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Paris Anecdote: Avec une préface et des notes par Charles Monselet

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VII

LE PÈRE PUTATIF.—LES VIEUX RUBANS.—L’ATELIER DES ÉCLOPÉES.—LE BERGER EN CHAMBRE.—UN DERNIER MOT SUR LES ANGES GARDIENS.

Il y avait chez M. Hébard un homme robuste, quoique grisonnant, à l’œil ouvert, à la parole brève. Il était boutonné dans une longue redingote bleue; il portait la moustache en brosse et l’impériale longue de trois pouces. Pour celui-ci, il n’y avait pas moyen de s’y tromper: tout le monde, en le voyant, même sans habit militaire, eût deviné qu’il avait été soldat.

Il se nomme le comte de ***: c’est l’ancien soldat, maître boulanger d’un régiment de ligne, auquel M. Hébard doit sa fortune. En sortant du service, il s’est souvenu de sa connaissance de Montargis, et il est venu à Paris; sa première visite, avant d’arrêter un logement, fut pour son ami de hasard, qu’il croyait trouver tirant le diable par la queue. Jugez de son bonheur, lorsqu’au lieu de ce qu’il pensait il trouva le bien-être et l’aisance. M. Hébard, qui possède entre autres vertus la reconnaissance poussée à sa quatrième puissance, reçut son homme, comme on dit, à bras ouverts. Le soldat-boulanger avait 300 francs de pension pour ses services: c’était suffisant pour le tabac. Mais il lui fallait un emploi pour vivre. Le fabricant de pain d’épice lui offrit un logement et la table pendant le temps qu’il mettrait à chercher une place. L’ami accepta, comme de juste; il accepta même avec empressement, promettant de se mettre en course dès le lendemain. Les places sont rares, fort rares, il paraît, à Paris, car il y a quinze ou dix-huit ans de cela, et l’ami n’a pas encore trouvé à employer ses talents, et il demeure toujours dans la même chambre; il y est toujours en camp volant, car il doit toujours se mettre en quête d’un emploi demain.

M. le comte de *** gagna bientôt de l’argent, il eut une industrie très lucrative: il se fit père putatif! il reconnaît les enfants qui n’ont pas de père officiel.

Étant en garnison à Givet, un jeune officier du régiment de M. le comte de *** séduisit une jeune fille. Il appartenait à une famille noble et riche; sa fortune dépendait d’un oncle qui n’aurait jamais souffert une mésalliance. L’amant heureux savait que la moindre infraction aux préjugés aristocratiques de son oncle serait une exhérédation. Pendant ce temps, la jeune fille se désolait; elle voulait un nom pour son enfant. L’officier lui disait bien qu’Eugène, Alfred, Arthur, étaient des noms charmants, et qu’en y joignant Didier, Bertrand ou Martin, on pouvait faire un homme complet, ayant deux patrons intercédant pour lui dans le Ciel, et toutes les apparences d’une famille comme beaucoup de bourgeois de la plus fine bourgeoisie. Mais la belle ne voulait rien entendre; elle voulait un nom sérieux, avec une particule nobiliaire pour le moins.

Que faire en telle occurrence? Un jour qu’il était de semaine, on fit l’appel devant lui. Tout à coup il entendit le nom superbement historique du soldat-boulanger. Il se fit présenter le soldat porteur d’un si beau nom; il le combla de bienfaits en lui payant une goutte à la cantine. Il s’inquiéta de sa famille, lui fit des offres de services; enfin, après bien des détours, il finit par lui proposer de le substituer en ses lieu et place et de lui faire présenter le marmot à venir chez monsieur le maire.

Notre homme fit des objections; mais le jeune officier sut mettre fin à ses scrupules en lui glissant trois louis dans la main, lui promettant une égale somme pour le jour de la présentation. Monsieur le comte n’avait jamais soupçonné qu’il pût y avoir des objections contre de pareils arguments: il ferma la main et ne dit plus mot.

Le soir, l’officier se présentait devant sa larmoyante victime et lui disait que son fils serait en possession d’un titre de comte, qu’il serait reconnu et porterait un des plus vieux noms de France. Cette nouvelle fit merveille: car, malgré toutes nos révolutions, les femmes tiennent encore énormément à la noblesse. Le prestige de l’aristocratie nobiliaire s’est complètement conservé dans les arrière-boutiques.

Quelques mois après, les cloches de Givet sonnaient à toutes volées: on baptisait le jeune vicomte Olivier de ***. Il va sans dire que l’officier était parrain.

L’histoire fit du bruit; toutes les filles de Givet qui devenaient mères voulaient avoir aussi leur petit vicomte; de sorte qu’on ne voyait que notre soldat aux mairies de la petite ville et des environs. M. le comte de *** ne pouvait suffire aux demandes; il était toujours en fête, il menait une vie de carnaval. Il ne sortait d’un repas de naissance que pour assister à un banquet de baptême.

Il reconnaissait même au rabais, car il s’était fait cette réflexion bien simple: «Lorsque je serai vieux, je me retirerai tout bonnement chez le plus riche de mes enfants, et il ne sera pas assez barbare pour chasser son vieux père. C’est donc un morceau de pain, un morceau de brioche, que je ménage pour ma vieillesse.»

Dans toutes les villes où le régiment tint garnison, le comte de *** continua son métier. On avait fini par en faire une plaisanterie dans le régiment. On l’appelait même lorsque les mères ne réclamaient point de nom de famille. Le métier était bon, notre homme ne refusait jamais. Enfin il prit son congé en laissant nos départements, du nord au midi, peuplés de deux ou trois cents jeunes vicomtes ou vicomtesses; il arriva dans la grande ville, ayant la ceinture bien garnie, et rencontrant la Providence au fond du faubourg Saint-Marceau, sous les traits du brave M. Hébard.

A cette époque, des fils de famille qui ne se sentaient de goût pour aucun état, ni pour la diplomatie, ni pour la magistrature, ni pour l’administration, ni pour la politique, avaient adopté la carrière des armes pour faire dire à leur famille: «Mon fils fait quelque chose: il est militaire, en garnison dans tel endroit.» Ce qui peut se traduire ainsi: «Il fume des cigares et il fait des parties de piquet au café de telle sous-préfecture.» A la mort de ces parents fâcheux qui croient qu’un jeune homme doit s’occuper, nos officiers n’avaient rien de plus pressé que d’envoyer leur démission au ministre de la guerre et de revenir à Paris. Ils contèrent à leurs amis les Parisiens l’histoire du comte et de sa très nombreuse progéniture. On en rit beaucoup; puis on n’y pensa plus.

Mais, à peu près à cette même époque, un jeune baron allemand, homme d’ailleurs fort spirituel, menant grand train et tout à fait à la mode, fit la folie de reconnaître un fils qu’une femme des plus légères lui attribuait. Il voulait, disait-il, faire élever cet enfant avec tous les soins possibles pour savoir ce que pouvait devenir un plant de lorette transplanté en d’autres climats.

Cette reconnaissance mit tout le camp des lorettes en révolution. C’était un cri général, c’était à qui d’entre ces dames aurait son petit baron. On n’entendait plus qu’un cri de la rue Laffitte à la barrière Blanche: «Je veux un nom pour mon enfant!» Ce cri devenait monotone, car ces demoiselles le poussaient même pour des effets rétroactifs. Déjà la foule des fils de famille, qui n’étaient pas ravis du tout de cette sempiternelle même note, commençait à éviter la société des camélias avec un soin tout particulier, et ils s’ennuyaient, lorsqu’un des officiers du régiment découvrit l’adresse du soldat-boulanger. L’honneur était sauf, le nom était trouvé, ces dames pouvaient être tranquillisées. On leur annonça cette grande nouvelle avec pompe. Elles cessèrent leurs cris, et la joie reparut, comme par enchantement, dans tout le quartier; les soupers retrouvèrent leurs chansons, les gosiers leur soif; l’ordre fut rétabli. Quant à monsieur le comte, il vit renaître ses beaux jours de fête, recommencer son perpétuel carnaval. On était obligé de le retenir d’avance, car il reconnaissait aussi l’arriéré.

Chaque jour, donc, les chances du repos de sa vieillesse augmentaient, car sa progéniture se propageait dans toutes les classes, et cette originale spéculation augmentait chaque jour de deux ou trois noms l’annuaire nobiliaire du royaume de France.

Mais, hélas! l’homme propose et Dieu dispose. M. le comte de *** avait compté sans son hôte. Un jour, jamais personne ne s’y serait attendu, un homme, tout de noir habillé, absolument comme le page de Mᵐᵉ Marlborough, mais plus vieux et plus cravaté, arriva chez M. Hébard.

C’était un notaire royal.

Il demandait M. le comte de ***; il voulait lui parler en particulier pour des affaires d’intérêt. Monsieur le comte venait d’hériter d’un parent de province, d’un noble inconnu, qui lui laissait 120,000 livres. C’était la manne du ciel tombant aux Hébreux dans le désert. Pendant huit jours, M. de *** ne sortit pas des cabarets; il déserta les mairies; il dédaigna les mères éplorées, les pères embarrassés, les enfants abandonnés; il ne voulait plus rien, il ne demandait plus rien; il rêva pour lui-même les joies ineffables de la paternité: une femme, un ménage, des enfants portant son beau nom, de droit, pour de bon.

Malheureusement, pendant quinze jours, le nom du comte avait été affiché à la quatrième page de tous les journaux; on y lisait une annonce conçue à peu près en ces termes:

«Mᵉ X..., notaire à Paris, rue de..., prie M. le comte de *** de passer à son étude pour affaire d’héritage.»

Ces deux lignes en mignonne n’avaient point été lues par celui à qui elles s’adressaient; mais elles avaient frappé d’autres personnes, des indifférents. Ces gens en avaient parlé; le bruit s’en répandit; l’héritage fit comme la boule de neige poussée par des enfants, qui grossit en avançant. Au bout de huit jours, il montait à plusieurs millions. Alors, tout à coup, M. de *** vit assiéger sa porte par une nuée de jeunes garçons et de jeunes filles, qui certes n’avaient jamais pensé à lui avant l’alléchante annonce, et qui tous venaient lui témoigner leurs sentiments filiaux. Ils arrivaient par cargaisons de tous les coins de la France, les uns le bâton de voyage à la main, en blouse, en sabots; les autres pommadés, vernis, cirés, astiqués, comme des gravures de mode. Il n’y avait entre eux qu’une similitude, c’était la fin de leur conversation: ils demandaient tous quelques billets de mille francs pour s’établir.

Monsieur le comte se trouvait fort embarrassé; quelques-uns de ses bons fils avaient été clercs d’avoués, de notaires ou d’huissiers en province; ceux-là étaient les plus insupportables; ils avaient étudié la loi, ils connaissaient le Code, ils menaçaient de faire valoir leurs droits à la pension alimentaire. Le pauvre soldat-boulanger était ahuri, abruti, il ne savait que répondre. Ce qui lui avait paru une bonne plaisanterie lui apparaissait sous son vrai jour, c’est-à-dire la chose la plus grave qui se puisse imaginer. Il avait voulu jouer avec la loi, qui ne rit jamais; elle l’étreignait dans ses serres et lui meurtrissait sa vie.

Enfin, voilà comment, à bout de ressources, ayant de la paternité par-dessus la tête, il alla consulter un homme de loi, qui lui conseilla de faire à M. Hébard une donation entre vifs qui seule pouvait lui rendre le repos. Le conseil était bon, il le suivit.

Et voilà pourquoi il se dit chaque jour: «Demain j’irai chercher un emploi», et comment, depuis dix-huit ans, il demeure avec son vieil ami.

«Monsieur,

Tout se vend à Paris, excepté les rognures de soie et les vieux rubans, car on n’a pas encore su en tirer parti.

«Telle est la phrase que je trouve imprimée dans le journal le Siècle, au milieu d’un article signé de votre nom.

«On ne peut pas tout savoir. Rien que dans cette phrase, il y a trois grosses erreurs. Permettez-moi de vous les noter:

«1º Si par rognures vous entendez les morceaux de coupons de soie, ou gardannes, vous ne vous êtes pas inquiété d’une branche fort lucrative de l’industrie parisienne.

«Ces rognures sont défilées, peignées, mises en bottes et revendues à des fabricants qui en font de très magnifiques étoffes. Cela se vend encore pour rassortiment aux femmes qui ont besoin de raccommoder des robes neuves auxquelles il est arrivé des accidents.

«2º Si au contraire vous entendez par rognures les morceaux qui restent aux couturières et tailleuses de robes, après qu’elles ont fait leur office, vous vous trompez encore. Ces morceaux, qui sont grands comme les deux mains, se vendent en balles dans les provinces; ils servent aux ménagères des petites villes à faire de ces couvre-pieds multicolores qui font la joie des femmes de la campagne et charment les ennuis des longs jours de la vie des champs. Vous n’êtes pas sans en avoir rencontré dans vos voyages: c’est fort laid, cela attire l’œil, chatoie, éblouit et finit toujours par agacer les nerfs. Mais on aime cela en province, on le trouve de bon goût. Et des goûts et des couleurs, vous le savez, on ne peut discuter.

«3º Enfin, si vous entendez par rognures ces petits morceaux, ces bandes, ces lisérés que l’on détache d’une robe lorsqu’elle est trop large ou trop longue, ou lorsqu’on ne peut pas assembler deux lés, cela se vend, cela se livre; cela rentre dans ma partie.

«Je vais donc avoir l’honneur de vous expliquer mon industrie, qui en vaut bien une autre. C’est moi qui ai eu l’honneur d’inventer les édredons de soie, et je vis de mon métier depuis plus de quarante ans.

«Je n’ai jamais eu, comme beaucoup de vos industriels, le bonheur d’avoir ma matière première pour rien. On me l’a toujours vendue, et je l’ai toujours payée comptant. Et cependant, avant moi, on jetait à la borne tous ces rogatons. Mais les femmes sont plus curieuses, plus intéressées que ne le sont les hommes. Dès qu’elles voient qu’une d’entre elles s’occupe spécialement d’une chose, elles veulent savoir pourquoi; et, si elles aperçoivent le moindre commerce, elles préfèrent brûler ce qui peut leur servir que de le donner pour rien. C’est là un trait caractéristique de notre sexe. Enfin tant il est que j’ai su faire quelque chose de ce qui ne servait à rien. Aujourd’hui j’occupe une douzaine d’ouvrières, toutes bossues, percluses, contrefaites. Je préfère celles-là: elles sont moins distraites, elles ne sont tourmentées ni par l’envie d’aller au bal ni par l’heure des rendez-vous. Je suis certaine au moins qu’à huit heures du soir il ne se trouvera pas tout un bataillon de godelureaux en faction devant ma porte. Mes employées sont toutes sages, rangées, exactes: elles sont assez laides pour cela.

«Leur travail est d’ailleurs facile, monotone, mais peu fatigant. Un enfant de quatre ans le pourrait faire aussi bien que la meilleure ouvrière. Il ne consiste qu’à faire de la charpie avec des rubans, à défiler des rognures de soie. Tous ces fils, réunis, enfermés dans une enveloppe de soie, font des édredons doux, légers et chauds. Ils se vendent surtout au Temple, où quelquefois les marchandes les mêlent avec de l’édredon véritable pour les acheteurs inexpérimentés.

«J’ai l’honneur, etc.

«Veuve Baron

«P.-S. Si vous aviez un moment à perdre, venez visiter ma maison; je me ferai un véritable plaisir de vous montrer mes produits.»

Je n’eus garde de manquer une aussi bonne occasion. J’allai voir Mᵐᵉ veuve Baron. C’est une aimable vieille de soixante ans qui a pris son parti; elle rit de son âge et plaisante fort agréablement de ses lunettes à branches d’argent. Elle n’a qu’un regret, c’est d’avoir été veuve trop tard, alors qu’il n’y avait plus moyen de profiter des bénéfices de son veuvage.

Son mari était marchand d’habits; il avait un bon établissement à la rotonde du Temple; mais, comme le Sganarelle du Médecin malgré lui, il mangeait une partie de ce qu’il gagnait et buvait toutes les autres. Il lui laissait trois enfants sur les bras, sans avoir même l’attention de lui dire de les poser à terre. Mais le côté par lequel il ressemblait le plus au personnage de Molière était le côté de la brutalité. Chaque fois qu’il rentrait avec son jeune homme (un peu gris), il n’écoutait rien, il ne voulait rien entendre; si sa femme le querellait, il la battait; si elle ne disait mot, cela le taquinait, il s’écriait: «Je suis un gueux, un scélérat, un infâme coquin! J’ai encore écrasé un grain aujourd’hui. Tu le vois bien. (Elle se taisait.) Mais parleras-tu? Ah! elle a juré de me faire mourir!» Et, prenant son bâton, il la battait jusqu’à ce que tout le quartier, attiré par les cris de la malheureuse, vînt la lui arracher des mains. Si les enfants criaient, s’ils avaient faim et froid, cet aimable époux prenait sa bête à deux fins (c’est ainsi qu’il nommait sa canne, parce qu’elle lui servait à faire taire et à faire crier sa femme), et il lui administrait une correction. De façon que, n’importe comment, qu’elle fût gaie ou triste, bien portante ou malade, Mᵐᵉ Baron savait en se réveillant le matin ce qui l’attendait le soir, car son mari n’aimait pas à changer ses habitudes: il s’enivrait tous les jours, et par conséquent il battait sa femme tous les soirs.

Enfin cet homme charmant fut appelé à rendre ses comptes au tribunal suprême. Un soir qu’il avait rencontré des amis, il fêta tant, tant, tant et si bien cette heureuse rencontre, qu’il ne reconnut plus sa maison; il entra dans la première allée qui se présenta, il prit l’escalier de la cave pour celui des étages supérieurs, il dégringola trente marches sur la tête. Le dieu qui, dit-on, protège les ivrognes, se trouvait sans doute occupé ailleurs en ce moment-là, il ne put venir au secours d’un de ses plus fervents adorateurs: il en fut que, lorsqu’on arriva au bruit, on ne trouva plus que feu Baron. L’âme, qui devait avoir un petit peu des défauts du corps, folâtrait sans doute parmi les tonneaux.

Mᵐᵉ Baron était veuve avec trois petites filles; l’aînée avait dix ans à peine. Aussitôt les créanciers, les huissiers, envahirent son domicile; ils arrivaient tous munis de grimoires incroyables. La pauvre veuve n’y comprit rien, comme de juste; mais toujours est-il que, six semaines après la mort de l’aimable Baron, elle se trouvait sans un sou, ruinée, dépouillée, n’ayant que les yeux pour pleurer et les bras pour vivre; encore ces bras étaient-ils occupés à porter son dernier-né, enfant encore à la mamelle. Elle avait vingt-huit ans, mais elle avait tant souffert qu’on lui en eût donné quarante à première vue.

Cependant il fallait vivre et faire vivre ces malheureuses petites créatures qui s’accrochaient à sa jupe de deuil. Une femme du monde qu’un malheur aussi complet aurait atteinte eût sans doute réuni ses dernières hardes, fait un paquet du tout pour emprunter le plus possible au mont-de-piété, puis, après avoir vécu quelques jours en se rassasiant de sa douleur, elle eût embrassé ses enfants, fait sa prière et allumé le réchaud. Mais Mᵐᵉ Baron n’était pas de ces femmes-là, elle avait été mieux trempée; elle sortait de cette vigoureuse race du peuple qui ne connaît pas le désespoir, qui renfonce ses larmes de peur de fatiguer ses yeux pour le travail. Elle était d’un caractère actif, vaillant, entreprenant, ne sachant pas ce que pouvait être un labeur trop dur. Elle prit le sac, la médaille de son mari, et se mit à courir les rues en criant: «Vieux chapeaux, chiffons à vendre!» Pendant ses longues et pénibles courses, sa fille aînée soignait ses deux sœurs. Elle fit ce dur métier deux ans durant. Comme toutes les grandes découvertes, elle ne dut la sienne qu’au hasard.

Un jour, elle avait laissé quelques rubans aux enfants pour jouer à la poupée pendant son absence. Les petites s’étaient amusées à défiler tous ces chiffons, à en faire un tas. En revenant au domicile, Mᵐᵉ Baron vit ces dégâts; elle les prit; en voyant la légèreté de la soie, une idée lui jaillit soudain, et les faux édredons furent trouvés. Elle continua son commerce de vieux chapeaux, en recommandant à sa fille aînée d’exercer ses petites sœurs à défiler des rubans et de conserver précieusement les soies. Ce travail amusait beaucoup les enfants. Ils faisaient merveille et gagnaient leur vie en faisant joujou. Lorsqu’elle put en réunir assez pour faire un édredon, elle le porta au Temple. La chose y fut très goûtée. Elle s’entendit alors avec toutes les marchandes à la toilette de cette nécropole de la mode, et elle organisa son atelier.

L’atelier de Mᵐᵉ Baron a véritablement toutes les apparences d’un établissement orthopédique; elle n’avait rien exagéré dans sa lettre. C’est vraiment pitié de voir toutes ces pauvres estropiées tournant des mécaniques à peigner, dévidant, filant. Ce spectacle nous rappelait la compagnie des borgnes, boiteux, bancroches, levée par sir John Falstaff avec l’argent du roi Henri. Mais cet intérieur respire la paix, le calme et l’aisance. Mᵐᵉ Baron, bonne grosse mère, trône majestuesement sur son fauteuil de cuir, au milieu de son infirmerie; elle encourage les unes, aide les autres, donne des conseils, taille, coupe, rogne, chante et parle tout à la fois. Elle explique les machines faites par son beau-fils le mécanicien avec une lucidité parfaite.

«Donnez de la publicité à mon affaire, Monsieur, nous disait-elle, donnez-lui-en beaucoup; cela peut rendre service à quelque pauvre femme, la sauver du désespoir et l’aider à élever ses enfants.

—Mais vous allez vous créer des concurrentes?

—Tant mieux! quand il y en a pour un, il y en a pour deux; plus il y aura de gens qui vivront, plus le bon Dieu sera content, puisqu’il nous envoie ici pour faire le plus de bien que nous pouvons.»

Un grand penseur, un poète, a dit: «Les meilleurs cœurs sont ceux qui ont le plus souffert.»

Mᵐᵉ Baron nous prouve que ce grand poète est un grand observateur. Elle se console de ses douleurs passées en obligeant tout le monde, en attirant autour d’elle toutes les pauvres ouvrières déshéritées que leur laideur fait repousser des autres ateliers, où l’on veut plaire à la pratique. Elle souffre leurs caprices, leur mauvaise humeur, l’aigreur de leur caractère, sans cesse irrité par les quolibets de la foule ignorante et cruelle, et elle a encore de douces paroles pour les consoler, les encourager, les aider à la patience. Si ce n’est pas là de la grande et vraie charité, ma foi, nous ne nous y connaissons plus.


Avez-vous rencontré dans vos promenades aux boulevards extérieurs,—si toutefois vous vous promenez aux boulevards extérieurs,—un homme grand, robuste, coiffé d’un chapeau de feutre à larges bords, vêtu d’une blouse recouverte d’une limousine? Il mène devant lui quatre ou cinq chèvres paître dans les terrains vagues des environs de Paris. Cet homme se nomme Jacques Simon; il est originaire de Bourganeuf. Il habite au cinquième étage dans une des plus noires maisons de la rue d’Écosse, derrière le Collège de France; il exerce la profession de berger en chambre.

Lorsque Jacques Simon vint à Paris, il avait seize ans. Il servait les maçons; mais sa santé chancelante ne lui permit point de travailler de son état; il devint quelque chose comme garçon de bureau chez une espèce de financier qui faisait de la littérature et des prophéties. Il était chargé d’attendre, de recevoir les clients et de les faire patienter. Que peut faire un garçon de bureau en son bureau, à moins qu’il ne lise? M. Simon lut, il lut beaucoup; mais il lisait Florian, Ducray-Duminil et tous les naïfs romanciers de la fin du dernier siècle. Il ne rêva plus que petits moutons plus blancs que la neige et bergers céladons. Il se promenait avec une houlette enrubannée de couleurs roses, et, dans ses jours de carnaval, il s’habillait en personnage de Watteau. Il croyait que tout ce qu’il lisait était arrivé. Il se maria avec ses illusions. Sur ces entrefaites, il fit à peu près comme tout le monde, il prit la première femme qu’il crut aimer. Sa femme était féconde, trop féconde, car, à sa première couche, deux enfants virent le jour.

Simon avait des économies. Il lisait La Calprenède. Mais les choses allèrent de mieux en mieux. Mᵐᵉ Simon eut l’année suivante une autre couche heureuse: elle mit au monde trois beaux garçons. Les journaux annoncèrent que la mère et les enfants se portaient bien; l’Assistance publique s’en inquiéta, elle envoya deux chèvres à la pauvre mère pour l’aider à nourrir son intéressante famille. Huit jours après, la pauvre femme était morte; et les pauvres petits, malgré tous les soins des voisins, suivirent leur mère quelques jours après. Croyez donc les journaux, après cela! Le coup fut terrible au cœur du pauvre Jacques Simon: il conserva la chambre de sa femme telle que celle-ci l’avait laissée; il loua un grenier pour ses chèvres, et dès ce jour il se crut Némorin.

L’étable au cinquième étage de Jacques Simon est une des choses les plus incroyables de Paris; elle est emménagée comme une ferme du Limousin. Le pauvre homme y passe ses nuits couché près de ses chèvres, sur leur litière; il vit avec elles et pour ainsi dire pour elles. Son troupeau augmente chaque saison: il ne vend ses chevreaux qu’en pleurant le sort qui leur est réservé. Mais, pour nourrir ses deux premiers enfants, il doit travailler. Les dames du quartier, qui connaissent cette grande infortune, le protègent: elles lui achètent son lait, et elles aident ainsi ce pauvre fou. Sa folie est si douce, si paisible, si triste, si résignée, qu’on ne le quitte jamais sans se sentir les paupières humides.

Jacques Simon est une des originalités parisiennes, et c’en est une des plus intéressantes, car c’est certainement la plus infortunée.

Depuis que nous avons parlé des Anges gardiens, ces messieurs se sont piqués d’honneur; ils ont fait faire un grand progrès à leur profession. Nous sommes heureux de savoir que c’est à notre publicité que ce progrès est dû. Ils ont établi de petites voitures à bras, espèce de civières à roues, où les ivrognes sont couchés tout à fait à leur aise. Ils peuvent ainsi regagner leur domicile sans accidents et sans encombre.

Nous profitons de cette occasion pour remercier MM. Chérot, Couëlsse, Roche, Leprévost, anges gardiens de la barrière du Montparnasse, de la lettre toute gracieuse qu’ils nous ont écrite pour nous féliciter d’avoir rendu justice à leur profession si éminemment philanthropique.

VIII

FABRIQUE DE CAFÉ A DEUX SOUS LA TASSE.—MANUFACTURE DE PIPES CULOTTÉES.—LE DEVINEUR DE RÉBUS.—L’ÉLEVEUR DE FOURMIS.—L’EXTERMINATEUR DE CHATS.—LE FABRICANT DE CRÊTES DE COQ.—LE PÊCHEUR DE BUISSONS.—LA LOUEUSE DE SANGSUES.—LES SOURIS BLANCHES ET LES RATS BLANCS.

Voulez-vous faire fortune? Oui, n’est-ce pas? Eh bien, ayez une spécialité, soyez spécialiste.

M. Demerville est spécialiste. En 1846, il sortait de l’armée, où il avait été sous-officier instructeur de cavalerie. Il rentrait dans Paris comme Gil Blas, léger d’argent et plein d’espérance, regardant de quel côté venait le vent, voulant travailler, mais ne sachant que faire. Tandis qu’il s’orientait, ses économies s’épuisaient, et les araignées allaient tisser leur fil au fond de sa cassette, lorsque l’idée lui vint de s’établir cafetier. Il n’avait plus que 500 francs.

Il loua dans la rue des Anglais, près de la place Maubert, une boutique de 200 francs par an, qu’il meubla de quelques planches recouvertes de zinc, en forme de comptoir, d’un petit poêle de fonte, d’un brûloir, d’un moulin, d’une vingtaine de tasses, d’autant de cuillers, et le matériel fut complet. Là, en tacticien habile, il livra, moyennant deux sous la tasse, un café excellent. Les amateurs firent queue à la porte de son établissement. Aujourd’hui M. Demerville est propriétaire; il demeure chez lui, rue Ménilmontant; il a des succursales dans tous les quartiers de Paris, il en établit à toutes les barrières, mais tout se fabrique à la rue Ménilmontant, d’où chaque jour il part 3,000 litres de café qui sont distribués dans toutes les annexes. C’est une chose très curieuse à voir que cet office central. Les chaudières, les filtres et les récipients tiennent tout un corps de bâtiment. On cacherait facilement trois grenadiers dans une seule de ces cafetières. Les ustensiles qui servent à transporter le café de la fabrique aux succursales sont grands comme des tonneaux de cognac. La cheminée de l’établissement joute avec les obélisques de briques des fabriques d’alentour. C’est une activité, un va-et-vient effrayant. Quant au débit, figurez-vous une boutique de 12 mètres de long, partagée en deux par une immense table; d’un côté sont les servants, de l’autre les consommateurs. Les tasses sont rangées en bataille sur le marbre de la table; dans chacune est placé un morceau de sucre blanc, pesant 15 grammes. La pratique n’a qu’à commander pour être servie à l’instant même. Le dimanche, lorsque le temps est beau, il se vend quelque chose comme 5 à 6,000 tasses. Les Auvergnats, entre autres, sont d’excellentes pratiques: ils y vont ordinairement par troupes, et ils n’en sortent qu’après que chacun a payé sa tournée, de façon que chacun absorbe jusqu’à 10 et 15 demi-tasses. Il faut des estomacs d’Auvergne pour résister à de pareilles libations.

M. Demerville est un homme essentiellement probe. Il fonde des établissements propres et convenables, en confie la gérance à ses ouvriers et leur donne une part énorme dans le bénéfice, puisqu’il ne leur compte le litre de café que dix-huit centimes, mais il garde l’établissement à son nom pour, en cas de sophistication, pouvoir en disposer à son gré.


Nous ne quitterons pas les bords du canal sans signaler la Manufacture de pipes culottées. Ce sont deux commerçants, presque des érudits, qui, par une invention très ingénieuse, pourraient fournir en quelques heures des pipes culottées à toute l’armée d’Orient. Encore des spécialistes.

Le culottage des pipes en grand vient de donner le coup de mort à toute une classe de petits industriels, les culotteurs de pipes en détail. En vous promenant le long des quais, vous rencontriez une légion de bohémiens se prélassant gravement au soleil en aspirant la fumée de leur pipe. Vous vous demandiez alors comment tous ces lazzaroni de Paris, sales, déguenillés, pouvaient passer leur temps à fumer, sans rien faire. C’est que leur occupation consistait précisément à fumer. Ils recevaient d’un entrepreneur, en échange d’une pipe bien culottée, noircie sans suif, sans matière étrangère et sans procédé, vingt centimes de tabac, une pipe neuve et vingt centimes en monnaie. Ils pouvaient exécuter ainsi deux de ces chefs-d’œuvre par jour. Produit net, 40 centimes, qu’ils employaient ainsi:

Un arlequin (viande mêlée de légumes et autres ingrédients)10 c.
Un canon de quelque chose de violet, ayant nom vin10
Pain ou pommes de terre en chemise, une livre10
Coucher dans un garni au dortoir, sur l’édredon de trois pieds (c’est ainsi qu’on nomme la paille)10 c.

On ne peut pas réduire la vie matérielle à de plus minimes proportions. Eh bien! aujourd’hui, c’est un métier mort: l’industrie l’a tué. On fumera dans des pipes culottées par un procédé chimique, lequel consiste à les tremper dans une décoction de tabac après les avoir légèrement fait chauffer.

Les pipes de ce genre sont aussi parfumées que les anciennes, et l’emportent en élégance, en régularité, en propreté surtout. Cette étrange manufacture occupe dix ouvriers gagnant cinq francs et vingt ouvrières payées à raison de trois francs. Elle expédie chaque jour cinq à six caisses de mille pipes en province, et Paris en garde autant pour lui seul.

Mais voici venir un spécialiste bien autrement curieux. Nous voulons parler de celui qui gagne sa vie à deviner les rébus, les charades et les logogriphes que certains journaux proposent à l’intellect de leurs abonnés. Dans les quartiers de Paris habités par les petits rentiers, il y a des cafés, des estaminets et des pensions bourgeoises où, quand ces problèmes ont paru dans la feuille du matin, il règne une agitation extraordinaire. Chacun croit avoir deviné.

On pérore, on crie, on parie, on s’échauffe, on dispute même, et l’on finit par en appeler aux lumières du maître de l’établissement. Qu’on juge de son embarras s’il ne peut trancher la difficulté par une explication positive. Heureusement notre industriel, qui connaît son Paris, qui a remarqué ce goût effréné du petit rentier pour le rébus, a imaginé d’en vivre. Il s’est donc constitué l’Œdipe universel. Les jours de rébus, il fait sa tournée de grand matin, il visite tous les endroits de ce genre, donne secrètement, par écrit, au maître de la maison, l’explication qui doit mettre tous les habitués d’accord, et reçoit cinq sous pour prix de cette pacifique mission. Sa clientèle, qui prit naissance au Marais, a gagné peu à peu les quartiers circonvoisins. Maintenant il est obligé d’employer un homme pour distribuer ses explications. Il se fait ainsi une cinquantaine de francs par rébus. Or, il y en a trois par semaine, ce qui lui procure une somme de six cents francs par mois.

Le talent divinatoire de ce spécialiste eût été fort utile, il y a quelques années, aux voisins d’une maison de la rue Bichat. Tous ces voisins étaient littéralement dévorés, ils ne cessaient de se gratter, ils en perdaient l’épiderme et le derme: la lèpre semblait s’être abattue dans le quartier. Une enquête eut lieu, et l’on découvrit enfin que ladite maison était occupée entièrement par Mˡˡᵉ Rose, éleveuse de fourmis.

Mˡˡᵉ Rose est une femme de quarante-deux ans; elle a l’aspect terrible; sa figure et ses mains sont tannées comme si elles avaient été préparées par un habile ouvrier en peau de chagrin; elle porte des brassards, elle est vêtue de buffle, comme les archers de la ballade, et, malgré cette armure, elle est rongée elle-même par ses élèves; les ingrats! Mais elle est arrivée à un tel état d’insensibilité, son cuir est tellement durci, racorni, qu’elle a son lit au milieu de ses sacs de marchandise, et que leur morsure n’a plus aucun effet sur elle. Aussi, lorsque la police visita son établissement, elle parut très étonnée et dit:

«Comment peut-on se plaindre de ces petites bêtes? Voyez, je vis au milieu d’elles, et je ne m’en sens pas plus mal. Il faut que l’on m’en veuille. Le monde est si méchant!»

Elle fut néanmoins obligée de transporter son étrange pensionnat dans une maison parfaitement isolée, située hors barrière.

Mˡˡᵉ Rose entretient des correspondants dans les départements où il y a de grandes forêts; elle donne à chacun de ses employés 2 francs par jour. Elle en a jusqu’en Alsace, et ne reçoit jamais moins, par jour, de dix sacs, grands comme des sacs à farine.

Nous avons causé avec Mˡˡᵉ Rose. Elle est fière de son industrie.

«Je suis, dit-elle, la seule personne qui l’exerce convenablement, car je suis la seule qui ait étudié les mœurs et les habitudes des fourmis. Je sais les faire pondre à volonté, leur faire produire dix fois plus qu’elles ne produisent dans l’état de nature. Pour cela, je les place dans une chambre où j’entretiens continuellement un poêle de fonte chauffé à rouge, et je les laisse faire leur nid où elles veulent. Il ne faut pas les contrarier. Elles demandent beaucoup de soins. Plus vous les comblez de procédés, plus elles vous rapportent.

—Mais que diable faites-vous de tous les œufs que vous récoltez avec tant de soin?

—Je les vends aux pharmaciens; j’en fournis le Jardin des Plantes et en général la plupart des faisanderies des environs de Paris. Les jeunes faisans sont très friands de cette nourriture.

—Et que gagnez-vous à cela?

—Dame! Monsieur, à présent encore, je ne donnerais pas mes journées pour trente francs, bénéfice net. Mais ce commerce est bien tombé! Du temps des nobles, quand feu ma mère, à qui j’ai succédé, l’exerçait, c’était un bien meilleur métier. Mais que voulez-vous gagner avec les bourgeois d’à présent? Est-ce que ça sait faire la différence entre le faisan et le coq de basse-cour? Ah! ne me parlez pas des révolutions!»

Le père Matagatos est tout le contraire de Mˡˡᵉ Rose: c’est un véritable docteur Pangloss, pour lequel tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il est gai, bon vivant, insoucieux et rieur. C’est un Pyrénéen venu à Paris par curiosité, et qui a pris la grande ville en amour. Mais à Paris, comme partout, il faut travailler pour vivre. Le père Matagatos, qui aime la vie libre, les longues flâneries et les clairs de lune, s’est fait chiffonnier, mais uniquement pour se donner une position sociale et pour avoir le droit de porter une hotte: il dédaigne le chiffon. Sa véritable industrie consiste à exterminer les chats, comme le dit son surnom, qui est composé de deux mots catalans. Vous l’avez certainement rencontré, pour peu qu’il vous soit arrivé de flâner la nuit dans les rues de Paris. C’est un homme grand, fort, à la barbe noire et touffue, aux cheveux coupés à la malcontent, qui chantonne toujours et porte fièrement son crochet. Il est constamment suivi de deux petits terriers anglais de la plus belle espèce. Ce sont ses approvisionneurs. Ils ont été instruits à happer tous les chats noctambules qui se trouvent sur leur passage. Jamais Ralph ne rapporte sa proie vivante. Sobrono est plus généreux: il n’ensanglante pas sa victoire; il rapporte à son maître l’animal vaincu, et c’est Ralph qui l’achève sans pitié.

«Le chat a cela de particulier, dit le père Matagatos, que tout en est bon. La peau se vend aux fourreurs, qui en font de la martre zibeline, fourrure très à la mode en ce temps de manchonomanie, où depuis la grande dame jusqu’à la grisette tout le monde veut avoir un manchon. Il n’a de concurrent sérieux sur l’article fourrure que le lapin blanc, qui depuis quelques années a été baptisé du nom d’hermine. Quant à la chair, j’en ai le placement; je connais les bons endroits. Mais il faut des précautions: les vaudevillistes ont rendu le peuple des barrières excessivement méfiant à l’endroit de la gibelotte. Il en est arrivé à ce point de scepticisme qu’il lui faut toujours voir les têtes pour en prendre sa portion de six sous.

—Cette exigence doit porter une grave atteinte à votre marchandise, car rien ne ressemble moins à une tête de lapin qu’une tête de chat.

—C’était là un inconvénient, je n’en disconviens pas, mais on a su y remédier. Ah! il vous faut des têtes pour manger des lapins qui vous sont livrés cuits et gibelottés au prix de 2 fr. 50 c., et que, moi, je vends 20 sous? Eh bien! mes enfants, vous en aurez, des têtes, et plus que vous n’en voudrez. J’ai donc entrepris le commerce des peaux de lapin à domicile, je me suis entendu avec toutes les cuisinières du rayon dans lequel j’exerce ostensiblement mon métier de chiffonnier, je leur prends toutes leurs peaux, à une seule condition, c’est qu’elles me livreront la tête avec la dépouille. Vous comprenez l’usage que j’en fais. Chaque livraison de chat est accompagnée d’une tête de lapin. De là la parfaite confiance que les pratiques de certains gargotiers composant ma clientèle accordent aux gibelottes dont on les régale. Que de gens mangent ainsi de ma chasse sans s’en douter! Ce n’est pas ma faute: j’étais né chasseur. Dans mon pays je poursuivais l’ours et l’isard. A Paris il n’y a pas de tout ça. Je chasse à ma manière. Ici Ralph, ici Sobrono, mes bons amis! vous faites vivre votre maître, vous lui rapportez une quinzaine de francs chaque matin. Mais tenez, puisque vous vous intéressez à ces choses-là, je vais vous présenter un de mes amis; venez jusqu’à la cité Saint-Maur, vous verrez son établissement.»

L’ami de l’exterminateur de la race féline, le père Lecoq, est un spécialiste qui n’a pas craint de se faire le rival de la nature. Il fabrique tout bonnement des crêtes de coq! Encore est-ce par modestie qu’il se dit rival de la nature; c’est tout simplement pour ne pas humilier cette bonne mère, car elle est loin de travailler aussi proprement que lui. Ses œuvres, à elle, sont pleines d’incorrections, tandis que le père Lecoq fait de l’art, «et l’art, dit-il, c’est la nature perfectionnée par le génie de l’homme. La nature fait du marbre, l’homme fait la statue; la nature produit une femme, l’homme produit la Vénus de Milo, l’idéal, ce qui n’existera jamais. Visitez toutes les basses-cours de l’Anjou et du Maine; regardez tous les coqs, examinez leurs crêtes: pas une ne ressemble aux autres; elles sont toutes plus ou moins entachées de défauts impardonnables, qui feraient rire au nez de l’artiste qui les copierait. Voyez les miennes, au contraire: si les coqs pouvaient les admirer, ils mourraient tous de chagrin de n’en avoir pas d’aussi belles. Voyez comme c’est dentelé, taillé, coupé, proportionné, parfait!»

Le père Lecoq (il a adopté ce sobriquet) habite une maison qui semble faite à souhait pour son industrie. Après l’avoir visitée, on ne sait lequel est le plus original, de l’homme ou du domicile. C’est une de ces grandes villes en abrégé qu’on rencontre dans les quartiers industrieux, et qu’on nomme cours. Il y en a une quinzaine de semblables dans le faubourg du Temple. Ces cours renferment toute une population. On dirait d’une ruche humaine. Celle qu’a choisie le père Lecoq est une des plus curieuses. Le propriétaire, qui est un grand fabricant, y a établi une machine à vapeur pour son usine; mais, voulant y attirer de petits fabricants, il a fait traverser tous ses rez-de-chaussée, c’est-à-dire une longueur de cent et quelques mètres, par l’arbre de sa machine, de sorte qu’il loue à chacun de ses locataires, avec le logement, une courroie à laquelle ils peuvent adapter une machine. M. Lecoq a donc une courroie à sa disposition. Il nous en a détaillé tout le mécanisme.

«J’avais trente ans, nous dit-il; je revenais de mes voyages dans les Cordillères, j’avais visité et parcouru le Japon, j’avais mangé à peu près tout ce que les hommes peuvent manger. Lorsque j’arrivai en France, je fus humilié de la pauvreté de la cuisine de mon pays auprès de celle des contrées que nous traitons orgueilleusement de barbares. En effet, sauf nos rares gibiers et les huit ou dix espèces d’animaux domestiques, nous voilà réduits à nos fades poissons de rivière, à notre piètre marée, aux œufs et aux légumes, comme des nonnettes. Qu’est-ce que nos tables les plus somptueuses auprès d’un repas chinois, japonais ou indien, où vous voyez figurer toute l’échelle zoologique, depuis les pattes d’éléphants jusqu’aux œufs d’oiseaux-mouches, depuis les grillades de baleine jusqu’à la friture de goujon et les beignets de pisquettes? Pouvons-nous seulement comparer notre art culinaire à celui des Romains, où il fallait dix mille poulets pour faire un vol-au-vent convenable dans un dîner de cinquante patriciens? On ne se servait que des crêtes; on engraissait les esclaves avec le reste, en attendant qu’on les envoyât à leur tour engraisser les murènes. Apicius, Lucullus, à la bonne heure! voilà des hommes qui savaient manger! il fallait à leur appétit fatigué des ragoûts de cervelles de paon, et d’énormes pâtés de haricots de coq.

«Je résolus donc de rendre à mes concitoyens toutes ces choses dont la description nous paraît aujourd’hui fantastique. Je me mis à penser. Une demi-heure après, je pouvais, moi aussi, m’écrier, comme Archimède: Eurèka.

«Je fis faire ma machine, je dessinai mes emporte-pièce, et deux jours après j’étais établi où vous me voyez. Il y a trente-neuf ans de cela. Ma fortune est faite; je n’ai plus rien à désirer. Je pourrais, comme les autres, vivre grassement de mes revenus, me faire servir des repas comme j’en ai tant fait faire aux autres dans ma vie. Mais non, j’ai consacré mon existence au bonheur de mes concitoyens, je poursuivrai jusqu’au bout.»

Ainsi parla M. Lecoq. Or, voici comment il entend le bonheur de ses concitoyens. Il a calculé que chaque matin il n’entre dans Paris que vingt-cinq à trente mille poulets. Dix mille au moins de ces tristes victimes sont servies sur les tables bourgeoises, et les quinze autres mille deviennent la proie des restaurateurs, pâtissiers, rôtisseurs, etc. Ces poulets n’offrent guère que douze mille crêtes qui puissent servir aux ragoûts. Tous ceux qui sont servis dans les repas de famille possèdent cet ornement naturel, et cependant, commandez n’importe où une coquille de crêtes de coq et un vol-au-vent, on vous les fournira. Comment cela se fait-il? Même en supposant que tous les poulets arrivant à Paris soient à l’instant même décrétés, cela ne suffirait pas encore à la consommation. Il en est de même de ce qu’on nomme en termes culinaires le haricot de coq.

C’est là le secret du père Lecoq, c’est là que commence son rôle de bienfaiteur de l’humanité.

Il a inventé la crête et le haricot de coq artificiels.

Il prend un palais de bœuf, de mouton ou de veau, mais il préfère le bœuf. Après l’avoir blanchi à l’eau bouillante, il le fait macérer pendant quarante-huit heures, puis il détache la chair de la voûte palatine, de façon à ne rien endommager. Cette chair est ensuite portée sous un balancier, et, au moyen d’un emporte-pièce, il fait ses crêtes de coq, plus parfaites en effet que celles de la nature. Les connaisseurs se trompent eux-mêmes aux produits de M. Lecoq; et cependant il est un moyen de les reconnaître: la crête de coq pour de bon, celle de la maladroite nature, a des papilles sur les deux faces, tandis que celle de l’art n’en présente que d’un côté.

Cela se vend 15 centimes la douzaine aux pâtissiers, restaurateurs, revendeurs, etc., et 20 c. aux cuisinières bourgeoises.

Pour ce qui est du haricot de coq, ce mets se fabrique de la même façon, à l’emporte-pièce. C’est le ris de veau et la cervelle de mouton qui servent de matière première.

M. Lecoq est étonné qu’on ne lui ait pas encore élevé une statue, mais il se résigne au sort des inventeurs de génie, qui ne sont véritablement appréciés qu’après leur mort.

M. Deshaies est un spécialiste non moins remarquable que les précédents. Né à Paris, qu’il n’a jamais quitté, il est charmeur de serpents, comme un Birman, un Malais ou un nègre de Mozambique. Quand on lui demande comment il a acquis ce talent, il répond modestement: «Dans les livres.»

Le père Deshaies a chez lui une collection complète de tous les reptiles des forêts de France; il forme commerce d’amitié avec eux, il les nourrit, les soigne, les choie, les dorlote; il leur a fabriqué de petits nids bien chauds, bien commodes, afin de leur procurer toutes leurs aises. C’est là son industrie. Il vend des anguilles de buissons, comme on dit en langage populaire, à certains gargotiers qui en font d’excellentes matelotes.

«Une fois écorchée, dit-il, l’anguille de buissons vaut les meilleures anguilles de rivière.»

Le père Deshaies passe donc toute la belle saison à courir les bois comme un trappeur. Il a d’ailleurs les mœurs et l’allure d’un personnage de Cooper. Il rit silencieusement, il ne parle jamais qu’à voix basse, comme s’il avait peur de faire fuir sa proie. Sa marche est légère, ses bras surtout semblent toujours écarter les branches avec précaution; son œil est fin, perçant et lumineux. Tous ses sens sont excessivement développés: il rendrait des points à Bas-de-Cuir lui-même pour l’ouïe et l’odorat; son instinct est prodigieux: il devine le voisinage d’une couleuvre. Il n’est pas jusqu’à son costume qui ne semble copié sur les œuvres du romancier américain. Il porte de hautes guêtres de cuir, une culotte de velours couleur vert-bouteille, une espèce de sarrau en peau de bique, et sa petite tête de fouine est recouverte d’un chapeau à larges bords. Il a toujours à sa ceinture une serpe, qui est sa seule arme.

«Votre métier doit être bien fatigant? lui disions-nous.

—Pas plus que la chasse, Monsieur, qui est un plaisir pour beaucoup de gens. Quant à moi, je trouve de l’agrément à exercer ma profession; j’étais né pour cela; c’est une âme d’Ogibéwas, égarée à Paris, qui s’est logée dans mon corps. J’aime les bois, la solitude; je passe ma nuit aussi commodément couché au pied d’un chêne, sur le gazon, que dans le meilleur lit du monde.

—Et gagnez-vous beaucoup à cela?

—Il y a dans Paris cinq cents marchands d’anguilles de rivière qui vivent tous bien ou à peu près. Je leur fais concurrence avec mes anguilles de buissons. Je n’ai point à me plaindre de la Providence: le serpent n’est jamais ce qui manque ici-bas.

—C’est peu rassurant pour les gourmets.

—Eh! Monsieur, si vous ne voulez pas être trompé, il faut vous résigner à vivre de côtelettes de mouton. Deux de vos savants, MM. Payen et Chevalier, ont publié de gros volumes sur la sophistication des matières alimentaires, et ils n’ont pas dit la moitié de ce qui existe.»


Dans un de nos précédents articles, nous avons parlé du fabricant de pain d’épice, qui, bien avant les savants, avait inventé la glucose ou sucre de pain, dont il se sert pour fabriquer sa marchandise, sans que la betterave ou la canne aient rien à y voir. Aujourd’hui, nous avons visité Mᵐᵉ Badeuil, qui, elle aussi, a devancé la science d’une vingtaine d’années. Tandis que l’Assistance publique établit des bassins pour faire dégorger les sangsues, tandis qu’on publie de tous côtés des mémoires plus ou moins illisibles sur ce sujet, Mᵐᵉ Badeuil, une simple garde-malade, en a fait une industrie des plus productives.

Elle est loueuse de sangsues.

Mᵐᵉ Badeuil a le cœur sensible; elle aime les bêtes et les gens, elle est la providence des chiens abandonnés et des personnes malades. Elle ne peut pas voir souffrir un être animé. C’est pour cela qu’elle a fait quelque chose pour les sangsues, ces pauvres petites bêtes qui font tant de bien à l’homme et qui en sont si mal récompensées!

«Monsieur, me dit-elle, si les sangsues font du bien aux riches, elles ne peuvent pas faire du mal au petit monde, à moins que les riches ne s’en posent par luxe, pour s’amuser. Je me suis donc dit qu’il fallait que tout le monde pût jouir de sangsues. Aussi, au lieu de jeter à la borne celles que j’avais posées à mes malades, je les gardais en cachette, je les soignais, je les faisais dégorger. J’en possède beaucoup maintenant, et je les loue; elles ne font de mal à personne, et voilà.

—Oui. Mais comment les faites-vous dégorger pour qu’elles ne soient pas insalubres?

—C’est mon secret. Mais je vais vous le dire tout de même. Je prends une bonne poignée de sel de cuisine, et je la leur jette sur le dos; je les laisse se débarbouiller un instant dedans; elles se dégonflent; alors je les mets dans une cuvette qui est percée d’un petit trou au fond, et que je recouvre d’un tamis; je place tout ça sous une fontaine, et je laisse couler pendant une heure, jusqu’à ce qu’elles ne jettent plus de sang; mais voilà le vrai moment: je prends de la cendre de bois tiède, je les roule dedans entre deux linges, jusqu’à ce qu’elles ne tachent plus du tout, et je recommence le bain à l’eau courante; c’est fini, je suis certaine qu’elles sont à jeun quand, une heure après, je les remets dans leur bocal.

—Et vous vous en servez dès le lendemain?

—Oh! que nenni! il faut leur faire suivre un traitement. Trois jours après, je prends un pain de terre glaise, je le pétris bien, j’en fais une boule creuse, et j’y enferme ces petites bêtes. J’y pratique une quantité de petits trous, et j’enveloppe le tout d’un linge mouillé pour que la terre ne durcisse pas. Mes sangsues voient le jour, elles veulent y courir, elles font des efforts, elles s’allongent pour passer par les minces ouvertures, et elles finissent ainsi par se dégorger complètement elles-mêmes. Quand je les retrouve sur mon linge, elles sont saines et vides comme si elles venaient de naître. On peut les appliquer à n’importe qui sans danger. Mais moi, comme je ne veux pas les fatiguer, je les mets dans un bocal particulier; j’inscris la date dessus, et chacune ne sert qu’à son tour. Il n’y a pas de passe-droit ici. Vous voyez: j’en ai plus de deux mille. Il y en a qui sont ici depuis plus de dix ans; elles sont aussi bonnes que le premier jour. Mes sangsues de rencontre en valent de toutes neuves.

—Combien faites-vous payer la location?

—Presque rien: je ne demande que trente sous pour quinze sangsues et la pose. Vous pensez bien que je ne les confie à personne, ces pauvres petites bêtes. Mes sangsues ne vont pas en ville sans leur maîtresse.»

Il paraît que l’expérience a donné raison aux savants, qui soutiennent que le dégorgement des sangsues est praticable. Le conseil des hôpitaux a fait abattre les magnifiques mûriers du jardin des Miramionnes pour y faire construire des bassins. Nous avons lu cinq ou six rapports faits sur ce sujet; nous ne savons quel est le système qui est adopté. En tout cas nous recommandons celui de Mᵐᵉ Badeuil, qui nous semble bon et mérite quelque considération, si toutefois un succès de vingt-neuf années peut avoir quelque valeur aux yeux des savants.

 

M. Patry est un bon vieillard qui vit tranquille, cultivant, rue Mouffetard, un petit coin de jardin, au fond de trois ou quatre cours. Là vous verrez six grandes tonnes doublées de zinc et huit ou dix boîtes grillées. Les unes servent de logement aux rats blancs, les autres aux souris blanches. Ces petites familles sont bien élevées, bien dressées. Le père Patry vous vend les individus apprivoisés, instruits, ou bien à l’état de nature, si vous voulez vous donner le plaisir de faire leur éducation. Il ne s’en sépare qu’avec douleur; il vous recommande d’en avoir bien soin; il vous donne des instructions sur la manière de les soigner, de leur former le caractère, de développer leur intelligence, et il ne les livre qu’à bon escient. Il prendrait presque des renseignements sur votre moralité et vos moyens d’existence avant que de lâcher un de ses élèves.

C’est que le père Patry est un homme d’ordre; il fut électeur bien avant l’abolition du cens. Il descend d’une famille d’éleveurs; ses ancêtres ont eu l’honneur de fournir des souris blanches à S. M. Marie-Antoinette et à Mesdames, tantes du roi. Encore une victime des révolutions! Aujourd’hui, hélas! les marchands de savon à détacher et les Savoyards qui chantent la Catarina composent la majeure partie de sa clientèle.

La race des destructeurs est fort nombreuse à Paris. Voyez les murailles, ce ne sont qu’affiches menaçantes: Destruction des punaises.Mort aux rats.Plus de fourmis.Plus d’insectes.Breuvages contre les mouches, etc. Mais la race zoophile est pour le moins aussi nombreuse: les éleveurs pullulent. Nous avons l’éleveur de pigeons; l’éducateur de hannetons; l’instructeur de serins, de hiboux, de chouettes; le professeur de langue pour les perroquets, les pies, les sansonnets; le professeur de musique à l’usage de la gent ailée, pinsons, chardonnerets, rossignols; l’amateur de fauvettes, de bengalis, etc., etc. Tous ces gens-là vivent plus ou moins mal de leur état, mais enfin ils vivent, ils se logent, mangent, sans avoir recours à l’Assistance publique.

IX

LE PROFESSEUR D’OISEAUX.—LA BOUILLIE POUR LES CHATS.—LA FAMILLE MEURT-DE-SOIF.—LA MÈRE MOSKOW.—LES RIBOUIS ET LES DIX-HUIT.—LA ZESTEUSE.—UN DERNIER MOT SUR LE BERGER EN CHAMBRE.—LE FABRICANT D’OS DE JAMBONNEAUX.—LE MARCHAND DE FUMÉE.—ALLUMETTES CHIMIQUES DEUXIÈME QUALITÉ.—LE CANARDIER.—LE FABRICANT DE CODES.—UN POÈTE LYRIQUE VIVANT DE SON ÉTAT.

Monsieur Beaufils est un vieillard presque infirme, qui ne parle que rarement, mais qui siffle presque sans cesse. Son établissement est une immense volière; on n’y voit de tous côtés que rossignols, canaris et sansonnets. Les cages se pressent contre les murailles; il y en a sur tous les meubles; d’autres sont appendues au plafond, et les fenêtres en sont encombrées; il y en a partout; c’est un ramage étourdissant, assourdissant.

Au milieu de la pièce est un dais sous lequel se place M. le professeur Beaufils pour procéder à sa leçon musicale. Il prend une petite serinette sur ses genoux, et, avec un sérieux imperturbable, il régale ses élèves du Carillon de Dunkerque, de Portrait charmant, de Il pleut, il pleut, bergère, etc.

Un serin ordinaire coûte 30 sols. Le serin hollandais vaut jusqu’à 3 francs; mais, lorsqu’il a passé par les mains de M. Beaufils, qui a perfectionné son éducation, son prix s’élève au quadruple pour les amateurs.

M. Beaufils prend des pensionnaires et fait des éducations particulières en ville. A cet effet, il loue des serins parfaitement stylés que la pratique enferme avec l’élève qu’il s’agit d’éduquer. Les classes d’un serin intelligent durent six semaines ou deux mois. Après ce temps, il chante convenablement deux ou trois airs; il est passé ténor ou soprano dans son espèce. Pour faire ainsi des Roger ou des Alboni et des Frezzolini, M. Beaufils traite à forfait, moyennant 5 francs pour une éducation complète, ou bien 10 sous par semaine pour la location du professeur.

La pension de M. Beaufils est située dans une des rues qui avoisinent le Temple; il a choisi ce quartier parce que les dames du marché et toutes les ouvrières qui travaillent pour elles sont folles d’oiseaux depuis qu’Eugène Sue, avec sa Rigolette, a mis les serins à la mode.

Du reste, on ne saurait croire combien, les chevaux exceptés, les animaux sont choyés par la population ouvrière de Paris. Il y a des gens qui s’imposent des privations pour mieux nourrir un chien, un chat, un perroquet, une pie, etc. De là certaines industries spéciales. Nous savons une famille nombreuse dont tous les membres sont ramasseurs et reconducteurs d’animaux. Chaque jour des affiches promettent vingt-cinq, cinquante et même cent francs de récompense pour des King-Charles, des perruches et des épagneuls perdus. Combien d’hommes et de femmes se perdraient pour lesquels on ne promettrait pas cent sous!

La nourriture seule des chats dans les quartiers populeux est une branche de petit commerce. Elle fait vivre, entre autres, Bernier et sa jeune famille. Bernier est ce qu’on nomme un homme intéressant; il fait de la bouillie pour les chats dans la véritable acception du mot. C’est un enfant de l’Auvergne. Il était charbonnier; un accident l’a obligé de quitter cette position sociale pour celle que nous venons de dire.

Il est établi dans un bon quartier de travailleurs; chaque maison ayant ses chiens et ses chats, il se mit à fabriquer de la bouillie pour les uns, de la pâtée pour les autres, en y joignant un petit commerce de mou de veau. Sa réputation s’établit bientôt dans l’arrondissement sur des bases solides; la vogue était venue frapper à sa porte. Maintenant, dans les environs du Temple, un chat ou un chien favori passerait pour être maltraité si son dîner ne venait de chez Bernier, le Véfour du genre. Bernier fait même des envois dans les quartiers les plus éloignés, et plus d’un angora de comtesse et d’un bichon de marquise envoient chaque matin leurs valets faire emplette de pâture à sa modeste boutique. Elle a pour enseigne: A l’ancienne et véritable renommée de la nourriture des animaux. Car, il faut le dire, bien des gens ont essayé de faire concurrence à ce Brillat-Savarin de la gent quadrupède. Son enseigne est une protestation contre le plagiat.

 

Puisque nous sommes dans le quartier du Temple, disons quelques mots de la dernière incarnation de l’habit noir, du gilet de soie et de la botte vernie. C’est là que, de chute en chute, ils arrivent où vont toutes choses, au pays de l’inconnu.

Lorsqu’un habit a descendu tous les degrés de la toilette, que du tailleur il a passé au client, puis à son valet ou à son portier, puis au marchand de vieux habits, puis à quelque fashionable de barrière, il arrive au Temple, cette nécropole du costume parisien. Là on le retourne, on le rapièce, on le refait; mais il lui reste une phase à parcourir avant d’être vendu aux fabriques des environs de Paris qui font l’engrais de laine. Cette dernière phase, c’est aux frères Meurt-de-Soif qu’il la doit.

Ce nom de Meurt-de-Soif n’est pas, comme on pourrait le croire, un nom inventé par la plaisanterie parisienne. La famille Meurt-de-Soif existe réellement; elle a son domicile dans le sixième arrondissement; sa spécialité est l’achat des vieux habits au lot, presque au poids, le rapiéçage et la revente aux barrières.

A la bonne heure! voilà l’extrême limite du bon marché. La vente des frères Meurt-de-Soif se fait à la criée, au rabais, sur une table, le soir, à la lueur des torches. Là vous avez un véritable habit des ateliers d’Humann, un véritable gilet de chez Blanc, un véritable pantalon coupé par Morbach, en un mot, un véritable habillement de fashionable; pour combien? pour trois francs le tout! Et, par-dessus le marché, l’esprit et l’érudition des Meurt-de-Soif. Rien de plus drolatique que leur boniment. En voici un échantillon:

«Regardez, Messieurs: cet habit a appartenu à un prince russe et lui a valu la conquête d’une danseuse de la Grande-Chaumière. Il a fait ensuite l’admiration de tous les habitués de la Closerie-des-Lilas, sur le dos d’un artiste pédicure très connu. C’est aussi avec cet habit que le valet de chambre d’un milord a enlevé une figurante des Délassements, qui le prenait pour son maître. Il nous est arrivé parce que ce dernier s’est ruiné à payer des chinois à sa dulcinée. Eh bien! moi, malgré tous ces glorieux souvenirs, malgré toutes ces conquêtes qui lui sont dues, je vous le donne pour trois francs. Trois francs! Avis aux hommes à bonnes fortunes!»

L’habit est mis à prix trois francs, mais après descend peu à peu jusqu’à trente sous. Le pantalon se vend ensuite un franc, et le gilet cinquante centimes.

Au surplus, les clients de la famille Meurt-de-Soif sont aussi souvent les vendeurs que les acheteurs. Quand ils se nippent, ce n’est généralement que pour quelques jours. Ils se défont volontiers le lundi de ce qu’ils ont acquis le dimanche. Les vêtements en question font souvent la navette: ils retournent souvent de l’acheteur aux marchands, des marchands aux acheteurs, et toujours ainsi, usque ad, etc. Il en est qui sont revenus vingt fois chez ces derniers, et sur lesquels ils ont toujours fait des bénéfices.

La mère Moskow est le complément habituel des frères Meurt-de-Soif. C’est une ancienne vivandière de la grande armée, qui loue du linge blanc, ou à peu près. Elle loue une chemise par semaine pour vingt centimes, pourvu qu’on rende celle qui a été portée. Si on veut avoir son linge à soi, on paye cinquante centimes, et l’on en devient légitime propriétaire.

La mère Moskow court particulièrement les ventes de vieux linge, et c’est avec les vieux draps qu’elle compose les incroyables sacs qu’elle prête ou vend sous la qualification de chemises neuves. De même que la famille Meurt-de-Soif, la mère Moskow a un atelier où elle emploie une vingtaine de femmes qui représentent à elles toutes l’âge du monde moderne. Elles sont occupées à coudre, à tailler, à rapiécer, à assembler. Jamais les habits d’Arlequin n’ont été composés de plus de pièces et de morceaux.

La mère Moskow entreprend aussi les fournitures de layettes et de trousseaux dans le même genre.

A la suite des deux industries précédentes, il convient de ranger celle du fabricant de dix-huit. On nomme ainsi le riboui. Le riboui n’est pas tout à fait un savetier, c’est plus et moins; de même que le dix-huit n’est pas un soulier remonté ou ressemelé, c’est plutôt un soulier redevenu neuf: de là vient son nom grotesque de dix-huit, ou deux fois neuf. Le dix-huit se fait avec les vieilles empeignes et les vieilles tiges de bottes, qu’on remet sur de vieilles semelles retournées, assorties, et qui, au moyen de beaucoup de gros clous, finissent par figurer tant bien que mal une chaussure. Cela se vend sans aucune garantie, à la grâce de Dieu. La durée est généralement de huit jours. Quant au prix, il varie de quinze à vingt sols. C’est fort cher, eu égard au résultat, et les économistes ne manqueront pas de conseiller de préférence de belles et bonnes chaussures de vingt à trente francs. Ce conseil ressemble à l’ordonnance de ce médecin qui, ayant à traiter un malheureux épuisé par la misère et la faim, lui prescrivait, au dire de l’auteur des Béotiens[H], de boire du vin de Bordeaux, de manger des viandes succulentes et d’aller chaque jour se promener au bois de Boulogne à cheval.

 

Si maintenant nous voulons entrer dans les arts d’agrément, dans l’article fantaisie, dans l’utile dulci, comme disaient les Latins, nous ferons une visite à Mᵐᵉ Vanard, qui a su réunir ces deux choses si difficiles dans une seule industrie. Mᵐᵉ Vanard est zesteuse.

C’est une touchante histoire que celle de cette jeune et jolie femme restée veuve et sans fortune à dix-huit ans. Son mari s’est tué à la besogne pour donner à sa femme le bien-être et le luxe. Il avait établi une petite distillerie où il travaillait à condition pour les parfumeurs et les confiseurs.

Pendant le peu de jours heureux que ces deux époux passèrent ensemble, Mᵐᵉ Vanard, à force de voir travailler son mari, avait fini par surprendre quelques-uns des secrets de la science chimique; elle pouvait le remplacer près de ses alambics pendant ses absences. Aussi voulut-elle, quoique inconsolable, continuer son commerce. Elle se souvint que celui qu’elle regrettait, lorsqu’ils se permettaient, le dimanche, le petit dîner chez le traiteur, lui avait dit à propos de citron: «Un homme intelligent, avec ce qui se jette à Paris de pareilles écorces, pourrait faire sa fortune.»

Mᵐᵉ Vanard avait de l’intelligence; elle prit un panier à son bras et s’en alla rôder dans la rue Montorgueil, cette patrie des huîtres. Quand les chiffonniers avaient passé et retourné tous les tas de détritus pour y chercher leur récolte, elle commençait la sienne. Les garçons limonadiers et restaurateurs, voyant une jolie femme qui venait chaque matin butiner où tant d’autres avaient passé avant elle, s’inquiétèrent de ce qu’elle cherchait si attentivement et promirent de lui mettre de côté les précieuses écorces. Après les limonadiers vint le tour des balayeurs de théâtres.

Bref, Mᵐᵉ Vanard finit par fonder un atelier et prit à sa solde des ramasseurs et des ramasseuses. C’est cet atelier que nous avons visité. Figurez-vous une pièce immense, toute tapissée de claies en osier du sol au plafond, et sur ces claies des myriades d’écorces d’oranges, des monceaux de pelures de citrons. Au milieu de cette pièce, autour d’une longue table, une vingtaine de jeunes ouvrières, chantant, babillant, sont occupées à zester ces écorces. Elles les empilent dans des sacs, dans des boîtes, dans de grandes caisses. Ainsi préparée, la pelure change de nom et devient zeste. Cette matière est pesée, empaquetée, expédiée dans tout Paris, dans toute la France, et même jusqu’à l’étranger, où elle se transforme encore, change de nom et devient curaçao de Hollande, sirop de limon, orangeade, citronnade, limonade, essence de citron, etc. Telle est l’industrie qui a fait la fortune d’une femme charmante, aimant les arts et la littérature, ayant maintenant sa loge aux Français, aux Italiens et à l’Opéra une fois par semaine.

Voici une autre veuve, moins jeune, moins jolie, moins élégante, moins intelligente aussi, qui a trouvé moyen de faire une belle fortune là où personne n’avait vu que de grossières vétilles. Mᵐᵉ veuve Thibaudeau s’est établie fermière de balayage. Vous tous, excellents citadins, vous payez pour faire balayer vos escaliers; Mᵐᵉ Thibaudeau paye au contraire pour balayer ceux des autres.

Certes, Mᵐᵉ Thibaudeau n’est pas née avec un goût tout particulier pour le balayage, comme on dit que les poètes naissent avec la passion des vers, et les rôtisseurs avec celle de la broche. Non, c’est par raison qu’elle s’y est adonnée.

Mᵐᵉ Thibaudeau exerçait la modeste profession de concierge. Elle tirait le cordon d’une maison sise à Paris, rue du Temple. Cette maison était occupée tout entière par deux fabricants, tous deux bijoutiers. Or, par un hiver très rude, elle eut l’idée économique de brûler, dans un vieux chaudron qui lui servait d’âtre, tous les détritus que lui fournirait son balai. L’idée était doublement bonne. Elle s’aperçut que ce qu’elle avait regardé jusque-là comme une vile poussière devenait, mêlé avec des mottes et du charbon de terre, un excellent combustible. Puis, les beaux jours étant venus, Mᵐᵉ Thibaudeau voulut faire la toilette d’été à son ménage. Elle prit son vieux chaudron et le débarrassa de ses cendres. Mais jugez de sa surprise, lorsqu’au lieu d’une cendre ordinaire, s’envolant au vent, elle trouva quelque chose de résistant qui semblait soudé au fond de l’ustensile, et qui, de temps en temps, jetait des reflets jaunes. Elle fit examiner ce résidu: c’était de l’or. Mᵐᵉ Thibaudeau avait découvert la pierre philosophale; elle avait retrouvé la science des Nicolas Flamel, des Paracelse et des Balsamo.

Elle prit dès lors à ferme le balayage des escaliers dans les maisons habitées par des bijoutiers en or, tant et si bien qu’avec les bénéfices qu’elle en retira elle put entreprendre concurremment une autre industrie non moins lucrative: elle achète d’immenses terrains aux environs de Paris et y fait construire des villages suisses. Elle en revend ensuite les chalets à des marchands de la rue Saint-Denis qui peuvent y chanter tous les dimanches: Arrêtons-nous ici, l’aspect de ces montagnes, etc.

 

Nous avons signalé dans un de nos précédents articles l’industrie singulièrement champêtre de M. Simon, qui mène paître ses troupeaux à Paris, dans les vertes prairies qu’il possède au cinquième étage d’une maison du faubourg Saint-Hilaire. M. Simon a réclamé contre la qualification de berger en chambre que nous lui avons donnée: c’est nourrisseur qu’il eût fallu dire. Soit! Nous profiterons de cette rectification pour ajouter quelques détails à ceux que nous vous avons donnés.

M. Simon s’habille en paysan; il porte des sabots et une blouse grise; il ressemble donc à Jean Guettré de Pierre Dupont plus qu’à un Colin d’opéra-comique. Nous n’avons pas remarqué la moindre houlette dans sa bergerie, ou plutôt dans sa nourrisserie. Mais, en revanche, sa conversation est fleurie comme un couplet de Dupaty; il parle rose et aurore; ses comparaisons sont florianesques et parfumées. Il a pris Némorin et Céladon au sérieux.

Lorsque nous entrâmes dans son étable, après avoir monté quatre-vingt-dix marches, nous nous arrêtâmes étonné: il nous semblait être dans une de ces belles fermes des montagnes d’Écosse, où tout est si bien rangé qu’on se croirait plutôt dans une bibliothèque d’amateur que dans une écurie.

L’étable de M. Simon est composée de deux longues salles, partagées en boxes, comme disent les gentlemen. Dans chacune de ces cages il se trouve une chèvre. Il y en a cinquante-deux. Au-dessus de la mangeoire, à l’endroit où sont ordinairement les râteliers à foin dans les écuries de chevaux, est placée une façon d’armoire en bois blanc, ciré, verni; c’est là que M. Simon enferme la nourriture de son élève. On lit en grosses lettres des inscriptions du genre de celles-ci:

Mélie Morvanguilotte.—Nourrie à la carotte pour Mᵐᵉ..., attaquée d’une maladie de foie.

Marie Noël, née à l’étable (1851), de Jeannette et de Marius.—Nourrie de foin ioduré pour le fils de M..., sang pauvre.

Puis viennent les observations. Nous ne vous citerons pas les noms des maladies que M. Simon traite par le lait de chèvre, ni les termes scientifiques qu’il emploie pour déguiser les médicaments qu’il fait avaler à ces pauvres bêtes pour les faire servir de pharmacie vivante à ses clients. Nous ne sommes ni médecin ni chimiste, nous ne pouvons donc rien dire de cette pratique; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que, si le sort, au lieu de jeter à Paris un berger en chambre au cinquième étage, eût placé M. Simon dans une bonne ferme du pays de Caux, il eût certainement disputé à M. Cornet l’honneur de fournir à Paris ses bœufs gras, et à M. Estancelin celui d’envoyer au concours des porcs de la grosseur des bœufs.

La température rigoureuse de cet hiver a fait naître deux petites industries nouvelles. Tous les soirs, pendant la gelée, des ouvriers maréchaux se tenaient avec une lanterne et leurs outils sur les quais, aux abords des ponts, sur les boulevards, et ferraient à glace, pour un prix minime, tous les chevaux des cochers qui ramenaient du monde des théâtres ou des soirées.

De leur côté, les charretiers de louage se portaient aux endroits difficiles de la ville, et, quand arrivait une voiture pesamment chargée, ils proposaient un cheval en aide pour quelques sous.

Mais voici venir M. Oscar Mithat, avec sa grande entreprise de fourniture d’os de jambonneaux. Celui-ci entre dans la carrière, mais il y entre à la façon des maîtres, en accaparant un genre de commerce.

Nous pourrions faire ici un savant travail de statistique, et prouver que le nombre des jambonneaux mangés à Paris dépasse des deux tiers au moins le nombre des porcs qui s’y consomment. Aussi, avant l’avènement de M. Oscar Mithat, lorsqu’on mangeait un jambonneau dans un atelier, on en laissait l’os au gamin qui allait faire l’acquisition; il le rapportait au charcutier, qui lui remettait deux sous en échange. Donc le jambonneau se fabrique; donc cette épaule est un prodige d’anatomie, un chef-d’œuvre que tout bon charcutier doit exécuter pour être reçu compagnon dans son art. Il y a à Paris des os qui servent depuis dix, vingt ans, qui chaque matin sortent garnis de la boutique, et y rentrent le soir absolument dénudés.

Eh bien! ces beaux jours sont passés pour le gamin et l’apprenti. M. Oscar Mithat se charge de fournir à dix sous la douzaine tous les os de jambonneaux dont on peut avoir besoin dans la consommation parisienne.

Le père Cotin, lui, vend de la fumée, autrement dit de la suie tamisée. L’an dernier, il a fait pour cent mille francs d’affaires avec l’Amérique; seulement, et d’après ses livres, il a donné plus de vingt mille francs d’argent à ses tamiseuses et trente mille francs aux Savoyards qui lui vendent sa matière première.

Près des magasins de M. Cotin, que les propriétaires ont relégué hors Paris, sous prétexte qu’il noircissait tout dans leurs maisons, nous avons vu une enseigne que nous livrons à la sagacité de nos lecteurs. La voici:

Berouley aîné, fabricant d’allumettes chimiques DE DEUXIÈME QUALITÉ. Gros et détail.

Pourquoi de deuxième qualité? La réponse nous manque. M. Berouley serait-il, par hasard, l’inventeur des fameuses allumettes dont parle Arnal dans les Cabinets particuliers? Toujours est-il que son enseigne nous a plongé dans un océan de suppositions.

Place maintenant au célèbre Édouard, le canardier par excellence, le roi des crieurs publics.

Tout le monde connaît M. Édouard; tout Paris a admiré aux abords des théâtres un homme à l’allure athlétique, à la voix de stentor, à l’œil fin, au sourire gracieux, qui hurle pendant six heures consécutives: «Voilà ce qui vient de paraître!» et qui vous vend une petite brochure imprimée depuis plus d’un an. Mais n’est pas canardier qui veut. Il faut savoir allécher son public. M. Édouard n’a pas de rival. Il vend les petits livres de M. Émile Jaeglé, le Duranton du canard. Jusqu’à présent, les libraires du quartier Latin, malgré toute leur imagination, n’avaient pu trouver que trente-six Codes. M. Jaeglé en a trouvé un trente-septième: c’est le Code des portiers.

Voici comment M. Édouard le vend au peuple de Paris.

«Le Code des portiers ou la tranquillité des locataires. Il faut voir ça, Messieurs, connaître ses droits. Si vous avez un mauvais portier, envoyez-le-moi: je suis le grand redresseur de torts, le Cabrion des Pipelets, la terreur de la loge; tous les cordons m’ont été envoyés par ces sultans de la porte cochère pour me pendre. Je les ai dédaignés, parce que je veux rendre service à mes concitoyens. Voyez cela, lisez; il y a là de quoi vous faire frémir. Prenez le Code des portiers, et, rien qu’en sachant que vous l’avez dans votre poche, le vôtre vous ouvrira au premier coup de marteau, même après minuit, etc., etc.»

Outre le Code des portiers, M. Jaeglé a publié toute une série de petits guides à un sou. Il y a le Code des gens mariés, le Code de l’ouvrier, le Code du domestique, le Code de la prévoyance, même le Code des morts. Sous une forme légère, il a eu l’idée, ingénieuse du reste, de répandre dans le peuple la connaissance des lois que chacun est censé connaître et que personne ne connaît.

Nous laisserons dormir en paix les morts, dont le Code ne nous a pas paru d’une utilité bien réelle, et celui des portiers, qui nous fait peur; mais nous dirons que celui de l’ouvrier est une œuvre sérieuse. Dans un petit traité clair et succinct, M. Jaeglé a su rappeler au travailleur tous ses droits et tous ses devoirs. Il lui enseigne à aimer la patrie, à respecter la loi, à protéger ses droits. Si l’on vendait à bon marché, dans les villes et les villages, de petits livres bien rédigés sur des sujets de morale, d’histoire, de science pratique, contenant, en outre, quelques notions usuelles de législation, d’agriculture, de jardinage, etc., ces livres exerceraient une favorable influence.

Si nous avons rencontré çà et là des industries qui nous ont étonné, celle de M. Mathieu Leblanc nous a véritablement stupéfié.

M. Mathieu Leblanc est poète lyrique, et il vit de son état!

M. Mathieu est un petit homme maigre, nerveux, chétif, toujours strictement vêtu de noir. Il marche courbé, fait des grimaces en parlant, et se regarde dans les glaces lorsqu’il lit ses vers, qu’il ne comprend pas toujours lui-même. Il est né à Alby. Il a dans ses cartons deux ou trois tragédies et vingt ou trente comédies. Il s’est fait le chantre de toutes les gloires, de tous les événements, de tous les avènements. Dès qu’un air réussit au théâtre, il en fait une chanson populaire. Il chante pour dîner, pour souper, pour boire et pour dormir. Il chante les mariages et les baptêmes, les établissements en vogue et les catastrophes.

Voici un échantillon de son savoir-faire en poésie. Mˡˡᵉ Déjazet a eu un grand succès en chantant le Vin à quat’ sous; M. Mathieu Leblanc a fait sur le même air le Roi des Auverpins:

Le roi des Auverpins
A fini sa carrière,
Et de peaux de lapins
On a couvert sa bière.
Venez tous, marchands de coco,
Vendeurs d’habits et porteurs d’eau,
Venez célébrer les destins
Du fameux roi des Auverpins.

C’est avec des vers de cette force que M. Mathieu Leblanc a résolu cet insoluble problème:

M. Mathieu Leblanc est poète lyrique, et il vit de son état!!!

LA CHILDEBERT

DOCUMENTS POUR SERVIR A L’HISTOIRE DES TRAVERS, DES IDÉES, DES GLOIRES ET DES RIDICULES DU XIXᵉ SIÈCLE.

Le marteau municipal ou privé abat chaque jour quelque fragment de la vieille cité parisienne. Il faut se hâter d’en esquisser la biographie, si l’on veut que ces ruines d’un autre âge ne disparaissent pas complètement de la mémoire des hommes, comme de la surface du sol. Au premier rang des vieux édifices de ce genre nous n’hésitons pas à placer une immense masure que vient de faire disparaître le prolongement de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice jusqu’à la place Saint-Germain-des-Prés, à travers l’îlot de la rue Sainte-Marguerite, et qui, exclusivement habitée par des poètes, des prosateurs, des dramaturges, des peintres, des sculpteurs, des architectes et des rapins, exerçait, depuis cinquante ans et plus, sur les arts, les lettres, les théâtres, les idées, les mœurs, le langage et les modes, une influence prépondérante dont peu de critiques se sont doutés, et qu’il n’est pas sans intérêt de constater au moment même où elle cesse.

La grande et puissante bicoque dont nous parlons avait été bâtie sur une partie des jardins de l’abbaye Saint-Germain, qui furent vendus comme propriété nationale en 1793. C’était un vaste capharnaüm composé de chambres de garçon depuis le premier jusqu’aux combles. La plupart de ces pièces avaient été converties en ateliers par de jeunes artistes. On ne peut se figurer le nombre de gens devenus célèbres qui les ont habitées successivement.

Cette maison était située place Saint-Germain-des-Prés, rue Childebert, nº 9, d’où lui était venu le nom dédaigneux de la Childebert.

Grâce à sa proximité de l’Institut, de l’école des Beaux-Arts, du musée du Louvre et de celui du Luxembourg, grâce surtout à la modicité du prix de ses loyers, dès le temps de David, alors que l’illustre conventionnel régnait en despote sur les arts, la Childebert était devenue le quartier général des novateurs. Les élèves de Lethière notamment s’y étaient réfugiés et y formaient déjà une colonie révolutionnaire. Et l’art d’alors était divisé en deux camps: l’école de David et celle de Lethière.

Lethière était mulâtre de la Guadeloupe; il était fort mauvaise tête, très brave, très peu endurant. Après une querelle qu’il eut au Café Militaire de la rue Saint-Honoré, et dans laquelle il eut le malheur de tuer et de blesser très grièvement plusieurs officiers, il dut quitter Paris, et, grâce à la protection du prince Lucien Bonaparte, il fut nommé directeur de l’école de peinture à Rome; son atelier, où il se faisait autant d’assauts d’armes que de peinture, fut fermé, et ses élèves furent envoyés, par ordre, dans tous les autres ateliers.

En perdant l’atelier de Lethière, les habitants de la Childebert perdirent les plus spirituels et les plus turbulents de leurs alliés. Mais ils se recrutèrent bientôt de troupes fraîches: nous voulons parler des paysagistes qui osaient renoncer au paysage historique, copier tout bonnement la nature, abandonner, par exemple, la fabrique romaine, au fond, à gauche, l’olivier sacramentel et le ciel d’Italie beurre frais, pour les remplacer par les arbres du bois d’Aulnay et le ciel brumeux des environs de Paris. Leurs tentatives soulevèrent naturellement un haro universel. Voici comment les traitait la critique du temps: «Ces jeunes gens ont entrepris une croisade contre le beau, ils foulent aux pieds tout ce que nous autres vieillards, qui n’avons pas de goût (douce ironie), nous avons respecté. Ils se mettent sur le bord d’une mare, avec un moulin en perspective et Charenton dans le fond, et ils étudient!...» Mais qu’attendre de gens «qui peignent la pipe et le cigare à la bouche, et qui ne vous abordent sur leur place des Petits-Augustins que puant le tabac, empestant l’eau-de-vie, ainsi que les pandours ivres? O Poussin! ô Claude Lorrain! que diraient vos grandes ombres? etc., etc.» Cet anathème était signé de M. de Jouy, l’auteur des Hermites, membre de l’Académie française et défenseur des saines doctrines.

La Childebert était alors occupée par Boilly, qui a laissé tant de charmantes compositions; Menjaud, auteur de l’Avare puni; Pierre Audoin, graveur; Gassiès, élève de David, qui avait abandonné l’histoire pour peindre des intérieurs: le musée du Louvre possède l’intérieur de l’église de Saint-Prix peint par lui; Pagnest, auteur du portrait de M. Nanteuil qu’on admire au musée français; Clodion (le jeune), le sculpteur érotique, qui aujourd’hui est regardé comme un des plus agréables talents de l’école moderne; les amateurs le mettent tout à côté de Prud’hon[I]; Cochereau, autre peintre d’intérieur, autre renégat de l’école de David, et enfin Debucourt, qui a laissé de charmantes caricatures dans le genre de Carle Vernet, et qui a perfectionné la gravure en faisant imprimer des planches à deux ou trois tons, imitant l’aquarelle, et qu’on touchait après. Cette découverte importante comme art et comme industrie a enrichi bien des éditeurs et bien des fabricants, et Christophe Leblond est mort à l’hôpital en 1741. C’est toujours la même histoire. On a fait honneur aux Anglais de toutes ces inventions qui appartiennent à des Français; seulement nos voisins s’en sont emparés et les ont perfectionnées.

Cependant l’Empire avait fait place à la Restauration, et toutes les imaginations demandaient aux lettres, à la philosophie et aux arts, l’aliment que la guerre ne leur offrait plus. Les coloristes et les fantaisistes s’étaient organisés dans le tohu-bohu des innovations qu’on tentait dans tous les genres. Ils avaient inventé une sorte de moyen âge abricot, avec des crevés et des manches à gigots, inspiré par la Gaule poétique de M. de Marchangy, les romans de M. d’Arlincourt et toute la littérature boursouflée et royaliste du temps: car, par haine des Grecs et des Romains de l’Empire, ceux-là s’étaient faits royalistes. Leur invention n’était qu’une réminiscence; elle avait déjà vu le jour lorsque, «partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois à la Vierge Marie consacrait tant d’exploits». M. Revoil, peintre de l’école de Lyon, avait exécuté les plus beaux modèles du genre. Le musée du Luxembourg possédait encore, il y a tout au plus un an, deux très remarquables échantillons de ce faire: c’étaient la Convalescence de Bayard et un autre trait de la vie du chevalier sans peur et sans reproche. Nous ne savons ce qu’ils sont devenus, mais nous les regretterions beaucoup si on les avait relégués dans quelque grenier, car ils représentent parfaitement le temps où les preux, les destriers, les troubadours, étaient devenus à la mode; le temps des épées courtes avec un trèfle à la pointe et une petite croix en cuivre à la poignée; le temps des justaucorps de satin, des écharpes à la couleur des dames et des lyres en bandoulière; le temps où l’on mourait si galamment pour sa dame, son roi et son Dieu, le tout sur un air de Blangini ou de Romagnesi.

Heureusement Géricault, qui, dans sa jeunesse, avait beaucoup fréquenté la Childebert, vint faire diversion à toute cette mascarade en ramenant l’art à des données possibles. Ses trois tableaux, le Chasseur, le Cuirassier, le Naufrage de la Méduse, furent une véritable révolution. Bientôt après parut M. Eugène Delacroix, et la peinture fut sauvée.

M. Paul Delaroche et tous ceux qui firent la première campagne du romantisme habitaient la Childebert. Ils riaient des partisans du genre chevalier-troubadour-abricot, comme ceux-ci avaient ri des Grecs et des Romains. Toutes leurs charges étaient faites contre les Almanzors et les amants d’Élodie. Pour eux, les plus farouches novateurs du règne impérial étaient devenus des perruques, des rococos, des céladons. Ainsi vont les écoles, et ils devaient bientôt se voir surpasser eux-mêmes dans leurs hardiesses les plus téméraires.

C’était le temps des Hellènes; on ne parlait plus que de Grecs, on ne peignait plus que des Grecs; les expositions n’étaient pleines que de massacres de Grecs et de tueries de Turcs. Tous les poètes avaient fait rimer Hellènes avec Athènes au pluriel; tout le monde voulait, à l’exemple de Byron, aller mourir dans quelque Missolonghi; mais on n’avait garde de partir. M. de Lamartine avait fait paraître ses Méditations, et M. Victor Hugo préparait ses Orientales. Talma était mort. On bâillait à se décrocher la mâchoire aux tragédies; on riait aux mélodrames de Pixérécourt et de Victor Ducange. C’était partout une inquiétude extrême; chacun voulait faire du neuf à tout prix. Les écoles étaient abandonnées, les traditions perdues. Bref, tout faisait présager une grande révolution dans les arts. Enfin M. Defauconpret donna les premières traductions de Walter Scott. Que de folies n’a-t-il pas engendrées à son tour! Mais du moins il nous délivra des Hellènes.

La seconde campagne du romantisme commença: ce fut celle des pourpoints, des justaucorps, des hauts-de-chausses mi-partis, ce que dans le langage de l’époque on nomma la couleur locale. MM. Scheffer, Saint-Evre, Durupt, Auvray, furent les porte-drapeaux de la nouvelle croisade, et les frères Johannot, Tony et Alfred, et les deux Dévéria, Alfred et Eugène, en furent les trompettes. On jura haine à tous les devanciers.

La Childebert devint naturellement le quartier général des agresseurs. Les exaltés s’y réunissaient une ou deux fois par semaine; on s’y donnait le mot d’ordre, on y prenait solennellement l’engagement d’échigner tel ou tel individu, on y dressait les listes de proscription.

On dédaigna tout ce qui s’était passé depuis le règne de Louis XIII. Il n’y avait de bonne littérature que celle qui n’avait pas été souillée par les règles d’Aristote et de Boileau. A la très grande rigueur, on admettait encore Théophile de Viau, et peut-être Molière et Corneille; mais Racine, Boileau, Voltaire et tous les poètes du XVIIᵉ et du XVIIIᵉ siècle étaient traités de rococos et de perruques. On n’y parlait plus le français des encyclopédistes et de ceux qui ont régularisé notre langue. On s’était fait une espèce de jargon imitant, autant que l’érudition des interlocuteurs le permettait, le vieil langaige de messires Rabelais, Froissart et Monstrelet. On ne disait plus le peuple, mais le populaire; beaucoup, mais moult; monsieur, mais messire ou monseigneur. Le fond de toute cette linguistique se trouvait dans quelques jurons plus ou moins bien appropriés aux personnalités. Ainsi on entendait souvent le fils du portier, qu’une vocation plus ou moins réelle avait jeté dans un atelier, jurer par sa foi de gentilhomme. Un autre qui, de sa vie, n’avait jamais porté que des gilets de drap, et dont les innocentes mains n’avaient jamais manié, en fait d’acier, que les couteaux de fer de la gargote de Mᵐᵉ veuve Chamfort, s’écriait dans ses moments d’enthousiasme: Par mon armure de Milan! Les Tête et sang! les Malédiction! étaient d’un usage quotidien. Nous nous souvenons d’avoir entendu un de nos parents les plus proches, chez un restaurateur où le garçon ne le servait pas assez promptement, s’écrier: Par ma lance de Mathew Dunster, tavernier du diable! Un jour, un de ces messieurs étant tombé dans la rue, la tête porta sur le trottoir, et il se fit une horrible blessure au-dessus de l’œil. Malgré la douleur et le sang qui l’inondait, il ne dit que ces mots: «Ah! Messeigneurs, je me suis crevé l’œil.»

C’est aujourd’hui un homme grave.

Voici comment se passaient les séances du cénacle. Un poète se levait, déployait son manuscrit et commençait:

J’aime les nuits brumeuses
Et le temps lourd des soirs.
J’aime...

Une voix. Dis donc, Phœbus, passe-moi le tabac.

Autre voix. Par les griffes de Satan, laissez lire le ménestrel!

Première voix. Je me tais; mais est-ce un lai, un virelai, ou quelque ballade bien sombre, dont nous serons ragoûtés?

Le poète, recommençant. C’est une ballade.

J’aime les nuits brumeuses
Et le temps lourd des soirs.

Une autre voix. Ah! tête et sang! il n’y a plus d’eau-de-vie!

Le poète furieux repliait son manuscrit, traitait ses amis de cagots, de francs-mitoux ou de truands, et il remettait son œuvre en poche, en disant que tous ces gens-là étaient indignes «de brouter les verselets purpurins qu’une douce imaginative formait en son cerveau». Puis on se cotisait pour faire venir du tabac et des petits verres.

La couleur locale consistait surtout à faire dire au personnage le nom de toutes les fabriques d’où sortaient les objets dont il parlait et à faire connaître de quelle matière étaient faits ces objets. On disait: ma bonne dague d’acier, mon pourpoint de brocart, mon justaucorps de Venise, absolument comme si aujourd’hui on faisait dire à un acteur: «Donnez-moi mes bottes de cuir, ma canne de bois, mon habit de drap, ma redingote de Sedan, mes gants de Paris, ma cravate de Lyon et ma chemise de Hollande.» Quant au style coloré, c’était à peu de chose près le même procédé. Ainsi, on disait sans rire: «Son haut-de-chausses, mi-parti jaune et rouge, disparaissait sous des bottes de cuir de Flandre de couleur grise, et, en frappant les dalles sonores de la grand’salle de vieux chêne, ses éperons d’argent résonnaient à chaque pas.»

Cela avait un succès immense; c’était d’un haut goût littéraire.

Ces jeunes gens, les membres du cénacle de la Childebert, poussaient l’amour du moyen âge si loin que, pour se donner un air encore plus gothique, ils falsifiaient leurs extraits de baptême, ils torturaient leurs noms de famille. Les Jean devenaient Jehan, les Pierre Petrus, les Louis Loys. On tournait et on retournait tellement son nom qu’on parvenait toujours à y introduire un h ou un k, car les c n’existaient plus. Ceux que le hasard avait traités par trop bourgeoisement sur leurs actes de l’état civil n’hésitaient pas à abandonner leur nom de famille et en adoptaient un bien ronflant, datant au plus tard du XIVᵉ siècle. Par notre foi de gentilhomme! ils riraient bien si, aujourd’hui qu’ils sont tous devenus des gens sérieux, on leur présentait certaines pages qu’ils ont écrites alors sous leurs noms goths, huns ou visigoths.

Les costumes subirent cette même influence. Qui ne se souvient d’avoir vu alors dans les rues de Paris des jeunes gens vêtus de pourpoints et coiffés de toquets de velours? Qui ne se souvient de tous les vêtements bizarres qui précédèrent la révolution de Juillet? Après le succès d’Henri III, d’Alexandre Dumas, on porta des barbes à la Saint-Mégrin et des chapeaux à la Bussy-Leclerc. Chaque pièce en vogue, chaque livre nouveau, amenaient de la sorte une extravagance nouvelle. Walter Scott avait mis l’Écosse à la mode; lord Byron nous avait valu l’invasion des Grecs; Victor Hugo fit des Turcs en publiant les Orientales. On avait porté les cheveux longs d’une aune, tombant droits et raides jusque sur l’épaule, à la roi Jean, à la Charles VI, à la Louis XII. Un beau matin on vit apparaître des exaltés avec la tête presque rasée, à la façon des Têtes rondes. On se donnait l’air pirate, on marchait à la forban. L’Espagne eut son tour; on ne rêva que señoras, sérénades, balcons et fenêtres grillées; on se déguisa en personnages de Zurbaran et de Velasquez.

Or, pendant ce temps, il y avait à la Childebert, au milieu de toute cette cohue, un artiste modeste, homme d’esprit et de raison, nommé Bouginier, qui ne partageait nullement toutes ces billevesées. Il ne se passionnait pas chaque matin pour une nouvelle idole, il se contentait de travailler à sa guise et d’étudier consciencieusement son art. De temps en temps, il se permettait même quelques mots assez piquants à l’adresse des sires et seigneurs. C’était là un crime qu’on ne pouvait lui pardonner. Bouginier fut mis au ban, on le honnit, on lui fit toutes les charges imaginables, et, comme la nature l’avait doué d’autant de nez que d’esprit, de talent et de bon sens, M. Fourreau[J] s’avisa un jour de faire sa caricature. Elle eut un succès immense. Dantan jeune la reproduisit en terre avec cette verve ingénieuse dont il a depuis donné tant de preuves: il la spiritualisa pour ainsi dire; et, dès ce moment, M. Bouginier devint populaire. La charge en sculpture, qui avait été oubliée, reparaissait rajeunie, fraîche, accorte et pleine de grâce. Elle devait, entre les mains de son rénovateur, prendre un essor qu’elle n’avait jamais eu.

En moins de quinze jours, tous les murs de Paris eurent leur Bouginier; les romantiques de la Childebert commencèrent cette scie par vengeance, les gamins de Paris la continuèrent par désœuvrement. Paris ne possédait pas un seul pan de muraille qui n’eût son Bouginier. Il fallait en doter la province. C’était au commencement de l’été. La plupart des artistes entreprenaient leurs pèlerinages. On promettait de se rejoindre, mais où? mais comment?

«Ma foi, dit un des premiers partants à ceux qui devaient partir plus tard, nous sortirons par la barrière d’Italie. Regardez les murailles le long de la route: vous y trouverez votre itinéraire.»

Ils partirent en effet, et, quinze jours après, une seconde caravane se mit en marche. Quel chemin prendre? La première chose qu’ils aperçurent sur la muraille, à côté de la barrière, ce fut un superbe Bouginier avec un doigt indiquant la route de Fontainebleau. Ils suivirent ces indications, qu’ils trouvèrent tout le long de la route, et qui les conduisirent à Lyon, à Avignon et à Marseille. Arrivés là, ils avaient la mer devant eux. On avait sans doute tracé la charge indicatrice sur les eaux du port, mais le flot avait tout effacé. Comment faire? Or, voici qu’en passant dans la Cannebière, un des voyageurs retrouve tout à coup le fil d’Ariane. M. Bouginier était là, frappant de ressemblance et le doigt appuyé complaisamment sur le mot «Malte», écrit sur l’enseigne d’un bureau de départ. Il n’en fallait pas davantage. On prit passage sur le premier navire en partance pour l’ancien séjour des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. On trouva là, sur les murs de la Douane, le même signe conducteur et le doigt indiquant Alexandrie. On le retrouva en Égypte sur les pyramides. Enfin, après trois mois, les deux bandes se réunirent dans les ruines de Thèbes, au moment même où l’avant-garde était en train d’y tracer le nez et la main convenus et d’écrire: «Suez.»

Le dénouement de cette charge se voit encore à Paris, place du Caire, où M. Berthier, architecte, ayant été chargé de faire une façade au passage, bâtit une maison égyptienne de l’ordre d’architecture de Karnac, et perpétua cette plaisanterie en plaçant à la frise, au milieu de divinités égyptiennes, le plus beau et peut-être le seul Bouginier qui survive dans les rues de la capitale. Quant à la petite charge en plâtre de M. Dantan, elle se trouve dans toutes les collections d’amateurs.

La révolution de Juillet arriva au milieu des grandes disputes des classiques et des romantiques. Elle vint faire diversion à cette nouvelle querelle des anciens et des modernes. Les habitants de la Childebert se divisèrent en Bousingots et en Jeune-France.

Les premiers adoptèrent l’habit de conventionnel, le gilet à la Marat et les cheveux à la Robespierre; ils s’armèrent de gourdins énormes, se coiffèrent de chapeaux de cuir bouilli ou de feutres rouges, et portèrent l’œillet rouge à la boutonnière.

Les seconds conservèrent leurs pourpoints, leurs barbes fourchues, leurs cheveux buissonneux.

Les Bousingots et les Jeune-France n’avaient de commun que leur haine du bourgeois, qu’ils appelèrent génériquement épicier. La société ne se divisa plus, à leurs yeux, qu’en bourgeois et en artistes, les épiciers et les hommes. L’antagonisme était flagrant, et Bousingots et Jeune-France passèrent le jour à inventer des épithètes désagréables à l’adresse de leurs communs adversaires, et la nuit à imaginer des tours qui troublassent leur sommeil.

Cette métamorphose ne devait pas être la dernière, et Jeune-France et Bousingots procédèrent bientôt à leur vingtième incarnation.

Les uns, les Jeune-France, se transformèrent en blasés, en rêveurs, en poitrinaires; ils éprouvèrent tous du vague à l’âme, des tristesses sombres; ils étaient marqués du sceau de la fatalité. On ne peut se figurer toutes les tortures qu’ils s’infligèrent pour se donner l’œil sombre et le teint pâle. Il y en eut même qui ne reculèrent pas devant le moyen ordinaire des jeunes filles qui désirent conserver l’élégance de leur taille: ils firent d’effroyables consommations de vinaigre et de cornichons. Enfin la plupart se convertirent au néo-catholicisme, avec Gustave Drouineau et M. Roux-Lavergne. Comme il leur fallait toujours imiter une époque quelconque de notre histoire, ils se firent jansénistes, illuminés, quiétistes, et traitèrent les Pères de l’Église comme ils avaient fait précédemment de Voltaire et de Racine. Seulement le jargon mystique avait remplacé le jargon du moyen âge; ils étaient plus ridicules, et voilà tout le progrès.

Quant aux autres, ils avaient bien adopté aussi l’air intéressant, le visage pâle et les yeux sombres, surtout après les grands succès d’Antony et d’Angèle; ils n’avaient aucune répugnance à porter un poignard à tête de mort dans leur poche, des habits de couleur sombre, une face de déshérité et des cheveux de maudit. Mais il ne leur convenait pas de se munir d’un cilice et d’aller s’agenouiller des heures entières sur la dalle froide des nefs gothiques. Les Bousingots, à peu près dégrisés de leurs théories littéraires et artistiques, tout en conservant les cheveux longs à la Buridan, ou coupés court à la malcontent, tournèrent leur encensoir du côté de la beauté, de la jeunesse, du vin et de la bière. Ils se firent viveurs, matérialistes, et, pour caractériser cette vingt et unième incarnation, prirent le noble nom de Badouillards.

Avec chaque incarnation, le style changeait, l’esprit s’identifiait avec la situation. Les Badouillards furent les premiers à brûler ce qu’ils avaient adoré: ils devinrent les ennemis irréconciliables du moyen âge et de son jargon. Ils trouvèrent les côtés ridicules de la mode d’hier. Tout devint de Tolède, même le beefsteak aux pommes de terre. Il n’était pas rare d’entendre un jeune homme dire au garçon qui le servait chez le restaurateur: «Donnez-moi du fromage de Brie, mais du Brie de Tolède.» Les mots bon, excellent, exquis, beaucoup, etc., étaient remplacés dans ce nouveau lexique par ces deux seuls mots: de Tolède.

Quant au reste de la langue, on se bornait à retrancher la dernière consonnance pour y substituer la syllabe mar. On disait épicemar pour épicier, boulangemar pour boulanger, cafemar pour café. Ainsi de suite. C’était de l’esprit dans ce temps-là. Il est vrai que nos pères ont tous ri à se tordre en mettant le mot turlurette à la fin de chaque couplet de chanson, et nous-mêmes nous sommes longtemps amusés de ce refrain si connu La rifla, fla, fla, etc. Que signifiait mar? Que voulait dire turlurette? Absolument la même chose que La rifla, fla, fla. Personne n’a jamais pu le savoir.

Quant aux mœurs des Badouillards, elles différaient de celles des Jeune-France. Pour être bon Badouillard, il fallait passer trois ou quatre nuits au bal, déjeuner toute la journée et courir en costume de masque dans tous les cafés du quartier Latin jusqu’à minuit, heure où s’ouvraient les bals des Variétés, du Palais-Royal et de Musard. On appelait cela du bonheur à grand orchestre. Cela dura jusqu’en 1838, époque où l’école fantaisiste absorba Jeune-France et Badouillards. La haine seule du bourgeois survécut à cette dernière transformation. La Childebert continua à faire une rude guerre à l’épicier dans tous les genres. MM. Drolling, peintre, et Labrousse, architecte, y avaient établi leurs ateliers d’élèves, c’est-à-dire leurs camps. Que de fois, par exemple, les habitants du quartier, réveillés au milieu de la nuit par des bruits inconnus chez tous les peuples civilisés, regardaient aux fenêtres de l’infernale maison et se disaient avec une piteuse résignation: «Allons, nous ne dormirons pas cette nuit: il y a fête à la Childebert!»

La Childebert était alors éclairée a giorno, depuis le premier jusqu’au belvédère, et l’on voyait passer devant les fenêtres des fantômes d’hommes et de femmes, dans des costumes étranges, indescriptibles, le tout criant, hurlant, gesticulant et gambadant.

C’est pendant une de ces fêtes qu’un paysagiste aujourd’hui célèbre, ayant frappé à la porte d’un de ses amis et ne recevant pas de réponse, n’imagina rien de mieux, pour vaincre cet obstacle, que d’y mettre le feu à l’aide d’un tas de copeaux. Ce commencement d’incendie fut regardé à la Childebert comme une des meilleures plaisanteries dont elle eût été le théâtre.

Les habitants du lieu ne se contentaient pas de troubler leurs voisins pendant la nuit; ils inventaient encore mille moyens de les effrayer pendant la journée. Ainsi, un jour les élèves de M. Drolling s’emparèrent d’un énorme dogue blanc, la terreur du quartier, le peignirent en léopard, lui attachèrent une casserole à la queue et le lâchèrent sur la place. L’animal, effrayé, prit sa course à travers les rues du faubourg Saint-Germain; les passants se sauvèrent en jetant des cris, les boutiques se fermèrent, et pendant une heure ce fut une panique indicible dans tout l’arrondissement.

Une autre fois, au moment de la grand’messe, les fidèles qui se rendaient à l’église Saint-Germain-des-Prés trouvèrent la place envahie par une troupe de Bédouins, fumant de longues pipes orientales. C’étaient les hôtes de la Childebert, enveloppés dans leurs couvertures, qui venaient se chauffer au soleil, sur le trottoir opposé à l’église, au grand ébahissement des paroissiennes.

L’extérieur de la Childebert ressemblait à une immense cage à poulets, mais l’intérieur était plus horrible encore. L’escalier s’effondrait, les carreaux étaient disloqués, les murailles crasseuses et humides. L’été, il fallait être à l’épreuve de la peste pour l’habiter.

A chaque étage, on rencontrait des modèles des deux sexes en costumes de Faunes, d’Hamadryades, d’Adam et d’Ève, se rendant d’un atelier à l’autre.

Le séjour en était impossible à tout ce qui n’était pas artiste. Il fallait une prudence extrême aux bourgeois qui y venaient faire tirer leurs portraits pour en sortir sans avoir subi quelque mauvaise charge. Une des plus communes était celle-ci, lorsque posait tranquillement une épicière:

«N’est-ce pas ici qu’on a besoin d’un saint Jérôme?» s’écriait un modèle nu en ouvrant brusquement la porte.

De mémoire d’homme, Mᵐᵉ Legendre, la propriétaire, qui avait acheté la maison en 1795 pour une liasse d’assignats équivalant à la somme de vingt-cinq francs de notre monnaie actuelle, n’avait fait la moindre réparation à sa propriété. Elle laissait tout aller de mal en pis en disant:

«Après moi, on fera ce qu’on voudra; c’est toujours assez bon pour des gens qu’on a tant de difficultés à faire payer.»

Aussi la maison faisait-elle eau de toutes parts, et, si l’édilité parisienne n’en avait pas fait acquisition, elle eût fini par être dévorée par les punaises. Une nuit, M. Signol avait fini par abandonner son lit à leur voracité, se contentant d’un simple matelas jeté au milieu de la chambre. Elles le suivirent courageusement. Le lendemain, M. Signol acheta de la mélasse et en barbouilla le carreau tout autour de son matelas. Mais voyez l’astuce des punaises! elles grimpèrent au plafond, se posèrent juste au-dessus de leur victime et se laissèrent tomber sur elle. M. Signol se déclara vaincu.

Malgré l’horreur de Mᵐᵉ Legendre pour les réparations, il y eut cependant un homme qui sut la forcer à faire remettre dix ardoises sur le toit de sa maison. Cet homme est Émile Lapierre, l’élégant paysagiste. Mais, pour arriver à cela, il lui fallut faire des prodiges d’imagination; il lui fallut une volonté à dessécher le Zuyderzée. Lapierre était un des bons locataires de la Childebert: il payait son terme. Une nuit, toutes les cataractes du ciel s’épanchèrent sur les toits de Paris. Les jeunes toits résistèrent, les vieux furent transpercés. En se réveillant, Lapierre fut tout étonné de se trouver couché au milieu d’une mare. Il cria. La portière monta.

«Eh! que faites-vous donc, Monsieur?

—Vous le voyez bien, je me noie; allez me chercher un bateau.

—Monsieur, il n’y en a pas dans le quartier.

—Eh bien, dites à la propriétaire de venir voir le bassin qu’elle me loue à la place de la chambre que je lui paye, moi.

—C’est vrai, Monsieur: vous êtes peut-être notre seul locataire exact au terme; mais vous savez bien que ce n’est pas la peine, madame ne se dérangera pas.

—Ah! Madame ne se dérangera pas! Je sais alors ce qui me reste à faire.»

Le lendemain Lapierre avait descellé trois carreaux du sol; il avait pratiqué un grand trou; il faisait monter chez lui tous les porteurs d’eau de la fontaine d’Erfurt et leur ordonnait de vider leurs seaux sur le parquet.

Les Auvergnats n’y pouvaient rien comprendre; ils ouvraient de grands yeux et essayaient en vain d’emplir ce nouveau tonneau des Danaïdes; mais, comme on les paya très bien, ils offrirent de revenir à la charge. Lapierre refusa. Mais le tour du voisin de l’étage inférieur était venu de croire à un renouvellement du déluge universel; il pleuvait chez Aimé Millet, le sculpteur; il poussa des cris d’aigle. La portière remonta.

«Madame, jetez-moi la perche; appelez les maîtres nageurs!

—Tiens! tiens! tiens! fit la portière, c’est encore pire que chez M. Lapierre.

—Ce que vous dites là est peut-être neuf, mais ce n’est pas consolant.»

Cependant on monta chez Lapierre pour vérifier le fait; on y trouva les porteurs d’eau exerçant consciencieusement leurs fonctions de Danaïdes.

«Que faites-vous là, Monsieur Lapierre? demanda la portière.

—Il fait chaud; c’est très agréable de prendre un bain froid à domicile; je n’ai pas voulu être le seul à me procurer ce plaisir dans la maison; j’y fais participer les amis.»

Et voilà comment Lapierre fit remettre dix ardoises au toit de la Childebert par Mᵐᵉ Legendre, propriétaire.

Aujourd’hui, la Childebert a vécu: elle est remplacée par une rue[K]. Les maçons, en la démolissant, ont trouvé dans les cheminées des choses étranges, qu’ils n’avaient jamais vues nulle part. Après un long examen, les savants s’aperçurent que ces choses, qui n’appartenaient à aucun règne connu, étaient simplement des torchis de pinceaux et des raclures de palettes amoncelées; ces détritus avaient formé un corps plus dur que le marbre.

Nous citerons encore, parmi les hôtes aujourd’hui illustres de l’ancienne Childebert, les frères Leprince, peintres de genre; Louis Boulanger, auteur de Mazeppa; MM. Schopin et Signol, élèves de Rome; M. Garnier, graveur, auteur du Moïse et des Aveugles de Géricault; Dulong, peintre d’un grand talent; Bouchot, mort si jeune, après avoir laissé un chef-d’œuvre, les Funérailles de Marceau; enfin Français, Baron, Nanteuil (Célestin), Aimé Millet, le charmant sculpteur; Marcel Verdier; Auvray, peintre de mérite, mort à trente-deux ans; Gabriel Montaland, un des meilleurs ornemanistes de notre époque; mais nous nous arrêtons: la nomenclature serait trop longue.

La Childebert devait occuper le monde, même après sa disparition. Les ouvriers, en abattant ses murs, trouvèrent sous une épaisse couche de plâtre, au fond d’une armoire, une médaille très effacée par la rouille. MM. Adrien de Longpérier et de Saulcy furent chargés de la déchiffrer. Ils émirent chacun une opinion. Deux numismates en ont toujours chacun une. On appela M. Duchalais; il se trouva d’une troisième opinion. Enfin M. Langlois, le plus jeune de tous les collecteurs de vieux sous, lut ce qui suit:

LÉGISLATEURS
SOUVENEZ-VOUS QUE CETE (sic)
MÉDAILLE FUT FRAPPÉ (sic) AVEC LES
FERS DE LA BASTILLE
PAR LE
PATRIOTE PALOY
VAINQUEUR DE LA BASTILLE

Cette quatrième opinion paraît être la bonne jusqu’à présent; mais nul ne peut répondre de l’avenir: il peut pousser un nouveau numismate. On voit des choses si extraordinaires, même à Paris.

LES OISEAUX DE NUIT

LA HALLE DE PARIS A LA LUMIÈRE DU GAZ.

A partir de minuit, heure terrible ou charmante, si l’on en croit les poètes d’opéra-comique, heure des amants, des voleurs, des joueurs et des fruitiers, le vaste espace compris entre la pointe Saint-Eustache et la rue de la Ferronnerie, la halle, en un mot, s’anime et se remplit de mouvement, de tumulte et de vacarme: le sabbat de notre civilisation commence. C’est un contraste étrange, plein de terreurs et d’enseignements. Tout le Paris honnête sommeille. La halle veille seule. Les fenêtres, ces yeux des maisons, se sont éteintes peu à peu; le silence s’est emparé du reste de la ville. Mais pénétrez, si vous en avez l’audace, dans ce qu’on nomme le carreau des Innocents: tout change; c’est un pêle-mêle de maraîchers, de porteurs, de paysans, de revendeurs de fruits et de légumes, de forts de la halle, d’inspecteurs, de sergents de ville, de cuisiniers. Les jurons s’entre-choquent; les cris se répondent d’un bout à l’autre du marché; les hommes, les chevaux, les charrettes, se croisent, se heurtent, s’injurient.

Puis de tous les cabarets d’alentour partent des chansons grossières, des cliquetis de bouteilles brisées, des bruits de chocs de verres, des interpellations bizarres, des propos nauséabonds. Tous les timbres de la voix humaine, depuis les plus aigus jusqu’aux plus graves, se confondent pour former le tapage le plus assourdissant que jamais oreille humaine ait pu supporter.

Votre nerf olfactif n’est pas affecté moins désagréablement. Il y a là des émanations si multiples, des mélanges d’odeurs si hétérogènes, que vous tombez bientôt dans un état très voisin de l’apoplexie. Les fleurs aux suaves parfums gisent à côté de bottes d’oignons; les violettes se cachent sous des tas de choux; la rose s’épanouit parmi les carottes; les fruits enfin sont entassés pêle-mêle avec les plantes médicinales et sont arrosés quelquefois par la boue du même ruisseau.

Du reste, il faut avoir exploré les environs de cet immense bazar végétal pour se faire une idée de toutes les misères et de tous les vices qui dévorent et dégradent une partie de la population. Rassemblez toutes vos forces, assurez votre cœur contre le dégoût, et hasardez-vous, en observateur, en philosophe, chez les marchands de vin et surtout chez les liquoristes qui ont la permission d’ouvrir leurs bouges pendant toute la nuit. Chacun de ces cabarets a sa physionomie, sa réputation, ses excentrics, ses habitués, ses fidèles, qui ne vont guère autre part. Voici, par exemple, la lanterne triangulaire de Paul Niquet; nous lui devons la priorité: quand un homme a su se créer un nom, dans quelque industrie que ce soit, cet homme a nécessairement dépensé une plus grande somme d’intelligence et d’activité que ses confrères.

On pénètre dans cet établissement par une allée étroite, longue et humide. Le pavé est le même que celui de la rue: c’est du grès de Fontainebleau; mais il est tellement piétiné par les nombreux clients que la rue Saint-Denis et la rue Saint-Martin, aux jours des grands dégels, peuvent passer en comparaison pour d’agréables promenades. Les habitués déposent le long des murs leurs hottes et leurs fardeaux pour arriver jusqu’à la salle principale, nous devrions dire tout simplement hangar, car cette boutique n’est qu’une ancienne petite cour sur laquelle on a posé un vitrage. Elle est meublée de deux comptoirs en étain, où se débitent de l’eau-de-vie, du vin, des liqueurs, des fruits à l’eau-de-vie, et toute cette innombrable famille d’abrutissants que le peuple a nommés dans son énergique langage casse-poitrine. En face de ces comptoirs, contre le mur et fixé par des supports en fer, est un banc de chêne où se reposent les consommateurs. C’est là qu’ils font la sieste, c’est là qu’entre deux rondes de police ils essayent un peu de sommeil, au milieu des cris, des vociférations, des disputes de ceux qui se tiennent debout devant le comptoir. On vante le sommeil de Napoléon la veille d’Austerlitz et celui de Turenne sur l’affût d’un canon, je ne sais plus à quelle bataille; mais qu’est-ce que ces somnolences inquiètes, agitées, auprès du lourd et profond sommeil de ces parias, obligés, la plupart, de voler même le moment de repos qu’ils prennent à la dérobée: car il est défendu de dormir dans le cabaret de Paul Niquet; il faut consommer, se tenir debout et parler, ou bien la police, qui ne dort jamais, enlève les dormeurs et leur fournit un lit au poste de la halle aux draps.

Les comptoirs, lourds et massifs, sont chargés de brocs, de fioles et de bouteilles de toutes formes, portant des étiquettes bizarres: Parfait amour, Délices des dames, etc., ornées de petites gravures grotesquement coloriées, dont quelques-unes représentent Napoléon, les bras croisés sur la poitrine; celles-là renferment naturellement la Liqueur des braves. On y voit aussi un affreux buste, barbu et empanaché, que les érudits du lieu disent figurer le Béarnais. Le nom tout pastoral du mélange qu’il renferme est celui-ci: Petit-lait d’Henri IV. Du reste, pour dix centimes, on vous servira là un verre de liqueur de la Martinique, signée de Mᵐᵉ Anfoux ou de Mᵐᵉ Goodman, aussi bien qu’une goutte d’absinthe. L’étiquette seule changera. Le trois-six restera le même à peu de chose près.

Par un passage étroit, on arrive à une petite salle située derrière le comptoir: c’est le salon de conversation, un lieu d’asile ouvert seulement aux initiés, aux grands habitués, aux buveurs émérites, à ceux qui ont depuis bien des années laissé leur raison au fond d’un poisson de camphre.

Trois longues tables et des bancs de bois composent le mobilier; les murs sont blanchis à la chaux. L’architecture de ce bouge est bossue, tordue, renfrognée; on y voit des angles rentrants, des excavations et des proéminences sans motif. Tout cela a l’air d’une réunion de morceaux hybrides, étonnés de s’être rencontrés après quelque épouvantable cataclysme. Il devait se trouver des pièces ainsi faites au milieu des ruines de la Pointe-à-Pitre, après le tremblement de terre. Dès la porte, on est saisi à la gorge par une odeur fade, chaude, nauséabonde, imprégnée de miasmes humides, qui soulève le cœur; c’est une puanteur qui est particulière à cette société immonde; elle donne un formel démenti à la science, en prouvant que l’homme peut vivre sans respirer. Là on rencontre des parias de toute sorte: des chiffonniers et des chiffonnières, des poètes et des musiciens incompris, des ménétriers de barrière, des Paganini de ruisseau, des domestiques qui ne cherchent pas de place, des soldats en bordée, des grinches de la petite pègre; c’est un pandémonium bizarre, qui n’a pas encore eu les honneurs d’une fidèle monographie. Les uns dorment abrutis devant des verres d’eau-de-vie, abattus sur la table ou blottis dans des coins comme des animaux immondes; d’autres causent philosophiquement à voix basse. C’est triste et lugubre comme une veillée de mort. Les garçons passent comme des ombres au milieu de ces rangs serrés; ils portent des verres de forme hideuse, qui semblent des seaux de puits et scintillent de couleurs insolites; la forme en est menaçante; les coupes où les anciens buvaient la ciguë ne devaient pas être autrement faites; on voit qu’ils contiennent quelque chose de terrible: c’est un poison cent fois plus horrible au goût que tous ceux décrits par la toxicologie, que tous ceux inventés par les Borgia et les Exili du moyen âge. Il tue l’âme, il absorbe toutes les facultés; il est délétère, il brûle, il corrode le corps, il éteint la mémoire, il annule tous les sens. De l’homme le plus fort, le mieux organisé, il fait en quelques mois un squelette, un animal, une brute.

Car il existe à la halle toute une population d’êtres vraiment problématiques. Ce sont des gens qui ne dorment jamais, ou du moins qui ne se couchent jamais dans un lit. Leur vie est une longue suite d’aujourd’huis, ils n’ont de lendemain que le jour où, ramassés par quelque patrouille de sûreté, ils sont jetés dans un lit d’hôpital pour y mourir. Le bien-être, même celui de l’Assistance publique, les tue. La nuit, ils vivent du débris des festins des heureux de la terre, ils rongent les os comme des chiens, et se contentent des croûtes et des restes qu’on jette à la borne. Le jour, ils s’accroupissent dans l’angle de quelque cabaret, accoudés sur une table, l’œil morne, les joues hâves et pendantes, l’âme affaissée dans leur corps abruti, et ils dorment effrayants, les yeux ouverts.

A côté de tous ces gens en haillons, quel est ce vieillard si frais, si rose, si propret, qui semble un gras chanoine égaré dans ce séjour de damnés? C’est un poète bergerade, c’est un faiseur de bucoliques, c’est un rêveur de prairies et de fleurs, c’est un Dorat perdu dans ces égouts. Il se nomme Huard. Il était maçon, il est aujourd’hui garçon chez Sallé, l’heureux successeur de Paul Niquet. Le père Huard est né poète comme tant d’autres sont nés hommes d’État. Il fait des vers comme certains font des lois, sans trop savoir au juste ce que c’est. Il avoue naïvement n’avoir jamais étudié, mais avec le simple bon sens on arrive à tout. Deux fois Bicêtre lui a charitablement offert ses appartements gratuits, et Charenton lui a donné l’hospitalité, et cela parce qu’il a de l’intelligence et de l’esprit, parce qu’il se sent tourmenté par le démon de la poésie, parce que, bien avant tant d’autres, il avait osé jeter un regard sur les misères de l’espèce humaine. Huard était un précurseur, il prêchait dans le désert; on le prit pour un fou, on l’emprisonna, on le persécuta; il eut, comme tous les apôtres, les honneurs du martyre.

Rien de plus touchant que d’entendre raconter par ce brave homme l’entrevue qu’il eut avec un de nos meilleurs écrivains. «Ah! Monsieur, dit-il, en voilà un, un vrai, un de la bonne roche! Il a écouté mes vers sans rire, lui!»

Le père Huard n’a qu’un malheur, c’est de faire des poèmes didactiques, descriptifs, et bucoliques surtout. Il aime trop les vers, surtout les siens. Avouons pourtant qu’au milieu de ce fouillis d’odes, de chansons, d’élégies, de pastorales, d’églogues, il se trouve parfois des pensées neuves et hardies, enchâssées dans une belle forme. La conversation du père Huard est amusante, colorée, toute remplie d’images, et toujours enveloppée d’un certain mysticisme qui semble agrandir sa pensée et la rend pour ainsi dire visible. Nous lui demandâmes si parfois le doute n’était pas venu le saisir au milieu des fatigues de son pénible état, au milieu de tous ces êtres infimes, incapables de le comprendre. Il nous répondit avec une emphase assez voisine de l’amphigouri: «Ai-je douté quand je me suis assis pour la première fois à cette fête intellectuelle, au milieu des hasards de l’hiver et sous les nuages menaçants? Est-ce que je ne savais pas qu’au delà de ces sombres vapeurs brille l’astre immortel dont les rayons ne sont que voilés? Lorsque je suis entré ici pour vivre dans cette boue, est-ce que je ne savais pas que plus haut il y a des champs d’azur et de lumière, dont nos yeux sont destinés à contempler la splendeur? Que m’importe cette race désolée qui m’entoure, ces hommes dévastés, ces cerveaux sans idées? Je n’ignore pas qu’avec la génération future la vie reviendra s’épanouir et fleurir dans ces corps décharnés, que l’idée jaillira sous ces crânes épais, où fermente secrètement l’éternelle fécondité de la nature. Aussi je patiente, et j’espère.»

On comprendrait volontiers Charenton si l’on ne découvrait pas une âme noble et pleine de foi, d’espérance et de résignation, sous le fatras prétentieux de cet honnête homme. Tous les êtres dégradés qui étaient là l’écoutaient la bouche béante sans comprendre une seule de ses paroles. Après l’avoir entendu, nous sommes sorti moins désespérant de l’humanité, de ce bouge où tout le reste avait été pour nous horreur et dégoût.

Il nous fallait de l’air; nous étouffions dans cette atmosphère fétide; la tristesse de l’âme nous avait saisi; le bruit nous était nécessaire. La nuit s’avançait, et il nous restait encore bien des choses à voir: car les premières scènes qui s’étaient passées sur le carreau des halles n’avaient été que le prologue du grand marché, qui prend tout son développement à quatre heures du matin.

L’aspect de la place a changé; la population n’est plus la même. Voici venir les paysans; voici les costumes des habitants de la Picardie et de la Normandie; voici les femmes des environs de Paris avec leurs mouchoirs rouges enveloppant le bonnet blanc, avec leurs jupes bariolées, leurs manteaux de laine blanche, aux capuchons de velours noir; voici venir la limousine grise et jaune rayée de bleu des rouliers. La langue qu’on parle n’est qu’un patois composé de vingt autres patois, qui ne se parle qu’à la halle, dans les transactions de fruitières à maraîchers, ne se comprend nulle autre part et n’existe dans le monde que l’espace de quelques heures par nuit, de deux à quatre heures du matin, à Paris, au centre du monde civilisé. C’est un ancien idiome qui doit avoir quelques rapports avec celui dont se servent les riverains de la Méditerranée, et avec celui des trafiquants de l’Archipel des Antilles, jargons sans couleur, sans poésie, secs et pauvres, faits principalement pour le trafic de l’argent, dont ils ont le son métallique.

Après une nuit passée dans les cloaques dont nous avons parlé plus haut et au milieu de ces êtres immondes à qui l’ivresse arrache de temps en temps de sinistres confidences, on se sent heureux et soulagé de respirer cet air tout imprégné de senteurs balsamiques; on contemple avec admiration la vigoureuse santé de ces vaillantes filles des campagnes; on revient peu à peu aux sentiments humains. Le ciel semble plus beau, plus étoilé; l’aube vient blanchir les toits des maisons; la halle a l’air d’une foire de campagne; le commerce honnête, réel, a remplacé la Cour des Miracles.

Tout à coup de tous les cabarets voisins partent des cris d’oiseaux de proie, des hurlements de bêtes fauves; on entend encore dans les cabinets quelques lambeaux de chansons hideuses: ce sont les oiseaux de la nuit qui quittent leurs repaires, honteux de voir le soleil, et prennent leur volée çà et là. Ici, ce sont des figures patibulaires; là, de jeunes femmes pour qui, chose étonnante, ces nuits honteuses semblent n’avoir pas de fatigue, et qui ne laissent qu’à regret la ténébreuse orgie qu’elles recommenceront la nuit suivante. L’honnête ouvrier qui va à son travail les salue de quolibets en passant. Les hommes sont tout honteux de ces huées; ils ont comme une vague horreur de ce qu’ils ont fait. Mais les femmes, au contraire, semblent fières de leur abjection; elles bravent le mépris tête haute et renvoient quolibets pour quolibets. Le sens moral est complètement éteint chez elles. De tous les êtres de la création, la femme est toujours le pire quand elle n’est pas le meilleur.

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