Paris Anecdote: Avec une préface et des notes par Charles Monselet
LA VILLA DES CHIFFONNIERS
Là-bas, bien loin, au fond d’un faubourg impossible, plus loin que le Japon, plus inconnu que l’intérieur de l’Afrique, dans un quartier où personne n’a jamais passé, il existe quelque chose d’incroyable, d’incomparable, de curieux, d’affreux, de charmant, de désolant, d’admirable. On vous a parlé de carbets de Caraïbes, d’ajoupas de nègres marrons, de wigwams de sauvages, de tentes d’Arabes; rien ne ressemble à cela. C’est plus extraordinaire que tout ce qu’on peut dire. Les camps de Tartares doivent être des palais auprès. Et cependant cette chose, qui ferait frissonner un habitant de la rue Vivienne, est dans Paris, à deux pas du chemin de fer d’Orléans, à dix minutes du Jardin des Plantes, à la barrière des Deux-Moulins en un mot.
Cela a nom la cité Doré, non par antiphrase, mais parce que M. Doré, chimiste distingué, est propriétaire du terrain. Vu d’en haut, c’est une réunion de cabanes à lapins où logent des chrétiens. Vu de près, c’est douteux, mais après tout c’est consolant. C’est une ville dans une ville, c’est un peuple égaré au milieu d’un autre peuple. La cité ne ressemble pas plus à l’autre Paris que Canton ne ressemble à Copenhague. C’est la capitale de la misère se fourvoyant au milieu de la contrée du luxe; c’est la république de Saint-Marin au centre des États d’Italie; c’est le pays du bonheur, du rêve, du laisser-aller, posé par le hasard au cœur d’un empire despotique.
Laissez-moi vous dire ce que j’ai vu, ce qui m’a été dit, ce que j’ai observé. Attendez-vous à voir du laid, mais ne lâchez pas trop la bride à votre imagination: elle pourrait se figurer de l’horrible, quand ce n’est que triste; de la pastorale, quand ce n’est qu’un rayon de soleil; des larmes, des gémissements, des grincements de dents, quand il y a joie, bonheur et gaieté. Il ne sera question ni de voleurs, ni d’assassins, ni de tapis-francs. Tout cela se passera en famille, au sein de la pauvreté honnête et travailleuse, jamais au milieu du dénûment hideux. En un mot, nous allons vous conduire dans une colonie de propriétaires, les plus pauvres de tous les propriétaires du monde entier peut-être, et non parmi la race vivant au jour le jour, dans des garnis sans nom dans aucune langue.
Le château de Bellevue, qui a servi jadis de siège à la société connue, au temps de la Restauration et pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, sous le nom de Brasserie anglaise, est situé au carrefour formé par les cinq rues ou chemins qui arrivent à la barrière des Deux-Moulins. Une pareille entreprise, montée sur une grande échelle, devait occuper un grand espace et nécessiter de vastes constructions: aussi le propriétaire d’alors, le lord amiral C..., fut-il obligé, pour loger ses nombreux chevaux et ses cuves, de faire abattre presque tous les arbres qui ombrageaient un des plus beaux parcs de Paris: il avait douze cents mètres de superficie. Malgré tous ces sacrifices, l’entreprise périclita; château et parc furent vendus à la criée et achetés par M. Doré, le propriétaire actuel. Les constructions, telles qu’écuries, ateliers, furent démolies. Et ce parc, jadis si beau, si ombreux, si fleuri, devint une manière de marais qui n’était plus séparé du chemin de ronde de la ville que par une simple haie vive à laquelle les gamins du quartier faisaient en une heure autant de trouées qu’en réclamaient les besoins du jeu du berger ou de cache-cache. Le maraîcher, qui ne pouvait rien récolter sur son terrain, se fatigua bientôt de planter des salades et de petites raves pour les retrouver arrachées ou foulées aux pieds des enfants. Il abandonna cette terre ravagée, dont la surveillance était fort difficile, pour ne pas dire impossible, à cause des mœurs du voisinage, et le pauvre parc ne fut plus qu’un simple terrain vague.
En 1848, M. Doré eut l’idée de diviser sa propriété pour la louer par lots aux bourgeois de Paris, qui, comme on sait, ont une passion toute particulière pour le jardinage. Ils louent à cet effet de petits carrés de terre trois fois grands comme un mouchoir dans quelque faubourg éloigné, et tous les dimanches ils vont, accompagnés de leur famille, jouer à l’horticulteur dans leur jardinet. L’affiche Terrain à vendre ou à louer au mètre se pavanait au vent depuis quelques jours, quand M. Doré, qui s’attendait à y voir entrer pour le moins quelque Némorin de la rue Saint-Denis ou un Daphnis et une Chloé du quartier du Temple, vit apparaître un chiffonnier de la plus belle espèce, hotte au dos, crochet à la main. Sa surprise était grande, mais elle redoubla lorsque notre homme lui dit qu’il venait pour louer du terrain. Aux questions du propriétaire il répondit qu’il voulait se bâtir une maison de campagne pour lui et sa famille. Le bail fut passé pour dix mètres de terrain, à raison de cinquante centimes le mètre par an.
C’était un homme laborieux, intelligent, plein de courage. Dès l’aube du jour suivant, il était à l’ouvrage, entouré de sa nombreuse famille. Ils creusaient les fondations de leur villa champêtre, ils achetaient, à cinquante centimes le tombereau, des garnis de démolition, et quelques jours après ils se mettaient bravement à édifier. Mais, hélas! l’architecte improvisé n’était guère habile, les travaux marchaient lentement, et l’impatience était grande: on voulait prendre possession de la propriété, on avait déjà la fièvre qu’a tout homme qui acquiert une terre, fièvre qui ne se guérit que par l’usage de la propriété. Avant tout il faut que tout honnête acquéreur taille, rogne, remue sa terre, gâte son jardin, plante à tort et à travers pour qu’il croie à sa propriété. Notre famille de chiffonniers était atteinte de cette maladie. Ils voulaient demeurer chez eux. Mais à cela il y avait un grand empêchement: c’est qu’il n’y avait pas de maison. La belle saison verdoyait, l’air était chaud. Ma foi, tant pis! à la guerre comme à la guerre. On planta une manière de tente sur le terrain, et toute la famille se mit à habiter sous la tente en plein Paris, absolument comme si elle se fût trouvée dans les déserts de la Syrie ou dans les forêts de l’Amérique. Diogène, qui a dû être quelque peu chiffonnier dans Athènes, sa lanterne le prouve d’ailleurs suffisamment, avait bien habité dans un tonneau.
Au bout de trois mois, la maison était construite de fond en comble. Le toit était posé. Ce toit avait été fait avec de vieilles toiles goudronnées sur lesquelles on avait posé de la terre battue. Au printemps suivant, on planta des clématites, des capucines et des volubilis sur ce toit, de façon que, lorsque vint l’été, la famille semblait habiter dans un nid parfumé.
Cette merveille fut visitée par les confrères; chacun envia le bonheur du chiffonnier propriétaire qui, pour cinq francs de loyer par an et une dépense une fois faite de cent écus environ, se trouvait posséder en propre une charmante villa, en plein soleil, au grand air. Chacun voulut avoir aussi son coin: on se disputa le terrain; le parc de Bellevue fut bientôt converti en un vaste chantier. Une ville nouvelle s’y bâtissait. C’était à qui édifierait son palais le plus promptement. On se piquait d’amour-propre, on se stimulait, les baraques semblaient sortir de dessous terre comme par enchantement. Les rues, les places, étaient marquées. Il y avait cinq avenues, deux places, celle de la Cité et celle du Rond-Point, le carrefour Dumathrat, un passage, le passage Doré. Tout cela est en miniature comme toute la cité. En voyant ces petites maisons, ces petites places, ces petites rues, on se croirait volontiers dans une ville de Lilliputiens; on est tout étonné d’y rencontrer des hommes et des femmes de la taille ordinaire.
A la fin de l’été de 1849, tout allait pour le mieux; la plupart des maisons avaient des toits. Oh! ces toits, voilà bien le chef-d’œuvre du génie humain! On ne peut se figurer l’imagination qu’il a fallu déployer pour arriver à poser ce faîte si nécessaire: car les décombres, cela se vend dix sous le tombereau, c’est connu. Presque tout le monde sait très mal le métier de maçon, c’est-à-dire que tout homme peut, à la très grande rigueur, monter un mur de quelques mètres d’élévation; mais pour couvrir il faut employer des tuiles, des ardoises ou du zinc; toutes ces marchandises sont fort coûteuses, et tout le monde ne sait pas les manier. L’expérience de la terre et de la toile goudronnée faite par le premier habitant de l’endroit n’avait pas réussi. L’eau avait détrempé la terre; elle était devenue trop lourde, elle avait crevé la toile. Il fallait trouver quelque chose de nouveau et de moins coûteux. C’est alors qu’un chiffonnier eut une idée sublime!
A Paris tout se vend, excepté le vieux fer-blanc; il fallait donc employer le vieux fer-blanc, qui est très abondant, surtout depuis que presque toutes les caisses de marchandises exportées sont doublées avec des feuilles de ce métal. On se mit à ramasser ce que les autres dédaignaient, de façon qu’aujourd’hui la majeure partie des maisons de la cité sont recouvertes en fer-blanc. Dans les premiers temps, elles ont l’air d’être coiffées de casques d’argent. Mais quand, à la suite des pluies, la rouille s’y est mise, cela produit le plus déplorable effet; cela donne à ces pauvres demeures une apparence hideuse de niche à chien.
Là il y a comme partout, dans toute réunion d’hommes, un homme supérieur. Celui-ci a nom Cambronne, tout comme le brave général de la garde impériale. Il n’est ni propriétaire ni locataire de la cité: il s’y est implanté. Un de ses amis lui offrit l’hospitalité un soir; depuis ce temps, il y est resté. Il est tout, maçon, couvreur, charpentier, menuisier; il rend des services à tout le monde; il a su se rendre indispensable. Aussi on le choie, on le recherche, on s’empresse autour de lui. C’est l’artiste de l’endroit; il chante, il conte, il est gai buveur, joyeux compagnon, bon garçon, conseiller prudent; rien ne se décide sans lui. Il est tout à la fois juge de paix, avocat, notaire, avoué. Il égaye les plus tristes, et on l’aime à cause de sa bonté, de sa douceur et de toutes les qualités d’un cœur franc et généreux. Il apaise les querelles, réconcilie les ménages brouillés et donne à tous l’exemple de la bienveillance: car, dit-il, il n’est pas de ménage de dix personnes propriétaire d’un château à la cité Doré qui ne trouve plus pauvre qu’eux. C’est de lui qu’est l’invention des toitures en fer-blanc. Cambronne est réellement un homme remarquable; placé dans une autre sphère, nous ne doutons pas qu’il ne s’y fût distingué et qu’il ne fût parvenu à s’y faire remarquer. Au lieu de cela, les circonstances en ont fait un chiffonnier philosophe.
Tout allait pour le mieux, la petite république vivait en paix, quand il arriva un spéculateur. Hélas! où ne s’en trouve-t-il pas? Celui-ci était un limousinier (maçon qui dresse les murs). Il avait des avances: il loua un terrain pour y bâtir; puis, voyant l’empressement qu’on mettait à louer la cité, il acquit plusieurs lots, y construisit des maisons, et aujourd’hui qu’il a quarante francs de loyer par an, il se fait plus de cinquante francs par semaine à sous-louer ses bâtisses. Il fait payer vingt-cinq francs par semaine une maison et une avant-cour. Aussi est-il devenu réellement propriétaire: car il a acheté de M. Doré, à raison de vingt francs le mètre, tout l’espace qu’occupent ses bicoques. Cet homme est peut-être un homme heureux, de ceux qui réussissent toujours dans tout ce qu’ils entreprennent, de la famille de ces millionnaires comme nous en connaissons tous, qui sont arrivés à Paris avec un petit écu; il a comme tous ces gens-là l’activité et le vouloir; qu’y aurait-il d’étonnant de voir une grande fortune prenant pour point de départ la villa des chiffonniers?
Ainsi, en moins de quatre ans, voici tout un quartier qui s’est bâti, peuplé, régularisé, sans avoir coûté un seul sou à la ville de Paris; des gens qui habitaient des rues infectes, des logements où ils ne pouvaient ni bouger ni respirer, qui aujourd’hui sont propriétaires et ont presque tous des magasins ou des hangars pour déposer leur récolte de chiffons et d’os. Ils ont de l’air, une vue admirable, dans un quartier sain. Aussi avons-nous remarqué que presque tous les enfants de la cité sont superbes de force et de santé. Ils n’ont plus ces mines souffreteuses, ces corps rachitiques, des pauvres petits êtres de la Montagne-Sainte-Geneviève, par exemple. Ce bien-être n’a pas moins influé sur les parents. Ils sont meilleurs, ils s’entendent beaucoup mieux, et l’on ne voit jamais dans l’endroit ces scènes de sauvagerie, ni ces ivrognes traînant dans le ruisseau, que l’on rencontre si souvent dans d’autres parties de ce malheureux douzième arrondissement. Nous l’avons souvent dit: assainir, c’est moraliser, et les faits sont là pour prouver ce que nous avançons. Depuis l’origine de la cité, la garde n’y est jamais venue, il n’y a jamais eu de bataille, et M. Doré n’a jamais été obligé d’aller réclamer un des habitants ramassé ivre dans la rue. Ces braves gens se conduisent honnêtement, en bons pères de famille; jamais ville habitée par des rentiers n’a été plus paisible. Ce semblant de propriété leur a donné des habitudes d’ordre qu’ils étaient loin de posséder avant. Ainsi, jamais ils ne sont en retard pour les loyers, et celui qui refuserait de payer ou qui mettrait de la mauvaise volonté serait montré au doigt.
Et cependant, parmi quelques bons ouvriers qui gagnent facilement leur vie, combien de misères! On chercherait vainement le nom des états de la plupart de ces gens. Ces noms ne sont d’aucune langue, et, lorsqu’ils vous les ont dits, vous êtes encore à leur demander l’explication, et souvent, après cette explication, vous ne comprenez pas encore: il vous faut des détails précis. Par exemple, un homme qui vous dirait qu’il est brûleur de mottes, en seriez-vous bien plus avancé? Non. Eh bien! c’est l’état de Mᵐᵉ Favreau, ex-cantinière de la grande armée: elle carbonise des mottes pour fournir du feu aux chaufferettes des vieilles femmes de l’hospice de la Salpêtrière. Elle fait cet état d’un bout de l’année à l’autre, c’est-à-dire qu’elle vit dans une atmosphère insupportable, auprès de laquelle le climat du Sénégal doit être un printemps éternel. L’intérieur du four de cette malheureuse, car c’est beaucoup plus un four qu’une maison, est une des choses les plus navrantes que nous ayons jamais vues dans nos longues excursions dans le douzième arrondissement, et cependant Dieu sait ce qui nous a passé sous les yeux dans ce malheureux quartier!
Nous ne décrirons pas, c’est impossible; il faut voir pour croire. Mais ce que nous avons remarqué, ce que nous ne pouvons nous empêcher de dire, c’est l’immense résignation de tout ce peuple en guenilles; c’est cette philosophie latente que renferment toutes ces âmes fortement trempées; c’est cette fraternité pratique qu’exercent entre eux tous ces malheureux. Un seul fait nous servira d’exemple. En 1850, la femme d’un chiffonnier, un des plus pauvres de la cité, accoucha de trois jumeaux. Le phénomène fit du bruit, les journaux en parlèrent, la charité privée s’en émut, on envoya des layettes à la pauvre mère; mais elle n’en avait plus besoin: les habitants de la cité s’étaient cotisés, ils avaient fourni aux nouveau-nés tout ce qu’il leur fallait, et les autres mères nourrices s’étaient offertes généreusement pour les allaiter. L’administration de l’Assistance publique n’en envoya pas moins deux chèvres à la mère pour l’encourager à garder ses enfants. Ceux-ci sont morts. La mère était naturellement héritière de ses enfants. Aujourd’hui elle vend du lait de chèvre aux dames du quartier, ce qui a porté un certain bien-être dans ce pauvre ménage. Mais une chose touchante, c’est le récit qu’elle fait des soins que lui ont prodigués ses voisins, «qui, dit-elle, n’entraient jamais chez nous les mains vides».
Si nous avons parlé si longuement de la cité Doré, c’est que nous y trouvons non seulement une des curiosités les plus extraordinaires de ce Paris inconnu que nous avons essayé d’esquisser ici, mais encore une excellente institution, une idée qui peut devenir fructueuse. Ce simulacre de propriété, en attachant ces malheureux au sol, les garantit contre les mauvaises pensées et les mauvais conseils de la misère, tout en donnant aux classes élevées une sécurité qu’elles ne peuvent avoir avec l’agglomération de pauvres, de vagabonds et de mendiants, qui se fait dans les garnis de ces quartiers infects: car, nous sommes obligé de l’avouer, partout où nous avons eu occasion de l’observer, nous avons vu le laid engendrer le mal.
VOYAGE DE DÉCOUVERTE
DU BOULEVARD A LA COURTILLE
PAR LE FAUBOURG DU TEMPLE
I
Les idées ne meurent jamais, les créanciers non plus», a dit un comique du dernier siècle. Il aurait pu ajouter: «Les habitudes populaires ont le même privilège.» La Courtille n’existe plus, la Courtille est morte; Belleville vit, vive Belleville!
Les jours de fête, les dimanches et les lundis, les lundis surtout, on est étonné de voir la foule immense qui monte le faubourg du Temple pour courir vers la barrière. Et cependant Belleville a perdu les plus beaux fleurons de sa couronne. Le bois de Romainville avec ses parties d’âne, le parc Saint-Fargeau, si cher aux grisettes, les prés Saint-Gervais, ces délices des petits bourgeois, se sont convertis en rues, places et carrefours; les maisons y ont poussé à la place des verts gazons, des arbres séculaires et des lilas fleuris. L’île d’Amour, ce séjour enchanté où s’étaient noués tant de nœuds éphémères, par une singulière ironie, est devenue une mairie; on s’y marie pour de bon, et cela sans rire. Le Sauvage, ce bal qui fait époque dans le souvenir des Parisiens, est devenu une bonne, digne et honnête maison bourgeoise; le Grand-Vainqueur a disparu, et tant d’autres. A peine si Desnoyers et Favié daignent encore donner asile aux amateurs de la chorégraphie exagérée; les guinguettes, les cabarets chantants, ont subi le sort des bastringues et des bals champêtres. Aujourd’hui il n’y a guère plus d’arbres et de jardins dans la bonne ville de Belleville que dans la rue Saint-André-des-Arts. Les paysans de cette campagne sont des employés de ministère et des rentiers. La civilisation a agi ici comme dans l’Amérique du Nord; en avançant elle a chassé les sauvages devant elle. Il y avait jadis des cultivateurs qui plantaient quelques groseilliers et quelques cerisiers pour récolter des procès-verbaux faits aux Parisiens qui, le dimanche, s’aventuraient dans ces contrées; ils ont été porter leur industrie plus loin, au delà des fortifications. Le juge de paix de la commune n’a plus à juger les grisettes qui chipaient des fleurs, ni les gamins qui gobaient des raisins; de même que ses confrères des douze premiers arrondissements, il n’entend plus que les plaintes des créanciers acharnés et les doléances des débiteurs récalcitrants.
Et cependant Belleville est toujours cher aux Parisiens de l’empereur Julien. Ceux-là montent toujours gaiement à la barrière; s’ils ne rencontrent plus les lieux qui firent la joie de leurs pères, ils en parlent, ils content la chronique courtillaise, ils décrivent la fameuse descente du mercredi des cendres, les plaisirs du temps jadis, et ils sont heureux; ils ont fait des preuves d’érudition lorsqu’ils vous disent qu’il y a trente ans, c’était un trait de courage que de remonter le faubourg jusqu’à la rue Saint-Maur, à onze heures du soir; ils nagent dans la joie quand ils ont narré toutes les lugubres histoires du canal du Temple, qui n’a rien à envier au canal Orfano à Venise. Les eaux noirâtres du nôtre ont caché presque autant de cadavres.
II
Mais, puisque nous voulons parler du faubourg du Temple, parlons-en; ne prenons pas le chemin des écoliers, ne cherchons pas midi à quatorze heures.
Savez-vous pourquoi le faubourg du Temple est un des plus gais, des plus vivants et des moins pauvres de Paris? C’est qu’il tient au boulevard du Temple, qui touche au marché du Temple, c’est-à-dire aux endroits où le peuple s’amuse, où il travaille, où il s’habille, où il s’enrichit. Aussi est-ce un des quartiers les plus amalgamés de la ville. Voyez donc: le bourgeois y coudoie l’ouvrier, le comédien, le peintre en décors; par là le sculpteur, l’employé, l’auteur dramatique, vivent à leur aise, au centre de leurs affaires. C’est tout un petit monde que cette grande montée qui commence par un boulevard et finit par un boulevard. C’est une sorte de pays libre, de quartier latin de la rive droite. Chacun y vit indépendant, à sa guise, sans que l’œil du voisin vienne interroger son domicile.
En partant du café Hainselin, rendez-vous des rentiers, et de la boutique de Bertrand, le marchand de vin, où vont souper les comédiens des petits théâtres et ces dames leurs admiratrices, jusqu’au fruitier et au pâtissier qui occupent les deux dernières maisons du côté de la barrière, l’homme le moins initié à la vie parisienne doit s’apercevoir facilement, au nombre des boutiques où l’on boit et où l’on mange, qu’il parcourt un chemin conduisant à un pays de bombances toujours renouvelées. Toutes les maisons ont leur gargote, leur laiterie, leur établissement de bouillon, leur rogomiste, leur marchand de liqueurs, prunes et chinois; toutes ont leur commerce de vins, leur café, leur charcutier, leur épicier, leur restaurant et leur tabagie. N’est-ce pas un morceau des Flandres? Et tout ce monde de victuailles fait des affaires, s’enrichit, élève ses enfants, paye ses loyers, malgré la dureté des temps. Dans ce pays pantagruélique, les femmes portent des robes à volants, vont au spectacle, et resplendissent fraîchement coiffées derrière leur comptoir tous les soirs. Donc le faubourg du Temple est un bon faubourg; il donne la vie rabelaisienne à ses habitants, et Dieu sait où l’on rencontrerait son pareil.
Demandez plutôt à Pessenelle, l’heureux successeur de Passoir. Le faubourg est démoli, le marteau municipal abat un quartier entier. Tous les commerçants se désolent; il leur faut porter au loin leurs dieux lares, se refaire une clientèle. S’appuyant sur la réputation du Véfour du quartier, Passoir a dit: «Tu n’iras pas plus loin!» et l’abatis vient s’arrêter à sa maison. On lui fait un coin; il aura une entrée par deux rues. Sont-ce les gens qui ont du bonheur, ou les maisons qui portent bonheur aux gens?
Tel est le to be or not to be de toutes fortunes parisiennes.
III
Le père Passoir, le fondateur de cette grande réputation culinaire, était d’abord simple marchand de vin, mais c’était un homme très original et que nous donnerions volontiers en exemple à tous les commerçants de Paris. Il avait l’originalité de servir ce qu’on lui demandait.
Riez tant que vous voudrez, mais essayez, demandez ce que vous désirez: après avoir reconnu les innombrables difficultés que vous aurez à vaincre, vous verrez que nous ne nous avançons pas trop en disant que le père Passoir était un franc original.
Lorsqu’il commença à donner à déjeuner aux entrepreneurs de bâtiments, ses plus assidues pratiques, on lui demandait un filet de bœuf! Et lui, très intelligent, servait un filet. Ses confrères riaient à se tenir les côtes de sa trop grande naïveté.
«Mais, lui disait-on, avec du faux filet, ou de la culotte bien préparée, on remplace avantageusement le filet. Fais comme nous, apprends ton état.
—Puisqu’il y a quelque chose dans le bœuf qu’on nomme filet, et qu’on me demande du filet, je sers du filet.
—Bah! tu n’es qu’un maladroit, un gâte-métier, tu t’en repentiras.
—Nous verrons, reprenait naïvement le bonhomme, chacun fait son commerce comme il l’entend.»
Il en était de même partout; avec de la chicorée on faisait du café; avec tel amalgame savamment combiné, avec une mixture quelconque, on remplaçait très gentiment le vin, fût-ce même le bordeaux, qui ne demandait qu’un peu de violette pour tromper les palais les mieux exercés.
Le vieux marchand laissait dire et laissait faire. Quant à lui, il n’employait que des marchandises de première qualité, achetées aux meilleurs comptoirs. On voulait du café, il servait du moka; son rhum lui venait de la Jamaïque, son eau-de-vie de Cognac, ses vins du Médoc, ou de Beaune, ou d’Épernay. Encore savait-il faire un bon choix.
Qu’est-il arrivé de cette façon naïve d’agir? C’est qu’aujourd’hui le père Passoir, honoré, respecté, vit grassement de ses rentes; il fait chaque jour sa partie de piquet chez Hainselin, libre de tout souci. Deux ou trois autres fortunes ont été faites dans la maison qu’il a fondée, tandis que les autres, les conseillers, courent encore la pratique et voient leurs têtes blanchir dans leurs boutiques solitaires.
Y aurait-il vraiment quelque avantage à être honnête dans ce monde? Espérons-le, grand Dieu! quand ce ne serait que pour qu’il se rencontre encore quelques commerçants qui entendent le commerce comme ce doyen de l’aloyau et du ragoût de mouton.
IV
Avant de passer le canal, puisque je dois vous guider, nous devons nous arrêter au Crocodile, à la maison Doistan.
Vous qui venez étudier les mœurs parisiennes, il faut aller au Croco.
Là se réunissent, de trois à cinq heures, une partie de ceux qui vivent du théâtre. Vous y rencontrerez depuis le petit auteur jusqu’au souffleur, l’acteur et le machiniste, le musicien et le garçon d’accessoires. Tout ce monde-là vient fraternellement y chercher de soi-disant appétits. Aussi n’entend-on de tous côtés que cet éternel cri:
«Edmond, une absinthe!»
Edmond est un jeune gars dégourdi, qui a fait son apprentissage au milieu de cette foule artiste. Il va, il vient, il connaît chacun par son nom et l’interpelle sans façon. Il s’intéresse aux parties de piquet, donne des conseils aux joueurs, et prend tant de part aux fluctuations du besi ou du remse qu’il oublie de verser son absinthe.
Oh! l’absinthe! encore une des plaies de notre époque. On ne peut se figurer le nombre de gens de talent qui s’abrutissent, perdent la mémoire, s’empoisonnent, se tuent le plus gaiement du monde avec cette terrible liqueur d’alcool et de vert-de-gris que nous envoie Pontarlier. De l’aveu de tout le monde, l’absinthe est dangereuse et n’a aucune des vertus qu’on lui attribue, et cependant, chaque année, la consommation de ce poison augmente d’une façon effrayante, chaque jour offre quelque nouvel exemple de ses vertus délétères. Qu’importe! on en boit de plus en plus. C’est l’attrait du gouffre; il attire l’imprudent qui ose mesurer ses profondeurs. Notre génération s’est fatiguée de vivre par la tête, elle veut vivre par le ventre; elle s’ennuie, elle ne veut plus penser, elle s’étourdit en croyant se distraire. Voilà pourquoi elle s’adonne à l’absinthe et au cigare. En cela elle ressemble aux Orientaux adonnés au haschisch et à l’opium. Elle ne boit plus, ce plaisir s’en est allé avec la chanson et la causerie, elle s’enivre et elle hurle. Le vin ne pouvant suffire à ces tempéraments brûlés, ils se sont jetés sur l’alcool et l’absinthe. Nous sommes mornes et taciturnes, ou bavards, stupides, diseurs de riens; la gaieté et l’esprit nous ont décidément quittés, effrayés de nos cris.
Au Crocodile,—à propos, on n’a jamais su pourquoi on avait ainsi baptisé l’établissement, c’est une fantaisie d’absinthier,—au Crocodile donc, si l’esprit-de-vin seul y abonde, on y a du moins un avantage, c’est de n’y point rencontrer de buveurs bruyants, de n’y entendre ni cris ni gros mots. On s’y grise, on y exagère même un peu le mot griser; mais enfin tout cela se fait en gens civilisés qui savent vivre.
Si nous voulions nous y arrêter au lieu de poursuivre notre route, et de faire une pause au cabaret des croque-morts, nous écririons tout un article sur la physionomie de ce cabaret qui ne laissera pas de devenir aussi célèbre dans l’histoire de notre siècle que la Pomme-de-Pin et la Bouteille-d’Or le sont dans les deux derniers siècles. Ainsi le nom de M. Doistan passera à la postérité, à côté de ceux des grandes réputations qui s’enivrent chez lui.
Quel honneur! pour qui?
V
Dans dix ans, combien en restera-t-il de ceux que nous coudoyons aujourd’hui sur le boulevard et sur les quais? Tout change, tout passe, le son des cloches funèbres nous l’annonce; nos cercueils sont prêts, ils attendent leur proie. Le nombre des victimes ne diminuera pas, l’expérience journalière est là qui nous le dit. Mais il n’y a pas de ville où le spectacle de la mort fasse moins d’impression; on est accoutumé aux enterrements, qui veut être pleuré après sa mort ne doit pas mourir à Paris. L’on y regarde passer un convoi avec une indifférence vraiment superbe.
Cela se passe assez gaiement dans le monde (dialogue entendu).
«Vous savez, dit une dame, ce pauvre M. Bernard est mort.—Pique.
—Je coupe, cœur.—Que me dites-vous là? C’est épouvantable!
—Vous jouez trèfle, Madame.—C’était un honnête homme; de quoi est-il mort?
—Carreau.—Il s’est avisé de mourir subitement.
—Je reprends.—C’est encore heureux, ses héritiers n’auront pas de médecins à payer.—Et passe carreau.»
Et la partie continue, M. Bernard et ses vertus alternant avec les atouts et l’impériale d’as. Certes, ce n’était pas à cet honnête citadin qu’on s’intéressait le plus. Il est vrai que la même indifférence attend ces mêmes joueurs, demain peut-être.
Le célèbre Bichat, auteur du livre de la Vie et la Mort, a une rue qui porte son nom au faubourg du Temple. C’est là qu’est située l’administration générale des Pompes funèbres, en face de la rue Corbeau, près l’hôpital Saint-Louis. On chercherait vainement des noms, un voisinage, mieux appropriés à la chose. Les voitures sortent par la rue Alibert. Encore un médecin. Cela ne semble-t-il pas une lugubre ironie?
Le rendez-vous des croque-morts est chez un marchand de vin, au coin de la rue Corbeau! Ah! nous nous plaignions tout à l’heure de notre gaieté qui s’en va; c’est là qu’on rit, c’est là qu’on chante, c’est là qu’on s’amuse. Le croque-mort est d’un naturel grivois, il aime le vin, le jeu, les belles, comme un choriste de Robert le Diable; il les chante à tue-tête, et, quand l’ouvrage va bien, il les fête avec joie et plaisir. Il plaisante avec grâce, il conte la gaudriole, il sait l’histoire de toutes ses pratiques; il répète gaiement son refrain habituel:
Il ne s’agit que du salaire.
Car il sait calculer. Il faut bien vivre, hélas! Si l’on ne meurt pas plus gaiement à Paris qu’ailleurs, on y enterre du moins avec joie. Cela fait toujours plaisir.
VI
Figurez-vous une grande, immense salle, peuplée d’une population tout de noir habillée, absolument comme les quatre-z-officiers de M. de Marlborough. Les tables sont aussi de marbre noir, sans doute pour ne point jurer avec les costumes des consommateurs. L’aspect général du lieu est d’ailleurs convenablement lugubre, et il faut tout l’esprit de messieurs les croque-morts pour l’égayer un peu. Ma foi, la vie des gueux mérite d’être observée de près; on y découvre de la franchise, et les passions qui sont à nu ont une originalité piquante.
Nous avons assisté au fameux souper de la Toussaint. Il faut l’avouer, cela ne se passe pas autrement que dans les autres corporations, fût-ce même celle des agents de change. C’est aussi bruyant, les propos n’y ont pas de suite, et les convives semblent, comme partout ailleurs, se deviner plutôt que de converser ensemble: seulement, au lieu des vins frappés à la glace et servis dans des carafes de cristal taillé, ce sont des brocs qu’on porte et du cachet noir qu’on demande. Mais, hélas! là aussi ils ne font que paraître sur la table, et ils ne sont déjà plus. Les dames, car elles assistent à cette agape fraternelle, ne cèdent en rien leur part aux hommes, elles boivent, fument, mangent et allaitent leurs enfants tout à la fois. Les chiens mêmes sont de la partie, et c’est à qui leur fournira la pâtée la plus abondante. Ces braves gens aiment singulièrement leurs chiens; ils les embrassent et leur parlent avec une affection sentimentale que n’a pas la plus jolie femme pour son King-Charles.
Ces gens ont le bonheur de ne connaître ni la dissimulation ni l’hypocrisie. A la moindre contradiction, le visage des femmes se tuméfiait, une autre parlait avec emportement; mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Ce n’est pas à dire pour cela que la soirée se soit passée sans rixes, sans combats et sans horions; non, plus d’un œil a dû porter le lendemain l’empreinte des mains vigoureuses qui le rencontrèrent sur leur passage. Mais cela se passait en famille, et, une dame ayant pris un homme au collet et le secouant si vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa colère en lui disant:
«Assieds-toi, c’est une femme qui parle.»
Puis vinrent les chansons à boire et les rondes de table. Les femmes criaient des airs surannés, et les hommes écoutaient. Ces chants étaient pour la plupart composés d’une multitude de mots bizarres, espèce d’argot à l’usage de certains chansonniers de ces derniers temps. Ils avaient un caractère de liberté absolue, et leur idiome grossier rendait facilement toutes leurs idées. Ce langage est précis, énergique, et se fait parfaitement comprendre.
Le repas dura plus de deux heures, non comme des affamés, mais comme des gens qui s’amusent. Tout se consomme à Paris; la chimie a beau décomposer les aliments frelatés et nous parler de ses gaz; l’estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés. La délicatesse ne régnait pas parmi eux, mais il y avait profusion. Eux qu’on ne croirait devoir commander à personne, ils se faisaient servir d’une voix impérative, et le garçon était vertement admonesté lorsqu’il n’avait pas répondu à la voix d’une de ces dames ensevelisseuses.
Les petits brocs se succédaient sans interruption, on en demandait de tous côtés jusqu’à dix à la fois, les litres d’eau-de-vie se montraient aux deux bouts de la table, tout s’emmêlait, les conversations et les verres, les chansons et les disputes; on jurait, on criait, les chiens hurlaient, les enfants piaillaient, c’était un tohu-bohu à ne plus rien comprendre: on dansait et l’on tombait sous la table. Étourdi du bruit et suffoqué d’une odeur désagréable, nauséabonde, de viande, de vin et de ménagerie, je quittai la place.
VII
Un peu plus bas, chez Soulier, est une population bien autrement curieuse: ce sont les carapatas ou marins de la Vierge Marie, parce qu’ils ne courent jamais aucun danger; espèce de race amphibie qui ne vit que sur les canaux. Les voyageurs étonnent beaucoup nos bons badauds en leur disant qu’en Chine il existe une race d’hommes qui naissent, vivent et meurent sur l’eau, qui n’a d’autre domicile que son bateau. Il faut entendre les lamentations qui se poussent à propos de la misère de ces intéressants Chinois; comme on les plaint! que leur sort est affreux! Dieu! leurs femmes! hélas! leurs pauvres enfants! Cela fend le cœur; rien que d’y penser, madame est émue, sa sensibilité se révolte, sa générosité met le nez à la fenêtre, et elle pose gravement son nom, celui de son mari, ceux de ses enfants, elle force sa bonne à mettre le sien sur une des innombrables listes de cette fantastique souscription, qu’on promène depuis cent ans d’un bout de l’Europe à l’autre, pour le rachat des malheureux petits Chinois.
Comment peut-il y avoir encore des Chinois plus ou moins intéressants à racheter, quand, avec l’argent qu’on a donné, on aurait pu acheter la Chine entière? Ceci est un mystère qu’il ne ferait peut-être pas bon de trop approfondir. Ne faut-il pas que chacun vive de son état, même lorsqu’il s’occupe d’œuvres pies?
En France, on adore les misères d’outre-mer, on n’a de larmes que pour les misères transatlantiques, la philanthropie aime beaucoup à décrire ce qu’elle n’a jamais vu. Cela pose, cela fait une réputation, cela coûte très peu, et cela rapporte beaucoup. Quant aux choses navrantes que nous avons sous les yeux, aux enfants qui meurent de faim près du cadavre de leur mère, morte de besoin, aux vieillards sans lit et sans pain, relégués dans des greniers infects, aux infirmes, aux aveugles, à toute cette race de gueux parlant notre langue, vêtus de lambeaux, montrant leur face hideuse à tous les coins, on les abandonne à la charité publique. C’est assez bon pour de telles gens, ne rapportant jamais ni honneurs ni profits.
A Paris nous avons une population entière pour le moins aussi curieuse que toute la nation chinoise à la fois. Elle ne connaît aussi que ses bateaux, elle s’y marie, elle y meurt, elle y vit. Ce sont les Carapatas. Il est vrai qu’elle travaille avec courage, qu’elle ne demande jamais rien à personne, et qu’elle ne fait pas racheter ses enfants, qui sont tous gras et joufflus, bien portants et joyeux, espiègles et mutins. Que diable voulez-vous qu’on soit intéressant avec cela? Et d’ailleurs pourquoi est-elle si près de nous? Est-ce qu’on regarde ce qu’on coudoie à chaque instant?
Les mœurs des Carapatas sont des mœurs à part qui ne ressemblent à aucunes mœurs connues à terre. Ce sont les hommes de l’eau, ils ne comprennent qu’elle, ils l’aiment d’un amour sincère; n’est-ce pas elle qui les fait vivre et leur fait boire du vin? Ils sont plus fanatiques de l’eau que les matelots. Ils s’ennuient dès qu’ils ont mis le pied hors de leurs bateaux; ils savent à peine le nom des villes qu’ils traversent; mais ils connaissent les cabarets, car leur profond amour de l’eau ne nuit nullement à celui qu’ils professent pour le vin. Pour eux, les villes sont le grand Saint-Martin, le Soleil-d’Or, le Cheval-Blanc, l’endroit où l’on vend du meilleur.
On est vraiment étonné lorsqu’on voit ces immenses bateaux du Mans, grands comme des bateaux de l’État, conduits par un homme et sa famille, composée d’une femme et de deux ou trois enfants en bas âge, traverser les écluses, traînés par un seul homme, venir prendre quai devant un de ces nombreux magasins du canal du Temple, vastes comme des villes.
VIII
A côté du Carapata, actif et laborieux, voici venir, le dimanche, l’Estelle et le Némorin de la rue Saint-Denis. Ce sont de bons et paisibles boutiquiers, des ouvriers tranquilles, qui louent dans le haut du faubourg, dans une de ces maisons connues sous le nom de Cours, un petit carré de jardin, grand deux fois comme un mouchoir de poche, et qu’ils viennent cultiver de leurs mains. C’est-à-dire qu’ils y transplantent des fleurs achetées aux divers marchés aux fleurs de Paris. A dix lieues à la ronde, on ne connaît de fleurs que celles qui s’achètent à Paris, pour orner les parcs et jardins de la campagne.
Le petit bourgeois est fanatique de son petit jardin et de ses petites plantes, elles lui coûtent cent fois plus d’argent à soigner que s’il les achetait chaque samedi au quai pour les faire transporter le dimanche à son petit carré de terre. Il est obligé de payer un homme pour les arroser, heureux encore quand il n’est pas obligé de payer un porteur d’eau pour emplir ses arrosoirs. Mais aussi avec quelle joie ne revêtira-t-il pas la blouse et le chapeau de paille, le dimanche, pour y conduire sa famille et ses amis? C’est avec un véritable sentiment d’orgueil qu’il offrira un bouquet de deux ou trois fleurs aux dames de sa société. Et quel bonheur incompréhensible de pouvoir dire chaque jour à son voisin: «Voici un beau temps pour ma vigne; mon poirier se ressentira de cette chaleur; j’aurais pourtant besoin de monter à mon jardin pour voir si mon jardinier a arrosé mon rosier et mes œillets»: car la plupart de ces propriétaires ont plutôt des propriétés pour en parler que pour en jouir. C’est pour eux une vanité satisfaite, un moyen de causer avec leurs amis et de leur faire envie. Que n’envie-t-on pas aux autres, hélas! J’ai connu un officier qui a passé toute sa vie à envier à un sergent invalide un vigoureux coup de sabre que lui avait donné, en plein visage, un cuirassier russe à Eylau. Il se trouvait malheureux d’avoir été trente ans militaire sans avoir pu recevoir un aussi beau coup de bancal.
Le Parisien passe son existence à rêver le bonheur des champs, les clairs ruisseaux et l’innocence du village. Il travaille vingt ans pour s’acheter une petite maison blanche à volets verts, dans quelqu’une de ces agglomérations qu’on fait par souscription aux environs de Paris; puis, lorsque ses vœux sont bien accomplis, qu’il n’a plus rien à désirer, il se met à regretter le ruisseau bourbeux de sa rue, le mal du pays s’empare de lui; il se défait à n’importe quel prix de son cottage, et il revient tout triomphant faire sa partie de dominos au café de son quartier. Il dit pis que pendre de la vie de ces pays monotones, des bois et du champêtre, du village et des villageois, et il s’écrie en se rengorgeant:
«Enfin, je n’ai trouvé le calme qu’au sein des villes, au milieu du bruit.» Heureux de son antithèse, il jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendra plus: car il est guéri de sa folie.
IX
Et, ma foi! il a parfaitement raison. Il n’y a personne au monde qui ait moins les goûts champêtres que moi. Je préfère un coin du ciel vu par la fenêtre d’une mansarde aux plus beaux paysages. Je ne comprends la belle nature qu’au Luxembourg ou bien au Jardin des Plantes. Quant à la campagne, Ménilmontant et Montmartre sont mes montagnes, les bois de Vincennes et de Boulogne mes forêts. Mon rêve n’a jamais été de vivre parmi les poules et les canards, je les préfère à la Vallée tout préparés. Quand on a vécu dans cette atmosphère de Paris, au milieu de cette lutte incessante, il vous faut le bruit, le tapage et l’animation des grandes foules.
Aussi conçois-je très bien que le Parisien pur sang regrette tous les vieux et bruyants usages de sa bonne ville, qui tendent chaque jour à s’effacer de plus en plus. En effet, qu’est devenu notre bon vieux carnaval avec ses cavalcades, ses chie-en-lit en guenilles, ses plaisanteries, qui toutes étaient au gros sel avec accompagnement de moutarde? Et les attrapes, ces bêtises du peuple de Paris, qui consistaient à appliquer aux mantelets noirs des vieilles femmes qui sortent des prières de quarante heures des plaques blanches en forme de rats, à leur attacher des morceaux de drap ou de papier rouge; et ces pièces de monnaie clouées au pavé; enfin, tout ce qu’on peut imaginer de plus bête divertissait infiniment tous ces grands enfants. N’oublions cependant pas la plaisanterie du marmot, qui se faisait à tous les carrefours. On fagotait un enfant postiche, il avait le dos tourné, le corps baissé; il semblait vouloir ramasser à terre une pomme tombée de sa main; vous passiez, et, voyant l’attitude embarrassée de l’enfant, vous ramassiez la pomme et la lui présentiez. Aussitôt vous étiez en butte à mille quolibets, plus saugrenus les uns que les autres. C’était là un des grands plaisirs du peuple le plus spirituel du monde. Des attrapes, il y en a de toutes sortes. On se souvient de l’éternel homme en chemise, moutardier ambulant, que suivaient d’autres masques, s’empressant, avec des morceaux de boudin, d’aller puiser de la moutarde au derrière de cette chemise. Et les cris perçaient la nue, on applaudissait à toutes ces plaisanteries. Ce n’était peut-être pas très attique, mais cela faisait rire.
La grande chose du carnaval était la promenade en voiture et les chevauchées du boulevard, qui devaient se retrouver le lendemain à la descente de la Courtille. Ah! la descente de la Courtille, c’étaient là les véritables bacchanales du peuple français! Quelle cohue, quelle mêlée! que de cris, que de bruit! des pyramides d’hommes et de femmes grimpés sur des calèches, s’apostrophant d’un côté de la rue à l’autre, toute une ville dans une rue. Aussi quelles poussées, quelles orgies! Ah! oui, rappelons nos souvenirs et parlons-en!
X
En perdant la descente de la Courtille, le carnaval populaire a perdu son plus beau fleuron. C’était une folie, une frénésie, nous le voulons bien; mais c’est de cela qu’on pouvait dire, sans crainte d’être taxé d’exagération, que tout Paris y était. Tout le monde disait: «C’est infâme, c’est ignoble»; mais le plus beau monde, les duchesses en dominos et les impures court-vêtues, dans leurs atours débraillés, les courtisanes en poissardes effrontées, et les bourgeoises en paysannes ou en laitières suisses, s’empressaient, dès quatre heures du matin, de quitter les salons de l’Opéra, les bals de souscription, ceux des théâtres, et même, faut-il le dire, les bals officiels, pour y courir.
C’était la bacchanale moderne; on en parlait tant et tant qu’on venait de province et de l’étranger pour y assister. Il n’y avait pas de beau carnaval sans une bruyante descente de la Courtille; toutes les fenêtres étaient louées un mois à l’avance, on les payait un prix fou. Jamais cérémonie officielle, défilant le long du boulevard, ne pourra lutter avec cette grande fête annuelle de la population parisienne. Que de familles ont vécu des mois entiers et payé leur loyer d’une année avec la location de leurs fenêtres! Les propriétaires des grands terrains du faubourg, qui n’était presque bâti que jusqu’un peu au-dessus du canal, faisaient construire des tentes et des estrades pour ce jour-là. C’était la foire du quartier; en ce jour de bombance et d’orgie, les cabarets regorgeaient de monde, il y en avait partout, même sur les toits; on ne voyait que des têtes, et tout cela criait, hurlait, s’aspergeait de vin. Les voitures montaient chargées de masques, et mettaient trois heures pour aller du boulevard à la barrière. Longchamps était dépassé de cent coudées.
Cette fête était tellement populaire que les ouvriers économisaient sur leur paye pendant toute l’année pour bien finir leur carnaval. On se jetait des bonbons d’une voiture à l’autre; puis venait le tour des œufs pleins de farine: car les patronnets et les marmitons, au lieu de briser les œufs dont ils se servent dans leur métier, y faisaient un simple petit trou par lequel s’échappait le contenu, puis ils remplissaient les écailles de farine et les vendaient beaucoup plus cher qu’ils n’avaient coûté à leurs patrons. C’était une industrie qui rapportait des sommes folles à tous les gamins des restaurants et des pâtisseries.
Mais, quand on avait épuisé ces œufs d’attrape, comme il fallait encore se jeter quelque chose, c’était de nécessité, on se jetait à la tête des œufs frais ou non frais, tant pis pour ceux qui les attrapaient. D’autres aspergeaient les piétons avec des sacs de farine blanchissant tous les passants; ceux qui n’avaient pas le moyen de se procurer de la farine ou de la poudre répondaient avec du plâtre; puis venait le tour des projectiles: les pommes cuites commençaient, on dévalisait en un instant les charrettes des marchands ambulants, les boutiques des fruitières; les fruits et les légumes crus succédaient, on se canardait avec tout ce qui tombait sous la main, jusqu’à la boue des ruisseaux. C’était une véritable guerre intestine; bienheureux si quelque malin, emporté par son ardeur, n’envoyait pas des pierres et des tessons de bouteilles. Cependant justice était bientôt faite de pareilles gens. Un fort de la halle, déguisé en poissarde, ou quelque hardi gaillard, en costume de prince espagnol, descendait de son char, se posait en vengeur et corrigeait l’enthousiaste sur l’heure et sur le lieu. Il était tacitement défendu de se fâcher, mais il était permis de se horionner.
C’était aussi le temps de ce qu’on appelait les engueulements. On s’engueulait d’une voiture à l’autre, de fenêtres à voitures, de piétons à fenêtres; chaque société avait son ou sa forte-en-gueule, espèce de crécelle à poumons d’acier chargée de répondre à tout le monde, d’arrêter la foule par ses propos de haut goût et les dialogues grivois qui s’établissaient entre camarades. Car le suprême du genre était de diviser la bande dans deux voitures et de s’échanger les plus jolies choses du monde en une sorte de conversation et de style poissard. On se donnait la réplique comme au théâtre, et jouait une pièce gratis pour les badauds de la rue. Ces conversations se composaient et s’apprenaient par cœur longtemps à l’avance. On trouve encore sur les quais certains exemplaires du Catéchisme poissard, ou l’Art de s’engueuler proprement en société sans se fâcher, qui, s’ils ne sont pas très spirituels, sont du moins curieux comme genre de littérature populaire et quelquefois fort drôles. Cela se vendait par milliers d’exemplaires dans les rues pendant toute la durée du carnaval.
C’était une sorte de langage par assonnances, n’ayant aucune prétention à la raison, exagérant les rimes, imitant de très loin le vers, et dont Vadé fut l’inventeur au dernier siècle. Un de nos plus spirituels écrivains, M. Léon Gozlan, en a fait une fort heureuse imitation dans une pièce jouée aux Variétés en 1848 ou 49.
XI
Le carnaval riche, celui qui s’est promené pendant les trois jours gras en voiture à quatre chevaux sur le boulevard, s’emparait au petit jour du restaurant des Vendanges de Bourgogne, dont on avait loué les salons et les cabinets longtemps à l’avance. C’était devant les fenêtres de l’établissement qu’on venait surtout parader pour voir le fameux milord l’Arsouille. La maison était située au coin du canal, à la place où se trouve aujourd’hui Soulier, marchand de vin, renommé dans tout le quartier pour ses escargots à la bourguignonne. Elle était immense; on a bâti sur son emplacement cinq ou six grandes maisons à six étages avec cours.
Là, le combat changeait d’aspect, on jetait des dragées et des oranges aux dames, on inondait les hommes avec des flots de champagne et l’on répondait aux projectiles par des écailles d’huîtres et des assiettes encore pleines des morceaux du déjeuner: car la mode était dans ce temps-là de tout casser après chaque repas, vaisselle et meubles, et de tout jeter par la fenêtre, en faisant voler les vitres dans la rue. Le traiteur en était quitte pour ne servir ce jour-là que les assiettes ébréchées et les plats écornés qu’il portait sur la carte comme sortant de chez le porcelainier. C’était une façon commode de renouveler son mobilier à peu de frais.
Un jour, le père Passoir eut toute la devanture de sa boutique enfoncée par une cavalcade entière qui y entra et vint se faire servir le champagne à cheval, au milieu de sa salle, en brisant tout ce qu’elle rencontrait, tables de marbre, glaces et verrerie.
Personne ne fut effrayé, personne ne s’y opposa; on était habitué à ces excentricités, et l’on savait que les fils du premier Empire ne marchandaient jamais leurs plaisirs et ne faisaient pas d’économies. Ils se ruinaient le plus gaiement et le plus bruyamment possible. Ils avaient hérité de leurs pères d’une prodigalité géante, et ils en usaient en vrais fous qu’ils étaient. Nous n’étions pas encore arrivés aux jeunes gens rangés, calculateurs, et croupiers de la Bourse.
C’était une nouvelle société qui prenait possession de la France; elle s’amusait à corps perdu, sans arrière-pensée, en véritable vainqueur. La révolution de Juillet venait d’avoir lieu, on était si heureux d’être libre qu’on ne pensait qu’à jouir de cette bonne liberté.
XII
On se ruinait pour se costumer, on mettait tout au Mont-de-piété, sans penser au lendemain. Ah! bien, oui, demain, disait-on, il ne viendra jamais; amusons-nous d’abord, nous verrons après. On était dans un enivrement que tout le monde partageait. Les riches faisaient des folies, les pauvres les imitaient, personne n’avait rien à se reprocher.
Un artiste aujourd’hui très célèbre partit le samedi avec tout l’atelier où il travaillait; les deux premiers jours, ils dépensèrent tout leur argent. Il fallait cependant faire mardi gras et enterrer mercredi des Cendres. Comment faire? Il n’y avait qu’une visite à ma tante qui pût vaincre la difficulté. On fit un paquet général des hardes de toute la bande, et l’on alla frapper à la porte du commissionnaire au Mont-de-piété. Il prêta; on s’amusa à la Courtille tout le jour, on dansa toute la nuit, on fit la pose obligée chez Olivari et chez Passoir en descendant le lendemain. Mais il fallait aller travailler le jeudi. C’était là le difficile; comment se rendre à l’atelier? Tout le monde était, qui en paillasse, qui en pierrot, cet autre en malin; l’un avait pris un costume poissard, et cet autre une longue soutane de frère ignorantin: car, après 1830, on se déguisait beaucoup en Basile, en haine des jésuites; ces imprudents travaillaient à la frise de la Madeleine.
Leur frère ignorantin fut leur providence; il se dévoua, il alla chercher de l’ouvrage, il eut le bonheur d’en trouver, et la rue fut fort étonnée de voir tout un atelier de sculpteurs, de ciseleurs et de modeleurs travailler sans relâche huit jours durant en grands costumes de masques. On fit tant et si bien qu’en huit jours chacun put rentrer dans son vêtement habituel et renvoyer le costume au loueur. Ce fut encore le digne frère qui se présenta pour rapporter l’ouvrage et courir bien vite au grand clou de la rue de Paradis. Lorsqu’il revint, c’était fête. On était délivré de la prison du carnaval.
Vous croyez peut-être que cette leçon leur profita! Baste! trois semaines après, ils faisaient la mi-carême, et notre artiste passait huit jours à la Madeleine en Turc d’enseigne; il avait recommencé la même fête.
XIII
Un nommé Olivari, de Marseille, ancien figurant danseur du Cirque, avait établi un restaurant au faubourg à l’enseigne du Bœuf provençal. Lui aussi, c’était un original. Il avait la manie de faire fortune pour voyager et voir du monde. C’était d’ailleurs un très aimable garçon; il avait su attirer chez lui la société des artistes. Aux jours de folle orgie, il faisait une concurrence souvent avantageuse aux Vendanges et à la maison Passoir: car les sociétés qui occupaient ces trois maisons étaient très distinctes. Passoir avait les entrepreneurs, les commerçants en goguette et les riches Israélites du quartier; on s’y connaissait, on se réunissait là en voisins. Les Vendanges étaient occupées, comme nous l’avons dit, par les fils de famille, ceux que les bourgeois nomment des bourreaux d’argent; et Olivari avait ses artistes peintres, comédiens, gens de lettres. C’était, comme on le pense bien, un assaut de folies et d’excentricités entre les trois genres de consommateurs. Si les uns avaient plus d’argent, les autres avaient plus d’esprit.
Un jour, un grand seigneur s’avisa de jeter de l’argent au peuple du balcon des Vendanges. Ce fut une cohue hideuse à voir dans la rue: des furieux, des enragés, le visage sanglant et couvert de boue, se précipitèrent sur le pavé à se rompre bras et jambes, pour ramasser la pièce de monnaie n’importe où elle était tombée, fût-ce même sous les pieds des chevaux. C’était une masse qui tombait et se relevait comme des énormes marteaux de fer qu’on voit dans les forges et qui écrasent tout sur leur passage.
La chose eut un succès immense; c’était là tout à fait une plaisanterie aristocratique; aussi toute la matinée ne vit-on que des imitateurs des largesses de milord l’Arsouille, car tout ce qu’on faisait d’excentrique était à l’instant attribué au lord Arsouille. «On ne prête qu’aux riches», dit un proverbe qui, par hasard, n’est pas menteur.
Les habitués de Passoir, ne voulant pas rester en arrière, brisèrent la devanture de la boutique et se mirent à verser à boire gratis à tous ceux qui voulaient. Alors ceux d’Olivari firent dresser toutes les tables, parer tous les salons et les cabinets, et, arrêtant le monde de force dans le faubourg, ils offrirent un déjeuner et un bal forcé à tous les masques qu’ils purent rencontrer.
On voit que d’un côté et de l’autre on savait faire danser les écus et jeter passablement l’argent par les fenêtres.
XIV
Tout est bien changé. Olivari est mort, les Vendanges ont disparu, Passoir est un bon bourgeois, sa seule maison garde son immense renommée. Mais les excentricités de l’ex-danseur lui ont fait une telle réputation qu’on en parlera longtemps encore dans le quartier, où il a laissé les meilleurs souvenirs. Sa manie de voyager était poussée si loin que, lorsque les affaires allaient bien, il prenait de l’argent, et, sous le prétexte d’aller à Bercy ou à l’Entrepôt faire ses achats, il partait; deux, trois, et parfois six mois s’écoulaient sans qu’on eût de ses nouvelles. Sa femme ne s’en inquiétait pas, elle faisait ses affaires, tenait son comptoir, gourmandait son chef et ses garçons, remplaçait même avec avantage son mari. Elle le connaissait et était, dès longtemps, habituée à ses escapades.
Si on lui demandait des nouvelles du volage, elle répondait naïvement: «Je ne sais pas s’il est en Espagne ou bien à Marseille, peut-être en Angleterre.»
Olivari rentrait un beau matin, était fort étonné de ne pas voir son couvert à la table du déjeuner, se faisait donner une assiette, prenait place, mangeait comme quatre, et il n’y avait pas d’autre explication, tout était dit. Jamais sa femme ne lui fit un reproche, jamais il ne lui dit quels pays il avait visités dans ses excursions. Ils faisaient ainsi le meilleur ménage connu.
XV
Notre voyageur était d’une adresse presque incroyable; il excellait dans tous les exercices du corps; c’était une façon de chevalier de Saint-Georges.
Un jour, l’idée lui vint, après avoir lu sans doute le célèbre livre de M. Maldan, l’Art d’élever les lapins et de s’en faire 3,000 livres de rente, d’acheter une petite maison dans le haut du faubourg, avec un petit jardin, presque sur le mur de ronde, d’en faire une sorte de salle d’armes et d’y élever des lapins. Il n’avait cependant pas, il faut le dire, la prétention affichée par le célèbre écrivain Maldan. Il voulait seulement posséder un petit pied-à-terre, un petit vide-bouteille, pour se distraire avec ses amis en cassant de temps en temps le col à un de ses élèves après un assaut.
Pendant quelque temps, les lapins croissaient et multipliaient à plaisir; il les comptait chaque jour; il les caressait d’un œil de propriétaire; il les soignait et les choyait. Ses lapins faisaient sa joie, quand, un jour, il s’aperçut que le nombre avait diminué; les plus beaux, les plus gros, avaient disparu. Il s’en inquiéta; il crut qu’ils avaient creusé un terrier; mais, malgré toutes ses recherches, il ne put rien découvrir. Quelques jours après, le même phénomène se renouvela. Cela devenait fantastique.
Olivari, qui était brave, voulut éclaircir le fait; il établit un affût et vint passer la nuit près de la cabane aux lapins.
Il y avait déjà trois jours que duraient ses veillées, quand une nuit il vit un grand et solide gaillard enjamber son mur et venir sans façon, en prenant bien son temps, choisir parmi ses chers élèves ceux qui lui convenaient le mieux. Il sortit furieux de sa cachette, et, prenant le voleur par le bras, il lui dit:
«Ah! misérable, c’est toi qui voles mes lapins! Je pourrais te livrer à la justice, mais non, tu me ferais encore perdre mon temps à témoigner. Tiens, gredin, défends ta vie, car je veux me faire justice moi-même.»
En disant ces mots, il jetait une épée au voleur, se mettait en garde et attaquait. Mais le gredin était un gaillard qui avait fait un congé aux compagnies de discipline: il y avait été prévôt de pointe, contre-pointe, canne et chausson; il maniait l’épée en vrai soudard; il chargea notre propriétaire, qui rompit et s’aperçut qu’il avait affaire à forte partie. Mais, par un dégagement heureux, il perça l’épaule de son adversaire; celui-ci poussa un cri, laissa tomber son épée en demandant merci. Olivari, en vainqueur généreux, voulait simplement le jeter à la porte après sa victoire. Hélas! le vaincu avait perdu toute connaissance; il était couché inanimé sur le terrain, et le sang sortait à gros bouillons de ses plaies. Voici notre homme bien embarrassé; il transporte son voleur dans sa maison et s’occupe de le faire revenir à lui; puis il fallut le panser: on ne peut cependant pas jeter un chrétien tout sanglant sur le pavé.
Si Olivari était bon tireur, maître en fait d’armes, il était très mauvais chirurgien, si bien qu’il passa toute la nuit auprès de son voleur à essayer tous les moyens d’arrêter l’hémorragie. Au jour, il fut bien heureux de lui remettre un louis dans la main, en lui disant:
«Va-t’en te faire pendre ailleurs.
—Ah! Monsieur, s’écria le gredin, vous êtes un brave homme, et, si dorénavant on vous vole vos lapins, les voleurs auront affaire à moi.
—Je te remercie de ta bonne intention, mais je jure que sera bien fin celui qui me prendra à vouloir encore me faire justice moi-même et à élever des lapins.»
Le lendemain, en effet, on lisait, en tête de la carte du jour du Bœuf provençal: Gibelotte de lapin. Les élèves du patron avaient été sacrifiés, ils lui coûtaient trois fois le prix de ceux qu’on achète au marché.
XVI
Un article intitulé le Faubourg du Temple serait parfaitement incomplet, si on ne parlait pas des célèbres bals Chicard, qui, pendant cinq ou six ans, ont tant occupé Paris, la province et l’étranger; si on ne s’occupait pas de l’ancienne Courtille et de ses salons, des grandes batailles qui s’y donnaient et faisaient la joie de nos devanciers, et enfin des personnages célèbres qui fréquentaient le lieu. Et d’ailleurs il a été trop souvent, dans ce travail, question de milord l’Arsouille pour que nous ne fassions pas faire à nos lecteurs la connaissance de ce personnage fantastique, qui pendant dix ans occupa tous les bourgeois de Paris, et qui aujourd’hui encore est resté à l’état légendaire.
XVII
LE BAL CHICARD
Faut-il nous écrier avec l’aigle de Meaux: «Le carnaval se meurt, Chicard est mort?
—Non, non, Chicard n’est pas mort, car il vit encore», nous répond tout un chœur de joyeux drilles; Chicard, le grand Chicard, l’homme-danse, l’époux, en pas mal de noces, de la Terpsichore faubourienne, le successeur direct des Jérôme Carré et des Cadet Buteux, ce digne écuyer de Vadé et de Désaugiers, l’amant chéri de Manon Giroux et de Fanchonnette, ne meurt pas ainsi. Petit bonhomme vit encore; seulement petit bonhomme est passé à l’état de personnage burlesque et légendaire. Il a laissé un nom, mais qui sait ce qu’il a fait? Quelques érudits à peine. On est obligé de chercher son histoire dans les livres, absolument comme s’il s’agissait de ce bon M. de La Palisse. Et Chicard vit encore!
Tout le monde sait du moins que M. de La Palisse est mort, qu’il est mort de maladie, et qu’un quart d’heure avant sa mort il était encore en vie.
Mais Chicard! où est Chicard? A-t-il eu un chantre de ses hauts faits, comme le vaillant guerrier du XIVᵉ siècle? Non, il n’a même pas eu l’honneur d’une complainte comme le sire de Framboisy. Et Chicard vit encore!
O ingratitude humaine! ô gloire! ô renommée! Allons, poètes, à vos étaux, aux établis, limez, rabotez un chant, une chanson, un poème, une ode, un sonnet, n’importe quoi; mais chantez Chicard! il a fait assez danser les autres, ceux de la saison dernière. Eh quoi! êtes-vous donc si dédaigneux de nos gloires que vous n’ayez pas encore songé à couler cette grande figure moderne dans l’or de votre poésie? Chicard est-il donc appelé à partager le sort des inventeurs? Chicard, l’inventeur du cancan, sera-t-il méconnu comme Quinquet, Salomon de Caus, l’inventeur de la canne-flûte et celui du gaz à brûler? N’aura-t-il jamais sa statue?
XVIII
Mais, si Chicard n’est pas mort, son bal est bien mort et enterré. Si sa gloire a survécu, c’est grâce aux commis-voyageurs, et non aux poètes ingrats qui n’ont pas su le chanter.
Chicard qui est romantique, Chicard qui a inventé des mots proscrits de l’Institut! Ouvrez la dernière, la plus récente édition du dictionnaire, et cherchez; vous ne trouverez jamais.
«Chic, subs. masc., fém. (prononcez chick): beau, bien fait, élégant; on dit: Un homme a du chic quand il se met bien. Ce peintre a du chic (Coquille), il fait bien. On l’emploie quelquefois adjectivement; ainsi on dit: C’est une femme chiquée (Veuillot), c’est-à-dire pleine d’élégance, ballonnée de crinoline et peinte au pastel.»
Et l’adjectif chicard n’ayant pour superlatif que chicandard, et tous leurs dérivés, croyez-vous que vous les trouverez dans ce sempiternel lexique, toujours en arrière de cent ans de la langue qu’il doit enseigner?
XIX
C’est assez nous amuser aux bagatelles de la porte. Entrons dans ce bal, qui est devenu aujourd’hui un sujet curieux d’études archéologiques.
Mais comment décrire l’ensemble de cette réunion vraiment unique qui a fait pâlir les nuits de Venise, et les orgies du XVIᵉ siècle, et toutes les réunions du temps de la Régence? Imaginez, inventez, accouplez des myriades de voix, des cris, des chants, des vociférations, des hurlements, de l’argot, des épithètes qui volent comme des flèches d’un bout de la salle à l’autre, des tapages à rendre sourds les habitués de tous les concerts du monde, des trépignements, des contorsions, une pantomime sans nom, un pandémonium continu de figures tour à tour rouges, blanches, violettes, tatouées, jaunes, vertes, bleues, des poses saugrenues, impossibles, des tours de force, des sauts de carpe à faire mourir d’envie tous les saltimbanques; l’un marche sur les mains, l’autre fait la cabriole, celui-ci exécute un saut périlleux; en voici un autre qui contrefait la grenouille; son vis-à-vis, exagérant sur lui, produit une roue irréprochable, tandis que le voisin se livre au grand écart; et les quadrilles où chatoient mille couleurs, des plumets, des casques, des flammes, des fleurs; c’est une folie, un éclat de rire qui dure une nuit, un tohu-bohu, une sarabande que Dante et Milton n’ont point osé décrire dans leurs enfers; c’est surhumain, démoniaque, quelque chose comme une danse macabre, si jamais on a dansé cette danse apocryphe; c’est un tableau qu’il faut renoncer à peindre, dont rien ne pourrait donner une idée; à peine si la photographie pourrait saisir quelques-uns de ces aspects multiformes; mais reproduirait-elle ces masques animés par le vin de Champagne et ces physionomies rayonnantes au reflet du punch et de mille voluptés? Que vous dirai-je? C’est une ronde du sabbat qui commence, voilà le bal Chicard.
XX
On rencontrait à ce bal le plus incroyable pêle-mêle de nuances sociales, le plus curieux méli-mélo, des têtes impossibles à accoupler ensemble, des contrastes déguisés et inexplicables. A côté de tout ce que la littérature produisait de plus fantaisiste, les ateliers de plus échevelé, l’art de plus abracadabrant, la jeunesse de plus gai, la bohème de plus insouciant et Paris de plus spirituel, on voyait des publicistes graves, des banquiers ennuyeux et des philosophes gourmés. Là, tout était nivelé, c’était le temple de l’égalité; on était fondu dans l’immense tourbillon de costumes et de quadrilles: le galop effaçait toutes les catégories, toutes les conditions, et rapprochait tous les ordres.
Plus d’un homme haut placé dans la politique venait en catimini assister à la saturnale. On cite un des hommes les mieux posés de France qui venait régulièrement chaque année faire son pèlerinage au bal Chicard. C’était pour lui un article de foi, une tradition irrésistible. Il venait s’y délasser de ses lourds travaux, en riant, chaque année, des nouvelles créations, des imbroglios imprévus, en étudiant ces physionomies inédites et toujours amusantes.
Des hommes éminents mendiaient la faveur de leurs secrétaires, des professeurs flattaient leurs élèves, des gens politiques faisaient la cour aux petits employés, des industriels renommés souriaient aux commis, les oncles pardonnaient à leurs neveux, pour obtenir, avec leur protection, une lettre de monsieur Chicard plus gros que le bras. Tout le monde en voulait: l’Anglais passait la Manche, le Russe quittait l’Italie, l’Allemand oubliait le chemin de sa brasserie, pour accourir à Paris, et venir humblement présenter leurs hommages au grand homme, afin d’obtenir une de ses bienheureuses invitations.
Pendant deux mois on faisait à la rue Jean-Jacques-Rousseau un service spécial pour monsieur Chicard. Il lui arrivait de tous les coins du monde les lettres les plus flatteuses, les sollicitations les plus obséquieuses. Heureux celui qui pouvait lui dire: «Monsieur, je suis le cousin de votre apothicaire!»
Oh! si Chicard voulait nous laisser un jour fouiller dans sa collection d’autographes, quelle bonne fortune pour vous, chers amis lecteurs!
Si l’agiotage actuel avait été de mise dans ce temps-là, nul doute qu’on n’eût coté à la Bourse les invitations aux bals Chicard. Ces bals ont cessé à temps; ce n’est du moins pas l’ennui qui les a tués.
XXI
Mais les grands personnages, les étudiants rieurs, les publicistes graves, les rapins échevelés, les industriels enrichis, les commis joyeux, les étrangers ahuris, les littérateurs fantaisistes, les oncles indulgents et les clercs de notaire dansants, tout cela ne forme que la moitié du public d’un bal; l’autre moitié, et la plus belle, où Chicard va-t-il la prendre? Quelles sont les femmes assez grecques, assez Pompadour, assez humanitaires, pour être constamment à la hauteur de cette chorégraphie, de cette passion, de cette littérature?
Chicard, en grand éclectique qu’il était et qu’il est encore, sans doute, aujourd’hui, prenait ses danseuses partout et nulle part. Il les choisissait tantôt dans le magasin de la lingère, tantôt au comptoir des cafés, tantôt dans les coulisses des théâtres....
Dans les quartiers retirés on trouve encore quelques débris de ces nuits dantesques, qui conservent avec orgueil leurs lettres et les montrent ainsi que des parchemins constatant qu’ils sont de race.
XXII
Après tout, le bal Chicard n’était qu’un bal de souscription, et encore un bal dans les prix doux: il ne coûtait de bourse déliée que 10 francs d’entrée, le souper compris. Mais on n’y allait pas pour souper, on y allait pour cette chicorée où chacun prenait place vers le milieu de la nuit.
Ces 10 francs étaient le droit que l’on payait à l’organisateur pour avoir le droit de bourgeoisie, place au lustre et aux quadrilles. Le restaurateur n’y aurait pas fait ses frais, s’il n’avait pas su ce que pouvait entraîner à sa suite une pareille solennité carnavalesque; à peine s’il eût traité le monde baroque de ces nuits exhilarantes avec le respect qu’il témoignait aux bourgeois en goguette et aux noces de boutiquiers qui fréquentaient ses salons.
On se pressait, on se foulait dans ces vastes salons des Vendanges de Bourgogne, surtout pour contempler à son aise l’Olympe grotesque qui se déroulait sous les yeux des spectateurs ébahis. En effet, c’est au bal Chicard que l’on doit d’avoir débarrassé le carnaval des pêcheurs napolitains, des arlequins, des turcs, des paillasses, des pierrots, des princes espagnols, des troubadours et des chevaliers abricots qui encombraient tous les bals. Ceci est un service rendu à la gaieté, au bon goût et à l’imagination française, qu’on ne doit pas oublier.
Au bal Chicard, tous ces costumes, ces oripeaux, ces paillettes, s’y trouvaient, mais réhabilités par l’imagination. Des adeptes avaient su renchérir encore sur la cocasserie des costumes traditionnels du mélodrame moyen âge. Ils avaient laissé bien loin derrière eux les inventions de M. d’Arlincourt, ils avaient dépassé le Solitaire de cent coudées et enterré la Gaule poétique de cet excellent M. Marchangy à deux cents pieds sous terre. Cela tenait du prodige, mais cela était. Ils avaient tué le ridicule sous la parodie. N’est-ce pas un tour de force?
Gavarni a légué à la postérité, dans un admirable album de dessins comme lui seul en sait faire, toute cette parodie grotesque, mais spirituelle; depuis Chicard, coiffé de ce casque si attendrissant et si élégiaque qui avait coiffé M. Marty au temps glorieux du Solitaire, alors qu’avec une voix de tonnerre il pleurait son Élodie, la vierge du couvent, la colombe des ruines, l’ange d’Unterwald, jusqu’au Çovage sivilizé, cette création du genre, et Flouman, le banquier, et Balochard, ce type nouveau, et Silène, le servant de Bacchus, et Pétrin, en un mot toute la grande famille.
Nous renvoyons nos lecteurs à l’album du bal Chicard.
XXIII
Nous avouons franchement n’avoir jamais été au bal Chicard; nous sommes donc obligé de faire ici un travail d’archéologue, c’est-à-dire de prendre le plus proprement possible à tous les écrivains qui en ont parlé leur meilleure description. Nous prendrons tant notre bien où nous le trouverons que le public finira peut-être par dire que nous empruntons un peu celui des autres. Jules Janin, Léon Gozlan, Albéric Second, Taxile Delord, Altaroche, et vous tous qui avez parlé de ce bal, ne dites rien, ne réclamez pas, saluez seulement; c’est votre esprit qui va passer, reconnaissez-vous.
XXIV
L’orchestre a donné le signal, c’est le moment le plus intéressant, et quel orchestre! Dix pistolets solo, quatre grosses caisses, trois cymbales, douze cornets à piston, six violons et une cloche. Au premier coup de ce carillon, de ce branle-bas, de ce tocsin, la foule s’est élancée: que fait-elle au milieu du tourbillon de poussière que soulèvent ses pas? quelle danse exécute-t-elle? Est-ce la sarabande, la pavane, la gavotte, la farandole, la percheronne de nos pères? Est-ce le poème épique auquel les bayadères ont donné le nom de pas? Est-ce la cachucha, cette espèce d’ode à Priape, que l’on danse en Espagne, au lieu de chanter?
XXV
Certes, la chahut, comme on la dansait alors, était quelque chose de hideux, de monstrueux, mais c’était la mode, avant d’arriver au cancan parisien, c’est-à-dire à cette danse élégante, décemment lascive lorsqu’elle est bien dansée. Chicard, à vrai dire, n’a rien inventé, mais il a perfectionné, et, en parodiant la chahut, en l’exagérant, il en a montré toutes les faces honteuses, il l’a tuée. Il ne fut, en un mot, qu’un précurseur, un démolisseur, le Voltaire de la vieille danse; mais le révolutionnaire, le fondateur devait arriver plus tard, et ce fut le célèbre Brididi. Aujourd’hui, le cancan en l’école moderne triomphe, la chahut n’est plus guère connue que des titis des Funambules.
Chicard a fait son temps, Brididi règne; les Vendanges sont mortes, vive le bal Musard!
Cependant remontons un moment dans ces salons, le moment de se mettre à table est arrivé.
Ce n’est point le fin souper de la Régence, ce n’est pas non plus celui de Trimalcion; c’est là seulement qu’on pouvait rencontrer par hasard, égaré, nous ne savons comment, un tout petit brin de cet esprit national qui fait notre gloire. Mais la grosse charge, la bêtise exhilarante, y régnaient en maîtresses. Tout, même les mots, y était assaisonné au gros sel; cela faisait boire.
Alors venaient les chansons, la parole graveleuse, la charge chantée par les poètes et les troubadours du lieu. Mais le vin et la chanson ont volcanisé les têtes, le champagne produit son effet; c’est ici que commence la grande orgie de la Vénus pandémonie; filles, femmes, grisettes, veuves, dames galantes, tout se mêle, tout se confond, tout est en délire. C’est le moment où les bacchantes de Thrace entrent en scène; la morale est en péril: laissons parler un des écrivains spirituels de ce temps-ci, il décrit de visu.
«... Quelques bergères faciles ont toléré les familiarités indiscrètes, quelques couples hardis prennent des poses excessivement mythologiques, d’autres sont sur le point de faire tableau. Une voix a crié d’éteindre les lustres, il ne resterait plus qu’à nous esquiver, si, à un coup d’œil de Chicard, la musique n’éclatait de nouveau.
. . . . . . . . . . . . .
«L’orchestre roule comme le tonnerre sur les flots soulevés, et, à chaque éclat de la foudre musicale, la tempête recommence plus ardente, plus furieuse, plus échevelée, jusqu’à ce que la voix de Dieu se fasse entendre par l’intermédiaire du cadran, et dise à ces vagues indomptées: «Vous n’irez pas plus loin.» Quelquefois, au milieu de cette frénésie, les fichus s’en vont, les corsages craquent, les jupons se déchirent; malheur à celle qui voudrait s’arrêter en chemin pour réparer le désordre de sa toilette, l’impitoyable galop passerait sur elle comme une trombe et la foulerait aux pieds. Qui songe, d’ailleurs, à sa toilette dans un pareil moment? Qu’importe ce que les périls de la danse pourront livrer aux regards d’appas inattendus, de trésors cachés? Un peu plus ou un peu moins de nudité ne fait rien à l’affaire; d’ailleurs, tous ces danseurs sont trop artistes pour s’en apercevoir; il n’y a guère que les gardes municipaux sur qui ces sortes de choses fassent encore quelque impression; et tout garde municipal qui se présenterait aux Vendanges de Bourgogne serait immédiatement conduit au violon. Laissez donc passer ces tailles que le lacet ne retient plus, ces bras dont nulle gaze ne cache les contours; on ne songe plus à toutes ces bagatelles. Demain seulement toutes ces femmes si belles, si fraîches la veille, se demanderont d’où vient la pâleur de leur teint, la maigreur de leur bras; elles chercheront à savoir ce qui a pu les vieillir ainsi en un instant, sans songer qu’elles se sont livrées, pendant toute une nuit, à ce minotaure moderne qui s’appelle le galop Chicard.»
XXVI
Vous le voyez, le bal Chicard n’avait pas été créé ad usum Delphini, et, cependant, voilà ce qui pendant six ans fit tressaillir tous les provinciaux et tous les étrangers. Les mères le redoutaient pour leur fils à l’égal de l’enfer, et, lorsqu’on prononçait ce seul nom, Chicard, en province, les jeunes filles se voilaient.
Eh bien! autant que j’ai pu, d’après les livres et les renseignements fournis par des amis, je vous ai fait assister au bal Chicard, et vous savez à peu près ce qui s’y passait. Jugez et prononcez vous-mêmes; quant à moi, depuis longtemps, j’ai adopté pour principe de ne plus louer ni blâmer, abritant mon indulgence derrière ce vieil adage de la sagesse des nations: Chacun prend son plaisir où il le trouve.
XXVII
MILORD L’ARSOUILLE
(Lord S.....)
Nous l’avons dit, c’était un temps où l’on voulait s’amuser, on ne pensait même qu’à cela. Les pères avaient trop fait la guerre, avaient trop travaillé, pour que les fils pensassent à gagner de l’argent. Ils savaient que les caisses paternelles étaient bien fournies; et puis, que leur importait de se ruiner! Une société nouvelle prenait possession de la France; elle avait besoin de s’étourdir, elle était encore ahurie de sa victoire, elle faisait du bruit pour que l’on parlât d’elle, elle voulait prouver qu’elle aussi savait bien faire les choses. Les bourgeois d’alors jetaient leur argent avec autant d’insouciance que les grands seigneurs d’autrefois. O quantum mutatus!
Un homme de beaucoup d’esprit, un noble lord, un pair d’Angleterre, ou à peu près, s’était jeté au milieu de la foule; il était à lui seul plus excentrique, plus débraillé, plus ardent au plaisir, que tous nos Français nés malins à la fois; il avait les imaginations les plus amusantes. L’établissement qui avait le bonheur de le posséder parmi ses habitués était certain de faire fortune.
C’est qu’aussi tous les gens à sa suite, tous ceux qui n’ont aucune idée originale pour dépenser leur argent, étaient on ne peut plus heureux de s’accrocher d’une façon ou d’autre à ce poète de plaisir, qui avait des inventions à revendre. Puis, venaient derrière lui, en second ordre, tous ces bons garçons, gens d’esprit et de gaieté, inventeurs de mots et de drôleries, qui savent chanter, rire et boire, mais qui ont un malheur: ils n’ont pas le sol.
Milord, riche à millions de rentes, bon vivant, généreux comme un roi d’Espagne, ainsi que disait Bocage dans Don Juan de Marana, les adoptait. Il voulait une cour autour de lui, il avait eu l’immense bon sens de la composer jeune, gaie, amusante, folle, spirituelle, insouciante.
Avec lui, jamais d’ennuis, jamais un moment de tristesse; on était là pour s’amuser, il fallait s’amuser coûte que coûte; il suffisait d’avoir un esprit original, une gaieté à tous crins, pour avoir près de ce noble étranger droit au pain, au sel et au vin: aussi sa royauté était-elle rayonnante, pétillante, bruyante, riante et des plus tolérantes.
Il aimait la jeunesse et la vie, et le plus âgé de ses commensaux n’avait pas vingt-cinq ans; le moins spirituel pouvait être diplomate de la vieille roche, et descendait, de près ou de loin, de Talleyrand.
Depuis la cour du bon roi René de Provence, on n’avait jamais vu une telle réunion de gens amusants.
XXVIII
Dans les derniers jours de la Restauration et dans les premiers jours du gouvernement de Juillet, on vivait beaucoup pour vivre. Heureux temps!!! On faisait des farces, les mystifications étaient encore presque à la mode; on tenait à prouver hautement, ouvertement, qu’on avait de l’esprit. On chantait encore, on racontait l’historiette avec grâce, et, lorsqu’on ne savait ni conter ni chanter, on agissait, on faisait en action ce que les autres inventaient. Il y avait les gens d’esprit d’action, et les gens d’esprit d’imagination.
Milord réunissait les deux qualités.
C’était un homme accompli, jeune, gai, fort, spirituel et immensément riche; il avait donc toutes les qualités requises pour l’existence qu’il menait à grandes guides.
On conçoit donc facilement qu’un homme ainsi taillé devait engendrer des jaloux à chaque pas. En effet, c’est qu’il n’y avait pas moyen de lutter avec lui. Il écrasait ses rivaux par son luxe extraordinaire et par ses colossales excentricités; ses millions avaient bientôt raison de tous les imprudents qui osaient se mesurer à sa colossale réputation.
Mais, cependant, une lutte devait nécessairement s’établir: la jeunesse parisienne était humiliée de se voir vaincue par un fils de la perfide Albion, car cette naïveté s’employait encore dans la conversation. Le Constitutionnel avait jeté cette locution dans notre langue. Aussi nos jeunes gens conspiraient sourdement contre cet étranger venu des bords brumeux de la Tamise.
La nécessité est mère du génie, dit-on; ils inventèrent alors l’association, quoique aucune des théories sociales qui ont depuis tant préconisé cette excellente idée n’existât encore à l’état populaire.
On vit partout se former des sociétés de plaisir; les jeunes gens se cotisaient pendant toute une année, ils formaient des tontines, créaient des tirelires, pour faire concurrence à milord l’Arsouille pendant les trois grandes journées du carnaval. Ils voulaient, ne fût-ce qu’un jour, lutter à armes égales avec cet étranger, et lui prouver que les écus de l’Angleterre ne pourront jamais abattre l’esprit et l’entrain français.
XXIX
Les étudiants, qui n’ont jamais cédé à personne en fait de folies, formèrent la société des Badouillards[L].
Ah! c’étaient de rudes jouteurs que ceux-ci! On passait des examens pour être admis dans cette société, absolument comme pour se faire recevoir docteur en médecine ou licencié en droit; seulement, ces épreuves-là devaient être un peu plus dangereuses et fatigantes que celles qu’on subit aux facultés.
1º L’aspirant devait faire preuve de force et d’agilité, car il était alors convenu qu’il ne pouvait y avoir de bonne fête sans coups de poing et horions.
2º Il devait fréquenter assidûment les salles d’escrime, de boxe et chausson, canne, bâton, savate, tirs, etc., etc.
3º Il devait avoir prouvé authentiquement son courage dans une ou plusieurs rencontres.
4º A la Chaumière et aux bals de l’Odéon, on devait l’avoir distingué, entre tous, par ses grâces chorégraphiques et sa façon élégante d’engueuler le pékin.
5º Il jurait haine aux bourgeois, à leur sommeil et à leur repos, en fournissant un répertoire de chants et chansons politiques, érotiques et autres, à faire trembler toute une ville de province.
6º Il devait passer une nuit au bal.
On se préparait à cette épreuve, car c’était la grande, l’épreuve solennelle, la nuit d’armes, par un dîner des plus copieux, suivi de force libations de champagne, punch, café, pousse-café, rincettes, sur-rincettes, bière et pousse-le-tout. Cela durait jusqu’à minuit, puis on entrait au bal. Là, encore, il ne devait rien refuser, il était tenu de faire tout ce que faisaient les vieux initiés. Le lendemain au déjeuner, il était tenu d’engueuler tous ceux qui se présentaient devant lui.
Vous croyez peut-être que c’est fini, qu’après de tels exploits on n’a plus qu’à gagner son lit, à le faire bassiner et à se tenir cinq ou six jours à la tisane, à redouter une pleurésie ou une pneumonie? ah! bien oui!
L’impétrant passait la journée costumé, courant de cafés en cafés, jouant au billard, courtisant les belles, et, le soir, on recommençait la même vie que la veille. Il ne devait se coucher que la troisième nuit à minuit. Ainsi il avait passé deux jours et deux nuits à subir son épreuve. Lorsqu’il n’était pas tombé sous la table, qu’il ne s’était endormi sur aucune banquette de café, qu’il n’avait reculé devant aucune proposition faite par les vieux, alors, mais seulement alors, on prononçait le dignus est intrare.
Il était proclamé Badouillard.
XXX
Et il y en avait dix, vingt, de ces sociétés: on citait les Pur-sang, les Bousingots, les Infatigables, etc., et tant d’autres dont les noms nous échappent. Celles-ci étaient composées de fils de famille, d’artistes et même de négociants, car tout le monde avait alors les mêmes goûts; tout le monde se tuait en riant à gorge déployée.
C’était le temps où Eug. G...[M] rencontrait un de ses amis et lui disait:
«Ah! je suis fatigué, voilà cinq jours que je suis en malin, cela m’ennuie; je vais me mettre en bergère.»
Ces hommes-là étaient de fer; N. D. A...[N], un des grands noms du premier Empire, partit le jeudi gras de chez lui, déguisé en postillon. Il passa les trois premiers jours du carnaval monté sur le premier cheval d’une voiture à six chevaux, et ne rentra que le mercredi des cendres à trois heures, après avoir passé toutes les nuits à danser et toutes les journées à festoyer.
Vous dire ce que pouvait coûter une fête aussi prolongée, les usuriers seuls peuvent le savoir.
XXXI
Cependant, plus on conspirait contre la prépondérance de milord l’Arsouille, plus il redoublait de soins pour se bien entourer. Il appelait à lui tous les viveurs connus. Dès qu’un homme se faisait une réputation, soit comme fort en gueule, soit comme buveur émérite ou danseur de premier ordre, il savait se l’accaparer. Il avait un talent exquis pour mettre chacun en sa lumière et le faire briller à son tour.
Lorsque sa voiture, attelée de six chevaux, accompagnée de piqueurs donnant de la trompe et de courriers enrubannés, montait le boulevard, c’était un grand hourra, comme aux jours de feu d’artifice, quand part des Tuileries la fusée-signal. On s’arrêtait, on se pressait, on se bousculait pour voir passer la mascarade modèle. Tous les gens de la suite, les cavaliers, les amazones, les cavalcades et les voitures de masques lui faisaient cortège; ils étaient glorieux de faire croire au bon public massé sur les trottoirs, aux femmes qui paradaient dans les calèches des deux files, et même aux municipaux, qu’ils faisaient partie de cette aristocratique saturnale. Et lui, calme et tranquille comme un dieu antique, il inondait de bonbons et de dragées tous ses obscurs admirateurs.
Les autres venaient bien après; ils avaient aussi des étendards frissonnants, des costumes superbes, des chevaux chamarrés, des orchestres entiers les accompagnaient, cent clairons et cornets à piston leur sonnaient des tintamarres; hélas! on les laissait passer, si on ne les huait.
Ce n’était pas milord l’Arsouille: lui seul était populaire, lui seul avait la vogue, lui seul savait captiver cette foule, parce que lui seul était original, lui seul était inventeur.
On cite un jeune homme très riche, une sorte de parvenu, qui est allé mourir en Italie de désespoir de n’avoir pu détrôner le grand monarque du carnaval. Les excentricités de milord l’Arsouille n’ont pas duré plus de trois ou quatre ans.
Le jeune enrichi qui se ruinait pour lutter avec lui, voyant que le grand maître se retirait volontairement de la lice, se dit:
«Il quitte la partie, son règne finit, le mien commence.»
Il ne savait pas, l’ambitieux, ce que coûte la gloire. Il ne savait pas combien il est difficile de persuader un peuple, combien il faut de temps pour le déshabituer d’un nom qui lui est familier. Certes, ni les excentricités ni les dépenses ne lui firent faute: il savait prendre toutes les précautions imaginables pour bien faire savoir que c’était bien lui et non pas un autre qui s’amusait. Dès le matin il exposait sa voiture devant son hôtel, ses amis se montraient à toutes les fenêtres en costume, ils buvaient du champagne coram populo; leur déjeuner se faisait au bruit de douze trompes de chasse sonnant des fanfares.
Ah! bah! efforts superflus, précautions inutiles! à peine avait-il dépassé sa maison de dix pas, ses affidés, placés à tous les coins du boulevard, avaient beau dire: «C’est la voiture de M. un tel», on s’arrêtait, on admirait son luxe et tout le monde s’écriait:
«C’est milord l’Arsouille! Vive milord l’Arsouille!» exclamaient les gamins.
Arrivé au boulevard Poissonnière, Paris entier disait avoir vu milord l’Arsouille, et M. un tel demeurait toujours aussi inconnu le jour de sa folie que la veille. Il était écrasé par la grande renommée du fondateur, comme tous les généraux et maréchaux, quoique ayant gagné des batailles, sont englobés par le peuple dans la gloire impériale. C’est Napoléon qui a tout fait, qui a tout vaincu le même jour, en Autriche et en Espagne.
Enfin, dégoûté, ennuyé, se plaignant de l’ingratitude publique, le jeune homme se retira en Italie, où il est mort, rêvant encore à cette popularité qu’il n’avait pu atteindre. A la vallée de Josaphat, nous ne serions pas étonné d’entendre une voix clamant:
«Milord l’Arsouille, rends-moi ma gloire que tu as usurpée!!!» Et ce sera celle de M. un tel, qui ne sera pas encore consolé de ses déboires parisiens.
XXXII
L’excentricité était à l’ordre du jour, parce que dans ce temps-là on était jeune pour de bon, sans arrière-pensée, sans calcul. Aussi comme on s’amusait de bon cœur! Les bals, il y en avait partout, et tous plus gais les uns que les autres.
Il suffisait qu’il y eût là une de ces bandes joyeuses pour leur donner un entrain que nous ne connaissons plus.
Les Variétés jouissaient d’une réputation immense, milord y avait son quartier général.
C’est là que s’est passée la fameuse histoire de l’Ève moderne.
C’étaient les plaisirs du temps. Cela fit sensation, il est vrai. On s’occupait tant d’art et de plastique à cette époque-là!
XXXIII
Après la vogue des Variétés, vint celle des bals du théâtre du Palais-Royal. Le Palais-Royal, avec ses galeries, ses nombreux restaurants, ses cafés, était bien fait pour donner asile à une société aussi viveuse. Là au moins on pouvait déjeuner tout un jour sans déranger personne. Dès longtemps les habitants du lieu étaient habitués à tous les dérèglements de la fantaisie parisienne. On sortait de table après boire pour courir se placer devant le tapis vert; et, si la chance était favorable, on venait reprendre ses places avant que le cabinet fût desservi par les garçons restaurateurs.
Un jour, une des bandes joyeuses déjeuna comme on savait le faire dans ce bon temps des estomacs d’acier. On mangea tout le jour, on but une partie de la soirée, enfin on se rendit au trente et quarante.
Il y avait, parmi les plus spirituels convives, un jeune pair de France; celui-là était à sa quatrième nuit; il ronflait dans un coin à assourdir le bourdon de Notre-Dame. C’était vraiment conscience d’interrompre un si joli sommeil d’ivrogne: aussi fut-il décidé qu’on le laisserait dormir pendant que les autres iraient tenter le sort. Mais notre homme, qui ne dormait que bercé par le bruit des conversations de ses amis, fut bientôt réveillé dès qu’il n’entendit plus le murmure monotone des voix. Se voyant seul, il appelle, le garçon arrive.
«Où sont mes amis?
—Ces messieurs sont partis.
—Où ont-ils été?
—Ils ne l’ont pas dit.
—Alors, vite une voiture.
—Eh! Monsieur, nous n’en avons pas pu trouver une seule pour ramener ces dames. Il est trois heures du matin, c’est aujourd’hui mercredi des cendres; les cochers ne se sont pas couchés depuis cinq ou six jours, ils profitent de cette nuit pour se reposer.
—Ils ont, ma foi, raison; je vais en faire autant. Mon manteau, bonsoir.»
Arrivé dans la rue, notre gentilhomme se trouva les jambes raides; la fatigue l’empêchait de mettre un pied devant l’autre, lorsqu’il avisa un chiffonnier, qu’il héla ainsi:
«Hé! l’ami, veux-tu gagner vingt francs?
—Parbleu! que faut-il faire pour cela?
—Il faut me prendre dans ta hotte et me porter chez moi.
—Si ce n’est que cela, montez, et en route.»
Notre gentilhomme ne se le fit pas dire deux fois; à peine fut-il établi les pieds de ci, la tête de là, qu’il entonna d’une voix de stentor cette romance qui faisait fureur:
Jeune Grecque à l’œil noir,
Tu seras ma sultane,
Mon bonheur, mon espoir.
Arrivé à l’hôtel, les domestiques attendaient monsieur le comte; mais, comme il fallait pousser l’excentricité jusqu’au bout, il fit monter le philosophe nocturne dans son appartement et se fit servir du punch par son valet de chambre. Porteur et porté en burent tant, tant, tant, que bientôt ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre en causant politique.
Et voilà comme il se fit que le jeudi matin du carême-prenant de l’an de grâce 1831, Mᵐᵉ la comtesse D..., voulant voir si son fils, qui était parti depuis huit jours, était rentré, le trouva couché sur un tapis dans les bras d’un frère et ami.
XXXIV
Maintenant, milord l’Arsouille n’est pas encore mort dans le souvenir du peuple, seulement il est passé à l’état légendaire. C’est pour la nouvelle génération un prince Rodolphe, une sorte de redresseur de torts, doué d’une force herculéenne, qui, dans son jeune temps, parcourait les cabarets en protégeant les faibles ou châtiant les méchants.
Quand un homme avait commis une lâcheté en abusant de sa force, milord arrivait, lui administrait une correction d’importance, et lui donnait de l’argent pour se faire soigner s’il était blessé. Quant à lui, il a abattu tous les forts et purgé la Courtille de tous les batailleurs, les monstres et les mangeurs de nez.
Nous ne serions pas étonné qu’un jour on ne confondît milord l’Arsouille avec Hercule, Thésée, Jason et tous les destructeurs de monstres de l’antiquité.
Ainsi, nous avons monté ensemble le faubourg du Temple; j’ai sans doute oublié beaucoup de choses dans cette esquisse; mais j’ai voulu vous amuser un seul moment, cher lecteur. Si j’y ai réussi, je dois en remercier mes bons amis Boutin et Marchand, ces spirituels artistes que vous avez applaudis tant de fois à la Porte-Saint-Martin, et qui ont bien voulu me conter à peu près toutes les choses amusantes que contiennent ces articles. Encore merci aux écrivains dont les spirituels articles m’ont guidé.
PARIS INCONNU
I
Il existe un fait curieux et qu’il est bon de constater par ce temps de statisticomanie où nous vivons. La misère hideuse, sale, crasseuse, fainéante, vicieuse, se cache dans les bas-fonds de Paris, dans les rues humides, noires, encaissées dans la Cité, au faubourg Saint-Marceau, sur les bords de la Bièvre, autour de l’Hôtel de ville, dans l’enchevêtrement inextricable de petites rues tortueuses que le marteau de l’édilité vient heureusement de faire disparaître; tandis que la misère remuante, honnête, travailleuse, artiste, si nous pouvons nous exprimer ainsi, cherche l’air, les plateaux élevés, les sommets des montagnes qui encaissent la ville. La montagne Sainte-Geneviève, la butte Saint-Claude, les Deux-Moulins, sont occupés par les chiffonniers, les ravageurs, les gens qui exercent les mille petites industries de la fantaisie parisienne. Les abords de la place Maubert, les rues du bas de la rue Saint-Jacques, sont habités par cette race patibulaire, hâve, sombre, rachitique, qui fait la désolation de toute capitale, et qu’on est convenu d’appeler, nous ne savons pas pourquoi, les bons pauvres. Autant le chiffonnier est gai, gouailleur, chanteur, insouciant, autant le bon pauvre est triste, désolé, morose, ennuyeux. L’un boit, rit, plaisante, se porte bien, se donne des airs casseurs; l’autre se fait petit, parle bas, est cagot, ivrogne en cachette, malingre, hypocrite; le peuple, qui est bon juge, dit du chiffonnier: «C’est un bon zig, il peut faire ce qu’il veut de son argent: il lui coûte assez cher à gagner.» De l’autre, il vous dira: «C’est un faignant, il ne se remue pas.» Ne pas se remuer, c’est le nec plus ultra de la fainéantise, car le contraire peut se traduire par cette maxime de La Fontaine:
C’est le fonds qui manque le moins.
En effet, s’il est un ouvrier qui se donne du mal, qui se remue, c’est bien le chiffonnier; il fait tout ce qu’il peut pour gagner honorablement sa vie par le travail; tandis que l’autre, confiant en la charité publique, laisse doucement couler sa vie, attendant nonchalamment les dons du bureau de l’administration de l’Assistance; intrépide au repos, il fait des efforts inouïs pour se rendre complètement inutile.
Nous avons eu souvent occasion, pour nos études particulières et pour des missions que nous confiaient des personnes charitables, de voir de près toutes les classes nécessiteuses que renferme Paris, et, nous ne pouvons nous le dissimuler, nous nous sentons une propension toute particulière pour le chiffonnier. C’est là, en effet, que nous avons rencontré le plus de probité, de courage, de volonté, de philosophie. Nous y avons trouvé des types uniques, des caractères à part qui semblent avoir adopté instinctivement pour devise ce précepte d’Horace: Sperat infestis, metuit secundis bene præparatum pectus.
Généralement le chiffonnier vit par bande; il n’est jamais seul, il aime la société parce qu’il est causeur, parleur, conteur. Dès que l’un d’eux a découvert une maison ou un terrain à louer, tous les autres le viennent visiter et finissent bientôt par former une colonie, un clan, une famille, une espèce de société de secours, où ils s’aident généreusement quand viennent les mauvais jours. C’est ce qui est arrivé pour la maison de la mère Marré.
II
LA MÈRE MARRÉ
A l’extrémité de la rue Grange-aux-Belles, sur la colline qui domine le canal Saint-Martin, l’hôpital Saint-Louis, à deux pas de nos splendides boulevards, au milieu des riches usines des faubourgs du Temple et Saint-Martin, au centre du quartier le plus peuplé et le plus travailleur de Paris, s’élève une grande bâtisse blanche de quatre étages ayant toutes les apparences, mais, hélas! rien que les apparences, du confort; son aspect est même, il faut le dire, guilleret et fort plaisant. En un mot, c’est une maison de celles qu’on nomme convenables. C’est la demeure de la mère Marré.
La mère Marré? That is the question.
Feu M. Marré, car il y a cinq ou six ans que ce digne citoyen est parti pour rendre ses comptes au Juge éternel, était un ancien militaire, un vieux de la vieille, un vrai dur à cuire. Il avait attiré autour de lui tous les débris de la vieille armée qui exerçaient à Paris les petites professions des abords des barrières, tels que marchands de gâteaux, d’allumettes chimiques, de radis noirs, de cahiers de chansons, de lacets, fils et aiguilles. Sa maison avait l’air d’une succursale de la caserne des vétérans; on n’y parlait que de guerres, de batailles, de marches forcées, de redoutes emportées, de batteries enlevées, de canons encloués. Les soirées du coin du feu y étaient des veillées d’armes. Assis autour du poêle de la chambre, plus d’un commensal s’y croyait au bivouac de la Bérésina ou de Leipzig. On y jugeait les généraux, les maréchaux, les brigades et les régiments. Chacun avait servi avec les plus braves, et le tout finissait par des disputes, des gros mots, des jurons, quelquefois des horions échangés en l’honneur d’un des corps de la grande armée.
Tout est bien changé maintenant. Les vieux ont suivi leur ancien au tribunal suprême; c’est à peine si, par-ci par-là, on y rencontre encore quelques débris de notre gloire. La mère Marré a pris le gouvernement de la maison, et tout n’en marche que mieux. Elle a la victoire en horreur; les succès, les Français, les guerriers, les lauriers, lui donnent des nausées. Elle a tant et tant entendu parler d’Eylau, Wagram, Austerlitz, Moskowa, qu’elle raconterait ces grandes pages de l’histoire impériale comme le ferait un écrivain stratégique bien renseigné.
La mère Marré a soixante-cinq ans; c’est une femme de petite taille, replète, alerte, à l’œil fin et narquois, à la voix nasillarde, toujours grognonnant, de mauvaise humeur, au demeurant la meilleure femme du monde, d’un cœur d’or, un véritable diamant au milieu d’un faisceau d’épines. Il s’agit de savoir la prendre, voilà tout. Elle compatit à toutes les douleurs, car elle a tant vu de misères poignantes qu’elle a fini, la bonne nature, par sympathiser avec le malheur, comme tant d’autres ne sympathisent qu’avec la fortune et le bonheur.
La mère Marré est une femme d’une activité incroyable: à minuit, on la voit assise dans son vieux fauteuil près de la porte cochère; à trois heures du matin, on la retrouve à son poste, l’œil au guet, surveillant ses nombreux locataires au moment de leur sortie. La case de la mère Marré, car ce n’est ni une chambre, ni une loge, ni un salon, ni une pièce, ni un logis, la case donc de la mère Marré est une véritable ménagerie, compliquée d’une volière: chiens, chats, serins, pinsons, tourterelles, chardonnerets, moineaux francs et friquets y vivent en parfaite intelligence, y ont signé un traité de paix. Depuis la mort de son pauvre Augustin, elle a reporté toutes ses affections sur les pauvres petites bêtes qui, du moins, ne se soûlent pas et ne font pas enrager leur maîtresse.
III
LE PÈRE MOSCOU
Il se passe les scènes les plus curieuses dans le bouge de la mère Marré; elle est toujours en dispute avec ses locataires pour leur faire payer leur loyer, qu’ils acquittent par petits acomptes. Le père Moscou surtout lui donne un mal de galère. Le père Moscou est le vieil enfant gâté de la mère Marré, il était l’intime de son pauvre défunt; aussi, malgré toutes ses frasques, l’aime-t-elle toujours. Dès deux heures et demie on entend la voix du vieux soldat chiffonnier fredonnant de toute la force de ses poumons d’acier:
Il est fièrement campé sur sa jambe nerveuse, le bonnet de police crânement posé sur l’oreille; il porte sa hotte en vrai troupier fini, comme jadis il portait son sac de soldat; il semble manier une poignée d’épée en faisant voltiger son crochet entre ses doigts. Malgré ses soixante-dix ans il a conservé son allure militaire, ses airs de grognard troubadour, et son aplomb de vainqueur de l’Europe coalisée.
La mère Marré l’arrête au passage:
«Ah! le beau chanteur, et mes dix sols, quand me les donneras-tu, mes dix sols, vieux sac à vin? Ça ne peut pas durer comme ça, je ne paye pas les impôts avec des sornettes, et le propriétaire avec des chansons, moi. Il me faut de l’argent, à moi: ah! mais, ou pas de clef.
—Allons, vieille, pas de mots inutiles; il y aura à la Saint-Marengo quarante ans que tu me dis la même chose, et je suis toujours ici. Que ferais-tu sans ton petit Moscou, ton ami, ton chéri?
—C’est bon, c’est bon, je ne me contente plus de belles paroles, moi, il me faut des espèces.
—Cependant...
—Il m’en faut.
—Je n’en ai pas, la vieille... crème des bonnes femmes. Déclare-moi en faillite, fais-moi faire banqueroute, déshonore ton vieil ami, cloue son nom au pilori, envoie-le à Clichy, pour dix sols qu’il te doit après quarante ans de location. Mais je te l’ai payée, ta baraque; allons, ouvre, et ne fais pas de peine à celui qui a l’honneur d’être ton très humble et très obéissant serviteur, Antoine-Joseph Dallaud, dit Moscou la Bravoure.»
Il profite du moment où la mère Marré a le dos tourné, il allonge le bras, tire le cordon et sort en chantant:
La pauvre vieille le regarde s’éloigner et dit:
«Cet être-là fait de moi ce qu’il veut.»
En effet, le père Moscou est le seul débiteur de la maison, personne n’oserait faire attendre sa semaine à la mère Marré: car elle loue indifféremment à la semaine, au jour, au mois et au terme, et il y a des gens qui y sont logés au jour depuis vingt ans et plus. Mais chez le père Moscou, c’est un principe. Il laisse toujours une petite queue chez tous ses fournisseurs pour, dit-il, avoir des gens qui le regretteront et penseront à lui après sa mort.
Sa journée commence à trois heures du matin; il fouille de droite et de gauche tous les tas d’ordures sur son passage, jusqu’à ce qu’il arrive à sa rue, aux bons tas qui lui sont réservés: car Moscou, étant connu pour sa probité, a ses clients et ses maisons. Les portiers lui gardent les paniers des bonnes, à condition qu’il jettera tous les détritus à la borne avant le passage des boueux de la salubrité et avant l’arrivée des lanciers du préfet de police; c’est ainsi qu’il nomme les balayeurs embrigadés. En quelques minutes, il a visité tous ces paniers, supputé la valeur de chaque objet: les papiers, chiffons, tessons, tout lui sert, tout lui est bon. A huit heures, sa hottée pleine, il va au faubourg du Temple prendre son rang à la queue du restaurant Passoir.
C’est encore là une coutume toute parisienne, qui, malheureusement, tend chaque jour à disparaître et qu’il faudrait cependant conserver. Les anciennes maisons de traiteurs, celles qui datent de trois ou quatre générations, ont l’habitude de faire distribuer chaque jour aux malheureux tous les restes de victuailles laissés par les consommateurs; elles ont la pudeur de ne pas tirer un bénéfice de ce qu’elles ont une fois déjà vendu. Mais la spéculation moderne est venue, elle a tout changé, maintenant; on a trouvé un moyen de tirer profit de ces rogatons, on les livre à forfait aux marchands d’arlequins, qui revendent aux pauvres ce qui leur appartient en toute justice. Les successeurs de M. Passoir ont religieusement et charitablement conservé le vieil usage; de la desserte de leurs tables ils nourrissent plusieurs familles. C’est une bonne action qui n’a pas besoin d’être louée, c’est là un exemple qui devrait être suivi par tous les restaurateurs, qui ainsi auraient les bénéfices d’une charité toute gratuite.
Le père Moscou est un des plus fervents habitués de ces distributions matinales. Il vient y chercher son pain quotidien. Sa journée est finie lorsque celle des autres commence; lorsque Paris, s’éveillant, ouvre à peine ses boutiques, et que les quartiers riches reposent encore tout entiers dans le calme et le silence, il regagne ses appartements en fredonnant quelque vieille marche militaire, il est fier et heureux, il a la vie assurée pour vingt-quatre heures; le roi n’est pas son cousin, il porte dans sa hotte assez de marchandises pour boire tout un jour.
Son triage fait, il entonne le refrain: A demain les affaires SÉRIEUSES, et il monte à la barrière de la Chopinette, à l’enseigne du Petit Pot gris. Là, il trouve nombreuse compagnie: c’est la petite bourse des chiffonniers; c’est dans ce cabaret qu’on discute le prix du chiffon, du papier, des os, des tessons de bouteilles, marchandises qui, pour n’être pas portées aux mercuriales des journaux de commerce, ne sont pas moins soumises à la hausse et à la baisse comme toutes les autres, et excitent la cupidité de plus d’un spéculateur.
IV
TAPIS-FRANCS
Dès que Moscou a déjeuné, vidé chopine, pris son café, son pousse-café, sa rincette et sa sur-rincette, et qu’il connaît le cours de sa marchandise, il commence à vivre, dit-il, c’est-à-dire qu’il se rend à l’Abattoir pour se rafraîchir. L’Abattoir est une sorte de cave enfumée, sombre, basse, humide, sans air, que le soleil n’a jamais été assez audacieux pour visiter; ses murs squalides suintent la misère et la puanteur, ses tables boiteuses et ses bancs éclopés servent de dortoir à toute une population d’êtres abrutis, n’ayant plus conscience de leur existence, ni rien d’humain. C’est un des spectacles les plus navrants qui se puissent voir qu’une réunion de ces pauvres idiots brûlés par les liqueurs fortes, annihilés par la débauche, qui ne pensent plus, agissent mécaniquement comme des automates, vous regardent avec de gros yeux ternes hébétés, et n’ont même plus assez d’intelligence pour comprendre ce que vous leur dites. Ils ne mangent pas, l’eau-de-vie suffit à tous leurs besoins animaux; ils vivent on ne sait comment; un matin on les trouve morts au coin d’une borne ou bien au fond de quelque bouge, et personne ne s’inquiète de ce qu’ils sont devenus; ils ont disparu comme l’insecte qu’emporte la bourrasque, sans qu’on s’en émeuve. Il faut un tempérament de fer pour résister aux influences délétères de cette eau-de-mort qu’on débite aux alentours des barrières. Et le Grand-Saint-Nicolas, l’estaminet des pégossiers, et l’Abattoir sont peut-être les plus dangereux de ces débits, et cependant les plus fréquentés, parce que les gouttes y sont très copieuses, c’est-à-dire qu’ils tuent en moins de temps que leurs confrères.
Lorsque le père Moscou a absorbé une dizaine de tournées de cet horrible breuvage, ivre de poison déguisé sous le nom d’eau-de-vie, il regagne en chancelant son pauvre gîte, se jette sur le tas de paille maculé qui compose son mobilier, et s’endort en fredonnant son refrain favori:
Le lendemain, il recommencera; de longues années s’écouleront toujours semblables, toujours accompagnées des mêmes joies, des mêmes souffrances; il ne sera jamais plus heureux ni plus malheureux un jour que l’autre, il aura toujours froid en décembre, il grillera en juin, sans se plaindre, sans murmurer, sans accuser le sort, sans maudire les heureux de ce monde, mais ayant toujours une parole compatissante pour ceux qui souffrent de la faim et de la maladie, une larme pour ceux qui passent l’arme à gauche. Et c’est là l’existence de milliers d’individus qui chaque jour foulent le pavé de la grande ville. Parmi eux il se trouve des hommes jeunes et vigoureux, d’autres qui ont occupé des positions élevées dans le monde; des femmes jeunes et quelquefois belles, qui vivent avec une résignation toute philosophique, s’habituent à la misère et meurent sans avoir jamais envié ce qu’elles voient aux autres, mais aussi souvent sans avoir pensé un seul moment à l’abjection de leur position. L’eau-de-vie leur a, dès l’enfance, anéanti l’intelligence.
V
L’ARISTOCRATIE DE LA CHIFFE
Quelquefois, lorsque les bras manquent dans les usines d’alentour, les industriels viennent demander des hommes de bonne volonté à la maison de la mère Marré, où ils sont certains de rencontrer beaucoup de monde, car il n’y a pas moins de trois cents locataires dans les chambrées de la vieille femme. S’il fait mauvais, s’il pleut, par exemple, ils trouveront quelques rares individus qui daigneront peut-être leur donner un coup de main; mais, dès que le beau temps reviendra, au moindre rayon de soleil, ils s’envoleront comme une nichée d’oiseaux aux premiers jours du printemps, en disant:
«Nous aimons mieux chiffonner, vivre à notre guise, en liberté, au grand air, comme de vrais animaux que nous sommes.»
Un goujat, un marmiton est fier de son métier, dit Pascal; il en est de même du chiffonnier qui aime son industrie, parce qu’elle lui donne droit au vagabondage dans les rues de Paris qu’il adore, où il vit dans une indépendance complète, sans soucis du lendemain, sans souvenirs du passé, à la grâce de Dieu, se fiant aux bonnes âmes et à la multiplicité des publications littéraires, et bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir de faim.
Aussi y a-t-il une espèce d’aristocratie dans la chiffe, ils comptent leur noblesse par génération; il y a des chiffonniers de naissance et des parvenus; ceux-là sont fiers de leurs ancêtres, ils en parlent avec une espèce d’orgueil; il n’est pas rare d’entendre un de ces hommes bizarres vous dire en relevant la tête:
«Dans notre famille on porte la hotte de père en fils; il n’y a jamais eu d’ouvriers. Chez nous on a le fusil sur l’épaule ou le crochet à la main.»
En effet, il y a des familles entières qui, depuis six générations, exercent cet étrange métier. Lorsqu’un des fils part pour l’armée, tous les parents, jusqu’aux cousins les plus éloignés et leurs amis, se réunissent pour faire la conduite au jeune soldat; ils font une quête entre eux, qui lui est remise au moment de la séparation, et tous les mois ils lui envoient régulièrement une petite somme pour l’aider à charmer les ennuis de la garnison. Dès qu’il a fini son temps, en revenant dans ses foyers, mot un peu prétentieux pour désigner les bouges où gît cette population, le jeune soldat, libéré du service, change son havresac contre une hotte; il redevient chiffonnier comme devant; ils s’accouplent chiffonniers et chiffonnières; ils donnent le jour à de jeunes chiffonniers, qui, à leur tour, seront glorieux de prouver un jour aux populations à venir que bon sang ne peut mentir; ils mourront la hotte au dos, le crochet à la main, en explorant quelque monceau d’immondices. L’ambition n’est pas encore venue troubler la cervelle de ces braves gens et leur faire rêver pour leurs fils des positions plus élevées que celle des parents. Ils n’ambitionnent ni le doctorat, ni le notariat, ni l’étude d’avoué ou d’huissier, ni ce fameux barreau qui mène à tout, disent les vaudevillistes, et qui, en résumé de compte, a produit plus d’existences déclassées que de gens arrivés. Ils ne se laissent point leurrer par les apparences, ils sont trop philosophes pratiques pour cela; d’ailleurs ils connaissent les goûts de leurs enfants; ils savent qu’en chassant le naturel violemment, ils ne feront que précipiter son retour au grand galop.
Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n’ira pas à l’hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas; ils l’assisteront, ils feront des collectes pour lui donner le nécessaire, ils se priveront pour lui procurer quelques petites douceurs. C’est à qui lui portera du tabac, des pipes et le demi-setier d’eau-de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d’une nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier pur sang a horreur de l’Assistance publique; il regarde comme un déshonneur d’être inscrit au Bureau de bienfaisance. Il proclame tout haut à qui veut l’entendre que tout homme, à moins qu’il ne soit infirme, doit gagner sa vie, nourrir sa famille, élever ses enfants jusqu’à leur première communion. Après, ils s’arrangeront; ils feront comme les autres.