Poèmes et Poésies: Traduction précédée d'une étude par Paul Gallimard
[1] Cette pièce était originellement le début du poème d'Endymion. Lettre du 17 décembre 1817.
ÉCRIT AVANT DE RELIRE LE ROI LEAR
O Romance à la Langue-dorée accompagnée d'un doux luth!
Syrène aux beaux ramages! Reine! même lointaine!
Cesse tes mélodies en ce jour d'hiver.
Ferme ton volume vieilli, et sois muette.
Adieu! Une fois encore la lutte farouche
Entre le tourment de l'Enfer et l'argile impassible
M'enflammera; une fois encore j'expérimenterai
L'amère suavité de ce fruit Shakspearien.
Poète Roi! et vous nuées d'Albion,
Créateurs de notre profond et éternel thème,
Quand j'aurai parcouru l'antique forêt de chênes,
Que je ne m'égare pas en un rêve stérile.
Mais lorsque je suis consumé par le Feu,
Donnez-moi les ailes d'un nouveau Phénix pour voler à ma guise.
23 janvier 1818.
RÉPONSE A UN SONNET DE REYNOLDS FINISSANT AINSI:
«Les yeux sombres sont plus chers de beaucoup
Que ceux que parodie la clochette de l'hyacinthe.»
Le Bleu! c'est la vie du firmament, le domaine
De Cynthia—le vaste palais du Soleil—
C'est la tente d'Hespérus et de toute sa suite—
Le cœur des nuages, or, gris et brun.
Le Bleu! c'est la vie des eaux—l'Océan
Et tous les fleuves ses vassaux: les lacs innombrables
Peuvent entrer en fureur, écumer, bouillonner, mais ne pourront
Jamais subsister s'ils ont perdu leur originaire teinte bleu foncé.
Oh Bleu! charmant cousin de la forêt verte,
Marié au vert dans les fleurs les plus délicates—
Le «ne m'oubliez pas»—la campanule bleue—et cette reine
De la modestie, la violette: quelle puissance étrange
Tu possèdes, à l'état de simple ombre! Et combien grande,
Lorsque dans un Œil, par la volonté du Destin, tu es vivant!
Février 1818.
A HOMÈRE
Etant à l'écart dans une géante ignorance,
J'entends parler de toi et des Cyclades,
Comme quelqu'un, assis sur le rivage, qui désire ardemment
Pouvoir visiter le dauphin corail dans les profondes mers.
Ainsi tu étais aveugle!—Mais alors le voile était déchiré;
Car Jupiter enlevait les rideaux du ciel pour te permettre de voir,
Et Neptune construisit pour toi une tente d'écume,
Et Pan fit chanter pour toi ses ruches des bois;
Oui, sur les bords de l'obscurité il y a de la lumière,
Et les précipices montrent des prairies qu'on n'a pas foulées;
Il y a un matin en bourgeon dans minuit;
Il y a une triple vue dans une cécité aiguë;
C'est une telle vision que tu possèdes, comme il est arrivé jadis
A Diane, Reine de la Terre, du Ciel et de l'Enfer.
1818.
AU NIL
Fils des antiques montagnes Africaines de la Lune!
Torrent de la pyramide et du Crocodile!
Nous t'appelons fertiliseur, juste au moment où
Un désert remplit l'horizon intime de notre vision.
Nourricier de nations basanées depuis l'origine du monde,
Es-tu si généreux? ou leurres-tu
Ces hommes pour qu'ils t'honorent, toi qui, entraîné avec peine,
Les repose pendant l'espace situé entre le Caire et Decan?
Oh! puissent ces imaginations noires se tromper! Elles se trompent sûrement;
C'est l'ignorance qui fait une étendue stérile
De tout ce qui est au delà d'elle. Tu arroses
De verts roseaux, comme nos rivières; et tu goûtes
Le plaisant lever du soleil. De vertes îles tu as aussi,
Et vers la mer tu te hâtes aussi joyeusement.
Février 1818.
A REYNOLDS
O toi dont la face a senti le vent de l'Hiver,
Dont les yeux ont vu les nuages de neige suspendus dans la brume
Et les faîtes des ormes noirs au milieu de la froide lueur des étoiles!
Pour toi le Printemps sera un temps de moissons.
Toi dont le seul livre a été la lumière
De l'obscurité suprême, dont tu t'es repu
Nuit après nuit, lorsque Phœbus était au loin!
Pour toi le Printemps sera un triple matin.
Oh! ne t'épuise pas en courant après la science! Je ne sais rien,
Et pourtant mes chants jaillissent naturellement avec la chaleur.
Oh! ne t'épuise pas en courant après la science! Je ne sais rien,
Et pourtant le soir écoute[1]. Qui s'attriste
A la pensée de la paresse ne peut être paresseux,
Et celui-là est éveillé qui pense qu'il est endormi.
19 février 1818.
[1] Attend une parole de moi.
OÙ EST LE POÈTE?
Où est le poète? montrez-le! montrez-le,
Vous, les neuf Muses! que je puisse le reconnaître.
C'est l'homme qui en face d'un homme
Est toujours un égal, fût-il un roi,
Qu'il soit le plus pauvre de la tribu des mendiants
Ou n'importe quelle autre chose étonnante
Que puisse être un homme entre un singe et Platon;
C'est l'homme qui, devant un oiseau,
Roitelet ou aigle, trouve le chemin
De tous ses instincts; il a entendu
Le rugissement du lion, et peut dire
Ce qu'exprime sa gorge rugueuse,
Et pour lui le hurlement du tigre
A une signification et frappe
Son oreille comme une langue maternelle.
ROBIN HOOD
A un ami.
Non! ces jours sont loin derrière nous,
Leurs heures sont vieilles et grises,
Leurs minutes enterrées toutes
Sous le tapis mortuaire foulé aux pieds
Et formé par les feuilles de nombreuses années!
Bien des fois les grands ciseaux de l'hiver,
Le Nord glacé et l'Est frissonnant,
Accompagnèrent de leurs tempêtes la fête
Des toisons murmurantes de la forêt,
Depuis le temps où les hommes ne connurent ni termes ni rentes.
Non, le bugle ne retentit plus,
Pas plus que l'archet nasillard;
Silencieuse est la perçante flûte d'ivoire
A travers la bruyère et sur la colline;
Dans le cœur des grands bois s'est tû le rire
Dont l'Echo solitaire renvoie la moitié
A quelque pauvre hère affolé d'entendre
Un éclat joyeux au plus profond de la morne forêt.
Pendant le plus beau temps de Juin
Vous pouvez errer, sous le soleil ou la lune,
Ou les sept planètes pour vous éclairer,
Ou le rayon de la polaire pour vous guider;
Mais jamais vous n'apercevrez
Le petit John ou le vaillant Robin;
Jamais un seul, de tout le clan,
Tambourinant sur une pinte vide
Quelque vieille ballade de chasse, pour
Charmer sa verte promenade en allant
Chez la belle hôtesse Merriment[1],
Dans la vallée, près de l'herbage de Trent;
Car il a abandonné le joyeux conte
Avant-coureur de l'ale épicée.
Disparu, le vacarme de la bachique danse moresque;
Disparue, la chanson de Gamelyn;
Disparu, l'outlaw au ceinturon coriace
Flânant sous la «verte futaie».
Tous sont disparus et passés!
Et si Robin pouvait surgir
Tout à coup hors de sa tombe de gazon;
Et si Marian pouvait passer,
Une fois encore, ses jours en forêt,
Elle pleurerait, et il deviendrait fou:
Il jurerait; car tous ses chênes
Abattus par les ouvriers de l'arsenal
Se sont pourris dans les ondes salées;
Elle pleurerait de ce que ses abeilles sauvages
Ne chantent plus pour elle—étrange! que le miel
Ne puisse plus être obtenu sans beaucoup d'argent!
C'est ainsi: cependant chantons,
Honneur au vieil arc!
Honneur au cor de chasse!
Honneur aux taillis non coupés!
Honneur au vert Lincoln!
Honneur à l'archer infaillible!
Honneur à l'adroit petit John!
Au cheval sur lequel il galopait!
Honneur au hardi Robin Hood!
S'endormant sous la feuillée!
Honneur à sa fiancée Marian!
Et à tout le clan de Sherwood!
Quoique leurs jours se soient enfuis,
Tous deux entonnons un refrain.
3 février 1818.
[1] Littéralement: Bonheur.
VERS SUR LA TAVERNE DE LA SIRÈNE[1]
—Ames de poètes morts et disparus,
Quel Elysée avez-vous connu,
Riante campagne ou caverne moussue,
Plus raffiné que la Taverne de la Sirène?
Vous êtes-vous enivrés avec boisson plus exquise
Que le vin des Canaries versé par mon hôte?
Ou y a-t-il au Paradis des fruits
Plus savoureux que ces friands pâtés
De venaison? O nourriture généreuse!
Préparée comme si le hardi Robin Hood
Voulait avec sa fiancée Marian,
Festoyer et se griser en vidant corne et canette.
—J'ai entendu dire qu'un beau jour
L'enseigne de mon hôte s'était envolée,
Personne ne savait où, jusqu'à ce que
La vénérable plume d'un astrologue
A une peau de mouton confiât l'anecdote—
Il raconta vous avoir vus dans votre gloire
Au-dessous d'une vieille enseigne nouvelle
Dégustant un breuvage divin,
Et mettant en gage d'un air satisfait
La Sirène dans le zodiac.
—Ames de poètes morts et disparus,
Quel Elysée avez-vous connu,
Riante campagne ou caverne moussue,
Plus raffiné que la Taverne de la Sirène?
Février 1818.
[1] Taverne fréquentée par les poètes de la période Elisabéthéenne Shakspeare, Ben Jonson etc.
LES SAISONS HUMAINES
Quatre saisons comblent la mesure de l'année;
Quatre saisons se partagent l'esprit de l'homme:
Il a son vigoureux printemps, lorsque sa pure fantaisie
Saisit en tout la Beauté, simplement en étendant la main.
Il a son Eté, lorsque voluptueusement
Récoltant le miel des jeunes pensées printanières, il se plaît
A ruminer, et, en s'élevant dans ces hauteurs de rêve,
Il se rapproche le plus du ciel; de paisibles baies
Abritent son âme en Automne, alors que, les ailes
Etroitement repliées, il se contente de regarder
Les brumes, dans l'oisiveté—de laisser les belles choses
Le côtoyer sans les utiliser plus qu'un ruisseau à sa source.
Il a son Hiver, aussi, de pâle déformation,
Autrement il abdiquerait sa nature mortelle.
13 mars 1818.
FRAGMENT D'UNE ODE A MAÏA
A Raynolds.
Mère d'Hermès! O Maïa toujours jeune!
Puissé-je te dédier un chant
Digne des hymnes qu'on t'a chantés sur les grèves de Baïes?
Ou puissé-je t'invoquer
En vieil idiome Sicilien? Ou tes sourires
Quêter comme naguère ils le furent, dans les îles grecques,
Par des bardes qui moururent heureux sur une riante pelouse,
Laissant des vers grandioses à un petit clan?
Oh! donne-moi leur antique vigueur, n'ayant pour auditeur
Que la paisible primerose, et l'espace
Du ciel et quelques oreilles!
Murmuré par toi, mon chant se mourrait
Heureux comme les leurs,
Riche d'avoir glorifié un seul jour.
3 mai 1818.
EN VISITANT LA TOMBE DE BURNS
La ville, le cimetière, le soleil couchant,
Les nuages, les arbres, les collines environnantes, tout cela semble
Quoique beau, froid—étrange—comme dans un rêve
Que j'ai rêvé, il y a longtemps, et que je viens de reprendre.
Le court et pâle Eté est à peine sorti
Du frisson de l'hiver, pour briller l'espace d'une heure;
Quoique foyers de saphir, leurs étoiles ne scintillent pas:
Tout est froide Beauté; le chagrin ne passe jamais.
Qui, en effet, a le courage de savourer, sage comme Minos,
La réalité de la Beauté, libre de cette teinte de mort
Que l'imagination maladive et l'orgueil malade
Jettent blême sur elle? Burns! avec le respect qui t'est dû,
Je t'ai toujours vénéré. Grande ombre! voile
Ta face; je pèche contre les cieux qui t'ont vu naitre.
1er juillet 1818.
OLD MEG
La vieille Meg était une Bohémienne;
Elle vagabondait par les landes,
Son lit était la bruyère roussâtre
Et sa demeure était hors des portes.
Pour pommes elle avait des graines noires,
Pour groseilles des cosses de genêts,
Pour vin la rosée de la sauvage rose blanche,
Pour livre la tombe du cimetière.
Ses frères étaient les rocailleux côteaux
Et ses sœurs les grands mélèzes;
Seule avec sa vaste famille
Elle vivait à sa fantaisie.
Plus d'un matin elle passait sans déjeuner,
Et plus d'une après-midi sans dîner,
Puis, au lieu de souper, elle fixait
La lune, yeux contre rayons.
Mais, chaque matin, avec le tendre liseron
Elle se composait une guirlande,
Et, chaque nuit, c'était l'if sombre du vallon
Qu'elle entrelaçait, puis se mettait à chanter.
Ensuite de ses doigts vieux et brunis
Elle tressait des nattes de joncs,
Et les donnait aux villageois
Qu'elle rencontrait dans les taillis.
La vieille Meg était brave comme la reine Marguerite,
Et de la taille d'une Amazone.
Un vieux plaid rouge enveloppait son buste,
Un débris de chapeau couvrait son chef.
Que Dieu donne quelque part le repos à ses os âgés!
Elle mourut il y a bien des années passées!
2 juillet 1818.
ÉCRIT DANS LA DEMEURE DE BURNS
Ce corps mortel d'un millier de jours
Occupe en ce moment, Burns, une place dans la propre chambre,
Où tu as rêvé seul de lauriers en bourgeons,
Heureux et sans penser au jour fatal!
Mon pouls s'échauffe avec ton propre Barley-bree,
Ma tête est légère pour porter un toast à une grande âme,
Mes yeux sont hagards, et je ne peux pas voir,
Mon imagination est anéantie et enivrée de son but;
Et cependant je peux appuyer mon pied sur ton plancher,
Je peux ouvrir le châssis de ta fenêtre pour découvrir
La prairie que tu as foulée si souvent,—
Et cependant je peux penser à toi jusqu'à m'aveugler la pensée,—
Et je peux boire une rasade en ton nom,—
Oh! souris parmi les ombres, car c'est la célébrité!
22 juillet 1818.
STAFFA
Jamais Aladin le magicien
N'entreprit un tel ouvrage;
Jamais la sorcière de la Dee
Ne put voir un tel rêve.
Ni Saint Jean, en l'île de Patmos,
Dans l'ardeur de sa mission,
Lorsqu'il aperçut les sept églises,
Aux nefs dorées, érigées dans le ciel,
N'eut les yeux frappés de l'émerveillement
Que j'éprouvai debout sous sa voûte.
Là! je vis là quelqu'un endormi
Sur le marbre froid et nu;
Pendant que les flots lavaient ses pieds
Et que ses blancs vêtements claquaient,
Trempés, contre les sombres rocs.
Sur sa nuque ses longues mèches
Soulevées, sans être mouillées, au-dessus de la mer
Flottaient sur les vagues comme elles ondulées.
«Qu'est cela et qui es-tu?»
Chuchotai-je en touchant son front;
«Qui es-tu et qu'est cela?»
Chuchotai-je, et je m'efforçai de baiser
La main de l'esprit, pour éveiller ses yeux.
Il tressaillit à l'instant même:
«Je suis Lycidas, dit-il,
Célèbre par mes chants funèbres.
Cette architecture est l'œuvre
Du grand Océan!—
C'est ici que ses puissantes eaux font vibrer
Tout le jour les orgues caverneuses;
C'est ici que, tour à tour, tous ses dauphins
Pèlerins à nageoires, grands et petits
Viennent payer l'hommage dû,—
Chacun doit faire jaillir des perles de sa bouche!
Plus d'un mortel de ces jours
Ose fouler nos sentiers sacrés,
Ose profaner audacieusement
Cette cathédrale de la mer!
Je fus le pontife souverain
De ce lieu où les eaux jamais ne se calment,
Où le chœur empenné des oiseaux de mer
S'élève à jamais! Le feu sacré
Je le garde caché à tout mortel;
Protée est mon sacristain!
Mais le regard stupide d'un humain
A franchi ce portail de rochers:
Aussi pour toujours fuirai-je
Ce lieu ainsi souillé, et bientôt
Je le dépouillerai de son enchantement.»
Ce disant, avec la rapidité de l'éclair
L'Esprit plongea!
26 juillet 1818.
TEIGNMOUTH
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Cher Reynolds! j'ai un conte mystérieux,
Et ne peux pas le dire; je déchiffre la première page
Sur un roc de Lampit couvert d'algues vertes
Au milieu des brisants; il faisait une soirée tranquille,
Les roches demeuraient silencieuses, la vaste mer roulait
Sans fracas une frange d'écume argentée
Sur une plage unie de sable brun; j'étais chez moi
Et mon bonheur eût été complet—mais je voyais
Trop profondément dans les espaces sous-marins, où chaque estomac,
S'il est le plus fort, se nourrit du plus faible éternellement.—
Mais je pénétrais trop distinctement jusqu'au cœur
D'une éternelle et féroce destruction;
Ainsi du bonheur je m'étais éloigné.
Cette pensée m'obsède encore, et quoique, aujourd'hui,
J'aie cueilli de jeunes pousses printanières et de joyeuses fleurs
De pervenches et de fraises sauvages,
Je perçois encore cette destruction infiniment féroce:—
Le Requin cruel pour sa proie—le Faucon armé de ses serres,—
Le gentil Rouge-Gorge, tout comme le Léopard et l'Once
Dévorant un Ver,—Arrière, horrible penchants!
Penchants que chacun porte en soi!. . . . . .
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D'APRÈS RONSARD
FRAGMENT D'UN SONNET
La nature retint Cassandre dans les espaces éthérés
Pour la parer davantage, un millier d'années,
Elle prit les nuances les plus délicates de leur crème de Beauté,
Et la modela et la colora avec plus de soin que ses pareilles:
Pendant ce temps l'Amour la pressait tendrement dans ses ailes,
Et sous leur ombrage emplissait ses yeux
De tant d'éclat que les royaux habitants des nuages
Du haut Olympe poussaient des soupirs d'esclaves.
Aussitôt que des Cieux je la vis pour la première fois descendre,
Mon cœur prit feu et ressentit de brûlantes douleurs—
Elles furent mes seuls plaisirs—elles furent la triste fin de ma Vie;
L'amour avait infusé sa beauté dans mes ardentes veines...
22 septembre 1818.
ENDORMIE
Endormie! oh dors ne fût-ce qu'un moment, blanche perle!
Que je puisse m'agenouiller et prier pour toi,
Et appeler les bénédictions du Ciel sur tes yeux,
Et aspirer l'atmosphère bienheureuse
Qui t'enveloppe et te touche de toutes parts,
Offrandes de mon servage, don de moi-même,
Mon adoration spontanée, mon grand amour!
1818.
A UNE DAME QU'IL AVAIT ENTREVUE QUELQUES INSTANTS AU VAUXHAL
La mer de ma vie a été pendant cinq ans à sa marée basse;
De longues heures ont laissé rouler le sable par flux et reflux;
Depuis que je fus enlacé dans les rets de ta beauté,
Que je fus séduit par le dégantement de ta main.
Et maintenant je ne fixe plus le ciel à minuit,
Sans que m'apparaisse la lueur de tes yeux restée vivace en moi;
Jamais je n'admire la couleur d'une rose,
Sans que mon âme prenne son élan vers ta joue;
Il m'est impossible de regarder une fleur en bouton,
Sans que mon oreille passionnée, en pensée à tes lèvres,
Et guettant un amoureux soupir, se rassasie
De sa douceur en sens inverse[1]:—Tu éclipses
Avec ton souvenir toutes les autres délices,
Et mélanges de chagrin mes plaisirs les plus chers.
[1] C'est-à-dire: de son amertume.
FANTAISIE
Que toujours puisse vagabonder la Fantaisie,
Le Plaisir n'est jamais au logis:
Au plus doux contact le Plaisir s'évapore,
Telles les bulles d'air assaillies par la pluie.
Que la Fantaisie ailée erre donc
A travers la pensée toujours flottante au dessus d'elle!
Ouvre toute grande la porte de la cage qui emprisonne l'esprit:
Il se précipitera au dehors et volera sous la garde des nuées.
O charmante Fantaisie! mets-là en liberté,
Les joies de l'Eté sont gâtées par l'usage,
Et l'enchantement du Printemps,
Disparaît comme fait sa floraison;
De même les fruits de l'Automne à la peau incarnate
Rougissant au milieu de la brume et de la buée
Rassasient avec l'abus. Que faire alors!
Assieds-toi près de l'âtre, lorsque
Les fagots pétillants jettent de brillantes flammes.
Esprit d'une nuit d'hiver;
Lorsque la silencieuse terre est recouverte,
Et que la neige durcie est grattée
Par la pesante semelle du valet de charrue;
Lorsque la Nuit se rencontre avec le Midi
En une noire conspiration
Pour bannir le Soir de son Ciel.
Assieds-toi là, et renvoie dehors,
Avec le plus grand respect d'elle-même,
La Fantaisie, investie d'une haute mission: renvoie-là au loin!
Elle a des vassaux, pour la servir:
Elle rapportera, en dépit des frimas
Des beautés que la terre a perdues;
Elle te rapportera, tout ensemble
Toutes les délices d'une température d'été,
Tous les bourgeons et les clochettes de Mai,
Nés dans le gazon humide ou la ramille épineuse;
Toutes les richesses amoncelées de l'automne
En un calme et mystérieux secret.
Elle mélangera ces plaisirs
Tels trois vins savoureux dans une coupe,
Et tu t'en abreuveras;—tu entendras
Distinctement les chants lointains des moissonneurs:
Le bruissement du blé qu'on récolte;
Les oiseaux roucoulant les antiennes du matin:
Et, au même moment—écoutez!
Voici la matinale alouette d'Avril,
Ou les freux avec leurs coassements affairés
Fourrageant pour recueillir paille et brindilles:
D'un seul coup d'œil, tu reconnaîtras
La marguerite et le souci,
Les lis au blanc duvet, et la première
Primevère des haies qui ait bourgeonné,
L'hyacinthe ombragée, toujours
Reine Saphir de la Mi-Mai;
Puis chaque feuille et chaque fleur
Ornée de sa propre pluie de perles;
Tu verras la souris des champs épier
Décharnée après sa réclusion ensommeillée,
Et le serpent tout maigri par l'hiver,
Dépouillé de sa peau, sur un talus ensoleillé;
Tu verras une nichée d'œufs tachetés
Près d'éclore dans l'aubépine,
Lorsque la femelle demeure les ailes
Immobiles sur son nid moussu;
Puis le tumulte et l'alarme
Lorsque la mouche à miel lance son essaim;
Et la pluie de glands qui tombent
Pendant que siffle la brise d'automne.
O charmante Fantaisie! mets-la en liberté:
Toutes choses sont gâtées par l'usage!
Où est la joie qui ne se fane pas
D'être trop regardée? Où est la vierge
Dont la lèvre mûre est toujours fraîche?
Où sont les yeux, cependant bleus,
Qui ne se ternissent pas? Où est la figure
Qu'on voudrait rencontrer partout?
Où est la voix, quoique harmonieuse,
Qu'on voudrait entendre très souvent?
Au plus doux contact le Plaisir s'évapore,
Telles les bulles d'air assaillies par la pluie.
Donc, que la Fantaisie ailée
Soit reconnue par toi comme maîtresse de ton esprit
Les yeux riants comme ceux de la fille de Cérès
Avant que le Dieu du Tourment ne lui enseignât
A froncer les sourcils et à gronder;
La taille et les flancs
Blancs comme ceux d'Hébé, lorsque de sa ceinture
Glissa son agrafe d'or, et que sur le sol
Tomba sa jupe à ses pieds
Pendant qu'elle tendait le gobelet d'ambroisie
Et que Jupiter s'alanguissait.—Romps les mailles
Des liens de soie qui retiennent la Fantaisie;
Hâte-toi de rompre la corde qui la lie,
Et elle te rapportera des joies semblables à celle-ci.
Que la Fantaisie ailée puisse vagabonder,
Le Plaisir n'est jamais au logis.
2 janvier 1819.
LA VEILLE DE SAINT-MARC
INACHEVÉE
Cela tomba un jour de Sabbath;
Deux fois sainte était la cloche du Sabbath
Qui appelait les fidèles à la prière du soir;
Les rues de la ville étaient propres et nettes
Purgées par les saines averses d'Avril;
Et sur les vitres des croisées, à l'Occident,
Le frileux coucher de soleil parlait tout bas
Des froides vallées d'une verdure sans maturité,
Des haies d'épines vertes sans fleurs,
Des rivières récemment formées avec leurs joncs printaniers,
Des primevères aux berges des ruisselets ombragés,
Et des pâquerettes sur les frissonnantes collines.
Deux fois sainte était la cloche du Sabbath:
Les silencieuses rues étaient encombrées
De groupes graves et pieux, encore
Imprégnés de la chaleur de leurs oratoires;
Ils se dirigeaient de l'air le plus réservé
Vers les chants du soir et la prière de vêpres.
Chaque porche cintré, chaque porte basse
Etait plein d'une lente et patiente foule,
Chuchotant à mi-voix, traînant les pieds,
Tandis que résonnait l'orgue bruyant et doux.
Les cloches avaient cessé, les prières commençaient,
Et Bertha n'avait pas même lu la moitié
D'un curieux volume rapiécé et déchiré,
Qui, tout le long du jour, depuis la première heure,
Avait retenu captifs ses deux yeux,
Au milieu de ses broderies d'or.
Une multitude de choses l'avaient rendue perplexe:—
Les étoiles du Ciel, les ailes des anges,
Les martyrs dans des torrents de flammes,
Les saints azurés et les rayons argentés,
Les tables sur la poitrine de Moïse, et les sept
Candélabres que Jean vit dans le Ciel,
Le lion ailé de Saint-Marc,
Et l'Arche d'Alliance,
Avec ses nombreux mystères,
Le Chérubin et la souris d'or.
Bertha était une gracieuse fille
Habitant sur la place de la vieille cathédrale;
Du coin de son âtre elle pouvait voir,
De profil, sa vénérable splendeur,
Aussi bien que les murs de l'Archevêché;
Où les sycomores et les ormes élevés
Couverts de feuilles, dépouilles des forêts,
N'étaient jamais glacés par le vent froid du Nord,
Etant abrités par cette masse imposante.
Bertha se leva, et lut un instant,
La tête appuyée contre la vitre de la fenêtre.
Elle fit un nouvel effort, puis un autre encore
Jusqu'à ce que le crépuscule jetât son obscurité
Sur la légende de Saint-Marc.
Hors de sa colerette de linon, plissée, délicate et légère,
Elle souleva son menton doux et chaud,
Le cou endolori, les yeux noyés,
Eblouie par les saintes images.
Tout était sombre et silencieux,
Sauf de temps à autre le bruit des pas
D'un retardataire rentrant chez lui,
Dont l'écho en passant résonnait devant le parvis de l'église.
Les bruyantes corneilles qui tout le jour
Croassent du sommet des arbres et des tours,
Par couples étaient revenues à leur nid,
Ayant toutes élu domicile dans l'ancien beffroi
Où elles s'endormaient parfois
Au son des musiques et des carillons berceurs.
Tout était silencieux, tout était sombre
Au dehors et au dedans de la chambre:
Elle s'assit, pauvre âme déçue!
Puis alluma une lampe aux charbons presque éteints,
Penchée en avant, sa brillante chevelure pendant,
Et le livre incliné, en plein devant la clarté.
Son ombre en une attitude guindée
Vacillait de ci, de là, démesurément agrandie
Sur les poutres du plafond et la vieille chaise de chêne,
Sur la cage du perroquet et le panneau carré,
Et l'écran brûlant placé en angle
Sur lequel étaient dessinés un nombre infini de monstres
Appelés colombes de Siam, souris de Lima,
Et des oiseaux de Paradis sans pattes,
Un ara, et le tendre Avadavat
Et l'Angora à la soyeuse fourrure.
Sans se lasser elle lisait, et son ombre toujours
S'étendait, comme si elle voulait remplir
La pièce de ses formes et de ses silhouettes les plus fantasques,
Comme si quelque dame de pique fantôme
Etait venue ricaner derrière son dos,
Danser et faire voltiger ses noirs vêtements.
Sans se lasser elle lisait la légende
De Saint-Marc, de son enfance à son âge mûr,
Sur terre, sur mer, enchaîné par les païens,
Trouvant son bonheur dans ses nombreux tourments.
Quelquefois le docte ermite,
Avec une astérisque d'or, ou la flèche indicatrice,
Renvoyait à de pieuses poésies
Ecrites avec la plus fine plume de corbeau
En dessous du texte, de telle sorte que la rime
Etait éparpillée de temps en temps:
—«Il écrivit aussi sur l'état de perdition
Dans lequel se trouvait l'homme avant de s'éveiller dans la béatitude,
Quand ses amis le croyaient enseveli,
Sous terre, dans un beau suaire plissé;
Et comment un petit enfant pouvait être
Un saint avant sa naissance,
Etant donné que sa mère (que Dieu la bénisse!)
Se gardât dans la solitude,
Et embrassât dévotement la sainte Croix.
Sur l'amour de Dieu et la puissance de Satan
Il écrivit, et sur bien d'autres choses,
De douces choses que je ne peux citer.
Mais je dois en vérité parler
Quelque peu de sainte Cécile,
Et surtout de ce qu'il a écrit
Sur la vie de saint Marc et sur sa mort:»
A la fin ses regards se fixèrent
Sur le fervent martyr,
Puis en dernier lieu sur sa sainte châsse
Elevée au milieu des cierges étincelants
A Venise,—
Janvier 1819.
A FANNY
I[1]
Nature guérisseuse! laisse mon esprit saigner!
Que mon cœur se soulage en composant des vers et que je trouve le repos;
Lance-moi sur ton trépied, jusqu'à ce que la marée montante
De vers qui m'étouffent déborde de ma poitrine trop pleine.
Un thême! un thême! grande nature! donne-moi un thême;
Que je commence mon songe!
Je viens.—Je te vois telle que tu te tiens ici,
Ne me renvoie pas dans l'air glacial.
II
Ah! mon plus cher amour! doux sanctuaire de mes craintes,
De mes espoirs, de mes joies, de mes misères haletantes.—
Cette nuit, si je peux deviner, ta beauté montre
Un sourire si délicieux,
Aussi brillant, aussi éblouissant,
Que lorsque avec des yeux ravis, douloureux, asservis,
Perdu dans une douce extase
J'admire, j'admire!
III
Qui, en ce moment, de ses regards gloutons, dévore mon festin?
Quels yeux effrontés dévisagent en ce moment ma lune argentée?
Ah! que du moins ta main ne soit saisie par personne;
Laisse, laisse les amoureux se consumer—
Mais, je t'en supplie, ne détourne pas,
Sitôt de moi, l'élan de ton cœur.
Oh! conserve, par charité
Les pulsations les plus rapides pour moi.
IV
Conserve-les pour moi, doux amour! quoique la musique souffle
De voluptueuses visions dans l'atmosphère embrasée,
Lorsque tu tourbillonnes au milieu des dangereux festons de la danse;
Sois comme un jour d'Avril,
Souriante, et froide, et gaie,
Un lis tempéré, aussi tempéré que beau;
Alors, Ciel! il y aura
Pour moi un Juin plus ardent.
V
Mais, ceci—vous le direz, ma Fanny, n'est pas vrai!
Mettez votre mignonne main sur votre sein de neige
Là où le cœur bat: confessez,—ce n'est pas nouveau—
Une femme ne peut-elle pas être
Une plume sur la mer,
Ballottée çà et là au gré des vents et des marées?
Ayant une direction aussi incertaine
Que la balle rebondissant dans la prairie?
VI
Je le sais—et le savoir, c'est se désespérer
Pour quelqu'un vous aimant comme je vous aime, douce Fanny!
Quelqu'un dont le cœur bat pour vous en tous lieux,
Qui lorsque vous rôdez au loin
N'ose pas rester dans sa misérable demeure,
Aimer, aimer seul, ses tristes, ses innombrables souffrances:
Chérie entre toutes! Evitez-moi
Les tortures de la jalousie.
VII
Ah! si vous estimez que mon âme subjuguée vaut plus
Que le pauvre, le passager, le bref orgueil d'une heure,
Que personne ne profane mon Saint-Siège d'amour,
Qu'une main grossière ne rompe pas
Le gâteau sacramentel:
Que personne autre ne touche la fleur encore en bourgeon
Sinon—que mes yeux se closent,
Amour! dans leur dernier repos!
Février 1819.
[1] Keats, pour cette pièce ainsi que pour plusieurs autres, n'a pas numéroté les strophes. Mais, dans une traduction il arrive que, certains vers étant beaucoup trop longs, quelques mots sont rejetés à la ligne suivante; en sorte que, sans cet artifice typographique, il serait difficile de discerner, du premier coup d'œil, l'ensemble de chaque strophe.
ODE
Bardes de Passion et de Joie,
Vous avez laissé vos âmes sur cette terre?
Avez-vous aussi des âmes au ciel,
Menant une double vie en des régions nouvelles?
Oui, et celles du ciel communes
Avec les sphères du soleil et de la lune;
Avec le bruit de fontaines merveilleuses,
Et le son d'éclats de tonnerre;
Avec le chuchotement d'arbres célestes
Et une autre, en paisible liberté
Assise sur les pelouses Elyséennes
Broutées seulement par les faons de Diane;
Au-dessous de larges clochettes bleues, habitant
Là où les marguerites ont la senteur des roses;
Où la rose elle-même possède
Un parfum qui n'existe pas sur terre,
Où le rossignol lance, non
Des vocalises sans suite, dans le délire,
Mais la divine vérité mélodieuse;
Des vers philosophiques harmonieux,
Des contes et des récits dorés
Sur le ciel et ses mystères.
—Ainsi vous vivez au ciel, et cependant
Sur terre vous vivez aussi.
Et les âmes que vous laissez derrière vous
Nous enseignent ici-bas le chemin qui conduit près de vous,
Là où vos autres âmes sont dans l'allégresse,
Jamais engourdies, jamais rassasiées.
Ici votre âme terrestre parle encore
Aux mortels, des menus faits de la semaine:
De leurs chagrins et de leurs joies,
De leurs passions et de leurs haines,
De leur gloire et de leur honte,
De ce qui fortifie et de ce qui guérit.
Ainsi vous nous enseignez chaque jour
La sagesse, bien que vous planiez au loin.
—Bardes de Passion et de Joie
Vous avez laissé vos âmes sur terre!
Avez-vous aussi des âmes au ciel
Menant une double vie en des régions nouvelles?
Mars 1819.
SONNET
Pourquoi ai-je ri cette nuit! Aucune voix ne le dira:
Ni Dieu, ni le Démon de sévère réplique,
Ne daigne répondre du Ciel ou de l'Enfer.
Alors vers mon cœur d'homme je me tourne aussitôt.
Cœur! Toi et Moi sommes ici, tristes et solitaires;
Je demande, pourquoi ai-je ri? O mortel souci!
O Ténèbres! Ténèbres! dois-je me lamenter sans fin,
Pour interroger en vain Enfer, et Ciel, et Cœur[1].
Pourquoi ai-je ri? Je connais la durée de l'Etre;
Ma fantaisie lui prodigue ses extrêmes remerciements.
Encore voudrais-je à cette heure même de minuit cesser d'être,
Et voir ces fastueuses insignes du monde réduites en lambeaux;
Poésie, Gloire et Beauté sont éclatantes, c'est vrai,
Mais la mort est plus éclatante encore—la mort est la haute récompense de la Vie.
19 mars 1819.
[1] Dans l'original les trois mots anglais commencent par un H. Nous avons essayé de rendre, faiblement hélas! cet effet avec les trois E répétés. Mais il manque encore l'aspiration.
ODE A UN ROSSIGNOL
I
Mon cœur souffre, une torpeur accablante s'empare
De mes sens comme si j'avais bu de la ciguë,
Ou vidé une coupe de puissant narcotique
A l'instant même et m'étais plongé dans le Léthé:
Ce n'est pas par envie de ton heureux destin,
Mais parce que je suis enivré de ton bonheur,—
Toi, qui, Dryade ailée des arbres,
Dans quelque mélodieux entrelacs
De hêtres verts et d'ombrages infinis
Chantes à plein gosier le calme de l'été.
II
Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin
Longtemps refroidi dans la terre profonde,
D'un vin qui sente Flora et la campagne verte,
La danse, les chansons provençales et la joie ensoleillée!
Oh! qui me donnera une coupe pleine du chaud Midi,
Pleine du véritable, du rougissant Hippocrène,
Avec, sur le bord, des bulles d'écume bouillonnante,
Que, la bouche teinte de pourpre,
Je puisse m'abreuver et, fermant les yeux sur le monde,
M'égarer avec toi dans l'obscurité de la forêt:
III
Disparaître dans l'espace, me dissoudre, oublier
Ce qu'au milieu des bois tu n'as jamais connu,
Le dégoût, la fièvre et l'agitation,
Parmi les hommes qui s'écoutent gémir les uns les autres;
Où le tremblement secoue les vieux aux rares cheveux gris,
Où la jeunesse devient blême, puis spectrale, et meurt;
Où rien que de penser remplit de tristesse
Et sur les paupières pèse d'un poids de plomb,
Où la Beauté ne peut conserver un jour ses yeux lumineux,
Sans qu'un nouvel Amour le lendemain en ternisse l'éclat!
IV
M'égarer loin! car je veux voler vers toi,
Non pas traîné par les léopards de Bacchus,
Mais sur les ailes invisibles de la Poésie,
Malgré les obstacles et les retards de la sottise:
Déjà je me sens avec toi! tendre est la nuit,
Et peut-être la Lune Reine est-elle sur son trône,
Au milieu de son essaim d'étoiles Fées;
Mais ici, il n'y a nulle clarté,
Sauf celle que le ciel souffle avec les brises
Sur les sombres feuillages et la mousse des sentiers sinueux.
V
Je ne peux même pas discerner les fleurs à mes pieds,
Ni quelles essences d'arbres dégagent d'aussi suaves senteurs,
Mais, dans la pénombre embaumée, je devine l'odeur spéciale
Dont ce mois de la saison parfume
Le gazon, le hallier, le fruit de l'arbre sauvage;
La blanche aubépine et l'églantine des champs;
La violette qui se fane si vite recouverte par les feuilles;
Et la fille aînée de la Mi-Mai,
La rose musquée en bouton, trempée de rosée vineuse,
Où ronronnent les mouches par les soirs d'été.
VI
Debout dans la nuit, j'écoute et plus d'une fois
J'ai été presque amoureux de la mort apaisante,
Je lui ai donné de doux noms en plus d'un vers pensif,
Pour qu'elle enlevât dans l'air mon souffle calme;
Maintenant plus que jamais il semble délicieux de mourir,
De finir à minuit sans souffrance
Pendant qu'au dehors tu répands ton âme
Dans une telle extase!
Tu chanterais encore; moi, j'aurais des oreilles qui n'entendraient pas—
Ton sublime Requiem résonnerait sur un tertre de gazon.
VII
Mais toi, tu n'es pas né pour la mort, immortel Oiseau!
Il n'y a pas de générations affamées pour te fouler aux pieds;
La voix que j'entends cette nuit fut entendue
Dans les anciens jours par empereurs et manants:
Peut-être cette même chanson fit tressaillir
Le triste cœur de Ruth, lorsque regrettant sa patrie,
Elle se tenait en larmes parmi les blés de l'étranger;
Peut-être est-ce toi-même qui souvent as
Charmé de magiques fenêtres, s'ouvrant sur l'écume
Des mers périlleuses, en de féeriques terres délaissées.
VIII
Délaissé! Ce mot même semble une cloche
Qui sonne la séparation et me rend à la solitude!
Adieu! l'imagination ne parvient pas à me leurrer autant
Que sa réputation le proclame, décevant elfe.
Adieu! Adieu! ton antienne plaintive va s'affaiblissant,
Il franchit la prairie voisine, le silencieux ruisseau,
Le sommet de la colline, puis s'anéantit dans les profondeurs
De la vallée prochaine.
Etait-ce une vision, était-ce un rêve?
La musique s'est envolée:—Suis-je éveillé, suis-je endormi?
Avril 1819.
ODE SUR UNE URNE GRECQUE
I
O toi! fiancée encore inviolée de la quiétude,
O toi! nourrisson du silence et des lentes heures,
Rhapsode sylvestre, qui peux chanter
Un conte fleuri plus harmonieux que nos vers:
Quelle légende enveloppe tes contours d'une frange feuillagée?
Est-elle de divinités ou de mortels, ou des deux,
Dans la vallée de Tempé ou les gorges d'Arcadie?
Quels dieux ou quels hommes sont là? Quelles vierges résistent?
Quelle folle poursuite? Quelle lutte pour échapper?
Quelles flûtes sont là? Quels tambourins? Quelle sauvage extase?
II
Les mélodies entendues sont douces, mais celles qu'on n'entend pas
Sont plus douces encore; donc, suaves pipeaux, continuez de jouer:
Non pour l'oreille sensuelle, mais des ballades plus chéries,
Des ballades pour l'esprit, sans sonorités!
Bel éphèbe, sous ces arbres, tu ne peux quitter
Ta chanson, pas plus que les arbres ne quittent leurs feuilles;
Audacieux amoureux, jamais, jamais tu n'obtiens les baisers,
Quoique tu sois proche du but—cependant, ne te chagrine pas;
Elle ne peut se flétrir, quoique tu n'atteignes pas ton bonheur,
A jamais tu aimeras, et elle sera belle!
III
Ah! heureux, heureux rameaux! qui ne pouvez perdre
Vos feuillages, ni jamais dire au printemps adieu;
Et toi, heureux mélodiste, jamais lassé,
Modulant à jamais des chants qui ne vieillissent jamais;
Plus heureux amour, plus heureux, heureux amour!
Que l'on peut goûter sans cesse, à jamais chaud,
A jamais haletant, à jamais jeune;
Soupirant bien au-dessus de toute passion humaine,
Qui laisse le cœur repu et plein d'amertume,
Le front brûlant et la langue desséchée.
IV
Quels sont ces gens allant au sacrifice?
Vers quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,
Conduis-tu cette génisse qui mugit aux cieux,
Ses flancs soyeux tout parés de guirlandes?
Quelle petite ville sur une rivière ou sur le bord de la mer
Ou bâtie sur une montagne avec une paisible citadelle,
Est vide de cette foule en cette pieuse matinée?
Et toi, petite ville, tes rues à jamais
Demeureront silencieuses; et pas une âme, pour dire
Pourquoi tu es déserte, ne peut revenir jamais.
V
O chef-d'œuvre Attique! contours si purs qu'étroitement
Enserrent une race d'hommes et de vierges de marbre,
Des branches des forêts et des herbes foulées;
Forme silencieuse, ta hantise dépasse notre pensée
Comme fait l'éternité: Froide Pastorale!
Quand la vieillesse consumera cette génération,
Tu resteras, au milieu d'autres douleurs
Que les nôtres, une amie de l'homme, à qui tu dis:
«Beauté, c'est Vérité, Vérité, c'est Beauté»—, voilà tout
Ce que vous savez sur terre, tout ce qu'il vous faut savoir.
Avril 1819.
ODE A PSYCHÉ
I
O Déesse! écoute ces harmonies sans rythme, expression
D'une douce contrainte et d'un cher souvenir.
Et pardonne-moi de murmurer tes secrets
Même à ta propre oreille à la conque délicate:
Sûrement ai-je rêvé aujourd'hui, ou ai-je vu
L'ailée Psyché de mes yeux éveillés?
J'errais, ne pensant à rien, dans une forêt
Lorsque soudain, défaillant de surprise,
J'aperçus deux belles créatures, étendues côte à côte
Dans l'herbe la plus touffue, sous le dais bruissant
Des feuilles et des tremblantes floraisons, là où court
Un ruisselet, à peine visible.
II
Parmi les silencieuses fleurs, aux fraîches racines, aux taches parfumées
Bleu, blanc d'argent, aux boutons pourpres de Tyr,
Elles reposent, la respiration calme, sur le jeune gazon;
Leurs bras et leurs ailes s'enlacent;
Leurs lèvres ne se touchaient pas, mais ne s'étaient jamais dit adieu,
Comme si, disjointes par la caressante main du sommeil,
Elles étaient prêtes encore à dépasser le nombre des baisers échangés
Lorsque tendrement l'amour ouvre les yeux du matin[1]:
L'enfant ailé je le reconnus.
Mais qui étais-tu, o heureuse, heureuse colombe?
Sa Psyché! elle-même!
III
O la dernière née et de beaucoup la plus aimable vision
De toute la hiérarchie évanouie de l'Olympe!
Plus belle que l'étoile de Phœbé entourée de saphirs
Ou que Vesper, l'amoureux ver luisant du ciel;
Plus belle qu'eux, quoique tu n'aies aucun temple,
Ni autel enguirlandé de fleurs,
Ni chœurs de vierges exhalant de délicieuses litanies
Aux heures de minuit;
Ni voix, ni luth, ni pipeau, ni suave encens
Fumant d'un brûle-parfum balancé avec des chaînes;
Ni châsse, ni bocage, ni oracle, ni fiévreuse
Incantation psalmodiée par un prophète aux pâles lèvres.
IV
O toi, la plus brillante! quoique venue trop tard pour d'antiques offrandes,
Trop, trop tard pour la lyre ingénûment croyante,
Lorsque sacrés étaient les rameaux des forêts hantées.
Sacrés l'air, l'eau et le feu;
Pourtant, même en ces jours si éloignés
Des heureuses piétés, tes ailes resplendissantes,
S'agitant parmi les Olympiens évanouis,
Je les vois, et je chante inspiré par mes propres visions.
Donc, souffre que je sois ton chœur et que j'entonne une litanie
Aux heures de minuit;
En l'honneur de ta voix, ton luth, ton pipeau, ton suave encens
Fumant d'un brûle-parfum balancé avec des chaînes;
Ta châsse, ton bocage, ton oracle, ta fiévreuse
Incantation psalmodiée par un prophète aux pâles lèvres.
V
Oui, je serai ton prêtre, et te construirai un temple
Dans quelque région inexplorée de mon esprit,
Où mes pensées, telles des ramures, nouvellement jaillies d'une délicieuse douleur,
En guise de pins, murmureront dans le vent.
Loin, loin alentour, ces arbres groupés dans l'ombre
Garnissent de pic en pic les sauvages déclivités de la montagne;
Et là, zéphyrs, torrents, oiseaux et abeilles,
Endormiront par leurs berceuses les Dryades vêtues de mousse,
Puis, au cœur de cette vaste quiétude,
Je veux édifier un sanctuaire rose
Avec les treillis entrelacés de mon cerveau en travail,
Avec des bourgeons, des clochettes, et des étoiles innommées,
Avec toute la flore que peut simuler la Fantaisie,
Qui créant des fleurs,—ne créera jamais les mêmes;
Et là il y aura pour toi toute la joie apaisante
Qu'une pensée chimérique peut procurer,
Une torche étincelante, et une baie ouverte la nuit
Pour permettre au chaud Amour de s'y introduire.
Avril 1819.
[1] Plus littéralement: au tendre premier clignement d'œil de l'amoureuse Aurore.
ODE SUR LA MÉLANCOLIE
I
Non, non, ne te plonge pas dans le Léthé, ne pressure pas
L'aconit, aux racines serrées, pour recueillir son jus empoisonné;
Ne laisse pas ton front pâle subir le baiser
De la belladone, raisin vermeil de Proserpine;
N'égrène pas comme un rosaire les baies de l'if,
Que ni l'escarbot, ni la phalène de mort ne soit
Ta plaintive Psyché, ni le duveteux hibou
Ton partenaire dans les mystérieuses souffrances;
Car ombres sur ombres surviendront aussi assoupissantes
Et étoufferont l'angoisse en éveil dans ton âme.
II
Mais lorsqu'un accès de mélancolie tombera
Soudain du ciel, telle une pleurante nuée
Qui revivifie chaque fleur dont la tige s'incline,
Et couvre la verdoyante colline de sa parure d'avril;
Alors assouvis ton désespoir sur une rose du matin,
Ou sur l'arc-en-ciel de la grève salée,
Ou sur l'opulence des globuleuses pivoines;
Ou si ton amante témoigne quelque délicieux courroux,
Emprisonne sa douce main, et laisse-la extravaguer;
Et rassasie-toi pleinement, pleinement, de ses incomparables regards.
III
Elle demeure avec la Beauté—la Beauté qui doit mourir;
Et la Joie, dont la main est toujours à ses lèvres
Faisant un signe d'adieu; et près d'elle le douloureux Plaisir
Se changeant en poison au fur et à mesure que l'abeille le suce:
Oui, dans le temple même de la jouissance,
La Mélancolie voilée a son autel souverain
Que seul peut voir celui dont la langue énergique
Peut écraser le raisin de la Joie contre son palais délicat;
Son âme goûtera la tristesse de sa puissance
Et sera suspendue parmi les trophées des nuages.
Printemps, 1819.
ODE SUR L'INDOLENCE
I
Un matin, j'aperçus devant moi trois figures,
Les cils inclinés, les mains jointes, de profil;
Et l'une derrière l'autre elles marchaient sereines
Sur de molles sandales, en de blanches robes gracieusement drapées.
Elles passaient, telles des figures sur une urne de marbre,
Lorsqu'elles la contournent pourvoir l'autre côté.
Elles revinrent, comme si, une fois de plus, l'urne
Avait été tournée; les premières ombres vertes réapparurent,
Et elles étaient étranges pour moi, comme il peut advenir
Avec les vases, pour quiconque ayant approfondi l'art de Phidias.
II
Comment se fait-il, Ombres! que je ne vous aie pas reconnues?
Comment êtes-vous venues ainsi enveloppées sous cette muette forme?
Etait-ce un complot tacite, savamment dissimulé
Pour me dérober, et me laisser sans occupation
Mes jours de paresse? Avancée était l'heure assoupissante;
La bienheureuse nuée de l'estivale indolence
Engourdissait mes yeux; mon pouls diminuait de plus en plus;
La douleur n'avait plus d'aiguillon, et la guirlande de plaisir plus de fleurs,
Oh! pourquoi ne pas vous être dissoutes et ne pas avoir laissé mes sens
Sans hantise aucune, si ce n'est celle—du néant?
III
Une troisième fois encore elles passèrent, et en passant, tournèrent
Chacune leur face, l'espace d'un moment, vers moi;
Puis elles disparurent; et pour les suivre, ardent
Et haletant, je souhaitais des ailes parce que je reconnaissais les trois.
La première était une belle jeune fille, qui s'appelait l'Amour;
La seconde était l'Ambition, les joues pâles,
Toujours aux aguets, les yeux caves.
La dernière, ma préférée, celle qui le plus de blâme
Accumula sur sa tête, jeune fille sans pitié,
Je la reconnus pour mon démon, c'était la Poésie.
IV
Elles disparurent, et en vérité! je n'avais pas d'ailes:
O folie! qu'est l'Amour? et où est-il?
Et quant à cette pauvre Ambition! elle fait naître
Dans le cœur de l'homme un court accès de fièvre.
Mais la Poésie!—non—elle n'offre pas une joie—
Du moins pour moi—aussi attrayante que les après-midi assoupissantes,
Et les soirées plongées dans une indolence aussi suave que le miel;
Oh! pour un temps ainsi abrité contre l'ennui,
Puissé-je ne jamais savoir comment changent les lunes,
Ou entendre la voix du bon sens affairé!
V
Encore une fois de plus elles revinrent;—hélas! pourquoi?
Mon sommeil avait été brodé de rêves diffus;
Mon âme avait été une clairière sur laquelle se déversaient
Confusément, fleurs, ombres mouvantes, et rayons mensongers:
Le matin était nuageux, mais aucune ondée ne tombait,
Quoique fussent suspendues à ses cils les douces larmes de Mai.
La fenêtre ouverte pressait une vigne aux feuilles nouvelles,
Laissait pénétrer la chaleur productrice de bourgeons et le chant de la grive.
O ombres! c'était le moment de vous dire adieu!
Sur vos robes je n'avais pas répandu de larme.
VI
Ainsi, vous trois, Fantômes, adieu! Vous ne pouvez redresser
Ma tête couchée dans la fraîcheur du gazon fleuri;
Car je ne voudrais pas être nourri d'éloges,
Agneau favori dans une farce sentimentale!
Disparaissez graduellement de mes yeux; une fois de plus, soyez
Des figures de masque sur l'urne de rêve;
Adieu! j'ai toujours eu des visions pour la nuit,
Et pour le jour, les visions qui s'effacent ne manquent pas;
Evanouissez-vous, Fantômes! hors de mon esprit indolent,
Fondez-vous dans les nuages et ne revenez jamais plus!
Printemps 1819.
UN SONGE
Après une lecture de l'Episode du Dante, Paulo et Francesca.
De même qu'autrefois Hermès emprunta la légèreté de ses plumes
Lorsqu'il berçait Argus déjoué, pâmé, endormi;
De même sur un chalumeau Delphique mon esprit oisif
Amusa, charma, conquit, priva
De ses cent yeux, le dragon monde;
Et le voyant assoupi, s'envola de même—
Non vers le mont Ida, avec ses nuages chargés de neige,
Non vers Tempé où Jupiter un jour se lamenta—
Mais vers ce second cercle du sombre enfer,
Où parmi les rafales, les tourbillons et les averses
De pluie et de grêle, les amoureux n'ont pas besoin de dire
Leurs tourments. Pâles étaient les douces lèvres que je vis,
Pâles les lèvres que je baisai, et enchanteresse la forme
Que j'étreignis en flottant au milieu de cette lugubre tempête.
18 avril 1819.
LA BELLE DAME SANS MERCY[1]
Ah! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Errant pâle et solitaire!
Les joncs sont desséchés au bord du lac,
Aucun oiseau n'y chante.
Ah! qui peut te faire souffrir, être infortuné,
Si farouche et si malheureux?
Le grenier de l'écureuil est rempli,
Et la moisson est rentrée.
Je vois un lis sur ton front
Avec la moiteur de l'agonie et la buée de la fièvre;
Et sur la joue une rose qui se flétrit
Et se fane de même rapidement.
J'ai rencontré une dame, dans les prés,
D'une grande beauté—la fille d'une fée;—
Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers
Et ses yeux sauvages.
Je l'assis sur mon coursier paisible
Et ne vis rien d'autre tout le long du jour;
Car elle se penchait de côté et chantait
Une chanson de fée.
Je tressai une guirlande pour sa tête,
Puis des bracelets et une ceinture qui embaumait;
Elle me regardait comme si elle m'aimait
Et poussait un doux gémissement.
Elle trouva pour moi des racines d'un goût exquis,
Du miel sauvage et la manne de la rosée;
Et sûrement en langage étrange elle me dit:
Je t'aime véritablement.
Elle m'entraîna dans sa grotte d'elfe;
Là, me contemplant, elle poussa un profond soupir:
Là, je fermai ses yeux sauvages et tristes—
Et l'embrassai jusqu'à l'endormir.
Là nous sommeillâmes sur la mousse,
Et là, je rêvai, ah! malheur véritable!
Le dernier rêve que j'aie jamais rêvé,
Sur le flanc de la froide colline.
Je vis des rois pâles et des princes aussi,
De pâles guerriers—tous avaient la pâleur de la mort,
Et criaient: «La belle Dame sans Mercy
Te tient en servage!»
Je vis leurs lèvres affamées, dans les ténèbres,
Grandes ouvertes pour me donner cet horrible avertissement;
Et je m'éveillai et me retrouvai ici,
Sur le flanc de la froide colline.
Et voilà pourquoi je reste ici
Errant pâle et solitaire:
Bien que les joncs soient desséchés au bord du lac,
Et qu'aucun oiseau ne chante.
28 avril 1819.
[1] D'après Alain Chartier.
SUR LA GLOIRE
Combien fiévreux est l'homme qui ne peut jeter les yeux
Sur ses jours mortels avec un sang calme,
Qui froisse toutes les feuilles du livre de sa vie,
Et dépouille son beau nom de sa virginité;
De même la rose se cueillerait elle-même,
Ou la prune mûre s'enlèverait sa fleur bleutée,
De même une Naïade, tel un elfe maladroit,
Assombrirait la clarté de sa grotte d'une fangeuse obscurité;
Mais la rose émerge de l'églantier
Pour baiser les aquilons et nourrir les reconnaissantes abeilles,
Et la prune mûre demeure revêtue de sa buée;
Pourquoi donc l'homme, importunant le monde pour une grâce,
Risquerait-il son salut pour une croyance erronée et excessive?
30 avril 1819.
SUR LA GLOIRE
La gloire, telle une vierge entêtée, demeurera prude
Envers ceux qui la courtisent avec des genoux trop serviles;
Mais elle se livre à quelque garçon irréfléchi,
Et surtout raffole d'un cœur insouciant;
C'est une Gypsie—qui n'adressera pas la parole à ceux
Qui n'ont pas appris à être heureux sans elle;
Une coquette à l'oreille de laquelle on n'a jamais chuchoté de près,
Qui pense qu'on médit d'elle dès qu'on en parle;
C'est une véritable Gypsie, née sur les bords du Nil,
Belle-sœur de la jalouse Putiphar;
Vous, Bardes ivres d'amour! rendez-lui mépris pour mépris;
Vous, Artistes éperdus d'amour! fous que vous êtes!
Tirez-lui votre meilleure révérence et dites lui adieu,
Alors, si cela lui convient, elle vous suivra.
avril 1819.
SONNET
Si par de plaies rimes notre Anglais doit être asservi,
Si, telle Andromède, le délicat Sonnet
Doit être enchaîné, en dépit de sa douloureuse beauté,
Essayons de découvrir si nous devons être contraints
Avec des sandales plus compliquées de liens et de forme,
De chausser le pied nu de la Poésie;
Inspectons la lyre, calculons la résonnance
De chaque corde, et voyons ce qui peut être gagné
Par une oreille industrieuse et une patiente attention;
Avares du son et de la syllabe, non moins
Que Midas de son invention, soyons jaloux
De la couronne de feuilles mortes tressée avec le laurier;
Donc, si nous ne pouvons pas laisser sa liberté à la Muse,
Elle sera liée par ses propres guirlandes.
avril 1819.
STANCES
(Tirées de la Gazette littéraire, 1829.)
I
En Décembre aux lugubres nuits,
Trop heureux, heureux arbre!
Tes branches jamais ne se rappellent
Leur verte félicité;
Le vent du Nord ne peut les détruire
En les traversant de son sifflement endormeur,
Ni les givres glacés ne les engluent assez
Pour obstruer les bourgeons du printemps.
II
En Décembre aux lugubres nuits,
Trop heureux, heureux ruisseau!
Tes bouillons jamais ne se rappellent
L'aspect estival d'Apollon;
Mais, en un doux oubli
Ils arrêtent les frémissements de leur onde cristalline,
Jamais, jamais ne s'encolérant
Parce qu'il gèle.
III
Ah! pût-il en être ainsi pour maintes
Filles et maints garçons aimables!
Mais y en eut-il jamais qui ne furent pas
Torturés par les plaisirs passés?
Constater le changement et en sentir la souffrance,
Lorsqu'il n'est personne qui vous en guérisse.
Et que les sens ne sont pas engourdis pour l'ignorer,
N'a jamais été exprimé en vers.
CHANSONS DE FÉES
I
Ne verse pas de larmes! oh n'en verse pas!
La fleur s'épanouira une autre année.
Ne pleure pas! oh ne pleure pas davantage?
Les bourgeons naissants sommeillent dans le cœur blanchissant de la racine.
Sèche tes yeux! oh sèche tes yeux!
On m'a appris en Paradis
A calmer mon cœur avec des mélodies—
Ne verse pas de larme.
Au-dessus de ta tête! Regarde au-dessus?
Parmi les fleurs blanches et roses—
Regarde en haut, en haut. Voilà que je voltige
Sur cette branche de rougissante grenade!
Vois moi! C'est ce croissant d'argent
Qui guérit toujours la souffrance de l'homme bon.
Ne verse pas de larme! oh n'en verse pas!
La fleur s'épanouira une autre année.
Adieu, adieu!—Je m'envole, adieu!
Je m'évapore dans le bleu du ciel—
Adieu! adieu!
II
Ah! malheur à moi! pauvre être ailé d'Argent!
Il me faut chanter la mélopée funèbre de ta dame,
Et sa mort en ce féerique séjour de printemps,
De mélodie, de ruisseau aux rives fleuries,—
Pauvre être ailé d'Argent! ah! malheur à moi!
Il me faut voir
Les fleurs de neige sur le drap funèbre de ta dame!
Va gentil page, à son oreille
Murmure que l'heure est proche.
Doucement dis lui de ne pas redouter
Une sépulture si paisible et si favonienne![1]
Va gentil page! et dis lui tout bas,—
Les fleurs sont suspendues par un charme passager,
Elles tomberont avant que l'étoile cligne trois fois
Sur ses yeux clos,
Qui maintenant versent en vain leurs dernières larmes
En quittant la douce vie et ses verdoyants bocages,—
Fastueux don de l'Esprit des Sphères,—
Hélas! Pauvre Reine!
[1] Exposée aux vents d'Ouest: si saine.
ODE A L'AUTOMNE
I
Saison de brume et de féconde abondance,
Proche parente du soleil qui dore;
Contribuant avec lui à charger et à combler
De fruits les vignes qui courent le long des toits de chaume;
A courber sous le poids des pommes les arbres moussus du cottage,
A mûrir jusqu'au cœur tous les fruits;
A grossir les courges, à gonfler les coques des noisettes
D'un succulent noyau; à faire bourgeonner davantage
Et davantage encore, les dernières fleurs pour les abeilles,
Au point de leur faire croire que les jours chauds ne cesseront jamais,
Tant l'Eté a rempli jusqu'au bord leurs visqueuses alvéoles.
II
Qui ne t'a pas vue souvent parmi tes récoltes?
Parfois qui cherche au dehors peut te trouver
Assise nonchalamment sur le plancher d'un grenier,
Les cheveux mollement soulevés par le souffle du van:
Ou sur un sillon à moitié moissonné profondément assoupie,
Engourdie par l'exhalaison des pavots, tandis que ta faucille,
Epargne l'andain le plus proche et, toutes ses fleurs entrelacées:
Et parfois, comme une glaneuse tu restes
La tête chargée, bien droite, en franchissant un ruisseau;
Ou près d'un pressoir à cidre, d'un patient regard
Tu surveilles les dernières cuvées, heure par heure.
III
Où sont les chants du printemps? Hélas, où sont-ils?
N'y pense plus, tu as ton harmonie aussi—
Pendant que les nuages striés teintent le déclin graduel du jour
Et colorant d'une nuance rose le chaume des plaines;
Alors, en un chœur plaintif, les petits moucherons zézaient
Autour des saules du fleuve, remontant dans l'atmosphère
Ou redescendant, suivant que la brise légère s'élève ou meurt;
Et les agneaux déjà grands bêlent haut parqués sur le coteau,
Les grillons des haies chantent; à son tour en trilles mélodieux
Le rouge-gorge siffle d'un jardin enclos;
Et les hirondelles se rassemblant gazouillent dans les cieux.
Automne 1819.
SONNET
La journée a disparu, disparues sont toutes ses douceurs!
Voix suave, lèvres suaves, douce main et sein plus doux encore,
Souffle chaud, léger soupir, tendre murmure,
Yeux brillants, forme accomplie et taille langoureuse!
Effacée est la fleur et tous ses charmants bourgeons,
Effacée la vue de la beauté hors de mes regards,
Effacée la forme de la beauté hors de mes bras,
Evaporés la voix, la chaleur, la blancheur, le paradis.—
Tout s'est évanoui prématurément au crépuscule,
Lorsque sombre le jour de fête—ou que la nuit de fête
De l'Amour sous les rideaux parfumés, commence à tisser
La trame d'épaisses ténèbres, qui cache ses délices;
Mais comme tout le long du jour j'ai lu le Missel de l'Amour,
Il me laissera dormir, voyant que je jeûne et que je prie.
1819.
A FANNY
J'implore votre merci—pitié—amour!—oui, l'amour!
L'amour miséricordieux qui n'excite pas les désirs,
Qui n'a qu'une pensée, ne vagabonde jamais, l'amour sincère,
Sans masque, et quand il se montre—sans aucune tache!
Oh! que tout cela soit à moi,—tout—soit mien!
Cette forme, cette beauté, cette douce, cette légère marque
D'amour, votre baiser,—ces mains, ces yeux divins.
Ce sein brûlant, éclatant de blancheur, prometteur de mille plaisirs,—
Vous même—votre âme—par pitié donnez-moi tout.
Ne me refusez pas un atome d'atome, ou je meurs,
Ou, si je vis, peut-être, votre esclave infortuné
Oubliera, plongé dans une langoureuse détresse,
Le but de son existence—le palais de mon esprit
Perdant son goût, et mon ambition aveugle!
1819.
SON DERNIER SONNET
Ecrit sur un exemplaire des Poèmes de Shakespeare donné à Severn quelques jours avant.
Astre brillant! puissé-je, immobile comme tu l'es—
Non pas, resplendir à l'écart suspendu dans la nuit,
Et surveiller, les paupières éternellement redressées,
Tel un forçat de la Nature, Ermite sans sommeil,
Les eaux mouvantes, dans leur tâche lustrale,
Purifiant de leur ablution les rivages des hommes,
Ou contempler le masque floconneux, que, fraîchement tombée,
La neige impose aux montagnes et aux bruyères,—
Non,—mais, puissé-je, toujours immobile, toujours immuable,
Posséder comme oreiller le sein mûrissant de ma bien aimée,
Pour le sentir à jamais doucement se soulever puis s'abaisser,
Eveillé à jamais en une délicieuse insomnie,
Pour entendre encore, et encore, sa tendre respiration,
Et vivre ainsi toujours—ou sinon m'évanouir dans la mort![1]
1820.
[1] Autre texte:
«A moitié apaisé, ainsi m'évanouir dans la mort!»
POÈMES
SOMMEIL ET POÉSIE
Quoi de plus suave que la brise estivale?
Quoi de plus charmeur que le subtil ronronnement
Qui se pose une seconde sur une fleur épanouie,
Et bourdonne gaiement de bocage en bocage?
Quoi de plus paisible qu'une rose musquée fleurissant
Dans une île verdoyante complètement ignorée des hommes?
De plus salubre que les vallées ombreuses?
De plus mystérieux qu'un nid de rossignols?
De plus serein que la contenance de Cordélia?
De plus fertile en visions qu'une fière épopée?
C'est toi, Sommeil, qui clos délicatement nos yeux!
Qui fredonnes à voix basse de tendres berceuses!
Qui voltiges léger autour de nos moelleux oreillers!
Qui entrelaces les bourgeons de pavots, et les saules pleureurs!
Qui silencieusement emmêles les cheveux d'une beauté!
Le plus fortuné des écouteurs! lorsque le matin te bénit
D'avoir donné la vie à tous les yeux en joie
Dont l'éclat sourit à l'aurore nouvelle.
Mais qu'y a-t-il de plus élevé que toi par delà la pensée?
Plus frais que les fruits de l'arbre de la montagne?
Plus étrange, plus beau, plus suave, plus royal
Que les ailes du cygne, que les colombes, les aigles à peine entrevus?
Qu'est-ce? Et à quoi la comparerai-je?
Elle a une auréole, et rien d'autre ne peut l'égaler:
La pensée en est haute, et douce, et sacrée,
Elle chasse toute folie, toute frivolité;
Survenant parfois comme de redoutables coups de tonnerre,
Ou de sourds grondements des régions souterraines;
Et parfois comme un gentil chuchotement
De tous les secrets de quelqu'étonnante chose
Dont le souffle nous enveloppe dans l'atmosphère vide;
De sorte que nous jetons autour de nous des regards curieux,
Peut-être pourvoir des formes de lumière, des peintures aériennes,
Et saisir les flottantes harmonies d'une hymne faiblement perceptible;
Pour voir, suspendue dans les cieux, la couronne de lauriers
Qui doit couronner nos noms lorsque nous serons morts.
Parfois cela prête une magnificence à la voix,
Et du fond du cœur retentit: réjouis-toi! réjouis-toi!
Paroles qui montent jusqu'au Créateur de toutes choses.
Puis s'évanouissent au loin en d'ardents murmures.
Celui qui a contemplé une fois le soleil dans sa gloire
Et les nués du ciel, et senti son cœur purifié
Par la présence du Souverain Maître, celui-là seul saura
Ce que je veux dire et sentira son être s'embraser:
Donc je n'insulterai pas son esprit
En disant ce qu'il voit par don de naissance.
O Poésie! c'est pour toi que je tiens ma plume
Moi qui ne suis pas encore un glorieux citoyen
De ton vaste Empyrée. M'agenouillerais-je plutôt
Sur quelque pic montagneux jusqu'à ce que je sente
Une réchauffante splendeur rayonner autour de moi,
Et renverrais-je l'écho de ta propre voix?
O Poésie! c'est pour toi que je saisis ma plume
Moi qui ne suis pas encore un glorieux citoyen
De ton vaste Empyrée; pourtant exauce mon ardente prière,
Que de ton sanctuaire me parvienne un air limpide,
Imprégné, pour m'intoxiquer, des effluves
De fleurissantes baies, qui me fassent mourir
De volupté, et que mon jeune esprit suive
Les premières lueurs matinales vers le Grand Apollon
Comme une victime sans tache; ou si je peux supporter
Les accablantes ivresses, elles me suggéreront les féeriques
Visions de tous les espaces: un recoin ombragé
Sera mon élysée—un livre éternel
D'après lequel je copierai maintes chansons exquises
Sur les feuilles et les fleurs—sur les jeux
Des nymphes dans les bois et les sources; et l'ombre,
Sentinelle silencieuse auprès d'une vierge endormie;
Et maintes poésies d'une si étrange inspiration
Que nous nous demanderons toujours où et comment
Elles naquirent. Des fantaisies aussi planeront
Autour de mon foyer et peut-être y découvriront
Des horizons de solennelle beauté, là où j'ai erré
Dans un bienheureux silence, comme le ruisseau vagabond
Qui franchit la vallée déserte, où j'ai trouvé soit un lieu
D'ombre majestueuse, soit une grotte enchantée,
Soit une colline verdoyante couverte d'une parure diaprée
De fleurs, où intimidé par tant de charmes
J'ai écrit sur mes tablettes tout ce que me permettait
Notre sensibilité humaine, tout ce qui s'accordait avec elle.
Alors j'avais embrassé les événements de ce vaste monde
Comme un géant robuste, et mon esprit fut en travail
Jusqu'à ce qu'il pût avec orgueil constater à ses épaules
Des ailes qui l'emporteraient vers l'immortalité.
Arrête-toi et réfléchis! la vie n'est qu'un jour;
Une fragile goutte de rosée dans sa périlleuse descente
Du sommet d'un arbre; le sommeil d'un misérable Peau-Rouge
Tandis que sa pirogue se précipite vers les monstrueux tourbillons
De Montmorenci. Pourquoi gémir si tristement?
La vie est l'espoir de la rose non encore épanouie;
La lecture d'un conte qui change éternellement;
Le léger soulèvement du voile d'une vierge;
Un pigeon tournoyant dans l'air transparent de l'été;
Un écolier rieur, sans crainte ni souci
A cheval sur les branches souples d'un orme.
Oh! pour dix ans, que je puisse m'abîmer
Dans la poésie; que je puisse accomplir l'œuvre
Que mon âme s'est imposée.
Alors je traverserai les campagnes que j'aperçois
En longue perspective, et sans me rassasier
Je m'abreuverai à leurs sources pures. Je parcourrai d'abord le royaume
De Flora et du vieux Pan; je dormirai sur l'herbe,
Me nourrirai de pommes rouges et de fraises,
Et choisirai chaque plaisir que percevra ma fantaisie;
Je surprendrai les nymphes aux blanches mains dans les sites ombreux
Pour mendier les doux baisers de leurs faces détournées—
Jouer avec leurs doigts, faire courir sur leurs blanches épaules
Un délicieux frisson avec une morsure
Aussi dure que les lèvres la peuvent donner: jusqu'à ce que je sois agréé,
Nous lirons un aimable conte de la vie humaine.
Une nymphe enseignera à une colombe apprivoisée comment elle pourra
Le mieux m'éventer gentiment tandis que je dors;
Une autre se courbant dans sa démarche preste,
Couvrira sa tête d'une verte écharpe flottante,
En même temps qu'elle dansera avec une grâce toujours nouvelle
Souriant aux arbres et aux fleurs:
Une autre m'excitera toujours et toujours
Avec des fleurs d'amandiers et la capiteuse cannelle,
Jusqu'à ce qu'au sein du monde feuillu
Nous reposions en silence, comme deux gemmes enroulées
Dans les replis d'une écaille de perle.
Pourrai-je jamais dire adieu à ces joies?
Oui, je dois les laisser de côté pour une vie plus noble,
Où je puisse trouver les agonies, les luttes
Des cœurs humains: car Io! je discerne au loin
Fendant les espaces bleus et escarpés, un char
Et ses coursiers aux crinières en désordre—le conducteur
Surveille les vents avec une glorieuse anxiété:
Et voilà que leurs nombreux piétinements tremblent légèrement
Le long de l'arête d'une énorme nuée, voilà qu'avec rapidité
Ils descendent en tournoyant dans des cieux plus frais
Tout frangés de l'argent reflété par les yeux brillants du soleil.
Ils glissent de plus en plus bas en vaste tourbillon;
Et maintenant je les aperçois sur les flancs d'une verte colline
Dans un bienfaisant repos, parmi les tiges inclinées.
Le conducteur, avec de merveilleux gestes, s'adresse
Aux arbres et aux montagnes; là bientôt apparaissent
Des formes de joie, de mystère, de crainte
Qui passent devant l'ombre
Projetée par de puissants chênes; comme si elles poursuivaient
Quelque mélodie sans cesse fuyante, ainsi elles balaient l'air.
Io! comme elles murmurent, rient, sourient et pleurent:
Les unes, la main levée et la bouche sévère;
D'autres, la figure couverte jusqu'aux oreilles
Par leurs bras croisés; les unes épanouies en jeune floraison
Vont allègres et souriantes à travers le sombre espace,
D'autres regardent derrière, d'autres au-dessus d'elles;
Oui, des milliers, de mille façons différentes
Volent en avant—tantôt c'est un gracieux feston de jeunes filles
Qui dansent les cheveux luisants, les boucles emmêlées;
Tantôt ce sont de larges ailes. Très ému et très attentif
Celui qui dirige ses coursiers est penché en avant
Et semble écouter: Oh! puissé-je savoir
Tout ce qu'il écrit avec une telle hâte, avec une telle ferveur.
Les visions se sont toutes envolées—le char a fui
Dans le ciel transparent, et à leur place
Un sens des choses de la vie me pénètre doublement intense,
Et, comme un torrent fangeux, entraînerait
Mon âme vers le néant; mais je lutterai
Contre tous les doutes, et conserverai vivace
Le souvenir de ce même char et de l'étrange
Chemin qu'il parcourut.
A-t-elle si peu de champ
La force de l'humanité de notre époque, que la haute
Imagination ne peut y voler en liberté
Comme c'était jadis son habitude? préparer ses coursiers,
Les lancer contre la lumière et perpétrer d'étranges exploits
Au-dessus des nuages? Ne nous a-t-elle pas tout dévoilé?
Depuis le limpide espace de l'éther, jusqu'au léger
Souffle des nouveaux bourgeons s'entr'ouvrant? depuis la signification
Des larges sourcils de Jupiter, jusqu'à la tendre verdure
Des prairies en Avril? Ici son autel resplendissait
Dans cette île même; et qui pourrait égaler
Le chœur fervent qui éleva un bruissement
D'harmonie, jusqu'aux sommets où il balancera sans fin
Sa puissante essence de sons tourbillonnants,
Vaste comme une planète et comme elle virant
Eternellement au milieu d'un vide vertigineux?
Ah! dans ces jours les Muses étaient ardemment caressées
Et honorées; il n'y avait alors pas d'autre souci
Que de chanter et de lisser leurs onduleuses chevelures.
Serait-il possible d'oublier tout cela? Oui, un schisme
Entretenu par la frivolité et la barbarie
Fut cause que le grand Apollon rougit pour son pays.
Ceux-là étaient considérés comme sages qui étaient incapables de comprendre
Ses gloires; avec la faiblesse d'un enfant piailleur
Ils se balancèrent sur un cheval à bascule
Croyant enfourcher Pégase. O âmes impitoyables!
Les vents du ciel soufflaient, l'Océan roulait
Ses vagues rassemblées en un élan—vous ne l'avez pas senti. L'azur
Découvrait son sein éternel, et la rosée
Des nuits d'été se condensait toujours pour rendre
Le matin précieux: c'était l'éveil de la beauté!
Pourquoi, vous, n'étiez-vous pas éveillées? Mais vous étiez mortes
Aux choses que vous ne connaissiez pas,—vous étiez étroitement
Liées à des lois surannées que nous imposaient de pitoyables règles
Et de mesquines limitations: de sorte que vous appreniez à une troupe
De butors à polir, à marqueter, à rogner, à ajuster,
Jusqu'à ce que, semblables à certaines baguettes de l'esprit de Jacob,
Leurs vers se fussent taillés. Aisée était la tâche:
Un millier d'artisans portaient le masque
De poètes. Race déshéritée! Race impie!
Qui blasphémait le brillant lyrique
Et qui ne s'en apercevait pas,—non, ils marchaient
Brandissant un misérable étendard décrépit
Sur lequel étaient inscrites les plus falotes devises et en grands caractères
Le nom d'un certain Boileau!
O vous dont l'office
Est de planer au-dessus de nos plaisantes collines!
Dont la majestueuse réunion comble tellement
Mon humble[1] vénération que je n'ose inscrire
Vos noms consacrés à cette place profane,
Si près de cette vile populace: leurs hontes
Ne vous ont-elles pas épouvantés? Les lamentations de notre vieille Tamise
Vous ont-elles enchantés? Ne vous êtes-vous jamais groupés
Sur les bords du délicieux Avon, en répandant de lugubres
Larmes? Ou avez-vous complètement dit adieu
Aux contrées où plus jamais n'a crû le laurier?
Ou demeuriez-vous pour souhaiter la bienvenue
A quelques esprits solitaires qui pouvaient fièrement chanter
La perte de leur jeunesse et mourir? C'était précisément ainsi
Mais éloignons de notre pensée ces époques malheureuses:
Maintenant nous voilà dans une saison plus favorable; vous avez soufflé
De riches bénédictions sur nos têtes; vous avez tressé
De fraîches guirlandes; car de douces mélodies furent entendues
En maints endroits;—quelques-unes ont été tirées
De leur demeure cristalline au fond d'un lac,
Par le bec d'ébène d'un cygne; d'un épais fourré
Nichées et tranquilles en une paisible vallée
D'autres s'égrènent en notes de pipeaux; de belles harmonies flottent en désordre
Sur la terre: heureux vous êtes et contents.
Comment douter de tout cela? oui, c'est certain,
La puissance du chant nous a dotés d'étranges tonnerres,
Des tonnerres mélangés avec ce qui est doux et fort,
Issus de la majesté. Mais, pour être juste, les thèmes
Sont d'informes monstres, les Poètes eux-mêmes sont des Polyphèmes
Qui perturbent le grand Océan. C'est une ondée inépuisable
De lumière que la poésie; c'est le pouvoir suprême;
C'est une puissance sommeillant à demi, sur son propre bras droit.
Le plissement de ses sourcils arqués suffit pour forcer
A obéir des milliers de serviteurs empressés,
Et toujours elle commande avec le froncement le plus indulgent.
Mais la force seule, quoique née des Muses,
Est comme un ange déchu: arbres arrachés,
Obscurité, larves, suaires et sépulcres
Font ses délices; elle est alimentée par les bardanes
Et les ronces de la vie; oubliant le véritable but
De la poésie: qu'elle doit être une amie
Qui allège les soucis et élève les pensées de l'homme.
Oui, je me réjouis: un myrthe comme il n'en est
Jamais poussé à Paphos, au milieu des broussailles amères
Dresse dans l'air sa douce tête, et emplit
Un espace silencieux d'une verdure sans cesse bourgeonnante.
Les oiseaux les plus amoureux y trouvent un plaisant abri,
Se glissent sous son ombrage avec de gracieux battements d'ailes,
Picotent les calices des fleurettes et chantent.
Dégageons-le donc des ronces qui l'étouffent
En enserrant son noble tronc; que les jeunes faons
Mis bas plus tard, quand nous sommes partis,
Trouvent en dessous un gazon frais, recouvert
De simples fleurs; que là ne soit rien
De plus violent que le genou fléchi d'un amant;
Rien de plus cruel que le regard placide
D'un lecteur penché sur un livre fermé,
Rien de plus agité que les pentes herbeuses
Entre deux collines. Salut au délicieux espoir!
Comme elle en avait l'habitude, l'imagination
Se sera égarée dans les plus charmants labyrinthes,
Et ils seront proclamés poètes rois
Ceux qui simplement disent les choses les plus touchantes pour le cœur.
O que ces joies soient mûres avant que je meure!
Ne dira-t-on pas que j'ai présomptueusement
Parlé? que devant une disgrâce précipitée
Il eut été bien préférable de voiler ma face insensée?
Qu'une enfance geignarde devrait s'incliner respectueusement
Plutôt que la redoutable foudre ne l'atteigne? Comment!
Si je me cache, ce sera sûrement
Dans le temple même, la lumière de la Poésie:
Si je succombe, au moins je serai porté
Sous l'ombre silencieuse d'un peuplier
Et sur moi l'herbe tendre sera tondue;
Et là on sculptera une image aimable de moi.
Cependant, arrière! Découragement! misérable fléau!
Ils ne devraient pas te connaître ceux qui dans leur soif d'atteindre
Un noble but, ont soif à chaque heure.
Quoique je ne sois pas riche des dons
D'une sagesse bien ample; quoique je ne connaisse pas
Les artifices des vents puissante qui soufflent
Çà et là toutes les pensées changeantes
Des mortels; quoique aucune grande raison directrice n'éclaire
Les noirs mystères des âmes humaines
D'une conception nette: pourtant toujours se dévoile
Une vaste idée devant moi, et j'en déduis
Ma liberté; c'est de là aussi que j'ai aperçu
La fin et le but de la Poésie. C'est évident
Comme la chose la plus vraie, comme l'année
Est composée de quatre saisons—manifeste
Comme une large croix, comme le clocher de quelque vieille cathédrale,
Qui s'élève vers la blancheur des nuages. Dussé-je donc
N'être que la quintessence de la laideur,
Un lâche, dûssent mes yeux se fermer
Lorsque j'exprime bien haut ce que j'ai osé penser!
Ah! que plutôt je sois un fou se précipitant
Dans quelque gouffre! que le brûlant soleil
Fonde mes ailes de Dédale et me fasse tomber
Convulsé et la tête la première! Arrête! un intime remords
De conscience m'ordonne plus de calme pendant un instant.
Un océan obscur, parsemé de nombreuses îles,
S'étend majestueux devant moi. Combien de labeur!
Combien de jours! Quel tumulte désespéré!
Avant que j'aie pu explorer son immensité.
Ah! quelle tâche! les genoux infléchis
Je pourrais renier mes paroles—non, impossible!
Impossible!
Pour prendre un doux repos, je demeurerai
Sur de plus humbles pensées et laisserai cet étrange essai
Qui a débuté dans la grâce se terminer de même.
Aussi bien, maintenant toute inquiétude s'évanouit dans mon cœur:
Je me tourne plein de reconnaissance vers les aides amicales
Qui m'aplanissent le sentier de l'honneur: fraternité
Et amitié, qu'entretient une bienveillance réciproque.
La cordiale étreinte qui inspire un aimable sonnet
A votre cerveau avant qu'on ait eu le temps d'y songer;
Le silence lorsque quelques rimes vous viennent;
Et quand elles sont venues, qu'elles se ruent en joyeuse cohue:
Voilà le message assuré pour le lendemain.
Peut-être est-ce aussi bien que si on tirait
Quelque précieux livre de sa confortable retraite
Pour se grouper autour la prochaine fois que nous nous rencontrerons.
A peine puis-je écrire d'une façon continue; de délicieuses mélodies
Voltigent à travers la chambre comme des couples de colombes;
Beaucoup de joies rappellent cet heureux jour
Où pour la première fois mes sens ont saisi leur tendre chute.
Et avec ces mélodies apparurent des formes d'élégance,
Epaules inclinées sur un cheval fringant,
Insouciantes, élancées—doigts délicats et potelés
Partageant de luxuriantes boucles; et le prompt élan
De Bacchus hors de son char, lorsque ses yeux
Firent rougir les joues d'Ariadne.
C'est ainsi que je me rappelle tout le plaisant enivrement
Des mots en ouvrant un portefeuille.
Des signes semblables sont toujours précurseurs
D'une suite d'images pacifiques: les mouvements
D'un cou de cygne entrevu parmi les joncs;
Une linotte tressaillant au milieu des buissons;
Un papillon, les ailes dorées grandes ouvertes,
Niché sur une rose, convulsé comme s'il souffrait
D'un excès de plaisir beaucoup, beaucoup plus,
Pourrais-je me complaire à étaler tout mon stock
De jouissances: mais je ne dois pas oublier
Le sommeil, calme avec sa couronne de pavots:
Car ce qu'il peut y avoir de valeur dans ces rimes
Je le lui dois en partie; ainsi les accents
Des voix amicales avaient juste cédé la place
A un si doux silence, lorsque je commençai à décrire
Le charme de la journée, à l'aise sur un divan.
C'était la demeure d'un poète qui conserve la clé
Du temple du plaisir. Tout autour étaient appendus
Les glorieux traits des bardes qui chantèrent
Dans les autres âges—bustes austères et sacrés
Se souriant l'un à l'autre. Heureux qui confie
A un Avenir serein sa renommée chérie!
Alors il y avait des faunes et des satyres s'efforçant
D'atteindre des pommes gonflées, avec des bonds joyeux
Et des doigts avides, parmi les touffes succulentes
Des feuilles de vigne. Là s'élevait à la vue un temple
De marbre veiné, vers lequel une troupe
De nymphes s'avançait noblement sur le gazon:
L'une, la plus séduisante, étend sa main droite
Vers l'éblouissant lever du soleil; deux sœurs adorables
Inclinent leurs gracieuses figures jusqu'à se rencontrer
Au-dessus des gambades d'un petit enfant;
D'autres écartent curieusement l'agreste
Et pénétrante liquidité du chalumeau trempé de buée.
Regardez! voici un autre tableau: des Nymphes essuient
Avec soin les membres rosés de Diane;
La bordure d'un pré pareil à un manteau de verdure s'avance dans l'eau
Et s'y baigne; elle suit mollement le mouvement
De l'onde cristalline qui la supporte. De même l'océan
Soulève en un lent gonflement sa large surface par dessus
Les grèves rocheuses, et balance chaque fois
Les dociles broussailles, qui sans être détruites par l'écume
Ressentent toute la puissance des vagues, leur demeure.
La pensive tête de Sapho était là souriante à demi
Sans cause; comme si justement le sérieux froncement
Causé par la réflexion avait en ce moment quitté
Son front et l'avait laissée seule.
Alfred-le-Grand aussi, les yeux inquiets, pleins de pitié,
Comme s'il écoutait éternellement les soupirs
Du monde affolé; et Kociusko torturé
D'horribles souffrances—terriblement désolé.
Pétrarque, émergeant de l'ombre verdoyante
Tressaille à la vue de Laure sans pouvoir détacher
Ses yeux du visage aimé. Heureux sont-ils!
Car au-dessus d'eux on distinguait un libre déploiement
D'ailes étendues entre lesquelles brillait
La figure de la Poésie: du haut de son trône
Elle regardait des choses que je pourrais à peine citer.
Le véritable sens de l'état dans lequel je me trouvais pourrait bien
Tenir le Sommeil éloigné; mais en plus vinrent alors
Pensées sur pensées qui nourrirent la flamme
Dans mon sein, de sorte que la lumière matinale
Me surprit justement après une nuit d'insomnie;
Et je me levai réconforté, satisfait, gai,
Résolu de commencer ce jour même
Ces lignes; et de quelque façon qu'elles soient venues,
Je les laisse comme fait un père pour son fils.
1819.
[1] Littéralement: limitée, bornée.
ENDYMION[1]
Dédié à la mémoire de Thomas Chatterton.
LIVRE PREMIER
—Une chose de beauté est une joie éternelle;
Son charme s'accroît; jamais elle ne
Rentrera dans le néant; toujours au contraire elle nous assurera
Une retraite paisible, un sommeil
Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.
Aussi, chaque matin, tressons-nous
Une guirlande de fleurs qui nous enchaîne sur la terre,
En dépit du découragement, de l'inhumaine disette
De nobles créatures, des jours tristes,
De toutes les routes pestilentielles et enténébrées
S'ouvrant à nos recherches: oui, en dépit de tout,
Une forme quelconque de beauté rejette le crêpe
Loin de nos esprits assombris. Tels le soleil, la lune,
Les arbres vieux et jeunes, qui prodiguent leur ombre bienfaisante
Pour une simple brebis; tels les narcisses
Dans leur séjour verdoyant; et les clairs ruisseaux
Que défendent les buissons rafraîchissants
Contre la saison chaude; la fougère au cœur de la forêt,
Richement tachetée comme de belles roses mousses:
Telle aussi la grandeur des jugements
Que nous avons portés sur nos morts illustres;
Tous les contes délicieux que nous avons lus ou entendus:
Fontaine inépuisable nous dispensant un immortel
Breuvage dont la source est au ciel.
Et nous n'éprouvons pas simplement ces sensations
Pour une heure rapide; non, de même que les arbres
Bruissant autour d'un temple deviennent bientôt
Aussi vénérés que le temple lui-même, de même fait la lune,
La passion pour la poésie, gloires infinies, qui
Nous hantent jusqu'à ce qu'elles deviennent une lueur consolatrice
S'insinuant dans nos âmes, et se liant si intimement à nous,
Que, brillantes ou sombres,
Toujours elles devront demeurer en nous, sinon nous mourrons.
—C'est donc avec une allégresse infinie que je
Retracerai l'histoire d'Endymion.
La musique même du nom a pénétré
Dans mon être, et chaque riante scène
Surgit devant moi aussi fraîche que la verdure
De nos propres vallées: aussi vais-je commencer
Maintenant que je n'entends pas le vacarme de la ville,
Maintenant que les premiers bourgeons viennent d'éclore,
Et se répandent en couleurs de la nuance la plus tendre
A travers la vieille forêt; pendant que le saule traîne
Jusqu'à terre ses fines branches; et que la laitière
Rentre chez elle, le seau plein de lait. Et, tandis que l'année
Gonfle les tiges d'un suc abondant, je gouvernerai doucement
Mon petit esquif, pendant maintes heures calmes,
Au fil de l'eau coulant dans la profondeur des frais bocages.
Plus d'un vers j'espère écrire,
Avant que les blanches pâquerettes cerclées de vermillon,
Soient cachées sous l'épaisseur de l'herbe. Avant aussi que les abeilles
Bourdonnent autour des trèfles globulaires et des pois de senteur,
Je devrai avoir conté la moitié de mon récit.
Oh! puisse aucune saison d'hiver, chenue et dépouillée.
Ne la trouver à demi-terminée: mais que le fier Automne
Qui teinte d'or mat la nature entière
Soit l'époque où j'écrirai la fin.
Et maintenant, d'un cœur aventureux, je fais voler
Ma pensée en héraut à travers le désert:
Que les trompettes sonnent, qu'aussitôt
Ma route incertaine se pare de verdure, pour que je puisse rapidement
Avancer sans encombre, foulant fleurs et ronces!
Sur les flancs du Latmos s'étendait
Une puissante forêt, tant la terre humide nourrissait
Plantureusement les racines cachées et les transformait
En branches retombantes et en fruits précieux.
Là se trouvaient d'épais ombrages sequestrés dans les profondeurs
Où jamais l'homme ne pénétrait; et si hors de la garde du berger
Un agneau s'égarait au loin dans les bas-fonds de ces gorges retirées,
Jamais plus il ne revoyait les parcs hospitaliers
Dans lesquels ses frères, bêlant de contentement,
Sur le sommet des collines rentraient à chaque tombée de la nuit.
Parmi les bergers c'était une croyance
Qu'aucun agneau laineux qui se séparait ainsi
De sa blanche famille, ne passait sans être épargné
Par le loup affamé ou le léopard au regard scrutateur
Avant d'atteindre quelque plaine inviolée,
Où se nourrissaient les troupeaux de Pan: toujours grands étaient les gains
De celui qui perdait un agneau ainsi. De nombreux sentiers
Serpentaient à travers les glorieuses fougères et les joncs des marais
Et les bancs de lierre; tous conduisaient agréablement
A une vaste clairière d'où on pouvait voir
Des troncs se pressant alentour entre les ondulations
Du gazon et les branches inclinées: qui pourrait dépeindre
La fraîcheur de la voûte céleste en cet endroit,
Sur laquelle se découpaient les cimes sombres des arbres? Une colombe
Se serait plu à la sillonner fréquemment de ses ailes, et souvent aussi
Un nuage léger en aurait traversé le bleu.
Au centre même de ce site radieux
S'érigeait un autel de marbre, orné d'un feston
De fleurs nouvellement écloses; et la rosée
Avec une féérique fantaisie avait jonché
De marguerites, la veille au soir, la pelouse sacrée
Ainsi parée pour recevoir solennellement la lumière de l'aube.
Car c'était le matin: du haut du ciel le feu d'Apollon
Transformait chaque nuage de l'Orient en bûcher argenté
D'un éclat si transparent que, là,
Une âme mélancolique aurait pu gagner
L'oubli, et dissoudre sa fine essence
Dans le vent; la senteur humide de l'églantine
Tempérait l'ardeur de ce soleil si caressant;
L'alouette était perdue en lui; les froides sources couraient
Chauffer sur le gazon leurs bouillonnements glacés;
Des voix d'hommes vibraient sur les montagnes; enfin
Décuplées étaient les pulsations de la masse vivante de la nature et de ses merveilles
A sentir ce lever de soleil et ses gloires antiques.
[Arrive le cortège des bergers qui célèbrent la fête de Pan.]
En avant dansaient de jeunes vierges montrant le chemin,
Répétant les refrains des chansons pastorales;
Chacune avait au front une couronne de rameaux
De la couleur tendre d'Avril: tout près, en ordre,
Une troupe de bergers, la figure brunie
Tels qu'on les voit dans les récits d'Arcadie;
Ou tels ceux qui s'asseyaient autour du pipeau d'Apollon
Lorsque ce grand Dieu, sur la terre chargée de moissons,
Oubliant sa divinité, épanchait son âme
En musique, à travers les vallées Thessaliennes:
Les uns traînaient indolemment leurs houlettes sur le gazon,
Et d'autres tiraient des sons perçants ou veloutés
De leurs flûtes d'ébène: immédiatement après eux
Sortant des profondeurs de la forêt,
Un vénérable prêtre suffisamment replet
Attirait les regards par sa solennité: ses yeux sans cesse
Demeuraient attachés sur l'herbe du sol,
Que derrière lui courbait la traîne de sa robe sacrée.
Dans sa main droite se balançait un vase, d'un ton laiteux,
Rempli de vin mélangé, lançant de généreuses lueurs:
Et de sa gauche il tenait un panier plein
De toutes les herbes parfumées que le regard peut découvrir:
Le thym sauvage, le muguet plus blanc encore
Que l'amant de Léda, et le cresson du ruisseau.
Sa tête blanchie, ornée d'une guirlande de hêtre,
Semblait un dôme de lierre enserré
Par le froid hivernal. Puis venait une autre troupe
De bergers qui faisaient retentir alternativement
Les couplets de la chanson. Après eux apparut,
Suivi par la foule qui élevait
Sa voix jusqu'aux nuages, un char finement sculpté
Et roulant si mollement qu'à peine entravait-il
La liberté de trois coursiers tachetés de brun:
Celui qui les conduit semble jouir d'un grand renom
Parmi la multitude. Sa jeunesse est en plein épanouissement,
Tel Ganymède ayant atteint l'âge viril;
Et pour ces temps primitifs, son costume était
Celui d'un chef: sur sa poitrine, à demi-nue,
Etait pendu un cor d'argent, et entre
Ses genoux nerveux il maintenait un épieu acéré.
Un sourire animait son visage; il semblait,
Pour le commun des mortels, rêver
Du repos divin dans les champs Elyséens:
Mais de plus avisés pouvaient discerner
Un trouble secret au frémissement de sa lèvre inférieure,
Et remarquer que parfois les rênes glissaient
De ses mains oublieuses; alors ils auraient soupiré
En songeant aux feuilles jaunies, au cri du hibou
Et aux bûches entassées pour le sacrifice. Hélas!
O notre Endymion, pourquoi ta jeunesse dépérit-elle?
Bientôt l'assemblée, en cercle rangée,
Demeurait silencieuse autour de l'autel: le regard de chacun
Exprima soudain la vénération: les tendres mères
Firent taire leurs enfants; tandis que les joues
Rosées des vierges pâlirent légèrement de peur.
Endymion aussi, sans égal dans la forêt,
Se tenait debout, blême, hâve, la figure empreinte de respect,
Au milieu de ses compagnons, les chasseurs de la montagne.
Au centre, le vénérable prêtre
Leur souriait à tous du plus grand au plus petit,
Et après avoir levé au ciel ses mains ridées
Il parla ainsi: «Hommes de Latmos! pasteurs
Auxquels échoit la garde de milliers de moutons:
Que vous descendiez des antres des rochers
Qui dominent vos montagnes; que vous veniez
Des vallées où le chalumeau retentit sans fin,
Ou des plaines luxuriantes, où la fraîcheur de la brise caresse
Délicatement la campanule bleue, où les genêts épineux
Prodiguent leurs boutons d'or; qui veillez vos précieux troupeaux
Paissant jusqu'à satiété sur les bords mêmes de la mer
Là où les roseaux harmonieux frissonnent aux tristes mélodies
Qu'en échos affaiblis chante la conque du vieux Triton.
Mères et épouses! qui chaque jour préparez
La besace et ce qu'il faut pour la montagne;
Et vous toutes, gentilles vierges qui nourrissez de lait
Les agneaux sans mère, et dans une mignonne coupe
Conservez le miel choisi pour votre jeune fiancé:
Oui, que chacun m'écoute! N'est-il pas vrai
Que tous nos vœux sont dus à notre grand Dieu Pan?
Nos génisses mugissantes ne reluisent-elles pas plus que
Les champignons gonflés par la nuit? Nos vastes prairies
Ne sont-elles pas tachetées d'innombrables toisons? La pluie
Ne verdit-elle pas le gazon d'Avril? Aucun hurlement farouche
N'épouvante nos timides brebis; et nous avons toujours joui
De la grande faveur d'Endymion, notre maître.
La terre est heureuse et la joyeuse alouette lance
Sa chanson matinale à travers la fraîcheur du soleil,
Dont l'éclat rayonne sur nos pieuses cérémonies.»
Il dit, et sur l'autel il fit jaillir en spirale
Les doux parfums qui s'enflamment au feu sacré.
Bientôt il arrosa l'herbe grasse et assoiffée
Avec du vin en l'honneur du divin berger.
Et pendant que le sol buvait, pendant
Que les feuilles de laurier pétillaient, monceau odoriférant,
Que l'encens scintillait à travers
Le persil en cendres, et qu'une flamme brumeuse
Teintait l'Orient de fumée, alors un chœur chanta:
«O toi, dont le palais grandiose a pour toit
Des branches rongées par les ans, et de son ombre abrite
Les éternels murmures, les tristesses, naissance, vie et mort
De fleurs inconnues, et leur procure une paix immuable;
Toi qui te plais à voir les hamadryades réparer
Le désordre de leurs tresses dans les taillis épais des coudriers;
Toi qui t'assieds pendant des heures solennelles, pour écouter
La plaintive mélodie des roseaux courbés par le vent—
Dans les sites désolés, où une chaude moiteur donne
Aux sapins siffleurs une étrange croissance;
Tu songes alors quelle mélancolie pesa sur toi
Lorsque tu perdis la belle Syrinx—entends-nous aujourd'hui,
Par le front de ta nymphe au teint de lait!
Par tous les dédales de sa fuite éperdue,
Entends-nous, ô divin Pan!
«O toi! Dieu de la douce quiétude, pour qui les tourterelles
Soupirent leurs duos passionnés parmi les myrtes,
Tandis qu'à la tombée du jour tu erres
Par les prés ensoleillés qui bordent la lisière
De ton domaine moussu: O toi, à qui
Les figuiers aux larges feuilles ont dès maintenant prédestiné
Leur récolte mûrissante; les abeilles ceinturées d'or
Leur miel blond; les prés de nos campagnes
Les plus somptueuses fleurs de fèves et les coquelicots des blés;
C'est pour toi que la linotte élève sa couvée
Et lui enseigne le chant; que les fraises aux tiges rampantes
Gardent l'été leur fraîcheur; l'essaim des papillons
Ses ailes tachetées; que les tendres bourgeons du printemps
S'épanouissent.—Parais à notre prière!
Par la brise qui, sur les monts, incline les sapins,
O divin forestier!
«Vers toi, les faunes et les Satyres accourent
Pour te servir; soit qu'ils surprennent
En leurs gîtes les lièvres à moitié assoupis;
Soit qu'ils franchissent des précipices escarpés
Pour arracher les malheureux agneaux à la serre des aigles;
Ou que par un charme mystérieux ils fassent retrouver
Aux bergers égarés le chemin du logis;
Qu'ils s'ébattent à perdre haleine sur les rivages écumants
Et choisissent les coquillages aux formes bizarres
Pour que tu puisses les lancer dans les ondes des Naïades,
Puis, de ta cachette, t'en moquer lorsqu'elles montrent la tête;
Soit qu'ils t'égayent de leurs cabrioles fantasques
Pendant qu'ils se jettent réciproquement à la tête
Les glands argentés, et les pommes de pins roussâtres—
Par tous les échos qui vibrent autour de toi,
Entends-nous, ô Faune Roi!
«O toi, qui écoutes le bruit clair des ciseaux,
Tandis que, par intervalles vers ses compagnons tondus
Un bélier retourne en bêlant: Toi qui sonnes du cor
Lorsque les sangliers au farouche boutoir ravageant les tendres épis
Enflamment le courroux du chasseur: qui de ton souffle protèges nos fermes,
Pour en écarter les nielles, et tous les fléaux des tempêtes:
Etrange auteur de bruits indéfinissables
Qui se répercutent par monts et vaux, s'affaiblissent graduellement
Et devenus soupirs meurent sur les landes stériles:
Redoutable gardien des portes mystérieuses
Qui s'ouvrent sur l'universel savoir—regarde,
Fils puissant de Dryope,
La foule de ceux qui viennent t'offrir leurs vœux
Le front couronné de feuillages!
«Oh! sois toujours la retraite inaccessible
Des pensées solitaires; telle par maints détours vous mènerait
Une idée jusqu'au seuil du paradis,
Et vous laisserait le cerveau désespéré: sois toujours le levain
Qui fermente en ce monde bestial et grossier
L'élève jusqu'au ciel—lui donne une vie nouvelle:
Sois toujours un symbole d'immensité:
Un firmament reflété sur l'infini des eaux;
Un élément qui comble l'espace entre eux;
Un inconnu—mais silence: humblement nous masquons
Nos fronts de nos mains soulevées, nous courbant jusqu'à terre,
Nous poussons des clameurs pour que l'Olympe entende,
Et te conjurons d'exaucer notre hymne implorateur
Du haut du Mont Lycée!»
[Cependant Endymion, le roi des bergers, est atteint d'une incurable mélancolie. Péona, sa sœur, lui arrache son secret et lui reproche un chimérique amour.]
Est-ce là la cause?
Tout entière? Cependant n'est-il pas étrange, et triste hélas!
Qu'un être, qui devrait passer sur cette terre
Comme un demi-dieu dans son royaume, et laisser
Son nom résonnant sur les cordes de la lyre, finisse
Sans avoir été jamais plus qu'un barde en sa virginité,
Chantant seul, et timidement:—comment le sang
Abandonna ses pommettes juvéniles, comment il avait coutume de s'égarer
Il ne savait pas où; et comment il répondrait, «non,»
Si on lui affirmait que c'était l'amour: et cependant, c'était l'amour;
Que pouvait-ce être si ce n'est l'amour? Comment une palombe
Laissa tomber une aiguille d'if sur son chemin;
Et comment il mourut; puis, que l'amour ravage
Son gentil cœur, de même que les ouragans du Nord flétrissent les roses.
Enfin que la ballade de sa triste vie se termine
Par des soupirs, et un hélas! Endymion!
[Celui-ci prend la défense de l'amour.]
«Peona! je n'ai jamais désiré étancher
Ma soif pour les louanges du monde: rien de méprisable,
Aucun fantôme endormeur, ne pourrait défiler
Le tissu que j'ai obstinément ouvragé pour mon voyage—
Pourtant il est maintenant en morceaux; ma barque sans gouvernail
Va tristement à la dérive: cependant mes espérances sublimes
Visent un but trop élevé, trop au delà de l'arc-en-ciel
Pour qu'elles puissent s'user sur cette myriade d'épaves terrestres.
Où est le bonheur? En ce qui pousse
Nos esprits dociles vers une union divine,
Une union avec l'essence; jusqu'à ce que nous resplendissions
Absolument transfigurés et libérés de l'espace. Contemple
La claire religion du ciel! Enveloppe
D'une feuille de rose ton doigt effilé,
Et caresse tes lèvres: écoute, lorsque les accents aériens
Et les baisers de la musique font résonner les libres vents,
Lorsqu'avec une touche amoureuse ils détachent
La harpe Eolienne de son écaille transparente:
Alors de vieilles chansons s'éveillent hors des sépulcres entr'ouverts;
De vieilles ballades soupirent au-dessus de la tombe de l'aïeul;
Des fantômes de mélodieuses prophéties délirent
Autour de chaque empreinte qu'a laissée le pied d'Apollon;
La fanfare des clairons s'éveille, puis mollement s'éteint,
Là où longtemps auparavant s'était livrée une bataille géante;
Et, de la terre, s'exhale une berceuse
A chaque place où le jeune Orphée dormait.
Ressentons-nous ces choses?—en ce moment nous sommes entrés
Dans une sorte d'unité, et notre état
Est celui d'esprits qui flottent. Mais il y a
Des enchevêtrements plus compliqués, des entraves
S'entredétruisant bien davantage, et conduisant, par degrés
A la plus extrême intensité: leur couronne
Est tressée d'amour et d'amitié, et siège haut
Sur le front de l'humanité.
Sa valeur la plus pesante et la plus volumineuse
Est l'amitié d'où émane sans cesse
Une splendeur persistante; mais au sommet,
Est suspendue, par d'invisibles fils, une sphère
De lumière, c'est l'amour: son influence,
Frappant nos yeux, engendre un sens nouveau,
Qui nous agite et nous use; jusqu'à ce qu'enfin
Nous dissolvant dans son rayonnement, nous nous confondions,
Nous mêlions, nous en devenions une partie—
Avec rien d'autre notre âme ne peut se lier
Aussi rapidement: quand nous nous combinons de la sorte,
La vie s'alimente de sa propre substance,
Et nous sommes nourris comme la couvée du pélican.
Ah! si délicieuse est cette nourriture qui ne rassasie pas,
Que les hommes, qui auraient pu planer dans le van
De tout l'univers assemblé, pour vanner
Et chasser loin des pas du futur
Toutes les ivraies de la coutume, balayer toutes les viscosités
Laissées par les limaces et les serpents de l'humanité,
Ont été satisfaits de perdre l'occasion
Tandis qu'ils sommeillaient dans l'Elysée de l'amour,
En vérité, je préférerais être frappé de mutisme
Plutôt que d'élever la voix contre leur ardente insouciance:
Car j'ai toujours pensé qu'elle pouvait gratifier
Le monde de bienfaits inconsciemment;
Comme fait le rossignol, perché sur la plus haute branche,
Et cloîtré au milieu des touffes de feuilles fraîches—
Il ne chante qu'à son amour, et ne s'aperçoit même pas
Que la Nuit s'avançant sur la pointe du pied retient les plis de son capuchon noir.
De même l'amour pourrait, bien qu'on le juge
Un simple mélange d'haleines passionnées,
Produire plus que notre recherche ne témoigne:
Quoi, je l'ignore: mais qui, parmi les hommes peut dire
Que les fleurs s'épanouiraient, ou que les fruits verts se gonfleraient
Jusqu'à devenir pulpe fondante, que les poissons auraient leurs brillantes écailles,
La terre son douaire de rivières, de forêts, de vallées,
Les prairies leurs ruisseaux, les ruisseaux leurs cailloux,
Les semences leurs moissons, ou le luth ses accents,
Les accents leur ravissement, ou le ravissement son charme,
Si les âmes humaines ne s'embrassaient et ne se saluaient jamais?
Maintenant, si cet amour terrestre a le pouvoir de rendre
L'être humain mortel, immortel; de rejeter
L'ambition hors de leurs mémoires, et de combler
Leur mesure de bonheur; quelle pure folie
Semblent tous ces piteux efforts vers la renommée,
A qui se réserve comme unique but
Un amour immortel, une immortelle amante!
Ne sois pas si effaré; car c'est la vérité,
Jamais ne pourra naître d'atomes
Ce qui bourdonne autour de nos rêves, comme des mouches du cerveau,
Nous laissant l'imagination malade. Non, non, j'en suis certain,
Mon esprit inquiet ne supporterait jamais
De couver si longtemps une volupté,
S'il n'épiait, quoique craintivement
Une espérance derrière l'ombre d'un rêve.»
LIVRE II
[Au début de ce deuxième livre le poète célèbre la toute puissance et l'amour. Qu'est tout le reste en comparaison?]
Hors d'ici, histoire pompeuse! hors, fourberie dorée!
Sombre planète dans l'univers des faits!
Vaste mer, qui élève un murmure sans fin
Sur les rivages caillouteux de la mémoire!
Bien des vieux bateaux à la carcasse vermoulue là
Voguent sur ton sein, magnifiés
En vaisseaux de haut bord; plus d'un navire orgueilleux
A la carène dorée, est abandonné dans la cale sans avoir été lancé.
Mais pourquoi ceci? Peu nous chaut que le hibou ait volé
Autour du mât du grand amiral Athénien!
Peu nous chaut qu'à marches forcées Alexandre ait dépassé
L'Indus avec ses troupes Macédoniennes!
Qu'Ulysse ait réveillé en le torturant
Le Cyclope gorgé, peu nous importe! Juliette penchée
Par-dessus les fleurs de sa croisée—soupirant—sevrant
Tendrement son amour de sa neigeuse pureté,
Nous intéresse davantage: le ruisseau argenté
Des larmes d'Héros, la défaillance d'Imogène,
La belle Pastorella dans la caverne du bandit,
Sont des sujets qu'on couve avec plus d'ardeur
Que la chute des empires..........
[Puis Endymion entreprend de retrouver sa mystérieuse beauté]
Alors, de nouveau,
Il s'enfonça dans un sentier désert
Où jamais aucun son humain n'avait retenti,
Si ce n'est, peut être, quelques cadences légères comme la neige
Se dissolvant dans le silence, lorsque sous la brise
Quelque barque sacrée entonnait une hymne harmonieuse,
En voguant joyeusement vers Delphes.
[Une nymphe, déguisée en papillon, lui sert de guide. Ils explorent le monde souterrain et rencontrent d'abord Vénus et Adonis.]
Après avoir parcouru mille détours,
Enfin, avançant soudain, il pénétra dans
Une pièce, tapissée de myrtes, formant un berceau très élevé,
Remplie de lumière, d'encens, d'harmonieux accords,
Et de ce qu'il y avait à la fois d'admirable et d'étrange:
Car sur une couche de satin d'une splendeur rosée
Au centre, reposait un éphèbe endormi
De la plus enivrante beauté; plus enivrante en vérité
Que les désirs ne pouvaient la sonder ou la jouissance l'atteindre:
Puis des tentures aux tons dorés de la pêche
Ou des soucis fanés par la maturité d'Octobre,
Tombaient rutilantes à ses côtés avec mille replis—
Sans rien cacher de la courbe Apollonienne
De la nuque et de l'épaule, ni de l'écartement
D'un genou à l'autre, ni des chevilles accrochant la lumière;
Mais plutôt, livrant sans voile ses charmes au regard,
Généreusement. De profil son visage était appuyé
Sur un bras blanc, et tendrement demi-closes
Par la plus tendre pression, les lèvres vermeilles
Dessinaient une moue alanguie causée par le sommeil; de même la chaude matinée
Fait s'entr'ouvrir la rose aux pétales humides. Au-dessus de sa tête
Quatre tiges de lys mariaient leurs blancs honneurs
Pour former une couronne; autour de lui croissaient
Toutes les vrilles vertes, de floraisons et de nuances infinies,
Entrelacées les unes aux autres et fraîchement liées:
La vigne aux pousses luisantes; les mailles du lierre
Ombrageant ses baies Ethiopiennes; le chèvre-feuille des bois
Aux feuilles veloutées, aux divines fleurs en forme de cors;
Le convolvulus aux corolles ardemment panachées;
Le creeper, mûrissant pour rougir en automne;
La clématite des haies, grimpant allègrement,
Avec d'autres plantes ses sœurs. Tout près
Veillaient des Amours paisibles et silencieux.
L'un, agenouillé à côté d'une lyre, en touchait les cordes,
Dont il assourdissait les sons avec ses ailes;
Et, de temps en temps il se levait pour observer
Le sommeil de l'éphèbe; pendant qu'un autre saisissait
Une branche de saule, qui distillait une rosée odorante,
Et la secouait sur sa chevelure; un autre pénétrait
Par la toiture tissée, et à chaque battement d'aile
Faisait pleuvoir des violettes sur ses yeux assoupis.
Tout à coup sous une arche rugueuse, à travers la pénombre au-dessous d'eux
Apparaît la mère des dieux, Cybèle, seule, toute seule,
Sur un sombre char; un manteau noir drapant
Sa majestueuse stature, le front pâle comme la mort,
Couronné de tourelles. Quatre lions à l'épaisse crinière
Traînent les indolentes roues; solennelles sont leurs mâchoires ventrues,
Leurs yeux menacent dissimulés sous les sourcils, leurs lourdes pattes
S'étirent comme dans le sommeil, et leurs queues nerveusement
Font trembler leurs poils hérissés. Silencieuse passe
La reine, comme une ombre, et elle disparaît dans l'obscurité d'une autre arche.
[Après avoir enfin entrevu son amante inconnue, Endymion visita la région des fleuves souterrains où il aperçut Alphée et Aréthuse, ensuite.]
Il se retourna—là retentit un son puissant—il marcha,
Apparût là une lumière plus froide; alors il se dirigea
Vers elle par un sentier sablonneux, et Io!
Voici qu'en moins de temps qu'un instant ne fuit,
Les visions de la terre furent dissoutes et envolées—
Il aperçut la mer géante au-dessus de sa tête.
LIVRE III
[Endymion parle à Glaucus au fond de la mer.]
Sur un rocher couvert de ronces était assis ce vieillard,
Sa chevelure blanche était effrayante, et une natte
D'herbes fraîches gisait sous ses pieds froids et efflanqués;
Ample comme le plus large linceul,
Un manteau d'azur recouvrait ses vieux os,
Dans la trame duquel étaient symbolisées les incantations les plus ténébreuses
De l'ambitieuse magie: chaque état de l'Océan
S'y dessinait distinctement en noir; l'orage,
Le calme, le murmure, le hideux rugissement
Etaient figurés sur le tissu; toute forme
Qui rase l'eau, plonge, sommeille entre les caps.
La baleine vorace ne semblait qu'un point dans le travail féerique,
Puis soudain, regardez: elle s'enflait et se gonflait
Jusqu'à son énormité naturelle; et le plus chétif poisson
Surpassait l'attente de l'observateur le plus minutieux,
Et montrait l'anatomie de son œil minuscule.
Là était peinte la royauté
De Neptune; et les Nymphes de la mer autour de son trône,
Telles de belles vassales, regardaient et attendaient.
A côté de ce vieillard était une baguette de perles,
Et sur ses genoux un livre qu'il étudiait
Avec tant d'attention, que le nouvel hôte des mers
Eut le temps de l'examiner longuement, stupéfait,
Et de noter toutes ces nuances, frappé de respect.
Le vieillard leva sa tête humide de buée et vit
L'étranger étonné—semblant ne pas voir,
Tant la vie était absente de sa physionomie. Soudain
Il s'éveilla comme d'une extase; ses sourcils blancs comme la neige
S'arquèrent, et comme fouillées par une charrue magique
Des rides sillonnèrent profondément son large front,
Qu'il tenait aussi immobile que le sommet d'un roc,
Jusqu'à ce que sur ses lèvres flétries parut un sourire.
Alors il se redressa, comme un être accablé d'ennui
Qui, bien des années, aurait guetté dans une retraite abandonnée,
Et depuis le milieu de sa vie jusqu'à l'âge le plus avancé
N'aurait pas soulagé son âme avide de sons, en parlant
Même aux arbres. Il se leva, il saisit sa robe,
Puis d'une étreinte convulsive, il l'agita au vent...
[Glaucus raconte sa jeunesse à Endymion: «Il aimait la nymphe Scylla que Circé jalouse a tuée. Lui-même cédant à l'amour de la meurtrière fut réduit en l'état où le voit celai qui l'écoute. Cependant un étranger doit l'aider à reconquérir et Scylla et sa jeunesse». Qui ne devine immédiatement que ce mystérieux sauveur et Endymion ne font qu'un? Ils se rendent donc tous deux dans un palais sous-marin où, depuis des siècles, sont couchés côte à côte jeunes hommes et jeunes femmes qui se sont noyés par amour. Scylla est parmi ces dernières, et Endymion la ressuscite ainsi que ses nombreux compagnons d'infortune. Tous vont alors témoigner leur reconnaissance à Neptune et célébrer sa générosité.]
LIVRE IV
[Endymion, de nouveau solitaire, rencontre une jeune Indienne qui, elle aussi, a été malheureuse, et lui raconte ses infortunes. Avec l'hymne à Pan du premier livre, ce récit est la meilleure partie du poème:]
O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
Les nuances naturelles de la beauté, à des lèvres vermeilles?
Est-ce pour donner la rougeur des vierges
Aux buissons de roses blanches?
Ou est-ce ta main humide qui emperle la marguerite?
O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
L'éclair étincelant à l'œil du faucon?
Est-ce pour donner au ver luisant sa lueur?
Ou, par une nuit sans lune
Pour, sur les rivages des sirènes, teinter les vagues de phosphorescence?
O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
Les harmonieuses ballades aux voix plaintives?
Est-ce pour, dans les soirées blafardes,
Les donner au rossignol?
Et pouvoir l'écouter sous la fraîcheur de la rosée?
O tristesse
Pourquoi empruntes-tu
La légèreté du cœur au joyeux temps de Mai?
Un amoureux ne foulerait pas
La tête d'une primevère,
Quand même il danserait du soir jusqu'à l'aube—
Ni aucune fleur languissante
Conservée pieusement pour ton bocage,
N'importe où il s'amuse ou se divertisse.
La tristesse
J'ai salué
Et pensais à l'abandonner très loin derrière moi;
Mais gaiement, gaiement,
Elle m'aime tendrement
Elle m'est si fidèle, et si accueillante.
Je voudrais la décevoir
De façon à l'abandonner
Mais, ah! elle est si fidèle et si accueillante.
Sous mes palmiers, au bord de la rivière,
Je m'assis pour pleurer: dans tout le vaste univers
Il n'y avait personne qui me demandât pourquoi je pleurais—
De sorte que je remplis
Jusqu'au bord le calice du nénuphar avec des larmes
Aussi glacées que mes terreurs.
Sous mes palmiers, au bord de la rivière
Je m'assis pour pleurer: quelle fiancée amoureuse,
Abusée par un chimérique amant descendu des nuages,
Ne se cache et ne se réfugie pas
Sous les sombres palmiers, au bord de la rivière?
Et, comme j'étais assise, par delà les claires collines bleues
J'entendis le vacarme de gens ivres: les ruisseaux
Amenaient dans le large fleuve des flots pourpres—
C'était Bacchus et sa troupe!
La trompette lançait des notes ardentes, et les gazouillements argentins
Du choc des cymbales faisaient un joyeux bruit—
C'était Bacchus et sa famille!
Telle une bande de vendangeurs ils descendaient,
Couronnés de verts feuillages, la figure en feu;
Tous dansaient follement à travers la riante vallée.
Au point de te chasser, Mélancolie!
Oh alors! oh alors! tu n'étais qu'un simple mot!
Et je t'oubliai, comme le houx à baies rouges
Est oublié par les bergers, lorsqu'en Juin,
Les grands châtaigniers masquent le soleil et la lune:
Je me ruai dans la folie!
Sur son char, debout, se tenait le jeune Bacchus,
Agitant son sceptre de lierre, en des poses de danseur,
Avec des rires furtifs;
De petits filets de vin cramoisi coulaient
Sur la blancheur de ses bras potelés, et de ses épaules, assez blanches
Pour s'attirer la morsure de Vénus aux dents de perle:
A ses côtés à califourchon sur son âne, Silène
Lançait des fleurs comme il passait
Buvant goulument.
D'où veniez-vous, joyeuses filles! d'où veniez-vous!
Si nombreuses, et si nombreuses, en telle liesse?
Pourquoi avez-vous déserté vos bocages attristés,
Vos luths et votre aimable sort?
—Nous suivons Bacchus! Bacchus agile,
Bacchus conquérant,
Bacchus, le jeune dieu! dans la bonne ou mauvaise fortune,
Nous dansons devant lui en traversant les vastes empires:
Venez aussi, belle vierge, et joignez-vous
A notre orchestre fantasque!»
D'où veniez-vous, gais Satyres, d'où veniez-vous?
Si nombreux, et si nombreux, en telle liesse?
Pourquoi avez-vous déserté vos bois favoris, pourquoi avez-vous laissé
Vos noisettes cachées dans les fissures des chênes?
—C'est pour le vin, pour le vin que nous avons quitté nos amandiers;
Pour le vin que nous avons quitté nos bruyères et nos genêts dorés,
Et les froids champignons;
Pour le vin nous suivons Bacchus à travers la terre;
Le Dieu puissant des coupes sans fond et des chants d'allégresse!
Venez aussi, belle vierge, et joignez-vous
A notre orchestre frénétique!»
Les larges rivières et les hautes montagnes nous avons franchi,
Et sauf quand Bacchus se retirait sous sa tente de lierre,
En avant haletaient le tigre et le léopard
Avec les éléphants d'Asie:
En avant ces myriades d'êtres—chantant et dansant,
Avec les zèbres striés, les chevaux lustrés et fringants de l'Arabie,
Les alligators aux pieds palmés, les crocodiles,
Portant sur leurs dos des écailles, en files,
Des enfants potelés et rieurs mimant la manœuvre
Des matelots et le rude labeur des galériens:
Avec des avirons minuscules et des voiles de soie, ils glissent
Insouciants des vents et des marées.
Couchés sur les fourrures des panthères et les crinières des lions,
Tantôt à l'avant tantôt à l'arrière du cortège ils parcourent les plaines;
Et font en un instant un voyage de trois jours:
Et toujours au lever du soleil,
A travers les déserts ils chassent avec la lance et le cor
Le rhinocéros en fureur.
J'ai vu l'Osirienne Egypte s'agenouiller
Devant la couronne de vigne tressée!
J'ai vu l'aride Abyssinie se lever et chanter
En frappant les cymbales d'argent!
J'ai vu la vendange triomphante embraser de sa chaleur
La vieille et sauvage Tartarie!
Les rois de l'Inde abaissent leurs sceptres constellés de joyaux,
Et de leurs trésors, répandent une pluie de perles;
Du haut de son ciel mystique le grand Brahma gémit,
Et tous ses prêtres se lamentent;
Ils pâlissent devant le regard du jeune Bacchus.
J'arrivai à sa suite dans ces régions
Le cœur malade—lassée—j'eus alors la fantaisie
De m'égarer au milieu de ces mornes forêts
Seule sans compagnon:
J'ai fini, j'ai dit tout ce que vous pouviez entendre.
Jeune étranger!
J'ai été une vagabonde
En quête du plaisir sous tous les climats:
Hélas, il n'est pas pour moi!
Je dois sûrement être ensorcelée,
Pour perdre dans la douleur tout mon printemps de vierge
Viens donc, Tristesse!
Tristesse très douce!
Comme mon propre baby je te nourris dans mon sein;
Je pensais à t'abandonner
Et à te décevoir,
Mais maintenant de tout l'univers c'est toi que j'aime le mieux.
Il n'y en a aucun,
Non, non, aucun
Comme toi pour consoler une malheureuse délaissée,
Tu es sa mère,
Tu es son frère,
Et son époux, et son amant dans l'ombre.»
[Endymion ému de tant d'infortunes, oublie l'inconnue qu'il a cherchée pendant les trois premiers livres et s'éprend de la jeune Indienne, laquelle, ne fait qu'une seule et même personne avec la dite inconnue, qui est une déesse, Cynthia ou Diane.
Pour conclure, Endymion et Cynthia se jurent un amour éternel, étreignent Péona et disparaissent dans l'éther; alors]
... Péona regagna
Sa retraite à travers la forêt toute émerveillée.
Achevé en automne 1817.
Publié en 1818.