vos romans languissans: vous, monsieur, avec vos froides héroïdes; vous, avec vos fables, etc., etc. Je finis, car en vérité il faudroit nommer presque tous nos écrivains. Et quelle liste somnifère!
Montagne! mon cher Montagne, tu as aussi écrit sur le sommeil! pourquoi me tiens-tu éveillé lors même que tu en parles, et que les autres m'endorment en voulant faire le contraire?
CHAPITRE LXXXII.
Où va-t-il aller?
Parbleu! frère Tobie, dit mon père, si ma femme veut qu'on hasarde l'aventure, on nous apportera ici Trismégiste pendant que nous déjeûnerons.
Obadiah! va dire à Suzanne de venir.
Elle est là-haut, dit Obadiah. Elle vient d'y remonter, en heurlant comme s'il lui étoit arrivé quelque malheur.
Ce mois-ci sera cruel à passer, dit mon père, en remuant la tête. Je vous assure, frère Tobie, qu'il sera cruel. L'eau, le feu, le vent, la femme… Tout cela par une combinaison singulière… Que seroit-ce donc? dit mon oncle Tobie. Est-ce qu'il y auroit encore quelque chose de sinistre?
S'il y en aura? s'écria mon père, vous allez voir.
Suzanne entra dans ce moment…
Qu'est-ce donc? qu'y a-t-il là haut? s'écria mon oncle Tobie.
Ah! ce qu'il y a! madame est dans des convulsions affreuses. Ce n'est pas ma faute s'il est nommé ainsi. J'ai dit comment il falloit le nommer. On s'est trompé. Monsieur m'avoit dit que c'étoit Tristramgiste…
Trismégiste donc, babillarde.
Oui, oui, Trismégiste, et on l'a nommé Tristram.
Déjeûnez tout seul, dit mon père en prenant son chapeau d'un sang-froid effrayant, et il sortit.
Toi, Obadiah, pendant que tu ne fais rien là, dit mon oncle Tobie, va dire à Trim de venir me parler. Il est au boulingrin.
CHAPITRE LXXXIII.
Avis aux médecins.
L'effet cruel du forceps fit monter mon père dans sa chambre. Consterné, abattu, il se jeta sur son lit, et y resta dans une espèce d'engourdissement. Vous allez peut-être vous imaginer, mon cher lecteur, qu'il en fit autant dans cette occasion. Point du tout; eh! que vous connoissez peu la nature! la funeste nouvelle de mon nom fit bien une autre impression sur lui.
L'assemblage de deux accidens change infiniment la manière de les sentir, et les moyens de s'en tirer.
Par exemple, il n'y a pas encore une heure qu'avec toute l'impatience et toute la précipitation d'un pauvre diable d'auteur qui écrit pour avoir de quoi payer son dîner, j'ai jeté au feu par mégarde, au lieu de mon brouillon, une feuille de papier; et quelle feuille?… je l'avois revue, corrigée, méditée, augmentée. C'étoit un petit chef-d'œuvre, au moins j'en étois content. Dépité, piqué au vif, j'ai fait voler ma perruque au plancher… Je l'ai attrapée comme elle retomboit, et ma bévue oubliée est aussitôt sortie de mon esprit…
Je ne connois rien qui soulage avec plus d'efficacité, ni plus promptement, un auteur désespéré.
Que la nature est bonne! la faculté, dans tous les accidens de la vie, hésite, tâtonne, et laisse presque toujours empirer le mal. Mais la nature? la nature nous fait tout aussitôt connoître le remède.
Ou je frappe du poing sur la table, ou du pied sur le carreau.
Ou bien, je lance avec fureur et horisontalement mon bonnet sur mon lit.
Une autre fois, je me lève et je fais trois ou quatre tours dans ma chambre, à pas convulsifs.
Je jure, je tempête, je renverse ma chaise, je déchire mon papier… Eh! que fais-je?… je sais que cela me guérit. Comment? voilà ce que j'ignore. J'en sens l'effet; mais un voile épais en couvre la cause. Ce n'est pas le résultat d'un calcul. Qu'est-ce donc? un pur instinct, une impulsion machinale à laquelle nous ne pouvons pas résister. Mais ce n'est pas là une solution dont l'esprit puisse se contenter… Vous êtes difficile. Apprenez qu'il y a une foule d'autres choses dont il nous est impossible de rendre raison: nous vivons au milieu des mystères et des énigmes. Les choses les plus ordinaires qui se présentent à nos sens, ont toujours un aspect sombre où se perd l'œil le plus pénétrant. Heureux! si nous saisissons le côté agréable, c'en est assez.
Après une aussi sublime réflexion, il est aisé de voir que mon père n'étoit pas le maître de se précipiter à terre ou de se jeter sur son lit, quand son oreille fut si douloureusement frappée du nom sinistre qu'on m'avoit donné.—Son instinct, ou la nature, ou son ange, ou tout ce qu'il vous plaira, le conduisit malgré lui dans le jardin et sur le bord du canal.
Il est profond, la masse d'eau qu'il contient est prodigieuse.
Mon père se trouva là dans un clin d'œil. Les réflexions d'une heure entière ne lui auroient pas fait prendre un parti plus sûr… La raison, avec tout son cortége de rapports et de combinaisons, l'auroit peut-être moins bien guidé…
Il s'élève, monsieur, du fond des viviers une certaine vapeur consolatrice, dont la force salutaire…
Ma foi! je laisse aux physiciens, aux naturalistes, à en faire l'analyse… Je ne sais pas pourtant si, à tout prendre, les cureurs des viviers n'y réussiroient pas mieux à coup sûr, ils raisonneroient moins.
Mais qu'importe à moi, chétif, que ces messieurs raisonnent, et que ces pauvres gens ne raisonnent pas? sans savoir bien quel est l'effet d'un vivier sur l'ame du malheureux, je sais qu'il a un effet; et cela me suffit.—Je suis étonné que Pythagore, Platon, Solon, Lycurgue et Mahomet n'en aient pas parlé dans leurs écrits.
CHAPITRE LXXXIV.
Assaut de valeur.
Trim ne se fit pas attendre. Monsieur, dit-il, en ouvrant la porte, sait sans doute le funeste accident qui est arrivé?
Oui, Trim, dit mon oncle, et j'en suis bien chagrin.
Et moi aussi, reprit Trim. Mais je me flatte que monsieur ne pense pas qu'il y ait de ma faute.
A toi? Trim, répondit mon oncle Tobie. Non, sûrement. Ce n'est que la faute du Vicaire et de Suzanne.
Oh! oh! dit Trim. Mais que diable pouvoient-ils avoir à faire ensemble dans le boulingrin?
Tu confonds, Trim, et tu prends le boulingrin pour l'appartement de ma sœur. Trim s'aperçut aisément qu'il avoit pris le change. Une profonde révérence fut sa seule réponse, et l'instant de silence qu'il y eut, lui donna le temps de faire une réflexion fort sensée.
Deux malheurs sont trop à-la-fois, dit-il en lui-même, pour qu'on en parle en même-temps.—
La vache a porté le ravage dans nos fortifications: laissons-là cet accident, n'en parlons pas, et voyons de quoi il s'agit ici.
Mon oncle Tobie, bien sûr que Trim se trompoit, et confirmé dans cette opinion par la révérence qu'il lui avoit faite, reprit bientôt son discours.—
Mon frère, dit-il, ne pense jamais comme les autres. Pour moi, je ne vois pas qu'il y ait une si grande différence entre le nom de Tristram et celui de Trismégiste, et que mon neveu eût plus gagné au nom de Trismégiste qu'au nom de Tristram… En mon particulier, cela m'est égal; mais mon frère en est si affligé, que je donnerois volontiers cent guinées pour réparer cette erreur.
Moi, dit Trim, je ne donnerois pas une épingle.
Ni moi un cheveu, reprit mon onde Tobie, si c'étoit pour mon propre compte: mais comme je te l'ai dit, mon frère n'entend point raison là-dessus. Il prétend que les hasards de la vie dépendent presque toujours des noms de baptême. Hier encore, il me disoit que depuis le commencement du monde, il n'y avoit pas eu une belle action que l'on pût attribuer à un homme qui se nommât Tristram. Il ajoutoit qu'il étoit impossible, avec un pareil nom, d'être sage, bon, savant, brave…
Vision que tout ça! monsieur. Est-ce que je ne me battrois pas aussi-bien en portant le nom de Trim, que si j'eusse eu celui de César?
Pour moi, reprit mon oncle Tobie, je me serois appelé Alexandre, que je n'aurois pas mieux fait mon devoir à Namur.
Bon Dieu! s'écria Trim, est-ce qu'on songe à son nom de baptême, lorsqu'on marche à l'ennemi?
Ou qu'on est dans la tranchée? dit fièrement mon oncle Tobie.
Ou qu'on pénètre dans la brèche? dit Trim, en se glissant entre deux chaises.
Ou qu'on force une ligne? dit mon oncle, en poussant sa béquille en avant comme un esponton.
Ou que l'on couche en joue un soldat ennemi? dit Trim, en tendant son bâton comme un fusil.
Ou qu'on monte sur le glacis? s'écria mon oncle, en mettant le pied sur un tabouret.
CHAPITRE LXXXV.
Préliminaires effrayans.
Mon père de retour, ouvrit précisément la porte au moment même que mon oncle Tobie montoit intrépidement sur le talus… Trim tenoit encore en joue son ennemi, et mon oncle Tobie n'avoit point encore été surpris par mon père dans un galop aussi rapide que celui qui l'emportoit en cet instant… Mon oncle Tobie ne s'attendoit pas à le voir sitôt reparoître; et il fut un peu déconcerté de sa présence subite. Heureusement pour lui que mon père rouloit quelque chose de bien différent dans son esprit, que l'idée de l'asticoter sur ce qu'il venoit de voir.
Il remit son chapeau sur la table avec le même flegme qu'il l'avoit pris.
Il jeta un coup d'œil farouche dans tout l'appartement.
Il se saisit de l'une des deux chaises dont Trim s'étoit fait une brèche.
Il fit desservir le déjeûner, que Trim emporta en tremblant. Il commença enfin la plus lamentable de toutes les élégies.
CHAPITRE LXXXVI.
Déploration de mon Père.
C'est donc en vain, dit-il, en jetant les yeux sur l'anathême d'Ernulphe, et sur mon oncle Tobie, c'est donc en vain que j'ai prétendu corriger le sort: je ne le vois que trop, frère Tobie. Mes fautes, les vôtres, celles de toute la famille ont irrité le ciel. Il se sert contre moi-même de tout ce qu'il y a de plus terrible dans l'arsenal de sa vengeance, puisque c'est sur mon fils qu'il fait tomber ses foudres avec tant d'éclat.
Mais point du tout, dit mon oncle Tobie; si cela étoit, tout l'univers se ressentiroit de ce fracas.
Mon père ne fit pas la moindre attention à la réflexion de mon oncle Tobie, et continua.
O mon fils! O malheureux Tristram! O misérable enfant!
O nuit! nuit terrible et désastreuse!… Nuit, que tes infortunes me rendront à jamais mémorable, ô mon fils! toi qui as été conçu dans la colère, dans la décrépitude, dans l'erreur, dans la méprise, dans le mécontentement, et au milieu de la plus bête de toutes les interruptions; toi, sur qui, dans cet instant fatal, le destin épuisa tous les malheurs qu'il avoit écrits dans le livre funeste des maux embryotiques… O mon fils, mon cher et trop malheureux fils!
O nuit! nuit terrible et désastreuse!
Misérable jouet de tant de contre-temps sinistres! n'étoit-ce donc pas assez que tu en éprouvasses les terribles effets!
Falloit-il encore, ô mon fils! que tu fusses l'objet de toutes les peines accablantes qui t'attendoient à ton passage en ce monde?
Falloit-il qu'une autre multitude de maux accompagnassent ton existence depuis le premier instant que tu as vu le jour? O mon fils! ô mon cher fils!
O nuit! nuit terrible et désastrueuse!
Tes jours commencent au déclin de ceux de ton père.
Avec quel soin il se proposoit de t'inculquer des principes! mais il ne lui reste plus que des doutes, que des incertitudes, que des obscurités profondes et impénétrables.—
Son imagination encore vive, mais tempérée par l'expérience et par la raison, eût modéré l'effervescence de la tienne. Elle est glacée aujourd'hui; elle est tombée dans l'engourdissement insensible de la mort.
O mon fils! mon malheureux fils! tu as tout perdu.
Sous quel astre, bon Dieu! en quelle saison, à quel âge, en quelle circonstance, t'ai-je donc donné la vie?
O nuit! nuit à jamais désastrueuse!
Hélas! frère Tobie, hélas! vous le savez.
Ah! cet événement est trop mélancolique, trop désespérant, il m'affecte encore trop vivement…
O moment cruel qui vis disperser inutilement les esprits, qui, avec la vie, auroient dû communiquer à mon fils, la mémoire, le jugement, et toutes les facultés de l'imagination la plus vive!…
Cruel instant où tout se perdit, se confondit, se dispersa!
Nuit, ô nuit à jamais désastrueuse!
Hélas! que dis-je?…
Ce maudit voyage de Londres n'est-il donc rien?
Et cette opiniâtreté inconcevable de sa mère à vouloir se servir d'une sage-femme?…
Et cette chute, et ce renversement de mon système?…
Et cette mal-adresse intolérable de faire venir mon fils par la tête?…
Et ce poids énorme de quatre cent soixante-dix livres qui pèse verticalement sur son crâne?…
Ciel! ô ciel!… mais prenons que je sois un sot, un imbécille, et que toutes ces fatales circonstances ne soient que des chimères… falloit-il pour cela qu'on le défigurât? falloit-il qu'un maudit forceps mal dirigé?…
Oh! dans ma colère, je tordrois, morbleu, tous les membres du docteur Slop.
Au moins, grand Dieu! il nous restoit une ressource… l'espoir d'un beau nom…
Mais Tristram! Tristram! Tristram! Tristram!…
A ce nom, à ce nom vil, à ce nom humiliant, ignominieux, toute raison se perd, se confond, s'abîme… il ne reste que le désespoir.
Mon père éleva musicalement ses douloureuses plaintes jusqu'à la hauteur de cette octave…
Mais il est dans la nature humaine de ne pouvoir longtemps soutenir une douleur excessive.
Un grand poëte a dit: que monté sur le faîte on aspire à descendre…
C'est ce qu'éprouva mon père: sa douleur s'abaissa comme elle s'étoit élevée.
Mais, dit mon oncle Tobie, lorsqu'il le vit presqu'à son unisson, le curé a peut-être le privilége de réparer la sottise du vicaire…
Comme vous, dit mon père, encore un peu brusquement.
Il n'en coûtera rien de l'envoyer chercher, reprit mon oncle.
Envoyez chercher qui vous voudrez, le diable même…
Ma foi! dit mon oncle, je lui parlerois ferme. Mais mon oncle vit qu'il y avoit encore un peu d'aigreur, et il n'envoya chercher personne.
CHAPITRE LXXXVII.
Ma manière d'agir.
Mon oncle Tobie laissa donc encore mon père à ses sombres réflexions. Il continua, de son côté, à faire les siennes. Et pourquoi n'en ferai-je pas aussi, moi? il me semble qu'en voici une qui est très-importante. C'est que voilà déjà, si je ne me trompe, deux gros volumes à-peu-près, que j'ai parcourus au grand galop sur mon pégase sans regarder autour de moi pour voir si je n'éclaboussois personne… Si quelqu'un avoit à se plaindre!… en vérité, j'en serois au désespoir: ce seroit contre mon intention. Je me souviens que quand je mis le pied à l'étrier, je promis de ne blesser qui que ce fût, que je galoperois de mon mieux, mais que si je rencontrois quelqu'un sur ma route, je me détournerois pour le laisser passer. Ce fut dans cette idée que je donnai le premier coup de fouet; et depuis ce temps, mon coursier, grace au ciel, n'a cessé de galoper à son gré.
Et voici une seconde réflexion. Faites la même course: ne la faites que dans la même intention; il y a, malgré cela, cent contre un à parier que vous ferez jaillir quelques flaquées de boue sur quelqu'un, ou que vous vous en couvrirez vous-même, s'il ne vous arrive pis.
Il est si difficile de se tenir dans l'équilibre entre ce double danger!
Voyez un peu tous ces gens qui s'en vont devant moi battant la campagne, et tenant une plume à la main… De combien d'accidens divers ne sont-ils pas la victime? mais sans se faire la triste peinture de toute leur misère, qui varie à l'infini, voyez seulement celui-ci. Voyez comme il est balloté au milieu de cette foule de critiques! Son pégase rue de toutes parts, et ce n'est que pour le culbuter. Il tombe et va se fendre la tête contre la botte d'un Aristarque. Voyez encore cet autre qui court à bride abattue, et qui attire sur lui les yeux de cette multitude de peintres, de sculpteurs, d'architectes, de poëtes, d'orateurs, de musiciens, de biographes, de médecins, de comédiens, de philosophes, de théologiens, de casuistes, de prélats, de militaires, de princes… il triomphe. Voilà des admirateurs sans nombre et des plus huppés. Zague! zague! cinq ou six coups d'aiguillon lâchés à propos par un critique bien tranquille au coin de son feu, atteignent le coursier rapide de ce matamore. Il se cabre, et voilà mon héros hué, sifflé, bafoué, honni, qui tombe sans pouvoir se relever.
Je n'ai point couru ces risques. J'ai marché vîte, et de tous sens, mais sans faire d'éclat. N'excitez point l'envie, et l'on ne s'apercevra pas que vous ne méritez souvent que de la pitié. Ç'a toujours été là mon système. Il seroit bien extraordinaire que je n'en eusse pas un dans une famille aussi systématique que la nôtre. Une lubie et un système c'est, selon bien des gens, à-peu-près la même chose. Mon père étoit toujours entiché de celle qu'il avoit conçue sur les noms de baptême; et le mien, comme on l'a vu, contrarioit horriblement ses idées.
CHAPITRE LXXXVIII.
On se résout à partir.
Yorick, que mon oncle Tobie avoit enfin envoyé chercher, arriva.
Mais, croyez-vous, Yorick, dit mon père, qu'il y ait du remède? pour moi, je n'en vois pas.
A vous parler vrai, dit Yorick, je ne suis pas assez instruit pour décider un cas aussi difficile: mais le plus grand des maux, selon moi, est de rester dans l'incertitude. Vous êtes invité à dîner chez Didius.
Oui, mais je hais si fort ces dîners de savans.
Eh! eh! j'avoue qu'ils ne sont pas toujours des meilleurs.
Oh! ce n'est pas pour cela.
J'entends. C'est pour les convives. Cependant je crois que vous ne pouviez mieux faire que de profiter de l'occasion. L'assemblée ne sera composée que de gens du premier ordre, de gens d'élite. Il ne faut que prévenir Didius du problême que vous avez à faire résoudre, et dans un clin-d'œil vous en aurez une solution nette.
Quoi! vous croyez qu'ils décideront comme cela, sur-le-champ, si l'on peut changer le nom de mon fils?
Si je le crois! ce n'est qu'une bagatelle pour des génies de cette trempe.
Allons donc. Mais je veux que le frère Tobie soit de la partie. Je veux aussi que vous en soyez.
J'en serai; j'y suis invité.
Bon!
Allons, Trim, s'écria mon oncle Tobie, arrange vîte ma perruque à la brigadière… Poudre-là, et vergète bien mon uniforme.
CHAPITRE LXXXIX.
La lacune.
Oh! pour celui-ci, néant, je l'ai supprimé. J'ai eu les plus fortes raisons pour faire ce sacrifice. Il y a des auteurs qui gardent tout, parce qu'ils croient tout bon; moi, au contraire, j'ai déchiré ce chapitre, parce que je lui ai trouvé trop de supériorité.—Cela cause un vide de dix pages dans mon livre: mais j'aime mieux qu'on y voie cette lacune que ce que j'y avois mis.
Relation du voyage d'Yorick, de mon père, de mon oncle Tobie, d'Obadiah et de Trim.
C'est ainsi que j'avois commencé, et c'est assez de le dire.
CHAPITRE XC.
La lacune justifiée.
Ce voyage ne s'étoit point fait sans beaucoup de préliminaires sur la manière de le faire.
Nous irons dans mon carosse, dit mon père: mais as-tu songé, Obadiah, à en faire raccommoder les armes?
On ne songe pas à tout, et Obadiah n'avoit songé à rien.
Mon père étoit possesseur de ce carosse avant son mariage: son premier soin fut d'y faire ajouter l'écusson de ma mère.
Mais il arriva que le peintre qui, apparemment, faisoit tout à gauche comme Turpilius le Romain, ou Hansholbein de Basle, ou qui peut-être avoit un autre motif, fit la sottise de tirer de gauche à droite une bande qui étoit sur l'écusson de ma mère, au lieu de la tirer de droite à gauche.—Il n'est pas aisé de concevoir comment une misère de cette nature peut affecter un homme qui se pique d'avoir de la philosophie: mais mon père s'en affecta vivement. Il n'alloit pas une fois sous sa remise que cette bévue ne lui fît une espèce de sensation désagréable. Il le disoit tout haut. A chaque fois aussi il donnoit les ordres les plus précis pour qu'on changeât la bande de côté: mais voilà comme les choses vont ici, s'écrioit-il; rien ne s'y fait. Je ne monterai sûrement pas dans cette voiture; nous irons à cheval.
Et pourquoi? dit Yorick. Vous ne trouverez-là que des gens d'église. Ces messieurs, pourvu que le dîner soit bon, ne s'amuseront sûrement pas à critiquer vos armoiries.
Je sais, répliqua mon père, qu'ils sont indulgens quand ils sont là. Mais il n'importe: nous irons à cheval.
Mon oncle Tobie fit une réflexion, mon père en fit une autre et s'entêta: il fallut renoncer à la voiture.
Le chapitre que j'ai déchiré étoit la description de cette pompeuse cavalcade.
La marche étoit d'abord ouverte par Obadiah et par Trim, montés chacun sur un gros cheval de carosse, allant d'un pas grave et pesant comme une patrouille.
C'étoit ensuite mon oncle Tobie en uniforme, serrant la botte à mon père, qui ne cessoit de discourir sur l'avantage des sciences abstraites, tandis que mon oncle Tobie, en lui froissant la jambe, lui prouvoit que la cavalerie doit marcher serrée.
Yorick, les doigts en l'air et tout prêt… On croit peut-être qu'il étoit tout prêt à leur donner la bénédiction en cas d'attaque… Non, il étoit tout prêt à leur imposer silence pour qu'ils écoutassent les passages les plus brillans d'un sermon nouveau qu'il avoit fait, et qu'il vouloit débiter à la docte assemblée où il alloit se trouver.
Cette description, au second coup-d'œil que j'y jetai, me parut si fort au-dessus de tout le reste de mon livre, que je me déterminai à la supprimer.
Quel est le mérite d'un bon ouvrage? n'est-ce pas l'accord, l'équilibre, les proportions qu'on lui donne qui en font le prix et la perfection? Une foule innombrable de nouveaux Scudéris nous inondent tous les jours de productions informes et bizarres… Que ne se disent-ils ce que j'en dis? faire un livre et chanter une chanson est la même chose. Il importe peu quel ton l'on prend, mais il faut être d'accord avec soi-même:
Cela est très-beau: mais ce fameux chantre d'Alaric chanta comme s'il n'eût pas été digne de chanter le dernier de ses goujats! et moi je chante et je chanterai toujours à tous ceux qui voudront chanter: Prenez-y garde! soyez d'accord! ne détonnez pas!
C'est pour cela, disoit un jour Yorick à mon oncle Tobie, qu'une foule de viles compositions déshonorent l'esprit humain. Les unes passent à la faveur d'un in-folio; ce sont les systêmes. Les autres couvertes par un siége… Ce mot fixa l'attention de mon oncle Tobie; mais il ne put comprendre l'idée que Yorick y attachoit; il ne connoissoit pas une douzaine de nos drames, ni la plupart de nos historiens.
Je chante dimanche au concert, me disoit l'autre jour le Virtuose à la mode. Parcourez un peu ma partie. J'en fredonai quelques notes. Fort bien, dis-je, la mélodie en est agréable, et si l'harmonie en est soutenue, cela prendra. Je continuai. Bravo! m'écriai-je.
J'en vins ensuite à la partie harmonique… et je la trouvai indigne, détestable.
Montagne disoit en pareil cas, qu'il ne se seroit pas époumoné. Cela est clair, et j'en conclus, avec ma sagacité ordinaire, que lorsqu'un nain porte avec soi une toise pour se mesurer, il est nain par plus d'un endroit.
Entendra cela qui pourra, le prendra qui voudra pour lui; je n'y mets point de finesse. La seule chose que j'ai voulu prouver, est que j'avois bien fait de déchirer un chapitre.
CHAPITRE XCI.
L'humeur s'en mêle.
On avoit beaucoup mangé, peu parlé, et l'on étoit arrivé au dessert avec la plus grande envie de se dédommager du silence que l'on avoit gardé.—
Ce fut mon père qui commença…
Mais je dois dire à sa gloire que ce ne fut pas dans l'intention de parler pour lui-même.
Nous sommes au moment des choses frivoles, dit-il. Mais, messieurs, laissons-en plutôt dire de sérieuses. Tenez, voilà Yorick qui va nous lire quelques passages d'un nouveau sermon…
D'un sermon?… d'un sermon?… d'un sermon?… Ce mot vola de bouche en bouche…
Ecoutons, écoutons, écoutons! Celui-ci se répéta en chœur, et Yorick, après une inclination de tête à la ronde, se mit à lire.
Fort bien! très-bien! belle pensée! excellente réflexion! quel feu! quel enthousiasme! comme cela est chaud!
Yorick laissa les applaudissemens s'accumuler…
Mais, mécontent, au fond, de son propre ouvrage, ainsi que je le suis si souvent du mien, il déchira son cahier et en présenta un lambeau à chacun de ces messieurs pour allumer sa pipe.
Quoi donc? s'écria Didius d'un air étonné. Voilà qui est singulier.
Très-singulier! reprit Kysarchius d'un ton imposant. Il étoit de la famille Kysarchienne des Pays-Bas, et ce qu'il disoit en avoit d'autant plus de poids. En vérité, dit-il, c'est un procédé trop offensant, pour qu'on le passe.
Il n'est sûrement pas honnête, dit Didius, en se levant à moitié pour éloigner une bouteille qui étoit en ligne directe entre lui et Yorick. Vous auriez pu, dit-il, en lui parlant à lui-même, nous éviter cette injure. C'est un de ces petits sarcasmes que vous faites si souvent sans parler, et qui n'en sont pas moins piquans…
Mon oncle Tobie cherchoit à deviner ce que tout cela vouloit dire…
Si votre sermon, continua Didius, n'étoit bon qu'à faire des camouflets, pourquoi nous l'avez-vous lu? une société aussi savante méritoit des égards.
Et s'il étoit digne de nous être lu, c'est nous manquer également, c'est nous turlupiner que d'en faire cet usage.
Bon! se disoit tout bas le discoureur en s'applaudissant, le voilà pris dans mon dilemme comme dans une nasse: voyons comme il en sortira.
Yorick baissa modestement les yeux, puis les leva, et puis dit:
Messieurs…
Il appuya si fortement sur ce mot, que l'on crut qu'il s'étoit préparé à leur faire un discours apologétique: l'attention en fut par conséquent plus tendue.
J'ai fait des efforts incroyables, dit-il, pour composer ce morceau. Je souffrirois plutôt tous les genres de martyrs que de me résoudre à en recommencer un pareil: mes tourmens étoient excessifs. J'en ai cherché la cause et je l'ai trouvée. C'est qu'il partoit de ma tête sans la participation du cœur, et je le déchire sans pitié pour me venger des tortures d'esprit qu'il m'a causées… Prêcher?… quel mot, messieurs! ce mot, tel que les prédicateurs d'aujourd'hui l'entendent, signifie l'action de montrer l'étendue de ses connoissances, d'étaler son érudition, de faire valoir les finesses et les subtilités de son esprit. De bonne foi! n'est-il pas indigne d'en faire parade? de s'en donner un air d'importance? d'abuser, avec aussi peu de pudeur, de la demi-heure d'audience que l'on veut bien nous accorder? Est-ce là prêcher l'évangile? c'est se prêcher soi-même, c'est se donner pour exemple. Fi donc! ah! combien ne doit-on pas désirer de porter plutôt cinq ou six mots au cœur de ses auditeurs?… pour moi…
Yorick alloit continuer cette diatribe, lorsqu'un mot, un seul mot qui se fit sourdement entendre de l'autre côté de la table, détourna toute l'attention des convives…
Cela n'étoit point extraordinaire. C'étoit le mot le plus énergique, le plus expressif… mais le répéterai-je? et si je le répète?…