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Oeuvres complètes, tome 2

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CHAPITRE XCXII.
Les fausses conjectures.

Zounds!…

....... .......... ...

Il m'a échappé. Il est tombé au bout de ma plume comme de lui-même…

C'est Phutatorius qui le prononça… Il le prononça inopinément, presqu'à mi-voix, et pourtant assez haut pour que chacun l'entendît; et ce fut avec un coup-d'œil, un accent tellement articulé, que l'on crut que c'étoit tout-à-la-fois l'expression d'un homme qui est dans l'étonnement, et qui ressent quelque peine de corps.

Fourche!… c'est ainsi que Gastriphères qui entendoit un peu le françois, le traduisit tout de suite dans cette langue en le parodiant… Mais cela n'apprenoit rien.

Deux autres des convives ne furent pas plus heureux. Ils avoient l'oreille très-fine. Ils distinguèrent dans l'expression le mélange des deux tons aussi facilement qu'un virtuose discerne une tierce, une quinte, ou tout autre accord; mais avec toute cette finesse, ils ne purent faire que de fausses conjectures sur les causes de cette étrange prosodie. L'accord en lui-même étoit excellent: mais il étoit hors du ton. Il n'avoit pas la moindre analogie, pas le moindre rapport au sujet qui étoit sur le tapis. Ainsi, avec tout leur esprit, ces messieurs restèrent là comme des sots.

La combinaison des sons n'est pas donnée à tout le monde; moi-même tout le premier, je n'y connois rien du tout. Il y avoit là deux autres convives qui étoient précisément de mon acabit. Ils ne s'attachèrent qu'au sens exactement grammatical de l'expression, et crurent concevoir que Phutatorius, qui étoit naturellement colère, se préparoit à arracher les armes de la main de Didius, pour faire tête lui-même à Yorick, et que le terrible mot étoit l'exorde d'un discours qui ne présageoit rien de bon.

Mon oncle Tobie fut de la même opinion, et son ame sensible sentit d'avance le coup que l'on alloit porter à Yorick.

Mais Phutatorius s'en tenoit simplement à son exclamation… Cela fit penser à deux autres convives, que ce mot n'étoit que l'effet d'une respiration involontaire, dont le souffle contraint en passant par les organes de certaines personnes, prend la consistance sonore d'un jurement assez peu décent… Ils ne pensèrent pas même que Phutatorius eût conçu le moindre dessein de scandaliser ou d'attaquer quelqu'un.

Oh! oh! ceci est sérieux, disoient en eux-mêmes deux autres personnages. Voilà un jurement dans toutes les formes. Il est prémédité. C'est une première insulte, une flèche aiguë lancée contre l'ennemi.

Mon père eut aussi son opinion. Il lui sembla tout naturel que la colère qui fermentoit en ce moment dans les régions supérieures des organes de Phutatorius, se fût fait jour à travers la confusion soudaine qu'une théorie aussi étrange de la prédication avoit jetée dans toutes ses idées.

La jolie chose! et dites qu'il est agréable de disserter aussi long-temps sur des méprises! C'est presque ainsi que l'on babille sur tout le monde. Chaque chose y est interprétée de cent façons différentes.

C'est ceci.

Non. C'est cela.

Point du tout. C'est…

Quoi?…

Le plus sage dit: je n'en sais rien…

Mais, comme le plus sage, ainsi que cela est juste, passe pour être le plus sot parmi les sots, on ne voit point de plus sage parmi nous, et chaque chose est jugée, estimée, appréciée, commentée, paraphrasée, annotée, admise ou rejetée au gré de chacun, et sans que personne se doute seulement de ce qu'elle est.

Il en fut de même à la table de Didius: pas une n'y devina la cause impulsive de l'exclamation bizarre de Phutatorius.

Mais il s'y passa au moins une chose rare. C'est que les opinions particulières se réunirent toutes à celles des deux convives, qui s'étoient imaginé que Phutatorius avoit voulu insulter Yorick. Cette idée s'accrédita encore par le regard effaré du docteur qui, resté presque stupéfait, fixoit tour-à-tour chaque personne, comme s'il avoit voulu lire dans ses yeux ce qu'elle pensoit.—

Le fait est pourtant que Phutatorius ne savoit pas un mot de ce qui se passoit dans l'esprit des convives, et qu'ils ne savoient pas eux-mêmes ce qui se passoit dans le sien.

Dans le sien?… mais s'y passoit-il quelque chose? songeoit-il seulement à Yorick?

Non, mes amis; et quoique ses yeux eussent l'air farouche, quoiqu'il eût, pour ainsi dire, monté à vis tous les muscles et tous les nerfs de son visage, quoique toutes les apparences annonçassent qu'il alloit accabler Yorick sous le poids de quelque réplique sanglante; Yorick, hélas! étoit bien loin de son imagination.

L'accident le plus funeste… La crainte du moins d'éprouver quelque chose de sinistre, captivoit son attention, et toutes ses facultés sensitives et intellectuelles s'étoient concentrées dans l'endroit fatal où le danger s'étoit manifesté.

CHAPITRE XCIII.
La précaution utile.

Gastriphères avoit vu des châtaignes dans la cuisine… elles étoient superbes. Il avoit dit au cuisinier d'en faire cuire cent cinquante ou deux cents sous les cendres. Phutatorius en sera charmé; il les aime, ajouta-t-il.

Le cuisinier n'oublia point la recommandation de Gastriphères; et les châtaignes furent servies avec le reste du dessert.

Elles étoient toutes chaudes, et enveloppées dans une serviette damassée.

CHAPITRE XCIV.
Mes lamentations.

Oh! c'est ici, c'est ici que je regrette bien sensiblement de n'être que comme les autres écrivains, et de ne pas savoir un mot d'anglois plus qu'eux. Il ne me faudroit que ce mot, et pas davantage, pour exprimer ce que j'ai maintenant à dire.

Je connois bien celui dont on fait actuellement usage… Mais j'ai vu de jeunes filles rougir, lorsqu'elles l'entendoient prononcer… Et je m'en servirois?…

CHAPITRE XCV.
A quoi l'attribuer?

Apparemment qu'il étoit physiquement impossible qu'une demi-douzaine de mains fouillassent toutes à-la-fois dans la serviette.

Mais, peut-être aussi n'en fut-ce pas là la cause.

N'est-ce pas plutôt que celle des châtaignes, qui étoit destinée à faire une révolution si prompte dans l'existence physique et morale de Phutatorius, étoit plus ronde que les autres?

C'est encore là une de ces choses dont on voit l'effet, sans savoir d'où il vient.

Enfin, je ne sais point ce qui imprima ce mouvement à la fatale châtaigne.

Mais la châtaigne, sortie de la serviette, roula sur la table, sans qu'on l'aperçût, et tomba…

Où?…

Ah! c'est là ce que je n'ose dire. Tout ce que je puis faire, madame, c'est d'aider votre imagination.

Figurez-vous que Phutatorius, les jambes écartées, étoit précisément à table au-dessous de la ligne que la châtaigne y avoit parcourue, et qu'en tombant, elle tomba perpendiculairement…

Elle tomba, dis-je, sans obstacle, et en suivant les lois de la gravitation.

D'autres ont dit que c'étoit en suivant celles de l'attraction.

Mais, c'est ce qui m'inquiéte peu. Mon embarras est de vous dire qu'elle tomba dans cette espèce de baie, que les lois du décorum exigent qui soit strictement fermée comme le temple de Janus, au moins en temps de paix…

Eh mon Dieu! falloit-il tant d'alentours pour dire une chose aussi simple?…

Je sais qu'il étoit inutile que je les prisse pour vous, madame: mais je n'écris pas pour vous seule.

L'attitude de Phutatorius, sa négligence à observer un usage si familier, ouvrit la porte à cet accident.

Avis à tout le genre humain!

Autre avis! mais celui-ci n'est que pour mes critiques.

Ils viennent de voir que j'ai rangé cette aventure dans la classe des accidens: je les préviens que je ne l'ai fait que par condescendance pour l'usage reçu, d'y mettre presque tous les événemens de la vie. Je n'entends point heurter par-là l'opinion de Mythogeras et d'Acrites. Ils prétendent que ce ne fut point par accident que la châtaigne prit cette route; j'y consens. Ils soutiennent que le hasard ne dirigea, ni sa course, ni sa chûte; je le veux bien. Ils assurent que si, avec toute sa chaleur, elle tomba directement plutôt dans cet endroit que dans tout autre, ce fut exprès pour punir Phutatorius d'avoir fait imprimer, il y a douze ans, son traité obscène de Concubinis retinendis; j'en suis d'accord. Ils tiennent d'autant plus à cette opinion, que ceci arriva précisément et identiquement la même semaine que celle où Phutatorius alloit donner une nouvelle édition de cet ouvrage licencieux. Qu'ils y tiennent tant qu'ils voudront, je ne lutte point contre leur opiniâtreté.

Est-ce à moi à tremper ma plume dans l'encre de la controverse? je sais qu'on pourroit beaucoup écrire sur chaque côté de la question. Mais je n'ai pas autre chose à faire ici que de présenter le fait comme historien. Je n'ai point d'autre tâche à remplir que celle de rendre croyable à mes lectrices, que l'hiatus, qui se trouva à la culotte de Phutatorius, étoit assez grand pour recevoir la châtaigne, et que la châtaigne y passa perpendiculairement et toute chaude, sans que Phutatorius, ni qui que ce soit, s'en fût aperçu.

Ai-je réussi à le faire croire?…

CHAPITRE XCVI.
Extrême inquiétude.

La châtaigne ne répandit d'abord qu'une chaleur légère.

Cette douce température fit même une sensation agréable à Phutatorius.

Mais les plaisirs passent rapidement: celui-ci ne dura que vingt-quatre ou trente secondes.

La chaleur augmentant peu-à-peu, elle ne tarda pas à passer les bornes d'un plaisir sobre, ni même à s'avancer avec assez de promptitude vers les régions de la douleur.

Le tourment de l'inquiétude, qui n'est pas moins prompt dans ses effets, se joignit aux accès de la peine, et la crise de Phutatorius devint terrible.

Son ame escortée de ses idées, de ses pensées, de son imagination, de son jugement, de sa raison, de sa mémoire, de ses fantaisies et de dix mille bataillons, peut-être, d'esprits animaux qui arrivèrent en foule et tumultueusement, par des passages et des défilés inconnus qu'ils se frayèrent, s'élança subitement sur le lieu du danger, et laissa les régions supérieures aussi vuides que la tête de nos poëtes.

Cette multitude de secours sembloit devoir lui donner quelque notion, quelque intelligence de ce qui se passoit en bas; mais il ne fut pas capable d'en pénétrer le secret. Il ne put faire que des conjectures, et la plus raisonnable de toutes celles qu'il fit, c'est que peut-être le diable y étoit. Cette idée, quelqu'inquiétante qu'elle fût, ne l'empêcha pourtant point de se résoudre dans le moment à supporter stoïquement la situation où il se trouvoit. Un certain nombre de grimaces et de contorsions, et quelques grincemens de dents auroient fait l'affaire; mais il auroit fallu que l'imagination fût restée neutre. Eh! qui pourroit, en pareil cas, se flatter de gouverner ses saillies? la sienne s'alluma. Il en sortit incontinent une conjecture qui se darda dans son esprit avec la rapidité d'un éclair, et qui, quoique la douleur excitât la sensation vive d'une chaleur insupportable, lui inspira l'idée effrayante que ce pouvoit être une morsure aussi-bien qu'une brûlure.

O déesse de l'illusion et des prestiges! où nous conduis-tu?

Mais, si c'étoit quelque lézard, quelqu'aspic, ou quelqu'autre reptile qui se fût glissé là, disoit Phutatorius en lui-même, et qu'il y essayât ses dents?

Cette idée affreuse eût suffi pour détraquer la machine la mieux organisée.

Mais un accès plus vif et piquant s'étant aiguisé dans ce moment même, Phutatorius fut saisi d'une terreur panique si subite, que dans la première épouvante, dans le premier désordre, il se trouva jeté soudain hors de lui-même. Sa stoïcité l'abandonna. Un tressaillement universel agita toute son existence, et ce fut dans le choc de cette commotion, qu'il articula cette interjection mêlée de peine et d'étonnement, qui fit faire tant de faux raisonnemens…

Zounds!…

Elle n'étoit sûrement pas canonique; mais au moins avouera-t-on qu'elle étoit aussi modérée que tout autre, dont il auroit pu se servir en pareille occasion.

Mais canonique ou non, le malheur fut que Phutatorius n'en tira aucun soulagement; elle n'étoit pas mesurée à la hauteur du mal.

CHAPITRE XCVII.
On sait enfin ce que c'est.

Il y a des événemens qui sont infiniment plus rapides que la narration qu'on en fait.

Tel fut celui-ci. Il fallut beaucoup moins de temps à Phutatorius, que je n'en mets à le dire, pour tirer la châtaigne de l'endroit où elle étoit, et la jeter avec violence sur le parquet.

CHAPITRE XCVIII.
Qu'en va-t-il faire?

La châtaigne qui avoit frappé le coin d'une commode, revenoit sur elle-même en roulant. Yorick se lève avec précipitation, l'attrape et la garde.

CHAPITRE XCIX.
Nouvelles conjectures.

N'est-ce pas une chose curieuse que d'observer le triomphe que les plus petits incidens remportent sur l'esprit? quel poids n'ont-ils pas dans une infinité de circonstances! combien de fois ne maîtrisent-ils pas l'opinion des hommes! ils règlent presque tout. Une bagatelle suffit souvent pour porter la certitude dans l'ame, et pour l'y invétérer si fortement, que les démonstrations d'Euclide ne seroient pas assez puissantes pour l'en faire sortir.—

Yorick venoit de ramasser la châtaigne. L'action étoit légère: il ne la ramassa que parce qu'il s'imagina tout simplement qu'elle n'en valoit pas moins, et qu'il tenoit qu'une bonne châtaigne méritoit bien d'être ramassée. Voilà quels furent les motifs d'Yorick; mais cet événement, tout frivole qu'il est, se présenta sous un autre point de vue dans l'esprit de Phutatorius.—

Oh! oh! dit-il, quelle précipitation, quel empressement pour ramasser ce maudit brûlot! Ah! je vois d'où cela vient: c'est une indication que la châtaigne étoit à lui.

La table étoit longue et étroite. Yorick étoit placé vis-à-vis de Phutatorius, et la position étoit avantageuse pour lui jouer quelque tour.

Je n'en doute point, dit Phutatorius, il m'avoit sûrement jeté là sa châtaigne par malice.

Le coup-d'œil qu'il donna sur le champ à Yorick mit aussitôt tout le monde au fait de ce qui se passoit dans son esprit.

Lorsqu'il arrive des inconvéniens imprévus sur ce globe sublunaire, l'esprit de l'homme, qui est composé d'une substance très-avide de connoissance, se porte rapidement derrière la scène pour examiner ce qui la met en jeu.

La recherche ici ne fut pas longue. On savoit qu'Yorick méprisoit assez ouvertement le traité de Concubinis retinendis de Phutatorius.

Son action de ramasser la châtaigne passa tout d'un coup pour une satyre de cet ouvrage, dont la doctrine avoit, dit-on, blessé plus d'un galant homme au même endroit.

Cette idée réveilla Somnolentius; elle fit sourire Argalastes.

Et si vous avez examiné l'air avantageux d'un homme qui vient de deviner le mot d'une énigme, c'est précisément celui que prit Gastriphères.

On se regarda, et en trois minutes l'action d'Yorick passa pour un chef-d'œuvre de satyre.

Mais tout cela, comme on le voit, étoit aussi raisonnable que les rêves d'Aristote et de Descartes.

Phutatorius ne put s'empêcher de lui montrer du ressentiment.

A peine eut-il mangé la châtaigne, qu'il le menaça en souriant, pourtant, et en lui disant qu'il n'oublieroit pas le service qu'il venoit de lui rendre.

Mais on distinguera sans doute aisément que la menace fut pour Yorick, et le sourire pour la compagnie.

CHAPITRE C.
Remède pour la brûlure.

Avec tout cela je souffre, dit Phutatorius.

Gastriphères.

Réellement?

Phutatorius.

Réellement.

Gastriphères.

Diable!

Phutatorius.

Je ne voudrois pourtant pas envoyer chercher un chirurgien pour si peu de chose. Est-ce que vous ne sauriez pas, vous, quelque remède pour la brûlure?

Gastriphères.

Moi? non. Mais, tenez, demandez à Eugène: il a beaucoup de recettes.

Eugène.

Cela est vrai.

Phutatorius.

En ce cas, dites-moi donc ce qu'il faut que je fasse.

Eugène.

Volontiers. Mais il faut que je sache quel endroit est affecté; si la partie est tendre et délicate; si elle peut être enveloppée sans danger.

C'est tout cela à-la-fois, reprit Phutatorius en y portant la main, et en levant la jambe droite pour y communiquer une douce ventilation.

Eugène.

Eh bien! je vous conseille tout uniment d'envoyer demander tout de suite à quelque imprimerie une feuille de papier sortant de la presse, et de l'appliquer dessus.

Phutatorius.

Du papier?

Oui, dit Yorick. D'abord le papier humide est rafraîchissant. Ce sera déjà un palliatif à l'ardeur cuisante que vous pouvez ressentir.

Phutatorius.

Je conçois.

Yorick.

Mais c'est l'huile et le noir répandus sur ce papier qui opéreront la vraie guérison.

Eugène.

Précisément, et je ne connois point de topique plus anodin, plus doux, plus efficace.

Gastriphères.

Si c'étoit moi, et si effectivement l'huile et le noir font tout, je n'irois pas si loin pour chercher un remède. Je prendrois de la charpie, et je l'imbiberois sur le champ de noir et d'huile.

Yorick.

Gardez-vous bien, Phutatorius, de suivre cette idée.

Eugène.

Assurément. La charpie ne vaut rien.

Gastriphères.

Pourquoi cela?

Eugène.

J'ai peut-être été trop loin en disant qu'elle ne valoit rien. J'ai voulu dire qu'elle n'étoit pas si bonne que le papier imprimé.

Gastriphères.

Mais encore, pourquoi?

Eugène.

Cela est évident. Le papier imprimé a un avantage qui ne se rencontre dans aucun autre topique. C'est son extrême propreté. Et si le caractère surtout est très-fin, la matière se trouve répandue si légérement, avec une telle égalité et dans des proportions si justes, les majuscules exceptées, qu'il n'y a point de spatule qui en puisse faire autant.

Gastriphères.

Je me rends.

Phutatorius.

Parbleu! cela vient à merveille. On tire actuellement la centième feuille de mon traité; j'en vais envoyer chercher une.

Gastriphères.

Il n'importe laquelle.

Yorick.

Oui, pourvu qu'il n'y ait pas de grosses ordures.

Phutatorius.

Ma foi! c'est le cent cinquantième chapitre.

Yorick, (en s'inclinant avec un air respectueux).

Mais quel en est le titre?

Phutatorius.

De re Concubinariâ.

Yorick.

Parbleu! prenez ce chapitre.

Eugène.

Oui, prenez-le.

Le pauvre Phutatorius mit à profit cette fameuse consultation: elle eut, dit l'histoire, le plus heureux succès; et moi je n'ai pas voulu priver le public d'un aussi bon spécifique.

CHAPITRE CI.
Dialogue.

Toutes ces scènes, où mon père avoit eu beaucoup de part sans rien dire, avoient retenu son impatience sur ce qui l'intéressoit lui-même essentiellement… Il attendoit que Didius, qui en étoit prévenu, tournât l'attention de l'assemblée de ce côté-là. La transition n'étoit pas aisée; mais il vaut quelquefois mieux passer brusquement d'une chose à l'autre, que d'y amener insensiblement les gens. C'est ce que fit Didius, et ce qu'il dit en fut plus frappant.

Je n'en doute point, s'écria-t-il; si pareille méprise fût arrivée avant la réforme, le baptême auroit été déclaré nul. On en auroit fait un autre, et l'enfant se seroit à la fin trouvé nommé comme on auroit voulu.

Oui, je soutiens, continua-t-il, que si, par exemple, un prêtre eût nommé un enfant Crysogosmone in nomino patrim et filia et spiritum sanctos, le baptême auroit été déclaré nul.

Erreur! dit Kysarchius. Dès que la méprise n'est que dans la terminaison, le baptême est bon et valable. Pour qu'il soit nul, il faut qu'elle tombe sur la première syllabe des mots, et non sur la dernière.

Mon père, qui aimoit toutes ces subtilités, prêtoit l'oreille la plus attentive à tout ce qu'on disoit.

Le dialogue devint très-intéressant.

Kysarchius.

Supposons que Gastriphères baptise un enfant, in homine gatris, au lieu d'in nomine patris.

Didius.

Eh bien?

Kysarchius.

Sera-ce là un baptême?

Didius.

Pourquoi pas?

Kysarchius.

Je dis moi que ce n'en est pas un. Tous les casuistes sont d'accord sur ce point.

Didius.

D'accord?…

Kysarchius.

Oui, d'accord. Ils donnent pour raison de leur opinion que la racine des mots est changée. Homine ne signifie point nom; gatris ne signifie point père.

Que signifient-ils donc? dit mon oncle Tobie.

Rien, dit Yorick.

Ergò, le baptême est nul, reprit Kysarchius.

Nul de toute nullité, ajouta Yorick.

Kysarchius.

Mais la chose ici est bien différente. Patrim, au lieu de patris; filia, au lieu de filii, etc. Tout cela ne présente qu'une faute dans les déclinaisons.—Chaque mot reste intact. Les branches sont mal taillées à la vérité: mais la racine n'est point altérée; elle reste entière.

Didius.

Je l'avoue. Mais, au moins, faut-il que l'intention du prêtre soit claire.

Kysarchius.

D'accord.

Didius.

En ce cas, voyons si le vicaire…

Kysarchius, avec un peu d'impatience.

Voyons, voyons!… Nous n'avons rien à voir, si ce n'est les décrétales de Léon III.

Eh! mon Dieu, messieurs, s'écria mon oncle Tobie, qu'est-ce que mon neveu a besoin de Léon III et de ses décrétales? On l'a nommé Tristram. Il a été nommé ainsi, malgré son père, malgré sa mère, malgré moi, et…

Oui?… dit Kysarchius en interrompant mon oncle Tobie. La chose est ainsi? Il y a de la parenté mêlée? Cela change bien la question. Primò, Madame Shandy n'y pouvoit donner sa voix…

A cette étrange proposition, mon oncle Tobie quitta sa pipe, et mon père s'approcha de l'orateur pour mieux entendre comment il la soutiendroit.—

Kysarchius ne craignoit pas les oreilles les plus attentives; il étoit ferré à glace. Les plus fameux jurisconsultes, dit-il, ont mis pendant long-temps en question, si la mère étoit parente de ses enfans.

Et qui sont ces animaux-là? dit mon oncle Tobie.

Swinburgn, de testamentis, pag. 7. §. 8. dit Kysarchius; mais après un examen aussi réfléchi qu'impartial, continua Kysarchius, on a enfin décidé que non. Cette décision, précédée de tous les pour et contre, se trouve dans Brook, tit. Administ. no. 47.

Mon oncle Tobie quitta de nouveau sa pipe avec précipitation. Mais mon père lui fit signe de ne rien dire, et la conversation s'engagea de plus belle.

CHAPITRE CII.
Solution.

La décision que je viens de rapporter, reprit Kysarchius, paroît fort opposée à toutes les idées reçues.

Certainement! dit mon père.

Cependant elle est fondée sur la plus saine raison.

Je ne l'aurois pas cru, dit mon oncle Tobie.

Oh! reprit Kysarchius, il y a comme cela une foule de choses qui ne se croient pas d'abord. Mais celle-ci n'est plus équivoque depuis le fameux testament du duc de Suffolk.

Cité par Brook, dit Triptolême.

Oui.

Et dont le lord Coke fait mention, dit Didius.

Précisément. Swinburgn le rapporte aussi, dit Gastriphères.

Voici le fait.

C'étoit sous le règne d'Edouard VI. Le duc de Suffolk eut deux enfans, un garçon et une fille. Le fils étoit d'une mère, et la fille d'une autre.

Le père mourut, et laissa tous ses biens à son fils par testament.

Le fils mourut aussi, et il mourut sans femme, sans enfans, sans testament, ou si vous l'aimez mieux, ab intestat.

Cela est égal, dit Phutatorius.

Egal, soit, reprit Kysarchius; mais il y a des personnes, qui, en matière de discussion, préfèrent le langage consacré à la chose.

Le fils mourut donc sans testament. Sa sœur, et l'on vient de remarquer qu'elle n'étoit que sa sœur de père.

Consanguine, dit Phutatorius.

Oh! ma foi, je vous laisserai dire la chose à vous-même, si vous voulez ainsi m'interrompre.

Cette sœur étoit vivante, et elle étoit de la première femme.

La duchesse de Suffolk s'empara des effets de son fils.

Elle paroissoit fondée sur cette loi de Henri VIII, qui porte que si quelqu'un meurt sans enfans, et ab intestat, la propriété de ses biens passe à son plus proche parent.—

Sur cela procès. La fille se pourvut devant le juge ecclésiastique.

Là, elle allégua, 1o. qu'elle étoit la plus proche parente du défunt.

2o. Que la mère du défunt n'étoit ni parente, ni alliée à son fils mort.

La nouveauté de ces propositions parut d'abord fort étrange.

Mais plus elles semblèrent extraordinaires, et plus elles excitèrent la curiosité.

Alors on consulta de tous côtés des avocats. On fouilla dans toutes les archives, on lut des chartres, on feuilleta les commentateurs, les glossateurs, les annotateurs, les casuistes, etc.

Et le tout bien considéré, le consistoire de Cantorbery et celui d'Yorck décidèrent que la mère n'avoit rien à prétendre.—

Mais, dit mon oncle Tobie, que répondoit la duchesse de Suffolk?

Elle répondoit que… que… cette question étoit toute simple: mais toute simple qu'elle étoit, elle déconcerta Kysarchius; et sans Triptolême, qui prit la parole, il ne seroit pas sorti d'embarras.

Les choses descendent et ne remontent point, dit celui-ci. C'est un axiome de droit.

Les enfans, reprit Triptolême, sont du sang de leur père et de leur mère; c'est une vérité qu'on ne peut nier: mais le père et la mère ne sont pas du sang de leurs enfans; c'est une autre vérité. Les enfans sont procréés; mais ils ne procréent pas. En deux mots, liberi sunt de sanguine patris et matris; sed pater et mater non sunt de sanguine liberorum. Or…

Fort bien, dit Didius. Mais votre argument prouve trop: il s'ensuivroit que le père ne seroit pas plus parent de son fils que la mère.

Mais, reprit Triptolême, ignorez-vous donc que c'est la meilleure opinion? Le père, la mère, le fils sont trois individus: mais ils ne font qu'une chair, una caro. Ergò, il ne peut y avoir de parenté.

Vous poussez encore l'argument trop loin, repartit Didius.

Oh! oh! dit Triptolême.

Oui, trop loin, beaucoup trop loin. Vous avouerez qu'il n'y a rien dans la nature qui empêche un homme d'avoir un enfant de sa grand-mère. Supposons maintenant que cet enfant soit une fille…

Mais qui diable s'avisa jamais de coucher avec sa grand-mère? s'écria Kysarchius.

Qui?… Parbleu! il ne faut pas aller si loin, reprit Didius. Ne connoissez-vous donc pas ce jeune homme dont parle Selden?

Ma foi, cela est vrai! s'écria Gastriphères. Il y songea.

Il y songea?… Il fit bien plus que d'y songer.

Plus?… C'est ce que Selden ne dit pas.

Non, il ne le dit pas, mais il dit qu'il cita à son père la loi du talion pour justifier son dessein. Vous couchez, disoit-il, avec ma mère: pourquoi ne coucherois-je pas avec la vôtre? Cet argument n'étoit, à la vérité, qu'un argumentum commune.

Ma foi! dit Eugène, il étoit bon pour eux, et Eugène prit son chapeau et défila.

Gastriphères prit aussi le sien, et défila.

Phutatorius, sa main où l'on sait, prit aussi son chapeau et défila.

Somnolentius, Triptolême, Argalastes, Kysarchius prirent aussi leurs chapeaux, et défilèrent.

Défilons donc aussi, dit mon oncle Tobie.

Et tout aussitôt mon père et Yorick défilèrent, mon oncle Tobie à la tête.

Les chevaux se trouvèrent prêts dans un instant.

Mon oncle Tobie, à l'aide d'Yorick, alloit se jucher sur le sien.

Mais dites-moi, je vous prie, Yorick, ce que ces messieurs ont décidé sur le nom de baptême de mon filleul? Il me semble que je ne l'ai pas bien conçu.

Je le crois, dit Yorick. Les choses ne se décident pas ainsi à la guerre. Vous autres militaires, vous avez des lois claires, précises.

Très-claires.

Et nous aussi, pourvu qu'on les interprète. C'est ce que ces messieurs ont fait avec une habileté digne des plus grands éloges.

Mais enfin qu'ont-ils dit?

Des choses très-satisfaisantes. Le nom restera, parce que personne ne peut s'en plaindre.

Comment cela? Mais ma sœur, mon frère?…

Ils ont décidé que madame Shandy n'étoit pas même parente de votre filleul.

Après?…

Vous savez que le côté maternel est le côté le plus sûr.

Oui.

Eh bien! je vous laisse à penser ce que monsieur Shandy peut être à votre filleul. Entre nous il n'est pas plus son parent que moi.

Cela pourroit bien être, dit mon père en remuant la tête, et qui avoit entendu ce discours.

Et moi, dit mon oncle Tobie, je suis d'avis, quoi qu'en disent ces messieurs, qu'il y avoit une espèce de consanguinité entre la duchesse de Suffolk et son fils.

Le public le croit comme vous; mais le public est un sot, et les savans sont des savans.

D'accord: mais les savans font une partie du public, reprit mon oncle Tobie.

Mon père crut voir une pointe dans cette réflexion de mon oncle Tobie. Il détestoit les pointes; mais c'étoit la première qui fût jamais sortie de la bouche de son frère; il sourit.

Fin du Tome second.

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