Poésies Complètes - Tome 1
The Project Gutenberg eBook of Poésies Complètes - Tome 1
Title: Poésies Complètes - Tome 1
Author: Théophile Gautier
Release date: November 14, 2013 [eBook #44180]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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THÉOPHILE GAUTIER
POÉSIES
COMPLÈTES
TOME PREMIER
PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
1889
POÉSIES COMPLÈTES
DE
THÉOPHILE GAUTIER
I
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 chaque volume
| Poésies complètes | 2 vol. |
| Émaux et Camées. Édition définitive, ornée d'un Portrait à l'eau-forte par J. Jacquemart | 1 vol. |
| Mademoiselle de Maupin | 1 vol. |
| Le Capitaine Fracasse | 2 vol. |
| Le Roman de la Momie | 1 vol. |
| Spirite, nouvelle fantastique | 1 vol. |
| Voyage en Italie. (Nouvelle édition) | 1 vol. |
| Voyage en Espagne (Tra los montes) | 1 vol. |
| Voyage en Russie | 1 vol. |
| Romans et Contes (Avatar.—Jettatura, etc.) | 1 vol. |
| Nouvelles (La Morte amoureuse.—Fortunio, etc) | 1 vol. |
| Tableaux de Siège.—(Paris, 1870-1871) | 1 vol. |
| Théatre (Mystère, Comédies et Ballets) | 1 vol. |
| Les Jeunes-France, suivis de Contes humouristiques | 1 vol. |
| Histoire du Romantisme, suivie de Notices romantiques et d'une Étude sur les Progrès de la Poésie française (1830-1868) | 1 vol. |
| Portraits contemporains (littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques), avec un portrait de Th. Gautier, d'après une gravure à l'eau-forte par lui-même, vers 1833 | 1 vol. |
| L'Orient | 2 vol. |
| Le Capitaine Fracasse, illustré de 60 dessins par G. Doré, gravées sur bois par les premiers artistes. 1 vol. grand in-18 | 24 fr. |
Paris.—Typ. G. Chamerot, 19, rue des Saints-Pères.—23886
AVERTISSEMENT
Cette nouvelle édition des poésies complètes de Théophile Gautier, est divisée en trois séries:
1o les deux volumes que nous publions;
2o les Émaux et Camées.
Le poëte ayant donné lui-même, en 1872, une édition définitive des Émaux et Camées, nous n'avons pas eu à nous en occuper.
Voici comment nous avons procédé pour les deux premiers volumes.
En principe, nous avons adopté partout l'ordre chronologique.
Le premier volume s'ouvre donc par les: «Poésies» parues en 1830, qui se terminaient par la pièce intitulée: Soleil couchant. Elles furent remises en vente en 1832, avec adjonction d'une préface, de quelques pièces nouvelles et d'Albertus; en un volume, portant le titre de: Albertus ou l'Ame et le Péché. C'est ce volume (daté de 1833) qui nous a servi de modèle. Théophile Gautier y ayant fait quelques corrections, en 1845, lors de la publication de ses Poésies complètes, nous avons respecté ces corrections.
Des nécessités typographiques avaient forcé l'éditeur de 1845 à diviser la première partie de l'œuvre en quatre groupes: «Élégies,—Paysages,—Intérieurs,—Fantaisies.»—Par suite de cette disposition, les titres avaient été remplacés par des numéros, les épigraphes et les dédicaces avaient disparu, la préface d'Albertus avait été supprimée.
Quelques pièces du recueil de 1832 avaient été omises dans celui de 1845, nous les avons remises à leurs places et réimprimées pour la première fois. Trois autres, au contraire, qui ne figuraient pas parmi celles du volume de 1830-1832 y avaient été mêlées par erreur, nous leur avons rendu leurs places dans le second volume.
En même temps que nous avons restitué aux poëmes leur classement primitif, nous les avons réimprimés tels qu'ils étaient dans l'édition originale, avec leurs titres, leurs dédicaces et leurs épigraphes. Enfin nous avons rétabli la préface d'Albertus en tête de la première partie de ce premier volume, lequel se termine par les pièces composées de 1833 à 1838, et qui furent publiées pour la première fois à cette dernière date à la suite de La Comédie de la Mort.
Tel est le plan du premier volume.
Le second volume comprend:
1o La Comédie de la Mort (1838);
2o España et les Poésies diverses (1838-1845), conformément au texte de l'édition de 1845;
3o Toutes les poésies publiées depuis 1831 jusqu'à 1872, restées éparses dans les journaux et les revues et que le poëte n'avait pas pris le soin de réunir;
4o Enfin, toutes les poésies absolument inédites dont nous avons retrouvé les autographes.
Dans ces deux volumes nous avons daté les morceaux chaque fois qu'il nous a été possible de le faire avec certitude. Un grand nombre de pièces et de fragments avaient disparu lors des diverses réimpressions, nous les avons rétablis.
Pour la publication des Poésies inédites et des Poésies posthumes, nous avons, après mûre réflexion, adopté une règle inflexible, dont nous devons rendre compte au public lettré.
Nous avions à choisir entre deux méthodes: il nous fallait, ou publier tout, ou faire un choix. Nous nous sommes rappelé que notre mission était de recueillir et non de juger. Il nous a semblé que nul éditeur honnête et respectueux n'avait le droit de dire: «Théophile Gautier aurait publié ce morceau.» ou bien: «Il eût supprimé celui-là.» Nous n'avons donc rien supprimé.
Avons-nous retrouvé toutes les poésies inédites de Théophile Gautier? Nous répondons sans hésiter:—Non.
Nous savons pertinemment qu'il en existe beaucoup d'autres encore. La certitude nous en a été acquise par le grand nombre même des pièces que nous avons découvertes; la preuve incontestable nous en a été fournie à diverses reprises au cours même de nos recherches.
Nous faisons ici appel à tous ceux entre les mains desquels se trouvent des manuscrits de Théophile Gautier, nous les supplions de nous en donner communication. Nous leur rappelons que c'est pour eux un devoir sacré de probité littéraire, de rendre à l'œuvre du poëte tout ce qui lui appartient.
M. D.
Septembre 1875.
PRÉFACE
L'auteur du présent livre est un jeune homme frileux et maladif qui use sa vie en famille avec deux ou trois amis et à peu près autant de chats.
Un espace de quelques pieds où il fait moins froid qu'ailleurs, c'est pour lui l'univers.—Le manteau de la cheminée est son ciel; la plaque, son horizon.
Il n'a vu du monde que ce que l'on en voit par la fenêtre, et il n'a pas eu envie d'en voir davantage. Il n'a aucune couleur politique; il n'est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore; il n'est rien, il ne s'aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres. Il aime mieux être assis que debout, couché qu'assis.—C'est une habitude toute prise quand la mort vient nous coucher pour toujours.—Il fait des vers pour avoir un prétexte de ne rien faire, et ne fait rien sous prétexte qu'il fait des vers.
Cependant, si éloigné qu'il soit des choses de la vie, il sait que le vent ne souffle pas à la poésie; il sent parfaitement toute l'inopportunité d'une pareille publication; pourtant il ne craint pas de jeter entre deux émeutes, peut-être entre deux pestes, un volume purement littéraire; il a pensé que c'était une œuvre pie et méritoire par la prose qui court, qu'une œuvre d'art et de fantaisie où l'on ne fait aucun appel aux passions mauvaises, où l'on n'a exploité aucune turpitude pour le succès.
Il s'est imaginé (a-t-il tort ou raison?) qu'il y avait encore de par la France quelques bonnes gens comme lui qui s'ennuyaient mortellement de toute cette politique hargneuse des grands journaux, et dont le cœur se levait à cette polémique indécente et furibonde de maintenant.
Pour les critiques d'art ou de grammaire qu'on pourra lui adresser, il y souscrit d'avance.—Il connaît très-bien les défauts et les taches de son livre; s'il n'a pas évité les uns et enlevé les autres, c'est qu'ils sont tellement inhérents à sa nature, qu'il ne saurait exister sans eux; du moins c'est l'excuse qu'il donne à sa paresse.
Quant aux utilitaires, utopistes, économistes, saint-simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime,—il répondra: Le premier vers rime avec le second quand la rime n'est pas mauvaise, et ainsi de suite.
A quoi cela sert-il?—Cela sert à être beau.—N'est-ce pas assez? comme les fleurs, comme les parfums, comme les oiseaux, comme tout ce que l'homme n'a pu détourner et dépraver à son usage.
En général, dès qu'une chose devient utile, elle cesse d'être belle.—Elle rentre dans la vie positive, de poésie elle devient prose, de libre, esclave.—Tout l'art est là.—L'art, c'est la liberté, le luxe, l'efflorescence, c'est l'épanouissement de l'âme dans l'oisiveté.—La peinture, la sculpture, la musique ne servent absolument à rien. Les bijoux curieusement ciselés, les colifichets rares, les parures singulières, sont de pures superfluités.—Qui voudrait cependant les retrancher?—Le bonheur ne consiste pas à avoir ce qui est indispensable; ne pas souffrir n'est pas jouir, et les objets dont on a le moins besoin sont ceux qui charment le plus.—Il y a et il y aura toujours des âmes artistes à qui les tableaux d'Ingres et de Delacroix, les aquarelles de Boulanger et de Decamps sembleront plus utiles que les chemins de fer et les bateaux à vapeur.
A tout cela si on lui répond: «Fort bien,—mais vos vers ne sont pas beaux.» Il passera condamnation et tâchera de s'amender.—Il espère toutefois qu'on voudra bien lui savoir gré de l'intention.
—Maintenant, deux mots sur ce volume.—Les pièces qu'il renferme ont été composées à de grandes distances les unes des autres, et imprimées au fur et à mesure, sans autre ordre que celui des dates qu'on n'a pas indiquées; l'auteur n'a pas eu la prétention de faire des monuments. Les premières se rattachent presque à son enfance; les dernières, le poëme surtout, le touchent de plus près; les plus anciennes remontent jusqu'en 1826.—Six ans, c'est un siècle aujourd'hui; les plus modernes sont de 1831.—On verra s'il y a progrès.
Ce sont d'abord de petits intérieurs d'un effet doux et calme, de petits paysages à la manière des Flamands, d'une touche tranquille, d'une couleur un peu étouffée, ni grandes montagnes, ni perspectives à perte de vue, ni torrents, ni cataractes.—Des plaines unies avec des lointains de cobalt, d'humbles coteaux rayés où serpente un chemin, une chaumière qui fume, un ruisseau qui gazouille sous les nénuphars, un buisson avec ses baies rouges, une marguerite qui tremble sous la rosée.—Un nuage qui passe jetant son ombre sur les blés, une cigogne qui s'abat sur un donjon gothique.—Voilà tout; et puis, pour animer la scène, une grenouille qui saute dans les joncs, une demoiselle jouant dans un rayon de soleil, quelque lézard qui se chauffe au midi, une alouette qui s'élève d'un sillon, un merle qui siffle sous une haie, une abeille qui picore et bourdonne.—Les souvenirs de six mois passés dans une belle campagne.—Çà et là comme une aube de l'adolescence qui va luire, un désir, une larme, quelques mots d'amour, un profil de jeune fille chastement esquissé, une poésie tout enfantine, toute ronde et potelée où les muscles ne se prononcent pas encore.—A mesure que l'on avance, le dessin devient plus ferme, les méplats se font sentir, les os prennent de la saillie, et l'on aboutit à la légende semi-diabolique, semi-fashionable, qui a nom Albertus, et qui donne le titre au volume, comme la pièce la plus importante et la plus actuelle du recueil.
Si ces études franches et consciencieuses peuvent ouvrir la voie à quelques jeunes gens et aider quelques inexpériences, l'auteur ne regrettera pas la peine qu'il a prise.—Si le livre passe inaperçu, il ne la regrettera pas encore; ces vers lui auront usé innocemment quelques heures, et l'art est ce qui console le mieux de vivre.
Octobre 1832.
POÉSIES
1830-1832
Oh! si je puis un jour!
A. Chénier.
MÉDITATION
... Ce monde où les meilleures choses
Ont le pire destin.
Malherbe.
Virginité du cœur, hélas! sitôt ravie!
Songes riants, projets de bonheur et d'amour,
Fraîches illusions du matin de la vie,
Pourquoi ne pas durer jusqu'à la fin du jour?
Pourquoi?... Ne voit-on pas qu'à midi la rosée
De ses larmes d'argent n'enrichit plus les fleurs,
Que l'anémone frêle, au vent froid exposée,
Avant le soir n'a plus ses brillantes couleurs?
Ne voit-on pas qu'une onde, à sa source limpide,
En passant par la fange y perd sa pureté;
Que d'un ciel d'abord pur un nuage rapide
Bientôt ternit l'éclat et la sérénité?
Le monde est fait ainsi: loi suprême et funeste!
Comme l'ombre d'un songe au bout de peu d'instants
Ce qui charme s'en va, ce qui fait peine reste:
La rose vit une heure et le cyprès cent ans.
MOYEN AGE
Y ot un grant et vieil chastex
A messire Yvain qui fut tex;
Ot tours, donjons, machecoulis,
Fossés d'iave nette remplis,
Murs de fine pierre de taille,
Couverts d'engins por la bataille.
Ancien fabliau.
Quand je vais poursuivant mes courses poétiques,
Je m'arrête surtout aux vieux châteaux gothiques;
J'aime leurs toits d'ardoise aux reflets bleus et gris,
Aux faîtes couronnés d'arbustes rabougris,
Leurs pignons anguleux, leurs tourelles aiguës,
Dans les réseaux de plomb leurs vitres exiguës,
Légendes des vieux temps où les preux et les saints
Se groupent sous l'ogive en fantasques dessins;
Avec ses minarets moresques, la chapelle
Dont la cloche qui tinte à la prière appelle;
J'aime leurs murs verdis par l'eau du ciel lavés,
Leurs cours où l'herbe croît à travers les pavés,
Au sommet des donjons leurs girouettes frêles
Que la blanche cigogne effleure de ses ailes;
Leurs ponts-levis tremblants, leurs portails blasonnés,
De monstres, de griffons, bizarrement ornés,
Leurs larges escaliers aux marches colossales,
Leurs corridors sans fin et leurs immenses salles,
Où comme une voix faible erre et gémit le vent,
Où, recueilli dans moi, je m'égare, rêvant,
Paré de souvenirs d'amour et de féerie,
Le brillant moyen âge et la chevalerie.
ÉLÉGIE I
Dame, d'amer déesse
Pour votre grace avoir,
Vous offre ma jeunesse.
Mes biens et mon avoir.
A. Chartier.
Nuit et jour, malgré moi, lorsque je suis loin d'elle,
A ma pensée ardente un souvenir fidèle
La ramène;—il me semble ouïr sa douce voix
Comme le chant lointain d'un oiseau; je la vois
Avec son collier d'or, avec sa robe blanche,
Et sa ceinture bleue, et la fraîche pervenche
De son chapeau de paille, et le sourire fin
Qui découvre ses dents de perle,—telle enfin
Que je la vis un soir dans ce bois de vieux ormes
Qui couvrent le chemin de leurs ombres difformes;
Et je l'aime d'amour profond: car ce n'est pas
Une femme au teint pâle, et mesurant ses pas,
Au regard nuagé de langueur, une Anglaise
Morne comme le ciel de Londres, qui se plaise
La tête sur sa main à rêver longuement,
A lire Grandisson et Werther; non vraiment:
Mais une belle enfant inconstante et frivole,
Qui ne rêve jamais; une brune créole
Aux grands sourcils arqués; aux longs yeux de velours
Dont les regards furtifs vous poursuivent toujours;
A la taille élancée, à la gorge divine,
Que sous les plis du lin la volupté devine.
PAYSAGE
..... omnia plenis
Rura natant fossis.
P. Virgilius Maro.
Pas une feuille qui bouge,
Pas un seul oiseau chantant,
Au bord de l'horizon rouge
Un éclair intermittent;
D'un côté rares broussailles,
Sillons à demi noyés,
Pans grisâtres de murailles,
Saules noueux et ployés;
De l'autre, un champ que termine
Un large fossé plein d'eau,
Une vieille qui chemine
Avec un pesant fardeau,
Et puis la route qui plonge
Dans le flanc des coteaux bleus,
Et comme un ruban s'allonge
En minces plis onduleux.
LA JEUNE FILLE
La vierge est un ange d'amour.
A. Guiraud.
Dieu l'a faite une heureuse et belle créature.
Inédit, M*****.
Brune à la taille svelte, aux grands yeux noirs, brillants,
A la lèvre rieuse, aux gestes sémillants;
Blonde aux yeux bleus rêveurs, à la peau rose et blanche,
La jeune fille plaît: ou réservée ou franche,
Mélancolique ou gaie, il n'importe; le don
De charmer est le sien, autant par l'abandon
Que par la retenue; en Occident, Sylphide,
En Orient, Péri, vertueuse, perfide,
Sous l'arcade moresque en face d'un ciel bleu,
Sous l'ogive gothique assise auprès du feu,
Ou qui chante, ou qui file, elle plaît; nos pensées
Et nos heures, pourtant si vite dépensées,
Sont pour elle. Jamais, imprégné de fraîcheur,
Sur nos yeux endormis un rêve de bonheur
Ne passe fugitif, comme l'ombre du cygne
Sur le miroir des lacs, qu'elle n'en soit; d'un signe
Nous appelant vers elle, et murmurant des mots
Magiques, dont un seul enchante tous nos maux.
Éveillés, sa gaîté dissipe nos alarmes,
Et, lorsque la douleur nous arrache des larmes,
Son baiser à l'instant les tarit dans nos yeux.
La jeune fille!—elle est un souvenir des cieux,
Au tissu de la vie une fleur d'or brodée,
Un rayon de soleil qui sourit dans l'ondée!
LE MARAIS
A MON AMI ARMAND E***
Ainsi près d'un marais on contemple voler
Mille oiseaux peinturés.
Amadis Jamyn.
En chasse, et chasse heureuse.
Alfred de Musset.
C'est un marais dont l'eau dormante
Croupit, couverte d'une mante
Par les nénuphars et les joncs:
Chaque bruit sous leurs nappes glauques
Fait au chœur des grenouilles rauques
Exécuter mille plongeons;
La bécassine noire et grise
Y vole quand souffle la bise
De novembre aux matins glacés;
Souvent, du haut des sombres nues
Pluviers, vanneaux, courlis et grues
Y tombent, d'un long vol lassés.
Sous les lentilles d'eau qui rampent,
Les canards sauvages y trempent
Leurs cous de saphir glacés d'or;
La sarcelle à l'aube s'y baigne,
Et, quand le crépuscule règne,
S'y pose entre deux joncs, et dort.
La cigogne dont le bec claque,
L'œil tourné vers le ciel opaque,
Attend là l'instant du départ,
Et le héron aux jambes grêles,
Lustrant les plumes de ses ailes,
Y traîne sa vie à l'écart.
Ami, quand la brume d'automne
Étend son voile monotone
Sur le front obscurci des cieux,
Quand à la ville tout sommeille
Et qu'à peine le jour s'éveille
A l'horizon silencieux,
Toi dont le plomb à l'hirondelle
Toujours porte une mort fidèle,
Toi qui jamais à trente pas
N'as manqué le lièvre rapide,
Ami, toi, chasseur intrépide,
Qu'un long chemin n'arrête pas;
Avec Rasko, ton chien qui saute
A ta suite dans l'herbe haute,
Avec ton bon fusil bronzé,
Ta blouse et tout ton équipage,
Viens t'y cacher près du rivage,
Derrière un tronc d'arbre brisé.
Ta chasse sera meurtrière;
Aux mailles de ta carnassière
Bien des pieds d'oiseaux passeront,
Et tu reviendras de bonne heure,
Avant le soir, en ta demeure,
La joie au cœur, l'orgueil au front.
SONNET I
Aux seuls ressouvenirs
Nos rapides pensers volent dans les étoiles.
Théophile.
Aux vitraux diaprés des sombres basiliques,
Les flammes du couchant s'éteignent tour à tour;
D'un âge qui n'est plus précieuses reliques,
Leurs dômes dans l'azur tracent un noir contour;
Et la lune paraît, de ses rayons obliques
Argentant à demi l'aiguille de la tour,
Et les derniers rameaux des pins mélancoliques
Dont l'ombre se balance et s'étend alentour.
Alors les vibrements de la cloche qui tinte,
D'un monde aérien semblent la voix éteinte,
Qui par le vent portée en ce monde parvient;
Et le poëte, assis près des flots, sur la grève,
Écoute ces accents fugitifs comme un rêve,
Lève les yeux au ciel, et triste se souvient.
SERMENT
L'on ne seust en nule terre
Nul plus bel cors de fame querre.
Roman de la Rose.
Par tes yeux si beaux sous les voiles
De leurs franges de longs cils noirs,
Soleils jumeaux, doubles étoiles,
D'un cœur ardent ardents miroirs;
Par ton front aux pâleurs d'albâtre,
Que couronnent des cheveux bruns,
Où l'haleine du vent folâtre
Parmi la soie et les parfums;
Par tes lèvres, fraîche églantine,
Grenade en fleur, riant corail
D'où sort une voix argentine
A travers la nacre et l'émail;
Par ton sein rétif qui s'agite
Et bat sa prison de satin,
Par ta main étroite et petite,
Par l'éclat vermeil de ton teint;
Par ton doux accent d'Espagnole,
Par l'aube de tes dix-sept ans,
Je t'aimerai, ma jeune folle,
Un peu plus que toujours,—longtemps!
LES SOUHAITS
... Quelque bonne fée Urgèl
Promettant palais et trésors
Au filleul mis sous sa tutelle,
Pour te promener t'aurait-elle
Ravi sur son nuage d'or.
Joseph Delorme.
Si quelque jeune fée à l'aile de saphir,
Sous une sombre et fraîche arcade,
Blanche comme un reflet de la perle d'Ophir,
Surgissait à mes yeux, au doux bruit du zéphyr
De l'écume de la cascade,
Me disant: Que veux-tu? larges coffres pleins d'or,
Palais immenses, pierreries?
Parle; mon art est grand: te faut-il plus encor?
Je te le donnerai; je puis faire un trésor
D'un vil monceau d'herbes flétries;
Je lui dirais: Je veux un ciel riant et pur
Réfléchi par un lac limpide,
Je veux un beau soleil qui luise dans l'azur,
Sans que jamais brouillard, vapeur, nuage obscur
Ne voilent son orbe splendide;
Et pour bondir sous moi je veux un cheval blanc,
Enfant léger de l'Arabie,
A la crinière longue, à l'œil étincelant,
Et, comme l'hippogriffe, en une heure volant
De la Norwége à la Nubie;
Je veux un kiosque rouge, aux minarets dorés,
Aux minces colonnes d'albâtre,
Aux fantasques arceaux, d'œufs pendant décorés,
Aux murs de mosaïque, aux vitraux colorés
Par où se glisse un jour bleuâtre;Et quand il fera chaud, je veux un bois mouvant
De sycomores et d'yeuses,
Qui me suive partout au souffle d'un doux vent,
Comme un grand éventail sans cesse soulevant
Ses masses de feuilles soyeuses.
Je veux une tartane avec ses matelots,
Ses cordages, ses blanches voiles
Et son corset de cuivre où se brisent les flots,
Qui me berce le long de verdoyants îlots
Aux molles lueurs des étoiles.
Je veux soir et matin m'éveiller, m'endormir
Au son de voix italiennes,Et pendant tout le jour entendre au loin frémir
Le murmure plaintif des eaux du Bendemir,
Ou des harpes éoliennes;
Et je veux, les seins nus, une Almée agitant
Son écharpe de cachemireAu-dessus de son front de rubis éclatant,
Des spahis, un harem, comme un riche sultan
Ou de Bagdad ou de Palmyre.
Je veux un sabre turc, un poignard indien
Dont le manche de saphirs brille;Mais surtout je voudrais un cœur fait pour le mien,
Qui le sentît, l'aimât, et qui le comprît bien,
Un cœur naïf de jeune fille!
LE LUXEMBOURG
Enfant, dans les ébats de l'enfance joueuse.
J. Delorme.
Au Luxembourg souvent lorsque dans les allées
Gazouillaient des moineaux les joyeuses volées,
Qu'aux baisers d'un vent doux, sous les abîmes bleus
D'un ciel tiède et riant, les orangers frileux
Hasardaient leurs rameaux parfumés, et qu'en gerbes
Les fleurs pendaient du front des marronniers superbes
Toute petite fille, elle allait du beau temps
A son aise jouir et folâtrer longtemps,
Longtemps, car elle aimait à l'ombre des feuillages
Fouler le sable d'or, chercher des coquillages,
Admirer du jet d'eau l'arc au reflet changeant,
Et le poisson de pourpre, hôte d'une eau d'argent;
Ou bien encor partir, folle et légère tête,
Et, trompant les regards de sa mère inquiète,
Au risque de brunir un teint frais et vermeil,
Livrer sa joue en fleur aux baisers du soleil!
LE SENTIER
En une sente me vins rendre
Longue et estroite, où l'herbe tendre
Croissait très-drue.
Le livre des quatre Dames.
Un petit sentier vert, je le pris...
Alfred de Musset.
Il est un sentier creux dans la vallée étroite,
Qui ne sait trop s'il marche à gauche ou bien à droite.
—C'est plaisir d'y passer, lorsque Mai sur ses bords,
Comme un jeune prodigue, égrène ses trésors;
L'aubépine fleurit; les frêles pâquerettes,
Pour fêter le printemps, ont mis leurs collerettes.
La pâle violette, en son réduit obscur,
Timide, essaie au jour son doux regard d'azur,
Et le gai bouton d'or, lumineuse parcelle,
Pique le gazon vert de sa jaune étincelle.
Le muguet, tout joyeux, agite ses grelots,
Et les sureaux sont blancs de bouquets frais éclos;
Les fossés ont des fleurs à remplir vingt corbeilles,
A rendre riche en miel tout un peuple d'abeilles.
Sous la haie embaumée un mince filet d'eau
Jase et fait frissonner le verdoyant rideau
Du cresson.—Ce sentier, tel qu'il est, moi je l'aime
Plus que tous les sentiers où se trouvent de même
Une source, une haie et des fleurs; car c'est lui,
Qui, lorsqu'au ciel laiteux la lune pâle a lui,
A la brèche du mur, rendez-vous solitaire
Où l'amour s'embellit des charmes du mystère,
Sous les grands châtaigniers aux bercements plaintifs,
Sans les tromper jamais conduit mes pas furtifs.
CAUCHEMAR
Bizoy quen ne consquaff a maru garu ne marnaff.
Ancien proverbe breton.
Jamais je ne dors que je ne meure de mort amère.
Les goules de l'abyme
Attendant leur victime,
Ont faim:
Leur ongle ardent s'allonge,
Leur dent en espoir ronge
Ton sein.
Avec ses nerfs rompus, une main écorchée
Qui marche sans le corps dont elle est arrachée,
Crispe ses doigts crochus armés d'ongles de fer
Pour me saisir: des feux pareils aux feux d'enfer
Se croisent devant moi; dans l'ombre des yeux fauves
Rayonnent; des vautours à cous rouges et chauves,
Battent mon front de l'aile en poussant des cris sourds:
En vain pour me sauver je lève mes pieds lourds,
Des flots de plomb fondu subitement les baignent,
A des pointes d'acier ils se heurtent et saignent,
Meurtris et disloqués; et mon dos cependant
Ruisselant de sueur, frissonne au souffle ardent
De naseaux enflammés, de gueules haletantes:
Les voilà, les voilà! dans mes chairs palpitantes
Je sens des becs d'oiseaux avides se plonger,
Fouiller profondément, jusqu'aux os me ronger,
Et puis des dents de loups et de serpents qui mordent
Comme une scie aiguë, et des pinces qui tordent;
Ensuite le sol manque à mes pas chancelants:
Un gouffre me reçoit; sur des rochers brûlants,
Sur des pics anguleux que la lune reflète,
Tremblant je roule, roule, et j'arrive squelette
Dans un marais de sang; bientôt, spectres hideux,
Des morts au teint bleuâtre en sortent deux à deux,
Et se penchant vers moi m'apprennent les mystères
Que le trépas révèle aux pâles feudataires
De son empire; alors, étrange enchantement,
Ce qui fut moi s'envole, et passe lentement
A travers un brouillard couvrant les flèches grêles
D'une église gothique aux moresques dentelles.
Déchirant une proie enlevée au tombeau,
En me voyant venir, tout joyeux, un corbeau
Croasse, et s'envolant aux steppes de l'Ukraine,
Par un pouvoir magique à sa suite m'entraîne,
Et j'aperçois bientôt, non loin d'un vieux manoir,
A l'angle d'un taillis, surgir un gibet noir
Soutenant un pendu; d'effroyables sorcières
Dansent autour, et moi, de fureurs carnassières
Agité, je ressens un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
Son cœur demi pourri dans sa poitrine ouverte.
LA DEMOISELLE A MON AMI ALPHONSE B***
..... insectes agiles
Cuirassés d'or.
Am. Tastu.
Là de bleuâtres demoiselles
Fêtant du nénuphar les hôtes bienheureux
Éventails animés, se balancent sur eux
Avec leurs frémissantes ailes.
Saintine.
Sur la bruyère arrosée
De rosée;
Sur le buisson d'églantier;
Sur les ombreuses futaies;
Sur les haies
Croissant au bord du sentier;
Sur la modeste et petite
Marguerite,
Qui penche son front rêvant;
Sur le seigle, verte houle
Que déroule
Le caprice ailé du vent;
Sur les prés, sur la colline
Qui s'incline
Vers le champ bariolé
De pittoresques guirlandes;
Sur les landes,
Sur le grand orme isolé;
La demoiselle se berce;
Et s'il perce
Dans la bruine, au bord du ciel,
Un rayon d'or qui scintille,
Elle brille
Comme un regard d'Ariel.
Traversant près des charmilles,
Les familles
Des bourdonnants moucherons,
Elle se mêle à leur ronde
Vagabonde,
Et comme eux décrit des ronds.
Bientôt elle vole et joue
Sous la roue
Du jet d'eau qui, s'élançant
Dans les airs, retombe, roule
Et s'écoule
En un ruisseau bruissant.
Plus rapide que la brise,
Elle frise,
Dans son vol capricieux,
L'eau transparente où se mire
Et s'admire
Le saule au front soucieux;
Où, s'entr'ouvrant blancs et jaunes,
Près des aunes,
Les deux nénuphars en fleurs,
Au gré du flot qui gazouille
Et les mouille,
Étalent leurs deux couleurs;
Où se baigne le nuage,
Où voyage
Le ciel d'été souriant;
Où le soleil plonge, tremble,
Et ressemble
Au beau soleil d'Orient.
Et quand la grise hirondelle
Auprès d'elle
Passe, et ride à plis d'azur,
Dans sa chasse circulaire,
L'onde claire,
Elle s'enfuit d'un vol sûr.
Bois qui chantent, fraîches plaines
D'odeurs pleines,
Lacs de moire, coteaux bleus,
Ciel où le nuage passe,
Large espace,
Monts aux rochers anguleux;
Voilà l'immense domaine
Où promène
Ses caprices, fleur des airs,
La demoiselle nacrée,
Diaprée
De reflets roses et verts.
Dans son étroite famille,
Quelle fille
N'a pas vingt fois souhaité,
Rêveuse, d'être comme elle
Demoiselle,
Demoiselle en liberté?
1830.
LES DEUX AGES
La petite fille est devenue jeune fille.
Victor Hugo.
Ce n'était, l'an passé, qu'une enfant blanche et blonde
Dont l'œil bleu, transparent et calme comme l'onde
Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été,
N'exprimait que bonheur et naïve gaîté.
Que j'aimais dans le parc la voir sur la pelouse
Parmi ses jeunes sœurs courir, voler, jalouse
D'arriver la première! Avec grâce les vents
Berçaient de ses cheveux les longs anneaux mouvants;
Son écharpe d'azur se jouait autour d'elle
Par la course agitée, et, souvent infidèle,
Trahissait une épaule aux contours gracieux,
Un sein déjà gonflé, trésor mystérieux,
Un col éblouissant de fraîcheur, dont l'albâtre
Sous la peau laisse voir une veine bleuâtre,
—Dans son petit jardin que j'aimais à la voir
A grand'peine portant un léger arrosoir,
Distribuer en pluie, à ses fleurs desséchées
Par la chaleur du jour, et vers le sol penchées,
Une eau douce et limpide; à ses oiseaux ravis,
Des tiges de plantain, des grains de chènevis!...
C'est une jeune fille à présent blanche et blonde,
La même; mais l'œil bleu, jadis pur comme l'onde
Du lac qui réfléchit le ciel riant d'été,
N'exprime plus bonheur et naïve gaîté.
FAR NIENTE
Quant à son temps bien le sut disposer:
Deux parts en fit dont il souloit passer
L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.
Jean de la Fontaine.
Quand je n'ai rien à faire, et qu'à peine un nuage
Dans les champs bleus du ciel, flocon de laine, nage,
J'aime à m'écouter vivre, et libre de soucis,
Loin des chemins poudreux, à demeurer assis
Sur un moelleux tapis de fougère et de mousse,
Au bord des bois touffus où la chaleur s'émousse;
Là, pour tuer le temps, j'observe la fourmi
Qui, pensant au retour de l'hiver ennemi,
Pour son grenier dérobe un grain d'orge à la gerbe,
Le puceron qui grimpe et se pend au brin d'herbe,
La chenille traînant ses anneaux veloutés,
La limace baveuse aux sillons argentés,
Et le frais papillon qui de fleurs en fleurs vole.
Ensuite je regarde, amusement frivole,
La lumière brisant dans chacun de mes cils,
Palissade opposée à ses rayons subtils,
Les sept couleurs du prisme, ou le duvet qui flotte
En l'air, comme sur l'onde un vaisseau sans pilote;
Et lorsque je suis las je me laisse endormir
Au murmure de l'eau qu'un caillou fait gémir,
Ou j'écoute chanter près de moi la fauvette,
Et là-haut dans l'azur gazouiller l'alouette.
STANCES
La jeune fille rieuse.
Victor Hugo.
Vous ne connaissez pas les molles rêveries
Où l'âme se complaît et s'arrête longtemps,
De même que l'abeille, en un soir de printemps,
Sur quelque bouton d'or, étoile des prairies;
Vous ne connaissez pas cet inquiet désir
Qui fait rougir souvent une joue ingénue,
Ce besoin d'habiter une sphère inconnue,
D'embrasser un fantôme impossible à saisir;
Ces attendrissements, ces soupirs et ces larmes
Sans cause, qu'on voudrait, mais en vain, réprimer,
Cette vague langueur et ce doux mal d'aimer,
Pour un objet chéri ces mortelles alarmes;
Vous ne connaissez rien, rien que folle gaîté;
Sur votre lèvre rose un frais sourire vole;
Votre entretien naïf, sérieux ou frivole,
Est égal et serein comme un beau jour d'été.
Sur votre main jamais votre front ne se pose,
Brûlant, chargé d'ennuis, ne pouvant soutenir
Le poids d'un douloureux et cruel souvenir;
Votre cœur virginal en lui-même repose.
Avenir et présent, tout rit dans vos destins;
Vous n'avez pas encore aimé sans être aimée,
Ni, retenant à peine une larme enflammée,
Épié d'un regard les aveux incertains.
Jeune fille, vos yeux ignorent l'insomnie;
Une pensée ardente et qui revient toujours
Ne trouble pas vos nuits tristes comme vos jours;
Votre vie en sa fleur n'a pas été ternie.
Ainsi qu'un ruisseau clair où se mirent les cieux,
Dont le cours lentement par les prés se déroule,
Votre existence pure et limpide s'écoule,
Heureuse d'un bonheur calme et silencieux.
PROMENADE NOCTURNE
Allons, la belle nuit d'été,
Alfred de Musset.
C'était par un beau soir, par un des soirs que rêve
Au murmure lointain d'un invisible accord
Le poète qui veille ou l'amante qui dort.
Victor Pavie.
La rosée arrondie en perles
Scintille aux pointes du gazon,
Les chardonnerets et les merles
Chantent à l'envi leur chanson.
Les fleurs de leurs paillettes blanches
Brodent le bord vert du chemin;
Un vent léger courbe les branches
Du chèvrefeuille et du jasmin;
Et la lune, vaisseau d'agate,
Sur les vagues des rochers bleus
S'avance comme la frégate
Au dos de l'Océan houleux.
Jamais la nuit de plus d'étoiles
N'a semé son manteau d'azur,
Ni du doigt, entr'ouvrant ses voiles,
Mieux fait voir Dieu dans le ciel pur.
Prends mon bras, ô ma bien-aimée,
Et nous irons, à deux, jouir
De la solitude embaumée,
Et, couchés sur la mousse, ouïr
Ce que tout bas, dans la ravine
Où brillent ses moites réseaux,
En babillant l'eau qui chemine
Conte à l'oreille des roseaux.
SONNET II
Amour tant vous hai servit
Senz pecas et senz failhimen,
Et vous sabez quant petit
Hai avut de jauzimen.
Peyrols.
Ne sais tu pas que je n'eus onc
D'elle plaisir ny un seul bien.
Marot.
Ne vous détournez pas, car ce n'est point d'amour
Que je veux vous parler; que le passé, madame,
Soit pour nous comme un songe envolé sans retour,
Oubliez une erreur que moi-même je blâme.
Mais vous êtes si belle, et sous le fin contour
De vos sourcils arqués luit un regard de flamme
Si perçant, qu'on ne peut vous avoir vue un jour
Sans porter à jamais votre image en son âme.
Moi, mes traits soucieux sont couverts de pâleur;
Car, dès mes premiers ans souffrant et solitaire,
Dans mon cœur je nourris une pensée austère,
Et mon front avant l'âge a perdu cette fleur
Qui s'entr'ouvre vermeille au printemps de la vie,
Et qui ne revient plus alors qu'elle est ravie.
LA BASILIQUE
The pillared arches were over their head
And beneath their feet were the bones of the dead.
The lay of last minstrel.
On voit des figures de chevaliers à genoux sur
un tombeau, les mains jointes... les arcades obscures
de l'église couvrent de leurs ombres ceux
qui reposent.
Göerres.
Il est une basilique
Aux murs moussus et noircis,
Du vieux temps noble relique,
Où l'âme mélancolique
Flotte en pensers indécis.
Des losanges de plomb ceignent
Les vitraux coloriés,
Où les feux du soleil teignent
Les reflets errants qui baignent
Les plafonds armoriés.
Cent colonnes découpées
Par de bizarres ciseaux,
Comme des faisceaux d'épées
Au long de la nef groupées
Portent les sveltes arceaux.
La fantastique arabesque
Courbe ses légers dessins
Autour du trèfle moresque,
De l'arcade gigantesque
Et de la niche des saints.
Dans leurs armes féodales,
Vidames et chevaliers,
Sont là, couchés sur les dalles
Des chapelles sépulcrales,
Ou debout près des piliers.
Des escaliers en dentelles
Montent avec cent détours
Aux voûtes hautes et frêles,
Mais fortes comme les ailes
Des aigles ou des vautours.
Sur l'autel, riche merveille,
Ainsi qu'une étoile d'or,
Reluit la lampe qui veille,
La lampe qui ne s'éveille
Qu'au moment où tout s'endort.
Que la prière est fervente
Sous ces voûtes, lorsqu'en feu
Le ciel éclate, qu'il vente,
Et qu'en proie à l'épouvante,
Dans chaque éclair on voit Dieu;
Ou qu'à l'autel de Marie,
A genoux sur le pavé,
Pour une vierge chérie
Qu'un mal cruel a flétrie,
En pleurant l'on dit: Ave.
Mais chaque jour qui s'écoule
Ébranle ce vieux vaisseau,
Déjà plus d'un mur s'écroule,
Et plus d'une pierre roule,
Large fragment d'un arceau.
Dans la grande tour, la cloche
Craint de sonner l'Angelus;
Partout le lierre s'accroche,
Hélas! et le jour approche
Où je ne vous dirai plus:
Il est une basilique
Aux murs moussus et noircis,
Du vieux temps noble relique,
Où l'âme mélancolique
Flotte en pensers indécis.L'OISEAU CAPTIF
Car quand il pleut et le soleil des cieux
Ne reluit point, tout homme est soucieux.
Clément Marot.
...... yet shall reascend
Self raised, and repossess its native seat.
Lord Byron.
Depuis de si longs jours prisonnier, tu t'ennuies,
Pauvre oiseau, de ne voir qu'intarissables pluies,
De filets gris rayant un ciel noir et brumeux,
Que toits aigus baignés de nuages fumeux.
Aux gémissements sourds du vent d'hiver qui passe
Promenant la tourmente au milieu de l'espace,
Tu n'oses plus chanter: mais vienne le printemps
Avec son soleil d'or aux rayons éclatants,
Qui d'un regard bleuit l'émail du ciel limpide,
Ramène d'outre-mer l'hirondelle rapide,
Et jette sur les bois son manteau velouté,
Alors tu reprendras ta voix et ta gaîté;
Et si, toujours constant à ta douleur austère,
Tu regrettais encor la forêt solitaire,
L'orme du grand chemin, le rocher, le buisson,
La campagne que dore une jaune moisson,
La rivière, le lac aux ondes transparentes,
Que plissent en passant les brises odorantes,
Je t'abandonnerais à ton joyeux essor.
Tous les deux cependant nous avons même sort,
Mon âme est comme toi: de sa cage mortelle
Elle s'ennuie, hélas! et souffre, et bat de l'aile,
Elle voudrait planer dans l'océan du ciel,
Ange elle-même, suivre un ange Ithuriel,
S'enivrer d'infini, d'amour et de lumière,
Et remonter enfin à la cause première;
Mais, grand Dieu! quelle main ouvrira sa prison,
Quelle main à son vol livrera l'horizon?
RÊVE
Et nous voulons mourir quand le rêve finit.
A. Guiraud.
Tout la nuict je ne pense qu'en celle
Qui ha le cors plus gent qu'une pucelle
De quatorze ans.
Maître Clément Marot.
Voici ce que j'ai vu naguère en mon sommeil:
Le couchant enflammait à l'horizon vermeil
Les carreaux de la ville; et moi, sous les arcades
D'un bois profond, au bruit du vent et des cascades,
Aux chansons des oiseaux, j'allais, foulant des fleurs
Qu'un arc-en-ciel teignait de changeantes couleurs.
Soudain des pas légers froissent l'herbe; une femme,
Que j'aime dès longtemps du profond de mon âme,
Comme une jeune fée accourt vers moi; ses yeux
A travers ses longs cils luisent de plus de feux
Que les astres du ciel; et sur la verte mousse
A mes lèvres d'amant livrant une main douce,
Elle rit, et bientôt enlacée à mes bras
Me dit, le front brûlant et rouge d'embarras,
Ce mot mystérieux qui jamais ne s'achève:—
O nuit trompeuse!—Hélas! pourquoi n'est-ce qu'un rêve?
PENSÉES D'AUTOMNE
La rica autouna s'es passada
L'hiver suz un cari tourat
S'en ven la capa ementoulada
D'un veû neblouz enjalibrat.
Son autounous.
J'entends siffler la bise aux branchages rouillés
Des saules qui là-bas se balancent mouillés.
Auguste M.
L'automne va finir; au milieu du ciel terne,
Dans un cercle blafard et livide que cerne
Un nuage plombé, le soleil dort: du fond
Des étangs remplis d'eau monte un brouillard qui fond
Collines, champs, hameaux dans une même teinte.
Sur les carreaux la pluie en larges gouttes tinte;
La froide bise siffle; un sourd frémissement
Sort du sein des forêts; les oiseaux tristement,
Mêlant leurs cris plaintifs aux cris des bêtes fauves,
Sautent de branche en branche à travers les bois chauves,
Et semblent aux beaux jours envolés dire adieu.
Le pauvre paysan se recommande à Dieu,
Craignant un hiver rude; et moi, dans les vallées,
Quand je vois le gazon sous les blanches gelées
Disparaître et mourir, je reviens à pas lents
M'asseoir le cœur navré près des tisons brûlants,
Et là je me souviens du soleil de septembre
Qui donnait à la grappe un jaune reflet d'ambre,
Des pommiers du chemin pliant sous leur fardeau,
Et du trèfle fleuri, pittoresque rideau
S'étendant à longs plis sur la plaine rayée,
Et de la route étroite en son milieu frayée,
Et surtout des bleuets et des coquelicots,
Points de pourpre et d'azur dans l'or des blés égaux.
INFIDÉLITÉ
Bandiera d'ogni vento
Conosco que sei tu.
Chanson italienne.
La volonté de l'ingrate est changée.
Antoine de Baïf.
Voici l'orme qui balance
Son ombre sur le sentier;
Voici le jeune églantier,
Le bois où dort le silence;
Le banc de pierre où le soir
Nous aimions à nous asseoir.
Voici la voûte embaumée
D'ébéniers et de lilas,
Où, lorsque nous étions las,
Ensemble, ô ma bien-aimée!
Sous des guirlandes de fleurs,
Nous laissions fuir les chaleurs.
Voici le marais que ride
Le saut du poisson d'argent;
Dont la grenouille en nageant
Trouble le miroir humide;
Comme autrefois, les roseaux
Baignent leurs pieds dans ses eaux.
Comme autrefois, la pervenche,
Sur le velours vert des prés
Par le printemps diaprés,
Aux baisers du soleil penche
A moitié rempli de miel
Son calice bleu de ciel.
Comme autrefois, l'hirondelle
Rase en passant les donjons,
Et le cygne dans les joncs
Se joue et lustre son aile;
L'air est pur, le gazon doux....
Rien n'a donc changé que vous.
A MON AMI AUGUSTE M***
For yonder faithless phantom flie
To lure thee to thy doom.
Goldsmith.
C'est, dit-il, d'autant que j'ay veu plusieurs
bouteilles qui auoient la robe toute neufve et
le verre estoit cassé dedans; et plusieurs
pommes desquelles l'écorce estoit vermeille et
reluisante dont le dedans estoit mangé de vers
et tout pourry.
Le Vagabond.
Par une nuit d'été, quand le ciel est d'azur,
Souvent un feu follet sort du marais impur;
Le passant qui le voit le prend pour la lumière
Qui scintille aux carreaux lointains d'une chaumière;
Vers le fanal perfide il s'avance à grands pas,
Tout joyeux; et bientôt, ne s'apercevant pas
Qu'un abîme est ouvert à ses pieds, il y tombe,
Et son corps reste là sans prière et sans tombe.
Aux lieux où fut Gomorrhe autrefois, et que Dieu
En courroux inonda d'un déluge de feu,
Sur la grève brûlée, asile frais et sombre,
Des orangers touffus s'élèvent en grand nombre,
Chargés de fruits riants dont la tunique d'or
Ne livre que poussière à la dent qui les mord:
Dans ma pensée, ami, je trouve qu'une femme
Qui sous de beaux semblants cache une vilaine âme,
Pour ceux que sa beauté décevante a séduits,
Pareille au feu follet, l'est encore à ces fruits.
ÉLÉGIE II
Ingrate... pour t'avoir bien servie
Adorant ta beauté,
Je vois bien qu'à la fin tu m'osteras la vie
Après la liberté.
De Lingendes.
... je l'adore et meurs de trop aimer.
Philippe Desportes.
Je voudrais l'oublier ou ne pas la connaître...
Oh, si j'avais pensé que dans mon cœur dût naître
Ce feu qui le dévore et qui ne s'éteint pas,
Loin d'elle encor à temps j'aurais porté mes pas...
Mais non, il le fallait; c'était ma destinée!
Contre elle vainement, dans mon âme indignée
Je crie et me révolte; il le fallait. Le soir,
A l'ombre des tilleuls elle venait s'asseoir,
Je la voyais. Son front candide où ses pensées
D'une rougeur pudique arrivent nuancées,
Sous l'arc d'un sourcil brun son œil étincelant,
Par un éclair rapide en silence parlant,
Et ses propos naïfs, et sa grâce enfantine,
Et parfois dans nos jeux sa colère mutine,
Tout en elle d'amour et d'espoir m'enivrait.
A des songes dorés mon âme se livrait,
Elle était tout pour moi qui ne suis rien pour elle!
De ses affections ombre et miroir fidèle,
Je riais, je pleurais, à son rire, à ses pleurs,
Lorsqu'elle me contait sa joie ou ses douleurs.
Sa vie était la mienne; une espérance folle
Me flattait de toucher un jour ce cœur frivole;
Mais elle, à tant d'amour qu'elle n'a pas compris,
N'a jamais répondu que par le froid mépris,
La vague indifférence, et la haine peut-être!...
Je voudrais l'oublier ou ne pas la connaître.
VEILLÉE
Je lis les faits joyeux du bon Pantagruel,
Je sais presque par cœur l'histoire véritable
Des quatre fils Aymon et de Robert-le-Diable.
Grandval, le Vice puni.
Lorsque le lambris craque, ébranle sourdement,
Que de la cheminée il jaillit par moment
Des sons surnaturels, qu'avec un bruit étrange
Petillent les tisons, entourés d'une frange
D'un feu blafard et pâle, et que des vieux portraits
De bizarres lueurs font grimacer les traits;
Seul, assis, loin du bruit, du récit des merveilles
D'autrefois aimez-vous bercer vos longues veilles?
C'est mon plaisir à moi: si, dans un vieux château,
J'ai trouvé par hasard quelque lourd in-quarto,
Sur les rayons poudreux d'une armoire gothique
Dès longtemps oublié, mais dont la marge antique,
Couverte d'ornements, de fantastiques fleurs,
Brille, comme un vitrail, des plus vives couleurs,
Je ne puis le quitter. Lais, virelais, ballades,
Légendes de béats guérissant les malades,
Les possédés du diable, et les pauvres lépreux,
Par un signe de croix; chroniques d'anciens preux,
Mes yeux dévorent tout; c'est en vain que l'horloge
Tinte par douze fois, que le hibou déloge
En glapissant, blessé des rayons du flambeau
Qui m'éclaire; je lis: sur la table à tombeau,
Le long du chandelier, cependant la bougie
En larges nappes coule, et la vitre rougie
Laisse voir dans le ciel, au bord de l'orient,
Le soleil qui se lève avec un front riant.
ÉLÉGIE III
Soccoreys ojos con aqua que el coraçon
La demanda.
Chanson espagnole.
Fare thee well.
Lord Byron.
Elle est morte pour moi, dans la tombe glacée
Comme si le trépas l'avait déjà placée;
Elle vit cependant, ange exilé des cieux,
Vrai rêve de poëte, étrange et gracieux;
C'est bien elle toujours, elle que j'ai connue
Au sortir de l'enfance, à quinze ans, ingénue,
Folâtre, insouciante, ignorant sa beauté,
S'ignorant elle-même, et jetant de côté,
De peur qu'une pensée amère ne s'éveille,
Souci du lendemain, souvenir de la veille.
Mais je ne verrai plus ses grands yeux expressifs
Vers les miens s'élever et s'abaisser pensifs!...
Mais je ne pourrai plus, sous la croisée, entendre
De sa voix douce au cœur le son léger et tendre
S'échapper de sa lèvre, ainsi qu'un chant divin
D'une harpe magique. Hélas! et c'est en vain
Qu'en longs transports d'amour, en vifs élans de flamme,
J'ai dépensé pour elle et mes jours et mon âme!
CLÉMENCE
O peu durables fleurs de la beauté mortelle!
Philippe Desportes.
D'Isabelle l'ame ait paradis.
Épitaphe gothique.
Un monument sur ta cendre chérie
Ne pèse pas,
Pauvre Clémence, à ton matin flétrie
Par le trépas.
Tu dors sans faste, au pied de la colline,
Au dernier rang,
Et sur ta fosse un saule pâle incline
Son front pleurant.
Ton nom déjà par la nuit et la neige
Est effacé
Sur le bois noir de la croix qui protége
Ton lit glacé.
Mais l'amitié qui se souvient, fidèle,
Avec des fleurs,
Vient, à l'endroit seulement connu d'elle,
Verser des pleurs.
VOYAGE
Il me faut du nouveau n'en fût-il plus au monde.
Jean de La Fontaine.
Jam mens prætrepidans avet vagari,
Jam læti studio pedes vigescunt.
Catulle.
Au travers de la vitre blanche
Le soleil rit, et sur les murs
Traçant de grands angles, épanche
Ses rayons splendides et purs:
Par un si beau temps, à la ville
Rester parmi la foule vile!
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, sellez vos chevaux.
Au sein d'un nuage de poudre,
Par un galop précipité,
Aussi promptement que la foudre
Comme il est doux d'être emporté!
Le sable bruit sous la roue,
Le vent autour de vous se joue;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Les arbres qui bordent la route
Paraissent fuir rapidement,
Leur forme obscure dont l'œil doute
Ne se dessine qu'un moment;
Le ciel, tel qu'une banderole,
Par-dessus les bois roule et vole;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Chaumières, fermes isolées,
Vieux châteaux que flanque une tour,
Monts arides, fraîches vallées,
Forêts se suivent tour à tour;
Parfois au milieu d'une brume,
Un ruisseau dont la chute écume;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Puis, une hirondelle qui passe,
Rasant la grève au sable d'or,
Puis, semés dans un large espace,
Les moutons d'un berger qui dort;
De grandes perspectives bleues,
Larges et longues de vingt lieues;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Une montagne: l'on enraye,
Au bord du rapide penchant
D'un mont dont la hauteur effraye:
Les chevaux glissent en marchant,
L'essieu grince, le pavé fume,
Et la roue un instant s'allume;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
La côte raide est descendue.
Recouverte de sable fin,
La route, à chaque instant perdue,
S'étend comme un ruban sans fin.
Que cette plaine est monotone!
On dirait un matin d'automne,
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux.
Une ville d'un aspect sombre,
Avec ses tours et ses clochers
Qui montent dans les airs, sans nombre,
Comme des mâts ou des rochers,
Où mille lumières flamboient
Au sein des ombres qui la noient;
Je veux voir des sites nouveaux:
Postillons, pressez vos chevaux!
Mais ils sont las, et leurs narines,
Rouges de sang, soufflent du feu;
L'écume inonde leurs poitrines
Il faut nous arrêter un peu.
Halte! demain, plus vite encore,
Aussitôt que poindra l'aurore,
Postillons, pressez vos chevaux,
Je veux voir des sites nouveaux.
LE COIN DU FEU
Blow, blow, winter's wind.
Shakspeare.
Vente, gelle, gresle, j'ay mon pain cuict.
Villon.
Around in sympathetic mirth,
Its tricks the kitten tries;
The cricket chirrups in the hearth,
The crackling faggot flies.
Goldsmith.
Quam juvat immites ventos audire cubantem.
Tibulle.
Que la pluie à déluge au long des toits ruisselle!
Que l'orme du chemin penche, craque et chancelle
Au gré du tourbillon dont il reçoit le choc!
Que du haut des glaciers l'avalanche s'écroule!
Que le torrent aboie au fond du gouffre, et roule
Avec ses flots fangeux de lourds quartiers de roc!
Qu'il gèle! et qu'à grand bruit, sans relâche, la grêle
De grains rebondissants fouette la vitre frêle!
Que la bise d'hiver se fatigue à gémir!
Qu'importe? n'ai-je pas un feu clair dans mon âtre,
Sur mes genoux un chat qui se joue et folâtre,
Un livre pour veiller, un fauteuil pour dormir?
LA TÊTE DE MORT
Ton test n'aura plus de peau,
Et ton visage si beau
N'aura veines ni artères,
Tu n'auras plus que des dents
Telles qu'on les voit dedans
Les têtes des cimetières.
Pierre Ronsard.
La mort nous fait dormir une éternelle nuit.
Joachim du Bellay.
Personne ne voulait aller dans cette chambre,
Surtout pendant les nuits si tristes de décembre,
Quand la bise gémit et pousse des sanglots,
Et que du ciel obscur tombe la pluie à flots.
Car c'était une chambre antique, inhabitée,
A minuit, disait-on, de revenants hantée,
Une chambre où les ais du parquet désuni
S'agitent sous vos pieds, où le plafond jauni
Se partage et s'écroule, où la tapisserie
A personnages tremble, et sur la boiserie
Ondule à plis poudreux au moindre ébranlement.
On en avait ôté les meubles; seulement,
Entre de vieux portraits, un crucifix d'ivoire,
Avec du buis bénit, sur une étoffe noire,
Pendait du mur: au bas, en guise de support,
On avait mis jadis une tête de mort;
Et me ressouvenant des fables qu'on débite,
Enfant, je croyais voir au fond de cet orbite
Que l'œil n'anime plus, de blafardes lueurs;
Et, quand il me fallait passer là, des sueurs
M'inondaient, tour à tour brûlantes et glacées:
J'aurais fait le serment que les dents déchaussées
De cet épouvantail en ricanant grinçaient,
Et que confusément des mots s'en élançaient.
A présent jeune encor, mais certain que notre âme,
Inexplicable essence, insaisissable flamme,
Une fois exhalée, en nous tout est néant,
Et que rien ne ressort de l'abîme béant
Où vont, tristes jouets du temps, nos destinées,
Comme au cours des ruisseaux les feuilles entraînées,
Sans peur je la regarde, et je dis: Quelques ans,
Que sais-je! quelques mois, un espace de temps
Beaucoup plus court, demain, après-demain peut-être,
Les yeux de mes amis ne pourront me connaître,
Tête de mort livide à mon tour.—Celle-ci
Est celle d'une femme autrefois morte ici,
Dont voilà le portrait qui, dans son cadre, semble
Vous regarder, sourire et remuer; l'ensemble
De ses traits ingénus, de fraîcheur éclatants,
Montre qu'elle touchait à peine à son printemps.
Pourtant elle mourut; bien des larmes coulèrent
Sans doute à son convoi, bien des fleurs s'effeuillèrent
Sur sa tombe, tributs de pieuses douleurs
Sans doute.—Mais le temps sait arrêter les pleurs,
Et, des premiers chagrins l'amertume passée,
Bientôt l'on oublia la belle trépassée.
—Belle, qui le dirait? où sont ces cheveux blonds,
Qui roulent vers son col si soyeux et si longs;
Cette joue aux contours ondoyants, aussi fraîche
Qu'au beau soleil d'été le duvet d'une pêche,
Ces lèvres de corail au sourire enfantin,
Ce front charmant à voir, cette peau de satin,
Où comme un fil d'azur transparaît chaque veine,
Ces yeux bleus que l'amour, passion creuse et vaine,
N'a jamais fait pleurer?—Un crâne blanc et nu,
Deux trous noirs et profonds où l'œil fut contenu,
Une face sans nez, informe et grimaçante,
Du sort qui nous attend image menaçante;
Voilà ce qu'il en reste avec un souvenir
Qui s'éteindra bientôt dans le vaste avenir.
BALLADE [1]
Regarder les ondes de l'air
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Puis admirant sur les sillons
Les ailes des gais papillons
De mille couleurs parsemées,
Les croire des fleurs animées.
Saint-Amand.
See! moats and bridges walls and castles rid.
Crabbe.
Sonne, sonne, ami Dampierre.
Ballade des chasseurs.
Un peu plus loin considérez cette alouette qui
s'élève peu à peu du milieu des blés, en voltigeant
en haut, elle chante si mélodieusement qu'il ne
se peut mieux, vous diriez qu'elle va en chantant
boire dans les nuées.
Le Confiteor de l'infidèle éprouvé.
Quand à peine un nuage,
Flocon de laine, nage
Dans les champs du ciel bleu,
Et que la moisson mûre,
Sans vagues ni murmure,
Dort sous le ciel en feu;
Quand les couleuvres souples
Se promènent par couples
Dans les fossés taris;
Quand les grenouilles vertes,
Par les roseaux couvertes,
Troublent l'air de leurs cris;
Aux fentes des murailles
Quand luisent les écailles
Et les yeux du lézard,
Et que les taupes fouillent
Les prés, où s'agenouillent
Les grands bœufs à l'écart;
Qu'il fait bon ne rien faire,
Libre de toute affaire,
Libre de tous soucis,
Et sur la mousse tendre
Nonchalamment s'étendre,
Ou demeurer assis;
Et suivre l'araignée,
De lumière baignée,
Allant au bout d'un fil
A la branche d'un chêne
Nouer la double chaîne
De son réseau subtil;
Ou le duvet qui flotte,
Et qu'un souffle ballotte
Comme un grand ouragan;
Et la fourmi qui passe
Dans l'herbe, et se ramasse
Des vivres pour un an;
Le papillon frivole,
Qui de fleurs en fleurs vole,
Tel qu'un page galant;
Le puceron qui grimpe
A l'odorant olympe
D'un brin d'herbe tremblant;
Et puis s'écouter vivre,
Et feuilleter un livre,
Et rêver au passé,
En évoquant les ombres
Ou riantes ou sombres
D'un long rêve effacé;
Et battre la campagne,
Et bâtir en Espagne
De magiques châteaux,
Créer un nouveau monde
Et jeter à la ronde
Pittoresques coteaux,
Vastes amphithéâtres
De montagnes bleuâtres,
Mers aux lames d'azur,
Villes monumentales,
Splendeurs orientales,
Ciel éclatant et pur,
Jaillissantes cascades,
Lumineuses arcades,
Du palais d'Obéron,
Gigantesques portiques,
Colonnades antiques,
Manoir de vieux baron
Avec sa châtelaine,
Qui regarde la plaine
Du sommet des donjons,
Avec son nain difforme,
Son pont-levis énorme,
Ses fossés pleins de joncs,
Et sa chapelle grise,
Dont l'hirondelle frise
Au printemps les vitraux,
Ses mille cheminées
De corbeaux couronnées,
Et ses larges créneaux;
Et sur les hallebardes
Et les dagues des gardes
Un éclair de soleil,
Et dans la forêt sombre
Lévriers en grand nombre,
Et joyeux appareil;
Chevaliers, damoiselles,
Beaux habits, riches selles
Et fringants palefrois;
Varlets qui sur la hanche
Ont un poignard au manche
Taillé comme une croix!
Voici le cerf rapide,
Et la meute intrépide!
Hallali, hallali!
Les cors bruyants résonnent,
Les pieds des chevaux tonnent,
Et le cerf affaibli
Sort de l'étang qu'il trouble;
L'ardeur des chiens redouble,
Il chancelle, il s'abat.
Pauvre cerf, son corps saigne,
La sueur à flots baigne
Son flanc meurtri qui bat:
Son œil plein de sang roule
Une larme, qui coule
Sans toucher ses vainqueurs;
Ses membres froids s'allongent,
Et dans son col se plongent
Les couteaux des piqueurs;
Et lorsque de ce rêve
Qui jamais ne s'achève
Mon esprit est lassé,
J'écoute de la source
Arrêtée en sa course
Gémir le flot glacé,
Gazouiller la fauvette
Et chanter l'alouette
Au milieu d'un ciel pur;
Puis je m'endors tranquille
Sous l'ondoyant asile
De quelque ombrage obscur.
[1] Le sujet de cette ballade est le même que celui de la pièce intitulée: Far-niente; mais le rhythme en est si dissemblable, que j'ai cru pouvoir la conserver sans inconvénient.
(Note de l'auteur, 1830).
UNE AME
Son ame avait brisé son corps.
Victor Hugo.
Diex por amer l'avoit faicte.
Le chastelain de Coucy.
C'était une âme neuve, une âme de créole,
Toute de feu, cachant à ce monde frivole
Ce qui fait le poëte, un inquiet désir
De gloire aventureuse et de profond loisir,
Et capable d'aimer comme aimerait un ange,
Ne trouvant en chemin que des âmes de fange;
Peu comprise, blessée au vif à tout moment,
Mais n'osant pas s'en plaindre, et sans épanchement,
Sans consolation, traversant cette vie;
Aux entraves du corps à regret asservie,
Esquif infortuné que d'un baiser vermeil
Dans sa course jamais n'a doré le soleil,
Triste jouet du vent et des ondes; au reste,
Résignée à l'oubli, nécessité funeste
D'une existence vague et manquée; ici-bas
Ne connaissant qu'amers et douloureux combats
Dans un corps abattu sous le chagrin, et frêle
Comme un épi courbé par la pluie ou la grêle;
Encore si la foi... l'espérance... mais non,
Elle ne croyait pas, et Dieu n'était qu'un nom
Pour cette âme ulcérée... Enfin au cimetière,
Un soir d'automne sombre et grisâtre, une bière
Fut apportée: un être à la terre manqua;
Et cette absence, à peine un cœur la remarqua.
SOUVENIR
Deux estions et n'avions qu'ung cœur.
Le lay de maistre Ytier Marchant.
Hélas! il n'étoit pas saison
Sitôt de son département.
La complainte de Valentin Granson.
D'elle que reste-t-il aujourd'hui? Ce qui reste,
Au réveil d'un beau rêve, illusion céleste;
Ce qui reste l'hiver des parfums du printemps,
De l'émail velouté du gazon; au beau temps,
Des frimats de l'hiver et des neiges fondues;
Ce qui reste le soir des larmes répandues
Le matin par l'enfant, des chansons de l'oiseau,
Du murmure léger des ondes du ruisseau,
Des soupirs argentins de la cloche, et des ombres
Quand l'aube de la nuit perce les voiles sombres.
SONNET III
L'homme n'est rien qu'un mort qui traîne sa carcasse.
Du May.
Fronti nulla fides.
Quelquefois, au milieu de la folâtre orgie,
Lorsque son verre est plein, qu'une jeune beauté
Endort son désespoir amer par la magie
D'un regard enchanteur où luit la volupté,
L'âme du malheureux sort de sa léthargie;
Son front pâle retrouve un rayon de gaîté,
Sa prunelle mourante un reste d'énergie;
Il sourit oublieux de la réalité.
Mais toute cette joie est comme le lierre
Qui d'une vieille tour, guirlande irrégulière,
Embrasse en les cachant les pans démantelés,
Au dehors on ne voit que riante verdure,
Au dedans, que poussière infecte et noire ordure,
Et qu'ossements jaunis aux décombres mêlés.
MARIA
... meæ puellæ
Flendo turgiduli rubent ocelli.
V. Catullus.
Ne pleure pas...
Dovalle.
De tes longs cils de jais que ta main blanche essuie,
Comme des gouttes d'eau d'un arbre après la pluie,
Ou comme la rosée, au point du jour, des fleurs
Qu'un pied inattentif froisse, j'ai vu des pleurs
Tomber et ruisseler en perles sur ta joue:
En vain de la gaîté l'éclair à présent joue
Dans tes yeux bruns; en vain ta bouche me sourit;
D'inquiètes terreurs agitent mon esprit.
Qu'avais-tu, Maria, toi, rieuse et folâtre,
Toi, de plaisirs bruyants et de danse idolâtre,
Le soir, quand le soleil incline à l'horizon,
La première à fouler l'émail vert du gazon,
La première à poursuivre en sa rapide course
La demoiselle bleue aux bords frais de la source,
A chanter des chansons, à reprendre un refrain?
Toi qui n'as jamais su ce qu'était un chagrin,
A l'écart tu pleurais. Réponds-moi, quel orage
Avait terni l'éclat de ton ciel sans nuage?
Ton passereau chéri bat de l'aile, joyeux,
Les barreaux de sa cage, et sur son lit soyeux
Ton jeune épagneul dort, tout va bien, et tes roses
Répandent leurs parfums, heureusement écloses.
Qu'avais-tu donc, enfant? quel malheur imprévu
Te faisait triste?—Hier je ne t'avais pas vu.
A MON AMI EUGÈNE DE N***
Les parfums les plus doux et les plus belles fleurs
Perdoient en un instant leurs charmantes odeurs;
Tous ces mets savoureux dont je chargeois ma table
Ne m'ont jamais offert qu'un plaisir peu durable,
Oublié le jour même et suivi de regrets.
Mais de ces jours heureux, Xanthus, et de ces veilles
Où de savans discours ont charmé mes oreilles
Il m'en reste des fruits qui ne mourront jamais.
Callimaque, traduction de La Porte Duteil.
Vous voyez bien que j'ai mille choses à dire.
Hernani.
Ne t'en va pas, Eugène, il n'est pas tard; la lune
A l'angle du carreau sur l'atmosphère brune
N'a pas encor paru: nous causerons un peu,
Car causer est bien doux le soir, auprès du feu,
Lorsque tout est tranquille et qu'on entend à peine
Entre les arbres nus glisser la froide haleine
De la brise nocturne, et la chauve-souris
En tournoyant dans l'air pousser de faibles cris.
Reste; nous causerons de quelque jeune fille,
Dont la lèvre sourit, dont la prunelle brille,
Et que nous avons vue, en promenant un jour,
Passer devant nos yeux comme un ange d'amour;
De nos auteurs chéris, Victor et Sainte-Beuve,
Aigles audacieux, qui d'une route neuve
Et d'obstacles semée ont tenté les hasards,
Malgré les coups de bec de mille geais criards;
Et d'Alfred de Vigny, qui d'une main savante
Dessina de Cinq-Mars la figure vivante;
Et d'Alfred de Musset et d'Antoni Deschamps,
Et d'eux tous dont la voix chante de nouveaux chants;
Des vieux qu'un siècle ingrat en s'avançant oublie,
Guillaume de Lorris, dont l'œuvre inaccomplie,
Poétique héritage, aux mains de Clopinel
Après sa mort passa, monument éternel
De la langue au berceau, Pierre Vidal, trouvère
Dont le luth tour à tour gracieux et sévère,
Sous les plafonds ornés de nobles panonceaux,
Dans leurs fêtes charmait les comtes provençaux;
Peyrols l'aventurier, qui rime en Palestine
Quelque amoureux tenson qu'à sa belle il destine,
Le bon Alain Chartier, Rutebeuf le conteur,
Sire Gasse-Brulez, Habert le traducteur,
Maître Clément Marot, madame Marguerite,
De ses jolis dizains la muse favorite;
Villon, et Rabelais, cet Homère moqueur,
Dont le sarcasme, aigu comme un poignard, au cœur
De chaque vice plonge, et des foudres du pape
N'ayant cure, l'atteint sous la pourpre ou la chape:
Car nous aimons tous deux les tours hardis et forts,
Mais naïfs cependant et placés sans efforts,
L'originalité, la puissance comique
Qu'on trouve en ces bouquins à couverture antique,
Dont la marge a jauni sous les doigts studieux
De vingt commentateurs, nos patients aïeux.
Quand nous aurons assez causé littérature,
Nous changerons de texte et parlerons peinture;
Je te dirai comment Rioult, mon maître, fait
Un tableau qui, je crois, sera d'un grand effet:
C'est un ogre lascif qui dans ses bras infâmes
A son repaire affreux porte sept jeunes femmes;
Renaud de Montauban, illustre paladin,
Le suit l'épée au poing: lui, d'un air de dédain,
Le regarde d'en haut; son œil sanglant et louche,
Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa bouche
Qui ricane et s'entr'ouvre ainsi qu'un gouffre noir,
Le rendent de tout point très-singulier à voir.
Surprises dans le bain les sept femmes sont nues,
Leurs contours veloutés, leurs formes ingénues
Et leur coloris frais comme un rêve au printemps,
Leurs cheveux en désordre et sur leurs cous flottants,
La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmes,
Me paraissent vraiment admirables; les armes
Du paladin Renaud, faites d'acier bruni
Etoilé de clous d'or, sont du plus beau fini:
Un panache s'agite au cimier de son casque,
D'un dessin à la fois élégant et fantasque;
Sa visière est levée, et sur son corselet
Un rayon de soleil jette un brillant reflet.
Mais à ce tableau plein d'inventions heureuses
Je préfère pourtant ses petites baigneuses,
Vrai chef-d'œuvre de grâce et de naïveté,
Où la jeunesse brille avec son velouté.
Après viendront en foule anciens peintres de Rome:
Pérugin, Raphaël, homme au-dessus de l'homme;
De Florence, de Parme et de Venise aussi,
Véronèse, Titien, Léonard de Vinci,
Michel-Ange, Annibal Carrache, le Corrége
Et d'autres plus nombreux que les flocons de neige
Qui s'entassent l'hiver au front des Apennins;
D'autres auprès de qui nous sommes tous des nains
Et dont la gloire immense, en vieillissant doublée,
Fait tomber les crayons de notre main troublée.
Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt
Qui me fait tant plaisir, et mon chat Childebrand
Sur mes genoux posé selon son habitude,
Levant vers moi la tête avec inquiétude,
Suivra les mouvements de mon doigt, qui dans l'air
Esquisse mon récit pour le rendre plus clair;
Et nous aurons encor mille choses à dire
Lorsque tout sera dit: projets riants, délire
De jeunesse, que sais-je? un souvenir d'hier,
Le présent, l'avenir, mes chants, dont je suis fier
Comme des plus beaux chants; et ces vagues ébauches
De poëmes à faire, incomplètes et gauches,
Où les regards amis un instant arrêtés
Cherchent à pressentir de futures beautés,
Et ces légers dessins où je tâche de rendre
Ce que je ne saurais faire assez bien comprendre
Par mes vers; mais alors, Eugène, il sera tard,
Et je ne pourrai plus reculer ton départ.
LE JARDIN DES PLANTES
L'homme propose et Dieu dispose.
J'étais parti, voyant le ciel limpide et clair
Et les chemins séchés, afin de prendre l'air,
D'ouïr le vent qui pleure aux branches du mélèze,
Et de mieux travailler: car on est plus à l'aise
Pour méditer le plan d'un drame projeté,
Refondre un vers pesant et sans grâce jeté,
Ou d'une rime faible à sa sœur mal unie
Par un son plus exact réparer l'harmonie,
Sous les arbres touffus inclinés en arceaux
Du labyrinthe vert, quand des milliers d'oiseaux
Chantent auprès de vous, et que la brise joue
Dans vos cheveux épars et baise votre joue,
Qu'on ne l'est dans sa chambre, un bureau devant soi,
S'étant fait d'y rester une pénible loi,
Et, comme un ouvrier que son devoir attache,
De ne pas s'arrêter qu'on n'ait fini sa tâche,
Remis le tout au net, et bien dûment serré
L'œuvre dans un tiroir aux profanes sacré,
Et je m'étais promis de rapporter la feuille
Où, du crayon aidé, mon doigt fixe et recueille
Mes pensers vagabonds, pleine jusques aux bords
De vers harmonieux, poétiques trésors,
Destinés à grossir un trop mince volume.
Vains projets! notre esprit est pareil à la plume,
Un souffle d'air l'emporte hors de son droit chemin,
Et nul ne peut prévoir ce qu'il fera demain.
Aussi moi, pauvre fou, séduit par l'étincelle
Qui, furtive, jaillit d'une noire prunelle,
Par un rire qui livre aux yeux de blanches dents
Oubliant prose et vers, de mes regards ardents
Je suis la jeune fille, et bientôt, moins timide,
J'égale à son pas leste et prompt mon pas rapide,
Je risque quelques mots et place sous mon bras,
Quoiqu'on dise: Méchant! et qu'on ne veuille pas,
Une main potelée; et nous allons à l'ombre,
Dans un lieu du jardin bien tranquille et bien sombre,
Faire mieux connaissance, et jouer et causer
Et sur le banc de pierre après nous reposer,
Et nous nous promettons de nous revoir dimanche,
Et je reviens avec ma feuille toute blanche.
LE CHAMP DE BATAILLE
En icelle valée oyait on grans sons de tabours
trompes et naquerres.
Mandeville.
Or ilz sont mortz, Diex ayt leurs ames
Quant est des cors, ils sont pourryz.
Le grand Testament de Villon.
De dars i ot grant lanceis
Et de pierres grant jeteis
Et de lances grand bouteis
Et d'espées grant capleis.
Li romans du Brut.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles.
Le fracas des canons qui vomissent l'éclair,
Le rappel des tambours, le sifflement des balles,
Le son aigu du fifre et des rauques cymbales
Enfin ne troublent plus ni les échos ni l'air;
La brise secouant son aile parfumée
A dissipé les flots de l'épaisse fumée,
Crêpe noir étendu sur le front pur des cieux;
Comme aux jours de la paix tout est silencieux.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles.
La lourde artillerie et les fourgons pesants
Ne creusent plus la route en profondes ornières;
On ne voit plus flotter les poudreuses bannières
Par-dessus les fusils au soleil reluisants;
Sous les pieds des soldats courant à la maraude,
Sainfoins à rouges fleurs, prés couleur d'émeraude,
Blés jaunes à flots d'or au gré des vents roulés,
Comme sous un fléau ne meurent plus foulés.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles
Cavaliers, fantassins, l'un sur l'autre entassés,
De leurs membres pétris dans le sang et la boue
Par le fer d'un cheval ou l'orbe d'une roue,
Jonchent le sol parmi les affûts fracassés,
Et vers le champ de mort en immenses volées
Du creux des rocs, du haut des flèches dentelées,
De l'est et de l'ouest, du nord et du midi
L'essaim des noirs corbeaux se dirige agrandi.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles.
Dans les bois, les vieux loups par trois fois ont hurlé,
Levant leur tête grise à l'odeur de la proie.
L'œil fauve des vautours a flamboyé de joie
A l'ombre étincelant comme un phare étoilé,
Et, poussant vers le ciel des clameurs funéraires,
A leurs petits béants sur le bord de leurs aires
Longtemps ils ont porté quelque sanglant lambeau
De ces corps lacérés et restés sans tombeau.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles.
Les os gisent rongés, blancs sous le gazon vert,
Et, spectacle hideux, souvent près d'un squelette
S'égrène le muguet, fleurit la violette,
La mousse parasite entoure un crâne ouvert.
Eh bien! qu'il vienne ici celui pour qui le glaive
Est un hochet brillant et qui par lui s'élève,
Si d'horreur et d'effroi tout son cœur ne bondit,
Malheur à lui! malheur! car il n'est qu'un maudit!
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles,
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles.
IMITATION DE BYRON
Il est doux de raser en gondole la vague
Des lagunes, le soir, au bord de l'horizon,
Quand la lune élargit son disque pâle et vague,
Et que du marinier l'écho dit la chanson,
Il est doux d'observer l'étoile qui rayonne
Paillette d'or cousue au dais du firmament,
L'étoile qu'une blanche auréole environne,
Et qui dans le ciel clair s'avance lentement;
Il est doux sur la brume un instant colorée
De voir, parmi la pluie, aux lueurs du soleil,
L'iris arrondissant son arche diaprée,
Présage heureux d'un jour plus pur et plus vermeil;
Il est doux, par les prés où l'abeille butine,
D'errer seul et pensif, et, sous les saules verts
Nonchalamment couché près d'une onde argentine,
De lire tour à tour des romans et des vers;
Il est doux, quand on suit une route inégale
Dans l'été, vers midi, chargé d'un lourd fardeau,
Et qu'on entend chanter près de soi la cigale,
De trouver un peu d'ombre avec un filet d'eau;
Il est doux, en hiver, lorsque la froide pluie
Bat la vitre, d'avoir auprès d'un feu flambant,
Un immense fauteuil gothique, où l'on appuie
Sa tête paresseuse en arrière tombant;
Il est doux de revoir avec ses tours minées
Par le temps, ses clochers et ses blanches maisons,
Ses toits rouges et bleus, ses hautes cheminées,
La ville où l'on passa ses premières saisons;
Il est doux pour le cœur de l'exilé malade,
Par le regret cuisant et la douleur usé,
D'entendre le refrain de la vieille ballade
Dont sa mère au berceau l'a jadis amusé;
Mais il est bien plus doux, éperdu, plein d'ivresse,
Sous un berceau de fleurs, d'entourer de ses bras
Pour la première fois sa première maîtresse,
Jeune fille aux yeux bruns qui tremble et ne veut pas.
BALLADE
Femme souvent varie;
Est bien fol qui s'y fie.
François Ier.
Cher ange, vous êtes belle
A faire rêver d'amour,
Pour une seule étincelle
De votre vive prunelle,
Le poëte tout un jour.
Air naïf de jeune fille,
Front uni, veines d'azur,
Douce haleine de vanille,
Bouche rosée où scintille
Sur l'ivoire un rire pur,
Pied svelte et cambré, main blanche,
Soyeuses boucles de jais,
Col de cygne qui se penche,
Flexible comme la branche
Qu'au soir caresse un vent frais,
Vous avez, sur ma parole,
Tout ce qu'il faut pour charmer;
Mais votre âme est si frivole,
Mais votre tête est si folle,
Que l'on n'ose vous aimer.
SOLEIL COUCHANT
Notre-Dame,
Que c'est beau!
Victor Hugo.
En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
Un nuage splendide à l'horizon de flamme,
Tel qu'un oiseau géant qui va prendre l'essor,
D'un bout du ciel à l'autre ouvrait ses ailes d'or,
—Et c'étaient des clartés à baisser la paupière.
Les tours au front orné de dentelles de pierre,
Le drapeau que le vent fouette, les minarets
Qui s'élèvent pareils aux sapins des forêts,
Les pignons tailladés que surmontent des anges
Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
D'un fond clair ressortaient en noir; l'Archevêché,
Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
Se dessinait au pied de l'église, dont l'ombre
S'allongeait à l'entour mystérieuse et sombre.
—Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux
D'une maison du quai;—l'air était doux; les eaux
Se plaignaient contre l'arche à doux bruit, et la vague
De la vieille cité berçait l'image vague;
Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
Que la nuit étoilée arrivait à grands pas.
SONNET IV
Oh! la paresseuse fille!
Sara la Baigneuse.
Lorsque je vous dépeins cet amour sans mélange,
Cet amour à la fois ardent, grave et jaloux,
Que maintenant je porte au fond du cœur pour vous,
Et dont je me raillais jadis, ô mon jeune ange,
Rien de ce que je dis ne vous paraît étrange,
Rien n'allume en vos yeux un éclair de courroux;
Vous dirigez vers moi vos regards longs et doux,
Votre pâleur nacrée en incarnat se change.
Il est vrai,—dans la mienne, en la forçant un peu,
Je puis emprisonner votre main blanche et frêle,
Et baiser votre front si pur sous la dentelle:
Mais—ce n'est pas assez pour un amour de feu;
Non, ce n'est pas assez de souffrir qu'on vous aime,
Ma belle paresseuse, il faut aimer vous-même.
1831.
ENFANTILLAGE
Hanneton, vole, vole, vole.
Ballade des petites filles.
Lorsque la froide pluie enfin s'en est allée,
Et que le ciel gaîment rouvre son bel œil bleu,
Ennuyé d'être au gîte et de couver le feu,
Comme les moineaux francs, je reprends ma volée.
A Romainville,—ou bien dans les prés Saint-Gervais,
Curieux de savoir si l'aubépine blanche
A déjà fait neiger son givre sur la branche,
Par l'herbe et la rosée, en pépiant, je vais,
Me faisant du bonheur avec la moindre chose:
—D'une goutte d'eau claire, où sous un rayon pur,
Se baigne un scarabée au corselet d'azur;
D'une abeille en maraude au cœur d'une fleur rose,
D'un brin d'herbe où la Vierge a filé son coton.
—Mais plus que tout cela j'aime sous les charmilles,
Dans le parc Saint-Fargeau, voir les petites filles
Emplir leurs tabliers de pain de hanneton.
NONCHALOIR
Il vaut mieux être assis que levé, il vaut
mieux être couché qu'assis.—Il vaut
mieux être mort que couché.
Ferideddin Atar.
J'aime sur les coussins la vie horizontale.
Barthélemy.
Pour oublier le reste, et m'oublier moi-même
(Ici-bas être heureux c'est oublier), que j'aime,
Loin du monde et du bruit, au fond de son boudoir,
Sur l'ottomane souple auprès d'elle m'asseoir!
—Cela me fait du bien et me repose l'âme.
Quel plaisir!—Respirer cet arome de femme,
Rester là sans penser et paresseusement
Accepter comme il vient le bonheur du moment!
—Laisser aller sa vie à la regarder vivre,
Dans tous ses mouvements, l'œil demi-clos, la suivre,
Sentir à ses genoux, en nuages soyeux,
Onder et folâtrer sa robe aux plis joyeux,
Effleurer son bras rond plus blanc qu'un col de cygne,
Sa main d'ivoire, aux doigts sveltes et rosés, digne
D'un portrait de Van Dyck; puis sur le fin tapis
Agacer en jouant ses petits pieds tapis
A l'ombre du jupon, comme sous la feuillée
Deux passereaux mutins à la mine éveillée!
Oh! je l'aime d'amour!—De blonds cheveux follets
Se dorent sur son col de magiques reflets,
A travers ses longs cils, au bord de sa prunelle,
Dans la nacre, chatoie une moite étincelle,
Et sa bouche mignarde, au parler enfantin,
S'ouvre comme une rose aux baisers du matin.
DÉCLARATION
Mais toujours fust mon opinion telle
Que toute amour doict estre mutuelle;
Qui son cœur donne, il en merite.
Les loyalles et pudicques amours de Scalion
de Virbluneau, à madame de Boufflers.
Je vous aime, ô jeune fille!
Aussi lorsque je vous vois,
Mon regard de bonheur brille,
Aussi tout mon sang petille
Lorsque j'entends votre voix.
Douce à mon amour timide,
Vous en accueillez l'aveu,
Mais sans qu'un rayon humide
Argente votre œil limpide,
Lac pur où dort le ciel bleu.
Pourquoi cette retenue?
Entre nous rien de caché.
—Enfant! votre âme ingénue
Peut se montrer toute nue
Comme Ève avant le péché.
C'est un amour sans mélange
Que l'amour que j'ai pour vous,
Frais comme au cœur la louange,
Ardent à toucher un ange,
Pur à rendre Dieu jaloux.
PLUIE
Glasglatcha: son de la pluie dans la pluie,
en anglais, splash.
Dictionnaire arabe.
Ce nuage est bien noir:—sur le ciel il se roule,
Comme sur les galets de la côte une houle.
L'ouragan l'éperonne, il s'avance à grands pas.
—A le voir ainsi fait, on dirait, n'est-ce pas?
Un beau cheval arabe, à la crinière brune,
Qui court et fait voler les sables de la dune.
Je crois qu'il va pleuvoir:—la bise ouvre ses flancs,
Et par la déchirure il sort des éclairs blancs.
Rentrons.—Au bord des toits la frêle girouette
D'une minute à l'autre en grinçant pirouette;
Le martinet, sentant l'orage, près du sol
Afin de l'éviter rabat son léger vol;
—Des arbres du jardin les cimes tremblent toutes.
La pluie!—Oh! voyez donc comme les larges gouttes
Glissent de feuille en feuille et passent à travers
La tonnelle fleurie et les frais arceaux verts!
Des marches du perron en longues cascatelles,
Voyez comme l'eau tombe, et de blanches dentelles
Borde les frontons gris!—Dans les chemins sablés,
Les ruisseaux en torrents subitement gonflés
Avec leurs flots boueux mêlés de coquillages
Entraînent sans pitié les fleurs et les feuillages;
Tout est perdu:—Jasmins aux pétales nacrés,
Belles-de-nuit fuyant l'astre aux rayons dorés,
Volubilis chargés de cloches et de vrilles,
Roses de tous pays et de toutes familles,
Douces filles de Juin, frais et riant trésor!
La mouche que l'orage arrête en son essor,
Le faucheux aux longs pieds et la fourmi se noient
Dans cet autre océan dont les vagues tournoient.
—Que faire de soi-même et du temps, quand il pleut
Comme pour un nouveau déluge, et qu'on ne peut
Aller voir ses amis, et qu'il faut qu'on demeure?
Les uns prennent un livre en main, afin que l'heure
Hâte son pas boiteux, et dans l'éternité
Plonge sans peser trop sur leur oisiveté;
Les autres gravement font de la politique,
Sur l'ouvrage du jour exercent leur critique;
Ceux-ci causent entre eux de chiens et de chevaux,
De femmes à la mode et d'opéras nouveaux;
Ceux-là du coin de l'œil se mirent dans la glace,
Débitent des fadeurs, des bons mots à la glace,
Ou, du binocle armés, regardent un tableau:
—Moi, j'écoute le son de l'eau tombant dans l'eau.
1831.
POINT DE VUE
Des petits horizons...
Sainte-Beuve.
Voici que je vis.—
Labrunie (G. de Nerval).
Au premier plan,—un orme au tronc couvert de mousse,
Dans la brume hochant sa tête chauve et rousse;
—Une mare d'eau sale où plongent les canards,
Assourdissant l'écho de leurs cris nasillards;
—Quelques rares buissons où pendent des fruits aigres,
Comme un pauvre la main, tendant leurs branches maigres;
—Une vieille maison, dont les murs mal fardés
Bâillent de toutes parts largement lézardés.
Au second,—des moulins dressant leurs longues ailes,
Et découpant en noir leurs linéaments frêles
Comme un fil d'araignée à l'horizon brumeux,
Puis,—tout au fond Paris, Paris sombre et fumeux,
Où déjà, points brillants au front des maisons ternes,
Luisent comme des yeux des milliers de lanternes;
Paris avec ses toits déchiquetés, ses tours
Qui ressemblent de loin à des cous de vautours.
Et ses clochers aigus à flèche dentelée,
Comme un peigne mordant la nue échevelée.
LE RETOUR
Je m'en vais promener tantôt parmy la plaine,
Tantôt en un village et tantôt en un bois,
Et tantôt par les lieux solitaires et cois.
Pierre Ronsard.
J'ai quitté pour un an la campagne;—le chaume
Était jaune; les champs n'avaient plus cet arome
Que leur donnent en juin les fleurs et le foin vert,
Et l'on sentait déjà comme un frisson d'hiver.
—La campagne, c'est bon l'été.—L'on se promène,
On marche à travers champs comme le pied vous mène,
Se fiant au hasard des sentiers onduleux.
A la terre le ciel fait des sourires bleus;
La nature est en joie, et la fleur virginale
Vous donne le bonjour de sa tête amicale;
L'herbe courbe sa pointe où tremble un diamant.
Devant vos pieds verdis et mouillés, par moment,
Du milieu d'un buisson, d'un arbre ou d'une haie
Part un oiseau caché que votre pas effraie.
Un papillon peureux, dans son fantasque vol,
Comme un écrin ailé rase, en fuyant, le sol.
Une abeille surprise, humide de rosée,
Déserte en bourdonnant la fleur demi-brisée.
—Plus loin, c'est une source entre les coudriers
Qui roule babillarde, et sur les blonds graviers
Éparpille au hasard, comme une chevelure,
Les résilles d'argent de son eau fraîche et pure.
Des joncs croissent auprès que plie un léger vent;
Le blême nénuphar, tel qu'un rideau mouvant,
Ondule sur ses flots, où plonge la grenouille
Parmi les fruits noyés et les feuilles de rouille,
Et dans un tourbillon d'or, de gaze et d'azur,
De lumière inondée aux feux d'un soleil pur,
Danse la demoiselle avec sa longue queue,
De ses ailes de crêpe égratignant l'eau bleue.
—A chaque pas qu'on fait la scène change, ainsi
Que dans un mélodrame à grand spectacle:—ici,
Au fond d'un parc, au bout d'une longue avenue,
Un château découpant son profil sur la nue;
Là de rouges sainfoins et de jaunes moissons,
Et l'étang qui s'écaille au saut de ses poissons.
—A gauche une colline à la robe zébrée,
De tons riches et chauds par le couchant marbrée;
A droite, au fond des bois, entre de noirs rochers,
Des hameaux inconnus trahis par leurs clochers;
Plus loin, transition de la terre au nuage,
Un anneau de lapis fermant le paysage.
—Un vrai panorama vivant et bigarré,
Par un pinceau divin ardemment coloré,
Comme n'en fit jamais jaillir de sa palette,
Miroir où l'arc-en-ciel rayonne et se reflète,
Le grand Claude Lorrain, ni Breughel de Velours.
—Mais, comme l'on ne peut se promener toujours,
On s'asseoit sur un tertre; on dessine une vue,
On fait des vers, on lit, ou l'on passe en revue
Ses jeunes souvenirs et ses rêves d'amour,
Si longtemps caressés et perdus sans retour;
On rebâtit sa vie au néant écroulée,
On voit ce qu'elle était, ou joyeuse ou troublée,
On examine à fond ses plaisirs, ses douleurs,
Et souvent la balance est du côté des pleurs.
—Comme en un palimpseste, à travers d'autres signes,
D'un ancien manuscrit ressuscitent les lignes;
Le roman de l'enfance à travers le présent
Reparaît tout entier,—calme, pur, innocent,
—Idylle de Gessner, conte de Berquin,—rose
Et suave peinture où soi-même l'on pose:
L'on compare son moi du jour au moi passé,
Et pour quelques instants le monde est effacé.
—Rien de mieux;—mais l'hiver, en janvier, quand la neige
S'entasse aux toits blanchis, quand la rafale assiége
Votre vitre qui tremble et qui frissonne,—à quoi,
Mon Dieu, passer le temps?—Il faut se tenir coi,
Se bien claquemurer, et, les talons dans l'âtre,
Parler chasse et gibier à quelque gentillâtre,
Faire un cent de piquet avec monsieur l'abbé,
Lire un ancien Mercure, ou,—galant Sigisbé,
Pour passer au salon prendre par sa main sèche
Une mistress Gryselde ennuyeuse et revêche,
Vrai portrait de famille à son cadre échappé,
Écu dans d'autres temps d'un autre coin frappé;
Courtiser à l'écart une petite niaise
Sortant de pension,—toute rouge et tout aise,
Qui prend feu dès l'abord au moindre aveu banal,
Et s'imagine avoir trouvé son idéal;
Écouter un dandy, Brummel de la province,
Beau papillon manqué qui, pour être plus mince,
Barde ses flancs épais d'un corset et d'un busc,
Et comme un vieux blaireau pue à vingt pas le musc;
Et le maire du lieu, docte et rare cervelle,
D'un air mystérieux colportant sa nouvelle.
—Autant et mieux, ma foi, vaudrait être pendu
Que rester enfoui dans ce pays perdu.
1831.
PAN DE MUR
La mousse des vieux jours qui brunit sa surface,
Et d'hiver en hiver incrustée à ses flancs,
Donne en lettre vivante une date à ses ans.
Harmonies.
... Qu'il vienne à ma croisée.
Petrus Borel.
De la maison momie enterrée au Marais
Où, du monde cloîtré, jadis je demeurais,
L'on a pour perspective une muraille sombre
Où des pignons voisins tombe, à grands angles, l'ombre.
—A ses flancs dégradés par la pluie et les ans,
Pousse dans les gravois l'ortie aux feux cuisants,
Et sur ses pieds moisis, comme un tapis verdâtre,
La mousse se déploie et fait gercer le plâtre.
—Une treille stérile avec ses bras grimpants
Jusqu'au premier étage en festonne les pans;
Le bleu volubilis dans les fentes s'accroche,
La capucine rouge épanouit sa cloche,
Et, mariant en l'air leurs tranchantes couleurs,
A sa fenêtre font comme un cadre de fleurs:
Car elle n'en a qu'une, et sans cesse vous lorgne
De son regard unique ainsi que fait un borgne,
Allumant aux brasiers du soir, comme autant d'yeux,
Dans leurs mailles de plomb ses carreaux chassieux.
—Une caisse d'œillets, un pot de giroflée
Qui laisse choir au vent sa feuille étiolée,
Et du soleil oblique implore le regard,
Une cage d'osier où saute un geai criard,
C'est un tableau tout fait qui vaut qu'on l'étudie;
Mais il faut pour le rendre une touche hardie,
Une palette riche où luise plus d'un ton,
Celle de Boulanger ou bien de Bonnington.
COLÈRE
Amende-toi, vieille au regard hideux,
Ou pour ung mot villain en auras deux.
Epistre à la première vieille.
A Montfaucon tout sec puisse-tu pendre,
Les yeux mangéz de corbeaux charongneux,
Les pieds tiréz de ces mastins hargneux
Qui vont grondant, hérissés de furie,
Quand on approche auprès de leur voirie.
Pierre Ronsard.
Hypocrisie et vice,—oui, c'est bien là le monde:
Belles maximes et grands airs
Jetés comme un manteau sur le cloaque immonde
D'un cœur tout gangrené de vers.
Oui,—la religion dont le péché se couvre
Pour japper après la vertu;
Oui,—le simple dont l'âme à tous les regards s'ouvre,
Aux pieds du méchant abattu;
La vierge pure en proie aux noires calomnies
De courtisanes de bas lieu
Qui, vieilles et sans dents et les lèvres jaunies,
Osent mentir si près de Dieu.
—Sorcières de Macbeth, dignes d'être huées,
Serpents armés d'un triple dard,
Ulcères ambulants, viles prostituées,
Tombeaux badigeonnés de fard,
Oh! comme il leur va bien, elles dont trente places,
Elles dont trente carrefours
Avec des charretiers, crapuleux Lovelaces,
Ont vu les publiques amours;
Elles dont la jeunesse en débauches passée
Couperose et jaspe le teint,
Et qui sous une peau détendue et plissée
Couvent un brasier mal éteint,
D'user tartufement leurs genoux sur les dalles,
Leurs pouces sur un chapelet,
Et prenant pour voiler leurs antiques scandales
La soutane d'un prestolet,
De venir sans pudeur noircir une que j'aime
Comme l'on n'a jamais aimé,
D'un amour pur et saint, et qui de Dieu lui-même
Certes ne peut être blâmé.
SONNET V
C'est mon plaisir; chacun querre le sien.
P. L. Jacob, bibliophile.
Heureusement que, pour nous consoler de tout
cela, il nous reste l'adultère, le tabac de Maryland,
et le papel español por cigaritos.
Petrus Borel, le lycanthrope.
Où trouver le bonheur?
Méry et Barthélemy.
Qu'est-ce que ce bonheur dont on parle?—L'avare
Au fond d'un coffre-fort empile des ducats,
Des piastres, des doublons, et plus d'or qu'aux Incas
Jadis avec leur sang n'en fit suer Pizarre.
Il ne voit rien de plus.—Le far-niente, un cigare,
Voilà pour l'indolent.—Le songeur ne fait cas
Que d'un coin retiré du monde et du fracas,
Où l'on puisse à loisir suivre un rêve bizarre.
L'ambitieux le met dans un titre à la cour,
Le vieux dans le comfort, le jeune dans l'amour,
—Les uns à pérorer, les autres à se taire.
Mais, étant exclusifs, ces gens-là jugent mal;
Car le bonheur est fait de trois choses sur terre,
Qui sont:—Un beau soleil, une femme, un cheval!
1831.
JUSTIFICATION
Vous êtes mal pour moi, vous avez quelque chose.
Marion Delorme.
Celui que chaque soir votre parole élève,
Qui pense avec vous de moitié;
Celui dont vous savez le plus intime rêve
Et qui vit de votre amitié;
Celui que vous avez laissé voir dans votre âme,
Et s'approcher de votre cœur,
Afin de lui montrer ce que Dieu dans la femme
A mis d'amour et de bonheur,
Quand il n'y croyait plus et n'avait d'autre envie,
Las de traîner depuis vingt ans
Son boulet de forçat au bagne de la vie,
Que de n'y pas finir son temps;
—Celui-là ne sera jamais, il vous le jure
Sur ce cœur que vous avez fait,
Un de ces hommes vils, dont la pensée impure
Aux choses basses se complaît.—
L'âme que vous avez mariée à la vôtre
Pourrait jusque-là s'oublier!...
—Dans le cloaque infect où le canard se vautre
Voit-on s'abattre l'aigle altier?
Non,—l'aigle vit tout seul sur la plus haute cime,
—Le tonnerre rugit en bas,
L'avalanche s'écrase et roule dans l'abîme;
Le torrent hurle:—il n'entend pas;
Immobile, de l'ongle étreignant quelque pierre,
Quelque bras de pin foudroyé,
Il attache au soleil son grand œil sans paupière,
D'ineffables lueurs noyé.
FRISSON
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.
Béranger.
Je déteste le monde et je vis dans mon cœur.
Ulric Guttinguer.
Un brouillard épais noie
L'horizon où tournoie
Un nuage blafard,
Et le soleil s'efface,
Pâle comme la face
D'une vieille sans fard.
La haute cheminée,
Sombre et chaperonnée
D'un tourbillon fumeux,
Comme un mât de navire,
De sa pointe déchire
Le bord du ciel brumeux.
Sur un ton monotone
La bise hurle et tonne
Dans le corridor noir:
C'est l'hiver, c'est décembre,
Il faut garder la chambre
Du matin jusqu'au soir.
Les fleurs de la gelée
Sur la vitre étoilée
Courent en rameaux blancs,
Et mon chat qui grelotte
Se ramasse en pelote
Près des tisons croulants.
Moi, tout transi, je souffle,
A griller ma pantoufle,
A rougir mes chenets,
Mon feu qui se déploie
Et sur la plaque ondoie
En bleuâtres filets.
Adieu les promenades
Sous les fraîches arcades
Des verdoyants tilleuls,
A travers les prairies,
Les bruyères fleuries
Et les pâles glaïeuls;
Parmi les plaines blondes
Où le vent roule en ondes
Le seigle déjà mûr,
Par les hautes futaies
Au long des jeunes haies
Et des ruisseaux d'azur;
Adieu les églantines
Et, moissons enfantines,
Les bleuets dans les blés,
Les vertes sauterelles
Et les pissenlits frêles
Sans cesse échevelés;
Adieu dans l'herbe haute
La grenouille qui saute,
Et sous le frais buisson
Le lézard qui regarde
La cigale criarde
Qui sonne sa chanson;
Adieu les demoiselles
Aux diaphanes ailes,
Aux minces corsets d'or,
Le papillon qui brille
Et que la jeune fille
Poursuit comme un trésor;
Le soir dans la nacelle
Qui penche et qui chancelle
Au moindre souffle d'air,
Les courses d'une lieue
Sur l'immensité bleue
Du lac profond et clair;
Et puis les danses molles
Et les caresses folles
Sur les prés de velours.
Lorsque la blanche lune
Au sein de la nuit brune
Jette ses demi-jours.
De longtemps l'hirondelle
Ne viendra, de son aile
Effleurant mes carreaux,
Battre la capucine
Dont la pourpre dessine
Un cadre à mes barreaux.
—Pour horizon la rue
Où la foule se rue
Avec ses mille cris,
Pour soleil des lanternes,
Qui de leurs reflets ternes
Baignent les pavés gris;
Pour musique la bise
Qui se plaint et se brise
Dans les arbres mouillés,
Les rauques girouettes
Qui font des pirouettes
Sur leurs axes rouillés.
Comment sortir? les roues
S'enfoncent dans les boues
Presque jusqu'à l'essieu.
Du brouillard, de la pluie!
L'âme souffre et s'ennuie:
Quoi donc faire, mon Dieu?
Nous aimer, ma charmante!
Jette là cette mante
Qui me cache ton cou,
Ta belle épaule blanche,
Ton corsage, ta hanche,
Ton sein dont je suis fou.
Sur mes genoux prends place,
Livre tes mains de glace
A mes baisers de feu,
Et laisse voir ta jambe
A la braise qui flambe,
Qui flambe rouge et bleu.
Vois donc le gaz qui danse
Et s'agite en cadence,
Aux fantasques chansons
Que fredonne la séve
Dans la bûche qui crève
Et retombe en tisons.
Mon bijou, mon idole,
Comme le temps s'envole
Lorsque l'on est ainsi!
La voix haute et profonde
Qu'au loin jette le monde
Ne parvient pas ici.
Nos deux âmes jumelles,
Ensemble ouvrant les ailes,
Planent dans l'infini,
Comme deux alouettes
Ou comme deux fauvettes
Oublieuses du nid.
SONNET VI
Merci à toi, à toi merci.
Térésa.
Avant cet heureux jour, j'étais sombre et farouche,
—Mon sourcil se tordait sur mon front soucieux,
Ainsi qu'une vipère en fureur, et mes yeux
Dardaient entre mes cils un regard fauve et louche.
Un sourire infernal crispait ma pâle bouche.
A cet âge candide où tout est pour le mieux,
Je méprisais le monde et reniais les cieux,
Disant tout haut: Où donc est-il, que je le touche?
Et mon ange gardien à son front blanc et pur
Ramenait en pleurant ses deux ailes d'azur,
Et n'osait au Seigneur porter de tels blasphèmes.
Aux saints épanchements mon cœur était fermé,
—Car je ne savais pas alors combien tu m'aimes;
Et comment croire en Dieu quand on n'est pas aimé!
ÉLÉGIE IV
J'ai peur que votre amour par le temps ne s'efface.
Ronsard.
Aimée, aimée, hélas! que j'ai grand'peur
Qu'un autre amour par cet amour pipeur
N'aille gravant pendant ta longue absence
Quelqu'autre amant dedans ta souvenance!
Ponthus de Thyard, Erreurs amoureuses.
Ma charmante, depuis ta visite imprévue
Deux mois se sont passés que je ne t'ai pas vue.
Deux mois entiers! Sais-tu que c'est bien long deux mois;
Assez pour m'oublier?—J'y songe quelquefois:
Pauvre fou que je suis d'avoir placé mon âme
Dans la tienne, et risqué sur l'amour d'une femme
Ma vie intérieure et mon contentement!
Et je dis à part moi: Peut-être en ce moment,
Pendant que je suis là, triste, m'occupant d'elle,
Et lui faisant ces vers, d'un sourire infidèle
Accueille-t-elle un autre, et, tendant cette main
Qu'on ne livrait qu'à moi, lui dit-elle: A demain.
J'ai beau me répéter que c'est une chimère,
Cette pensée est là, sans cesse plus amère,
Empoisonnant ma joie, et, malgré mes efforts,
M'accompagnant partout comme l'ombre le corps;
Car c'est ainsi que vont en ce monde les choses:
Il se fait en un jour bien des métamorphoses;
L'idole du matin n'est pas celle du soir,
Et toute jeune fille est comme son miroir,
Qui reçoit chaque image et n'en conserve aucune.
—Puis un amour âgé de trois ans importune;
C'est presque un mariage; un jour avec l'ennui
Vient la réflexion; l'amour s'en va.—Celui
Qui jadis à vos yeux était plus que vous-même,
Celui qui le premier vous avait dit: Je t'aime,
N'est plus pour vous qu'un nom dont le vain souvenir
Contre un amour nouveau ne peut longtemps tenir;
Ce nom qui résonnait naguère à votre oreille
Aussi doux que la voix du rossignol, n'éveille
Au fond de votre cœur, de sa faute confus,
Qu'un sentiment cruel du bonheur qu'il n'a plus;
Et, comme pour deux noms l'âme n'a pas de place,
L'ancien est rejeté. Lettre à lettre il s'efface
Ainsi que le ci-gît d'un tombeau sous les pas
De la foule qui chante et ne l'aperçoit pas.
—Le cœur qui n'aime plus a si peu de mémoire!
On rougit de l'amour dont on se faisait gloire,
Le temps coule, et bientôt on arrive à ce point
De dire en le voyant: Je ne le connais point.
Qu'y faire? Ramener son manteau sur sa plaie,
Et sous un rire faux cacher sa douleur vraie;
Dévorer par orgueil les larmes de ses yeux,
Et déchu du bonheur, déshérité des cieux,
Incapable à jamais d'un élan grandiose,
De toute sa hauteur descendre dans la prose,
Comme l'aigle blessé qui, sanglant, sur le sol
Tombe, ne fermant pas la courbe de son vol.
Me défiant de moi, malade de l'absence,
Ne vivant qu'à demi, voilà ce que je pense:
Si tu ne m'aimais plus, oh! ce serait ma mort;
Mais tu m'aimes toujours, n'est-ce pas, et j'ai tort.
Au lieu de tout cela, sans doute, jeune fille,
Rêveuse, de tes doigts laissant fuir ton aiguille,
Vers le chemin désert tu tournes tes grands yeux,
Et, portant ta main blanche à ton front soucieux,
Tu te dis en toi-même: Il ne vient pas,—tu pleures;
Pleurer fait tant de bien!—et, pour tromper tes heures,
Tu relis tous ces vers où je me racontais
Jusqu'au moindre détail, sans fard,—tel que j'étais,
Tel que je ne suis plus et que je voudrais être,
Car je serais heureux; mais l'homme n'est pas maître
De faire revenir les fraîches passions
De l'enfance du cœur, et ces illusions
Si pénibles à perdre, et si vite perdues.
—L'ange du souvenir, les ailes étendues,
Remontant le passé, voltige autour de toi;
Il te souffle à l'oreille une phrase de moi,
Un soupir, un serment, quelque mot tendre, et pose
Sur ta lèvre pâlie avec sa lèvre rose
Mes baisers d'autrefois, mes longs baisers d'amant,
Pour te les redonner, gardés fidèlement.
1831.