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Poèmes et Poésies: Traduction précédée d'une étude par Paul Gallimard

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[1] Le traducteur s'excuse d'avoir, quelquefois en ce volume, osé retrancher quelques descriptions et quelques récits dans lesquels les plus fervents admirateurs de Keats estiment que le jeune artiste s'est un peu attardé. Comme une licence en entraîne une autre, il a dû également se substituer au poète et relier entre eux les différents épisodes qui, par suite, auraient paru sans liens.


 

ISABELLE OU LE POT DE BASILIC

CONTE D'APRÈS BOCCACE

I

Gracieuse Isabelle, pauvre innocente Isabelle!
Lorenzo, un jeune pèlerin sous l'œil de l'Amour!
Ils ne pouvaient habiter la même demeure
Sans émotion au cœur, sans souffrance;
Ils ne pouvaient s'asseoir aux repas sans éprouver
Quelle douceur pour l'un était la présence de l'autre;
Ils ne pouvaient, à coup sûr, dormir sous le même toit
Sans rêver l'un à l'autre et pleurer chaque nuit.

II

Chaque matin leur amour devenait plus tendre,
Et chaque soir plus profond et plus tendre encore;
Lui ne pouvait, à la maison, au champ, au jardin, rien témoigner,
Mais son visage à elle était tout son horizon;
Et la voix de l'aimé était toujours plus agréable
A l'aimée que le bruit des arbres ou des ruisseaux ombragés;
Les cordes de son luth faisaient sonner son nom,
Elle le dessinait sur sa broderie inachevée.

III

Il devinait quelle gentille main tournait le loquet,
Avant que la porte ouverte ne la découvrît à ses yeux;
A travers la fenêtre de sa chambre il surprenait sa beauté
D'un regard plus perçant que celui du faucon;
Régulièrement il la guettait aux vêpres,
Sachant que ses yeux étaient levés vers les mêmes cieux;
Il passait toute la nuit dans une attente enfiévrée,
Pour entendre sur l'escalier son pas matinal.

IV

Un long mois de Mai passé dans ce pénible état
Rendit leurs joues plus pâles lorsque Juin commença:
«Demain je me courberai devant ma joie,
Demain j'implorerai la faveur de ma dame».
«O puissé-je ne jamais voir une autre nuit,
Lorenzo, si tes lèvres ne prononcent pas le mot amour.»
Ainsi chacun parlait à son oreiller; mais, hélas! chacun
Laissait passer jours sur jours sang goûter le suprême bonheur;

V

Si bien que les joues de la charmante Isabelle privées de baisers
Pâlirent tout comme le feraient les roses;
Devinrent aussi maigres que celles d'une jeune mère, qui cherche
Par quelque chant berceur à calmer la douleur de son enfant:
«Comme elle souffre» se dit-il, «je ne peux parler,
Et cependant je le veux, je lui déclarerai tout mon amour:
Si ses yeux expriment qu'il l'a vaincue, je boirai ses larmes,
Et du moins ses tourments cesseront.»

VI

Ainsi pensait-il en une radieuse matinée, et tout le jour
Son cœur battait à se rompre contre sa poitrine:
Et au dedans de lui il suppliait son cœur de lui donner
Le courage de parler; mais toujours son sang se figeait,
Etouffait sa voix, et chassait sa résolution—
Exaltait l'idée qu'il se faisait d'une telle fiancée,
Lui donnait même la douce humilité d'un enfant:
Hélas! la passion au contraire est à la fois douce et sauvage!

VII

Ainsi, une fois de plus, il aurait passé dans l'angoisse et l'insomnie
Une terrible nuit d'amour et de misère,
Si les yeux vifs d'Isabelle n'avaient été fiancés
Avec chaque pensée reflétée sur son front;
Elle le vit couleur de cire et pâle comme un mort,
Puis soudain tout rougissant; aussi murmura-t-elle tendrement:
«Lorenzo!»—là elle interrompit sa timide requête,
Mais dans son ton et son regard il devina le reste.

VIII

«O Isabelle, je m'aperçois à demi
Que je peux confier ma souffrance à ton oreille;
Si jamais tu peux croire à quelque chose,
Crois à mon amour, crois que mon cœur
Est près de s'arrêter: je ne voudrais pas t'irriter
En pressant ta main malgré toi, ni blesser
Tes yeux en les fixant; mais je ne peux vivre
Une nuit de plus sans t'avouer ma passion.

IX

«Amour! tu me délivres de l'hiver glacial,
Jeune fille! tu me mènes vers la chaleur de l'été,
Il me faut donc goûter la floraison qui s'épanouit
Dans la chaude maturité de ce gracieux matin.»
Il dit, et ses lèvres timides tout à l'heure, s'enhardirent,
Un baiser chanta poétiquement, humide de rosée:
Une grande béatitude, une extase s'éleva en eux,
Telle une fleur de volupté sous la caresse de Juin.

X

En se quittant, ils semblaient marcher dans les airs,
Roses jumelles momentanément séparées par le zéphir
Pour se retrouver plus unies et partager
Le ravissement parfumé de leur deux cœurs.
Elle, rentrée dans sa chambre entonna un hymne
A la gloire du délicieux amour et de sa flèche aussi douce que le miel;
Lui, allègrement gravit la colline vers le couchant,
Et salua le soleil d'un adieu, le cœur comblé de joie.

XI

De très près il se réunirent encore avant que le crépuscule
Eût, devant les étoiles, enlevé son voile complaisant,
De très près ils se réunirent chaque soir, avant que le crépuscule
Eût devant les étoiles, enlevé son voile complaisant,
Secrètement dans un berceau d'hyacinthe et de musc,
Inconnu de tous, à l'abri des bavardages.
Ah! Plût au ciel qu'il en eût toujours été ainsi,
Et que des oreilles oisives n'aient pas trouvé plaisir à leurs infortunes.

XII

Furent-ils malheureux alors?—Cela ne peut être—
Trop de larmes ont été versées sur les amants,
Trop de soupirs furent poussés en leur faveur,
Trop de pitié leur fut accordée après leur mort,
Trop d'histoires douloureuses lisons-nous
Dont le thème serait mieux traduit en or resplendissant;
Excepté dans la page sublime où l'épouse de Thésée
Sur les vagues sans traces[1] se pencha pour le voir.

XIII

Mais, soyons juste envers l'amour.
Un peu de bonheur fait oublier beaucoup de tristesse;
Didon resta silencieuse sous son bosquet,
La détresse d'Isabelle fut extrême,
Cependant le jeune Lorenzo ne fut pas embaumé avec des épices
De l'Inde torride, cette vérité est incontestable—
Même les abeilles, ces petites mendiantes des berceaux printaniers
Savent que la plus grande abondance de suc se trouve dans les fleurs empoisonnées.

XIV

La mignonne amoureuse habitait avec ses deux frères
Enrichis par le commerce de leurs ancêtres,
Pour eux, plus d'une main lassée s'humectait de sueur
Dans les mines éclairées de torches ou dans les bruyantes factoreries,
Plus d'un dos frémissant d'orgueil se courbait
Et saignait sous l'aiguillon du fouet; les yeux creux,
Aveuglé, plus d'un passait des jours entiers dans la rivière,
Pour récolter les grains d'or roulés par les flots,

XV

Pour eux, le plongeur de Ceylan retenait sa respiration,
Et s'exposait sans défense à la voracité des requins;
Pour eux le sang jaillissait de ses oreilles; pour eux, mourant,
Sur la froide glace, le phoque aboyait lugubrement
Et gisait criblé de dards; pour eux seuls se consumaient
Des milliers d'hommes en proie à des tourments innombrables:
Semi-barbares, ils tournaient nonchalamment une roue.
Instrument de torture qui tranchait, broyait, écorchait vif.

XVI

Pourquoi étaient-ils fiers? parce que de leurs fontaines de marbre
L'eau coulait avec plus de faste que ne font les larmes des malheureux?
Pourquoi étaient-ils fiers? parce que leurs montagnes d'orangers
Etaient d'une ascension plus facile qu'un escalier de lépreux?
Pourquoi étaient-ils fiers? parce que leurs livres de comptes à raies rouges
Etaient plus luxueux que les chants de l'antiquité grecque?
Pourquoi étaient-ils fiers? nous le demandons encore bien haut,
Pourquoi, au nom de la Gloire, étaient-ils fiers?

XVII

Cependant ces deux Florentins s'étaient emmurés
Dans leur orgueil dévorant et leur couardise rapace
Autant que deux Juifs côte à côte dans la terre sainte.
Barricadés comme dans un enclos contre les regards épieurs des mendiants;
Oiseaux de proie des forêts fournisseuses de mâts—mules infatigables
Et bâtées, colportant ducats et vieux mensonges—
Aux griffes agiles, s'abattant sur les passants sans défiance,—
On les admirait en Espagne, en Toscane, en Malaisie.

XVIII

Comment se fit-il que ces mêmes teneurs de livres purent épier
La gracieuse Isabelle dans sa couche duvetée?
Comment purent-ils découvrir dans les yeux de Lorenzo
Un obstacle à son labeur? Torride plaie d'Egypte
Dans leur horizon de cupidité et d'astuce!
Comment purent ces sacs d'argent regarder à l'Est et à l'Ouest?
Pourtant ils le firent—et tout bon joueur
Doit regarder derrière lui, comme le lièvre chassé.

XIX

O éloquent et fameux Boccace!
Nous implorons maintenant ton pardon comme une faveur,
Et le pardon des myrthes aux émanations parfumées,
Des levers de lune chers aux amants,
Et des lis, qui croissent plus pâles
Maintenant qu'ils n'entendent plus les sons de ta lyre;
Pardonne nous de risquer des mots qui conviennent mal
A cette triste pause dans une aventure si digne de pitié.

XX

Accorde ton pardon sur l'heure, ensuite le conte
Se déroulera paisiblement, au point où il en est;
Il n'y a pas d'autre crime, de folle tentative.
De rendre plus douce la vieille prose par des rimes modernes:
Mon but,—que mes vers y réussissent ou échouent,—
Est de t'honorer, de saluer ton génie qui n'est plus;
De te substituer un chant en langue anglaise,
Tel un écho de toi résonnant sous le souffle du Nord.

XXI

Ces deux frères ayant découvert à de nombreux indices
Quel amour Lorenzo portait à leur sœur,
Et combien elle l'aimait aussi, chacun échangea
Avec l'autre ses plus amers soupçons, presque fou de penser
Que lui, le serviteur chargé de leurs affaires,
Fût l'heureux possesseur de l'amour de leur sœur,
Quand leur dessein était de la mener peu à peu
A quelque haut seigneur et ses bois d'oliviers.

XXII

Et ils tinrent plus d'un conciliabule jaloux,
Et plus d'une fois à part se mordirent les lèvres,
Avant d'avoir arrêté l'expédient le plus sûr
Pour faire expier son crime au jeune amoureux;
A la fin, ces deux hommes pétris de cruauté
Tranchèrent la Pitié d'une entaille profonde jusqu'à l'os:
Car ils résolurent, dans quelque obscure forêt
De tuer Lorenzo, et de l'y enterrer.

XXIII

Ainsi, par une riante matinée, comme il se penchait
Au lever du soleil, par dessus la balustrade
De la terrasse du jardin, vers lui ils dirigèrent
Leurs pas à travers la rosée; et lui dirent:
«Vous semblez heureux et satisfait ici,
Lorenzo, et nous sommes désolés de troubler
Votre paisible méditation; mais si vous êtes sage,
Enfourchez votre coursier pendant qu'il fait encore frais.

XXIV

Nous avons le projet, à l'instant même
D'éperonner, trois lieues, vers les Apennins;
Descends, nous t'en prions, avant que le soleil brûlant
Ne pompe son humide rosée sur l'églantine.»
Lorenzo, courtoisement comme il en avait l'habitude,
Avec déférence s'inclina devant ces paroles vipérines
Et partit à la hâte, pour se tenir tout prêt,
Avec sa ceinture, ses éperons et son pourpoint de chasse.

XXV

Et comme ils traversaient la cour,
Chaque trois pas il s'arrêtait, pour écouter
S'il n'entendrait pas le refrain matinal de sa dame,
Ou le léger bruit de son doux pas;
Et comme il était ainsi absorbé dans sa passion,
Il entendit un rire harmonieux au-dessus de lui;
Alors, levant la tête, il vit son visage brillant
Sourire à travers une baie en treillage, tout joyeux.

XXVI

«Mon amour, Isabelle», dit-il, «je craignais
De ne pouvoir t'adresser un tendre adieu:
Ah! si j'allais te perdre, pendant que contraint
Je suis d'étouffer mon pesant chagrin
D'être séparé de toi trois tristes heures? mais nous regagnerons
Dans l'amoureuse obscurité ce que le jour nous fait perdre.
Adieu! Je serai bientôt de retour». «Adieu», dit-elle:
Et comme il s'éloignait, elle chantait heureuse.

XXVII

Ainsi les deux frères et leur victime
Sortirent à cheval de la belle Florence, où l'Arno rapide
Tourbillonne entre ses berges resserrées, et s'agite éperdument
En formant des cascatelles, tandis que la brême
Tient tête au courant. Pâles et blêmes
Paraissaient les figures des frères gagnant le gué,
Celle de Lorenzo rougissait d'amour. Ils passèrent l'eau
Et pénétrèrent dans une forêt propice au meurtre.

XXVIII

Là fut tué et enterré Lorenzo,
Là dans cette forêt prit fin son grand amour;
Ah! quand une âme gagne ainsi sa délivrance,
Elle souffre dans la solitude,—est mal à l'aise dans la paix,
Comme les limiers couverts de sueur après l'hallali:
Ils trempèrent leurs épées dans l'eau, et firent galoper sans merci
Leurs chevaux pour rentrer, éperonnant furieusement,
Chacun d'eux plus riche en étant meurtrier.

XXIX

Ils contèrent à leur sœur comment, en soudaine hâte,
Lorenzo s'était embarqué pour des rivages étrangers;
Cette grande urgence était nécessitée
Par leurs affaires que requéraient des mains fidèles.
Pauvre fille! revêts ton voile de veuve étouffant,
Et sois libérée sur le champ des maudits liens de l'Espérance;
Aujourd'hui tu ne le verras plus, ni demain,
Et le jour suivant sera un jour de deuil.

XXX

Elle pleure solitaire sur ses plaisirs perdus;
Douloureusement elle pleura jusqu'à la venue de la nuit,
Puis alors, au lieu d'amour, o misère!
Elle médita solitaire sur la volupté:
Il lui semblait voir son image dans l'obscurité,
Elle répondait au silence par un doux gémissement,
Etreignant l'air de ses beaux bras,
Et sur sa couche murmurant tout bas: «Où donc? où donc?»

XXXI

Mais l'égoïsme, cousin de l'Amour, n'imposa pas longtemps
Sa brûlante insomnie en son sein seulement;
Elle se consuma dans l'attente de l'heure fortunée et compta
Les instants fièvreusement, haletante, sans relâche—
Pas longtemps—car bientôt sur son cœur une infinité
De tourments plus nobles, une douleur plus aiguë
S'abattit tragiquement; passion insurmontable,
Et cruelle inquiétude pour les voyages de son amant.

XXXII

Au milieu de l'automne, vers le soir,
Le souffle de l'hiver arrive de très loin,
Le vent empoisonné de l'Ouest dépouille sans trêve
Les arbres de leur teinte dorée, siffle la ronde
De mort parmi les buissons et les feuilles,
Il dénude tout avant d'oser s'élancer
Hors de ses cavernes du Nord. De même la douce Isabelle
Par un dépérissement graduel perdit sa beauté,

XXXIII

Parce que Lorenzo ne revenait pas. Souvent
Elle demandait à ses frères, l'œil éteint,
S'efforçant de rester brillant, quelle contrée
Pouvait le retenir si longtemps prisonnier! ils inventaient
De temps en temps un conte pour la tranquilliser. Leur crime
Etait sur leur tête, comme la fumée sur la vallée de Hinnom;
Et chaque nuit dans leurs rêves ils gémissaient tout haut,
De voir leur sœur dans son linceul de neige.

XXXIV

Car elle était morte dans une ignorance assoupissante,
Mais pour une chose plus mortellement lugubre que tout;
Cela vint comme un amer breuvage, bu par hasard,
Qui délivre le malade du fastueux drap mortuaire
En lui rendant quelques instants le souffle; comme une lance
Eveillant un Indien de son hypnotisme, nuageux palais,
D'un coup féroce, et lui ramenant
Le sens du feu dévorateur au cœur et au cerveau.

XXXV

Ce fut une vision. Dans l'engourdissante obscurité,
Dans la tristesse de minuit, aux pieds de sa couche
Lorenzo se tenait, et pleurait; la tombe de la forêt
Avait souillé sa luisante chevelure qui autrefois lançait
Ses éclats jusqu'au soleil, et mis sa froide empreinte
Sur ses lèvres, et brisé le suave luth
De sa voix rendue au silence; le long de ses oreilles fangeuses
Un lit de boue était creusé par ses larmes.

XXXVI

Etrange fut le son que fit vibrer l'ombre blafarde;
Car elle s'efforçait, cette langue digne de pitié,
De parler comme lorsque sur terre elle était éveillée,
Isabelle, haletante, écoutait cette musique
Languissante et secouée de hoquets,
Comme le chant d'une harpe druidique aux cordes distendues;
On y percevait les lamentations en sourdine d'un spectre,
Telles les rauques rafales nocturnes parmi les ronces des sépulcres.

XXXVII

Ses yeux, quoique farouches, cependant tout brillants d'humidité
Et d'amour, éloignaient toute l'épouvante que cause un revenant
A une malheureuse fille, tant leur lueur était magique.
Pendant qu'il détissa l'horrible trame
Des lugubres derniers jours,—la haine homicide
De l'orgueil et de l'avarice—le funèbre toit de pins
Sur la forêt—et le vallon au frais gazon,
Où, sans un mot, il tomba mortellement frappé.

XXXVIII

Ajoutant: «Isabelle! ma bien-aimée!
De rouges airelles s'inclinent sur ma tête,
Et une énorme pierre pèse sur mes pieds;
Autour de moi les hêtres et les châtaigners élevés répandent
Leurs feuilles et leurs coques hérissées de piquants; le bêlement des brebis
Arrive d'au delà du fleuve jusqu'à mon lit.
Vas, répands une larme sur ma fougère en fleurs,
Et cela me consolera au fond de mon tombeau.

XXXIX

Je suis une ombre maintenant, hélas! hélas!
Sur les confins de l'humaine nature demeurant
Seul: seul je chante la sainte Messe
Agenouillé tandis qu'autour de moi tintent de menus sons de vie,
Que de chatoyantes abeilles volent à midi vers les champs,
Et que plus d'une cloche de chapelle annonce l'heure,
Me transperçant de douleur: ces sons deviennent étranges pour moi,
Et tu es loin de moi parmi les humains.

XL

Je sais ce qui était. Je ressens pleinement ce qui est,
Et je deviendrais fou, si les esprits le pouvaient;
Pourtant j'oublie le goût de la félicité terrestre,
Cette pâleur réchauffe ma tombe, comme si par moi
Un séraphin sortant des noirs abîmes avait été choisi
Pour me servir d'épouse: ta pâleur me rend heureux;
Ta beauté enveloppe tout mon être, et je sens
Un amour plus puissant pénétrer mon essence.»

XLI

L'Esprit murmurant: «Adieu»—se dégagea, et laissant derrière lui
L'insaisissable obscurité lentement disparut;
De même que, tirés à minuit d'un sommeil réparateur,
Pensant aux heures rudes et à l'infructueux labeur,
Nous appuyons nos yeux dans le renfoncement de l'oreiller,
Et voyons dans les ténèbres des étincelles jaillir et sautiller,
De même, la triste Isabelle, les paupières douloureuses,
A la venue de l'aurore s'éveilla en sursaut;

XLII

«Ah! Ah! dit-elle. Je n'ai pas connu cette cruelle vie.
Je croyais que le pire était la pauvreté;
Je croyais que quelque Destin nous départissait plaisir et tourment
Par portions égales—jours de joie ou jours de deuil;
Mais voilà le crime—voilà le poignard sanglant d'un frère!
Doux Esprit, tu as instruit ma jeunesse:
Pour cela, je te rendrai visite, j'embrasserai tes yeux
Et te remercierai au ciel matin et soir.»

XLIII

Quand le jour fut tout à fait levé, elle avait combiné
Comment elle pourrait secrètement gagner la forêt;
Comment elle pourrait retrouver les restes, qu'elle estimait si chers,
Et leur chanter une dernière berceuse;
Comment sa courte absence pourrait passer inaperçue,
Pendant qu'elle vérifierait la réalité du rêve.
Bien décidée, elle prit avec elle sa vieille nourrice
Et se dirigea vers cette funeste forêt mortuaire.

XLIV

Voyez comme elles se glissent le long de la rivière,
Comme elle chuchotte bas avec la vieille femme,
Et après avoir parcouru du regard la vaste plaine,
Comme elle lui montre le poignard: «Quelle fièvre hectique, quelle flamme
Te consume, enfant?—Quel bonheur peut-il t'advenir,
Que tu souries encore?» Le soir tomba
Et elles avaient découvert la couche terrestre de Lorenzo;
La pierre était là, les airelles se penchaient sur sa tête.

XLV

Qui n'a rôdé dans un verdoyant cimetière,
Et laissé son esprit, comme un génie taupe,
Fouiller le sol argileux et le dur gravier
Pour voir un crâne, des os dans le cercueil et la robe funéraire;
Prenant en pitié chaque forme qu'a souillée la voracité de la Mort,
Et lui insufflant encore une fois une âme humaine?
Ah! ceci est une fête en comparaison de ce qu'éprouvait
Isabelle s'agenouillant devant Lorenzo.

XLVI

Ses regards sondaient la terre fraîchement remuée, comme si
Un simple coup d'œil pouvait surprendre tous ses secrets:
Distinctement elle vit, comme d'autres auraient reconnu
Des membres livides au fond d'une source de cristal;
Sur le lieu du meurtre elle semblait prendre racine,
Tel un lis né dans le vallon:
Alors, avec un poignard, soudain, elle commença
A creuser avec plus d'ardeur que les avares ne le peuvent.

XLVII

Bientôt elle déterra un gant boueux, sur lequel
Avec la soie sa fantaisie avait brodé de pourpres dessins,
Elle le baisa de ses lèvres plus froides que le marbre,
Et le mit dans son sein où il se sécha
Et glaça complètement jusqu'à l'os
Les suaves mamelles créées pour apaiser les cris des enfants:
Puis elle recommença à fouiller, sans répit
Si ce n'est pour écarter de temps en temps le voile de ses cheveux.

XLVIII

La vieille nourrice se tenait à côté d'elle, étonnée,
Jusqu'à ce qu'elle se sentît le cœur ému de pitié
A la vue d'un si pénible labeur,
Alors elle s'agenouilla aussi, malgré ses mèches blanches
Et prêta ses mains décharnées à cette horrible besogne;
Trois heures elles peinèrent sur ce douloureux travail;
Enfin elles touchèrent le fond de la fosse
Sans qu'Isabelle perdît son calme ni son sang froid.

XLIX

Hélas! à quoi bon toutes ces histoires de vermines?
Pourquoi s'attarder si longtemps près de cette tombe béante?
Oh! pour la grâce d'un Roman d'autrefois,
La plainte ingénue d'un chant de ménestrel!
Aimable lecteur, jette un coup d'œil sur le vieux conte,
Car ici, en vérité, il ne sied pas
De dire:—Oh! tourne-toi vers le véritable conte[2],
Et goûte le charme de cette pâle vision.

L

D'un stylet plus émoussé que le glaive de Persée
Elles tranchèrent, non la tête d'un monstre informe,
Mais une tête, dont la beauté s'harmonisait merveilleusement
Avec la mort comme avec la vie. Les anciens bardes ont dit:
L'amour ne meurt jamais, mais vit, dieu immortel:
Si l'amour personnifié est jamais mort,
Isabelle l'embrassa et gémit à voix basse.
C'était l'amour; froid—mort, c'est vrai; mais toujours dieu.


LI

Anxieuses pour leur secret, elles emportèrent la tête chez elles
Où la récompense fut pour la seule Isabelle:
Elle lissa la chevelure en désordre avec un peigne d'or,
Autour de chaque œil plus creusé encore par la mort
Elle fixa des boucles comme des cils; et la glaise gluante,
Avec des larmes aussi glacées que le suintement d'une source
Elle l'enleva; puis de nouveau elle peigna et
Soupira tout le jour—puis de nouveau elle embrassa et pleura.

LII

Ensuite dans une écharpe d'or—parfumée avec la rosée
De fleurs précieuses, cueillies en Arabie,
Et les divines liqueurs distillées en gouttes odorantes
A travers les tuyaux serpentins rafraîchissants—
Elle l'enveloppa; et pour tombe lui choisit
Un pot de fleurs, dans lequel elle l'enfouit,
La recouvrant de terre; et par dessus elle planta
Un basilic fleuri, que ses larmes arrosèrent à jamais.

LIII

Elle oublia les étoiles, la lune, le soleil,
Elle oublia l'azur nu-dessus des arbres,
Elle oublia les vallées où coulent les ruisseaux,
Elle oublia la brise glaciale de l'automne;
Elle n'avait aucune notion de la fin des journées
Et ne discernait pas leur recommencement; mais en paix
Se penchait sur son basilic en fleur immuablement,
Et le trempait de ses larmes jusqu'à la racine.

LIV

Ainsi elle le nourrit sans trêve de ses larmes amères,
Qui le rendirent gras, vert et florissant
Au point que son baume surpassa celui de ses semblables
Les autres touffes de basilics de Florence; car il tirait,
En plus, sa nourriture et sa vie, d'un forfait humain,
De cette tête devenue pourriture cachée à tous les regards
Au point que ce joyau, en sûreté dans son écrin,
Prospéra au grand jour et s'épanouit en feuilles parfumées.

LV

O Mélancolie, demeure avec nous pour un instant!
O Musique, Musique, reprends haleine tristement!
O Echo, Echo, de quelque sombre rive,
Inconnue, Léthéenne, soupire vers nous—O soupire!
Esprits de deuil, relevez vos têtes, et souriez;
Relevez la tête, suaves Esprits, avec accablement,
Et jetez une faible lueur dans vos ténèbres funéraires,
Teintant avec la pâleur de l'argent le marbre des tombes.

LVI

Gémissez ici, vous toutes, syllabes qui exprimez le malheur
Et que clame le gosier profond de la triste Melpomène!
Faites résonner la lyre de bronze sur le mode tragique,
Faites vibrer les cordes mystérieusement;
Sifflez lugubrement plus haut que les vents, et sourdement;
Car la naïve Isabelle doit bientôt habiter
Le royaume des morts; elle se fane comme un palmier
Qu'entaille un Indien pour sa sève embaumée.

LVII

O laisse le palmier se faner de lui-même;
Ne permets pas au froid hiver de geler son agonie!
Cela ne peut être—ces riches adorateurs de Babel,
Ses frères, remarquaient la continuelle averse
Qui coulait de ses yeux morts; et plus d'un curieux lutin,
Parmi ses parents, s'étonnait qu'une telle dot
De jeunesse et de beauté fût dédaignée, étant l'apanage
D'une fille prédestinée à devenir la fiancée d'un seigneur.

LVIII

Bien plus, ses frères s'étonnaient davantage
De la voir languir à côté du Basilic verdoyant,
Et de voir celui-ci s'épanouir, comme par miracle;
Grandement ils se demandaient ce que cela signifiait:
Ils ne pouvaient sûrement pas croire qu'une chose
De si peu de valeur eût le pouvoir de lui faire oublier
Sa propre jeunesse, et les gais plaisirs,
Et jusqu'au souvenir de l'amour anéanti.

LVIX

Aussi épièrent-ils le moment où ils pourraient pénétrer
Le mystère de ce caprice; et longtemps ils épièrent en vain;
Car rarement elle se présentait au confessionnal,
Et rarement elle éprouvait la sensation de la faim;
Et quand elle quittait son trésor, elle rentrait à la hâte, aussi vite
Qu'un oiseau volerait pour revenir couver ses œufs;
Aussi patiente qu'une poule, elle s'asseyait
A côté de son Basilic, pleurant à travers ses cheveux.

LX

Ils imaginèrent donc de voler le pot de Basilic
Et de l'examiner dans un endroit secret:
Ce n'était que pourriture verdâtre et livide,
Et cependant ils reconnurent le visage de Lorenzo:
Ils avaient récolté la récompense de leur crime,
Si bien qu'ils désertèrent Florence sur l'heure
Pour n'y plus jamais retourner. Ils partirent au loin
Avec du sang sur leur tête, en exil.

LXI

O Mélancolie, détourne les yeux!
O Musique, Musique, reprends haleine tristement!
O Echo, Echo, quelqu'autre jour
Des îles Léthéennes, soupire vers nous—O soupire!
Esprits de deuil, ne chantez pas votre «Bon voyage!»
Car Isabelle, la douce Isabelle, va mourir;
Elle va mourir d'une mort trop solitaire et incomplète
Puisqu'on lui a dérobé son cher Basilic.

LXII

Lamentablement elle regardait les choses mortes et inanimées,
Réclamant amoureusement son Basilic perdu;
Et avec les accents mélodieux dans les cordes
De sa voix expirante, maintes fois elle pleurait
Sur le pèlerin à l'âme errante,
Pour lui demander où était son Basilic; et pourquoi
On le lui cachait «Car c'est cruel», disait-elle,
«De me dépouiller de mon pot de Basilic»

LXIII

C'est ainsi qu'elle dépérit, qu'elle mourut de désespoir,
Implorant pour son Basilic jusqu'au dernier soupir.
Il n'y eut pas un cœur à Florence qui ne prît
En pitié son amour, dont la fin avait été si tragique.
De cette histoire naquit une plaintive ballade
Qui passant de bouche en bouche parcourut tout l'univers:
On en chante encore le refrain: «Quelle cruauté
De me dépouiller de mon pot de Basilic!»

1818.

[1] Où les pas ne laissent pas de traces.

[2] Le conte trop réaliste.


 

LA VEILLE DE SAINTE-AGNÈS

I

La veille de Sainte Agnès—Ah quel frimas cruel sévissait!
Le hibou, malgré toutes ses plumes, était transi;
Le lièvre boitait en frissonnant sur le givre du gazon,
Et silencieux était le troupeau en son bercail laineux:
Engourdis étaient les doigts de l'intercesseur, pendant qu'il récitait
Son rosaire, et pendant que son haleine gelée,
Comme de l'encens sacré fumant d'un vieil encensoir,
Semblait s'envoler vers le ciel, sans pour cela qu'il y eût mort,
Devant le portrait de la douce Vierge, tandis qu'il disait sa prière.

II

Il disait sa prière cet homme patient, cet homme saint;
Soudain saisissant sa lampe, il se lève de dessus ses genoux,
Et retourne en arrière, maigre, nu-pieds, hâve,
Le long de la chapelle latérale, à pas lents:
Les morts sculptés de chaque côté semblent grelotter,
Emprisonnés dans l'obscurité, derrière des grilles de purgatoire:
Comtes, dames, priant dans ce silencieux oratoire,
Il passe devant; et son faible esprit défaille
En pensant combien ils doivent souffrir sous leurs capuchons et leurs cottes de mailles glacés.

III

Vers le Nord il traversa une petite porte,
Et fit à peine trois pas, que la langue dorée de la Musique
Toucha jusqu'aux larmes ce pauvre vieillard;
Mais non—déjà son glas de mort avait tinté;
Les joies de sa vie entière étaient dites et chantées;
C'était pour lui dure pénitence la veille de Sainte-Agnès:
Il prit un autre chemin, et bientôt au milieu
De cendres grossières il s'assit pour le repos de son âme,
Et toute la nuit resta éveillé, peinant pour le salut des pécheurs.

IV

Ce vétuste Intercesseur entendit l'harmonieux prélude,
Pendant lequel, par les nombreuses portes largement béantes
La foule se hâtait ça et là. Bientôt, du haut des voûtes
Les trompettes d'airain firent sonner leurs grondements retentissants:
Les salles du bas, préparées avec splendeur,
Brillaient pour recevoir un millier d'hôtes:
Les anges sculptés, les yeux éternellement flamboyants,
Avaient le regard fixé là où sur leurs têtes repose la corniche,
Les cheveux rejetés en arrière, les ailes en croix sur la poitrine.

V

Un long cortège se précipita en ornements argentés,
Avec plumes, tiare, et tout son riche apparat,
Nombreux comme les ombres qui hantent fantastiquement
Le cerveau, fraîchement imprégné dans la jeunesse, des joyeux triomphes
D'antiques romances. Pour ceux là souhaitons leur disparition,
Et tournons notre pensée exclusivement vers une dame,
Dont le cœur avait été plein, tout ce jour d'hiver,
De l'amour et du culte sacré de Sainte Agnès ailée,
Ainsi qu'elle l'avait maintes fois entendu déclarer par de vieilles femmes.

VI

Elles lui avaient dit comment la veille de Sainte Agnès,
De jeunes vierges pouvaient avoir des visions de délices,
Et recevoir les tendres aveux de leurs amants,
A l'heure de minuit au parfum de miel,
Si elles exécutaient ponctuellement les cérémonies requises;
Comment, sans souper elles devaient se mettre au lit,
Puis étendre leurs beaux corps, blancs comme des lis;
Sans regarder derrière, ni de côté, mais implorer
Du ciel, les yeux tournés vers lui, tout ce qu'elles désiraient.

VII

Absorbée dans cette fantaisie était la songeuse Madeline:
La musique gémissait comme un Dieu supplicié,
Elle l'entendait à peine: ses yeux divins de jeune fille
Fixés sur le plancher, voyaient plus d'une troupe passer
Rapidement devant elle—elle n'y faisait pas attention: en vain
Se présenta, sur la pointe du pied, plus d'un amoureux cavalier,
Et se retira. Ce n'était pas le froid du mépris hautain,
Mais elle ne voyait pas, son cœur était ailleurs:
Elle aspirait aux rêves de Sainte-Agnès, les plus enchanteurs de l'année.

VIII

Elle trépignait dans l'attente, les yeux vagues, sans regards,
Les lèvres anxieuses, la respiration brève et haletante:
L'heure consacrée approchait: elle soupirait
Parmi les tambourins et la foule entassée
Qui chuchotait avec colère, ou avec gaîté;
Parmi les regards d'amour, de défiance, de haine, de dédain,
Aveuglée par son fantasque caprice: toute triste,
Ne pensant qu'à Sainte-Agnès, à ses agneaux sous leurs toisons,
Et à toute la félicité qui devait survenir avant le lendemain matin.

IX

Ainsi, se proposant à chaque moment de se retirer,
Elle tardait encore. Pendant ce temps, traversant la lande,
Etait arrivé le jeune Porphyro, le cœur enflammé
Pour Madeline. Accoudé contre le portail d'entrée,
Arc-boutant éclairé par la lune, debout, il implore
Tous les saints de lui accorder de voir Madeline,
Ne fût-ce qu'une seconde, pendant ces pénibles heures,
Qu'il puisse la contempler et l'adorer, invisible pour tous;
Par aventure parler, s'agenouiller, toucher, baiser—en vérité que de telles joies surviennent,

X

Il s'aventure dans l'intérieur, qu'aucun bourdonnement ne le dénonce:
Que tous les yeux soient bandés, ou cent épées
Assailliront son cœur, fiévreuse citadelle de l'Amour:
Pour lui, sont bondées ces salles de hordes barbares,
D'ennemis sanguinaires, de lords au sang bouillant,
Dont les chiens hurleraient des exécrations
Contre sa race: pas un cœur qui lui accorde
Merci, dans cette demeure hostile,
Sauf une vieille douairière, faible de corps et d'esprit.

XI

Quelle chance favorable! la créature âgée arrivait,
Traînant les pieds, s'appuyant sur un bâton à pomme d'ivoire,
Jusqu'à la place où il se tenait, hors de la lumière des torches,
Derrière un large pilier, bien loin
Des cris d'allégresse et des chants caressants:
Il la fit tressaillir; mais aussitôt elle le reconnut,
Et saisit ses doigts dans sa main tremblotante,
Disant: «Merci, Porphyro! quitte cette place;
Ils sont tous là cette nuit, cette race entière assoiffée de sang!

XII

«Sors! sors! Il y a là le nain Hildebrand;
Qui dernièrement fut pris de fièvre, et dans un accès
T'a maudit toi et les tiens, la demeure et tes terres;
Il y a ici le vieux Lord Maurice, que ses cheveux
Gris ne rendent pas plus humain—Hélas! fuis!
Fuis comme un fantôme.»—«Ah, chère commère,
Nous sommes suffisamment en sûreté, assieds-toi ici dans ce fauteuil,
Et dis moi comment ...?»—«Grands Saints! pas ici! pas ici!
Suis moi, enfant, ou ces pierres seront ta tombe.»

XIII

Il la suivit cheminant sous des voûtes basses,
Effleurant les toiles d'araignée avec sa haute plume,
Et comme elle marmottait «Bien—nous voilà arrivés!»
Il se trouva dans une petite pièce éclairée par la lune,
Blafarde, treillagée, froide et silencieuse comme un cercueil.
«Maintenant, apprends moi où est Madeline», dit-il
«Apprends-le moi, Angela, par le métier sacré
Que seule peut voir la communauté secrète
Quand les sœurs tissent pieusement la laine de Sainte-Agnès.»

XIV

«Sainte-Agnès! Ah! c'est la veille de Sainte-Agnès—
Cependant des hommes seront assassins pendant des jours sacrés:
Il te faut garder de l'eau dans un crible de sorcière,
Et te rendre le Seigneur-lige des Elfes et des Fées,
Pour t'aventurer ainsi: cela me remplit d'étonnement
De te voir, Porphyro!—La veille de Sainte-Agnès!
Que Dieu nous assiste: ma jolie dame joue le rôle de magicienne
Cette nuit: que les bons anges l'abusent!
Mais laisse-moi rire un peu, j'ai bien le temps de pleurer.»

XV

Faiblement elle rit sous la languissante lune,
Pendant que Porphyro regardait sa figure,
Comme un bambin interloqué devant une affreuse mégère
Qui tient clos son merveilleux livre d'énigmes,
Tandis que les lunettes sur le nez, elle s'assied au coin de l'âtre.
Mais bientôt ses yeux devinrent brillants lorsqu'elle dévoila
Le projet de sa dame; et il pouvait à peine retenir
Ses larmes, à la pensée de ces froids sortilèges,
Et de Madeline endormie dans le sein des vénérables légendes.

XVI

Soudain une pensée lui vint comme une rose épanouie,
Qui rougit son front, et dans son cœur peiné
Fit s'enflammer son sang: alors il propose
Un stratagème qui fait frémir la vieille femme:
«Tu es un homme cruel et impie:
Douce dame, laisse la prier, dormir, rêver
Seule avec ses anges gardiens, loin, très loin
Des hommes méchants comme toi. Va, va! J'estime
Que tu n'es sûrement le même que tu semblais être.»

XVII

«Je ne lui ferai aucun dam, par tous les saints je le jure.»
Allégua Porphyro; «O puissé-je ne jamais trouver grâce
Lorsque ma faible voix murmurera sa prière dernière,
Si je dérange une seule de ses boucles soyeuses,
Ou regarde avec une convoitise brutale son visage;
Bonne Angéla, crois-moi, par ces larmes;
Ou je vais, à l'instant même,
Réveiller, d'un horrible cri, les oreilles de mes ennemis,
Et les défier, quoiqu'ils soient plus fangeux que des loups et des ours.»

XVIII

«Ah! pourquoi vouloir effrayer une âme affaiblie?
Une pauvre chose débile, frappée de paralysie, guettée par le cimetière,
Dont la cloche qui passe peut sonner le glas avant minuit;
Dont les prières pour toi, matin et soir,
N'ont jamais été oubliées.» Geignant ainsi, elle obtint
Des paroles plus calmes du brûlant Porphyro
Si malheureux, si profondément affligé,
Qu'Angéla lui promit qu'elle ferait
Tout ce qu'il désirait, quel que fût le bien ou le mal qui en résultât pour elle;

XIX

C'est-à-dire, qu'elle le conduirait, dans le plus grand mystère,
Jusqu'à la chambre même de Madeline, et là le cacherait
En un cabinet, tellement secret
Qu'il pourrait contempler sa beauté sans témoins,
Et peut-être gagner cette nuit une incomparable fiancée,
Tandis que des légions de fées veillaient sur son couvre-pied
Et qu'un pâle enchantement la tenait assoupie.
Jamais amants n'eurent de nuit si propice,
Depuis que Merlin paya à son Démon toute sa monstrueuse dette.

XX

«Il sera fait selon ce que tu désires» dit la Duègne:
«Gâteaux et friandises de toutes sortes seront réunis là
Rapidement pour cette fête de nuit: par la fente du tambour
Tu verras son propre luth: il n'y a pas de temps à perdre,
Car je suis lente et usée, et j'ose à peine
Pour de tels préparatifs m'en fier à ma tête étourdie.
Attends ici, mon enfant, avec patience, agenouille-toi et prie
Pendant ce temps: Ah! tu dois absolument épouser la dame,
Ou puissé-je ne jamais quitter mon tombeau d'entre les morts.»

XXI

Ce disant, craintive, elle se hâte en clopinant.
Pour l'amoureux lentes et interminables s'écoulaient les minutes;
La femme revint et chuchota à son oreille
De la suivre; avec ses yeux éraillés exprimant la stupeur
Et l'épouvante d'être épiée dans l'ombre. Saufs enfin,
A travers de nombreuses galeries obscures, ils atteignent
La chambre de la jeune fille, soyeuse, silencieuse et chaste;
Là Porphyro trouva sa retraite, plein de joie.
Son pauvre guide s'en retourna à la hâte, le cerveau en fièvre.

XXII

La main tremblante sur la balustrade,
La vieille Angéla tâtait pour atteindre les marches,
Lorsque Madeline, cette adoratrice charmée de Sainte Agnès,
Surgit, comme un esprit en mission, à l'improviste:
S'éclairant d'un flambeau d'argent, avec un soin pieux,
Elle retourna et fit redescendre la vieille commère
Jusqu'à ce qu'elle fût en sûreté sur un tapis uni. Maintenant prépare-toi,
Jeune Porphyro, regarde avec attention ce lit!
Elle vient, elle revient, telle une palombe qui s'effraie et s'envole.

XXIII

Comme elle se hâtait, le flambeau s'éteignit;
Sa petite fumée, clair de lune évanescent, mourut:
Elle ferma la porte, palpitante, en alliance intime
Avec les esprits de l'air et les vastes visions:
Qu'elle ne prononce pas une syllabe, ou, malheur à elle!
Quant à son cœur, son cœur parlait avec volubilité,
Tourmentant éloquemment son flanc embaumé;
De même un rossignol, privé de sa langue, gonflerait
Son gosier en vain, et mourrait, le cœur étouffé, dans son vallon.

XXIV

Il y avait une haute croisée à trois arcades
Toute enguirlandée d'imitations sculptées
De fruits, de fleurs et de gerbes de graminées,
Avec des vitres en losange d'une bizarre invention,
Riche en couleurs et en teintes splendides,
Comme sont les ailes sombres et damasquinées[1] du papillon de nuit;
Et, au milieu entre mille figures héraldiques,
Entre des saints noyés dans le crépuscule et de ternes blasons,
Un écusson—bouclier rougissant du sang des reines et des rois.

XXV

En plein sur cette croisée miroitait la lune hivernale,
Qui dardait de brûlants rayons baisant le beau sein de Madeline,
Comme elle s'agenouillait pour implorer grâce et faveur du ciel;
Ils coloraient en rose ses mains, jointes ensemble,
Et en délicate améthyste sa croix d'argent,
Ils entouraient sa chevelure d'un nimbe, telle une sainte:
Elle semblait un ange éblouissant, qu'on vient de vêtir,
Sauf les ailes, pour qu'il monte au ciel:—Porphyro se sentit défaillir:
Elle était agenouillée, créature si pure, si dégagée de toute apparence mortelle.

XXVI

Vite, il reprend ses esprits: ses prières achevées,
Elle délivre ses cheveux de sa couronne de perles;
Détache un à un ses joyaux encore chauds,
Dégrafe son corsage parfumé; peu à peu
Ses riches ajustements glissent en bruissant jusqu'à ses genoux:
A moitié cachée, comme une sirène dans les algues,
Pensive un instant elle rêve éveillée et voit
En imagination la divine sainte Agnès en son lit,
Mais n'ose regarder derrière elle; tout le charme s'envolerait.

XXVII

Bientôt, tremblante dans son nid moelleux et glacé,
En une sorte d'évanouissement éveillé, inquiète elle s'étend,
Jusqu'à ce que la chaleur endormante du sommeil oppressât
Ses membres apaisés et son âme lassée,
Sublimée, comme une pensée, jusqu'au lendemain;
Abritée en un bienheureux port contre joies et tristesses;
Fermée comme un missel dans lequel prient les sombres Païens;
Egalement inaccessible à la pluie et à l'ardeur du soleil,
Telle une rose repliant ses pétales, puis redevenant bouton.

XXVIII

Introduit furtivement dans ce paradis, en extase,
Porphyro contemplait les vêtements vides de Madeline,
L'écoutant respirer, pour discerner si par hasard
Elle était plongée en un doux assoupissement;
Lorsqu'il l'eut constaté, il bénit cette minute,
Et respira lui-même: alors il se glissa hors de son refuge
Muet comme la crainte dans une sauvage immensité,
Puis sur le tapis étouffeur de sons, sans bruit, il avança
Et regarda à travers les rideaux, là, oh! combien profondément elle dormait.

XXIX

Alors à côté du lit, où la lune s'effaçant
Laissa une lueur de crépuscule argentée, doucement il plaça
Une table, et à moitié angoissé, jeta dessus
Une étoffé tissée de rouge, d'or et de jais:
Amulette pour quelque somnolent Morpheien!
Le tapageur et joyeux clairon de Minuit,
La timbale, et la trompette entendue au loin,
Effraient ses oreilles, bien que dans une sonorité mourante:
La porte d'entrée se referme de nouveau et tous les bruits cessent.

XXX

Et toujours elle dormait d'un sommeil aux cils azurés,
Dans la toile blanche et fine, fleurant la lavande,
Quand de sa cachette il rapporta un monceau
De pommes candies, de coings, de prunes, de courges,
Puis des gelées plus savoureuses que le lait caillé,
Et des sirops rutilants, colorés avec de la cannelle;
De la manne et des dattes, transportées par mer,
Cueillies à Fez; et des friandises aromatisées, préparées chacune,
De la soyeuse Samarcande au Liban couvert de cèdres.

XXXI

Il entassait ces sucreries d'une main fiévreuse
Sur des plats en or et dans des corbeilles reluisantes
D'argent tressé; somptueuses elles s'élevaient
Dans la paisible retraite de la nuit,
Remplissant la chambre glacée d'un parfum subtil,
«Et maintenant, mon amour, mon gracieux séraphin, éveille-toi!
Tu es mon paradis et je suis ton ermite:
Ouvre les yeux, pour le salut de la bienheureuse sainte Agnès,
Ou je vais m'endormir pour toujours à tes côtés, tant mon âme est dolente».

XXXII

Ce disant, il enfonça son bras brûlant et flexible
Sous l'oreiller de Madeline, dont le rêve était masqué
Par l'ombre des rideaux: c'était un enchantement de minuit,
Qui ne pourrait se fondre comme un torrent gelé:
Les plateaux étincelants reflétaient les rayons de la lune;
Une large frange dorée était étalée sur le tapis:
Il semblait que jamais, jamais il ne pourrait délivrer
D'un charme si puissant les yeux de sa bien-aimée;
Tellement il était absorbé et enlacé dans la trame de ses rêveries.

XXXIII

Revenant à lui, il saisit le luth creux de la dormeuse—
Tumultueux—et sur les cordes les plus tendres,
Il joua une vieille ballade, oubliée depuis longtemps,
Appelée en Provence «La Belle Dame sans mercy».
Faisant chanter la mélodie tout près de son oreille;
Troublée par cette musique, elle balbutia une faible plainte:
Il s'arrêta—aussitôt elle devint haletante—et soudain
Ses yeux bleus effrayés brillèrent grands ouverts:
Il se précipita à genoux pâle comme une sculpture en marbre bien poli.

XXXIV

Ses yeux étaient ouverts, cependant elle voyait encore
Quoique tout à fait éveillée, la vision qui hantait son sommeil:
Ce fut un douloureux changement, qui chassa presque
La béatitude de son rêve si pur et si profond.
A cette idée la mignonne Madeline se mit à pleurer,
Et proféra des mots dépourvus de sens entrecoupés de nombreux soupirs;
Tout en conservant les yeux fixés sur Porphyro;
Celui-ci agenouillé, les mains jointes et les yeux suppliants,
Craignait de remuer ou de parler, tellement elle semblait rêver.

XXXV

«Ah! Porphyro!» dit-elle, «tout à l'heure encore
Ta voix vibrait délicieusement à mon oreille,
Chaque doux serment qu'elle prononçait la rendait harmonieuse;
Et ces tristes yeux étaient vifs et clairs:
Combien tu es changé! combien blême, froid et morne!
Enchante-moi de ta voix encore, mon Porphyro,
De tes regards immortels, de tes chères lamentations!
Oh! ne me laisse pas dans ce malheur éternel,
Car si tu meurs, mon amour, je ne sais où me réfugier!»

XXXVI

Enflammé comme jamais mortel ne le fut
Par ces accents voluptueux, il se leva,
Transfiguré, rougissant, semblable à une étoile scintillante
Vue parmi les saphirs dans les calmes profondeurs du ciel;
Il se fondait dans son rêve, comme la rose
Mêle son parfum à celui de la violette,
Suave dissolution: sur ces entrefaites le vent du Nord souffle
Comme un veilleur d'Amour, chassant les flèches du grésil
Contre les vitres de la croisée; la lune de sainte Agnès a disparu.

XXXVII

Il fait noir: rapide frappe le grésil pulvérisé par la bise:
«Ce n'est pas un rêve, ma fiancée, ma Madeline!»
Il fait noir: les rafales glacées font rage et se ruent;
«Pas un rêve! Hélas! Hélas! quel malheur est le mien!
Porphyro me laissera ici languir et me flétrir.
Cruel! Quel traître a pu t'amener ici?
Je ne maudis pas, car mon cœur est perdu dans le tien,
Quoique tu abandonnes une pauvre chose déçue;
Une colombe perdue, égarée, l'aile inégale et malade.»

XXXVIII

«Madeline mienne! douce rêveuse! adorable fiancée!
Dis-le, puis-je être pour toujours ton vassal fortuné?
L'égide de ta beauté, en forme de cœur et couleur de sang?
Ah! châsse d'argent, c'est ici que je trouverai mon repos
Après tant d'heures de fatigues et de recherches,
Pèlerin affamé,—sauvé par miracle.
Quoique je l'aie découvert, je ne déroberai rien dans ton nid
Sauf toi-même, bien-aimée; si tu juges que c'est bien
De te fier, Belle Madeline, à un infidèle sans rudesse.

XXXIX

«Ecoute! C'est l'ouragan des elfes qui arrive du pays des fées,
Ils semblent farouches, mais en réalité sont bienfaisants:
Debout.—Debout! le matin est proche:
Les buveurs gorgés n'y prendront pas garde:
Eloignons-nous, mon amour, en joyeuse hâte;
Il n'y a ni oreilles pour entendre, ni yeux pour voir,—
Ils sont tous noyés dans le vin du Rhin et l'hydromel soporifique:
Réveille-toi! debout! mon amour, sois sans crainte,
Au delà des landes du Sud, j'ai pour toi un asile».

XL

A ces mots elle se précipita, harcelée d'angoisses,
Car tout alentour il y avait des dragons assoupis,
Surveillant, le regard fixe, la lance prête pour foncer—
Descendant les larges escaliers, ils trouvèrent un chemin obscur.
Dans toute la maison on n'entendait aucun son humain.
Une lampe suspendue par une chaîne vacillait auprès de chaque porte;
Des tentures ornées de cavaliers, de faucons, de chiens,
Etaient agitées par le vent dont les assauts les secouaient;
Et les longs tapis se soulevaient le long des planchers balayés par l'orage.

XLI

Les amants glissaient comme des fantômes à travers le vaste hall;
Comme des fantômes, vers la porte de fer, ils glissaient,
Où gisait le portier inquiet, sur sa couche,
Avec un énorme broc vide à ses côtés:
Le vigilant limier se dressa, fronçant sa peau,
Mais son œil sagace reconnut un habitant du lieu:
Un à un, les verroux sont aiséments tirés:
Les chaînes retombent sur les dalles usées;
La clé tourne, et la porte tourne sur ses gonds.

XLII

Et les voilà partis: oui, il y a de longs âges
Que ces amoureux s'enfuirent au loin dans la tempête.
Cette nuit-là le Baron rêva de plus d'un malheur,
Et tous les guerriers ses hôtes, ayant ombre et forme
De sorciers, de démons, de gigantesques vers rongeurs de cercueils,
Furent longuement hantés de cauchemars. La vieille Angela
Mourut frappée de paralysie, sa maigre face contorsionnée;
L'Intercesseur, après avoir dit un millier d'Ave,
N'étant plus requis pour prier, s'endormit parmi les cendres refroidies.

Janvier 1819.

[1] Deep-damasked.


 

LAMIA

Ire PARTIE

Autrefois, avant que la descendance des demi-dieux
Eût chassé les Nymphes et les Satyres des bois prospères,
Avant que le resplendissant diadème du Roi Oberon,
Que son sceptre, que son manteau agrafé avec un joyau en rosée,
Eussent expulsé les Dryades et les Faunes terrorisés
De leurs roseaux verdoyants, de leurs fourrés, de leurs clairières émaillées de primevères,
L'Hermès toujours enflammé[1] laissa vacant
Son trône d'or, pour se prosterner brûlant d'ardeur devant son amoureux larcin:
Du haut de l'Olympe il avait dérobé la lumière,
De ce côté des nuées de Jupiter, pour échappera la vue
Et aux ordres impérieux de son maître, et s'était réfugié
Dans une forêt sur les rivages de la Crète.
Quelque part en cette île sacrée habitait
Une nymphe devant laquelle s'agenouillaient tous les Satyres aux sabots fourchus;
Aux pieds blancs de laquelle les langoureux Tritons répandaient
Des perles, tandis qu'à terre ils dépérissaient et l'adoraient.
Tout près de la source où elle aimait à se baigner,
Et dans ces prairies où il était possible que parfois elle errât,
Etaient parsemées de riches offrandes, qu'aucune Muse ne connaissait,
Quoique les écrins fussent ouverts pour que sa Fantaisie y fît son choix.
Ah! quel monde d'amour était à ses pieds!
Ainsi pensait Hermès, et un feu céleste,
L'embrasait de ses talons ailés à ses oreilles,
Qui, d'habitude blanches comme le lis clair,
Prenaient la teinte des roses au milieu de ses cheveux dorés,
Tombant en boucles jalouses sur ses épaules nues.
De vallon en vallon, de taillis en taillis, il volait,
Exhalant sur les fleurs sa passion nouvelle,
Et suivait les sinuosités de maintes rivières jusqu'à leurs sources,
Pour découvrir l'endroit où cette douce nymphe préparait en secret sa couche.
En vain; nulle part il ne pouvait trouver la douce nymphe,
De sorte qu'il reposait en ce lieu écarté,
Pensif, plein d'amertume et de jalousie
Contre les Dieux Sylvains et même contre les arbres.
Comme il se tenait là, il entendit une voix si plaintive
Qu'après l'avoir entendue, en son noble cœur, fut remplacée
La souffrance par la pitié. Ainsi parlait cette voix solitaire:
«Quand m'éveillerai-je hors de cette tombe enguirlandée?
Quand pourrai-je me mouvoir dans un corps apte à jouir de la vie,
De l'amour et du plaisir, de la lutte vermeille
Du cœur et des lèvres! Ah, malheur à moi!»
Le Dieu aux ailes de colombe, glissa silencieusement
Parmi les buissons et les futaies, effleurant avec légèreté, dans sa hâte,
Les graminées les plus hautes et les roseaux en pleine floraison.
Il aperçut enfin, palpitant, un serpent
Etincelant, roulé en cercle dans l'obscurité des broussailles.

C'était une forme gordienne, d'une nuance éblouissante,
Mouchetée de vermillon, d'or, de vert et de bleu;
Rayée comme un zèbre, tachetée comme un léopard,
Les taches imitant des yeux de paon, les raies toutes cramoisies;
Son écaille était pleine de lunes blanches, qui, à chaque respiration,
Pâlissaient, ou devenaient plus brillantes, ou alternaient
Leurs éclats avec des colorations plus ternes—
Ainsi, les flancs comme un arc-en-ciel, accablée de malheurs,
Elle semblait en même temps une elfe expiant ses fautes,
La fiancée de quelque démon, ou le démon lui-même.
Sur sa crête elle portait une lueur blafarde
Piquetée d'étoiles, comme la tiare d'Ariadne:
Sa tête était celle d'un serpent, mais quel charme ironique!
Elle avait une bouche de femme avec sa parure complète de perles:
Quant à ses yeux: que pouvaient ici faire de tels yeux
Si ce n'est pleurer, et pleurer de ce qu'ils étaient nés si beaux?
De même Proserpine pleure, regrettant la brise Sicilienne.
Sa gorge était celle d'un serpent, mais les paroles qu'elle proférait,
Comme à travers un bouillonnement de miel, évoquaient l'Amour;
C'était ainsi, tandis qu'Hermès s'appuyait sur ses ailerons,
Tel un faucon s'infléchirait avant de saisir sa proie:
—Bel Hermès, couronné de plumes, au vol léger,
J'eus de toi un splendide rêve la nuit dernière:
Je te voyais assis sur un trône en or,
Parmi les Dieux, sur le vénérable Olympe,
Seul triste entre tous; car tu n'entendais pas
Les suaves, les claires vocalises que les Muses accompagnent sur le luth,
Ni même Apollon lorsqu'il chanta seul,
Sourd tu fus devant le long, long gémissement de sa voix sanglotante.
Je rêvais que je te voyais, paré d'écailles pourpres,
Emergeant plein d'amour du sein des nuages, comme émerge le matin,
Et rapidement comme un fulgurant javelot de Phœbus,
Pénétrant dans l'île de Crète; et t'y voilà maintenant!
Trop séduisant Hermès, as-tu trouvé la bien aimée?»
Aussitôt l'étoile du Léthé ne fit pas attendre
Sa réponse fleurie, et s'informa ainsi:
—Toi, serpent aux lèvres flatteuses, sûrement inspiré par le ciel!
Toi, guirlande de beauté, aux yeux mélancoliques,
Prouve que tu détiens toute la félicité que tu peux t'imaginer,
Apprends-moi seulement où ma nymphe s'est enfuie,
Où elle respire!»—Astre brillant, tu as bien parlé,
Reprit le serpent, mais lie-toi par un serment, aimable Dieu!»
—Je jure, dit Hermès, par mon caducée,
Et par tes yeux, et par ta couronne étoilée!»
Légères volèrent ses chaleureuses paroles lancées parmi les fleurs.
Alors de nouveau se fit entendre la voix enchanteresse.
—Cœur trop sensible! ta nymphe perdue
Libre comme l'air, invisible, rôde
A travers ces déserts sans ronces; ses radieuses journées,
Elle les goûte sans être vue; elle n'est pas vue lorsque ses pieds agiles
Laissent des traces sur le gazon et les fleurs odorantes;
Des pampres chargés et des vertes ramures inclinées
Elle cueille les fruits sans être vue, elle se baigne sans être vue:
C'est par mon pouvoir que sa beauté est voilée
Pour demeurer hors d'affront, hors d'atteinte
Des regards d'amour jetés par les yeux peu dignes d'amour
Des Satyres, des Faunes, et des soupirs du chassieux Silène.
Son immortalité se consumait dans la répulsion
Que lui inspiraient tous ces adorateurs, et elle se plaignait tant
Que je pris pitié d'elle, lui recommandai de tremper
Ses cheveux dans des liqueurs magiques, qui conserveraient
L'invisibilité à ses charmes et lui permettraient
De folâtrer à sa fantaisie, en liberté.
Tu vas la contempler, Hermès, toi seul,
Si tu veux, ainsi que tu l'as juré, obtenir de moi cette faveur».
Une fois encore, le Dieu séduit, renouvela
Son serment qui résonna à travers les oreilles du serpent,
Brûlant, frémissant, pieux, implorateur.
Ravie, elle releva sa tête Circéenne,
Se colora de l'incarnat de la vie, et balbutia hâtivement:
—J'étais une femme; qu'une fois de plus je prenne
La forme d'une femme aussi attrayante qu'autrefois.
J'aime un jeune Corinthien. O Félicité!
Rends-moi mon corps de femme, et transporte-moi où il est.
Courbe-toi, Hermès, laisse-moi souffler sur ton front
Et tu verras ta nymphe aimée à l'instant même».
Le Dieu se pencha confiant sur ses ailes à demi repliées,
Elle souffla sur ses yeux; aussitôt apparut devant eux
La nymphe sequestrée, souriante sur la pelouse.
Ce n'était pas un rêve, ou autant dire que c'en était un;
Les rêves des Dieux sont des réalités: paisiblement ils jouissent
De leurs plaisirs en un long rêve immortel.
Un moment plana sur eux, d'ardeur, de rougeur, pendant lequel il sembla
Emerveillé par la beauté de la nymphe sylvestre, tant il était enflammé;
Puis se posant sur la verdure sans y laisser d'empreinte, il se tourna
Vers le serpent pâmé, et d'un bras alangui,
Délicatement, il mit à l'épreuve le charme du flexible Caducée.
Après quoi, sur la nymphe il inclina ses yeux
Pleins de larmes d'adoration et de caresse.
Il fit un pas vers elle; mais, telle une lune à son déclin,
Elle disparut petit à petit devant lui, s'affaissant; et sans pouvoir retenir
Ses sanglots angoissées, elle se repliait comme une fleur
Qui rentre en elle-même à l'heure du crépuscule:
Cependant, le Dieu protégeant sa main frissonnante,
Elle sentit sa chaleur, ses paupières se rouvrirent caressantes,
Et comme les fleurs nouvelles au bruissement matinal des abeilles,
Elle s'épanouit, et rendit son parfum à la brise.
Dans la profondeur des vertes frondaisons ils volèrent
Et jamais ne se refroidirent ainsi que font les amoureux mortels.

Laissée à elle-même la forme serpentine commença
A se transformer; son sang de sylphide follement circula,
Sa bouche écuma, et l'herbe ainsi humectée
Fut flétrie par cette rosée si enivrante et si virulente;
Ses yeux, rendus fixes par la douleur et une morne angoisse
Brûlants, vitreux, hagards, avec les cils des paupières collés,
Dardaient du phosphore et d'acérées étincelles, sans qu'une larme les rafraîchît.
Les tons de sa peau s'incendièrent le long de son corps;
Elle se tordit, convulsée en des souffrances écarlates:
Le jaune soufre foncé remplaça
La couleur plus tendre de la lune qui ornait son corps gracieux,
Et,—telle la lave dévastant une prairie,—
Ternit ses écailles d'argent et ses tresses d'or,
Obscurcit ses taches fauves, ses stries et ses rayures,
Eclipsa ses croissants, éteignit ses étoiles;
Si bien qu'en quelques secondes elle fut dépouillée
De tous ses saphirs, ses émeraudes, ses améthystes,
Et de ses rubis argentés: toutes ces parures lui furent enlevées,
Il ne lui resta que la souffrance et la hideur.
Sa couronne gardait encore une lueur; celle-ci évanouie, sa forme aussi
Se fondit et disparut soudainement.
Alors, dans l'air, sa voix nouvelle résonnant avec tendresse,
Cria «Lycius! charmant Lycius!» Suspendues
Dans les brumes diaphanes enveloppant les antiques montagnes
Ces paroles s'évaporèrent: les forêts de Crète ne les entendirent jamais plus.

Où s'envola Lamia, devenue une dame resplendissante,
Une beauté de haute lignée, jeune et élégante?
Elle s'envola dans cette vallée que traverse
Tout voyageur qui va des rivages de Cenchrée à Corinthe;
Là, elle se reposa au pied de ces vastes collines
D'où s'écoulent parmi les rochers, les ruisseaux de Pérée,
Puis au pied de cette autre cime dont les pentes stériles
S'étendent, voilées de brouillards et de nuées orageuses,
Dans la direction du Sud-Ouest jusqu'à Cléone. Ici elle s'arrêta,
A la distance environ d'un vol d'oiseau novice, près d'un bois
Hospitalier, sur la verdoyante déclivité d'un sentier moussu,
Au bord d'un étang limpide; alors elle se sentit émue
De se voir échappée à de si cruelles infortunes,
Tandis que sa robe flottait parmi les narcisses.

Oui, heureux Lycius! car c'était une fille plus belle
Qu'aucune autre qui tordît jamais sa natte,
Ou soupirât, ou rosît, ou sur une prairie aux fleurs printanières,
Déployât, pour chanter, son manteau vert:
Une vierge aux lèvres pures, et cependant, dans la science
De l'amour, très instruite jusqu'au fond de son cœur rouge[2]:
Ayant à peine une heure d'existence, et cependant assez rouée
Pour garantir le bonheur contre les chagrins toujours proches,
Faire la part des moments d'humeur, éloigner
Les points de contact, rapidement échanger
Une intrigue contre un chaos plausible, et séparer
Ses atomes les plus ambigus avec un art sûr;
Comme si elle avait, à l'école de Cupidon, passé,
Charmant étudiant, de délicieuses journées sans être jamais punie,
Et conservé sa fraîcheur en un paresseux alanguissement.

Pourquoi cette gracieuse créature se décida si paisiblement,
A s'attarder le long de la route, nous allons le voir;
Mais d'abord il convient de dire comment elle pouvait méditer
Et rêver, alors qu'emprisonnée dans sa forme de serpent
Elle embrassait tout, l'étrange et le magnifique:
Comment, toujours, où elle voulait, son esprit volait;
Soit dans l'Elysée éthéré, soit dans le fond
Des vagues aux crêtes élevées, là où les belles Néréides
Penètrent dans le berceau de Thétis en gravissant des marches en perles,
Soit où le Dieu Bacchus vide sa divine coupe
Etendu nonchalamment sous un pin résineux;
Soit dans les jardins du palais de Pluton
Là où les colonnes de Vulcain[3] brillent alignées à perte de vue.
Et parfois dans les cités elle transportait
Son rêve pour se mêler aux fêtes et aux révoltes;
Une fois, tandis qu'en rêve elle était parmi les mortels,
Elle aperçut le jeune Corinthien Lycius
Conduisant un char le premier, dans une course disputée,
Tel un jeune Jupiter calme, la figure sereine;
Et défaillant, elle tomba amoureuse de lui.
Maintenant à l'heure des phalènes et du clair obscur,
Il reprendrait cette route, elle le savait bien,
Pour revenir du rivage à Corinthe; car fraîchement soufflait
La douce brise de l'Est, et sa galère en ce moment
Heurtait de sa proue d'airain les quais en pierre,
Arrivant de l'île d'Egine, dans le port de Cenchrée
Récemment mouillée; là, il avait passé quelque temps
Pour sacrifier à Jupiter dont le temple en cette île
Laisse entrer par ses hautes portes les victimes et le précieux encens.
Jupiter écouta ses vœux et exauça son désir.
En effet, par un caprice du hasard il se tint à l'écart
De ses compagnons et marcha à l'aventure,
Peut-être lassé de leur bavardage Corinthien;
Il franchissait les collines désertes
Sans penser à rien d'abord, mais avant qu'apparût l'étoile du soir
Sa fantaisie errait où la raison s'égare,
Dans le calme crépuscule des ombres Platoniciennes.
Lamia le vit approcher, près, plus près,
Passant tout contre elle, dans une noire indifférence,
Ses silencieuses sandales foulaient la mousse verte,
Si proche de lui, et cependant si invisible,
Elle demeurait immobile: il passa, absorbé dans les mystères,
L'esprit aussi fermé que son manteau; elle, des yeux,
Suivait ses pas, et tournant vers lui sa blanche nuque
De reine, elle s'écria:—Ah, séduisant Lycius!
Veux-tu donc m'abandonner seule sur ces collines?
Lycius, regarde derrière toi et montre quelque pitié.»
Il fit, ne témoignant ni froid étonnement, ni peur,
Mais comme un Orphée reconnaissant une Eurydice;
Car si mélodieux étaient les mots qu'elle chanta
Qu'il lui sembla l'avoir aimée tout un été;
Et bientôt ses yeux avaient bu sa beauté,
Ne laissant aucune goutte dans l'enivrante coupe;
Et toujours la coupe était pleine—mais lui, craignant
Qu'elle ne s'évanouît avant que ses lèvres n'eussent exprimé
L'adoration due, commença ainsi à l'adorer, tandis que
Modestement elle baissait les yeux, devinant que l'emprise était sûre:
—Te laisser seule! Regarder derrière moi! O, Déesse, vois
Si mes yeux pourront jamais se détourner de toi
Par pitié! ne mens pas à ce triste cœur—
Car si tu disparaissais, je mourrais.
Reste! quoique Naïade des rivières, reste!
A tes désirs lointains, tes cours d'eau obéiront;
Reste! quoique les luxuriantes forêts soient ton domaine,
Sans toi elles peuvent s'abreuver de la pluie matinale:
Quoique tu sois une Pléiade descendue des cieux, aucune de tes
Harmonieuses sœurs ne maintiendra-t-elle en accord
Tes sphères, et comme ta mandataire ne jettera-t-elle une lueur argentée?
Si délicieusement ont frappé mes oreilles ravies
Tes promptes paroles de bienvenue, que si tu t'évanouissais
Ton souvenir me réduirait à l'état d'ombre;
Par pitié, ne te fonds pas dans l'espace!»—Si je restais,»
Dit Lamia, «ici, sur cette terre de boue,
Si je daignais fouler ces fleurs trop rudes pour mes pieds,
Que pourrais-tu dire et faire qui me captivât suffisamment
Pour amoindrir le souvenir enchanteur de mon paradis?
Tu ne peux me demander de vagabonder ici avec toi
A travers ces collines et ces vallées où il n'y a pas de joie,—
Privée d'immortalité et de félicité!
Tu es un savant, Lycius, et dois savoir
Que les esprits supérieurs ne peuvent respirer ici-bas
Dans l'atmosphère humaine et y vivre. Hélas! pauvre enfant,
Quel parfum d'air plus pur as-tu pour charmer
Mon essence? Quels palais plus superbes
Dans lesquels tous mes nombreux sens puissent se plaire,
Et par de mystérieux sortilèges assouvir mes insatiables soifs?
Cela ne peut être. Adieu.» Ceci dit, elle se cambra
Sur la pointe des pieds, ses bras blancs déployés. Lui, frémissant de perdre
L'amoureuse promesse de sa solitaire lamentation,
Défaillait, balbutiant des mots passionnés, pâle, angoissé.
La cruelle, sans montrer aucune
Tristesse pour la douleur de son tendre favori,
Mais plutôt, si ses yeux pouvaient briller davantage,
Avec des yeux plus brillants et une exquise lenteur,
Joignit ses lèvres aux siennes et lui rendit
La vie qu'elle avait enserrée dans ses mailles;
Et comme il s'éveillait d'une extase pour entrer
Dans une autre, elle commença à chanter,
Heureuse en beauté, en vie, en amour, en toutes choses,
Une cantilène d'amour trop suave pour les lis terrestres,
Tandis que, tel un souffle retenu, les étoiles éteignirent leurs feux scintillants.
Alors elle chuchota d'un ton tremblant semblable à celui
Que prennent ceux, qui réunis en lieu sûr, se rencontrant seuls
Pour la première fois, après de nombreux jours de tourments,
Usent d'autre langage que celui des yeux; elle le suppliait de relever
Sa tête découragée, et de délivrer son âme du doute,
Car elle était une femme, sans autre
Plus subtil fluide dans les veines
Que du sang palpitant; et les mêmes affres
Habitaient son fragile cœur a elle, et le sien.
Ensuite elle s'étonnait qu'il n'eut pas remarqué
Depuis longtemps sa figure à Corinthe, où dit-elle,
Elle demeurait dans une demi retraite, et où elle avait passé
Des jours aussi fortunés que peut en procurer la monnaie d'or
Sans l'aide de l'amour; heureuse cependant
Jusqu'au moment où elle le vit, lorsqu'une fois elle le coudoya.
Il était appuyé songeur contre une colonne
Sous le porche du temple de Vénus, au milieu d'un amas de corbeilles
D'herbes et de fleurs amoureuses fraîchement cueillies
Tard dans cette soirée; car c'était la nuit qui précédait
La fête d'Adonis; après, elle ne le revit plus,
Mais pleura seule ces jours-là: pourquoi, en effet, l'adorerait-elle?
Lycius se réveillait de la mort pour tomber dans l'émerveillement
De la voir encore, et de l'entendre chanter de si douces chansons.
Puis à l'émerveillement succéda la joie
D'entendre si bien chuchoter sa sagesse de femme;
Et chaque mot qu'elle prononçait lui faisait ressentir
Une joie sans mélange et un plaisir intense.
Que les poètes dans leur folie disent tout ce qui leur plait
Sur les charmes des Fées, des Péris, des Déesses,
Aucune n'est un tel régal, parmi elles toutes,
Qu'elles hantent cavernes, lacs ou chutes d'eaux,
Qu'une femme réelle, qu'elle sorte
Des cailloux de Pyrrha ou de la semence du vieil Adam.
Ainsi la gracieuse Lamia jugea, et eut raison de juger
Que Lycius ne pourrait pas aimer tant qu'il serait à demi intimidé,
De sorte qu'elle rejeta au loin sa divinité, et gagna son cœur
Plus agréablement en jouant son rôle de femme,
Sans plus de pudeur que n'en comportait sa beauté
Qui, même dans le spasme, en sauvegardait une part suffisante.
Lycius fit à tout d'éloquentes répliques,
Mariant chaque mot d'un soupir jumeau;
Enfin, désignant Corinthe, elle demanda à son amant
Si elle était trop éloignée, cette nuit, pour ses pieds délicats.
Le chemin fut court; Lamia dans son impatience
Réduisit, par un sortilège, les trois lieues
A quelques enjambées, sans être soupçonnée
Par Lycius aveuglé, tant elle le subjuguait.
Ils franchirent les portes de la ville, il ne sut pas comment,
Sans bruit, et jamais il ne s'inquiéta de le savoir.

Comme des hommes parlant en rêve, tous les Corinthiens,
A travers leurs palais impériaux,
Toutes leurs rues populeuses et leurs temples de débauche,
Murmuraient, telle une tempête se préparant à distance,
Sous la nuit étendue au-dessus de leurs tours.
Hommes, femmes, riches et pauvres, dans les heures fraîches,
Traînaient leurs sandales sur les dallages blancs,
Seuls ou par groupes; pendant que mainte lumière
Brillait çà et là, éclairant de somptueuses fêtes,
Et projetait des ombres mouvantes sur les murs,
Ou les trouvait amassés dans l'ombre des corniches
Sous la porte cintrée d'un temple ou une sombre colonnade.
Se couvrant la face, par crainte d'amis qui le reconnaîtraient,
Il pressait nerveusement ses doigts, quand quelqu'un les frôla
Avec une barbe grise bouclée, les yeux investigateurs, le crâne chauve et lisse,
Marchant à petits pas, drapé dans une robe de philosophe:
Lycius, en le croisant et en passant, resserra plus étroitement
Son manteau, paraissant dans sa hâte avoir des ailes,
Tandis que Lamia affolée tremblait:—Ah, dit-il,
Pourquoi, mon amour, tressaillir si peureusement?
Pourquoi ta tendre main se fond-t-elle en moiteur?»
—Je suis épuisée, répondit la belle Lamia, dis-moi qui
Est ce vieillard? Je ne puis me rappeler
Ses traits; Lycius! pourquoi vous êtes vous dissimulé
Devant son vif regard?» Lycius répliqua:
—C'est Apollonius le sage, mon fidèle guide
Et mon bon précepteur; mais ce soir il semble
Le spectre de la folie qui hante mes doux rêves.»

Pendant qu'il parlait ainsi, ils atteignirent
Un porche à piliers avec une porte à haut vantail,
Où pendait une lampe d'argent dont la lueur phosphorescente
Se reflétait en bas sur les marches luisantes,
Atténuée comme une étoile dans l'eau; car si neuve
Et si nette était la nuance du marbre,
Si pures comme un liquide transparent, à travers un cristal poli
Couraient les veines foncées, que nul si ce n'est un pied divin
Ne pouvait les avoir foulées. Des bruits Eoliens
Résonnaient à travers le gond, à l'instant où la large baie
De la porte ouverte découvrait un lieu que n'avait fréquenté
Depuis longtemps, aucun autre qu'eux deux,
Et quelques eunuques Persans, qui la même année
Avaient été vus sur les marchés: personne ne savait où
Ils pouvaient habiter; les plus curieux
Etaient déjoués, qui épiaient pour les dépister jusqu'à leur demeure:
Et cependant, les vers au vol rapide devront raconter
Par égard pour la vérité, quels malheurs les frapperont dans la suite,
Cela chagrinerait plus d'un cœur de les laisser ainsi
Ignorés du monde affairé de gens plus sceptiques.

[1] Mercure.

[2] C'est-à-dire ardent; exemple d'un cas dans lequel le poète cède le pas au peintre.

[3] En anglais: Mulciber.

IIe PARTIE

L'amour dans une chaumière, avec de l'eau et une croûte de pain
Est—Amour, pardonne-nous!—cendres, escarbilles, poussière:
L'amour dans un palais est peut-être à la longue
Un supplice plus affreux qu'un déjeuner d'ermite:
Ceci est un conte nébuleux du pays des fées
Difficile à comprendre pour les non élus.
Si Lycius avait vécu pour transmettre son histoire
Il aurait pu donner à la morale un nouveau froncement de sourcil
Ou l'étrangler tout à fait: mais trop court fut leur bonheur
Pour nourrir la défiance et la haine qui fait siffler la douce voix.
De plus, là, nuitamment, jetant un regard de haine,
L'Amour, devenu jaloux d'un couple aussi uni,
Déploya, puis fit bruire ses ailes en un terrible grondement
Au-dessus du linteau de la porte de la chambre,
Tandis qu'en dessous filtrait un rayon sur le plancher.

Toutes ces circonstances amenèrent la catastrophe: côte à côte
Comme sur un trône, le soir, ils étaient
Couchés, abrités par un lambrequin
Dont l'étoffe aérienne, tissée de fil d'or,
Flottait à travers la salle, et laissait apparaître
Sans voile le ciel d'été, bleu et clair,
Entre deux fûts de marbre:—ils reposaient là
Où la lassitude leur avait procuré le doux sommeil, les paupières closes,
Sauf un mince interstice que l'amour conservait entr'ouvert
Pour qu'ils pussent se voir pendant qu'ils étaient presque endormis;
Lorsque du flanc d'une colline suburbaine,
Couvrant le gazouillement de l'hirondelle, éclata une fanfare
De trompettes—Lycius sursauta—les sons s'envolèrent,
Mais laissèrent une pensée, un bourdonnement dans sa tête.
Pour la première fois, depuis qu'il avait trouvé asile
Dans ce palais, aux tentures pourprées, du doux péché,
Son esprit franchit ses limites dorées
Et, se parjurant presque, retourna dans le bruit du monde.
La dame, toujours en éveil, pénétrante,
Le remarqua avec chagrin, suspectant chez lui un désir
De plus, de plus que l'empire
De jouissances qu'elle lui donnait; et elle se mit à gémir et à soupirer
De ce que sa pensée vaguât loin d'elle, sachant bien
Qu'il suffit d'un moment de réflexion pour que tinte le glas de l'amour.
—Pourquoi soupirez-vous, divine créature? murmura-t-il
—Pourquoi réfléchissez-vous? riposta-t-elle tendrement:
Vous m'avez désertée;—où suis-je maintenant?
Pas dans votre cœur, pendant que le souci pèse sur votre front;
Non, non, vous m'avez expulsée, et j'erre hors
De votre poitrine sans abri: ah! cela doit être ainsi!»
Il répondit, se penchant sur ses yeux ouverts,
Céleste miroir qui reflétait son image en raccourci.
—Planète mienne à la lueur d'argent, du soir et du matin!
Pourquoi vous affirmer ainsi une triste délaissée
Tandis que je m'efforce d'emplir mon cœur
D'un sang plus ardent, et d'une double flamme?
De fondre, de mêler, de lier
Votre âme avec la mienne et de vous retenir captive ici
Comme la senteur cachée dans une rose sans boutons?
Ah! un tendre baiser!... Vous, apprenez votre extrême infortune.
Mes pensées! faut-il les dévoiler? Ecoutez alors!
Tout ce qui est mortel n'a de prix,—et les autres hommes
Languissent et se fatiguent pour l'obtenir—
Que s'il se produit quelquefois, au grand jour, majestueusement
Et s'il triomphe, de même que je serai fier de toi
Au milieu des rauques clameurs poussées par les Corinthiens.
Que mes ennemis suffoquent, que mes amis crient au loin,
Pendant qu'à travers les rues encombrées, notre char nuptial
Fera tourner ses rais éblouissants!» La joue de la dame
Trembla; elle ne dit rien, mais, pâle et humble
Se leva pour s'agenouiller devant lui, versa un torrent
De larmes amères à ces paroles; enfin, douloureusement
Elle l'implora, tout en pressant sa main
Pour qu'il abandonnât son projet. Il en fut piqué,
S'acharnant davantage dans son caprice pervers à contraindre
Sa sauvage et timide nature de lui obéir.
En outre, pour tout son amour, en dépit de lui-même,
Malgré la meilleure partie de lui-même, il éprouva une jouissance
Voluptueuse à la torturer, délicieuse et nouvelle.
Sa passion, devenue cruelle prit un ton
Féroce et sanguinaire, autant que cela était possible
A un être dont le front n'avait pas de veine noire à gonfler.
Admirable était ce délire mitigé; tel l'aspect
D'Apollon, lorsqu'il se prépare à frapper
Le serpent.—Ah! le serpent! Certes elle
Ne l'était pas. Consumée d'amour pour son tyran,
Et toute soumise, elle acceptait l'heure
Où il conduirait son amante à la cérémonie.
Chuchotant dans le silence de minuit, le jeune homme ajouta:
—Assurément, tu dois avoir un nom charmant, bien que, par ma foi,
Je ne te l'aie pas demandé, m'imaginant toujours
Que tu n'étais pas mortelle, mais d'origine céleste
Comme je le crois encore. As-tu un nom mortel,
Une appellation digne de ta forme éblouissante?
Ou des parents ou des amis dans une cité terrestre
Qui partagent notre banquet et nos réjouissances nuptiales?»
—Je n'ai pas d'amis, dit Lamia; non, pas un;
Ma présence dans la vaste Corinthe est à peine connue:
Les ossements de mes aïeux reposent dans leurs urnes empoussiérées
Au fond du tombeau; aucun encens incandescent n'y brûle,
Puisque leur race infortunée a disparu toute entière, sauf moi;
Et encore, je néglige le rite sacré, à cause de toi.
Cependant, à votre choix invitez vos nombreux hôtes;
Mais si, comme il semble maintenant, votre vision s'attache
A moi avec quelque plaisir, ne prévenez pas
Le vieil Apollonius—tenez-moi cachée à ses yeux.»
Lycius, rendu perplexe par ces paroles si vagues et si obscures
Voulut poursuivre l'enquête; à la première allusion, elle recula,
Feignant de dormir; quant à lui, il fut envahi
Subitement par l'engourdissante torpeur d'un profond sommeil.

C'était la coutume alors d'emmener
La fiancée hors de sa maison, lorsque le crépuscule rougissait l'horizon,
Voilée, sur un char, accompagnée de fleurs
Jonchant le sol, de torches, de chants nuptiaux
Et d'autres pompes: mais cette belle inconnue
N'avait pas un ami. Ainsi, laissée seule.
(Lycius était allé convoquer toute sa famille,)
Ayant la certitude qu'elle ne parviendrait pas à dissuader
Son cœur obstiné de lui imposer cette folle cérémonie,
Elle s'assit très préoccupée par l'idée de couvrir
Sa misère d'une convenable magnificence.
Elle agit ainsi, mais on ignore d'où et comment
Vinrent, et quels furent ses subtiles serviteurs.
A travers les halls, dans des allées et venues,
On discerna un bruit d'ailes, jusqu'à ce qu'en quelques minutes
La salle de fête illuminée resplendît sous l'élégance des voûtes hardies.
Une musique captivante, peut-être le seul et unique
Point d'appui du toit magique, se fit entendre
Sans relâche, comme s'il était à craindre que tout le charme pût s'évanouir.
Des cèdres fraîchement taillés parodiant une futaie
De palmiers et de bananiers, s'élançant de chaque côté,
Formaient au centre une coupole élevée en l'honneur de la mariée.
Deux palmiers puis deux bananiers, et ainsi de suite,
De chaque côté enlaçaient leurs branches l'une à l'autre
Le long des bas côtés; et, au-dessous de tout cela,
Courait un ruissellement de lampes allant d'un mur à l'autre.
Sous ce dais se célébrait un banquet tel que personne n'en a goûté,
Dégageant des fumets rares. Lamia, en royal apparat,
Silencieuse, se promenait à pas lents, et comme elle s'avançait
Blafarde, heureuse en quelque sorte d'être malheureuse,
Elle ordonnait à ses invisibles serviteurs de raviver sans cesse
Dans chaque coin et chaque niche la flamme dont l'éclat diminuait.
Entre les troncs des arbres, à des surfaces de marbre
Succédaient des panneaux de jaspe; puis, çà et là, émergeaient
Des silhouettes grimpantes de végétations plus sveltes,
Qui avec les cépées plus grandes s'entrelaçaient intimement.
Après avoir donné son approbation, elle disparut, suivant son caprice,
Dans sa chambre, et tira le verrou, apaisée et calmée,
Ayant repris son sang-froid et préparée à l'orgie brutale
Quand les hôtes redoutés entreraient pour violer sa solitude.

Le jour parut, et toutes les clameurs se turent.
Insensible Lycius! Fou! Pourquoi dédaigner
Le destin qui avec le silence t'apportait la félicité, les heures d'ardente intimité?
Pourquoi livrer aux yeux du vulgaire cette alcôve secrète?
Le troupeau approchait; chaque invité, le cerveau enfiévré
Arrivait sur le seuil, précipitait un coup d'œil
Et entrait stupéfait; car ils connaissaient la rue,
Se la rappelaient depuis leur enfance d'un bout à l'autre,
Sans une lacune, et jusque-là n'avaient jamais remarqué
Ce porche royal, cette luxueuse demeure aux énormes dimensions.
Aussi tous se ruaient, étonnés, curieux, les yeux fougueux;
Un seul jetait sur le palais un regard sévère,
Puis d'un pas mesuré y pénétrait, l'air austère;
C'était Apollonius: il souriait même quelque peu,
Comme si quelque problème ardu, qui avait affolé
Ses patientes recherches, commençait maintenant à se dénouer
A se résoudre, à se fondre:—c'était juste ce qu'il avait prévu.

Il rencontra dans le vestibule au milieu de la rumeur
Son jeune disciple.—Ce n'est pas la règle commune,
Lycius, dit-il, qu'un hôte, sans être convié,
S'impose à vous, et trouble
En se présentant sans y être requis, la joyeuse cohorte
D'amis plus jeunes; et cependant je dois commettre cette infraction,
Et vous devez me pardonner.» Lycius rougit, et conduisit
Le vieillard à travers les portes intérieures larges ouvertes,
Cherchant par ses paroles de conciliation et sa mine courtoise
A tourner en lait sucré le spleen du sophiste.
La salle du banquet était d'une éclatante opulence,
Eblouissante de lumière imprégnée d'effluves embaumées.
Devant chaque rutilant panneau, fumait
Un encensoir rempli de myrrhe et de bois épicé,
Chacun juché sur un trépied sacré
Dont les tiges frêles s'écartaient largement sur le moelleux
Tapis en tissu laineux; cinquante spirales de fumée
Au-dessus des cinquante encensoirs faisaient leur voyage aérien
Vers le haut plafond, se reflétant, à mesure qu'elles s'élevaient,
Sur les murs garnis de miroirs sous forme de nuées jumelles odoriférantes.
Douze tables sphériques encerclées par des sièges en soie
Arrivant au niveau de la poitrine d'un homme, soutenues
Sur des pattes de léopards, supportaient l'or pesant
Des coupes et des gobelets et la moisson tant de fois citée
De la corne de Cérès; puis, dans d'énormes cratères le vin
Jaillissait de la sombre amphore en joyeux rayonnement.
Ainsi chargées de victuailles, les tables se dressaient,
Chacune ayant enchâssée au centre l'image d'un Dieu.

Lorsque dans une antichambre chaque convive
Eut senti l'éponge pleine de fraîcheur, pressée selon son plaisir
Par les esclaves qui les servaient, sur ses mains et ses pieds,
Et les huiles odorantes avec le cérémonial consacré
Versées sur sa chevelure, tous se dirigèrent vers le festin
En robes blanches, et se placèrent en ordre
Autour des couches soyeuses, se demandant avec étonnement
D'où pouvait venir ce fastueux ruissellement et ce torrent de richesses.

Douce soupira la musique dans la douce atmosphère
Tant que le Grec harmonieux au chant de voyelles
Domina parmi les invités, discourant tout bas
D'abord, car le vin commençait à peine à couler.
Mais lorsque le jus divin émut leurs cerveaux,
Plus haut ils parlèrent et plus haut sonnèrent les accords
Des puissants instruments:—les somptueuses colorations,
L'immensité du hall, la splendeur des draperies,
Le luxe imposant du plafond, l'ivresse du nectar,
La beauté des esclaves, celle de Lamia elle-même, apparurent.
Alors, quand le vin eut exercé son action rosée,
Et que chaque âme se fut libérée de toute entrave humaine,
Tout cessa de paraître étrange; le vin joyeux, le vin succulent,
Ne rendra pas les ombres Elyséennes trop belles, ni trop divines.
En peu de temps le Dieu Bacchus fut à son apogée;
Cramoisies étaient les joues, et les yeux brillants brillaient doublement;
Des guirlandes de toutes les nuances et de toutes les senteurs,
Dépouilles des vallées; ou les branches, dîmes prélevées sur les arbres des forêts
En des corbeilles de luisant osier doré, étaient apportées
Aussi haut que montaient les anses, pour satisfaire
Les goûts de chaque convive, de façon que chacun comme il lui plaisait,
Put orner son front à sa fantaisie, mollement enfoncé dans les coussins.

Quelle couronne pour Lamia? Quelle pour Lycius?
Quelle pour le sage, le vieil Apollonius?
Sur le front douloureux de Lamia, que l'on pende
Des feuilles de saule et une langue de vipère;
Quant au jeune homme, vite, dépouillons pour lui
Le thyrse, pour que ses yeux enquêteurs puissent nager
Dans l'oubli; et, quant au philosophe,
Que le chiendent et le haineux chardon portent
La guerre sur ses tempes. Tous les charmes ne sont-ils pas rompus
Au simple contact de la froide philosophie?
Il y avait un arc-en-ciel que nous vénérions autrefois au firmament:
Nous connaissons sa trame, sa contexture; elle est donnée
Platement dans le catalogue des choses communes.
La philosophie rognera les ailes de l'ange,
Conquerra les mystères à l'aide de règles et de lignes,
Videra l'atmosphère hanté, la mine qu'habitent les gnomes.—
Elle dépoétisera l'arc-en-ciel, comme jadis elle fit
Pour la tendre Lamia dissoute en une ombre.

A côté de celle-ci, Lycius, assis à la place d'honneur,
Dans toute la salle ne voyait pour ainsi dire qu'elle,
Jusqu'à ce que, réprimant son amoureuse extase, il prît une coupe
Remplie jusqu'aux bords, et, en face de lui, lançât un coup d'œil
A travers la large table pour implorer un regard
De son vieux maître qui fronçait le sourcil,
Et lui porter un toast. Le philosophe à la tête chauve
Avait fixé ses yeux, sans un clignement, sans un mouvement de paupières,
Droit sur le visage alarmé de la fiancée,
Décontenançant sa radieuse beauté et troublant sa douce fierté,
Tandis que son amant lui pressait la main, la caressant amoureusement,
Comme pâle elle reposait sur la couche rose:
Elle était glacée, et le froid courut à travers les veines de Lycius;
Puis soudain elle devint brûlante, et toutes les fièvres
D'une chaleur surnaturelle lui montèrent au cœur.
—Lamia, que signifie ceci? pourquoi tressailles-tu?
Connais-tu cet homme?» La pauvre Lamia ne répondit pas.
Il darda ses yeux dans les siens, qui pas un instant
N'exaucèrent l'humble prière du triste amoureux;
Il les darda plus, plus encore; sa raison humaine chancelait:
Une sorte de charme dévorant absorbait cette grâce,
Ces orbes ne donnaient plus aucun signe de reconnaissance.
—Lamia!» gémit-il. Aucune tendre voix ne répondit.
La foule entendit, et la bruyante orgie instantanément
Se tut; les puissantes sonorités de la musique s'étouffèrent;
Les myrtes se desséchèrent dans les milles couronnes.
Par degrés, la voix, le luth et le plaisir cessèrent.
Un silence de mort peu à peu domina,
Jusqu'à ce qu'il semblât que quelque chose d'horrible fût survenu,
—Lamia!» hurlait-il d'une voix stridente, et seul ce cri strident
Suivi de son lamentable écho, rompait le silence,
—Va-t-en, rêve impur, gémissait-il fixant toujours
La figure de la fiancée; mais aucune veine azurée maintenant
Ne parcourait plus le contour parfait des tempes; aucune douce rougeur
Ne colorait plus les joues; plus de passion pour éclairer
Cette vision profondément enfouie:—tout était flétri:
Lamia, sa beauté disparue, était assise mortellement blanche
—Ferme, ferme ces yeux trompeurs, toi, homme cruel!
Détourne les, misérable! ou l'arrêt sévère
De tous les dieux, dont les majestueux portraits
Représentent ici les invisibles présences,
Va les percer à l'instant avec l'épine
D'une douloureuse cécité, te laissant désolé,
Tremblant et radotant devant la plus faible crainte
De conscience, parce que tu as longtemps offensé leur puissance
Par tous tes sophismes impies et orgueilleux,
Tes sortilèges illicites et tes séduisants mensonges.
Corinthiens! examinez ce misérable à la barbe grise,
Constatez que, comme un possédé, ses paupières sans cils s'ouvrent
Autour de ses yeux de démon! Regardez-le, Corinthiens!
Mon aimable fiancée se fane sous leur influence.»
—Fou!» dit le sophiste, à demi-voix
D'un ton brusque et méprisant. Ce fut par une plainte d'agonisant
Que Lycius répondit, comme, frappé au cœur, éperdu,
Il s'assit sans force auprès du douloureux fantôme.
—Fou! Fou!» répétait Apollonius, les yeux toujours
Implacables et fixes:—De tout mal
De la vie je t'ai préservé jusqu'à ce jour,
Faut-il te voir maintenant la proie d'un serpent?»
A ce moment Lamia exhala un soupir de mourante; le regard du sophiste
Telle une lance affilée, la traversa de part en part,
Aigu, cruel, acéré, pénétrant: elle, autant
Que sa main débile pouvait exprimer une intention,
Le supplia de se taire; mais vainement!
Il regarda encore et encore fixement—Non!
—Un serpent!» reprit-il en écho. Il n'eut pas plus tôt dit,
Que, poussant un effroyable cri, elle disparut:
Et les bras de Lycius furent vidés[1] de leur bonheur
Comme ses membres de leur vie, à partir de cette même nuit.
Sur la haute couche il est étendu!—ses amis l'entourèrent—
Le soulevèrent—ils ne trouvèrent ni pulsation, ni respiration,
Mais, dans sa robe de noce, le pesant cadavre avec sa blessure.

Septembre 1819.

[1] Empty of delight.


 

HYPÉRION[1]

FRAGMENT

LIVRE PREMIER

Tout au fond de la tristesse d'une obscure vallée[2],
Dans une retraite éloignée de la brise vivifiante du matin,
Loin de l'ardent midi et de l'étoile solitaire du soir,
Etait assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme un roc,
Aussi muet que le silence planant autour de son repaire;
Forêts sur forêts s'inclinaient autour de sa tête
Comme nuées sur nuées. Aucun souffle dans l'air,
Pas même autant de vie qu'il n'en faut un jour d'été,

Pour faire envoler de l'herbe effilée la graine la plus légère;
Où la feuille morte tombait, là elle demeurait.
Un ruisseau coulait à côté sans voix, dont le susurrement était encore assourdi
Par respect pour la divinité déchue
Qui projetait une ombre sur lui: une Naïade parmi ses roseaux
Pressait son doigt humide appuyé sur ses lèvres.

Le long du sable de la rive, de larges empreintes étaient marquées,
Aussi loin que les pieds du dieu avaient marché,
Puis s'étaient fixés là. Sur le sol détrempé
Sa main droite ridée reposait inerte, nonchalante, morte,
Privée de son sceptre; et ses yeux de souverain détrôné étaient clos;
Tandis que sa tête penchée semblait écouter la terre
Son antique mère, attendant d'elle quelque consolation encore.

Il semblait qu'aucune force ne pût le faire mouvoir de sa place;
Cependant vint là quelqu'un, qui d'une main familière
Toucha ses vastes épaules, après s'être courbé très bas
Avec déférence, quoique ce fut pour quelqu'un qui ne la connaissait plus.
C'était une déesse du monde à son enfance;
Auprès d'elle la stature de l'énorme Amazone
Aurait paru de la taille d'un pygmée: elle eût saisi
Achille par la chevelure et lui eût ployé le cou,
Ou, d'un doigt, eût arrêté la roue d'Ixion.
Sa face était grande comme celle du Sphinx de Memphis,
Hissée sur quelque piédestal dans la cour d'un palais,
Lorsque les sages étudiaient l'Egypte pour s'instruire.
Mais, oh! comme cette figure différait du marbre!
Quelle beauté! si la tristesse n'avait pas rendu
La tristesse plus belle que la Beauté elle-même!
Il y avait dans son regard une crainte aux aguets,
Comme si le malheur venait seulement de la frapper;
Comme si les nuages, avant-gardes des jours néfastes,
Avaient épuisé leurs maléfices et les arrière-gardes acharnées
Allaient amasser péniblement leurs provisions de tonnerres.
D'une main elle pressait le point douloureux
Où bat le cœur humain, comme si juste là
Quoique immortelle, elle ressentait une cruelle souffrance:
L'autre main sur le cou penché de Saturne
Etait appuyée, et au niveau de son oreille
Tendant ses lèvres ouvertes, elle proféra quelques mots
D'un ton solennel, avec la sonorité profonde de l'orgue:
Quelques mots désespérés qui dans notre faible langue
Se traduiraient à peu près en ces termes—O combien frêles
En comparaison de la puissante voix des Dieux primitifs!—
«Saturne, relève la tête! Cependant pourquoi, pauvre vieux Roi?
Car je n'ai pas de consolation pour toi, non, je n'en ai pas:
Je ne peux pas dire: Oh pourquoi dors-tu?
Puisque le ciel s'est séparé de toi, et que la terre
Ne te reconnaît plus, dans cette affliction, pour un Dieu:
L'Océan, aussi, avec son bruit solennel,
A rejeté ton sceptre, et toute l'atmosphère
Est vide de ta majesté surannée.
Ta foudre, sachant qui commande maintenant,
Gronde contrainte au-dessus de notre demeure en ruine,
Et ton éclair éblouissant entre des mains inexpérimentées
Dévaste et brûle notre domaine autrefois paisible.
O douloureuse époque! O minutes longues comme des années!
Tout, pendant que vous passez, accroît la monstrueuse vérité,
Et comprime tellement nos horribles angoisses
Que l'incrédulité n'a plus de champ pour respirer.
Saturne, continue à dormir—Oh! pourquoi, étourdiment ai-je ainsi
Violé ton sommeil solitaire?
Pourquoi ai-je rouvert tes yeux mélancoliques?
Saturne, continue à dormir! tandis qu'à tes pieds je pleure!»
De même que, dans l'extase d'une nuit d'été,
Ces sénateurs des bois puissants dans leur verte parure,
Les chênes élevés, aux branches enchantées par l'ardeur des étoiles,
Rêvent, et rêvent ainsi toute la nuit sans autre frémissement
Que celui de la brise qui s'enfle graduellement dans la solitude,
Domine le silence, puis s'évanouit,
Comme une marée montante qui n'aurait qu'une vague;
De même ces paroles retentirent, puis expirèrent; un instant, en larmes,
Elle toucha la terre de son front hautain et loyal,
De façon que sa chevelure tombante pût étaler un tapis
Soyeux et merveilleux pour les pieds de Saturne.
La lune, en une lente gravitation, avait versé
Ses lueurs argentées quatre heures à travers la nuit,
Et toujours le groupe était demeuré immobile
Telle une sculpture naturelle dans la crypte d'une cathédrale:
Le Dieu glacé reposant toujours sur la terre,
Et la triste Déesse pleurant à ses pieds;
Jusqu'à ce qu'enfin le vieux Saturne leva
Ses yeux flétris, et vit son royaume détruit,
L'aspect sombre et morne du lieu,
Et cette belle Déesse agenouillée; alors il parla,
Comme avec une langue paralysée, tandis que sa barbe
Hérissée s'agitait d'un tremblement maladif:
«O tendre épouse du brillant Hypérion,
Théa, je te devine plutôt que je ne vois ta face;
Lève les yeux pour que j'y lise notre condamnation:
Lève les yeux et dis-moi si cette forme fragile
Est bien celle de Saturne; dis-moi si tu reconnais
La voix de Saturne; dis-moi si ce front ridé,
Nu et dépouillé de son haut diadème
Ressemble bien à celui de Saturne? Qui eut la puissance
De me plonger en cette détresse? d'où vint cette force?
Comment fut-elle préparée pour éclater tout-à-coup
Pendant que le Destin semblait emprisonné dans ma nerveuse étreinte?
Mais c'est ainsi; me voilà anéanti,
Rejeté dans l'ombre, n'exerçant plus aucun pouvoir divin
Ni aucune influence favorable sur les pâles planètes,
Ni de contrôle sur les vents et sur les mers,
Ni d'action bienfaisante sur les moissons des hommes,
Et privé de faire tout ce qu'une Déité suprême
Accomplit pour soulager la tendresse de son cœur. Je suis chassé
De ma propre poitrine; j'ai abandonné
Ma forte identité, mon moi véritable,
Quelque part entre le trône et le lieu où je suis assis,
Là à cet endroit de la terre. Cherche, Théa, cherche!
Ouvre tes yeux immortels, qu'ils embrassent
Tous les espaces: l'espace étoilé et celui qui est sans lumière,
L'espace qui contient l'air vivifiant et celui qui en est dépourvu;
Les espaces de feu et tous les gouffres de l'enfer.
Cherche, Théa, Cherche! et dis-moi si tu discernes
Quelque forme ou quelque ombre, arrivant
Impétueusement, avec des ailes ou sur un char, pour reprendre possession
Du ciel perdu naguère: cela doit être,—c'est
A maturité[3]—Saturne doit être Roi.
Oui, il faut qu'il ait une victoire resplendissante comme l'or,
Il faut qu'il y ait des Dieux renversés et des éclats de trompette
Dans un calme triomphe, et des hymnes de fête
Sur les nuages dorés de l'Olympe,
Des voix sereines qui proclament la victoire, et des cordes d'argent
Qui résonnent dans de creuses écailles; et il y aura
De belles choses renouvelées, pour l'étonnement
Des enfants du ciel. C'est moi qui ordonnerai;
Théa! Théa! Théa! Où est Saturne?»

Dans son délire, il se remit sur pied,
Et ses mains s'agitaient dans l'air au-dessus de sa tête,
Ses boucles druidiques[4] étaient secouées et trempées de sueur,
Ses yeux reflétaient la fièvre, sa voix s'éteignit.
Toujours debout, il n'entendait pas les profonds sanglots de Théa;
Après un intervalle, il recommença à jeter
Ces exclamations: «Ne puis-je pas créer?
Ne puis-je pas former? Ne puis-je pas façonner subitement
Un autre monde, un autre univers
Pour écraser et réduire en poussière celui-ci?
Où y a-t-il un autre chaos? Où?» Ce mot
Retentit jusque dans l'Olympe et fit frémir
Les trois rebelles?[5] Théa avait tressailli,
Et dans son attitude perçait une sorte d'espoir,
A mesure que ses phrases se précipitaient, pourtant pleines de respect:

«Ceci mène à notre demeure détruite: viens vers nos amis,
O Saturne! viens, et donne leur du courage;
Je connais leur retraite, je l'ai quittée pour te trouver ici.»
Elle n'en dit pas plus long: puis le suppliant du regard, elle marcha
A reculons à travers l'obscurité pendant un instant.
Il suivit, et elle se retourna pour le guider
A travers les branches vermoulues, qui cédaient comme la brume
Que traverse l'aigle lorsqu'il s'élance au-dessus de son nid.

Pendant ce temps, dans d'autres royaumes de nombreuses larmes étaient répandues,
Une affliction semblable à celle-ci, une souffrance semblable
Trop profonde pour être exprimée par la voix ou la plume d'un mortel:
Les farouches Titans, soit dans leurs cachettes, soit dans les prisons,
Gémissaient une fois de plus sur leur vieille fidélité,
Et, dans une douloureuse angoisse écoutaient la voix de Saturne,
Cependant, de toute cette lignée de géants, un seul conservait encore
Sa souveraineté, son autorité et sa majesté;
Hypérion, resplendissant au milieu de son orbe de feu
Etait encore sur son trône, respirait encore l'encens, l'envoyant
De l'homme jusqu'au Dieu du soleil; inquiet cependant:
Car de même, que parmi nous, humains, les tristes présages
Effraient et épouvantent, lui, de même frissonnait—
Non à cause du hurlement d'un chien, ou du nid détesté de l'oiseau de nuit,
Ou de la visite familière de quelqu'un
Au premier tintement de son glas funèbre,
Ou des prophéties de la lampe à minuit;
Mais des horreurs proportionnées à ses nerfs de géant
Le torturaient souvent. Son rutilant palais
Bastionné de pyramides d'un or étincelant,
Et que touchait l'ombre des obélisques de bronze,
Lançait des lueurs rouge sang à travers ses mille cours,
Ses voûtes, ses dômes, et ses galeries embrasées;
Et toutes ces tentures tissées avec les nuages de l'Aurore
Rougeoyaient furieusement: tandis que parfois des ailes d'aigles
Que n'avaient jamais vus ni les dieux ni les hommes étonnés:
L'assombrissaient; et des hennissements de chevaux étaient entendus.
Que n'avaient jamais entendus ni les Dieux ni les hommes étonnés.
De plus lorsqu'il voulait humer les tourbillons aromatisés
De l'encens, s'envolant dans l'éther du haut de la colline sacrée,
Au lieu d'odeurs agréables, son énorme palais ne percevait
Que le goût empoisonné du cuivre ou d'un métal corrompu:
De même, lorsque réfugié dans le sommeil à l'Occident,
Après le plein achèvement d'une belle journée,—
Pour gagner son divin repos sur une couche céleste
Et sommeiller dans les bras de la mélodie,
Il dépensait les heures plaisantes du délassement
A passer de salles en salles en colossales enjambées;
Tandis qu'au loin dans chaque nef latérale et dans les chambres profondes,
Ses favoris ailés se tenaient en groupes serrés
Attentifs et remplis de crainte, tels des gens inquiets
Qui se rassemblent en troupes terrifiées, par les vastes plaines,
Lorsque les tremblements de terre ébranlent leurs remparts et leurs tours.
En ce moment même, pendant que Saturne, sorti de sa glaciale léthargie,
Marchait sur les traces de Théa à travers les bois,
Hypérion laissant le crépuscule derrière lui
Redescendait sur le seuil de l'Ouest.
Alors, ainsi que d'habitude, la porte du palais s'ouvrit
Au milieu du silence le plus absolu, où seuls les solennels tubas,
Dans lesquels souillaient gravement les zéphyrs, exhalèrent de suaves
Et ailées sonorités, des mélodies au rythme lent:
Et semblable à une rose, pour la couleur vermeille et la forme,
Pour la finesse du parfum, et la fraîcheur qu'elle montrait,
Cette entrée conduisant à une sévère magnificence
Demeura largement ouverte pour que le Dieu y pénétrât.
Il entra, mais il entra plein de courroux;
Sa robe de flammes traînant loin derrière ses talons
Faisait entendre un sifflement, comme d'un feu terrestre,
Qui effarouchait les douces heures éthérées,
Et faisait trembler les ailes des colombes. En avant il flamboyait
Majestueusement de nef en nef, de voûte en voûte,
A travers le scintillement des salles odorantes et enguirlandées
Et les longues arcades pavées de diamants éblouissants,
Jusqu'à ce qu'il gagnât la grande coupole principale;
Là s'arrêtant, debout, farouche, il frappa du pied,
Et depuis les profondeurs des fondations jusqu'au faîte des tours
Il ébranla sa demeure d'or massif; puis avant
Que le roulement du tonnerre eût cessé dans les cintres,
Sa voix retentit, en dépit de la retenue que se doit un dieu,
Pour clamer: «O rêves du jour et de la nuit!
O formes monstrueuses! O faces de douleur!
O spectres s'agitant dans une froide, froide obscurité!
O fantômes aux longues oreilles, hôtes des étangs aux herbes sombres!
Pourquoi vous ai-je connus? pourquoi vous ai-je vus? pourquoi
Mon éternelle essence est-elle ainsi harcelée
Par la vue et le spectacle de ces nouvelles horreurs?
Saturne est vaincu, dois-je aussi l'être?
Dois-je quitter cet asile de mon repos,
Ce berceau de ma gloire, ce doux séjour,
Cette paisible abondance de lumière bienheureuse,
Ces pavillons de cristal, ces temples purifiés,
Qui forment mon radieux empire? Tout est
Déserté, abandonné, tout ce qui fut ma retraite.
Eclat, splendeur, symétrie! Où êtes-vous?
Je ne distingue que ténèbres, mort et ténèbres.
Même ici, au centre de mon refuge,
Les visions spectrales viennent me tyranniser,
Pour insulter, aveugler, étouffer mon faste.
Tomber!—Non, par Tellus et sa parure d'ondes salées!
Par delà les frontières de flamme qui bornent mes royaumes
J'avancerai et de ma redoutable droite
Je terrifierai cet enfant maître du tonnerre, ce Jupiter rebelle,
Et je demanderai au vieux Saturne de reprendre possession de son trône.»
Il dit, puis se tut, tandis qu'une menace plus formidable
Luttait pour sortir de sa gorge, sans y parvenir;
Ainsi, lorsque les hommes sont en foule dans les théâtres,
Le brouhaha augmente plus ils crient: «Hush»
De même aux paroles d'Hypérion, les livides fantômes
S'enfuirent, trois fois horribles et glacés:
Et du lieu, uni comme un miroir, où il parlait
S'éleva un brouillard, comme d'un lac couvert d'écume.
Alors, à travers tout son corps, une agonie
Se glissa peu à peu, des pieds jusqu'à sa couronne,
Avec la souplesse d'un serpent puissant et musculeux
Rampant lentement, la tête et le cou convulsés
Par suite d'un trop violent effort. Revenu à lui, il vola
Vers les confins de l'Orient, et pendant six heures brumeuses
Avant que l'aube, à l'heure habituelle, rougît l'horizon,
Il projeta son souffle impétueux contre les portes du sommeil
Les dégagea des lourdes nuées, et les fit éclater tumultueusement
Tout à coup sur les flots gelés de l'Océan.
L'astre de feu, sur lequel il parcourait
Chaque jour de l'Est à l'Ouest les espaces du ciel,
Décrivait une circonférence dans un sombre rideau de nuages;
Il n'était donc pas tout à fait voilé, ni éclipsé, ni caché,
Mais de temps en temps les sphères étincelantes,
Les cercles, et les arcs, et les vastes ceintures des colures,
Brillaient au travers et dessinaient sur ce manteau opaque
Des éclairs aux formes délicates, depuis les profondeurs du nadir
Jusqu'au zénith—hiéroglyphes antiques,
Que les sages et les astrologues aux yeux exercés
Alors habitant la terre, à l'aide de laborieux calculs
Déchiffraient grâce aux observations de nombreux siècles:
Ils sont perdus maintenant, excepté ceux que nous trouvons sur les énormes blocs
De pierre ou de marbre noir; leur signification oubliée,
Leur sagesse, a depuis longtemps disparu. Deux ailes cet orbe
Possédait comme ornement, deux resplendissantes ailes en argent,
Toujours étendues à l'approche du Dieu.
Et maintenant, émergeant de l'obscurité, leurs plumes immenses
S'élevaient une à une, jusqu'à ce qu'elles fussent toutes déployées;
Tandis que le globe éblouissant demeurait éclipsé,
Attendant l'ordre d'Hypérion.
Volontiers eût-il donné l'ordre, volontiers eût-il repris son trône
Et commandé au jour d'apparaître, si ce n'eût été que pour un changement[6].
Il n'en eut pas la force: Non, quoique Dieu des premiers âges,
Il ne devait pas troubler les saisons sacrées.
Donc les différentes périodes de l'aube
Restèrent dans leur première phase, juste comme il est dit ici.
Ces deux ailes d'argent s'éployèrent semblables à deux sœurs
Impatientes de faire voguer leur sphère; les vastes portes
Furent ouvertes sur l'obscur domaine de la nuit;
Et le Titan du soleil, exaspéré par ce nouveau désastre,
Inaccoutumé à plier, sous une dure contrainte plia
Son esprit à la tristesse du temps;
Et le long d'une lugubre traînée de nuages
Sur les limites du jour et de la nuit
Il s'étendit, pleurant la défaillance de sa splendeur.
Comme il gisait ainsi prostré, les cieux avec leurs étoiles
Jetèrent sur lui des yeux pitoyables, et la voix
De Cœlus, du haut de l'espace universel,
Murmura tout bas ces solennelles paroles à son oreille:
«O le plus brillant de mes enfants chéris, né sur la terre,
Engendré dans le ciel, Fils des Mystères
Dont aucun n'a été révélé même aux puissances
Qui se concertèrent pour ta création: leurs joies,
Leurs douces palpitations et leurs célestes plaisirs;
Moi, Cœlus, je m'en étonne: comment vinrent-ils et d'où?
Et quelles sont d'après leurs fruits leurs formes
Distinctes et visibles; symboles divins,
Manifestations de cette admirable vie
Eparses et indiscernables à travers l'éternel espace?
C'est d'eux que tu fus créé à nouveau, o très brillant enfant!
C'est d'eux que la reçurent tes frères et les Déesses!
Il existe parmi vous une grave dissension, une révolte
Du fils contre son père. J'ai vu vaincu,
J'ai vu précipité de son trône mon premier né!
Vers moi ses bras étaient tendus, c'est moi que sa voix
Implora à travers le tonnerre qui menaçait sa tête!
J'étais livide et je me cachais la face dans les nuées.
Dois-tu, toi aussi, subir le même traitement? j'en ai un vague pressentiment:
Car j'ai vu mes fils bien peu semblables à des dieux.
Divins vous avez été créés, et divins
Dans un grave maintien, majestueux, sereins,
Calmes, comme de hauts Dieux, vous avez vécu et gouverné:
Maintenant je remarque en vous crainte, espoir et colère,
Des actes de rage et de passion; exactement comme
Je les vois dans le monde des mortels, vos sujets,
Chez ceux qui succombent. Voilà ma tristesse, o mon fils!
Lugubre signe de ruine, de soudaine épouvante et de défaite!
Cependant, toi, résiste; car tu en es capable,
Car tu peux te mouvoir, étant un véritable Dieu;
Tu peux opposer à chaque heure mauvaise
Ta présence éthérée: moi, je ne suis qu'une voix;
Ma vie n'est que la vie des vents et des marées,
Pas plus que vents et marées je ne puis être un secours;
Mais toi tu le peux. Mets-toi dans le van
De la circonstance; oui, saisis la pointe de la flèche
Avant que la corde tendue ne résonne—Va vers la terre!
Là tu trouveras Saturne et ses douleurs.
Pendant ce temps je veillerai sur l'éclat du soleil
Et serai le gardien vigilant de tes saisons».
Avant que ce chuchotement fut à moitié émis,
Hypérion se redressa, et sur les étoiles
Leva ses paupières recourbées, puis les tint grandes ouvertes
Jusqu'à ce que la voix s'éteignît; et toujours il les tenait ouvertes:
Et toujours c'étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles.
Alors inclinant lentement sa large poitrine,
Tel un plongeur dans les mers riches en perles,
En avant, il se baissa sur le rivage aérien,
Et s'enfonça, sans bruit dans la profonde nuit.

[1] Voir à l'Appendice la Théogonie d'Hésiode.

[2] Dans sa brève étude, le traducteur a signalé les rappels de phrases et de mots dont Keats a tiré un merveilleux parti. Cependant, dans plusieurs pièces inachevées, et particulièrement dans Hypérion, le poète a laissé subsister quelques répétitions fortuites et non calculées qu'il eût peut-être supprimées si la mort ne l'avait empêché de réviser son œuvre. Est-il besoin d'ajouter que le texte critique de l'auteur a été scrupuleusement respecté?

[3] Of Ripe progress: d'exécution mûrie.

[4] Deux fois dans Hypérion Keats a commis cet étrange anachronisme.

[5] Jupiter, Neptune et Pluton.

[6] Plus explicitement: Si ce n'eût été que pour un changement sans importance.

LIVRE II

En ce moment, au battement même des larges ailes du Temps
Hypérion glissa par les airs bruissants,
Et Saturne gagna avec Théa la triste place
Où Cybèle et les Titans meurtris se lamentaient.
C'était une caverne dans laquelle aucune lumière ne pouvait
En les éclairant insulter à leurs larmes; où de leurs propres gémissements
Ils avaient la sensation sans les entendre, car le puissant rugissement
Des tonnantes cascades et des rauques torrents
Précipitait sans relâche une cataracte d'eau, on ne sait où.
Des rocs se projetant pêle-mêle sur des rocs, et des récifs qui semblaient
Chaque instant s'éveiller d'un songe,
Front contre front, dressaient leurs monstrueuses cornes;
Ainsi, en des milliers de fantaisies démesurées,
Ils formaient un toit qui convenait à ce refuge de vaincus.
Comme trônes, ils avaient des cailloux rugueux,
Comme couches, des pierres raboteuses, et des arêtes d'ardoises
Dures comme du fer. Tous n'étaient pas réunis là.
Les uns étaient enchaînés dans la torture, d'autres étaient en fuite.
Cœcus, et Gygès et Briarée,
Typhon et Dolor et Porphyrion,
Ainsi que beaucoup d'autres, les plus acharnés dans l'assaut,
Etaient parqués dans des régions où l'on respire difficilement:
Emprisonnés dans un élément opaque, de façon à contraindre
Les dents serrées à rester toujours serrées, et tous leurs membres
Encerclés comme des faisceaux de métal, tenaillés et vissés;
Sans autre mouvement que la palpitation de leurs grands cœurs
Haletants dans la douleur, horriblement convulsés
Par la fièvre de leur sang en ébullition et les secousses de leurs pouls.
Mnémosyne menait par le monde une course vagabonde;
Séparée de son astre, Phœbé était la proie des hasards;
Beaucoup d'autres erraient librement à l'aventure,
Mais la plupart trouvaient là un abri désolé.
De vagues images de vie, de ci de là
Gisaient, masses aux saillantes arêtes: tel un cercle morne
De pierres druidiques, sur une lande déserte
Lorsque la froide pluie commence à la tombée du jour
Dans le triste novembre, alors que leur sanctuaire voûté.
Le firmament lui-même, est obscurci par la nuit.
Chacun se tenait sur la réserve, aucun ne se signalait à son voisin
Par un mot, ou un regard, ou un geste désespéré.
Créus en était un; sa pesante massue de fer
A côté de lui, et un débris de roc fracassé
Témoignait de sa rage, avant d'être abattu et caché,
Iäpetus un autre, étreignait
Le cou fangeux d'un serpent, dont la langue acérée
Pendait hors de la gorge; les anneaux s'étaient déroulés
Dans la mort; c'était pour le punir de n'avoir pu darder
Son poison dans les yeux de Jupiter vainqueur.
Contre lui, Cottus; tout de son long étalé, le menton soulevé en avant.
Comme plongé dans la douleur, sans relâche sur le gravier
Il s'écorchait cruellement le crâne, la bouche ouverte
Et les yeux dilatés par cet horrible travail. Plus près de lui
Asia, née de la gigantesque montagne de Caf,
Qui coûta à sa mère Tellus des angoisses plus cruelles,
Quoiqu'elle fût femme, qu'aucun de ses fils.
Il y avait plus de pensée que de tristesse dans sa face ambrée,
Parce qu'elle prévoyait sa propre gloire;
Et que dans sa vaste imagination se dressaient
Des temples à l'ombre des palmiers et de hauts sanctuaires rivaux,
Sur les rives de l'Oxus ou dans les îles sacrées du Gange.
De même que l'Espérance s'appuie sur son ancre,
De même s'appuyait-elle, moins belle, sur une défense
Enlevée au plus grand de ses éléphants.
Au-dessus d'elle, sur le flanc inhospitalier d'une roche,
Dressé sur son coude, le reste du corps étendu,
Etait abrité Encelade, autrefois pacifique et paisible
Comme un bœuf paissant en liberté dans les prairies;
Maintenant tigre par la passion, lion par la pensée, furieux,
Il méditait, complotait; pour le moment
Il lançait des montagnes, dans cette seconde lutte
Qui ne tarderait pas, et réduirait les jeunes Dieux terrorisés
A se cacher dans des corps d'animaux et d'oiseaux.
Non loin de là, Atlas; et couché à ses côtés
Phorcus, le chef des Gorgones. Son proche voisin
Etait Océanus, et Thétys dans le sein de laquelle
Sanglotait Clymène les cheveux embroussaillés.
Au centre reposait Thémis, aux pieds
D'Ops, la reine invisible tant les nuages l'enveloppaient.
Aucune forme ne se précisait, pas plus que lorsque
La nuit épaisse confond les sommets des pins avec les nuées:
Enfin beaucoup d'autres dont les noms ne peuvent être cités.
Car lorsque les ailes de la Muse sont déployées dans l'espace,
Qui arrêtera son vol? Et elle doit chanter
Sur Saturne, et son guide qui a maintenant escaladé
Les pieds glissant dans l'humidité, surgissant des abîmes
Plus affreux encore. Au-dessus d'une sombre falaise
Leurs têtes apparurent et leur taille croissait
Jusqu'à ce qu'étant de niveau avec le sol, ils pussent marcher à l'aise:
Alors Théa étendit au loin ses bras frémissants
Au-dessus des frontières de ce séjour de douleur,
Et furtivement fixa ses regards sur la figure de Saturne.
Elle y lut le plus cruel combat; le Dieu souverain
Se débattant contre l'affaissement du chagrin,
De la rage, de la crainte, de l'anxiété, de la revanche,
Du remords, du dégoût, de l'espoir, et par-dessus tout du désespoir.
Contre ces détresses il luttait en vain; puisque le Destin
Avait répandu sur sa tête l'huile mortelle,
Le poison dissolvant: de sorte que Théa
Effrayée, se tint coite, et le laissa pénétrer
Le premier, au milieu de la tribu déchue.

De même que, chez nous mortels, le cœur oppressé
Est plus harcelé encore et plus fiévreux,
Lorsqu'il approche de la maison de deuil
Où d'autres cœurs souffrent des mêmes affres;
De même Saturne, comme il avançait au centre
Se sentit défaillir, et serait tombé au milieu de tous,
S'il n'avait rencontré les yeux d'Encelade,
Dont la grandeur d'âme, dont la vénération pour lui, tout d'un coup
Le frappèrent comme une inspiration; et il s'écria—
«Titans, regardez votre Dieu.» A ces paroles, quelques uns gémirent;
Quelques uns se dressèrent sur leurs pieds, d'autres aussi crièrent;
Les uns pleuraient, les autres se lamentaient, tous se prosternaient avec respect;
Alors Ops, relevant son voile aux plis noirs,
Découvrit ses joues pâles et son front blême,
Ses sourcils maigres et hérissés, et ses yeux caves.
Un grondement surgit parmi les pins qui ont poussé sous le vent glacé
Lorsque l'Hiver élève la voix; un vacarme surgit
Parmi les immortels lorsqu'un Dieu fait du doigt un geste
Qui impose le silence, et exprime combien est chargée
Sa langue de tout le poids de pensées inexprimables:
La foudre, la musique et la majesté:
C'est un ronflement semblable à celui de pins qui ont poussé sous le vent glacé;
Quand il cesse dans les montagnes de ce monde,
On n'entend aucun autre bruit; mais lorsqu'il cessa ici
Parmi ces déchus, la voix de Saturne dans ce silence
S'enfla comme un orgue, qui recommence
A tonner, quand les autres harmonies, arrêtées net,
Laissent dans l'air, étouffées, leurs vibrations argentines.
Il éclata en ces termes «Ce n'est pas dans mon propre cœur brisé,
Qui est à lui-même son juge suprême et son enquêteur,
Que je peux trouver des raisons pour que vous soyiez ainsi:
Ce n'est pas dans les légendes du tout premier jour
Recueillies dans ce livre aux feuillets imprégnés de l'esprit antique,
Que l'étincelant Uranus de son doigt glorieux
Sauva des rivages ténébreux, lorsque les vagues
Même pendant les reflux le cachaient dans les sombres bas fonds;
Vous savez que ce livre, je l'ai toujours pris
Comme un solide point d'appui:—Ah, malheureux!
Ni ici, ni en signe, en symbole, en présage
D'éléments, terre, eau, air et feu,—
En guerre, en paix, ou se querellant
Un contre un, contre deux, contre trois, ou chacun d'eux tous
En particulier contre les trois autres;
Ainsi le feu lutte contre l'air dans un orage, les torrents de pluie
Noient l'un et l'autre, et les poussent contre la surface de la terre,
Où ils rencontrent le soufre, en sorte qu'une quadruple fureur
Bouleverse le pauvre univers;—ce n'est pas dans ce conflit,
D'où je tire d'étranges leçons, en l'étudiant attentivement,
Que je peux trouver des raisons pour que vous en soyiez réduits là:
Non, rien ne peut expliquer, quelles que soient mes recherches,
Et mes investigations poursuivies sur le développement universel de la Nature
Jusqu'à en être épuisé, pourquoi vous, Divinités,
Les premiers nées parmi les Dieux visibles et palpables,
Vous fléchiriez devant une puissance, qui, en comparaison
Ne doit pas vous faire trembler. Cependant, vous en êtes là!
Abattus, méprisés, écrasés, voilà ce que vous êtes!
O Titans, vous dirai-je «Levez-vous?»—Vous gémissez.
Vous dirai-je «Rampez.»—Vous gémissez. Que puis-je alors?
O vaste Ciel! O cher parent que je ne vois pas!
Que puis-je? Dites-moi, vous tous, Dieux, mes frères,
Comment pouvons-nous combattre, comment assouvir notre grande colère!
O donnez-nous un conseil maintenant, l'oreille de Saturne
Est avide de l'entendre. Toi, Océanus,
Tes pensées sont hautes et profondes; et sur ta face
Je lis, étonné, ce sévère contentement
Qui naît de la réflexion et de la pensée: viens à notre aide!»

Ainsi termina Saturne, et le Dieu de la Mer
Sophiste et sage, non qu'il eût fréquenté les bosquets d'Athènes,
Mais parce qu'il avait médité sous l'ombre de ses eaux,
Se leva. Ses cheveux n'étaient plus humides. Il débuta
D'une voix murmurante; sa langue à son premier essai
Etait comme celle d'un enfant, embarrassée, de plus, par l'écume des sables.
«O vous, que la rage consume! que la passion aiguillonne,
Que la défaite torture, et qui vous repaissez de vos agonies!
Calmez vos sens, bouchez vos oreilles,
Ma voix n'est pas un rugissement vers la colère.
Cependant, écoutez, vous qui le voulez, pendant que j'apporte la preuve
Que vous devez, de force, vous contenter de vous soumettre.
A cette preuve, d'ailleurs, j'ajouterai une immense consolation,
Si vous consentez à accepter cette consolation comme véritable.
Nous sommes vaincus par les lois de la nature, non par la force
Du tonnerre ou de Jupiter. Grand Saturne, tu
As bien analysé les atomes de l'univers;
Mais, pour cette raison, que tu es le Roi,
Et aveuglé par l'autorité suprême,
Une route était cachée à tes yeux,
Par laquelle je suis parvenu à l'éternelle vérité.
En premier lieu, de même que tu ne fus pas le premier souverain,
De même tu n'es pas le dernier; cela ne peut être:
Tu n'es ni le commencement ni la fin.
Du chaos et des ténèbres, ses sœurs, naquit
La lumière, le premier fruit de ces brouilles intestines,
Ce ferment infectieux, qui pour des fins sublimes
Mûrissait intérieurement. L'heure de la maturité arriva,
Et avec elle la lumière, et la lumière, s'engendrant
En se produisant elle-même, spontanément transforma
L'énorme ensemble de la matière pour lui insuffler la vie.
C'est à cette heure précisément que notre parenté,
Les Cieux et la Terre, devint manifeste:
A cette phase, toi le premier né, et nous la race géante,
Nous nous trouvâmes à la tête d'empires nouveaux et magnifiques.
Maintenant, voilà la vérité pénible à ceux pour lesquels elle est pénible;
O folie! car de supporter les vérités sans voiles,
Et d'envisager les circonstances, en gardant son sang-froid,
N'est-ce pas le summum de la toute puissance. Notez le bien!
De même que le Ciel et la Terre sont plus beaux, beaucoup plus beaux
Que le Chaos et les Ténèbres vides, quoique rois autrefois;
Et de même que nous montrons supérieurs à eux, le Ciel et la Terre,
Par la forme, la cohésion et la beauté,
Par la volonté, la liberté, la fraternité,
Et par des milliers d'autres signes d'une vie plus pure;
De même sur nos talons marche une perfection nouvelle,
Un pouvoir d'une beauté plus mâle, né de nous
Et destiné à nous surpasser, autant que nous surpassons
En gloire les antiques Ténèbres: et nous ne sommes pas
Plus vaincus par eux que ne l'a été par nous la domination
Du Chaos sans forme. Dites-le? Le sol stupide
Se querelle-t-il avec les majestueuses forêts qu'il a nourries,
Et les nourrit-il plus volontiers que lui-même?
Peut-on lui dénier la souveraineté des verts bocages?
Ou les arbres porteront-ils envie aux colombes
Parce qu'elles roucoulent, et qu'elles ont des ailes de neige
Pour voler de ci de là et y trouver leurs joies?
Nous sommes tels que les arbres des forêts et nos vigoureuses branches
Ont nourri jadis, non de blanches colombes solitaires,
Mais des aigles aux plumes dorées qui planent
Au-dessus de nous dans leur beauté, et régneront
A cause de cela, en toute justice; car c'est une loi éternelle
Que celui qui l'emporte en beauté doit l'emporter en puissance:
Oui, au nom de cette loi, une autre race contraindra
Nos vainqueurs à gémir comme nous le faisons maintenant.
Avez-vous contemplé le jeune Dieu des Mers,
Celui qui me dépossède? Avez-vous vu sa figure!
Avez-vous regardé son char, couvert de l'écume
Des nobles êtres munis de nageoires qu'il a créés?
Je l'ai vu parcourir les flots calmes,
Avec un tel rayonnement de beauté dans les yeux
Que cela me força de dire un triste adieu
A mon empire: de tristes adieux je reçus,
Et vins ici pour apprendre quelle douloureuse destinée
Vous avait torturés, et comment je pourrais le mieux
Vous consoler dans ce malheur extrême.
Acceptez la vérité, et qu'elle soit votre baume.»
Fut-ce par conviction embarrassée, fut-ce par dédain,
Qu'ils gardèrent le silence, lorsque Océanus
Cessa son murmure, quelle sagacité très profonde le dira?
Mais il en fut ainsi; personne ne répondit pendant un certain temps,
Sauf une, dont personne ne s'occupait, Clymène;
Et encore ne répondit-elle pas, mais geignit seulement,
Les lèvres hectiques, les yeux humbles, levés,
S'exprimant avec timidité devant ce farouche auditoire:
«O Père, je suis ici la voix la plus naïve,
Et tout ce que je sais c'est que la joie a fui
Et que la pensée du malheur a envahi nos cœurs,
Pour y demeurer à jamais, comme je le redoute:
Je ne présagerais pas de danger, si je croyais
Qu'une créature aussi débile pût attirer l'aide
Qui devrait, en bonne justice, nous venir des Dieux puissants:
Laissez-moi, toutefois, dire mon chagrin, dire
Ce que j'ai entendu, et comment cela fit couler mes larmes
D'apprendre que tout espoir nous était interdit.
J'étais sur un rivage, un rivage charmant
Sur lequel était soufflé un climat[1] exquis d'une terre
Parfumée, pleine de quiétude, d'arbres et de fleurs.
Pleine aussi elle était de joie paisible, autant que je le suis de tristesse,
Trop pleine de joie, de calme et de délicieuse chaleur;
Au point que je ressentis un mouvement au cœur
Pour murmurer, pour déplorer cette solitude
En exhalant des chansons plaintives, musique de nos infortunes;
Je m'assis et saisis une coquille entr'ouverte
Puis soupirai dedans et composai une mélodie—
Oh! assez de mélodie! car tandis que je chantais,
Et faisais, avec peu d'adresse, résonner dans la brise
Le faible écho de la coquille, des ombrages d'une rive
Opposée, une île de la mer,
Les vents changeants m'apportèrent un enchantement,
Qui à la fois engourdit et excita mes oreilles.
Je jetai ma coquille au loin sur le sable,
Bientôt une vague la remplit comme mon ouïe était remplie
De cette mélodie inconnue, enivrante et dorée.
Une mort vivante était dans chaque bouffée de sons,
Chaque groupe de notes précipitées me ravissait,
Elles tombaient l'une après l'autre, et pourtant en même temps
Comme des perles s'échappant subitement de leur fil:
Puis encore un autre, puis un autre son,
Chacun semblable à une colombe quittant son perchoir d'olivier,
Avec une musique ailée au lieu de plumes silencieuses,
Pour voltiger autour de ma tête et me faire souffrir
Simultanément de joie et de tristesse. La tristesse l'emporta
Et je bouchais mes oreilles frénétiques
Lorsqu'à travers l'obstacle de mes tremblantes mains,
Une voix m'arriva plus suave, plus suave que toute harmonie,
Et sans cesse elle s'écriait: «Apollon! Jeune Apollon!
Apollon, splendeur du matin: jeune Apollon!»
Je m'enfuis, la voix me poursuivait, criant «Apollon»!
O mon Père, o mes Frères, si vous aviez éprouvé
Ma douleur; O Saturne, si tu l'avais éprouvée,
Vous n'appelleriez pas cette langue trop longtemps entendue
Présomptueuse, parce qu'elle osa espérer être écoutée par vous.»

Jusque là, ses paroles coulèrent, comme le ruisseau timoré
Qui s'attarde sur un lit de cailloux
Et craint de se rencontrer avec la mer; mais il la rencontra
Et frémit; car la voix écrasante
De l'énorme Encelade l'engloutit avec impétuosité:
Les syllabes massives, comme des flots acharnés
Dans les anfractuosités à demi submergées des récifs,
Bondirent en grondant, tandis que sur son bras encore
Il s'appuyait; il ne se leva pas, par suprême mépris:
«Ecouterons-nous le géant trop sage,
Ou celui, qui est trop fou, ô Dieux?
Ni foudre sur foudre, jusqu'à ce que tout
L'arsenal du rebelle Jupiter soit épuisé,
Ni monde sur monde accumulés sur ces épaules,
Ne pourraient me supplicier plus que ces paroles puériles
Prononcées dans cette horrible déchéance.
Pérorez, grondez, clamez, hurlez! vous tous, Titans endormis!
Oubliez-vous les meurtrissures et les coups flétrissants?
N'avez vous pas été foudroyés par le bras d'un enfant?
Oublies-tu, faux Monarque des Vagues,
Le bouleversement de tes mers? Quoi, ai-je réveillé
Vos torpeurs avec ces quelques mots si simples?
O joie! car maintenant je vois que vous n'êtes pas perdus:
O joie! car maintenant je vois des milliers de regards
Lançant des éclairs de vengeance!» Sur ces paroles
Il redressa sa haute stature, et debout
Cette fois, sans aucune interruption, il continua ainsi:
«Maintenant que vous voilà flammes, je vous dirai comment il faut brûler,
Et purger l'éther de vos ennemis;
Comment aiguiser les dards crochus de l'impitoyable feu,
Comment incendier les nuages gonflés de Jupiter,
Etouffant dans sa tente cette chétive essence.
Oh! qu'il soit victime du mal qu'il a fait!
Car bien que je dédaigne les leçons d'Océanus
Je ressens des douleurs autrement poignantes que celle de perdre nos couronnes:
Les jours de paix et de calme sommeil sont envolés;
Ces jours, tous innocents des guerres destructives,
Alors que toutes les loyales Existences du ciel
Ouvraient les yeux pour deviner ce que nous voulions dire:
C'était avant que nos fronts eussent appris à se plisser,
Avant que nos lèvres n'eussent connu que des phrases solennelles,
Avant que nous eussions appris que cette chose ailée,
La victoire, peut être perdue, aussi bien que gagnée.
Surtout n'oubliez pas qu'Hypérion
Notre frère le plus brillant est encore invaincu—
Hypérion—Io! Voici son rayonnement!»

Tous les yeux étaient tournés vers Encelade,
Et ils aperçurent, à l'instant où le nom d'Hypérion
Sortit de ses lèvres, sur la crête des rochers en coupole,
Une lueur blafarde émanant de son visage rigide,
Sans être farouche, car il vit l'Assemblée des Dieux
Courroucée comme lui. Il les regarda tous
Et sur chaque face il distingua une lueur légère,
Mais la plus étincelante sur celle de Saturne, dont les boucles vénérables
Scintillaient semblables à une écume bouillonnante autour d'une quille
Lorsque la proue pénètre dans une baie à minuit.
Ils observèrent un silence pâle et argenté,
Jusqu'à ce que soudain, une splendeur comme celle de l'aube,
Illuminât toutes les parties saillantes des rocs sombres,
Tous les tristes espaces oubliés,
Chaque gouffre, chaque fissure antique,
Chaque hauteur et chaque lugubre profondeur,
Sans autre bruit que celui des rauques torrents et leur terrifiant tracas:
Alors toutes les cataractes éternelles,
Et les fleuves fougueux, les plus éloignés et les plus proches,
Enveloppés d'abord dans l'obscurité et l'ombre immense,
Maintenant reflétèrent la lumière et la rendirent aveuglante.
C'était Hypérion: sur un pic de granit
Ses pieds brillants étaient posés, et là, il s'arrêta pour contempler
La misère que sa splendeur avait dévoilée
A la plus odieuse vue de soi-même.
Dorés étaient ses cheveux aux courtes boucles Numidiennes[2],
Royale était sa forme majestueuse, ombre imposante
Au milieu de son propre éclat, telle paraît la masse
De la statue de Memnon, quand le soleil se couche,
Au voyageur qui vient de l'Orient brunissant:
Des soupirs aussi, lamentables comme ceux de la harpe de Memnon,
Sortaient de sa poitrine, pendant qu'absorbe dans son examen
Il pressait ses mains et restait silencieux.
Le découragement ressaisit les Dieux déchus
Lorsqu'ils virent l'abattement du Souverain du Jour.
Beaucoup se cachèrent la face dans l'obscurité.
Mais l'indomptable Encelade fixement jeta les yeux
Sur ses frères; et sous leur flamme
Se leva Iäpetus, de même que Creüs,
Et Phorcus, issu de la mer: ensemble ils se dirigèrent
Vers l'éminence d'où il les dominait.
Là tous quatre proclamèrent le nom du vieux Saturne;
Hypérion de son pic, à haute voix, répondait «Saturne!»
Saturne était assis auprès de la mère des Dieux,
Sur sa physionomie ne se reflétait aucune joie, quoique tous les Dieux
Du fond de leur gorge fissent retentir le nom de «Saturne».

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