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Paris Anecdote: Avec une préface et des notes par Charles Monselet

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The Project Gutenberg eBook of Paris Anecdote

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Title: Paris Anecdote

Author: A. Privat d'Anglemont

Editor: Charles Monselet

Illustrator: José Belon

Release date: May 12, 2019 [eBook #59327]
Most recently updated: January 24, 2021

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS ANECDOTE ***

Table des matières

PARIS ANECDOTE


Il a été tiré 50 exemplaires numérotés sur papier du Japon.

[Image non disponible.]

AL. PRIVAT D’ANGLEMONT.

Imp. A. Clément. Paris.


A. PRIVAT D’ANGLEMONT

PARIS ANECDOTE

AVEC UNE PRÉFACE ET DES NOTES

PAR

CHARLES MONSELET

ÉDITION ILLUSTRÉE DE CINQUANTE DESSINS A LA PLUME

PAR J. BELON

ET D’UN PORTRAIT DE PRIVAT D’ANGLEMONT

GRAVÉ A L’EAU-FORTE PAR R. DE LOS RIOS

[Image non disponible.]

PARIS

P. ROUQUETTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
55-57, Passage Choiseul, 55-57
——
M DCCC LXXXV

ALEXANDRE PRIVAT D’ANGLEMONT

Je l’ai beaucoup connu. On le voyait dans les cafés, dans les cabarets et plus encore dans les rues. C’était un grand diable de créole, la tête couverte d’une chevelure épaisse et laineuse à la façon d’Alexandre Dumas, avec lequel les gens du peuple lui trouvaient une sorte de ressemblance; vêtu en toute saison d’un paletot qui n’appartenait à aucune couleur ni à aucune mode, gai en tant que la chasse perpétuelle à la pièce de cent sous comporte la gaieté, hâbleur autant que M. de Crac et le baron de Münchhausen à la fois.

On le disait homme de lettres, et en cela on avait un peu raison; il s’était frotté aux jeunes gens de son époque, particulièrement à ceux dont il avait été le condisciple au collège Henri IV, mais la littérature n’a jamais été sa principale occupation, excepté dans les années qui précédèrent sa mort. Sa principale occupation a été de vaguer par les rues et de s’attabler, comme a dit son camarade Delvau, à la table d’hôte du hasard; puis encore d’être le plus parfait noctambule qu’on ait vu florir sous le dôme étoilé de Paris.

Il existe plusieurs variétés de noctambules: d’abord, les noctambules de profession, tels que les maraîchers, les bouchers, les marchands de poisson; ensuite, les noctambules par nécessité, c’est-à-dire ceux qui n’ont ni feu ni lieu; enfin, les noctambules par goût, par distraction, par plaisir. C’est à ce dernier ordre qu’appartenait Privat d’Anglemont, et naturellement, comme tous les noctambules, il avait établi son quartier général aux Halles, et principalement dans cette partie souverainement pittoresque qu’on appelle le Carreau des Halles, où s’élève la fontaine des Innocents, toute éclairée dans la nuit de mille lueurs tremblotantes. Certes, comme tout le monde, Privat consentait à vivre dans le jour et à supporter le contact des humains, mais il était gauche et décontenancé sous les rayons du soleil, surtout du soleil du boulevard. Il ne commençait réellement à vivre qu’aux premiers becs de gaz; alors seulement il s’animait, et, comme par une force inconnue, il se trouvait tout à coup transporté au beau milieu des Halles, roi dans son royaume comme un autre duc de Beaufort ou, plus modestement, comme un petit-fils de Vadé.

Il connaissait tous les cabaretiers par leurs noms, depuis le premier jusqu’au dernier, et tous les cabaretiers l’aimaient et prêtaient l’oreille à ses sornettes, surtout les cabaretières. Il obtenait d’eux ou d’elles un bouillon à force d’éloquence ou par quelques-uns de ces expédients inoffensifs qui remontent à Saint-Amant. Un de ses grands moyens de séduction était les billets de spectacle qu’il se procurait auprès des secrétaires de théâtre. Je l’ai vu décrocher un souper avec une loge d’Opéra-Comique.

On s’étonne qu’un homme né à la Martinique ait pu se créer cette vie factice.

Et ce n’était pas une heure ou deux qu’il passait à la Halle, c’était la nuit tout entière, et toutes les nuits. Et, lorsqu’il avait fouillé tous les cabarets depuis Paul Niquet jusqu’au vieux Rince-bec, il lui arrivait encore de rabattre sur la mère Pierre.

Mᵐᵉ Pierre n’était rien moins que la fameuse concierge de l’hôtel Colbert, rue du Croissant. Sa loge était surtout fréquentée par les ouvriers typographes du Siècle, du Charivari, etc., etc. Mᵐᵉ Pierre, ou plutôt la mère Pierre, comme on l’appelait généralement, avait été amenée, par la bonté et la sociabilité de son caractère, à faire un petit commerce de vin et d’aliments, où l’on était assuré de trouver à toute heure de la nuit soit une tranche de jambon, soit une salade d’œufs durs, soit le classique triangle de fromage de Brie. Quelquefois même, la mère Pierre gardait pour son Benjamin Privat un restant de ragoût ou de foie aux carottes, car la fascination de Privat s’exerçait même sur la mère Pierre; aussi trônait-il dans cette loge, et avait-il fini par y entraîner quelques écrivains, d’ailleurs assez faciles à entraîner, comme Émile de la Bédollière, Guichardet, Lherminier, Fernand Desnoyers, etc.

Est-ce à dire que Privat d’Anglemont fût gourmand ou ivrogne? Loin de là. S’il vivait de la sorte, c’était uniquement pour ne pas rentrer chez lui. Avec cette existence, on comprend qu’il ait fini par conquérir une notoriété presque universelle. On demandait à voir Privat, on se le montrait chez Baratte ou chez Bordier.

Une nuit, comme il se promenait dans la plaine de Montrouge, il fut arrêté par des voleurs. «Mais, leur dit-il en éclatant de rire, je suis Privat!» En entendant ce nom célèbre comme synonyme de misère, les voleurs se mirent à rire aussi fort que lui, et, vu l’heure avancée, crurent pouvoir inviter le bohème à souper avec eux. Privat trouva bizarre d’accepter. Les quatre filous, parmi lesquels était une femme habillée en homme, comme Rosalinde, le conduisirent près d’une cahute abandonnée, où ils avaient mis leurs provisions. On but du champagne sous les astres, on fuma longuement; et, en contant ses belles histoires, Privat enchanta ses hôtes de rencontre. Ils voulaient même le revoir et prendre rendez-vous avec lui, mais il leur répondit spirituellement: «N’engageons pas l’avenir![A]»

A la fin, il vint un moment où il sentit qu’il pouvait tirer parti des choses bizarres qu’il avait vues et des milieux étranges qu’il avait traversés, et de ses observations il fit quelques articles de journaux qui eurent un certain succès. Il les réunit plus tard en un volume dont nous publions aujourd’hui une édition définitive, après l’avoir revu avec soin.

Privat n’avait qu’un volume dans le ventre, mais ce volume lui survivra; il a déjà la valeur des chapitres de Saint-Foix et de Mercier, car la plupart des quartiers et des mœurs qu’il décrit ont disparu.

Nous aurions voulu y ajouter quelques-uns des vers qu’il a publiés dans sa jeunesse; voici un sonnet sur Mᵐᵉ Du Barry qu’il a reproduit à satiété:

Vous étiez du bon temps des robes à paniers,
Des manchons, des bichons, des abbés, des rocailles,
Des gens spirituels, polis et cavaliers,
Des filles, des soupers, des marquis, des ripailles.
Moutons poudrés à blanc, poètes familiers,
Vieux Sèvres et biscuits, charmantes antiquailles,
Amours dodus, pompons de rubans printaniers,
Meubles de bois de rose et caprices d’écailles,
Le peuple a tout broyé dans sa rude fureur.
Vous seule avez pleuré, vous seule avez eu peur,
Vous seule avez trahi votre fraîche noblesse.
Les autres souriaient sur les noirs tombereaux,
Et tués sans colère ils mouraient sans faiblesse.
Mais vous seule étiez femme en ce temps de héros.

Ce sonnet est d’une belle allure, mais j’en ai entendu contester la paternité à Privat. Je souligne à ce sujet une note très précise du Parnasse satirique du XIXᵉ siècle: «M. A. Privat d’Anglemont n’a guère plus fait ses vers qu’Églé, belle et poète, ne faisait les siens. Il était doué d’une excessive sensibilité littéraire qui le poussait à produire sous son nom celles des poésies de ses amis dont le succès pouvait être douteux. On a de lui des vers de M. Baudelaire, des vers de M. de Banville et des vers de M. Gérard de Nerval.»

Cette note, comme toutes celles du Parnasse satirique, est de feu Poulet-Malassis, le libraire le plus érudit que j’aie connu et dont la véracité ne saurait être suspectée, car il a vécu pendant plusieurs années de la vie de Privat et de ses compagnons. Cette vie appartient à la tradition parlée plus qu’à la tradition écrite, c’est-à-dire qu’on a beaucoup raconté Privat et qu’on l’a très peu biographié. Théodore de Banville s’est cependant chargé de cette besogne l’an dernier, mais on connaît les procédés de Banville et son invincible besoin d’idéalisation. Il a fait de Privat quelque chose comme un grand d’Espagne, fabuleusement beau, riche et prodigue, étincelant d’esprit, intarissable de verve, héroïque, presque un demi-dieu, et il a allumé des feux de Bengale dans le fond de son pantalon troué.

Eh bien! non, Privat n’était pas ce que l’éblouissante imagination de Théodore de Banville voudrait nous montrer: c’était un bohème, le type le plus complet du bohème, tel que le comprend la foule. Les anecdotes pullulent sur son compte; il y en a de charmantes, celle entre autres de Pothey, qui est bien près d’être un chef-d’œuvre:

«Un matin, en passant dans la rue Saint-André-des-Arts, l’envie me prit de monter chez Alexandre Privat d’Anglemont. Je le trouvai achevant sa toilette et prêt à sortir.

«Comment vas-tu, mon vieil ami?

Peuh! je m’embête!

Quoi! m’écriai-je tout effrayé, tu es malade?

Non, mais je m’embête...

Allons donc! il faut chasser cela; je ne te quitte pas. Viens avec moi, et nous essayerons de dissiper ce vilain mal.»

Nous descendîmes. Devant le passage du Commerce, j’aperçus Méry qui s’en allait tout emmitouflé sous les plis de son vaste manteau, malgré les ardeurs du soleil de juillet.

«Joseph! mon bon Joseph!

Qu’est-ce que c’est?

Une aventure bien extraordinaire, mon cher Joseph! Privat s’embête.

Privat?... C’est impossible... Est-ce vrai, Privat?

C’est vrai.

Alors, mes enfants, je vais avec vous, et nous chercherons quelque distraction.»

Le chapeau sur les yeux, les mains dans les poches de sa longue redingote, une cravate tortillée autour du cou, les jambes passées dans un pantalon à pied qui se perdait dans d’énormes souliers, Balzac arpentait la rue Dauphine.

«Honoré! s’écria Méry.

Bonjour, amis, je vais chez la duchesse...

Pas du tout; tu vas à l’Odéon faire répéter ta pièce; mais il te faut rester avec nous.

Et pourquoi cela? demanda Balzac.

Parce que Privat s’embête, et qu’il est impossible de le laisser dans cet état.

Privat s’embête?... Mais alors je vous accompagne, et j’abandonne ma répétition.»

En ce moment, une bonne grosse figure réjouie passa par la portière d’un fiacre, et une voix s’exclama:

«Je vous y prends, ingrats! Vous flânez dans les rues et vous m’oubliez. Avez-vous donc juré de ne plus franchir mon seuil? Je vous attends tous à dîner demain soir. C’est convenu, n’est-ce pas? Au revoir, à demain!

Écoute, mon cher Dumas, écoute donc!

Non, je suis pressé; à demain, sans faute!

Mais, mon bon Alexandre, tu ne sais pas la triste nouvelle?

Quelle nouvelle?

Privat s’embête, et nous sommes tous désespérés.

Si Privat s’embête, répondit Dumas redevenu sérieux, laissez-moi payer ma voiture, et je suis des vôtres.»

Au coin du Pont-Neuf, nous rencontrâmes Alfred de Musset qui causait avec Eugène Delacroix. En quelques mots, nous les mîmes au courant de cette invraisemblable histoire.

«Mais moi aussi je m’embête, murmura le doux poète.

Vous, mon cher Alfred, ce n’est pas la même chose, dit Delacroix avec vivacité; vous en avez l’habitude. Mais pour Privat, c’est bien différent.

Allons donc», fit Musset avec résignation.

En marchant à l’aventure, nous avions traversé le pont et gagné la place des Trois-Maries, quand Dumas nous arrêta en étendant ses deux grands bras.

«Attention! dit-il, nous sommes sauvés: j’aperçois Eugène Sue qui mange des prunes chez la mère Moreau.»

Ganté de frais, vêtu avec l’élégance la plus correcte, Eugène consommait coup sur coup les noix, les prunes et autres fruits confits.

«J’étudie», fit-il avec un fin sourire en nous voyant envahir son refuge.

Le chinois qu’il portait à sa bouche lui échappa des doigts quand il connut le but de notre visite. Il semblait atterré, et longtemps il réfléchit en silence.

«Je crois avoir trouvé, dit-il enfin; pour moi, je ne puis rien faire, mais je pense que Bouchot peut nous tirer d’embarras.

C’est vrai! s’exclama l’assemblée avec unisson; allons trouver Bouchot.»

L’artiste terminait son chef-d’œuvre, les Funérailles de Marceau. Absorbé par son travail, il était vivement surexcité, et il n’aimait point qu’on le dérangeât. Perché en haut de sa double échelle, il peignait avec une contention la plus extrême quand toute la bande fit invasion dans son atelier. Sa fureur devint sans bornes.

«Allez-vous bien vite sortir d’ici, sacripants! Voulez-vous tourner les talons et déguerpir immédiatement?

Mon bon Bouchot..., fit Méry.

A la porte!

Mon cher François..., dit Balzac.

File! file!

Mais saperlote! reprit Delacroix d’un ton sec, vous ne savez donc pas que Privat s’embête?»

La colère du peintre s’éteignit subitement. Il déposa sa palette et ses brosses, et descendit quatre à quatre les degrés de son échelle, en répétant:

«Eh quoi! Privat s’embête?»

Et, de sa plus douce voix, Bouchot ajouta:

«Mes chers amis, cela ne peut durer plus longtemps... J’ai gagné 14,000 francs, je les prends, et nous allons essayer de distraire notre pauvre camarade.»

Le lendemain matin, les 14,000 francs étaient dépensés. Privat ne s’embêtait plus, et tout le monde était content.»

Quand bien même cette historiette ne servirait qu’à démontrer la sympathie qui entourait Privat, nous ne devions pas oublier de la mentionner ici.

Cependant il n’était pas non plus à l’abri de la moquerie; j’en citerai un exemple tiré d’un petit livre oublié:

«L’hiver dernier, un soir, M. Privat d’Anglemont faisait le whist de l’ambassadeur d’Angleterre. La gracieuse duchesse de B..., dont les incroyables cheveux d’or sont la gloire du faubourg Saint-Germain, s’était approchée du fauteuil de notre élégant écrivain. «On dit que vous faites de très jolis vers, Monsieur d’Anglemont...» murmura-t-elle de sa voix la plus blonde. Le whist terminé, plusieurs autres charmantes femmes, parmi lesquelles nous citerons la jeune princesse Lugdanoff, se joignirent à la duchesse de B... pour engager M. Privat d’Anglemont à réciter quelqu’un de ses délicieux sonnets, auxquels son organe musical ajoute un charme de plus. Après s’être fait un peu prier, mais pas plus qu’il ne faut pour rester dans les traditions, le poète s’accouda contre la cheminée, et, passant légèrement ses doigts dans les boucles parfumées qui gênaient son front, il commença:

Pauvre Dupuy, marchand d’vin malheureux,
Que de gouapeurs trompèr’nt ta confiance!
Tu n’avais pas assez de méfiance,
Ils t’ont fait voir le tour comme des gueux! etc., etc.

«Cette ballade, qui n’a pas moins de cent soixante vers, enleva tous les suffrages. La petite marquise de C..., femme de notre consul à Lisbonne, pinça bien un peu les lèvres, mais cette moue passa inaperçue au milieu de l’enthousiasme général[B].»

Comment finit Privat? Par l’hôpital, par les hôpitaux. C’était prévu.

Dans son livre des Derniers Bohèmes, M. Firmin Maillard raconte un trait touchant à propos des obsèques de Privat. «Il mourut, dit-il, en pleine connaissance de lui-même, et je me rappelle encore la tête ébouriffée de Michel Masson nous apprenant avec douleur que nous n’irions pas à l’église, la volonté de Privat ayant été expresse sur ce point. Et quand le convoi fut arrivé au boulevard extérieur, je vis avec stupeur Baptiste, le garçon de la brasserie des Martyrs, nu-tête, en petite veste, souliers décolletés et tablier relevé à la ceinture, se glisser dans le cortège. «Vous m’excuserez, me dit-il en arrivant au cimetière, si je suis venu en costume, mais le patron n’a pas voulu me donner de permission, et j’ai dû m’échapper... J’aurais mieux aimé perdre ma place que de ne pas accompagner jusqu’au bout un homme comme celui-là!»

Charles Monselet.

LES INDUSTRIES INCONNUES

I

LA LOUEUSE DE VOITURES A BRAS ET SA REMISE.

NE vous est-il point arrivé, en vous promenant dans Paris, un jour de fête, par exemple, de vous demander comment toute cette population peut faire pour vivre? Puis, vous livrant mentalement aux douceurs de la statistique, cette science si chère aux flâneurs et aux savants, si vous avez calculé combien la grande cité contient de maçons, de rentiers, de charcutiers, d’avocats, de charpentiers, de médecins, de bijoutiers, de forts de la halle, de banquiers, en un mot d’hommes exerçant au grand jour, par devant la société et la loi, des professions avouées et inscrites dans le Dictionnaire de l’Académie, n’avez-vous pas toujours trouvé des masses énormes de gens auxquels vous ne pouviez assigner aucun état, aucun emploi, aucune industrie?

Eh bien! tous ces gens-là composent la grande famille des existences problématiques, que, suivant les statisticiens patentés, MM. Parent-Duchatelet, Moreau Jonnès, Frégier, on évalue à soixante-dix mille; c’est-à-dire que chaque matin il y a à Paris soixante-dix mille personnes de tout âge qui ne savent ni comment elles mangeront, ni où elles se coucheront. Et cependant tout ce monde-là finit par manger, ou à peu près. Comment font-elles? C’est leur secret, secret souvent terrible, que divulguent les tribunaux.

Mais nous n’avons rien à dire des classes dangereuses; nous laissons aux hommes sérieux le soin d’en parler dans de gros livres que personne ne lit, mais que l’Académie couronne. Nous ne voulons que vous donner une idée de l’esprit ingénieux du Parisien, en passant en revue la race pauvre, laborieuse, intelligente, qui a su se créer une industrie honnête répondant aux divers besoins du public.

Dans nos excursions à travers le douzième arrondissement, nous avons vu des choses si surprenantes que nous n’avons pu résister au désir de les livrer à la curiosité des lecteurs. Ils verront que bien des gens entreprennent de longs voyages, des courses périlleuses, pour trouver des choses extraordinaires, lorsque, à leur porte, à une course d’omnibus de leur foyer, le nouveau, le bizarre, l’extraordinaire, se rencontrent à chaque pas.

Les mœurs patriarcales de l’âge d’or, la finesse du sauvage, la naïveté du nègre de la côte de Guinée, sont des choses communes. Levaillant, le capitaine Cook, René Caillié, n’ont rien observé de plus curieux dans leurs voyages aux pays sans nom que ce que nous avons vu dans certains quartiers de Paris.

Il existe derrière le Collège de France, entre la bibliothèque Sainte-Geneviève, les bâtiments de l’ancienne École normale, le collège Sainte-Barbe et la rue Saint-Jean-de-Latran, tout un gros pâté de maisons connu sous le nom de Mont-Saint-Hilaire. Ce quartier ressemble beaucoup à un gigantesque échiquier: il est tout emmêlé de petites rues sales et étroites, qui se coupent à angle droit et forment de tout petits carrés de maisons adossées les unes aux autres. Dans cet îlot, long d’une centaine de mètres sur quarante de largeur, on trouve une dizaine de rues toutes vieilles, noires et tortueuses. Le Mont-Saint-Hilaire est le point culminant de ce qu’on est convenu d’appeler le quartier Latin; c’est l’extrême limite du pays de la science et de la Montagne-Sainte-Geneviève, dont il est séparé par une rue et quelques maisons.

Mais quelle différence de mœurs, de population et d’industries! Car Paris a cela de merveilleux que les habitudes de la population d’une rue ne ressemblent pas plus à celles des habitants de la rue voisine que les mœurs du Lapon ne ressemblent à celles des peuples de l’Amérique du Sud. Vous tournez un coin de rue, et l’aspect change, la population aussi. Les goûts, la manière d’être, les travaux, les industries, rien ne se ressemble. Les habitants de la rue Meslay sont aussi différents de ceux de la rue Saint-Martin que les mœurs douces des petits rentiers de la rue Copeau[C] diffèrent des coutumes bruyantes de leurs voisins de la rue Mouffetard.

Un étranger qui aurait passé un jour dans la rue du Croissant sans en sortir, qu’on enfermerait dans une voiture pour lui faire faire un long détour et le déposer dans la rue du Sentier, ne croirait jamais que ces deux rues correspondent ensemble.

C’est ce qui fait l’incomparable supériorité de Paris sur toutes les villes du monde. C’est cette physionomie multiple qui captive tous les gens qui ont vu notre bonne ville. C’est ce kaléidoscope continuel qui charme tant l’observateur et met un si profond regret au cœur de tous ceux que leurs affaires forcent à quitter notre vieille cité.

Faisons un tour sur les hauteurs de l’Université, et nous y trouverons deux quartiers jumeaux, les monts Sainte-Geneviève et Saint-Hilaire. Autant la Montagne-Sainte-Geneviève est bruyante, criarde, tapageuse, flâneuse, déguenillée, autant son voisin, le Mont-Saint-Hilaire, est calme, tranquille, laborieux et propre. Les maisons sont aussi vieilles, aussi tremblotantes d’un côté que de l’autre; mais celles du Mont-Saint-Hilaire ont un aspect vénérable qui leur donne l’air de bons vieillards, tandis que les autres font l’effet de vieilles femmes ivrognesses titubant sur leurs jambes amaigries. Les derniers reflets de la truanderie s’aperçoivent encore à la Montagne-Sainte-Geneviève. Les ombres sévères des vieux scolastiques semblent planer incessamment sur le Mont-Saint-Hilaire, à l’ombre des grands murs de tous les établissements scientifiques accumulés dans ce petit coin de Paris.

L’enfant de la première prendra une hotte de chiffonnier pour contenter ses goûts de bohème et vaguer constamment dans les rues, ou bien il choisira un métier bruyant pour chanter en chœur, se disputer et faire le lundi en nombreuse compagnie. Celui du second choisira une profession tranquille, sans marteau, qu’il pourra exercer en chambre. L’un sera débardeur, porteur aux halles, garçon marchand de vin, servant de maçon; l’autre sera relieur, cordonnier, fabricant de boîtes et de menus objets en carton. En un mot, ce sont presque deux peuples de race et de nature différentes.

Le Mont-Saint-Hilaire appartient tout entier à ces petites industries inconnues qui, en le faisant vivre, donnent à l’ouvrier la liberté et l’indépendance. L’esprit ingénieux et libre de l’enfant de Paris s’y est développé sous toutes ses faces. La petite fabrique y a pris des développements excessifs. Toutes les maisons renferment des inventeurs auxquels il ne manque qu’un plus grand théâtre pour devenir célèbres. C’est le véritable microcosme du humain. Le fondateur des boutiques de galette sur le boulevard, le précurseur du brillant pâtissier du Gymnase, le fameux M. Coupe-Toujours, qui a laissé de si solides souvenirs à tous les estomacs sexagénaires, l’homme qui durant vingt ans a occupé toutes les bouches de la République, du premier Empire et de la Restauration, était originaire du Mont-Saint-Hilaire. Il a fait une immense fortune à vendre des parts de galette à un sou sur le boulevard Saint-Martin. Aujourd’hui l’astre du Gymnase a fait pâlir son étoile. Il n’y a plus guère que quelques familles du Marais qui se souviennent de cette gloire déchue, et qui font encore venir, aux grands jours de gala, les jours de cidre et de marrons, le gâteau, si cher aux enfants de Paris, de la modeste boutique de cette ancienne renommée. Les gamins et les grisettes de notre temps dédaignent sa pâte feuilletée. M. Napoléon Richard, l’inventeur du café avec petit verre à deux sous la demi-tasse, vulgairement connu sous le nom d’Estaminet des pieds humides, était également un enfant de ce quartier. M. Coupe-Toujours avait fait ses études au fameux Puits-Certain, au coin de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, une des plus vieilles maisons de pâtisserie du monde, car sa renommée remonte au XIVᵉ siècle, et ses pâtés chauds sont encore aujourd’hui aussi en vogue qu’au beau temps de nos aïeux. Jamais les propriétaires n’y passent plus de dix années pour faire fortune. Jugez, d’après cela, de la prodigieuse quantité de pâtés au veau et au jambon que doivent consommer les estomacs parisiens.

Lorsqu’un homme d’une ville de province a fait fortune à Paris en vendant n’importe quoi, en exerçant n’importe quelle profession, tous ses compatriotes s’empressent de l’imiter; ils embrassent cette profession ou vendent ce n’importe quoi. Le premier Auvergnat qu’a vu Paris y a dû ramasser des écus en vendant de la vieille ferraille, et le premier Normand en achetant des vieux habits, vieux galons. Depuis ce temps, temps immémorial, tous les Auvergnats sont marchands de ferraille et tous les Normands brocantent de vieux habits.

La grande révolution de 1789, en changeant la population du Mont-Saint-Hilaire, qui était alors occupé par les étudiants des diverses Facultés, y a porté des ouvriers. L’un d’eux a fait ses affaires, comme on dit aujourd’hui, en inventant un petit commerce de détail. Depuis ce temps, tous les enfants du quartier veulent aussi inventer quelque chose pour faire leurs affaires, comme les inventeurs de la galette et du café à deux sous.

Cela se comprend: l’homme, en apparence, n’est qu’un singe perfectionné, beaucoup plus méchant, plus traître, plus laid, mais infiniment moins malin que le singe, quoi qu’en dise Buffon, et même Boileau.

Après avoir visité la Montagne-Sainte-Geneviève en tous sens, quelques membres de la commission du douzième et moi, nous nous promenions dans ces rues calmes, mais affreuses, comme dans une oasis. Nous éprouvions ce bien-être que doit éprouver tout voyageur, après avoir été aveuglé, étouffé, presque englouti par les sables du désert, en arrivant à la fontaine, sous un bosquet d’arbres parfumés, verdoyants, plein d’ombre, de silence et de fraîcheur. Nous nous sentions heureux, nos poitrines étaient moins oppressées, la vie revenait; nous retrouvions enfin les hommes, la civilisation, l’existence.

Notre tâche n’était pas remplie: nous devions visiter encore quelques-uns de ces logements, voir les habitants, les interroger. A la première maison, nous remarquons cette enseigne:

Mᵐᵉ Lecœur, loueuse de voitures a bras.
Les prend en remise.

Une remise de voitures à bras! c’était assez curieux pour des touristes! nous entrâmes.

Figurez-vous une grande cour entourée de hangars, encombrée de roues, de boîtes, d’essieux, de bâches. Ces boîtes, longues de 1 mètre 40 centimètres, étaient les voitures. Mᵐᵉ Lecœur est une femme de trente ans, grande, grasse, brune, tout à fait désirable, qui rit plus souvent qu’à son tour, pour montrer des dents éblouissantes. Elle a de jolies mains, de jolis pieds, de beaux yeux, des bras superbes, qu’elle fait voir avec une complaisance à nulle autre pareille. Elle aime à causer, surtout avec les messieurs bien. En moins d’un quart d’heure elle nous avait confié tous les secrets de son industrie.

Elle loue les charrettes pour déménagements cinq sous l’heure, et les charrettes des quatre saisons dix sous la journée. Ainsi il est très rare que les petits marchands passants, criant les légumes dans la rue, soient propriétaires des petites voitures qu’ils poussent devant eux; généralement ils les louent. Lorsque par hasard ils ont assez d’avances pour se procurer un numéro, ils remisent la nuit chez la belle Mᵐᵉ Lecœur. Cette location se fait à forfait. Si le marchand sort à trois ou quatre heures du matin pour aller à la halle, il paye un sou de plus par jour; s’il ne vient qu’après le soleil levé, il ne paye que deux francs vingt-cinq centimes par mois, ou six liards par jour.

Comme nous nous récriions sur ce prix exorbitant de cinq sous l’heure, Mᵐᵉ Lecœur, qui, quoique riant toujours à belles dents, a cependant réponse à tout, nous dit:

«Comment! cinq sous l’heure, c’est trop cher! Ah bien! mais c’est dans l’intérêt des Savoyards: ça les empêche de flâner, et ça contente les pratiques.

—C’est très bien pour des bourgeois; mais ces pauvres revendeurs, leur faire payer dix sous par jour une chose qui vous coûte peut-être vingt francs une fois confectionnée!

—Oui! mais vous ne comptez pas les patentes, les numéros et les fourrières. Et puis ces marchands-là font les panés (pauvres); mais il ne faut pas les croire: il n’y en a pas un qui ne mette de côté au moins une pièce de trente sous tous les jours!»

Comme nous voulions calculer à peu près ses bénéfices journaliers, elle nous dit:

«Oh! je n’y vais pas par quatre chemins: le remisage des autres me paye mes frais au bout de l’année. Quant à mes cinquante voitures, elles rapportent chaque soir à la maison leurs petites trois pistoles et demie, comme disent les charabias. Quand j’en aurai une centaine, et cela arrivera avec du temps et de l’économie, je pourrai marier mes filles, s’il m’en vient jamais.»

Comme nous nous étonnions des bénéfices énormes de Mᵐᵉ Lecœur:

«Qu’est-ce que c’est que cela, nous dit-elle, auprès de ce que gagne la mère Brichard! Vous vous étonnez de ce qu’une femme seule gagne sa vie! La mère Brichard a son mari, ses garçons, qui, loin de l’aider, lui coûtent les yeux de la tête. Malgré ça, elle gagne de l’or, et sa fille Annette est un bon parti: elle pourrait la marier avec un avocat; mais elle aime mieux la faire travailler, et lui acheter une bonne place à la halle le jour qu’elle la mariera à quelque bon ouvrier, qui de ce jour-là se croira rentier et se fera nourrir par sa femme.»

Il est à remarquer, en effet, que dans cette classe la majeure partie des hommes mariés à des marchandes ou à de bonnes ouvrières ne font rien ou presque rien. C’est à peine s’ils aident leur femme dans ses travaux; ils passent leur journée au cabaret, à godailler, se grisent, rentrent chez eux toujours entre deux vins. Les malheureuses femmes se trouvent encore heureuses lorsque, sur une observation, ces hommes brutaux ne répondent pas par des voies de fait, qui finissent presque toujours à la police correctionnelle ou sur les bancs de la cour d’assises. Pour les femmes, le prototype de l’élégance, de la distinction, de l’esprit, est l’avocat, soit à cause de la cravate blanche inhérente à cette classe de citoyens, soit à cause de la robe noire et de la parole à l’heure, qui ont encore beaucoup de prestige sur ces imaginations. Cependant l’influence du barreau est contre-balancée par celle du pharmacien, qui est le nec plus ultra de la science et du savoir; il leur apparaît dans son officine, entouré de bocaux verts, rouges et bleus, comme une espèce de magicien, de mire du moyen âge.

Mᵐᵉ Lecœur voulut bien s’offrir pour nous conduire chez la mère Brichard, sa voisine.

II

LE FABRICANT D’ASTICOTS.

EN sortant de sa maison, nous rencontrâmes un vieillard rouge en couleur, une véritable trogne du père Trinquefort, un amant de la dive bouteille, comme on disait jadis; un ami de la treille, comme disent encore les guinguettiers. Mᵐᵉ Lecœur le salua légèrement de la main. Le père Salin, c’est son nom, répondit à ce signe amical par la plus profonde révérence. Nous avons su depuis qu’il était son locataire, car Mᵐᵉ Lecœur est principale de la maison dont sa remise occupe la cour. Elle a, comme on voit, plusieurs cordes à son arc; aussi emploie-t-elle une femme de ménage à six francs par mois.

«Que fait M. Salin? demanda M...

—Oh! il n’est pas au bureau de l’Assistance publique! (Être au bureau est une honte pour un homme, dans ces quartiers de travailleurs.) C’est un homme qui gagne joliment sa vie: il est Fabricant d’asticots

Nous avouons que nous ne nous y attendions pas. Cette industrie nous parut exorbitante. Le fabricant d’asticots dépassait de cent coudées notre imagination. Nous craignions de n’avoir pas bien entendu, mais certainement nous ne comprenions pas. Il nous fallait une explication.

«Fabricant d’asticots! dis-je avec surprise.

—Mais oui... Vous savez bien ces petits vers qui servent à pêcher.

—Je sais. Mais comment les fabrique-t-il?

—Ah voilà! Ce n’est peut-être pas trop propre, cet état-là, mais on y gagne sa vie. Il y a à Paris plus de deux mille pêcheurs à la ligne: beaucoup de gamins et pas mal de bons bourgeois établis ou retirés des affaires. Le père Salin a fait connaissance avec ceux-ci sur le bord de l’eau. Il leur fait des asticots pour amorcer toute l’année. Pour cela il a loué tout le haut de la maison, un ancien pigeonnier. Il y met macérer des charognes de chiens et de chats que lui fournissent les chiffonniers. Quand c’est en putréfaction, les vers s’y mettent; le père Salin les recueille dans des boîtes de fer-blanc qu’on nomme calottées, et il les vend jusqu’à quarante sous la calottée. Vous voyez que ce n’est pas bien malin à fabriquer. Mais dame! il faut un fier odorat pour faire ce métier-là! Tout le monde ne le pourrait pas. Aussi ses journées sont-elles très bonnes au commencement de la saison: il ne gagne jamais moins de dix à quinze francs par jour, et tout le reste de l’année sept à huit francs. Mais ça n’a pas d’ordre, ça aime trop à lever le coude (boire).

—Cependant, lorsque les eaux sont hautes, on ne pêche guère; il doit souvent chômer pendant l’hiver?

—Au contraire, c’est son meilleur temps, parce qu’alors il élève des vers pour les rossignols, ce qui est un excellent métier, dont il a presque le monopole. C’est propre, c’est facile, cela rapporte beaucoup. Il suffit de prendre de la recoupe (petit son), qu’on mêle avec de la farine et de vieux morceaux de bouchons; on les laisse couver dans de vieux bas de laine, et les asticots rouges naissent tout seuls. Cela se vend dix sous le cent. Généralement les amateurs de rossignols sont de vieilles femmes riches et des bourgeois qui ont des métiers tranquilles: les bouquinistes, les relieurs, les tailleurs à façon. Tous ces gens-là payent bien et comptant: il suffit donc d’avoir une dizaine de pratiques possédant chacune trois ou quatre oiseaux pour vivre bien à son aise et payer une femme de ménage. S’il n’aimait pas tant la boisson, le père Salin pourrait être propriétaire tout comme un autre; mais il mourra à l’hôpital, il est trop artiste

III

UN MOT SUR LES ARTISTES POPULAIRES.—LA CUISEUSE DE LÉGUMES.—UN RENTIER A CINQ FRANCS DE CAPITAL.—LE TZIGAN MUSICIEN.

Nous vous avons conduit dans un monde étrange, que vous ne connaissez pas, dont vous comprenez à peine le langage, car ce monde-là a un lexique à lui, des mots qui lui appartiennent en propre, et nous vous en devons l’explication toutes les fois qu’ils se présenteront sous notre plume.

«Il est trop artiste!» a dit Mᵐᵉ Lecœur. Être artiste veut dire ici: jeter l’argent par les fenêtres, le dépenser à tort et à travers sans compter, boire de ci et de là, courir la fillette, chanter, rire toujours, en un mot être un gai boute-en-train, un enfant de la joie, un Roger-Bontemps. En effet, dans ces quartiers, on ne connaît, en fait d’artistes, que les peintres en décors de boutiques et les musiciens d’orchestres de barrières, gens engendrant le moins qu’ils peuvent la mélancolie et ne crachant pas du tout sur le jus de la treille. Ils gagnent facilement leur vie, ils travaillent le moins possible, ils sont passablement payés! aussi dépensent-ils leur argent beaucoup plus vivement qu’ils ne le gagnent.

Braves gens au demeurant, cœurs loyaux, toujours prêts à rendre service à tout le monde indistinctement; bons, charitables, mais flâneurs, paresseux avec délices; ne refusant jamais une partie de plaisir, en proposant toujours, ils ont le mot pour rire et ils chantent agréablement la romance égrillarde et la chanson bachique.

Ils sont très aimés du peuple, parce qu’ils sont bons drilles et passent pour des farceurs qui n’ont pas froid aux yeux. La plus belle partie du genre humain les estime fort, car, après tout, ils forment la haute aristocratie des classes laborieuses. Ils ne sont pas encore bourgeois, ils ne sont déjà plus ouvriers; ils se trouvent sur l’extrême limite, et servent pour ainsi dire de chaînon pour relier les deux castes. Ils sont indépendants, libres et fiers; ils n’ont ni patrons ni bourgeois, ce qui est beaucoup.

Nous avons rencontré dans ce monde-là des vertus touchantes, des délicatesses exquises. Laissez-nous vous raconter l’histoire du chef d’orchestre du théâtre de M. Morin. Cet homme est âgé de cinquante et quelques années; c’est un petit vieillard, au visage triste et réfléchi, plein de résignation. L’œil est doux et intelligent, on voit que cet homme pense et qu’il est bon. Il est toujours vêtu de noir; ses habits, quoique vieux, sont d’une propreté militaire. Il fait peu de gestes, il parle bas et semble écouter avec plaisir son interlocuteur, tout en donnant audience à ses pensées. Il est d’une politesse méticuleuse; il a plutôt l’air d’un homme de chiffres et de calcul que d’un homme d’inspiration. Il est né en Savoie; il se nomme Brosset. Il partit de son pays à l’âge de huit ans pour venir chercher fortune à Paris; il était avec son frère. Ils jouaient de la vielle, en demandant un petit sou, le long de la route. Après un voyage qui dura bien longtemps, hélas! pour de pauvres petites jambes de dix ans, ils entrèrent dans la grande ville. Là leur sort devait changer, car, à peine la barrière franchie, la première chose qui se présenta à leurs yeux était un portefeuille bien ventru, bien rebondi, ayant tous les airs d’un meuble de bonne maison. Nos deux petits Savoyards s’empressèrent de cacher leur trouvaille à tous les yeux; retirés dans un coin, ils l’examinèrent: elle contenait dix beaux mille francs en billets de banque, et d’autres papiers, tels que lettres de change, billets à ordre, etc., etc., et toute la série des papiers timbrés paraphés de noms solvables. «Ah! mon Dieu! s’écria Brosset aussitôt qu’il eut apprécié la valeur de sa trouvaille, il doit être bien malheureux celui qui a perdu un pareil trésor! Il faut le retrouver et lui rendre son bien.»

Les deux frères ne prirent aucun repos qu’ils n’eussent trouvé le propriétaire du portefeuille perdu. C’était un riche commerçant. Ce beau trait de probité le toucha; il prit les deux enfants, leur fit faire des études, apprendre la musique, et leur procura ainsi tous les moyens de gagner honorablement leur vie. Il ne voulut pas que ce fait demeurât inconnu; il le fit raconter dans tous les journaux du temps, en citant l’âge et les noms des deux frères. Brosset depuis lors eut bien des succès, car il est excellent musicien; il a couru le monde d’un bout à l’autre, mais il a toujours conservé le journal qui relate ce fait, encadré dans sa chambre, parce que, dit-il, il lui rappelle le temps de sa misère et le souvenir de la reconnaissance qu’il doit à son bienfaiteur. Malheureusement, le nom de ce dernier nous échappe; nous ne pouvons l’accoler ici à celui de l’obligé.

Ainsi le père Salin est artiste par la seule raison que, sans boutique, sans patente, sans frais, il gagne sa vie sans avoir besoin de personne, et qu’il vit tout à fait à sa guise, se renfermant dans sa spécialité.

Nous arrivâmes chez la mère Brichard. Sa boutique est un immense fourneau: figurez-vous deux bassines gigantesques où l’on pourrait faire cuire un bœuf entier avec ses cornes et ses autres agréments; une cheminée comme on n’en voit plus que dans les provinces les plus éloignées, et, au milieu de tout cela, Mᵐᵉ Brichard et sa fille, Mˡˡᵉ Annette. L’une préside à la cuisine, l’autre à la vente des artichauts. La mère Brichard est une femme de quarante-cinq ans environ, grosse, ronde, courte, un type de bœuf de labour, de cheval de trait. Elle est active, remuante, toujours en mouvement; elle va, vient, crie, rit, parle, chante, travaille, tout cela à la fois; elle ne perd pas un moment et dit cinquante paroles de trop à chaque phrase. Sa fille, Mˡˡᵉ Annette, est blonde, jolie, avec de beaux yeux bleus; elle semble timide, et ne parle qu’avec la plus grande réserve.

Ce que Mᵐᵉ Lecœur aurait expliqué en cinq minutes, la mère Brichard, grâce à ses phrases incidentes, mit une bonne heure à nous le dire. Pendant la saison, elle achète les artichauts sur pied aux champs, et à la halle par voitures. Elle choisit les plus beaux, qu’elle vend aux fruitières pour les maisons bourgeoises; les petits sont mangés à la poivrade; elle fait cuire tous les autres pour son commerce. Elle en fournit à presque tous les petits marchands à charrettes qui les crient par la ville. Le prix de l’achat en gros et sur une grande échelle est si minime qu’il paraît presque incroyable: il varie de un à six centimes. Lorsqu’ils sont cuits et livrés aux crieurs, la mère Brichard gagne deux centimes. Il va sans dire que ceux qui sont vendus au détail aux passants et aux bourgeois procurent un bénéfice triple.

Pendant l’automne et l’hiver, son matériel lui sert à fournir de légumes cuits, oseille, chicorée, épinards, une partie des fruitières et des marchandes de la halle. Elle fait outre cela des poires et des pommes cuites pour les détaillants.

«Pourquoi ceux-ci ne font-ils pas cuire leurs légumes eux-mêmes?

—Cela leur coûterait plus cher que de les acheter tout cuits, nous répondit la mère Brichard: ils ne sont pas outillés, et le matériel coûte très cher. Ce métier-là, il faut le faire en grand ou ne pas s’en mêler: on y perdrait son temps et son argent. Dans notre partie, il faut savoir d’avance, à un centime près, sa dépense pour chauffage, entretien, loyer, temps, et tout le reste: il n’y a pas de petites économies; il ne faut rien perdre, pas un charbon, pas une minute de feu. Si je nourris des lapins, c’est pour profiter de mes épluchures.»

Au commencement du printemps, elle fait des œufs rouges et entreprend par adjudication ceux des coquetiers en gros. Elle a toujours, en toutes saisons, quelque chose à vendre aux petits marchands ambulants, parce qu’elle tient avant tout à conserver ses pratiques, et elle ne veut pas les déshabituer de venir à sa maison faire leurs provisions.

Pendant que nous causions avec Mᵐᵉ Brichard, nous entendîmes un grand caquetage à la porte. La rue, devant l’établissement, avait l’aspect de la rue du Coq-Saint-Honoré au moment de l’exposition du jour de l’an de la maison Alphonse Giroux[D]. Seulement, au lieu des beaux cochers fourrés, poudrés, luisants, c’étaient de pauvres femmes en guenilles, de jeunes filles portant la glorieuse livrée du travail, et des petites charrettes à bras à la place des fringants équipages. C’était l’heure d’une cuite, Mᵐᵉ Brichard allait commencer sa vente de l’après-midi, celle de deux heures, moment où les ouvriers des fabriques font leur second déjeuner.

La mère Brichard fournissait aux demandes, Mˡˡᵉ Annette recevait l’argent. Toutes ces femmes payaient sans discuter, sans mot dire. C’est que la mère Brichard n’entend pas raillerie à l’article du crédit. Elle préférerait faire crier par les rues toutes ses cuites à sa fille Annette que de faire deux sous d’œil (crédit).

«Cependant, lui dis-je, ces pauvres femmes ne doivent pas toujours avoir l’argent à la poche?

—Elles savent bien où en trouver. Est-ce qu’il n’y a pas dans ce quartier M... Vautour, un brave Auverpin (Auvergnat), qui a fait ses affaires, et chez qui elles savent qu’il y en a toujours?

—Oui, mais à quelles conditions?

—Oh! c’est un bien brave homme, allez! Il aime à obliger le pauvre monde. Il leur donne cinq francs tous les matins, et elles lui rapportent cent cinq sous tous les soirs.

—Cinq sous d’intérêt pour cinq francs et pour douze heures! Mais c’est exorbitant!

—Il leur rend service!

—Ah! vous appelez cela un service! Si M... Vautour prête aux mêmes conditions à celles qui travaillent pendant la nuit, c’est-à-dire cinq francs à six heures du soir pour avoir cinq francs cinq sous à six heures du matin, un écu lui rapporte cent quatre-vingt-deux francs cinquante centimes par an, et chacune de ces pauvres marchandes lui donne par an quatre-vingt-onze francs vingt-cinq centimes d’intérêt, ce qui fait que son argent est prêté à dix-huit cent vingt-cinq pour cent.

—Diantre! fit Mᵐᵉ Lecœur, mais c’est assez bien placer sa monnaie.

—Mais oui, c’est un assez bon métier, dit la mère Brichard; ça vaut mieux que de se brûler le tempérament à faire bouillir un tas de choses.

—Savez-vous qu’avec cent francs ainsi placés, c’est-à-dire vingt pièces de cent sous, cet homme si bienfaisant, ce protecteur des pauvres, se ferait dix-huit cent deux francs de revenu par an?

—Bon Dieu! le vieux coquin!» s’écrièrent toutes les femmes.

Puis on n’y pensa plus. Mais nous autres nous y pensions et nous disions: En supposant que cet honnête philanthrope, cet homme honoré, respecté, vénéré dans son quartier, soit un homme d’ordre, un homme qui travaille, un homme venu à Paris, comme la plupart de ses compatriotes, pour s’amasser un petit boursicaut, afin d’acheter un morceau de terre dans la Limagne; si cet ami de l’humanité ne dépense pas ses cinq francs et leurs intérêts, que devient alors le célèbre calcul des grains de blé multipliés sur les cases de l’échiquier? Tous les quatre jours il a un franc. Il prête généreusement à toutes les femmes qui lui sont recommandées et dont répondent ses pratiques, et Dieu sait combien il y a dans notre ville de gens qui accepteraient ces conditions pour avoir le droit de travailler! En faisant le calcul des intérêts composés, au bout de l’année il se trouve avoir gagné avec une pièce de cinq francs 3,900,000 francs, ou 780,000 pièces de cinq francs.

Faisons maintenant un calcul plus facile, pour ceux qui n’auraient pas le temps d’additionner jour par jour pendant la durée d’une année de 365 jours.

Cinq francs, avons-nous dit, à cinq sols (25 centimes) d’intérêt par jour, rapportent 91 francs 25 centimes par année. Si dans l’année suivante on se sert de la somme gagnée pour ce même commerce, aux mêmes conditions, on obtient 1665 fr. 31 cent., plus une fraction. La troisième année lui rapportera une somme de 30,391 fr. 90 centimes, plus une fraction. La quatrième année le trouvera à la tête de 654,652 fr. 17 centimes, plus fraction. Enfin la cinquième année donnera la somme énorme de 11,947,402 fr. 10 cent. et fraction. A la septième année, le capital accumulé surpasserait considérablement la totalité de la monnaie circulant en France[E].

Et l’on parle de l’usure qui ronge nos campagnes, du paysan saigné à blanc, ruiné! Hélas! voilà ce qui se fait à Paris, au centre de la ville, dans tous les quartiers populeux. Abordez, dans la rue, n’importe quelle petite marchande criant ses légumes: si vous savez lui inspirer de la confiance, en lui parlant son langage, elle vous donnera l’adresse d’un de ces vampires qui s’attachent à l’existence du pauvre et sucent son sang jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Il y a dans Paris peut-être mille sociétés de bienfaisance se partageant toutes les paroisses. De jeunes femmes du monde, des fils de famille, des hommes haut placés, vont chaque jour visiter les pauvres à domicile, leur porter du linge, du bois, des habits, du pain. C’est très bien: il n’est rien au monde que nous respections à l’égal de la charité, c’est une vertu toute divine.

Mais est-ce assez que de donner?

Ne devrait-il pas y avoir aussi une société qui encourageât le travail?

Ne serait-ce pas une grande et belle œuvre que celle qui délivrerait de l’usure ces malheureux travailleurs?

Et pour cela il ne faudrait qu’une simple mise de fonds de quelques centaines de francs: car jamais, de mémoire de marchande, ces misérables usuriers n’ont perdu une seule pièce de cinq francs. Celle qui ne leur rapporterait pas, le soir, la somme prêtée le matin, serait montrée au doigt et vilipendée dans tout le quartier.

Nous prions M. l’abbé Mullois, dont nous avons lu avec intérêt les livres sur la charité, de prendre notre idée en considération.

Vous concevez qu’après avoir découvert des choses si extraordinaires: une loueuse de voitures à bras qui se faisait 12 à 15,000 livres de rentes; une cuiseuse de légumes des quatre saisons qui bénéficiait de 25 à 30,000 francs par an; un philosophe élevant des vers pour les rossignols et des asticots pour la pêche qui gagnait autant qu’un chef de division et beaucoup plus que de célèbres feuilletonistes; enfin un monsieur auprès duquel nos plus illustres banquiers n’étaient que des philanthropes, nous ne pouvions nous arrêter dans nos pérégrinations: nous avions rencontré l’incroyable, nous voulions de l’impossible.

Nous avions rencontré les musiciens errants, les joueurs d’orgue, les montreurs de singes et d’animaux vivants;—il y a là des maisons qui sont de véritables ménageries,—les impresarii de marionnettes y établissent leurs quartiers généraux. Ceux-ci ont importé toute une industrie dans la rue du Clos-Bruneau. Ils y font vivre toute une population, population curieuse, douce, bonne, presque artiste, qui rappelle de loin certains personnages des Contes fantastiques d’Hoffmann. Elle est toute employée à la fabrication des fantoccini. Il y a d’abord le sculpteur en bois qui fait les têtes. Il est à la fois peintre et perruquier; il travaille dans le commun et dans le soigné. Il vend ses têtes jeunes, dans le soigné, de 2 à 4 francs; celles de vieillards à barbe et cheveux blancs, de 10 à 15 francs; une perruque simple, 12 sous; avec agréments et frisure, pour femme ou pour chevalier Louis XIII, 2 francs. A côté de lui se trouve l’habilleuse qui fait les costumes; on lui fournit les étoffes; lorsqu’elle travaille pour un spectacle bien établi, comme celui de M. Morin, rue Saint-Jean-de-Beauvais[F], elle gagne 2 francs par jour, sans se donner trop de mal. Puis viennent les cordonnières, celles qui font les souliers de satin pour les marionnettes danseuses et les bottes chamois pour les chevaliers. Les souliers se vendent 4 sous la paire, les bottes 15 sous. Enfin le véritable magicien de ce monde, celui qui ensecrète les bouisbouis. Ensecréter un bouisbouis consiste à lui attacher tous les fils qui doivent servir à le faire mouvoir sur le théâtre: c’est ce qui doit compléter l’illusion. Il faut une certaine science pour bien ensecréter, car celui qui est chargé de faire danser la marionnette doit ne jamais pouvoir se tromper et ne prendre jamais un fil pour un autre, faire remuer un bras pour une jambe; la disposition de l’ensecrètement doit être telle qu’en voyant les fils détachés, celui qui a l’habitude de ces exercices doit dire: «Celui-ci sert aux bras, celui-là aux jambes.»

Dans vos promenades d’été à travers les bois, vous êtes-vous quelquefois arrêté sous la tonnelle, dans un de ces délicieux cabarets des environs de Paris, où les clématites, les volubilis, les capucines et les gobéas semblent se disputer à qui vous donnera l’ombre la plus fraîche et le parfum le plus suave; où la brise arrive douce et parfumée; où les oiseaux, se piquant d’amour-propre, vous chantent à qui mieux mieux leurs plus délicieuses cavatines? Et là, avez-vous été tout à coup réveillé par des chants barbares qui ont fait s’envoler à la fois les rêves et les oiseaux?

Vous avez rencontré devant vos yeux un vieillard, au teint basané, à l’œil fauve, aux haillons picaresques, raclant avec un morceau de plume sur une mandoline bizarre, une manière de guzzla, quelque chose rappelant l’origine de la musique, une espèce d’écaille de tortue, comme devait être la lyre du poète Orphée.

C’est un tzigan de la Valachie, un bohémien comme nous disons; un Zingari, un Gypsy, comme disent les autres. Cet homme a une histoire. Il est né à Bucharest; il était serf au service d’un boyard quelconque. Ce seigneur avait fait ses études à Paris; il retourna dans son pays avec les idées françaises. Son premier soin, en rentrant sur ses propriétés, fut de faire brûler, devant les paysans, tous les instruments de supplices, knout, batogues (baguettes), cordes, nerfs de bœuf. Les paysans, voyant cet autodafé, ne comprirent qu’une chose, c’est que leur jeune seigneur les faisait libres, c’est qu’il abolissait le travail obligé. Car qu’est-ce que la liberté pour un tzigan de Valachie ou un nègre de l’Amérique, si ce n’est le droit de ne rien faire? On se mit à se promener, à jouer de la guzzla, à danser toute la journée. Les premiers jours, le Valaque crut qu’on lui faisait fête, que chacun célébrait à sa manière l’avènement des idées progressives. Mais bientôt il s’aperçut de l’erreur de tous ces braves gens; et, pour les réintégrer dans les saines idées des amis de l’ordre, il leur donna à chacun un petit morceau de papier, en les priant de le porter au chef de la police de Bucharest.

Ces morceaux de papier étaient autant de bons pour cinquante coups de knout à se faire administrer par les valets de ville.

Le moyen était dur; mais il paraît qu’il était bon, car, dès le lendemain, chacun se remit au travail, et, pendant un mois, personne n’eut un reproche à subir: les travaux étaient exécutés avec une exactitude merveilleuse. Mais, le mois suivant, on commença à se relâcher: les dos étaient cicatrisés; on oubliait le terrible exemple du mois précédent; on baguenaudait; chacun en prenait à son aise. Il fallut revenir aux petits morceaux de papier, aux bons de knout. L’ordre rentra dans l’atelier. Notre jeune homme, reconnaissant l’excellence de son invention, ne trouva rien de mieux que d’assembler tous les premiers du mois ses serfs, et, de même qu’ici on fait la paye, on leur remettait à chacun un de ces terribles petits bons; qu’il fût content ou non, qu’on eût travaillé ou flâné, qu’on eût bien ou mal fait, c’était une affaire réglée, le premier du mois on recevait son petit morceau de papier.

Notre homme, qui était plus avancé que les autres, se fatigua de ce régime. Un jour, il prit sa guzzla sous son bras, tout ce qu’il put enlever sur son dos, et il partit à la grâce de Dieu, ne sachant où il allait. Mais, étant chez son maître, il avait entendu parler de Paris. Paris! Qu’est-ce que cela pouvait être? N’était-ce pas le pays où s’allume le soleil? N’était-ce pas la terre promise par les prophètes aux bienheureux de toutes religions? C’était la ville des plaisirs, du bon vin, des arts et de la liberté: que fallait-il de plus à notre maugrabin? Il aimait toutes ces belles choses-là. Il partit pour la patrie de ces beaux rêves.

Vous dire comment il fit les six cents lieues qui séparent Paris de la Valachie, cela serait toute une odyssée. Il eut quelques bonnes veines et beaucoup de misères. Il rencontra une troupe de bohémiens, il courut avec eux les foires d’Allemagne en qualité de musicien. Enfin ils arrivèrent sur les bords du Rhin; il contemplait déjà cette terre de France tant désirée, il s’y voyait arpentant les grandes routes. Mais, hélas! l’homme propose et Dieu dispose.

Il comptait sans la gendarmerie, cette noble institution qui existe partout, même en Allemagne; ses compagnons, qui ne laissaient jamais rien traîner, avaient trop emprunté aux bons Germains pendant leur lourd sommeil de bière. On s’était fâché, la troupe fut appréhendée au corps. Ce qu’on lui reprocha, on n’en saura jamais rien. Toujours est-il que notre tzigan ne revit le Rhin et la terre française que six longues et sans doute bien tristes années après sa première contemplation.

Tant qu’il fut en Alsace, tout allait pour le mieux; il avait appris la langue allemande pendant son long séjour en Saxe. Mais, dès qu’il eut quitté ces contrées, il se trouva dans une position identique à celle de la Sarrasine de la légende, la mère de saint Thomas Becket, nous croyons, qui partit de son beau pays d’Orient pour venir en Angleterre chercher un amant volage, en ne sachant que deux mots de la langue d’Occident, Londres et Becket. Le tzigan avait un désavantage sur elle encore: il n’en savait qu’un, Paris!

Enfin, à force de demander, il arriva. Le soir de son entrée, se croyant encore dans les plaines de la Roumanie, il se coucha sans souper sur le premier banc qui se présenta. Une patrouille passa; on l’interrogea, lui et sa compagne de voyage, une jeune et belle gypsy qu’il avait ramenée d’Allemagne. Ils répondirent en allemand, on les conduisit à la préfecture. L’interprète du lieu leur dit que, s’ils demandaient une médaille de chanteurs des rues, on pourrait les rendre à la liberté.

Le lendemain, ils commencèrent donc leur nouvel état. La femme était jeune et jolie, elle faisait la quête. On est toujours généreux avec une jolie femme. L’homme amusait par ses grimaces et son instrument inconnu. Dans la journée ils posaient chez les peintres pour augmenter leur revenu. Il y a de cela quarante ans. L’homme chante toujours et joue toujours de la guzzla. La femme s’est faite tireuse de cartes; elle vend des noix et des coquilles dorées dans lesquelles sont enfermés les arrêts du destin. Vous devez l’avoir vue aux Champs-Élysées. C’est une vieille femme au teint bistré, à l’œil noir, édentée, refrognée, ridée comme une pomme de l’année dernière. Paris leur a porté bonheur, ils sont aujourd’hui propriétaires!

Oui, propriétaires! et de deux maisons encore! Deux maisons sises à Paris, dans le quartier de Lourcine, deux maisons louées à la semaine, rapportant deux mille huit cents francs.

Louées à la semaine! Nous avons souligné ces mots, parce que beaucoup de nos lecteurs ne savent peut-être pas que cette mode anglaise est encore un emprunt fait aux vieilles coutumes de la France, coutume barbare, qui s’est perpétuée dans les quartiers pauvres, comme tout ce qui est laid et cruel. Le dimanche, les propriétaires viennent faire la ronde chez tous leurs locataires, recevoir leur argent ou donner congé dans les vingt-quatre heures. De cette façon, les mois n’ont que vingt-huit jours pour eux; ils ont inventé des années de treize mois. C’est ingénieux et productif.

Notre tzigan est sans pitié pour les mauvais payeurs. Que si on lui parle de l’état qu’il continue d’exercer: «Qu’appelez-vous demander l’aumône? dit notre homme en se drapant dans ses haillons. Je suis musicien, on paye mon talent; est-ce que Paganini demandait l’aumône quand il donnait un concert?»

IV

L’ARLEQUIN.—L’EMPLOYÉ AUX YEUX DE BOUILLON.—LES LOUEURS DE VIANDES.—LE PEINTRE DE PATTES DE DINDONS.—LE BOULANGER EN VIEUX, ETC.

Jai dit que des membres de la commission centrale des propriétaires et habitants du douzième arrondissement m’avaient prêté le concours de leur expérience et me guidaient à la recherche des étrangetés qui n’appartiennent qu’à cette zone de Paris. Mais il commençait à se faire tard, la nuit s’avançait à grands pas; de fumeuses chandelles s’égouttaient en longues stalactites au fond de toutes les boutiques: mes compagnons me quittèrent. Resté seul, je m’adressai à un des industriels de la localité que j’avais visités le matin. Il voulut bien m’accompagner.

«Savez-vous, me dit-il, comment mange une partie de cette population?

—Je connais, répondis-je, le plat de viande à deux sols et de légumes à cinq centimes, et j’ai entendu parler du hasard de la fourchette et du bouillon à jet continu.

—Oui, mais ce que vous ignorez, c’est que les ouvriers qui ont du travail mangent seuls le plat à deux sols; les autres se nourrissent tout simplement chez le Bijoutier.

—Le bijoutier! qu’est-ce donc? Serait-ce par hasard la fameuse soupe au caillou dont on m’a tant parlé dans mon enfance?

—Non; suivez-moi un moment, et vous verrez. Si vous avez des nausées, ne vous en prenez qu’à votre curiosité, et surtout bornez-vous à raconter ce que vous aurez vu; vous n’avez pas besoin de rien exagérer pour apitoyer utilement sur le sort de ces malheureux et appeler sur eux l’attention des gens compétents.»

Nous descendions une de ces petites rues raides dont les pavés, appuyés les uns contre les autres, semblent se faire la courte échelle pour monter jusqu’au Mont-Saint-Hilaire. A la rue des Noyers, mon cicerone me dit:

«Visitons d’abord les alentours du marché. Voici la mère Maillard: c’est une bijoutière ou marchande d’arlequins. Je ne sais pas trop l’origine du mot bijoutier, mais l’arlequin vient de ce que ses plats sont composés de pièces et de morceaux assemblés au hasard, absolument comme l’habit du citoyen de Bergame. Ces monceaux de viande que vous voyez là sont très copieux, et cependant ils se vendent un sou, indistinctement. Ce bon marché n’a rien d’étonnant. La mère Maillard a passé un traité avec les laveurs de vaisselle de presque tous les grands restaurants. Ces hommes, qui sont relégués dans une étuve où, d’un bout de l’année à l’autre, ils restent soumis à une chaleur de soixante à quatre-vingts degrés centigrades, ont généralement vingt-cinq francs d’appointements fixes par mois; mais ils se font de quatre à cinq cents francs par mois avec les restes, qui leur appartiennent.

«Ce qu’on appelle en termes du métier les rogatons, c’est-à-dire tous les morceaux que la pratique laisse dans les assiettes, se vendent par seaux. C’est là ce qu’achète la mère Maillard, et c’est avec cela qu’elle compose ses arlequins. Le seau vaut trois francs. On y trouve de tout, depuis le poulet truffé et le gibier jusqu’au bœuf aux choux. Les ortolans, si on en mange à Paris, y coudoient familièrement le modeste beefsteak. Les eaux grasses, les os, les rognures, les épluchures, se vendent à part; la graisse se met dans de petits barils, elle est achetée par les fabricants de lampions pour les illuminations, à raison de sept francs le baril. C’est un prix fait, comme les petits pâtés. Mais il y a là un terrible revers de la médaille: ces hommes ne peuvent jamais durer plus de trois ans à faire leur métier; ils se cuisent, ils finissent par ne plus avoir de sang. C’est une espèce de glu, quelque chose comme de la confiture de groseilles, qui coule dans leurs veines. Les verriers, les chauffeurs de machines, sont dans un doux printemps auprès de ces pauvres diables, qui tous, pareils à des jockeys entraînés au moment des courses, sont d’une maigreur vraiment épique.

«La mère Maillard travaille tous ces rogatons; elle les assemble, elle les assortit, elle les approprie et les vend aux gens aisés pour les animaux domestiques, et aux pauvres pour leur nourriture.

—C’est triste.

—Je n’en disconviens pas. Quant aux os, je vais vous dire ce qu’on en fait. Avant d’arriver chez le marchand de noir animal, le tabletier ou le fabricant de boutons, ils sont cuits deux ou trois fois. D’abord le boucher les vend quatre sous la livre, sous le nom de réjouissance, aux bourgeois et aux grands restaurants, pour faire des consommés; ceux-ci les cèdent au rabais aux traiteurs de quatrième ordre, qui en font des potages gras pour leurs abonnés; enfin ces derniers les repassent aux gargotiers, qui en composent une espèce d’eau chaude, qu’ils colorent à grand renfort de carottes, d’oignons brûlés, de caramel et de toutes sortes d’ingrédients. Or, comme ces ingrédients ne peuvent donner ce que recherchent les amateurs, c’est-à-dire des yeux au bouillon, un spéculateur habile a inventé l’employé aux yeux de bouillon. Voici à peu près comme cela se pratique: un homme prend une cuillerée d’huile de poisson dans sa bouche, au moment où doivent arriver les pratiques, à l’heure de l’ordinaire, et, serrant les lèvres en soufflant avec force, il lance une espèce de brouillard qui, en tombant dans la marmite, forme les yeux qui charment tant les consommateurs. Un habile employé aux yeux de bouillon est un homme très recherché dans les établissements de ce genre.

—Mais cela doit avoir un goût détestable!

—Eh! mon Dieu! le goût ne se développe que par la pratique. Comment voulez-vous que des gens habitués aux arlequins de la mère Maillard deviennent des gourmets? L’eau-de-vie, d’ailleurs, leur a brûlé le palais.

—Heureusement, ajoutai-je, les viandes que nous voyons pendues aux vitres de ces gargotes me semblent belles et bonnes.

—Ces viandes ne sont là que pour le coup d’œil.

—Comment! pour le coup d’œil?

—Oui: ces quartiers de bœuf, de mouton et de veau pendus aux vitres des marchands de soupe ne leur appartiennent pas: ce sont des viandes louées.

—Des viandes louées! De qui et pourquoi?

—Pour servir de montre, pour achalander la boutique. Ces gens-là vendent le plat de viande dix sols au plus, trois sols au moins; ils ne peuvent donc employer que de basses viandes. Et que voyez-vous chez eux? de magnifiques filets, de superbes gigots, de succulentes entrecôtes. S’ils donnaient cela à leurs pratiques, ils se ruineraient. Ils s’entendent donc avec des bouchers qui, moyennant redevance, consentent à leur louer quelquefois même des animaux entiers. Le loueur les reprend quand il en a besoin.

—C’est encore une industrie qui m’était inconnue. Je ne soupçonnais pas le Loueur de viandes. Cependant, dans nos visites rue Traversine et Clos-Bruneau, nous avons vu çà et là bouillir le pot-au-feu.

—Je le sais bien; mais alors c’est du pot-au-feu de rognures et d’abats.

—En vérité, les exploitants doivent être aussi pauvres que les chalands.

—C’est une erreur: ils gagnent beaucoup d’argent, et certains qui ont commencé avec des sous comptent aujourd’hui par louis. Les filles de la mère Maillard sont toutes quatre établies dans de bonnes boutiques. Leur mère a des succursales dans tous les marchés de Paris, et elle vend en gros à ses concurrentes.

—Il me semble entendre un conte fantastique.

—Eh bien! tout cela n’est rien. Si vous voulez me suivre, je vais vous présenter au Rothschild du quartier, au millionnaire qui fait la hausse et la baisse dans sa partie. Vous allez voir le père Chapellier, Boulanger en vieux comme Mᵐᵉ Maillard est Traiteur en vieux

Le père Chapellier est un homme d’une soixantaine d’années environ. Son établissement est sans contredit le Creusot du microcosme industriel de ces quartiers si ingénieux. De tous les inventeurs que nous avons visités, le père Chapellier est celui qui fait preuve de la plus grande imagination. Il faut être presque un homme de génie pour tirer des croûtes de pain tant de choses extraordinaires et leur faire produire les choses qu’elles produisent.

En 1815, le père Chapellier revint à Paris, car il a été soldat, comme tous les Français de son âge. La réquisition était venue le prendre à dix-huit ans pour en faire un guerrier. A l’armée, il avait appris à tirer des coups de fusil, à échanger proprement un coup de sabre, à tuer avec élégance les ennemis; mais on ne lui avait rien enseigné qui pût le faire vivre. Il n’avait pas d’état, et à Paris le meilleur ouvrier, l’homme le plus habile, s’il n’a pas deux ou trois cordes à son arc pour les circonstances difficiles, risque fort de mourir de faim pendant une grande partie de l’année. Enfin, ne sachant que faire, le brave soldat de l’armée d’Espagne se fit Ravageur.

Encore une industrie qu’on ne connaîtra bientôt plus.

On donnait ce nom à des hommes qui, lorsque les rues avaient un seul ruisseau au milieu, y fouillaient avec un morceau de bois pour en retirer les clous de chevaux, les morceaux de fer ou de cuivre; quelquefois, mais rarement, ils y trouvaient des pièces de monnaie. Leur récolte se vendait à la livre chez les marchands de ferraille. Les journées d’un ravageur, même des plus actifs, étaient fort minimes; mais, en y joignant des commissions, l’ouverture des portières de voitures le soir, et la planche faisant pont les jours de grandes averses, on pouvait en vivre très mal. L’Administration municipale, sous prétexte qu’ils déchaussaient les pavés, a défendu l’industrie du ravageur, qui, d’ailleurs, devait être tuée par le système des rues à dos d’âne, avec deux ruisseaux sous les trottoirs. Aujourd’hui, il n’y a plus que les vieux Parisiens qui se souviennent de ce métier, et même de la planche sur laquelle ils passaient pour ne pas se mouiller les pieds.

Chapellier rencontra quelques anciens camarades revenant de l’armée; il eut honte de son état, quoiqu’il n’eût aucun préjugé et qu’il se fût souvent répété le fameux proverbe parisien: Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens. Il renonça au ravage pour entrer chez un chiffonnier en gros de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il devint Trilleur.

Lorsque vous voyez un de ces braves philosophes des faubourgs portant crânement son cabriolet sur le dos, ou une pauvre femme pliée sous son cachemire d’osier, vous ne pouvez vous figurer tout ce que renferment ces hottes pleines. Là se voient tous les débris de la création et de l’industrie: vieux os, tessons de verres, peaux d’animaux, chiffons de laine, de linge, de coton et de papier, loques de parures de fêtes et débris de festins, rogatons de toutes sortes, épaves recueillies sur toutes les côtes de la civilisation.

Le chiffonnier insouciant, gagnant sa vie au jour le jour, dormant sur le coin d’une table de cabaret, n’ayant le plus souvent ni feu ni lieu, vend sa récolte journalière aux hauts commerçants de la partie. Ceux-ci se chargent de la diviser, de mettre tous les objets de même nature ensemble, de les garder en magasin, jusqu’à ce qu’une occasion favorable de vente se présente. Ils emploient pour cette besogne des hommes et des femmes que l’on nomme trilleurs. Ces malheureux vivent douze heures de la journée dans une atmosphère empestée, à laquelle les exhalaisons des amphithéâtres d’anatomie ne sont pas comparables. Le salaire du trillage[G] n’était guère plus élevé que le gain du ravageur; mais, du moins, Chapellier travaillait à couvert; il n’était plus exposé à rougir en rencontrant ses anciens camarades. A ceux qui lui demandaient ce qu’il faisait, il pouvait répondre: «Je travaille chez un négociant», et, s’ils lui proposaient de l’aller voir, il disait: «Le patron nous défend de recevoir des visites à l’atelier.» Bref, il fit ce métier six mois; mais, habitué à vivre au grand air et à prendre beaucoup d’exercice, il dépérissait; le mauvais air le rendit malade. Il fut obligé de demander à la charité publique un lit pour se faire traiter.

A l’hôpital, il fit connaissance avec un gaveur de pigeons, qui lui proposa de le présenter à son patron, riche marchand de volaille de la Vallée. Il fut admis. Son nouveau métier consistait à se remplir la bouche de graines ou de pois, à ouvrir le bec des jeunes pigeons et à leur ingurgiter le tout dans l’œsophage. «La chose vous paraît simple, nous dit-il, mais vous ne pouvez vous figurer combien il est fatigant de gaver ainsi deux ou trois cents pigeons en une heure.»

Le père Chapellier gagnait quarante sous par jour à ce métier. Son ambition n’était pas satisfaite. En regardant autour de lui, il vit que les marchandes de volaille qui ne vendaient pas leur provision tout de suite étaient obligées d’en baisser le prix d’un quart par chaque jour de retard, de telle sorte qu’elles arrivaient même à la vendre à perte, quoique la marchandise eût la même apparence de fraîcheur que si elle venait d’être tuée. Et pourtant aucune cuisinière ne s’y trompait. Il s’inquiéta de ce prodige; on lui répondit que c’était uniquement parce que les pattes des dindes, qui étaient noires et brillantes le jour de leur mort, prenaient des tons de plus en plus grisâtres à mesure qu’on s’éloignait de ce moment.

Il n’en fallait pas plus à un homme de génie. Chapellier rentra chez lui et se mit à composer un vernis qui pût conserver aux gallinacés, bien des jours après leur trépas, ce lustre brillant qui orne leurs pattes et constate leur valeur auprès des gourmets. Deux jours après la révélation qui lui avait été faite, il revint triomphalement au marché; il pouvait s’écrier: Eurèka. Il expliqua et expérimenta sa découverte: toutes les commères s’y trompaient elles-mêmes. On fit des essais; on présenta de la volaille à pattes vernies aux plus fines cuisinières: elles se laissèrent prendre aux apparences. L’invention fut adoptée. Le père Chapellier reçut des marchandes, sur toute volaille peinte, la moitié du quart qu’elles auraient perdu à la vendre avec ses pattes ternies.

Le métier de Peintre de pieds de dindons était assez lucratif, mais il fallait trop de surveillance pour se faire payer. Et puis l’ambition du père Chapellier n’était pas encore satisfaite: il n’avait pas, ce qui était le but de sa vie, un établissement à lui, son petit dada, traînant sa petite carriole. Vous voyez qu’il y a déjà loin du modeste ravageur, demandant simplement à gagner sa vie, au brillant coloriste devenu la Providence des dames de tout le marché. Aussi vendit-il son secret et sa clientèle à un ami moyennant 1,000 francs. Ce successeur est aujourd’hui retiré avec de belles rentes, ce qui ne fait l’éloge ni de la sincérité des marchandes de volaille, ni de la perspicacité des cordons bleus, ni de la délicatesse du palais des Parisiens.

«Je voulais m’établir, me dit le père Chapellier. Mille professions se présentaient. Je ne pouvais passer devant une boutique sans envier le sort de celui que j’y voyais installé. J’interrogeais tout le monde; chacun me donnait un conseil; chaque soir j’arrêtais un plan, qui était abandonné le lendemain. Je me croyais né tantôt pour être fruitier, tantôt pour être traiteur, tantôt pour être marchand de vin. Mais je connaissais mes capacités absorbantes, et j’avais peur de manger et de boire mon fonds. Et puis j’avais trop d’amis, et les crédits m’effrayaient. Il me fallait donc quelque chose qui ne fût pas de consommation immédiate. Enfin j’allai voir mon premier patron, dans l’intention de m’associer avec lui. Savez-vous combien il me demanda pour m’intéresser à ses affaires?

—Non; vos 1,000 francs, peut-être?

—Vous n’en approchez pas; il me demanda 50,000 francs comptant.

—Diantre! 50,000 francs pour être chiffonnier en gros!

—Aujourd’hui cela ne m’étonne plus, je connais le métier: on peut y devenir facilement millionnaire, et mon patron l’est devenu deux fois. C’est néanmoins à lui que je dois le petit bien-être dont je jouis. J’étais arrivé dans ses magasins au moment de la vente du matin, c’est-à-dire lorsque les chiffonniers errants viennent débiter leur hottée. On les paye toujours au comptant; il n’y a pas de crédit dans ce métier-là: ces pauvres gens ont besoin du prix de leur journée pour vivre. Une chose me frappa: ce fut la grande quantité de morceaux de pain qu’ils avaient en leur possession. Je les questionnai; je sus comment tous ces rogatons leur arrivaient et comment ils s’en défaisaient. J’eus l’idée de m’établir boulanger en vieux et de vendre en gros ce que les autres vendaient en détail.»

Le père Chapellier venait, en effet, de trouver la route qui devait le mener à la fortune. Il ne perdit pas de temps. Le jour même, il fit acquisition d’un petit bidet et d’une charrette; il loua une grande pièce dans un des anciens collèges si nombreux dans ces vieux quartiers, et il alla voir tous les garçons de cuisine des grands établissements scolaires du douzième arrondissement. Ceux-ci étaient habitués depuis de longues années à donner leurs morceaux de pain aux chiffonniers: ils crurent avoir affaire à un fou; ils acceptèrent toutefois ses propositions.

Le succès que notre homme obtint auprès des cuistres de collège ne fit que l’encourager: il résolut d’accaparer toutes les croûtes de pain de la ville, de façon à ne pas laisser de place à un concurrent. Il vit tous les laveurs de vaisselle des restaurants grands et petits, il s’entendit avec les chiffonniers, et fit à chacun des avantages qu’il ne pouvait rencontrer nulle autre part. Lorsque toutes ses précautions furent bien prises, un matin il s’établit à la halle avec des bourriches vides et de gros sacs pleins autour de lui. Au-dessus de sa tête on lisait cet écriteau: Croûtes de pain à vendre. Le spéculateur connaissait son Paris; il savait que la population parisienne qui fréquente les barrières a pour la gibelotte de lapin un goût tout particulier. Or, pour élever des lapins, même sans avoir la bizarre ambition de M. Maldant de s’en faire 3,000 francs de rentes, il faut, outre les choux, beaucoup de pain. Les poules qu’on engraisse pour la consommation sont aussi presque exclusivement nourries avec les miettes de la desserte parisienne. Les chiens et tous les animaux domestiques en absorbent également des quantités prodigieuses.

Le père Chapellier, qui vendait sa bourriche pleine 6 sous, c’est-à-dire beaucoup meilleur marché que le pain de munition, eut bientôt attiré à lui tous les éleveurs de la grande et de la petite banlieue. Au bout d’un mois, il put, en comptant son bénéfice, constater qu’il avait eu une idée extrêmement fructueuse.

Il avait presque doublé son fonds, et cependant il n’avait pas encore donné à son commerce toute l’extension possible: il était seul; il ne pouvait faire sa récolte aux quatre coins de Paris avec la promptitude dont elle avait besoin pour être réellement productive. Il ne pouvait paraître sur le marché que tous les deux jours, et il fallait absolument y prendre place tous les matins. Il aurait bien pris un aide, mais sa maison n’était pas encore suffisamment établie, et, en divulguant son secret, il pouvait se susciter un concurrent dangereux. Enfin il se souvint d’un proverbe qu’il avait souvent entendu répéter par les Italiens enrôlés dans son régiment, et que nous avons arrangé ainsi: «Qui va piano va sano.» Il se dit: «Puisque tout un peuple se conduit d’après cet axiome, il doit être bon.»

«Que vous dirai-je? continua le père Chapellier: chaque jour je passais de nouveaux marchés avec les tables d’hôte, les cafés, les chefs de grandes maisons, les cuisiniers, et même les sœurs de communautés religieuses; tous les matins je voyais augmenter ma clientèle. Quatre mois après ma première apparition à la halle, j’avais trois chevaux et trois voitures continuellement occupés; nous étions en 1820. Je voyais venir le moment où je pourrais me retirer à la campagne et jouir en paix de mes épargnes. Vous savez que c’est là la toquade de tous les Parisiens; ils se figurent, eux qui sont nés dans des rues où le ruisseau tient plus de place que le pavé, qu’ils ne pourront être heureux que sur le bord des claires fontaines, dans des prés émaillés de fleurs. Tous ceux qui l’ont essayé se sont ennuyés à périr, et ils se sont hâtés de revenir ici contempler la belle nature dans la rue Saint-Jacques ou dans la rue de La Harpe. J’ai eu cette folie-là aussi. J’en suis guéri. Mais je lui rends grâces, car c’est elle qui m’a poussé à donner de l’extension à mes affaires.»

Dans son commerce, le père Chapellier se trouvait nécessairement en rapport avec les cuisinières, les bouchers et les charcutiers, tous grands amateurs de chiens. Peu à peu il s’initia aux secrets de ces diverses professions; il apprit que tous ces hommes usaient des quantités considérables de chapelure pour les côtelettes, les gratins, etc. La chapelure, qui se fait avec du pain sec pilé ou râpé, se vendait 8 sous la mesure. Cette mesure était d’une capacité un peu moindre que le litre. Il s’établit fabricant de chapelure. Il en livra le litre, mesure légale, pour 6 sous. Cette baisse de prix lui attira tous les consommateurs. En moins de six mois, il dut encore se procurer des chevaux et prendre des ouvriers.

«Monsieur Chapellier, lui dis-je, vous êtes comme les ambitieux, insatiable.

—Que voulez-vous? je ne suis pas meilleur que les autres. Je commandais une escouade; je voulus une armée. Quand je l’eus, cette armée, eh bien! elle m’ennuya; je désirai avoir autre chose.»

En effet, à son commerce de boulanger en vieux, à sa fabrique de chapelure, cet homme de génie joignit bientôt une fabrique de croûtes pour la soupe.

Dans les morceaux que lui livraient ses vendeurs, il avait vu des croûtes de deux espèces: de bonnes et de gâtées. Il avait bien eu la pensée de les diviser et d’en faire des lots séparés; mais le gain ne lui parut pas assez réel pour s’y arrêter. Il aima mieux inventer une nouvelle industrie. Il fit des croûtes au pot.

Vous avez vu chez les épiciers de ces morceaux de pain croustillants que les ménagères achètent avec empressement les jours de pot-au-feu. Eh bien! défiez-vous de ces choses si appétissantes dans les potages gras; défiez-vous des soupes au pain des petits restaurants; défiez-vous surtout des purées aux croûtons. Tout cela sort de la fabrique du père Chapellier; tout cela est le reliquat du pain distribué aux enfants dans les collèges, les pensionnats et les séminaires; tout cela provient de morceaux que vous avez laissés, il y a quinze jours, sur le coin de votre table. Heureusement, dit-on, le feu purifie tout.

Ces espèces d’éponges noircies se vendent moins cher que le pain ordinaire. Aussi la consommation qu’on en fait dans les petits ménages, chez les petits gargotiers des halles, pour la soupe et le café au lait, est-elle prodigieuse. Cette fabrication forme la meilleure part du revenu de M. Chapellier. Il a établi aux environs de la barrière Saint-Jacques des fours qui ne refroidissent jamais, et où sont empilés des milliers de livres de pain, qui servent tant à la chapelure qu’aux croûtes au pot. Une multitude d’ouvriers, hommes, femmes et enfants, sont occupés à piler et à râper la marchandise à la sortie du four. On met de côté les parties carbonisées, dont on fait du noir de pain pour blanchir les dents. Cette poudre est ensuite passée au tamis de soie et vendue aux parfumeurs comme poudre dentifrice.

Rien n’est plus curieux que les magasins du père Chapellier. Ce sont d’immenses pièces où il arrive à chaque instant des montagnes de pain. On trille toutes ces croûtes. A droite sont les mannes destinées aux hommes; à gauche, celles qu’on destine aux lapins. Tout cela se fait avec un ordre et une propreté extrêmes. De jeunes filles font les paquets de croûtes au pot, après les avoir pesées, et des enfants tout noirs, semblables aux jeunes nègres des colonies, emplissent de grandes boîtes de poudre. Le propriétaire est parmi ses travailleurs, commandant, causant, riant, plaisantant.

Je sortais émerveillé de ma conversation avec ce modeste homme de génie.

«Le père Chapellier est donc bien riche? demandai-je à mon introducteur.—Malgré tout ce que lui ont mangé les femmes, il ne connaît pas sa fortune.—Ce qui veut dire sans doute qu’il a trois ou quatre mille francs de rente?—Allons donc! Le chevalier Langlois, dont vous voyez les belles voitures dorées porter dans tout Paris des allumettes et du cirage, a quatre-vingt mille francs de rentes. Il a donné cent mille francs à chacune de ses filles en les mariant. Le père Chapellier n’a pas d’enfants, et son métier est bien meilleur que celui de M. Langlois.»

Je me rendis à cette raison, mais en n’admettant que la première moitié du proverbe de M. Chapellier: «Il n’y a pas de sot métier», et je ne pus m’empêcher d’ajouter: «Si ce n’est tous ceux qui s’adressent à l’intelligence, au lieu de s’adresser à l’estomac.»

V

LE MARCHAND DE FEU.—LES BRICOLEURS.—LES RÉVEILLEURS.—L’ANGE GARDIEN.—LE FAVORI DE LA DÉESSE.—LES CONTREMARQUES JUDICIAIRES.

Après avoir étudié Paris dans tous les sens, j’en suis arrivé à formuler ainsi le fond de ma croyance: «Si on me disait qu’il existe dans quelque rue éloignée un homme qui fait des manches à couteaux avec les vieilles lunes, je le croirais.»

Paris a usé toutes mes facultés d’étonnement. Je ne fais plus de commentaires; je regarde, j’écoute, et je dis: «C’est possible.» J’ai tout vu dans mes courses à travers la cité des misères; j’y ai rencontré des hommes de génie, des Colombs qui, pour manger le jour et dormir la nuit à couvert, sont obligés chaque matin de découvrir quelque nouvelle Amérique.

Dans mes précédents articles, je vous ai parlé du boulanger en vieux. Je continue la galerie. Le premier portrait qui se présente est celui du marchand de feu.

M. Jannier est un homme de trente-cinq ans, à large poitrine, aux cheveux rejetés en arrière comme une crinière de lion. Le visage est franc et ouvert. Il porte toujours des habits de velours à larges basques, des paletots-sacs et de larges pantalons à la hussarde. En le voyant passer, un vieux Parisien physionomiste le prendrait plus volontiers pour un sculpteur ornemaniste que pour un commerçant. Il a l’air artiste, et il aime les arts. Dans sa jeunesse il a tant soit peu cabotiné; mais, l’âge lui ayant mûri la raison, il a renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Il aime certes encore les théâtres du boulevard, les mélodrames et les vaudevilles pleurnicheurs, mais son rêve est ailleurs: il veut faire fortune.

M. Jannier rêve le bien-être, la demi-fortune avec un cheval pour aller voir à son aise, dans sa stalle prise à l’avance, ses comédiens chéris. Son ambition suprême, son utopie, c’est de réunir, dans une villa blanche à volets verts, sous sa tonnelle, MM. Surville, Francisque jeune, Saint-Ernest et Chilly, ses plus anciennes admirations, et de connaître à la ville MM. Lacressonnière et Deshayes, ce qui lui permettrait peut-être de tutoyer MM. Christian et Ernest Vavasseur, des Folies, et de saluer en plein jour les dames de théâtre sur le boulevard. C’est là le mobile qui a fait agir notre inventeur, l’étoile qui l’a conduit à la découverte.

Les dames des halles et marchés, qui restent toute une journée exposées à l’intempérie des saisons, se servent toutes, pendant sept mois de l’année, de chaufferettes en bois doublées de tôle et de ces horribles petits pots en grès qu’on nomme des gueux. Elles les posent sur leurs genoux pour se réchauffer les doigts. Ces dames faisaient faire leur chaufferette et leur gueux chaque matin, et souvent deux fois par jour, chez les charbonniers voisins. Elles payaient les deux feux trois sous, et souvent elles étaient obligées d’attendre le bon plaisir et le réveil de messieurs les Auvergnats. Ces messieurs étaient indispensables, ils dormaient leur grasse matinée.

M. Jannier bricolait à la halle, c’est-à-dire qu’il y faisait à peu près tout ce qu’on voulait, qu’il était au service de qui désirait l’occuper, qu’il était porteur, commissionnaire, et qu’il remplaçait, au besoin, messieurs les forts, lorsque le faix était trop lourd pour l’échine de ces privilégiés. M. Jannier donc avait remarqué, pendant ses longues nuits passées à attendre l’ouvrage, la négligence de ces hauts barons du commerce de charbon. Il résolut de les supplanter. Il avait une idée, idée féconde, qui, bien dirigée, devait inévitablement conduire son inventeur à cette demi-fortune tant rêvée, à cette stalle si enviée.

Il se dit: «Je ne puis arriver à mon but qu’en donnant meilleur et à plus bas prix, qu’en allant complaisamment au-devant de la pratique au lieu de l’attendre couché. Les Auvergnats garnissent les chaufferettes avec du poussier de charbon, qui peut être dangereux; il me faut trouver quelque chose d’inoffensif, qui donne autant de chaleur et brûle plus longtemps.» Il réfléchit, il chercha, il fit des essais, enfin il trouva la motte carbonisée!

Il avait barres sur les fournisseurs, il pouvait afficher partout: «Plus de maux de tête!» M. Jannier était inventeur, ses concurrents n’étaient que de vulgaires marchands. M. Jannier avait du génie, il était dans le progrès, tandis qu’eux ils restaient dans la routine.

Vers la fin de l’hiver de 1836, alors que les dames de la halle n’usaient plus de feu que pendant les longues attentes nocturnes, et qu’elles n’arrivaient qu’au moment où les charrettes des maraîchers, jardiniers et montreuils (marchands de fruits) débouchaient sur le carreau, il s’approcha des groupes, prit part aux conversations, plaisanta agréablement ces dames, qui se laissaient faire la loi par les charabias. On le connaissait pour un bon enfant, on le laissa dire; enfin il leur fit insidieusement cette question:

«Que penseriez-vous d’un homme qui n’est ni Auverpin ni Charabia, et qui chaque matin vous ferait votre chaufferette, à votre place, sans que vous vous dérangeassiez, sans que vous eussiez à vous en occuper, et qui serait à vos ordres à toutes les heures du jour et de la nuit?

—Nous dirions: «Celui-là est un bon garçon; il ferait notre affaire et la sienne.»

—Eh bien! ce garçon-là, ce sera moi, car je m’établis marchand de feu l’hiver prochain.»

Une idée nouvelle, un homme voulant faire autrement qu’on n’avait jamais fait, souleva un tolle général, un haro universel. Avant que personne sût ce qu’était l’affaire, on en avait décidé l’exécution impossible, les essais même inutiles; il n’y fallait plus songer. M. Jannier subit toutes les plaisanteries, tous les mots ironiques, avec le calme du génie. Il était fort, car il était confiant en lui-même; il laissa passer l’orage. «Se chauffera bien qui se chauffera le dernier», se disait-il.

Dès le lendemain, il loua là-bas, sur les bords de la Bièvre, presque dans les champs, rue Croulebarbe, une espèce de masure abandonnée, un toit et une grande pièce entourée de murailles. Là, avec quatre pavés pris dans les terrains vagues, un étouffoir de tôle acheté d’occasion, il commença son établissement. Il s’était placé en plein douzième arrondissement, au centre des tanneries, afin d’avoir sa matière première sous la main. Une petite charrette à bras lui servait au transport de ses achats, et un grand coffre de bois doublé de fer-blanc servait de magasin aux marchandises fabriquées. Avec ce modeste matériel, M. Jannier se mit à la besogne. Il établit un courant d’air dans sa chambre; les pavés lui servaient de fourneau. Il jouait sa fortune sur une carte; il était parti à la grâce de Dieu, comme ces hardis marins qui vont à la recherche des mondes inconnus. Il n’avait avec lui que son courage et sa bonne volonté. Il commençait avec 600 francs en beaux écus sonnants.

Pendant tout l’été, il passait ses journées dans son laboratoire, sans vêtements, subissant à peu près la température du pain dans un four de boulanger. Tout autre y serait mort; mais il était tenace, courageux, entreprenant; il voulait avoir raison des rieurs. Malgré ses travaux du jour, M. Jannier n’avait jamais cessé d’aller à la halle aider les marchands pendant la nuit. Il y faisait l’ouvrage de trois hommes de première force; mais il s’était solennellement promis de ne pas toucher au capital consacré à son établissement, et il fallait vivre chaque jour.

Vers la fin de l’été, il construisit un fourgon doublé intérieurement et extérieurement de forte tôle. Il l’adapta aux roues de sa charrette à bras, et, dès que les premiers froids se firent sentir, par une nuit fraîche et bien étoilée de la fin de septembre, il apparut tout à coup sur le carreau des Innocents, traînant derrière lui quelque chose de noir qui avait toutes les apparences d’un coffre de deuil. Au moment où on s’y attendait le moins, on entendit tout à coup ce cri bizarre, qui fit retourner toutes les têtes:

«Feu! feu à vendre! Voici le marchand de feu! Mesdames, approvisionnez vos chaufferettes! Voici le marchand de feu!»

Sa voix mâle et sonore avait traversé le marché de la rue Saint-Denis à la Halle aux Draps. Un immense éclat de rire accueillit ce cri bizarre, qui venait augmenter la collection des cris de la rue. Mais il avait excité la curiosité, on s’approchait, on voulait voir, on voulait savoir. Les plus hardies d’entre les marchandes se hasardèrent à lui demander de voir sa marchandise. Lui, toujours galant et conservateur fidèle des traditions de la chevalerie française, il s’empressa de leur montrer l’intérieur du fourgon, qui semblait une fournaise ardente. Elles firent faire leurs chaufferettes pour un sou, et dès le lendemain elles se chargeaient, en caquetant, de lui rendre inutile toute publicité. On ne parla plus dans les halles que du nouveau commerçant. La mode vint de se faire faire sa chaufferette et son gueux par le marchand de feu, qui était si gai, si bon enfant, qui avait toujours le mot pour rire.

Aujourd’hui, M. Jannier emploie quinze à vingt vieilles femmes à sa fournaise; elles carbonisent des mottes tous les jours de l’année, hiver comme été. Il a quatre vigoureux chevaux percherons qui traînent, non plus des voitures doublées en tôle, mais des espèces de locomotives en fer battu, qui ont des noms inscrits en lettres noires sur des plaques de cuivre: Vulcain, Polyphème, Cyclope, Lucifer, absolument comme les machines d’un chemin de fer. Ces voitures distribuent du feu à toutes les femmes des halles et marchés de Paris, depuis le faubourg Saint-Antoine et le Temple jusqu’aux faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré. Outre cela, il fournit les chaufferettes des vieillards de plusieurs grandes maisons de refuge, et, si l’administration de l’Assistance publique mettait en adjudication la fourniture du feu aux femmes de la Salpêtrière et aux vieillards de Bicêtre, M. Jannier soumissionnerait, et son rêve, qui est déjà aux trois quarts réalisé, se trouverait surpassé. Il pourrait recevoir à sa table chaque jour MM. Deshayes, Saint-Ernest, Christian, Ernest Vavasseur, venir voir jouer ces messieurs dans sa loge prise au bureau de location, et s’y faire mener, non pas dans sa demi-fortune, mais bien dans une bonne et douce calèche traînée par deux beaux chevaux du Mecklembourg.

Certes, il y a des fortunes immenses à la halle, mais il ne faut pas croire pour cela qu’il suffise d’approcher du carreau des Innocents et d’avoir une idée pour à l’instant voir les croûtes de pain et le feu de mottes se changer en or. Là aussi il y a les vaincus de la fête, les Pierres qui roulent en n’amassant point de mousse. Il gravite autour des marchés une infinité de pauvres hères qui ne gagnent leur pain qu’avec des peines infinies et qu’en l’arrosant de leur sueur. Ceux dont nous parlions tout à l’heure, les Bricoleurs, par exemple, sont des gens actifs, entreprenants, hardis, qui ne reculent devant aucun travail, qui s’offrent pour tout faire, qui portent des fardeaux à assommer un bœuf, font dix lieues avant le lever du soleil, sont prêts à toute course, à toute commission, à tout labeur connu ou inconnu. Ils n’épargnent ni leurs bras ni leur corps; ils sont dévoués, probes; ils ont toutes les qualités qui distinguent l’honnête homme, et cependant ils ne recueillent pour tant de qualités qu’un salaire souvent insuffisant.

La Réveilleuse, qui passe toutes les nuits à parcourir en tous sens les quartiers de Paris pour aller réveiller les marchands, les forts, les porteurs et les acheteurs de la halle, n’a que dix centimes par personne et par nuit. Souvent il lui faut héler sa pratique pendant un quart d’heure avant de recevoir une réponse. Pour peu qu’un coup de picton de trop se soit égaré dans le gosier de l’abonné, il s’endort la tête lourde; la pauvre réveilleuse est obligée de monter trois ou quatre étages pour l’arracher aux douceurs du lit. Elle est reçue par des grognements, des bourrades. Rien ne l’émeut: elle a sa conscience pour elle; elle sent qu’elle fait son devoir, et elle sourit encore à ceux qui l’injurient, persuadée qu’elle est que le lendemain ils la remercieront de son insistance.

L’état de réveilleuse est un des plus durs et des plus fatigants de tous ceux qui s’exercent aux alentours des halles et marchés, et néanmoins c’est un des moins rétribués. Jadis les réveillés donnaient aux réveilleuses de quatre à six sous; mais, aujourd’hui que les affaires vont bien, que les loyers augmentent, la concurrence s’en est mêlée, et, quoique les somptueuses bâtisses de la rue de Rivoli aient éloigné du quartier presque toute la population des halles, il y a des réveilleuses qui s’offrent à dix centimes, et qui sont obligées, pour satisfaire leurs pratiques, de se transporter jusqu’au fond des faubourgs bien avant l’heure qui leur est désignée. Auparavant, lorsque l’agglomération existait dans le quartier Saint-Denis, une bonne réveilleuse (car là comme partout il y a des gens qui ont du talent, qui sont plus ou moins appréciés; les voix claires et perçantes, par exemple, sont surtout recherchées), une bonne réveilleuse, disions-nous, pouvait avoir jusqu’à quinze et vingt clients, ce qui lui faisait une journée de trente à quarante sols par jour, sans compter les bonis, plus les ménages des réveillés, qui lui étaient presque toujours octroyés. Aujourd’hui, il est presque impossible, avec la dissémination causée par les démolitions nouvelles, d’en réunir plus de cinq ou dix. C’est donc un état perdu, pour le moment du moins.

L’Ange gardien semble devoir subir le sort des réveilleuses; il a beaucoup perdu de son importance avec les démolitions, mais il lui reste une ressource: il se retire aux barrières, où il aura encore de l’ouvrage pendant de longues années.

Mais, à propos, qu’est-ce qu’un ange gardien? Je vais vous l’expliquer. On nomme ainsi un homme qui est préposé, chez les marchands de vin et dans les cabarets en renom, à la surveillance des ivrognes. Il les prend sous sa protection, il les reconduit chez eux, et il en répond au cabaretier qui les a confiés à ses bons soins. Il doit les défendre, au besoin les coucher, en un mot ne les quitter qu’alors qu’ils sont en sûreté, loin de la portée des voleurs dits au poivrier, gens sans foi, sans croyance, qui dévalisent les ivrognes, sans respect pour le dieu Bacchus, dont ils sont les fervents adorateurs.

N’est pas ange gardien qui veut. On ne peut se figurer toutes les qualités qui lui sont demandées. Il passe un examen où plus d’un bachelier échouerait. Un bon ange gardien doit être sobre; sans cela il boirait avec son protégé, et tout serait perdu.

Les ivrognes veulent toujours boire, même alors qu’ils ne peuvent plus porter leur vin. Et il n’y a pas de femme désirant une parure, de solliciteur demandant une place, qui emploient plus de détours, plus de paroles doucereuses, plus de flatteries que l’ivrogne. Il devine toutes les insinuations, toutes les câlineries des coquettes les mieux exercées, pour arriver à son but. L’ange doit demeurer ferme, impassible, ne se laisser induire en aucune tentation, aller droit son chemin, n’accédant à aucune prière, ne se laissant intimider par aucune menace. Il doit être brave, en effet, car il faut qu’il tienne tête à ceux qui ont le vin mauvais, qu’il soit toujours prêt à se jeter au milieu de la rixe lorsque le client se livre à ses ébattements sur les épaules de quelque passant peu endurant. Et puis, de quelle patience ne doit-il pas être doué pour comprendre et réfuter toutes les divagations que suggère le vin dans ces cerveaux exaltés, en délire, qui semblent jouer aux propos interrompus? Il doit savoir flatter la manie de son compagnon, entrer dans ses vues, le comprendre, s’en faire écouter et l’intéresser par une conversation vive et animée. C’est alors qu’il rendrait des points à tous les diplomates pour la finesse, l’à-propos de ses reparties, et sa façon de plaider le faux pour arriver au vrai. A toutes ces qualités morales l’ange gardien doit joindre les qualités physiques les plus remarquables. S’il n’est adroit, vigoureux, ingambe, il devient impropre à remplir ses fonctions, car il lui faut souvent emporter son homme sur ses épaules pour l’arracher aux tentations et aux collisions si fréquentes aux barrières et à la halle.

Eh bien, toutes ces qualités, toutes ces vertus (car, si nous n’avons pas compté la probité la plus stricte, c’est que les anges gardiens la jugent si naturelle chez eux qu’ils n’en parlent même pas), ces périls qu’ils affrontent, tous ces ennuis qu’ils subissent, sont cotés comme les fonds à la Bourse. Ces hommes, qui sont si bien nommés, ne gagnent souvent pas de quoi s’entretenir. Chez les marchands de vin, où se réunissent les véritables ivrognes, aux renommées, aux goguettes (maisons où l’on chante), il est établi qu’un homme qui ne peut plus se tenir doit être reconduit. Pour cela, il donne ce qu’il veut à son ange gardien, qui se fie à la générosité du buveur; mais celui-ci ne peut jamais donner moins de cinquante centimes: c’est une règle établie, une convention adoptée, à laquelle personne ne manque.

Celui qui refuserait d’acquitter cette dette serait renié par ses confrères, car il porterait préjudice à la sûreté de tous. En effet, dès qu’un homme est mis entre les mains d’un ange, eût-il 100 francs dans ses poches, le lendemain en se réveillant il est certain de les trouver tels qu’il les y avait mis. On ne se souvient pas, de mémoire d’ivrogne, d’un seul buveur qui ait été dépouillé ou qui ait eu à se plaindre des procédés de son ange gardien, car à toutes les qualités énumérées plus haut il faut encore joindre la politesse.

Généralement ils sont nourris par les marchands de vin qui les emploient, auxquels ils rendent de menus services, et qui les en récompensent en leur donnant par-ci par-là un morceau à manger.

L’ange gardien est ordinairement une espèce de poète, un rêveur, qui aime la vie contemplative; c’est le lazzarone de Paris: il se contente de peu et vit dans ses rêves à la recherche d’un inconnu quelconque. Sa journée ordinaire ne monte jamais à plus de trente ou quarante sous; mais il a ses dimanches et ses jours de réunion. Les habitués le respectent et sont pleins d’attentions pour lui. Ils ne commandent jamais un repas sans l’inviter à y prendre place. Il vit heureux de cette considération et fier de sa conscience pure et sans tache. Il ne fait pas d’économies, mais il se crée de bonnes relations pour les mauvais jours. On en cite deux qui ont été portés sur le testament d’un riche ivrogne, ancien banquier, qui fréquentait le cabaret de l’Arrosoir, à Montparnasse, et qui, malgré ses rentes et sa passion pour le vin à six, avait su garder au fond de son cœur assez de reconnaissance pour se souvenir, à son lit de mort, des deux pauvres diables qui lui avaient tant de fois épargné le dangereux bonheur de coucher dans les champs.

A côté de ces bonnes, belles, fortes et franches natures, pourquoi placer ce petit homme à jambes grêles et à gros ventre, cet esprit faux, cauteleux, chicaneur, âpre au gain, cet être amphibie, moitié avocat, moitié accusé? C’est qu’ici, comme partout, tout est contraste, tout est antithèse. Nous allons entrer dans le monde qui ne vit que le code à la main et qui étudie sans cesse la manière de poser le pied entre ses paragraphes, sans jamais marcher sur un article criminel. C’est ce qu’ils nomment, dans leur argot, faire suer Thémis, et les praticiens qui exercent l’état, qui vivent des conseils qu’ils donnent pour faire éviter les rigueurs de la loi, prennent le nom de Favoris de la déesse. Ces gens connaissent le code mieux qu’ils n’ont jamais su le catéchisme; ils en savent le fort et le faible, ils en ont étudié tous les détours, et ils se promènent à l’aise dans le labyrinthe des lois. Certes, leur industrie n’est pas parfaitement honorable; un bourgeois de la rue Saint-Denis ou un fabricant du faubourg n’y destinera pas ses fils, et nous ne la consignons ici que parce que nous désirons autant que possible faire de ces études une galerie complète.

Une façon d’huissier marron, d’homme d’affaires ténébreux, plus retors qu’un procureur, tient son cabinet chez un marchand de vin du quai aux Fleurs, au milieu des tables de marbre, dont l’une lui est réservée. Lorsque je pénétrai dans ce cabinet, toutes ces tables étaient occupées. Je m’emparai de la seule libre. Je vis que cette action si simple semblait produire un effet inaccoutumé dans l’endroit. On me regardait en dessous; toute la race des rats du palais qui fréquentent l’établissement, praticiens, recors, grossoyeurs d’études de bas étage, gratte-notes, en un mot toute l’aimable engeance commençait à murmurer. En effet, j’avais fait une école; j’avais eu l’imprudence de m’asseoir à la TABLE DE M. AUGUSTE.

M. Auguste est le mamamouchi, le grand vizir, l’homme saint de l’établissement. Il est choyé, envié, admiré; on rit de ses bons mots. Il y entre en triomphateur. On se lève, on se découvre à son approche. Comme Jupiter, il fait trembler tout ce peuple en fronçant le sourcil. Heureusement pour ma pauvre personne, j’étais en compagnie d’un homme qui avait l’insigne honneur de connaître M. Auguste. Sans cela on me faisait un mauvais parti.

Lorsque M. Auguste fit son entrée triomphale, il nous regarda d’un œil courroucé; mais bientôt, ayant reconnu mon compagnon, il s’avança vers nous d’un air souriant. Tous ces gens qui attendaient un éclat, qui étaient prêts à nous courir sus, changèrent de physionomie comme par enchantement. M. Auguste ne nous avait-il pas salués?

M. Auguste est un homme de trente-cinq à quarante ans; il a une physionomie qui ne prévient nullement en sa faveur. Il a de gros yeux vert de mer à fleur de tête qui sont faux, une bouche fausse, un faux sourire, un faux toupet blond albinos. Nous l’avons dit, ses jambes sont grêles et son ventre est gros. Il est tout de noir habillé, il singe autant qu’il peut la tenue des gens du palais. Mais tout cela est vieux et râpé, car M. Auguste s’habille au décroche-moi ça, ce qui veut dire en français: chez le fripier.

Mon compagnon avait jugé à propos, pour délier la langue de cet important personnage, de l’inviter à déjeuner. M. Auguste jouit d’un remarquable coup de fourchette; mais il a un verre superbe; au café, je m’aperçus qu’il devait être un des enfants les plus distingués de Paris, car ce n’est qu’au septième ou huitième petit verre qu’il daigna nous donner quelques renseignements sur son truc, le métier qui le fait vivre.

M. Auguste est un ancien clerc de province. Il est venu à Paris sans sou ni maille; il a été marchand de contremarques à la porte des théâtres du boulevard, où il a connu beaucoup de flâneurs et de petits rentiers, gens désœuvrés qui ne savent jamais comment franchir l’abîme immense qui sépare le déjeuner du dîner, la lecture du journal de l’ouverture des théâtres. Un jour qu’il se promenait dans le palais, il vit beaucoup de ces bons citadins qui stationnaient à la queue du public des tribunaux et qui faisaient mille gentillesses aux gardes municipaux pour les attendrir et tâcher de pénétrer dans le sanctuaire de la justice. M. Auguste, qui est un homme à expédient, vit là une source de fortune. Il avait une idée.

Dès ce moment il passa ses journées à courir dans les corridors du palais, accostant toutes les personnes qu’il voyait sortir des cabinets de messieurs les magistrats instructeurs. Il se proposait pour conduire les témoins à la caisse, afin d’y toucher les deux francs que la justice alloue à tous ceux qui viennent la renseigner. Lorsque le témoin avait reçu son argent, et qu’après avoir offert soit un canon de vin, soit une demi-tasse à M. Auguste, il voulait le quitter pour vaquer à ses affaires, celui-ci l’apitoyait en lui contant quelque histoire bien larmoyante, bien pathétique; il savait encore se faire donner quelques sous pour sa peine. D’autres fois, le témoin dédaignait la rétribution; alors M. Auguste changeait sa batterie: il inventait un autre conte, il implorait sa pitié; il lui demandait son assignation en lui disant qu’il était père d’une nombreuse famille. On lui abandonnait facilement ce morceau de papier inutile. C’est en collectionnant toutes ces citations et assignations que M. Auguste a fondé le magasin qui le fait vivre.

Aujourd’hui, M. Auguste vit comme un chanoine; il est devenu une autorité dans le bas peuple du palais; il gagne beaucoup d’argent. Il loue des citations en témoignage aux curieux pour les faire entrer aux cours d’assises et aux chambres correctionnelles les jours de procès curieux. Les gardes municipaux qui sont de planton aux portes des tribunaux ont pour consigne de ne laisser passer que les personnes assignées. Ils ne lisent jamais les assignations; il suffit donc qu’on se présente hardiment avec un papier timbré pour qu’ils vous laissent passer, car, du moment qu’on a le papier, la consigne est sauve. M. Auguste avait observé cela; aussi a-t-il su en profiter. Il sait par cœur la liste des affaires à juger; il connaît les jours où les premiers sujets du barreau et de la magistrature debout doivent prendre la parole; et ces jours-là, dès sept heures du matin, il est à son poste avec sa liasse de citations et d’assignations périmées. Il les loue ordinairement 1 franc pour la séance. On le connaît; il a ses habitués; on ne paye qu’après qu’on est placé; mais on est obligé de laisser en nantissement 5 francs, qu’il ne remet qu’après la restitution de son papier.

«Et vous gagnez beaucoup d’argent à ce métier-là? lui demandai-je.

—C’est selon les procès; celui de Laroncière m’a rapporté jusqu’à 100 francs par jour; j’étais obligé d’envoyer un de mes clercs dans la salle pour redemander mes assignations. J’ai loué la même citation jusqu’à dix fois en une séance. Soufflard n’a pas mal donné; la bande de Poil-de-Vache était bonne, mais ne valait pas les habits noirs.

—Et les affaires politiques?

—Cela dépend des personnages. Les complots m’ont laissé d’ailleurs d’excellents souvenirs; les procès de presse furent d’un assez joli rapport. Les cris séditieux valaient moins. Quant aux crimes, aux infanticides, aux faux, aux vols de confiance, c’est chanceux.

—D’après ce que je vois, en lisant les détails d’un assassinat, vous savez combien il vous rapportera.

—Il y a crime et crime; c’est la position de l’accusé qui fait tout. S’il est jeune et féroce, il devient intéressant; c’est très bon. Si c’est un homme qui a simplement tué sa femme ou un passant dans la rue, ça ne vaut absolument rien. Les maris jaloux et farouches amènent des dames. Mais parlez-moi de ces gaillards qui coupent leur maîtresse en morceaux! qui l’attendent le soir dans une allée, la poignardent et tirent un coup de pistolet à leur rival! à la bonne heure! c’est du nanan! Ils ont un public à eux, on les lorgne, on leur envoie des albums pour y écrire deux mots, ils posent devant un parterre de femmes. S’ils sont tant soit peu jolis garçons et que l’affaire prenne plusieurs audiences, la seconde journée double ma recette. Si le jugement se prononce la nuit, je suis obligé de donner des contremarques. La nuit est très propice aux drames judiciaires, le beau sexe s’y crée des fantômes. C’est si intéressant, un scélérat passionné qui égorge proprement la femme qu’il aime! il y a de quoi en rêver quinze jours. On envie le sort de la victime, on voudrait être aimé ainsi une fois, rien que pour en essayer. Ah! Lacenaire! nous ne trouverons malheureusement pas de sitôt son pareil! Il faisait des vers, Monsieur! s’écria M. Auguste d’un air moitié d’admiration et moitié de regret. Il était galant, intéressant, il s’exprimait bien. Encore deux affaires comme la sienne, et je me retirais dans mes terres. Ah! si le huis clos n’existait pas pour certains attentats! quelle source de fortune! je serais millionnaire. Tout le monde en veut: c’est le fruit défendu.»

Une espèce de pleutre ballottant dans un immense habit noir boutonné jusqu’au col, et dont les jambes flageolaient, vint interrompre M. Auguste au milieu de ses regrets. C’était son clerc. Cet homme le remplace lorsqu’il y a plusieurs affaires intéressantes le même jour; il lui recrute des clients, il lui procure des affaires, car M. Auguste joint à son industrie celle de défenseur officieux aux justices de paix; il fait en outre des mémoires et des pétitions aux ministres.

Le Détripé, il est ainsi surnommé, a plusieurs cordes à son arc. Dès qu’un crime est commis, il se transporte sur les lieux; il recueille tous les bruits, il raconte les détails, il a soin de dire son nom et son adresse dans les cabarets environnants, il répète cent fois ces détails, il en invente au besoin, on les redit, cela arrive jusqu’aux magistrats instructeurs; on le fait appeler, il raconte ce qu’il a entendu dire; il fait une déposition insignifiante. On le renvoie, mais il a ses quarante sols: c’est toujours ça de gagné. Du reste, il jurerait, au besoin, sur l’Évangile, devant Dieu et les hommes, après avoir vu un chien de chasse étrangler un lapin, que c’est le lapin qui a commencé, qu’il avait tous les torts, et que ce n’est qu’à son mauvais naturel qu’il doit sa triste fin.

Ce maître Jacques n’ose faire concurrence à son maître, car celui-ci maintenant ne mendie plus les assignations: il les achète et les paye plus cher que le caissier du palais. Il ne souffre pas de rivaux; il leur fait une guerre acharnée. Il a fait sa petite pelote, comme il dit; il espère bientôt pouvoir se retirer à la campagne pour y former souche d’honnêtes gens.

Quand nous quittâmes M. Auguste, il nous regarda d’une façon triomphante, et il dit à ses admirateurs: «Je les ai épatés, les bourgeois!»

Il avait raison, en effet: nous étions émerveillés.

VI

CORRESPONDANCE.—LES FÊTES ET FOIRES.—LES JEUX.—LE 90.—LE LAPIN IMMORTEL.—LE PATISSIER AMBULANT.

Un journaliste ne manque jamais de recevoir beaucoup de lettres, affranchies ou non, signées ou anonymes, de compliments ou d’injures, lorsqu’il a entrepris une série d’articles sur un sujet quelconque. En voici deux entre celles qui nous sont parvenues à propos de nos Industries inconnues:

«Monsieur,

«Je lis avec le plus grand plaisir les articles que vous publiez dans le journal le Siècle, qui est mon journal. Vous voulez faire une galerie originale de tous les commerces que nous inventons chaque jour, nous, pauvres gens jetés au hasard sur le pavé de Paris. Ce que vous avez dit jusqu’à ce jour est vrai, bien étudié et compris. Presque tous ces industriels me sont connus, et quelques-uns sont mes amis.

«J’ai cependant une observation à vous faire. Peut-être vous paraîtra-t-elle juste.

«Lorsque vous avez parlé de mon ami Chapellier, le boulanger en vieux, vous avez dit: «Le père Chapellier a su tirer des croûtes de pain tout ce qu’on en pouvait tirer.»

«Cela n’est pas exact. Il n’est peut-être pas d’industrie au monde autour de laquelle un homme ne trouve à ramasser sa vie. On peut penser à tout, embrasser d’un coup d’œil toutes les branches qui viennent se rattacher à l’arbre principal, mais on ne les cultivera pas toutes. Le temps, la place, les outils, la patience, manquent. Puis vous ne pouvez vous figurer quelle est la force de cet axiome: «Il faut que tout le monde vive.» Rien ici-bas ne se fait qu’en vertu de ce principe. Le fabricant de bijouterie qui, après avoir brûlé ses cendres et les balayures de son atelier, vend les cendres des cendres au laveur de cendres sait parfaitement bien qu’il y a encore de l’or dans ce qu’il vend, mais il se dit: «Il faut que tout le monde vive.» Puis il n’a pas l’admirable patience de l’Auvergnat, il n’est pas outillé, il n’a pas d’emplacement convenable pour faire le lavage lui-même; il perdrait trop de temps à l’entreprendre.

«Il en est de même partout. En littérature, après le romancier, qui trouve le sujet, esquisse les caractères, décrit les lieux, donne la vie aux personnages, les fait marcher, parler, agir, en un mot écrit un livre, vient l’auteur dramatique, qui transporte tout cela au théâtre sous une autre forme. Le premier auteur eût pu faire la pièce lui-même, mais il n’est pas en relation avec les directeurs, et d’ailleurs il n’est pas outillé pour le théâtre, il ne connaît pas les ficelles de la scène. Il abandonne donc son œuvre à qui veut la prendre: il faut que tout le monde vive.

«Examinez, cherchez, et vous trouverez toujours une glane dans les champs déjà moissonnés. Quelqu’un qui voudrait bien s’en donner la peine vivrait même des huissiers, qui vivent aux dépens de tout le monde, et ce ne serait ni la moins curieuse ni la moins productive des industries inconnues.

«Moi, Monsieur, qui écris ces lignes, j’ai trouvé ma glane dans le champ du père Chapellier, j’en vis depuis une vingtaine d’années, et je n’ai pas à me plaindre de mon sort. Si je ne suis pas un capitaliste comme mon heureux ami, je suis du moins un notable commerçant dans le genre. Si vous voulez me faire l’honneur de venir me voir, je vous montrerai mes fours, je vous expliquerai mes moulins; je crois que vous aussi vous pourrez trouver à glaner quelques bonnes observations dans mon champ.

«Agréez, Monsieur, etc.

«Hébard.»

Nous nous sommes donc rendu derrière ce vieux collège Henri IV, où nous avons passé les dix plus belles années de notre vie, pour visiter l’usine de M. Hébard. Un grand gaillard, qui portait pardieu bien le gilet rouge distinctif des valets de grande maison, vint nous demander ce que nous voulions.

«Je désire voir M. Hébard.

—Il est dans sa bibliothèque; si monsieur veut me dire son nom, j’aurai l’honneur de l’annoncer.»

Tout se fait dans les formes; mais nous sommes habitués aux surprises. Quelques instants après, un homme d’une cinquantaine d’années vint à notre rencontre. Il était vêtu d’une vareuse rouge et d’un pantalon de molleton à pied. C’était M. Hébard.

Si les Parisiens, qui, à l’exemple de Voiture, ont la prétention de deviner la profession d’un passant rien qu’à sa démarche, rencontraient notre industriel se promenant un jour au Luxembourg, nous sommes certain qu’ils pourraient s’attirer la même réponse que celle qu’on fit au poète du XVIIᵉ siècle, lequel, voyant un jour un homme en carrosse qui passait sur le Cours-la-Reine, l’aborda en disant: «Monsieur, j’ai parié que vous êtes un receveur aux gabelles.—Monsieur, lui répondit le quidam, pariez que vous êtes une bête, et vous gagnerez.»

En effet, jamais homme n’a moins eu le physique de son emploi que M. Hébard: il est petit, un peu replet; il a les mains blanches, le visage pâle et blanc, comme tous les hommes qui mènent une vie sédentaire, et certainement le physionomiste moderne voudrait voir dans M. Hébard un homme de bureau, un professeur ou un savant, et non pas un homme de travail manuel et d’invention commerciale.

Nous l’avons dit, presque jamais ces hommes qui cherchent si péniblement la fortune n’aiment l’argent pour le bien-être qu’il procure; ils veulent la fortune, non pas pour la fortune, mais pour satisfaire un caprice, pour avoir quelque chose qui leur a fait envie chez un autre qu’ils ont connu il y a vingt ans. M. Hébard, lui, doit son énergie à un voisin qui possédait une bibliothèque. M. Hébard y passait sa journée et ses soirées à lire Voltaire. Un jour il lui arriva à peu près ce qui arrive dans le conte des Deux Voisins. L’un deux avait des livres et un ménage très mal monté; l’autre avait au contraire un très beau ménage, mais pas le plus petit livre. Un soir celui-ci cria à travers la cloison: «Voisin, prêtez donc un livre, je ne puis dormir.—Mes livres ne sortent pas, répondit celui-là; venez lire chez moi tant que vous voudrez.» Quelques jours après, ce fut le tour du bibliophile de s’écrier: «Voisin, mon feu ne veut s’allumer; prêtez-moi votre soufflet.—Venez souffler chez moi tant que vous voudrez, répondit l’autre, mon soufflet ne sort pas de chez moi.»

Or, dès qu’il se fut brouillé avec son voisin, M. Hébard se dit: «Moi aussi, j’aurai mon Voltaire!» Et il se mit à travailler pour se le procurer. Mais, âgé de quinze ans, il n’était que petit patronnet chez un regrattier. Les regrattiers sont les pâtissiers qui fabriquent les chaussons aux pommes, les brioches sans beurre et les gâteaux sans sucre qu’on vend aux écoliers et aux gamins de Paris. Il gagnait, pourboires compris, vingt-cinq sous par semaine. M. Hébard était nourri à la boutique, et ses parents, qui étaient portiers d’un hôtel d’étudiants dans la rue Saint-Jacques, le logeaient. Pour se procurer les quatre-vingts volumes de Voltaire, édition Touquet, à un franc soixante-quinze centimes le volume, il fallait donc deux années d’économie. M. Hébard ne se sentit pas ce courage. Il abandonna son métier pour se faire camelot, c’est-à-dire marchand de bimbeloteries dans les foires et fêtes publiques. Il y portait de la bijouterie fausse. Pendant trois étés, il fit les départements de la Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise. Ses affaires prospérèrent au delà de ses espérances. Mais ce qui lui profita beaucoup plus que son commerce, c’est qu’il y apprit tous les stratagèmes que les marchands forains mettent en pratique pour vivre. Il connut leurs besoins, leurs façons d’acheter, de vendre, et il y conçut une idée excellente: aussi manqua-t-elle de l’envoyer passer cinq ans à Sainte-Pélagie. On y enfermait encore les prisonniers pour dettes. Il voulut fonder à Paris une sorte d’entrepôt où tous les camelots s’approvisionneraient de marchandises. L’affaire ne réussit pas; il dut faire faillite, et le Voltaire ne fut pas encore acheté de cette fois.

Pendant les trois années d’ensuite, il accompagna les hercules, les femmes phénomènes, les disloqués, les avaleurs d’épées, les mangeurs de feu, les dentistes, les escamoteurs, les banquistes, les nains, les géants, les enfants à deux têtes, les veaux à quatre cornes, et tous les charmants spectacles qui réjouissent les yeux du peuple le plus spirituel du monde dans les jours de réjouissances. Il s’était acquis une certaine réputation dans le boniment, la postiche et la parade. On nomme ainsi le prologue que les saltimbanques jouent devant leur baraque pour allécher le public en l’amusant aux bagatelles de la porte, et qui finit invariablement ainsi: «Entrez, Messieurs, Mesdames, entrez; vous y verrez ce que vous n’avez jamais vu; et cela ne coûte que 2 sous. 2 sous! il faudrait ne pas avoir 2 sous dans sa poche, etc.»

M. Hébard, qui était Parisien, qui savait son boulevard du Temple par cœur, imitait les comiques à la mode, faisait des grimaces, parlait fort et captivait l’attention des combrousiers: c’est ainsi que les forains nomment les paysans. Aussi Gringalet était-il fort recherché par les Bilboquets du temps.

C’est tout un monde à part, nous disait-il, que la population des forains; il serait très curieux de les étudier. Figurez-vous qu’il y a là des familles entières qui n’ont jamais habité dans des maisons; les enfants naissent, vivent, grandissent et meurent dans ces longues et larges voitures qu’on rencontre souvent sur les routes, et dans lesquelles ils couchent, font leur cuisine et transportent tout leur mobilier. Ils se marient entre eux, et les nouveaux conjoints ne font que passer d’une voiture dans une autre. Un enfant n’a pas deux ans qu’on lui a déjà assoupli les reins pour lui apprendre la dislocation et les sauts de carpe. Il fait ses exercices d’agilité, il danse la danse des œufs, à l’âge où les autres enfants font à peine leurs dents. Ce petit être, à dix ans, connaît à fond toutes les roueries qu’on n’apprend dans le monde que par une longue pratique de la vie, et la fréquentation assidue des sociétés les moins mêlées. Lorsque les autres balbutient papa, maman, et jouent à la poupée, lui, il entortille déjà le pétrousquin en faisant la manche (il sait attraper le public en faisant la quête). C’est pitié de voir ces vieux enfants qui raisonnent de tout et avalent le canon comme des hommes. Les gens du monde croient qu’Eugène Sue a exagéré les caractères de Bamboche et de Basquine. Non, le profond moraliste n’a fait qu’atténuer, au contraire, ce que ces mœurs nomades ont d’horrible. Il faut avoir un corps de fer, un cœur d’acier, une âme de bronze, pour vivre de cette vie-là.

Vient ensuite le truqueur. On appelle ainsi tous ces gens qui passent leur vie à courir de foire en foire, de village en village, n’ayant pour toute industrie qu’un petit jeu de hasard. Cela s’appelle passe-carreau, le chandelier, etc. Le jeu du chandelier consiste à abattre un chandelier de feutre sur lequel on a mis I sol. Le joueur, armé d’une longue baguette, doit d’un seul coup faire tomber ces deux objets hors de l’assiette qui les supporte. On joue ordinairement un lapin, de l’argent ou des macarons. Cet exercice paraît fort simple au premier abord, et le truqueur l’exécute avec une telle facilité que tout le monde veut essayer. On s’entête à gagner, les paris s’engagent entre le marchand et le joueur, et bientôt celui-ci quitte la place le gousset à sec.

Il est tel industriel de ce genre qui part au printemps, emportant un lapin dont, à la fin de la campagne, il fait une excellente gibelotte. Pendant les six mois du beau temps, il gagne de quoi passer grassement son hiver. Voici la mise de fonds: un chandelier en feutre, deux sous; une assiette, trois sous; un lapin, trente sous. Quant à la baguette, il la cueille au premier aulne qu’il rencontre sur son chemin. Ajoutons-y le sou à mettre sur le chandelier: total, trente-six sols. C’est avec ce capital qu’il vit, qu’il nourrit sa femme, qu’il élève plusieurs enfants, et qu’il finira par acheter quelque beau domaine. Il y a peu de financiers, même à la Bourse de Paris, qui sachent mieux faire suer leur argent.

Dans certains pays, les fêtes sont organisées par des particuliers. Ces pays-là sont la terre promise des banquiers du biribi, du passe-carreau et du chandelier. On charge ordinairement de la surveillance de la foire le garde champêtre du lieu ou un des gardes du plus riche propriétaire. Alors les truqueurs font ce qu’ils nomment une bouline, c’est-à-dire une collecte entre eux, et ils chargent un compère de distraire le surveillant, de l’emmener à l’écart, de l’inviter et de le griser. Alors, malheur aux pauvres pétrousquins (particuliers) qui s’aventurent à jouer! ils sont rançonnés sans merci. Une sentinelle veille pendant ce temps avec mission de signaler l’approche fortuite de la maréchaussée: la gendarmerie a tant de préjugés!

Si vous vous êtes promené dans une fête de village, vous avez dû jouer au quatre-vingt-dix. Ce jeu est une espèce de loto, et l’un des spectateurs se charge de remplir l’office du destin: il plonge la main dans un sac et en retire le numéro qui doit faire un heureux. On y gagne ordinairement de la porcelaine. Vous y voyez des déjeuners, des vases superbes, de belles pendules, etc. Le quatre-vingt-dix a droit à une pièce au choix du gagnant, mais ce gagnant est presque toujours un ami sûr, un compère, qui emporte son gain, fait le tour de la tente et remet l’objet gagné à son premier et seul propriétaire, le banquiste. Quelquefois celui-ci offre à son compère, devant tout le monde, de le reprendre pour cent cinquante ou deux cents francs. Le compère n’a garde de refuser, et on lui compte la somme. Le public, alléché par un tel gain, passe sa soirée à tirer des numéros, et s’en retourne chez lui, emportant des coquetiers, deux ou trois verres communs et des tasses dépareillées. Le tour est fait, le combrousier a été mis dedans.

Il existe dans les foires des environs de Paris une boutique de porcelaines véritablement luxueuse; on y voit de tout, des vases d’église et des glaces dignes de figurer dans le boudoir d’une petite-maîtresse; les mille caprices de la mode y chatoient, coffrets ornés de médaillons ciselés et verres de Bohême. La boutique est tenue par une dame agréable et sa demoiselle, qui est charmante. Lorsqu’elles arrivent dans un village, en demandant au maire la permission d’étaler, elles commencent par faire un don de cent à deux cents francs aux pauvres de la paroisse. Cela fait du bruit dans le pays; la dame et sa demoiselle assistent à la grand’messe et n’ouvrent leur boutique qu’après l’office divin. Cela fait très bien. La haute société du lieu s’empresse d’accourir au magasin de ces dames: les femmes pour voir une personne si pieuse, les jeunes gens pour contempler les beaux yeux de la demoiselle. La partie s’engage; c’est à qui restituera en détail la somme si généreusement donnée aux pauvres. Et voilà comment il se fait que la dame possède aujourd’hui deux maisons sur le pavé de Paris et que la demoiselle a dû l’an dernier épouser un notaire. Parlez-nous de la philanthropie! c’est le meilleur placement qu’on ait encore trouvé. Demandez à messieurs tels et tels, qui se sont fait de si bonnes rentes en visitant les pauvres prisonniers.

Donc M. Hébard traversait tout ce monde-là, mais en philosophe observateur. Il était un peu poète, et faisait des couplets; un peu orateur, et composait des parades; un peu acteur, et jouait ses œuvres; et cela en continuant de rêver à son Voltaire. Enfin, un jour, jour à jamais mémorable, la troupe d’acrobates à laquelle appartenait M. Hébard donnait ses représentations à Montargis. Un régiment qui passait fit sa grande halte sur la place de la ville. Il menait à sa suite tout son attirail de guerre, et notamment un petit four ambulant. M. Hébard, qui se connaissait en fours, voulut voir celui-ci. Il l’examina et s’en fit expliquer tout le mécanisme. Il eut affaire à un homme qui, par amour-propre, lui donna tous les renseignements possibles. C’était le boulanger du corps. Ce soldat-boulanger était un noble, de très haute naissance, dont la famille avait été ruinée et dispersée par les événements. Ne sachant que faire, sans état, sans ressources, il s’était fait soldat pour vivre, croyant gagner l’épaulette en six mois; mais son éducation était trop négligée, et on le relégua à la manutention des vivres. Là il devint boulanger, et excellent boulanger. En 18.. il était donc attaché comme maître boulanger à un régiment de ligne. Nous le reverrons bientôt. Mais revenons.

M. Hébard vit tout de suite une belle fortune dans ce simple four de campagne. En remontant sur son estrade pour faire sa dernière parade, il feuilletait déjà dans son imagination les premières pages de son Voltaire, édition Touquet. En effet, en revenant à Paris, le premier soin de notre voltairien fut de courir chez les fabricants de tôle et de se faire construire un appareil semblable à celui qu’il avait admiré la veille à Montargis.

Le dimanche suivant, il s’établissait dans une des avenues des Champs-Élysées. C’était le temps de la vogue de M. Coupe-Toujours, le marchand de galette du boulevard Saint-Martin. M. Hébard, d’après ce principe que tout état laisse une glane pour quelqu’un, se mit à glaner sur M. Coupe-Toujours. Il se fit fabricant de galette ambulant; il courut les fêtes et les foires, traînant toujours derrière lui son établissement. Il eut un moment de grande vogue; mais, voyant qu’il était menacé d’une nombreuse concurrence, au lieu de s’y opposer, il se mit à faire fabriquer des fours pareils au sien, et les vendit à qui en voulut; puis, avec son juste instinct, sentant que l’affaire ne pouvait durer, il laissa cette industrie, devenue vulgaire, pour se faire fabricant de pain d’épice commun.

Au premier coup d’œil, faire du pain d’épice ne paraît pas être une grande innovation. Les Champenois de Reims sont réputés pour fabriquer le meilleur; mais le faire à si bon marché que personne ne puisse rivaliser avec vous, voilà la malice. Il fallait trouver quelque prodige de la chimie qui remplaçât la farine de seigle, comme les gargotiers de la barrière savent remplacer, dit-on, le bœuf par du cheval et le lapin par du chat.

Or, un homme vendait des croûtes de pain à un prix qui ne permettait pas de supposer que jamais ce qu’il vendait fût sorti de la boutique d’un boulanger. C’est là qu’il fallait frapper. Le prodige de la chimie était de faire redevenir cet ex-pain farine. C’est à ce problème que s’arrêta M. Hébard. Il fit des essais de toute sorte; enfin, en soumettant ce pain à la chaleur d’un bain-marie dans un four construit exprès, il réussit à le sécher assez pour qu’en passant sous la meule d’un moulin de son invention, il fût ramené à sa forme première, c’est-à-dire à l’état de farine.

Ce procédé trouvé, M. Hébard était maître de la place de Paris; il pouvait fournir du pain d’épice commun aux marchands ambulants, à ceux qui pour deux sous donnent aux enfants plus d’un demi-kilo de cette friandise. Comme il vendait sa marchandise à cinquante pour cent de rabais sur tous les autres fabricants, il eut bientôt la pratique de tous les truqueurs qui tiennent ces petits jeux de tourniquet où l’on gagne à tout coup. Ses anciens confrères devinrent ses clients.

Décidément, M. Hébard avait conquis son Voltaire.

Mais, hélas! il en est des livres comme de l’appétit, qui vient en mangeant: plus on en a, plus on désire en avoir, et l’on finit par passer à l’état de bibliomane. Et c’est alors le vrai moment où on cesse de lire.

C’est ce qui arrive aujourd’hui à M. Hébard; il a une magnifique bibliothèque, des livres précieux, dix éditions de Voltaire dans tous les formats; mais il ne les ouvre jamais. Il passe des journées à les ranger sur des rayons de chêne, et ses soirées dans les salles de vente pour en augmenter incessamment le nombre.

«Si vous ne lisez plus, lui demandai-je, pourquoi achetez-vous tant de livres?

—Hélas! Monsieur, la nature humaine est ainsi faite. Ce sont les gens qui digèrent le moins bien qui se font servir les meilleurs dîners, comme ce sont les plus vieux sultans qui possèdent les plus nombreux harems. J’ai de la fortune; personne ne pouvait glaner sur mon industrie. La nature m’a donné la manie des livres en compensation. Les librairies sont ma caisse d’amortissement. Il faut bien que tout le monde vive!»

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