← Retour

Poésies Complètes - Tome 1

16px
100%

SONNET VII


Liberté de juillet! femme au buste divin,
Et dont le corps finit en queue!
G. de Nerval.

E la lor cieca vita è tanto bassa
ch'invidiosi son d'ogn'altra sorte.
Inferno, canto III.

Avec ce siècle infâme il est temps que l'on rompe;

Car à son front damné le doigt fatal a mis

Comme aux portes d'enfer: Plus d'espérance!—Amis,

Ennemis, peuples, rois, tout nous joue et nous trompe.

Un budget éléphant boit notre or par sa trompe.

Dans leurs trônes d'hier encor mal affermis,

De leurs aînés déchus ils gardent tout, hormis

La main prompte à s'ouvrir, et la royale pompe.

Cependant en juillet, sous le ciel indigo,

Sur les pavés mouvants ils ont fait des promesses

Autant que Charles dix avait ouï de messes!

Seule, la poésie incarnée en Hugo

Ne nous a pas déçus, et de palmes divines

Vers l'avenir tournée ombrage nos ruines.

PARIS

Das drængt und stœsst, das ruscht und klappert
Das zischt und quirlt, das zieht und plappert!
Das leuchtet, sprüht, und stinkt und brennt!
Gœthe.. Faust.

Dans la simplicité de mon cœur enfantin
L'œil fixé sur les cieux, j'enviais le destin
De l'oiseau voyageur, du nuage qui passe
Et fait tant de chemin, et dans ce large espace
Voit les mondes sous lui glisser rapidement,
Ainsi qu'un météore aux champs du firmament.
Eugène DE ***.

Hé, Dieu! que de maisons! que de beaux bâtiments!
Estienne de Knobelsdorff.
Salle de réception du diable.
Don Juan, ch. x, st. 81.

Quand il voit le soleil, déchirant le nuage,

De splendides rayons illuminer sa cage,

Et comme un lion d'or secouer, dans le bleu

Qui se fait à l'entour, sa crinière de feu,

L'aigle prisonnier bat avec son aile forte

Les lourds barreaux de fer tant qu'il se tue ou sorte.

—Mon âme est faite ainsi: dans mon corps en prison,

Elle cherche à son vol un plus large horizon;

Quand sur elle d'en haut la sainte Poésie

Abaisse son regard, de grands désirs saisie,

Elle voudrait surgir jusqu'au clair firmament

Afin d'y respirer largement, librement,

Entre la terre et Dieu, bien par delà les nues

Et les plaines d'azur, régions inconnues,

L'air limpide, l'air vierge, où jamais souffle humain

Ne passe, où l'ange seul retrouve son chemin;

Car elle manque d'air, mon âme, dans ce monde

Où la presse en tous sens de son étreinte immonde

Une société qui retombe au chaos,

Du rouge sur la joue et la gangrène aux os!

Il lui faudrait des monts aux cheveux blancs de neige,

De grands rochers à pic, trônes géants où siége,

Ayant pour marchepied le vertige et l'effroi,

La majesté muette et sombre du grand Roi.

Il lui faudrait la voix du tonnerre qui roule

Ses mugissements sourds comme des bruits de foule;

Le torrent qui bondit entre les rocs qu'il fond,

Se tord comme un damné dans l'abîme sans fond,

Jette ses forts abois qu'on entend d'une lieue,

Et, tout échevelé, semble la pâle queue

Du cheval de la mort au livre de saint Jean.

Il lui faudrait au soir la lune voyageant,

Non sur l'angle des toits, mais sur les cimes grêles

Des sapins déployant leurs bras comme des ailes,

Les arêtes des pics et les tours du manoir

De leurs fronts ardoisés découpant le ciel noir.

—Elle n'a pas cela, mon âme, non pas même

L'humble petit coteau, la campagne qu'elle aime,

Le vallon frais et creux, les sveltes peupliers

Dont la bise de nuit berce les fronts pliés,

La chaumière des bois, poussant en bleus nuages

Son filet de fumée à travers les feuillages,

Et dont le toit moussu porte sur son velours

Des fleurs tous les printemps, des pigeons tous les jours;

Le jardin et son puits que festonne une vigne,

Où, des choux à propos interrompant la ligne,

Se pavane un rosier que votre main sema;

Asile calme et vert comme en peint Hobbéma,

Où les chuchotements dont est fait le silence

Troublent seuls du rêveur la douce somnolence!

Non pas même cela: mais la ville aux cent bruits

Où de brouillards noyés les jours semblent des nuits,

Où parmi les toits bleus s'enchevêtre et se cogne

Un soleil terne et mort comme l'œil d'un ivrogne;

Des tuyaux hérissant le faîte des maisons

Que bat la pluie à flots dans toutes les saisons,

Une fumée ardente et de couleur de rouille

Traînant ses longs anneaux sur le ciel qu'elle souille,

Les murs repeints à neuf, ou noircis par le temps,

Jaunes, rouges et verts, semblables aux tartans

Des montagnards d'Écosse, et les vieilles églises

Au sein de la vapeur dressant leurs flèches grises,

Et leurs longs arcs-boutants inclinés de façon

Qu'on croirait à les voir des côtes de poisson;

Puis le peuple grouillant, qui se heurte et se rue,

Fashionables musqués, gueux à mine incongrue,

Grisettes au pied leste, au sourire agaçant,

Beaux tilburys dorés comme l'éclair passant,

Charrettes, tombereaux, ouvrant avec leurs roues,

Comme des nefs dans l'onde, un sillon dans les boues;

—De l'or et de la fange.—Incroyable chaos,

Babel des nations, mer qui bout sans repos,

Chaudière de damnés, cuve immense où fermente,

Vendange de la mort, une foule écumante,

Haillons troués à jour comme un crible, où le vent

Glisse apportant la fièvre et le trépas souvent;

Brocarts d'or et d'argent roides de pierreries,

Des yeux cernés et bleus, des figures flétries,

Du pain dur que l'on mange à la sueur du front,

Oisifs de leurs deux mains frappant leur ventre rond;

Perpétuel contraste, éternelle antithèse,

Paris, la bonne ville, ou plutôt la mauvaise,

Longs grincements de dents et beaux concerts. Voilà!

—Cependant moi, poëte et peintre, je vis là.

1831.

UN VERS DE WORDSWORTH

Spires whose silent finger points to heaven.

Je n'ai jamais rien lu de Wordsworth, le poëte

Dont parle lord Byron d'un ton si plein de fiel,

Qu'un seul vers; le voici, car je l'ai dans la tête:

Clochers silencieux montrant du doigt le ciel.

Il servait d'épigraphe, et c'était bien étrange,

Au chapitre premier d'un roman:—Louisa,—

Les douleurs d'une fille, œuvre toute de fange

Qu'un pseudonyme auteur dans l'Ane mort puisa.

Ce vers frais et pieux, perdu dans ce volume

De lubriques amours, me fit du bien à voir:

C'était comme une fleur des champs, comme une plume

De colombe, tombée au cœur d'un bourbier noir.

Aussi depuis ce temps, lorsque la rime boite,

Que Prospéro n'est pas obéi d'Ariel,

Aux marges du papier je jette, à gauche, à droite,

Des dessins de clochers montrant du doigt le ciel.

DÉBAUCHE

Buvons du grog et cassons-nous les reins.
Chanson des marins.

Tu as Dieu dans la bouche et dans le cœur Satan.
Dubartas.

Je hais plus que la mort cette débauche prude

Qui n'ose sortir que de nuit,

Et retourne la tête avec inquiétude

Tout empourprée au moindre bruit,

Et joue à la vertu comme une honnête femme,

N'ayant pas la force qu'il faut

Pour être hardiment et largement infâme,

Pour porter sa honte front haut.

Aussi le cœur me lève, à ces sobres orgies

Faites dans un salon étroit,

Aux discrètes lueurs de quatre à cinq bougies

Et dont chacun retourne droit;

A ce vice bourgeois, mesquin, suant la prose,

Comme le font les boutiquiers.

Gens qui savent ôter le galbe à toute chose;

Les dandys, avec les banquiers;

Ce vice, homme rangé qui ne l'est qu'à ses heures,

Qui sort calme d'un mauvais lieu,

Comme l'on sortirait des plus chastes demeures

Ou de quelque église de Dieu,

La cravate nouée et les cheveux en ordre,

Le frac boutonné jusqu'au cou,

Pas le plus petit pli sur quoi l'on puisse mordre,

Rien de débraillé, rien de fou,

Rien de hardi, de chaud, de bon viveur, qui fasse

Au reproche mollir la voix

Et dire au père: Il faut que jeunesse se passe,

Comme l'on disait autrefois.

J'aime trente fois mieux une débauche franche,

Jetant son masque de satin,

Le coude sur la nappe et la main sur la hanche,

Criant, buvant jusqu'au matin,

Qui laisse, sans corset, aller sa gorge folle,

Rose encor des baisers du soir,

Qui tord lascivement sa taille souple et molle,

Sur tous les genoux va s'asseoir,

Et bleuissant sa joue au punch qui siffle et flambe

Au fond du cratère vermeil,

Rit de se voir ainsi, danse et montre sa jambe,

Et ne veut pas qu'on ait sommeil:

—C'est une poésie au moins, une palette

Où brillent mille tons divers,

Un type net et franc, une chose complète,

De la couleur! des chants! des vers!

LE BENGALI
A UNE JEUNE FILLE CRÉOLE

Les bengalis dont le ramage est si doux.
Bernardin de Saint-Pierre.

La France et ses printemps, ses hivers inconnus
Où la bise gémit, où les arbres sont nus,
Où l'on voit voltiger ces blancs flocons de neige
Que je désirais voir, et la glace,—que sais-je?
Mlle L. A.

Oiseau dépaysé, qui t'amène vers nous?

Notre soleil est froid, notre ciel en courroux:

Nos bois sont chauves; à nos haies,

A nos buissons armés de dards aigus, au lieu

Des beaux fruits blonds mûris à vos midis de feu,

Pendent à peine quelques baies.

Comme nos passereaux hardis, pauvre étranger,

Bengali du désert, sauras-tu voltiger

Dans nos forêts de cheminées?

Parmi les tuyaux noirs qui fument, sauras-tu

Accrocher ton nid frêle à quelque toit pointu,

Entre deux pierres ruinées?

Entends-tu, bel oiseau, le rauque sifflement

De la bise du nord qui râle incessamment

Et fait chanter la girouette,

Le bruit confus des chars, des cloches, le frisson

De la pluie aux carreaux qui pleurent, et le son

Des tuiles que la grêle fouette?

Ouvre ton aile et pars, retourne-t'en là-bas

Au bois des goyaviers reprendre tes ébats

Dans la savane aux grandes herbes;

Avec les colibris va becqueter les fleurs,

Boire à leurs coupes d'or, te baigner dans leurs pleurs,

Bâtir ton hamac sous leurs gerbes!

LE CAVALIER POURSUIVI

Moi, poëte, je vais du couchant à l'aurore.
Jules de Saint-Félix.

Und hurré! hurré! hop hop hop!
Burger.

C'est un fort beau cheval; une large poitrine,

Des jambes de gazelle, et dans chaque narine

Une fauve lueur,

La queue échevelée, une crinière folle

Qui se déroule au vent comme une banderole

Sur le col en sueur;

Des yeux fiers, pleins de vie, ardents comme la braise,

Qu'on prendrait pour deux trous au mur d'une fournaise

Ou pour deux diamants,

Des yeux illuminés d'une lumière rouge

Comme un soleil dans l'eau, qui frissonne et qui bouge

A tous les mouvements;

Une croupe arrondie où des glands dorés pendent,

Et de souples jarrets dont les muscles se tendent

Comme des arcs d'acier;

Un ongle plus poli que le jaspe ou l'écaille

Quel roi dans son haras eut jamais qui te vaille,

O mon noble coursier!

Tu danses sur les blés comme une sauterelle,

A chacun de tes pieds est attachée une aile,

Ton galop c'est un vol,

Et, quand à bonds pressés tu dévores la plaine,

L'oiseau reste en arrière, et l'ombre peut à peine

Te suivre sur le sol.

La bride sur le col, va, marche, à toi l'espace!

Va, lutte de vitesse avec le vent qui passe

Comme avec un rival;

Va sans crainte;—le monde est grand, la terre est large,

Le vent est déjà loin, trop de vapeur le charge,

Hurrah! mon bon cheval!

Hurrah! des rocs aigus aux tranchantes arêtes,

Fais jaillir en sautant des gerbes de paillettes

Avec ton dur sabot;

Brise cet horizon qui n'a pas une lieue

Et voudrait t'enfermer dans sa muraille bleue

Comme on fait d'un pied-bot.

Chemins rompus, halliers, buissons, ronces, broussailles,

Hérissant leurs stylets, entortillant leurs mailles,

Grands fossés à franchir;

Ravins marécageux, où le feu follet flambe,

Fondrières, rochers, rien n'entrave ta jambe

Qui ne sait pas fléchir.

Oh! comme les maisons, comme les arbres filent!

Oh! comme étrangement sur le ciel ils profilent

Leur contour incertain!

Essor prodigieux, le sol que ton pied foule

Se retire sous toi comme un ruban qu'on roule,

Et tout se fait lointain.

—Vois là-bas, tout là-bas cette flèche d'église,

Qui pour te regarder lève sa tête grise

Par-dessus l'horizon,

Te montre au doigt, te nargue, et comme des reproches,

A ton oreille fait tinter ses quatre cloches

Et galoper le son.

Hop! hop! mon andalous, mon noir,—plus vite encore!

Une course pareille à celle de Lénore!

Je suis content, c'est bien.

Le clocher tout confus derrière un mont se cache,

L'oiseau qui te suivait à peine au ciel fait tache,

Et je n'entends plus rien.

Mais quoi donc! tu faiblis.—Çà, veux-tu que je teigne

Mes éperons en pourpre à ton flanc brun qui saigne?

Allons, courage, allons!

Car nous sommes suivis, mon brave, d'un Vampire,

Je sens, tiède à mon dos, le souffle qu'il aspire,

Il est sur nos talons.

Que derrière tes pas cette porte se ferme,

Et nous sommes sauvés.—Nous touchons presque au terme;

Saute, vole, bondis!

—Le monstre ne peut rien sur moi dans cette chambre

D'où s'exhale un parfum de fleurs, de femme et d'ambre,

Comme d'un paradis!

N'as-tu pas vu son œil luire à la jalousie?

Tout mon bonheur est là, toute ma poésie,

Mes souvenirs, ma foi,

Tout, avec mon amour; c'est ma pâle créole,

Le soleil de mon cœur, mon âme, mon idole,

Ma Béatrix à moi.

C'en est fait, le voilà, mes prières sont vaines;

Il m'éteint les regards et m'entrouvre les veines

De ses ongles de fer,

Courbe mon dos et met sur ma tête pendante

Une chape de plomb comme aux damnés du Dante

Dans le neuvième enfer.

Tu cours bien, mon cheval, et ta croupe est fidèle,

Tu dépasses le vent, le son et l'hirondelle;

Mais il court bien mieux, lui,

Et pourtant ce coureur, ce n'est pas un arabe,

Un anglais de pur sang,—ce n'est qu'un vilain crabe

Aux pieds boiteux,—l'ennui.

1826-1832.

120

ALBERTUS
ou
L'AME ET LE PÉCHÉ
LÉGENDE THÉOLOGIQUE

You shall see anon, 'tis a knavish
Piece of work.
Hamlet, III, 2.

122

ALBERTUS
OU
L'AME ET LE PÉCHÉ
LÉGENDE THÉOLOGIQUE
POËME

You shall see anon, 'tis a knavish
Piece of work.
Hamlet, III, 2.

I

Sur le bord d'un canal profond dont les eaux vertes

Dorment, de nénufars et de bateaux couvertes,

Avec ses toits aigus, ses immenses greniers,

Ses tours au front d'ardoise où nichent les cigognes,

Ses cabarets bruyants qui regorgent d'ivrognes,

Est un vieux bourg flamand tel que les peint Teniers.

—Vous reconnaissez-vous?—Tenez, voilà le saule,

De ses cheveux blafards inondant son épaule

Comme une fille au bain; l'église et son clocher,

L'étang où des canards se pavane l'escadre;

Il ne manque vraiment au tableau que le cadre

Avec le clou pour l'accrocher.

II

Confort et far-niente!—toute une poésie

De calme et de bien-être, à donner fantaisie

De s'en aller là-bas être Flamand; d'avoir

La pipe culottée et la cruche à fleurs peintes,

Le vidrecome large à tenir quatre pintes,

Comme en ont les buveurs de Brauwer, et le soir

Près du poêle qui siffle et qui détonne, au centre

D'un brouillard de tabac, les deux mains sur le ventre,

Suivre une idée en l'air, dormir ou digérer,

Chanter un vieux refrain, porter quelque rasade,

Au fond d'un de ces chauds intérieurs, qu'Ostade

D'un jour si doux sait éclairer!

III

A vous faire oublier, à vous, peintre et poëte,

Ce pays enchanté dont la Mignon de Gœthe,

Frileuse, se souvient, et parle à son Wilhem;

Ce pays du soleil où les citrons mûrissent,

Où de nouveaux jasmins toujours s'épanouissent:

Naples pour Amsterdam, le Lorrain pour Berghem;

A vous faire donner pour ces murs verts de mousses

Où Rembrandt, au milieu de ces ténèbres rousses,

Fait luire quelque Faust en son costume ancien,

Les beaux palais de marbre aux blanches colonnades,

Les femmes au teint brun, les molles sérénades,

Et tout l'azur vénitien!

IV

Dans ce bourg autrefois vivait, dit la chronique,

Une méchante femme ayant nom Véronique;

Chacun la redoutait, et répétait tout bas

Qu'on avait entendu des murmures étranges

Autour de sa demeure, et que de mauvais anges

Venaient pendant la nuit y prendre leurs ébats.

—C'étaient des bruits sans nom inconnus à l'oreille,

Comme la voix d'un mort qu'en sa tombe réveille

Une évocation; de sourds vagissements

Sortant de dessous terre, et des rumeurs lointaines,

Des chants, des cris, des pleurs, des cliquetis déchaînés,

D'épouvantables hurlements.

V

Même dame Gertrude avait un jour d'orage

Vu de ses propres yeux, du milieu d'un nuage,

A cheval sur la foudre un démon noir sortir,

Traverser le ciel rouge, et dans la cheminée,

De bleuâtres vapeurs soudain environnée,

La tête la première en hurlant s'engloutir.

La grange du fermier Justus Van Eyck s'embrase

Sans qu'on puisse l'éteindre, et par sa chute écrase,

Avalanche de feu, quatre des travailleurs.

Des gens dignes de foi jurent que Véronique

Se trouvait là, riant d'un rire sardonique,

Et grommelant des mots railleurs!

VI

La femme du brasseur Cornelis met au monde,

Avant terme, un enfant couvert d'un poil immonde,

Et si laid que son père eût voulu le voir mort.

—On dit que Véronique avait sur l'accouchée

Depuis ce temps malade, et dans son lit couchée,

Par un mystère noir jeté ce mauvais sort.

Au reste, tous ces bruits, son air sauvage et louche

Les justifiait bien.—Œil vert, profonde bouche,

Dents noires, front coupé de rides, doigts noueux,

Dos voûté, pied tortu sous une jambe torse,

Voix rauque, âme plus laide encor que son écorce,

Le diable n'est pas plus hideux.

VII

Cette vieille sorcière habitait une hutte,

Accroupie au penchant d'un maigre tertre, en butte

L'été comme l'hiver au choc des quatre vents;

Le chardon aux longs dards, l'ortie et le lierre

S'étendent à l'entour en nappe irrégulière;

L'herbe y pend à foison ses panaches mouvants,

Par les fentes du toit, par les brèches des voûtes

Sans obstacle passant, la pluie à larges gouttes

Inonde les planchers moisis et vermoulus.

A peine si l'on voit dans toute la croisée

Une vitre sur trois qui ne soit pas brisée,

Et la porte ne ferme plus.

VIII

La limace baveuse argente la muraille

Dont la pierre se gerce et dont l'enduit s'éraille;

Les lézards verts et gris se logent dans les trous,

Et l'on entend le soir sur une note haute

Coasser tout auprès la grenouille qui saute,

Et râler aigrement les crapauds à l'œil roux.

—Aussi, pendant les soirs d'hiver, la nuit venue,

Surtout quand du croissant une ouateuse nue

Emmaillotte la corne en un flot de vapeur,

Personne,—non pas même Eisenbach le ministre,—

N'ose passer devant ce repaire sinistre

Sans trembler et blêmir de peur.

IX

De ces dehors riants l'intérieur est digne:

Un pandémonium! où sur la même ligne,

Se heurtent mille objets fantasquement mêlés.

—Maigres chauves-souris aux diaphanes ailes,

Se cramponnant au mur de leurs quatre ongles frêles,

Bouteilles sans goulot, plats de terre fêlés,

Crocodiles, serpents empaillés, plantes rares,

Alambics contournés en spirales bizarres,

Vieux manuscrits ouverts sur un fauteuil bancal,

Fœtus mal conservés saisissant d'une lieue

L'odorat, et collant leur face jaune et bleue

Contre le verre du bocal!

X

Véritable sabbat de couleurs et de formes,

Où la cruche hydropique, avec ses flancs énormes,

Semble un hippopotame, et la fiole au grand cou,

L'ibis égyptien au bord du sarcophage

De quelque Pharaon ou d'un ancien roi mage;

Ivresse d'opium et vision de fou,

Où les récipients, matras, siphons et pompes,

Allongés en phallus ou tortillés en trompes,

Prennent l'air d'éléphants et de rhinocéros,

Où les monstres tracés autour du zodiaque,

Portant écrit au front leur nom en syriaque,

Dansent entre eux des boléros!

XI

Poudreux entassement de machines baroques

Dont l'œil ne peut saisir les contours équivoques,

Et de bouquins, sans titre en langage chrétien!

Tohu-bohu! chaos où tout fait la grimace,

Se déforme, se tord, et prend une autre face;

Glace vue à l'envers où l'on ne connaît rien,

Car tout est transposé. Le rouge y devient fauve,

Le blanc noir, le noir bleu; jamais sous une alcôve

Smarra n'a dessiné de fantômes plus laids.

C'est la réalité des contes fantastiques,

C'est le type vivant des songes drôlatiques;

C'est Hoffmann, et c'est Rabelais!

XII

Pour rendre le tableau complet, au bord des planches

Quelques têtes de morts vous apparaissent blanches,

Avec leurs crânes nus, avec leurs grandes dents,

Et leurs nez faits en trèfle et leurs orbites vides

Qui semblent vous couver de leurs regards avides.

Un squelette debout et les deux bras pendants,

Au gré du jour qui passe au treillis de ses côtes,

Que du sépulcre à peine ont désertés les hôtes,

Jette son ombre au mur en linéaments droits.

En entrant là, Satan, bien qu'il soit hérétique,

D'épouvante glacé, comme un bon catholique

Ferait le signe de la croix.

XIII

Et pourtant cet enfer est un ciel pour l'artiste.

Teniers à cette source a pris son Alchimiste,

Callot bien des motifs de sa Tentation;

Gœthe a tiré de là la scène tout entière

Où Méphistophélès mène chez la sorcière

Faust, qui veut rajeunir, boire la potion.

—L'illustre baronnet sir Walter Scott lui-même

(Jedediah Cleishbotham) y puisa plus d'un thème.

—Ce type qu'il répète infatigablement,

Meg de Guy Mannering, ressemble à s'y méprendre

A notre Véronique,—il n'a fait que la prendre

Et déguiser le vêtement.

XIV

Le plaid bariolé de tartan et la toque

Dissimulent la jupe et le béguin à coque.

L'Écosse a remplacé la Flandre;—voilà tout.

Ensuite il m'a volé, l'infâme plagiaire,

Cette description (voyez son Antiquaire),

Le chat noir,—Marius sur ces restes debout!—

Et mille autres détails. Je le jurerais presque,

Celui que fit l'hymen du sublime au grotesque,

Créa Bug, Han, Cromwell, Notre-Dame, Hernani,

Dans cette hutte même a ciselé ces masques

Que l'on croirait, à voir leurs galbes si fantasques,

De Benvenuto Cellini.

XV

Le matou dont il est parlé dans l'autre strophe

Était le bisaïeul de Murr, ce philosophe,

Dont l'histoire enlacée à celle de Kreissler

M'a fait plus d'une fois oublier que la bûche

Prenait en s'éteignant sa robe de peluche,

Et que minuit sonnait et que c'était l'hiver.

Mon pauvre Childebrand à l'amitié si franche,

Le meilleur cœur de chat et l'âme la plus blanche

Qui se puissent trouver sous des poils aussi noirs,

Cet ami dont la mort m'a causé tant de peine,

Que depuis ce temps-là j'ai pris la vie en haine,

Était aussi l'un de ses hoirs.

XVI

Ce digne chat était du reste l'être unique

Admis dans ce repaire, et pour qui Véronique

Eût de l'affection;—peut-être bien aussi

Était-il seul au monde à l'aimer;—vieille, laide

Et pauvre, qui l'eût fait? C'est un mal sans remède;

Ceux qu'on hait sont méchants, et l'on s'excuse ainsi.

—Il fait nuit, tout se tait; une lumière rouge,

Intermittente, oscille aux vitrages du bouge;

—Notre matou, couché sur le fauteuil boiteux,

Regarde d'un air grave et plein d'intelligence

La vieille qui s'agite et qui fait diligence

Pour quelque mystère honteux;

XVII

Ou bien, frottant sa patte à sa moustache raide,

Lustre son poil soyeux comme l'hermine, à l'aide

De sa langue âpre et dure, et frileux, pour dormir

Entre les deux chenets, près des tisons, en boule,

La tête sous la queue artistement se roule.

—La bise cependant continue à gémir,

L'orfraie aux sifflements rauques de la tempête

Mêle ses cris; le toit craque, la bûche pète,

La flamme tourbillonne, et dans un grand chaudron,

Sous des flocons d'écume, une eau puante et noire

Danse en accompagnant de son bruit la bouilloire

Et le matou qui fait ron ron.

XVIII

Minuit est le moment voulu pour l'œuvre inique;

Minuit sonne.—Aussitôt l'infâme Véronique

Trace de sa baguette un rond sur le plancher,

Et se place au milieu;—des milliers de fantômes

Hors du cercle magique, ainsi que des atomes

Qu'un rayon de soleil dans l'ombre vient chercher,

Tremblent, points lumineux sur la tenture noire.

—La vieille cependant murmure son grimoire,

Pousse des cris aigus, dit des mots dont le son,

Pareil au bruit que font les marteaux d'une forge,

Vous écorche l'oreille et vous prend à la gorge

Comme une mauvaise boisson.

XIX

Mais ce n'est pas là tout,—pour finir le mystère,

Elle jette un par un ses vêtements à terre

Et se met toute nue;—oh! c'était effrayant!—

Le squelette blanchi dont la bise se joue,

Et qui depuis six mois fait aux corbeaux la moue

Du haut d'une potence, est un objet riant,

Près de cette carcasse aux mamelles arides,

Au ventre jaune et plat, coupé de larges rides,

Aux bras rouges pareils à des bras de homard.

Horror! horror! horror! comme dirait Shakspeare,

—Une chose sans nom,—impossible à décrire,

Un idéal de cauchemar!

XX

Dans le creux de sa main elle prend cette eau brune

Et s'en frotte trois fois la gorge.—Non, aucune

Langue humaine ne peut conter exactement

Ce qui se fit alors!—Cette mamelle flasque,

Qui s'en allait au vent comme s'en va la basque

D'un vieil habit râpé, miraculeusement

Se gonfle et s'arrondit;—le nuage de hâle

Se dissipe: on dirait une boule d'opale

Coupée en deux, à voir sa forme et sa blancheur.

Le sang en fils d'azur y court, la vie y brille

De manière à pouvoir, même avec une fille

De quinze ans, lutter de fraîcheur.

XXI

Elle se frotte l'œil et puis toute la face;

—La rose y reparaît, le moindre pli s'efface,

Comme les plis de l'eau quand le vent est tombé;

L'émail luit dans sa bouche, une vive étincelle,

Un diamant de feu nage dans sa prunelle;

Ses cheveux sont de jais, son corps n'est plus courbé.

—Elle est belle à présent, mais belle à faire envie.

Plus d'un beau cavalier exposerait sa vie

Seulement pour toucher sa main du bout du doigt,

Et l'on ne songe pas, en voyant cette tête

Si charmante, ce corps, cette taille parfaite,

A quels moyens elle les doit.

XXII

Une perle d'amour!—De longs yeux en amande

Parfois d'une douceur tout à fait allemande,

Parfois illuminés d'un éclair espagnol;

Deux beaux miroirs de jais, à vous donner l'envie

De vous y regarder pendant toute la vie,

—Un son de voix plus doux qu'un chant de rossignol;

Sontag et Malibran, dont chaque note vibre,

Et dans le cœur se noue à quelque intime fibre;

La malice de Puck, la grâce d'Ariel,

Une bouche mutine où la petite moue

D'Esmeralda se mêle au sourire et se joue;

—Un miracle, un rêve du ciel!—

XXIII

Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle,

—Très-belle!—c'est-à-dire elle paraissait telle,

Et c'est la même chose.—Il suffit que les yeux

Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime.

—Le bonheur qui nous vient d'un mensonge est le même

Que s'il était prouvé par l'algèbre.—Être heureux,

Qu'est-ce? Sinon le croire et caresser son rêve,

Priant Dieu qu'ici-bas jamais il ne s'achève;

Car la foi seule peut nous faire voir le ciel

Dans l'exil de la vie, et ce désert du monde

Où la félicité sur le néant se fonde,

Et le malheur sur le réel.

XXIV

La flamme qui dormait s'éveille;—Véronique

Sort du cercle, revêt une blanche tunique,

Une robe de pourpre,—au lieu du béguin noir

Qu'elle portait avant, sur sa tête elle place

Un chaperon d'hermine, et, prenant une glace,

S'y mire plusieurs fois et sourit de se voir.

La lune en ce moment, par une déchirure

De nuage, dardait sa clarté faible et pure;

—La porte était ouverte, en sorte qu'on pouvait

Du dehors distinguer le dedans, et sans doute

Si quelqu'un à cette heure eût passé sur la route,

Il aurait pensé qu'il rêvait.

XXV

Véronique, du bout de sa baguette touche

Le matou qui lui lance un regard faux et louche,

Et se roule à ses pieds en faisant le gros dos;

Tourne trois fois en rond, fait des signes mystiques,

Et prononce tout bas des mots cabalistiques:

—Spectacle à vous figer la moelle dans les os!—

A la place du chat paraît un beau jeune homme,

Nez aquilin, front haut, moustache noire, comme

La jeune fille en voit dans ses songes d'amour.

—Avec son manteau rouge et son pourpoint de soie,

Sa dague de Tolède au pommeau qui chatoie,

Vraiment il était fait au tour!

XXVI

—C'est bien, dit Véronique, en tendant sa main blanche

Au jeune cavalier qui, le poing sur la hanche,

En silence attendait;—don Juan, conduisez-moi.

—Juan s'inclina.—Madame, où faut-il qu'on vous mène?

La dame se pencha sur son oreille; à peine

Deux syllabes,—don Juan comprit.—Holà donc! toi,

Leporello, dit-il d'une voix haute et claire,

Madame veut sortir, prends une torche, éclaire

Madame.—A l'instant même une cire à la main

Leporello paraît amenant la voiture;

Ils y montent,—le fouet claque, le cocher jure,

Et les voilà sur le chemin.

XXVII

Mais quel chemin encor?—C'est un profond mystère.

—Il faisait nuit; d'ailleurs, dans ce lieu solitaire

Qui diable eût pu les voir?—Personne; tout dormait;

La lune avait bandé ses yeux bleus d'un nuage

De peur d'être indiscrète.—Au terme du voyage,

Sans que nul se doutât de ce qu'elle enfermait,

La voiture parvint.—Pas un seul grain de boue

A ses larges panneaux armoriés;—la roue,

Comme si les cailloux eussent été doublés

De soie et de velours, roulait muette et sourde

A travers champs, toujours tout droit, et si peu lourde

Qu'elle ne couchait pas les blés!

XXVIII

Pour le présent, la scène est transportée à Leyde.

—Ce singe enjuponné, cette sorcière laide

A faire à Belzébuth tourner les deux talons;

—Jeune et belle à présent, vivante poésie,

Trésor de grâces, fait sécher de jalousie

Sous leurs vertugadins chamarrés de galons,

Leurs bonnets à carcasse élevés de six toises,

Les beautés à la mode et les Vénus bourgeoises

De l'endroit;—le salon de dame Barbara

Von Altenhorff,—celui de la comtesse anglaise

Cecilia Wilmot est vide; on est à l'aise

Chez la landgrave de Gotha!

XXIX

Jeunes et vieux,—robins en perruque poudrée,

Fats portant autour d'eux une atmosphère ambrée;

Militaires en beaux uniformes, traînant

Sur le parquet sonore une épée incongrue;

Peintres, musiciens,—tout le monde se rue

Chez l'étrangère, et bien qu'il soit peu convenant,

Au dire d'une vieille et méchante bégueule,

D'accaparer ainsi les hommes pour soi seule,

Surtout lorsque l'on n'a qu'un minois chiffonné

Et la beauté du diable,—on s'y portait;—l'unique

Entretien de la ville était sur Véronique:

Jamais nom ne fut plus prôné!

XXX

C'était un engouement, un délire, une rage,

Des battements de mains, des bravos, un tapage,

Quand elle paraissait, à ne s'entendre pas.

—Jamais dilettanti n'ont du fond de leurs loges

Sur la prima dona fait pleuvoir plus d'éloges,

De bouquets et de vers, certes, qu'à chaque pas

La belle Véronique—aux bals, dans les théâtres,

Partout,—n'en recevait des Mein hers idolâtres.

—Les poëtes faisaient des sonnets sur ses yeux

Et l'appelaient soleil ou lune—en acrostiches;

Les peintres barbouillaient son image,—et les riches

Se ruinaient à qui mieux mieux.

XXXI

Elle donnait le ton, et, reine de la mode,

Elle était adorée ainsi qu'une pagode;

—Personne n'eût osé la contredire en rien:—

La forme des chapeaux, et la coupe des manches,

Lequel fait mieux, des fleurs ou bien des plumes blanches?

Quelle parure sied?—quelle couleur va bien?

S'il faut mettre du rouge ou non (question grave!)

Elle décidait tout.—La femme du margrave

Tielemanus Van Horn, la fille du vieux duc,

Avaient beau protester par leur mise hérétique,

—A peine voyait-on dans leur salon gothique

Un laid Sigisbeo caduc.

XXXII

Young fût devenu gai, le pleureur Héraclite,

S'essuyant l'œil, eût ri plus fort que Démocrite

Au spectacle plaisant des efforts que faisaient

Les dames de l'endroit, Iris courtes et grasses,

Pour s'habiller comme elle et copier ses grâces;

—Des ingénuités dont les moindres pesaient

Trois ou quatre quintaux;—des faces rubicondes

Avec des fleurs, des nœuds de rubans, et des blondes,

—Des montagnes de chair à la Rubens,—au lieu

De bons velours d'Utrecht, de brocards à ramages,

Portant de fins tissus, des gazes, des nuages!

Quel travestissement, bon Dieu!

XXXIII

Notre héroïne au reste était toujours charmante,

Parée ou non,—avec son voile, avec sa mante,

En bonnet, en chapeau,—de toutes les façons!

—Tout sur elle vivait.—Les plis semblaient comprendre

Quand il fallait flotter et quand il fallait pendre;

La soie intelligente arrêtait ses frissons,

Ou les continuait gazouillant ses louanges;

—Une brise à propos faisait onder ses franges,

Ses plumes palpitaient ainsi que des oiseaux

Qui vont prendre l'essor et qui battent des ailes;

—Une invisible main soutenait ses dentelles

Et se jouait dans leurs réseaux.

XXXIV

La moindre chose, un rien, elle était bien coiffée;—

Chaque bout de ruban, chaque fleur était fée;

Tout ce qui la touchait devenait précieux;

Tout était de bon goût, et (qualité bien rare)

Quel que fût son habit, galant, riche ou bizarre,

On n'apercevait qu'elle,—elle seule,—ses yeux

Faisaient des diamants pâlir les étincelles.

Les perles de ses dents paraissaient les plus belles,

La blancheur de sa peau ternissait le satin.

Disinvolture, esprit lutin, grâce câline,—

Tour à tour Camargo, Manon Lescaut, Philine,

Une ravissante catin!

XXXV

—Le conseiller aulique Hans et Meister Philippe

Pour elle avaient laissé le genièvre et la pipe;

—C'était vraiment plaisir de voir ces bons Flamands,

Types complets,—gros, courts, la face réjouie,

Négligeant leur tulipe enfin épanouie,

Transformés en dandys, et faire les charmants

Auprès de la Diva.—Les femmes et les mères

Ne lui ménageaient pas les critiques amères,

Mais elle allait toujours son train,—sans en perdre un,

Et, s'inquiétant peu de ce vain caquetage,

Accueillait tout le monde et recevait l'hommage

Et les rixdales de chacun.

XXXVI

Deux mois sont écoulés.—Capricieuse reine,

Ce jour-là Véronique avait une migraine,

Ou prétendait l'avoir, et ne recevait pas.

Les courtisans faisaient en grand nombre antichambre.

—Dans un riche boudoir où des pastilles d'ambre

Jettent un doux parfum, où tous les bruits de pas

Sur de beaux tapis turcs, comme sur l'herbe, meurent,

Où le timbre qui chante et les bûches qui pleurent

Troublent seuls le silence avec leurs grêles voix.

Notre belle,—en peignoir du matin, pâle et blanche

Comme une perle,—au bord d'un guéridon se penche

Froissant un papier sous ses doigts.

XXXVII

Elle boude!—mon Dieu, qu'une femme qui boude

A de grâces! La main sous le menton, le coude,

Tel qu'un arceau de jaspe, appuyé mollement

Sur un genou,—le corps qui s'affaisse et se ploie,

Ainsi qu'un bouton d'or qu'une goutte d'eau noie;

—Les cheveux débouclés qui cachent par moment

Ou laissent voir, selon que le zéphyr s'en joue,

Ou que les doigts mutins les peignent, une joue

Transparente et nacrée, un front veiné d'azur,

Comme dans les jardins font les branches des arbres,

De leurs réseaux voilant ou découvrant les marbres

Debout sous leur ombrage obscur.

XXXVIII

Qui cause ce chagrin? En se levant, s'est-elle

Dans sa glace trouvée ou vieillie ou moins belle?

—A-t-elle découvert dans ses boucles de jais

Un pâle fil d'argent? à ses dents une tache?

Les deux bouts du ruban, sous la main qui l'attache

Seraient-ils donc trop courts pour son corps plus épais?

—Cette robe attendue et sur laquelle on compte

Pour enlever à miss Wilmot le cœur du comte,

S'est-elle déchirée ou fripée en chemin?

Son épagneul est-il malade?—Quelque fièvre,

Après trois nuits de bal, a-t-elle de sa lèvre

Décoloré le pur carmin?

XXXIX

Son œil est-il moins vif, son col moins blanc? l'ovale

De son visage grec moins pur?—Quelque rivale,

Avec plus de jeunesse ou plus de diamants,

A-t-elle au dernier raoût fait tourner plus de têtes?

Non,—elle est bien toujours la déesse des fêtes;—

Tout ploie à ses genoux.—Hier, l'un de ses amants

Pris d'un beau désespoir, la voyant infidèle,

S'est jeté dans le Rhin;—et ce matin, pour elle,

Ludwig de Siegendorff en duel s'est battu;

Son adversaire est mort,—lui blessé;—voilà certe

Un beau succès!—tout Leyde est en l'air et disserte.

Pourquoi donc ce front abattu?

XL

Pourquoi donc ces sourcils qui tremblent et se plissent?

Ces longs cils noirs baissés où quelques larmes glissent,

Qui palpitent jetant sur le satin des chairs

Une auréole brune, une ombre veloutée,

Comme Lawrence en peint?—cette gorge agitée

Dans sa prison de crêpe et sous les réseaux clairs

Ondant comme la neige au vent d'une tempête?

Quelle pensée étrange à cette folle tête

Donne un air si rêveur?—Est-ce le souvenir

De son premier amour et de ses jours d'enfance?

—Regret d'avoir perdu cette belle innocence?

—Est-ce la peur de l'avenir?

XLI

Ce n'est pas cela, non;—elle est trop corrompue

Pour ne pas oublier, et la chaîne est rompue

Qui liait son présent à son passé.—D'ailleurs,

Je ne crois pas qu'elle ait dans un pli de son âme

Un de ces souvenirs qui, dans tout cœur de femme,

Si dépravé qu'il soit, restent des jours meilleurs,

Et se gardent sans tache au fond de sa mémoire,

Comme fait une perle au creux d'une onde noire.

—Ce n'est qu'une coquette, elle n'a pas aimé:

Le bal, un souper fin, quelque soirée à rendre,

Le plaisir l'étourdit, et l'empêche d'entendre

La voix de son cœur comprimé.

XLII

Voici le fait:—la veille on jouait au théâtre

Le Don Juan de Mozart. Avec sa cour folâtre

De jeunes merveilleux, papillons de boudoir,

Dont quelque Staub de Leyde a découpé les ailes,

Véronique était là, le pôle des prunelles,

Coquetant dans sa loge et radieuse à voir.

—Les femmes sous leur fard pâlissaient de colère

Et se mordaient la lèvre;—elle, sûre de plaire,

Comme le paon sa queue, ouvrait son éventail,

Parlait, riait tout haut, laissait choir sa lorgnette,

Otait son gant, faisait sentir sa cassolette,

Ou chatoyer son riche émail.

XLIII

Les acteurs avaient beau s'évertuer en scène,

Filer les plus beaux sons, ils y perdaient leur peine.

—En vain Leporello pas à pas suivait Juan;

En vain le Commandeur faisait tonner ses bottes,

Zerline gazouillait jouant avec les notes,

Dona Anna pleurait.—Ils auraient bien un an

Continué ce jeu sans que l'on y prit garde:

—Le parterre est distrait,—l'on cause, l'on regarde,

Mais d'un autre côté;—sous les binocles d'or

Braqués au même point le désir étincelle;

Véronique sourit;—le bonheur d'être belle

La fait dix fois plus belle encor.

XLIV

Seul un homme debout auprès d'une colonne,

Sans que ce grand fracas le dérange ou l'étonne,

A la scène oubliée attachant son regard,

Dans une extase sainte enivre ses oreilles.

De ces accords profonds, de ces hautes merveilles

Qui font luire ton nom entre tous,—ô Mozart!—

Ton génie avait pris le sien, et de ses ailes

Le poussait par delà les sphères éternelles.

L'heure, le lieu, le monde, il ne savait plus rien,

Il s'était fait musique, et son cœur en mesure

Palpitait et chantait avec une voix pure,

Et lui seul te comprenait bien.

XLV

Tout au plus dans l'entr'acte avait-il sur la belle

Jeté l'œil, froidement, et sans que sa prunelle

S'allumât, comme si le regard contre un mur

Eût été se briser.—Pourtant, comme une balle,

Cette œillade d'un bout à l'autre de la salle,

Au cœur de Véronique arrivant d'un vol sûr,

Y fit sans le vouloir une blessure grave,

—Une blessure à mort.—Ainsi l'on voit un brave

Être tué sans gloire à l'angle d'un buisson

Par le coup de fusil tiré sur quelque lièvre,

Par la tuile qui tombe, ou mourir de la fièvre

En revenant dans sa maison.

XLVI

Celle qui, jusqu'alors comme la salamandre,

Froide au milieu des feux, daignait à peine rendre

Pour une passion un caprice en retour,

Et se faisait un jeu (c'est le plaisir des femmes)

De torturer les cœurs et de damner les âmes,

Celle qui sans pitié se jouait d'un amour,

Comme un enfant cruel de son hochet qu'il casse

Et rejette bien loin aussitôt qu'il le lasse,

Souffre aujourd'hui les maux qu'elle causait hier:

Elle faisait aimer, et maintenant elle aime!

L'oiseleur à la fin s'est englué lui-même;

Il est vaincu ce cœur si fier!

XLVII

C'est le train de la vie et de la destinée;

Quand au timbre fatal l'heure est enfin sonnée,

Nul ne peut retarder sa défaite d'un jour.

—Quelle vertu qu'on ait, ou qu'on fuie ou qu'on reste,

Tout cède à ce pouvoir infernal ou céleste:

On ne saurait tromper ni son sort ni l'amour.

—Amour, joie et fléau du monde,—douce peine,

Misère qu'on regrette et de charmes si pleine;

—Rire qui touche aux pleurs,—souci pâle et charmant,

Mal que l'on veut avoir;—Paradis,—Enfer,—Songe

Commencé dans le ciel, que sur terre on prolonge,

Mystérieux enchantement!

XLVIII

Poignante Volupté,—plaisir qui fait peut-être

L'homme l'égal de Dieu! qui ne veut vous connaître

S'il ne vous a connu, moments délicieux,

Et si longs et si courts qui valent une vie,

Et que voudrait payer l'Ange qui les envie

De son éternité de bonheur dans les cieux!—

Mer de félicité,—ravissement,—extase,

Dont ne saurait donner l'idée aucune phrase

Soit en vers soit en prose!—Heures du rendez-vous,

Belles nuits sans sommeils, râles, sanglots d'ivresse,

Soupirs, mots inconnus qu'étouffe une caresse,

Baisers enragés, désirs fous!

XLIX

Amour! le seul péché qui vaille qu'on se damne,

—En vain dans ses sermons le prêtre te condamne;

En vain dans son fauteuil, besicles sur le nez,

La maman te dépeint comme un monstre à sa fille,

—En vain Orgon jaloux ferme sa porte, et grille

Ses fenêtres.—En vain dans leurs livres mort-nés,

Contre toi longuement les moralistes crient,

En vain de ton pouvoir les coquettes se rient;—

La novice à ton nom fait un signe de croix;

Jeune ou vieux, laid ou beau, teint vermeil ou teint blême,

Anglais, Français, païen ou chrétien,—chacun aime

Au moins dans sa vie une fois.

L

Moi, ce fut l'an passé que cette frénésie

Me vint d'être amoureux.—Adieu, la poésie!

Je n'avais pas assez de temps pour l'employer

A compasser des mots:—adorer mon idole,

La parer, admirer sa chevelure folle,

Mer d'ébène où ma main aimait à se noyer;

L'entendre respirer, la voir vivre, sourire

Quand elle souriait, m'enivrer d'elle, lire

Ses désirs dans ses yeux; sur son front endormi

Guetter ses rêves; boire à sa bouche de rose

Son souffle en un baiser,—je ne fis autre chose

Pendant quatre mois et demi.

LI

Sans cela l'univers aurait eu mon poëme

En mil huit cent vingt-neuf, et beaucoup plus tôt même;

Mais, comme je l'ai dit, je n'avais pas le temps

D'enfiler dans un vers des mots, comme des perles

Dans un cordon.—J'allais ouïr siffler les merles

Avec elle aux grands bois;—l'on était au printemps.

Elle, comme un enfant, courait dans la rosée

Après les papillons, et la jambe arrosée

D'une pluie argentée, allait chantant toujours;

Chaque fleur sous ses pas inclinait son ombelle.

—Moi, je la regardais;—la nature était belle,

Et riait comme nos amours.

LII

Mai dans le gazon vert faisait rougir la fraise:

—Dès qu'elle en trouvait une, heureuse et sautant d'aise,

Elle accourait bien vite et voulait partager;

Moi, je ne voulais pas;—c'était une bataille!

D'un bras j'emprisonnais ses deux bras et sa taille,

Et de mon autre main je la faisais manger.

Elle me résistait d'abord, mais, bientôt lasse

D'une lutte inégale, elle demandait grâce,

Promettant de payer en baisers sa rançon.

—Alors, comme un oiseau dont on ouvre la cage,

Elle prenait son vol et fuyait, la sauvage,

Se cacher derrière un buisson.

LIII

Et puis je l'entendais rire sous la feuillée

De me tromper ainsi.—Quelque abeille éveillée

Sortant d'une clochette, un lézard, un faucheux,

Arpentant son col blanc avec ses pattes grêles,

Une chenille prise aux plis de ses dentelles,

La ramenait bientôt poussant des cris affreux.

—Elle cachait son front contre moi, toute blanche;

Tressaillant quand le vent remuait une branche,

Ses beaux seins effarés, au tic tac de son cœur

Tremblaient et palpitaient comme deux tourterelles

Surprises dans le nid, qui font un grand bruit d'ailes

Entre les doigts de l'oiseleur.

LIV

Tout en la rassurant, d'une main aguerrie

Je saisissais le monstre, et de sa peur guérie

Elle recommençait à rire, et s'asseyait

Sur un de mes genoux se moquant d'elle-même,

Et m'embrassait disant:—Mon Dieu, comme je l'aime!

Puis le baiser rendu, rêveuse, elle appuyait

Sa tête à mon épaule, et fermait sa paupière

Comme pour s'endormir.—Un long jet de lumière,

Traversant les rameaux, dorait son front charmant;

—Le rossignol chantait et perlait ses roulades,

Un vent tout parfumé, sous les vertes arcades

Soupirait langoureusement.

LV

Nous ne nous disions rien, et nous avions l'air triste,

Et pourtant, ô mon Dieu! si le bonheur existe

Quelque part ici-bas, nous étions bien heureux.

—Qu'eût servi de parler?—Sur nos lèvres pressées

Nous arrêtions les mots, nous savions les pensées;

Nous n'avions qu'un esprit, qu'une seule âme à deux.

—Comme emparadisés dans les bras l'un de l'autre,

Nous ne concevions pas d'autre ciel que le nôtre.

Nos artères, nos cœurs vibraient à l'unisson;

Dans les ravissements d'une extase profonde,

Nous avions oublié l'existence du monde,

Nos yeux étaient notre horizon.


LVI

Tout ce bonheur n'est plus. Qui l'aurait dit? nous sommes

Comme des étrangers l'un pour l'autre; les hommes

Sont ainsi;—leur toujours ne passe pas six mois.—

L'amour s'en est allé, Dieu sait où;—ma princesse,

Comme un beau papillon qui s'enfuit et ne laisse

Qu'une poussière rouge et bleue au bout des doigts.

Pour ne plus revenir a déployé son aile,

Ne laissant dans mon cœur, plus que le sien fidèle,

Que doutes du présent et souvenirs amers.

Que voulez-vous?—la vie est une chose étrange;

En ce temps-là j'aimais, et maintenant j'arrange

Mes beaux amours en méchants vers.

LVII

Bénévole lecteur, c'est toute mon histoire

Fidèlement contée, autant que ma mémoire,

Registre mal en ordre, a pu me rappeler

Ces riens qui furent tout, dont l'amour se compose

Et dont on rit ensuite.—Excusez cette pause:

La bulle que j'avais pris plaisir à souffler,

Et qui flottait en l'air des feux du prisme teinte,

En une goutte d'eau tout à coup s'est éteinte;

Elle s'était crevée au coin d'un toit pointu.

—En heurtant le réel, ma riante chimère

S'est brisée, et je n'aime à présent que ma mère;

Tout autre amour en moi s'est tu.

LVIII

Excepté cependant le tien, ô Poésie,

Qui parles toujours haut dans une âme choisie!

—Poésie, ô bel ange à l'auréole d'or,

Qui, passant d'un soleil ou d'un monde dans l'autre

Sans crainte de salir tes pieds blancs sur le nôtre,

Dans notre nuit suspends un moment ton essor,

Nous dis des mots tout bas, et du bout de ton aile

Sèches nos pleurs amers:—et toi, sa sœur jumelle,

Peinture, la rivale et l'égale de Dieu,

Déception sublime, admirable imposture,

Qui redonnes la vie et doubles la nature,

Je ne vous ai pas dit adieu!

LIX

—Revenons au sujet.—Le jeune enthousiaste

Était beau cavalier, et certe une plus chaste

Que Véronique eût pu s'enamourer de lui.

Avant d'aller plus loin, il serait bon peut-être

D'esquisser son portrait.—Le dehors fait connaître

Le dedans.—Un soleil étranger avait lui

Sur sa tête et doré d'une couche de hâle

Sa peau d'Italien naturellement pâle.

Ses cheveux, sous ses doigts, en désordre jetés,

Tombaient autour d'un front que Gall avec extase

Aurait palpé six mois, et qu'il eût pris pour base

D'une douzaine de traités.

LX

Un front impérial d'artiste et de poëte,

Occupant à lui seul la moitié de la tête,

Large et plein, se courbant sous l'inspiration,

Qui cache en chaque ride avant l'âge creusée

Un espoir surhumain, une grande pensée,

Et porte écrit ces mots:—Force et conviction.—

Le reste du visage à ce front grandiose

Répondait.—Cependant il avait quelque chose

Qui déplaisait à voir, et, quoique sans défaut,

On l'aurait souhaité différent.—L'ironie,

Le sarcasme y brillait plutôt que le génie;

Le bas semblait railler le haut.

LXI

Cet ensemble faisait l'effet le plus étrange;

C'était comme un démon se tordant sous un ange,

Un enfer sous un ciel.—Quoiqu'il eut de beaux yeux,

De longs sourcils d'ébène effilés vers la tempe,

Se glissant sur la peau comme un serpent qui rampe,

Une frange de cils palpitants et soyeux,

Son regard de lion et la fauve étincelle

Qui jaillissait parfois du fond de sa prunelle

Vous faisaient frissonner et pâlir malgré vous.

—Les plus hardis auraient abaissé la paupière

Devant cet œil Méduse à vous changer en pierre,

Qu'il s'efforçait de rendre doux.

LXII

Sur sa lèvre sévère à chaque coin ombrée

D'une fine moustache élégamment cirée

Un sourire moqueur quelquefois se posait;

Mais son expression la plus habituelle

Était un grand dédain.—Vainement notre belle,

L'ayant revu depuis dans le monde, faisait

Tout ce qu'une coquette en pareil cas peut faire

Pour en grossir sa cour:—chose extraordinaire!

Rien ne put entamer ce cœur de diamant.

Coups d'œil sous l'éventail, soupirs, minauderies,

Aveux à mots couverts, vives agaceries,

—Elle échoua totalement!

LXIII

Ce n'était pas un homme à se laisser surprendre

Aux lacs que Véronique essayait de lui tendre.

—Le grand aigle à la glu, qui retient le moineau,

Laisse à peine une plume;—une mouche étourdie

A la toile en un coin par l'araignée ourdie

Se prend l'aile, la guêpe emporte le réseau;

Gulliver d'un seul coup rompt les chaînes de soie

Des Lilliputiens. Une si belle proie

Valait bien cependant qu'on y prît peine; aussi,

Excepté de lui dire en propres mots: Je t'aime,

Elle essaya de tout;—mais lui, toujours le même,

N'en prit aucunement souci.

LXIV

C'était là le motif qui faisait que sa porte

Était fermée à tous. En effet, eh! qu'importe

A son cœur occupé cette cour qui la suit?

Ces beaux fils, ces dandys qui l'enchantaient naguères

Lui semblent maintenant ou guindés ou vulgaires;

Leurs madrigaux musqués la fatiguent; le bruit

Et le jour lui font mal; tout l'excède et l'ennuie.

Sur sa petite main son front penche et s'appuie,

Son bras potelé pend au bord de son fauteuil,

La pauvre enfant! voyez, sa joue est toute pâle.

Le dépit a changé ses roses en opale,

Une larme luit à son œil.

LXV

Le papier que la belle, avec un air d'angoisse,

Dans sa petite main aux ongles roses froisse,

Indubitablement est un billet d'amour,

—Un vélin azuré qui par toute la chambre

Jette une fashionable et suave odeur d'ambre.

—Je m'y connais;—pourtant l'écriture et le tour

Ont quelque chose en soi qui trahissent la femme.

—Est-ce un billet surpris de rivale, ou la dame

Pour son compte écrit-elle à quelque jeune Beau?

Le fait paraît prouvé par cette tache noire

Au bout de ce doigt blanc, et par cette écritoire

Et cette plume de corbeau.

LXVI

Tout à coup, relevant comme un oiseau sa tête

Et poussant en arrière une boucle défaite,

Elle quitta sa pose indolente, et se prit,

Avant de demander la bougie et d'y mettre

La cire et le cachet, à relire sa lettre

Tout bas,—comme ayant peur que l'écho la comprit.

—Je ne l'enverrai pas, elle est trop mal écrite,

Dit-elle déchirant la feuille, elle mérite,

Comme celle d'hier, d'être jetée au feu.

—Il faisait un grand froid, la flamme était ardente;

Le papier se tordit comme un damné du Dante

En dardant un jet de gaz bleu,

LXVII

Et disparut—pendant que brûle cette feuille,

L'enfant en prend une autre, un instant se recueille

Et commence.—Sa main rapide en son essor,

Comme un cheval de course à New-Market, à peine

Effleure le papier,—la page est toute pleine

Que l'encre aux premiers mots n'est pas figée encor:

—Don Juan!—Le chapeau bas, don Juan devant la dame

Est debout.—Véronique agitée, une flamme

Aux prunelles:—Portez le billet que voici

Au signor Albertus.—Le peintre qui demeure

Hôtel du Singe-Vert?—Lui-même, et dans une heure

Au plus tard, Juan, soyez ici.

LXVIII

Albertus, je n'ai pas besoin de vous le dire,

Est le fin cortejo que je viens de décrire

Quelques stances plus haut.—C'était un homme d'art,

Aimant tout à la fois d'un amour fanatique

La peinture et les vers autant que la musique.

Il n'eût pas su lequel, de Dante ou de Mozart,

Dieu lui laissant le choix, il eût souhaité d'être.

Mais moi qui le connais comme lui, mieux peut-être,

Je crois en vérité qu'il eût dit:—Raphaël!

Car entre ces trois sœurs égales en mérite

Dans le fond la peinture était sa favorite

Et son talent le plus réel.

LXIX

Il voyait l'univers comme un tripot infâme;

—Pour son opinion sur l'homme et sur la femme,

C'était celle d'Hamlet,—il n'aurait pas donné

Quatre maravédis des deux.—La créature

Le réjouissait peu, si ce n'est en peinture.

—S'étant toujours enquis, depuis qu'il était né,

Du pourquoi, du comment, il était pessimiste

Comme l'est un vieillard, partant plus souvent triste

Qu'autre chose, et l'amour n'était qu'un nom pour lui.

Quoique bien jeune encor, depuis longues années

Il n'y pouvait plus croire; aussi dans ses journées,

Sonnaient bien des heures d'ennui.

LXX

Il prenait cependant son mal en patience.

—C'est un très-grand fléau qu'une grande science;

Elle change un bambin en Géronte; elle fait

Que, dès les premiers pas dans la vie, on ne trouve,

Novice, rien de neuf dans ce que l'on éprouve.

Lorsque la cause vient, d'avance on sait l'effet;

L'existence vous pèse et tout vous paraît fade.

—Le piment est sans goût pour un palais malade,

Un odorat blasé sent à peine l'éther:

L'amour n'est plus qu'un spasme, et la gloire un mot vide,

Comme un citron pressé le cœur devient aride.

Don Juan arrive après Werther.

LXXI

Notre héros avait, comme Ève sa grand'mère,

Poussé par le serpent, mordu la pomme amère;

Il voulait être dieu.—Quand il se vit tout nu,

Et possédant à fond la science de l'homme,

Il désira mourir.—Il n'osa pas; mais, comme

On s'ennuie à marcher dans un sentier connu,

Il tenta de s'ouvrir une nouvelle route.

Le monde qu'il rêvait, le trouva-t-il?—J'en doute.

En cherchant il avait usé les passions,

Levé le coin du voile et regardé derrière.

—A vingt ans l'on pouvait le clouer dans sa bière,

Cadavre sans illusions.

LXXII

Malheur, malheur à qui dans cette mer profonde

Du cœur de l'homme jette imprudemment la sonde!

Car le plomb bien souvent, au lieu de sable d'or,

De coquilles de nacre aux beaux reflets de moire,

N'apporte sur le pont que boue infecte et noire.

—Oh! si je pouvais vivre une autre vie encor!

Certes, je n'irais pas fouiller dans chaque chose

Comme j'ai fait.—Qu'importe après tout que la cause

Soit triste, si l'effet qu'elle produit est doux?

—Jouissons, faisons-nous un bonheur de surface;

Un beau masque vaut mieux qu'une vilaine face.

—Pourquoi l'arracher, pauvres fous?

LXXIII

Si de sa destinée il eût été l'arbitre,

Il eût, vous croyez bien, sauté plus d'un chapitre

Du roman de la vie, et passé tout d'abord

A la conclusion de cette sotte histoire.

—Incertain s'il devait nier, douter ou croire,

Ou demander le mot de l'énigme à la mort,

Comme un duvet au vent, avec indifférence

Il laissait au hasard aller son existence

—Les choses d'ici-bas l'inquiétaient fort peu,

Et celles de là-haut encor moins.—Pour son âme,

Je vous dirai, dussé-je encourir votre blâme,

Qu'il n'y croyait pas plus qu'en Dieu.

LXXIV

Il était ainsi fait.—Singulière nature!

Son âme, qu'il niait, cependant était pure;

—Il voulait le néant et n'aurait rien gagné

A la suppression de l'enfer.—Homme étrange!

Il avait les vertus dont il riait, et l'Ange

Qui là-haut sur son livre écrivait indigné

Une grosse hérésie, un sophisme damnable,

Venant à l'action, le trouvait moins coupable,

Et pesant dans sa main le bien avec le mal,

Pour cette fois encor retenait l'anathème.

—Une larme tombée à l'endroit du blasphème

L'effaçait du feuillet fatal.

LXXV

La décoration change.—Pour le quart d'heure

Nous sommes à l'hôtel du Singe-Vert, demeure

Du signor Albertus, et dans son atelier.

Savez-vous ce que c'est que l'atelier d'un peintre,

Lecteur bourgeois?—Un jour discret tombant du cintre

Y donne à chaque chose un aspect singulier.

C'est comme ces tableaux de Rembrandt, où la toile

Laisse à travers le noir luire une blanche étoile.

—Au milieu de la salle, auprès du chevalet,

Sous le rayon brillant où vient valser l'atome,

Se dresse un mannequin qu'on croirait un fantôme;

Tout est clair-obscur et reflet.

LXXVI

L'ombre dans chaque coin s'entasse plus profonde

Que sous les vieux arceaux d'une nef.—C'est un monde,

Un univers à part qui ne ressemble en rien

A notre monde à nous;—un monde fantastique,

Où tout parle aux regards, où tout est poétique,

Où l'art moderne brille à côté de l'ancien;

—Le beau de chaque époque et de chaque contrée,

Feuille d'échantillon, du livre déchirée;

Armes, meubles, dessins, plâtres, marbres, tableaux,

Giotto, Cimabué, Ghirlandaio, que sais-je?

Reynolds près de Hemskerk, Watteau près de Corrége,

Pérugin entre deux Vanloos.

LXXVII

Laques, pots du Japon, magots et porcelaines,

Pagodes toutes d'or et de clochettes pleines,

Beaux éventails de Chine, à décrire trop longs,

—Cuchillos, kriss malais à lames ondulées,

Kandjiars, yataghans aux gaines ciselées,

Arquebuses à mèche, espingoles, tromblons,

Heaumes et corselets, masses d'armes, rondaches,

Faussés, criblés à jour, rouillés, rongés de taches,

Mille objets—bons à rien, admirables à voir;

Caftans orientaux, pourpoints du moyen-âge,

Rebecs, psaltérions, instruments hors d'usage,

Un antre, un musée, un boudoir!

LXXVIII

Autour du mur beaucoup de toiles accrochées,

Blanches pour la plupart, les autres ébauchées,

Un chaos de couleurs ne vivant qu'à demi.

—La Lénore à cheval, Macbeth et les sorcières,

Les infants de Lara, Marguerite en prières,

Des portraits esquissés, des études parmi

Lesquelles, dans son cadre, une de jeune fille,

Claire sur un fond brun, se détache et scintille,

Belle à ne savoir pas de quel nom l'appeler,

Péri, fée ou sylphide, être charmant et frêle;

Ange du ciel à qui l'on aurait coupé l'aile

Pour l'empêcher de s'envoler.

LXXIX

On aurait dit, à voir cette tête inclinée,

Et son expression pensive et résignée,

Une Mater Dei d'après Masaccio.

—Ce n'était qu'un portrait d'une maîtresse ancienne.

La plus et mieux aimée, une Vénitienne,

Qu'en sa gondole un soir, sur le Canaleio,

Un bravo poignarda.—Le mari de la belle

Avait monté ce coup, la sachant infidèle

—C'est un roman entier que cette histoire-là.—

Albertus vint au corps, leva l'étoffe noire,

Ébaucha ce portrait qu'il finit de mémoire,

Et puis jamais n'en reparla.

LXXX

Seulement quand ses yeux rencontraient cette toile,

Qu'aux regards étrangers cachait un épais voile,

Une larme furtive essuyée aussitôt

S'y formait; un soupir du fond de sa poitrine

S'exhalait sourdement et gonflait sa narine.

Il fronçait les sourcils, mais il ne disait mot.

—A Venise, un Anglais osa faire des offres:

Pour avoir ce chef-d'œuvre il eût vidé ses coffres;

Mais c'était profaner—il santo Ritratto,—

Et comme obstinément il grossissait la somme,

Albertus furieux voulut noyer son homme

En bas du pont de Rialto.

LXXXI

Albertus travaillait.—C'était un paysage.

Salvator eût signé cette selve selvagge.

—Au premier plan des rocs,—au second les donjons

D'un château dentelant de ses flèches aiguës

Un ciel ensanglanté, semé d'îles de nues.

—Les grands chênes pliaient comme de faibles joncs,

Les feuilles tournoyaient en l'air; l'herbe flétrie,

Comme les flots hurlants d'une mer en furie,

Ondait sous la rafale, et de nombreux éclairs

De reflets rougeoyants incendiaient les cimes

Des pins échevelés, penchés sur les abîmes

Comme sur le puits des enfers.

LXXXII

On entra.—C'était Juan.—Une lumière bleue

Éclaira l'atelier, et quoiqu'il n'eut ni queue,

Ni cornes, ni pied-bot,—quoiqu'il ne sentit pas

Le soufre ou le bitume, à son regard oblique,

A sa lèvre que crispe un rire sardonique,

A son geste anguleux, à sa voix, à son pas,

Tout homme un peu prudent aurait couru bien vite

A sa Bible et vous l'eût aspergé d'eau bénite.

—Albertus n'en fit rien;—il ne le voyait point;

Son âme avec ses yeux était à sa peinture.

—Signor, c'est un billet, dit le Diable-Mercure

En le tirant par son pourpoint.

LXXXIII

Notre artiste l'ouvrit; cherchant la signature

Et ne la trouvant pas:—Infâme créature!

Dit-il entre ses dents.—Irez-vous?—Oui, j'irai.

—Quand? reprit Juan d'un ton doucereux.—Tout à l'heure.

—Vive Dieu! c'est parler. La signora demeure

A quatre pas d'ici; je vous y conduirai.

—C'est bien, dit Albertus, décrochant son épée,

Un André Ferrara,—fine lame, trempée

Du sang de maints vaillants.—Je suis à vous. Pietro!

Une tête hâlée apparut à la porte

Et dit:—Che vuoi, signor?—Vite que l'on m'apporte

Ma cape avec mon sombrero.

LXXXIV

Le temps de compter trois il revient.—La toilette

Du jeune cavalier en un instant fut faite,

Et, le valet ayant approché le miroir,

Il sourit,—et parut fort content de lui-même,

Mais tout à coup son teint, de pâle devint blême:

Il avait (le vit-il ou bien crut-il le voir?),

Il avait vu bouger dans son cadre la tête

De la Vénitienne, et sa bouche muette

Remuer et s'ouvrir comme voulant parler.

—Eh bien! signor, fit Juan.—Povera, dit l'artiste

Caressant le portrait d'un regard doux et triste,

Il est trop tard pour reculer.

LXXXV

Ils sortirent tous deux.—La ville était déserte.

A peine çà et là quelque croisée ouverte,

La pluie à fils pressés hachait le ciel obscur;

Un vent de nord faisait, ainsi que des mouettes

Par un gros temps, crier toutes les girouettes.

Un ivrogne attardé passait battant le mur,

Une fille de joie attendait sur la borne.

—Albertus suivait Juan silencieux et morne;

Certe, il n'avait ni l'air ni le pas d'un galant.

—Un larron qu'un prévôt conduit à la potence,

Un écolier qui va subir sa pénitence,

Ne marchent pas d'un pied plus lent.

LXXXVI

Il eût pu retourner chez lui,—mais l'aventure

Était réellement bizarre et de nature

A piquer jusqu'au vif la curiosité;

Aussi notre héros voulut-il la poursuivre.

L'on arrive.—Don Juan prend le marteau de cuivre

D'une poterne et frappe avec autorité.

Des yeux noirs, des fronts blancs, sous les vitres flamboient,

La maison s'illumine, et des lueurs tournoient

Aux flancs sombres des murs.—De palier en palier

La lumière descend,—la porte en bronze s'ouvre,

L'intérieur splendide et vaste se découvre

A l'œil du jeune cavalier.

LXXXVII

Un petit négrillon qui tenait une torche

De cire parfumée, attendait sous le porche.

Sa livrée écarlate, avec des galons d'or,

Était riche et galante.—Allons, dit Juan, beau page.

Conduisez ce seigneur par le secret passage.

Albertus le suivit.—Au bout d'un corridor

Une courtine rouge à demi relevée

Se referme sur lui;—flairant son arrivée,

Deux grands lévriers blancs, couchés sur le tapis,

Hument l'air autour d'eux, lèvent leur longue tête,

Poussent entre leurs dents une plainte inquiète,

Et puis retombent assoupis.

LXXXVIII

D'honneur, vous eussiez dit un boudoir de duchesse,

Tout s'y trouvait:—comfort, élégance et richesse.

—Sur un beau guéridon de bois de citronnier

Brillait, comme une étoile, une lampe d'albâtre

Qui jetait par la chambre un jour doux et bleuâtre.

—Des perles, de la soie, un coffre à clous d'acier,

De blondes sépias, de fraîches aquarelles,

Des albums, des écrans aux découpures frêles,

La dernière revue et le nouveau roman,

Un masque noir brisé,—mille riens fashionables,

Pêle-mêle jetés, jonchaient fauteuils et tables;

—C'était un désordre charmant!

LXXXIX

Notre Innamorata, couchée autant qu'assise

Sur un moelleux divan, jeta, comme surprise,

Un petit cri d'enfant, quand Albertus entra;

Puis,—prenant d'un coup d'œil les conseils de la glace,

Refit bouffer sa manche et remit à leur place

Quelques rubans mutins.—Jamais la signora

N'avait été mieux mise; elle était adorable,

En état d'amener une recrue au diable,

Autant que femme au monde, et même plus:—ses yeux

Noirs et brillants avaient, sous leurs longues paupières,

Tant de morbidezza, son geste et ses manières

Un abandon si gracieux!

XC

Albertus un instant crut voir sa Vénitienne.

—La coiffure bizarre ornée à l'italienne

De grosses boules d'or et de sequins percés,

Le collier de corail, la croix et l'amulette,

Les touffes de rubans et toute la toilette;

La peau couleur d'orange, aux tons chauds et foncés,

L'expression rêveuse et l'attitude molle,

Le regard tout pareil et la même parole:

Elle lui ressemblait à faire illusion.

—Connaissant Albertus et son humeur fantasque,

La sorcière avait cru devoir prendre ce masque

Pour contenter sa passion.

XCI

Véronique sonna.—La portière dorée

S'entr'ouvrit.—Revêtu d'une riche livrée,

Un petit page entra qui portait des plateaux,

—Un vrai page flamand, tête blonde et rosée,

Comme celle qu'on voit au Terburg du Musée.

—Il posa sur la table et flacons et gâteaux,

Plaça l'argenterie, et la vaisselle plate,

Versa de haut le vin dans les verres à patte,

Salua nos galants et puis s'éloigna d'eux.

—C'était un vin du Rhin dont la robe vermeille

Jaunissait de vieillesse, un vin mis en bouteille

Au moins depuis un siècle—ou deux!

XCII

Il luisait comme l'or au fond du vidrecome;

—Un seul verre eût suffi pour étourdir un homme:

Albertus au second s'acheva de griser.

—A son œil fasciné chaque objet était double,

Tout flottait sans contour dans une vapeur trouble;

Le plancher ondulait, les murs semblaient valser.

—La belle avait jeté toute honte en arrière,

Et, donnant à ses feux une libre carrière,

De ses bras convulsifs lui faisait un collier,

Se collait à son corps avec délire et fièvre,

Le prenait par la tête et jusque sur sa lèvre

Tâchait de le faire plier.

XCIII

Albertus n'était pas de glace ni de pierre:

—Quand même il l'eût été, sous la noire paupière

De la dame brillait un soleil dont le feu

Eût animé la pierre et fait fondre la glace:

—Un ange, un saint du ciel, pour être à cette place,

Eussent vendu leur stalle au paradis de Dieu.

—Oh! dit-il, mon cœur brûle à cette étrange flamme

Qui dans ton œil rayonne, et je vendrais mon âme

Pour t'avoir à moi seul tout entière et toujours.

—Un seul mot de ta bouche à la vie éternelle

Me ferait renoncer.—L'éternité vaut-elle

Une minute de tes jours!

XCIV

—Est-ce bien vrai cela? reprit la Véronique

Le sourire à la bouche et d'un air ironique,

Et répéteriez-vous ce que vous avez dit?

—Que pour vous posséder je donnerais mon âme

Au diable, si le diable en voulait, oui, madame,

Je l'ai dit.—Eh bien! donc, à jamais sois maudit,

Cria l'ange gardien d'Albertus. Je te laisse,

Car tu n'es plus à Dieu.—Le peintre en son ivresse

N'entendit pas la voix, et l'ange remonta.

—Un nuage de soufre emplit la chambre, un rire

De Méphistophélès, que l'on ne peut décrire,

Tout à coup dans l'air éclata.

XCV

Comme ceux d'une orfraie ou d'un hibou dans l'ombre,

Les yeux de Véronique un instant d'un feu sombre

Brillèrent;—cependant Albertus n'en vit rien,

Certes, s'il l'avait vu, quel que fût son courage,

A leur expression égarée et sauvage,

Il se serait signé de peur,—car c'était bien

Un regard exprimant un mal irrémédiable,

Un regard de damné demandant l'heure au diable.

—On y lisait:—Toujours, Jamais, Éternité.

C'était vraiment horrible.—Une prunelle d'homme,

A de pareils éclairs, mourrait et fondrait comme

Fond le bitume au feu jeté.

XCVI

Et ses lèvres tremblaient.—On eût dit qu'un blasphême

Allait s'en échapper, quand tout à coup:—Je t'aime!

Dit-elle bondissant comme un tigre en fureur.

Mais sais-tu ce que c'est que l'amour d'une femme?

En demandant le mien, as-tu sondé ton âme?

As-tu bien calculé les forces de ton cœur?

Que te sens-tu dans toi de puissant et de large

A porter sans plier une pareille charge?

Toujours! songes-y bien, d'un éternel amour

Il n'est dans l'univers qu'un seul être capable,

Et cet être, c'est Dieu,—car il est immuable;

L'homme d'un jour n'aime qu'un jour.

XCVII

Dans le fond du boudoir un rayon de la lampe

Qui, sur les murs dorés, vague et bleuâtre rampe

Derrière les rideaux, tirés discrètement,

Fait deviner un lit.—Albertus, sans mot dire

(C'était bien répondu), de ce côté l'attire,

Sur le bord de ce lit la pousse doucement....

C'est ici que s'arrête en son style pudique,

Tout rouge d'embarras, le narrateur classique

—Que ne fait-on pas dire à cet honnête point?

Jamais comme immoral Basile ne le biffe,

Et dans un roman chaste il est l'hiéroglyphe

De ce qui ne l'est guère ou point.

XCVIII

Moi qui ne suis pas prude, et qui n'ai pas de gaze

Ni de feuille de vigne à coller à ma phrase,

Je ne passerai rien.—Les dames qui liront

Cette histoire morale auront de l'indulgence

Pour quelques chauds détails.—Les plus sages, je pense,

Les verront sans rougir, et les autres crieront.

D'ailleurs,—et j'en préviens les mères de famille,

Ce que j'écris n'est pas pour les petites filles

Dont on coupe le pain en tartines.—Mes vers

Sont des vers de jeune homme et non un catéchisme.

Je ne les châtre pas,—dans leur décent cynisme

Ils s'en vont droit ou de travers,

XCIX

Peu m'importe, selon que dame Poésie,

Leur maîtresse absolue, en a la fantaisie,

Et, chastes comme Adam avant d'avoir péché,

Ils marchent librement dans leur nudité sainte,

Enfants purs de tout vice et laissant voir sans crainte

Ce qu'un monde hypocrite avec soin tient caché.

—Je ne suis pas de ceux dont une gorge nue,

Un jupon un peu court, font détourner la vue.—

Mon œil plutôt qu'ailleurs ne s'arrête pas là,

—Pourquoi donc tant crier sur l'œuvre des artistes?

Ce qu'ils font est sacré!—Messieurs les rigoristes,

N'y verriez-vous donc que cela?

C

—Le peintre avait coupé le corset.—Véronique

N'avait sur son beau corps pour vêtement unique

Qu'une toile de Flandre;—un nuage de lin

De l'air tramé;—du vent, une brume de gaze

Laissant sous ses réseaux courir l'œil en extase:

—Tout ce que vous pourrez imaginer de fin.

Albertus eut bientôt brisé ce rempart frêle,

Et dans un tour de main déshabillé la belle.

—Il eut tort, c'est gâter soi-même son plaisir,

C'est tuer son amour et lui creuser sa tombe,

Hélas! car bien souvent avec le voile tombe

L'illusion et le désir.

CI

Il n'en fut pas ainsi.—La dame était si belle

Qu'un saint du paradis se fût damné pour elle.

—Un poëte amoureux n'aurait pas inventé

D'idéal plus parfait.—O nature! nature!

Devant ton œuvre, à toi, qu'est-ce que la peinture?

Qu'est-ce que Raphaël, ce roi de la beauté?

Qu'est-ce que le Corrége et le Guide et Giorgione,

Titien, et tous ces noms qu'un siècle à l'autre prône?

O Raphaël! crois-moi, jette là tes crayons;

Ta palette, ô Titien!—Dieu seul est le grand maître.

Il garde son secret et nul ne le pénètre,

Et vainement nous l'essayons.

CII

Oh! le tableau charmant!—Toute honteuse, et rouge

Comme une fraise en mai, sur sa gorge qui bouge,

Elle penche la tête et croise les deux bras.

—Avec son air mutin, et sa petite moue,

Ses longs cils palpitants qui caressent sa joue,

Sa peau plus brune encor sous la blancheur des draps;

Avec ses grands cheveux aux naturelles boucles,

Ses yeux étincelants comme des escarboucles,

Son col blond et doré, sa bouche de corail,

Son pied de Cendrillon et sa jambe divine,

Et ce que l'ombre cache et ce que l'on devine,

Seule elle valait un sérail.—

CIII

Les rideaux sont tombés:—des rires frénétiques,

Des cris de volupté, des râles extatiques,

De longs soupirs mourants, des sanglots et des pleurs.

Idolo del mio cuor, anima mia, mon ange,

Ma vie,—et tous les mots de ce langage étrange

Que l'amour délirant invente en ses fureurs,

Voilà ce qu'on entend.—L'alcôve est au pillage,

Le lit tremble et se plaint, le plaisir devient rage;

—Ce ne sont que baisers et mouvements lascifs;

Les bras autour des corps se crispent et se tordent,

L'œil s'allume, les dents s'entre-choquent et mordent,

Les seins bondissent convulsifs.

CIV

La lampe grésilla.—Dans le fond de l'alcôve

Passa, comme l'éclair, un jour sanglant et fauve;

Ce ne fut qu'un instant, mais Albertus put voir

Véronique, la peau d'ardents sillons marbrée,

Pâle comme une morte, et si défigurée

Que le frisson le prit;—puis tout redevint noir.—

La sorcière colla sa bouche sur la bouche

Du jeune cavalier, et de nouveau la couche

Sous des élans d'amour en gémissant plia.

—Minuit sonna.—Le timbre au bruit sourd de la grêle

Qui cinglait les carreaux joignit son fausset grêle,

Le hibou du donjon cria.—

CV

Tout à coup, sous ses doigts, ô prodige à confondre

La plus haute raison! Albertus sentit fondre

Les appas de sa belle, et s'en aller les chairs.

—Le prisme était brisé.—Ce n'était plus la femme

Que tout Leyde adorait, mais une vieille infâme,

Sous d'épais sourcils gris roulant de gros yeux verts,

Et pour saisir sa proie, en manière de pinces,

De toute leur longueur ouvrant de grands bras minces.

—Le diable eût reculé.—De rares cheveux blancs

Sur son col décharné pendaient en roides mèches,

Ses os faisaient le gril sous ses mamelles sèches,

Et ses côtes trouaient ses flancs.

CVI

Quand il se vit si près de cette Mort vivante,

Tout le sang d'Albertus se figea d'épouvante;

—Ses cheveux se dressaient sur son front, et ses dents

Choquaient à se briser;—cependant le squelette

A sa joue appuyant sa lèvre violette,

Le poursuivait partout de ses rires stridents.—

Dans l'ombre, au pied du lit, grouillaient d'étranges formes,

Incubes, cauchemars, spectres lourds et difformes

Un cercueil de Callot et de Goya complet!

Des escargots cornus sortant du joint des briques

Argentaient les vieux murs de baves phosphoriques;

La lampe fumait et râlait.

CVII

Au lieu du lit doré, c'était un grabat sale;

Au lieu du boudoir rose une petite salle

D'un aspect misérable, où, dans un vieux châssis,

Frissonnaient des carreaux étoilés; où les voûtes,

Vertes d'humidité, suaient à grosses gouttes,

Et laissaient choir leurs pleurs sur les pavés noircis.

—Juan, redevenu chat, jetait mille étincelles,

Fascinait Albertus du feu de ses prunelles,

Et comme le barbet de Faust, l'emprisonnant

De magiques liens, avec sa noire queue,

Sur la dalle, où s'allume une lumière bleue,

Traçait un cercle rayonnant.

CVIII

La vieille fit:—Hop! hop! et par la cheminée

De reflets flamboyants soudain illuminée,

Deux manches à balais, tout bridés, tout sellés,

Entrèrent dans la salle avec force ruades,

Caracoles et sauts, voltes et pétarades,

Ainsi que des chevaux par leur maître appelés.

—C'est ma jument anglaise et mon coureur arabe,

Dit la sorcière ouvrant ses griffes comme un crabe

Et flattant de la main ses balais sur le col.

—Un crapaud hydropique, aux longues pattes grêles,

Tint l'étrier.—Housch! housch!—comme des sauterelles

Les deux balais prirent leur vol.

CIX

Trap! trap!—ils vont, ils vont comme le vent de bise;

—La terre sous leurs pieds file rayée et grise,

Le ciel nuageux court sur leur tête au galop;

A l'horizon blafard d'étranges silhouettes

Passent.—Le moulin tourne et fait des pirouettes,

La lune en son plein luit rouge comme un fallot;

Le donjon curieux de tous ses yeux regarde,

L'arbre étend ses bras noirs,—la potence hagarde

Montre le poing et fuit emportant son pendu;

Le corbeau qui croasse et flaire la charogne,

Fouette l'air lourdement, et de son aile cogne

Le front du jeune homme éperdu.

CX

Chauves-souris, hiboux, chouettes, vautours chauves,

Grands-ducs, oiseaux de nuit aux yeux flambants et fauves,

Monstres de toute espèce et qu'on ne connaît pas,

Stryges au bec crochu, Goules, Larves, Harpies,

Vampires, Loups-garous, Brucolaques impies,

Mammouths, Léviathans, Crocodiles, Boas,

Cela grogne, glapit, siffle, rit et babille,

Cela grouille, reluit, vole, rampe et sautille;

Le sol en est couvert, l'air en est obscurci.

—Des balais haletants la course est moins rapide,

Et de ses doigts noueux tirant à soi la bride,

La vieille cria:—C'est ici.

CXI

Une flamme jetant une clarté bleuâtre,

Comme celle du punch, éclairait le théâtre.

—C'était un carrefour dans le milieu d'un bois.

Les nécromants en robe et les sorcières nues,

A cheval sur leurs boucs, par les quatre avenues,

Des quatre points du vent débouchaient à la fois.

Les approfondisseurs de sciences occultes,

Faust de tous les pays, mages de tous les cultes,

Zingaros basanés, et rabbins au poil roux,

Cabalistes, devins, rêvasseurs hermétiques,

Noirs et faisant râler leurs soufflets asthmatiques,

Aucun ne manque au rendez-vous.

CXII

Squelettes conservés dans les amphithéâtres,

Animaux empaillés, monstres, fœtus verdâtres.

Tout humides encor de leur bain d'alcool,

Culs-de-jatte, pieds-bots, montés sur des limaces,

Pendus tirant la langue et faisant des grimaces;

Guillotinés blafards, un ruban rouge au col,

Soutenant d'une main leur tête chancelante;

—Tous les suppliciés, foule morne et sanglante,

Parricides manchots couverts d'un voile noir,

Hérétiques vêtus de tuniques soufrées,

Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées;

—C'était épouvantable à voir!

CXIII

Le président, assis dans une chaire noire,

Avec ses doigts crochus feuilletant le grimoire,

Épelait à rebours les noms sacrés de Dieu.

—Un rayon échappé de sa prunelle verte

Éclairait le bouquin, et sur la page ouverte

Faisait étinceler les mots en traits de feu.

—Pour commencer la fête on attendait le maître,

On s'impatientait; il tardait à paraître

Et faisait sourde oreille à l'évocation.

—Albertus croyait voir une queue et des cornes,

Des pieds de bouc, des yeux tout ronds aux regards mornes

Une horrible apparition!

CXIV

Enfin il arriva.—Ce n'était pas un diable

Empoisonnant le soufre et d'aspect effroyable,

Un diable rococo.—C'était un élégant

Portant l'impériale et la fine moustache,

Faisant sonner sa botte et siffler sa cravache

Ainsi qu'un merveilleux du boulevard de Gand.

—On eût dit qu'il sortait de voir Robert le Diable,

Ou la Tentation, ou d'un raoût fashionable,

—Boiteux comme Byron, mais pas plus;—il eût fait

Avec son ton tranchant, son air aristocrate,

Et son talent exquis pour mettre sa cravate,

Dans les salons un grand effet.

CXV

Le Belzébuth dandy fit un signe, et la troupe,

Pour ouïr le concert se réunit en groupe.

—Ni Ludwig Beethoven, ni Glück, ni Meyerbeer,

Ni Théodore Hoffmann, Hoffmann le fantastique!

Ni le gros Rossini, ce roi de la musique,

Ni le chevalier Karl Maria de Weber,

A coup sûr n'auraient pu, malgré tout leur génie,

Inventer et noter la grande symphonie

Que jouèrent d'abord les noirs dilettanti;

—Boucher et Bériot, Paganini lui-même,

N'eussent pas su broder un plus étrange thème

De plus brillants pizzicati.

CXVI

Les virtuoses font, sous leurs doigts secs et grêles,

Des Stradivarius grincer les chanterelles;

La corde semble avoir une âme dans sa voix.

Le tam-tam caverneux, comme un tonnerre gronde;

Un lutin jovial, gonflant sa face ronde,

Sonne burlesquement de deux cors à la fois.

Celui-ci frappe un gril, et cet autre en goguettes

Prend pour tambour son ventre et deux os pour baguettes.

Quatre petits démons, sous un archet de fer,

Font ronfler et mugir quatre basses géantes.

Un gras soprano tord ses mâchoires béantes.

C'est un charivari d'enfer!

CXVII

Le concerto fini, les danses commencèrent.

Les mains avec les mains en chaîne s'enlacèrent.

Dans le grand fauteuil noir le Diable se plaça

Et donna le signal.—Hurrah! hurrah! La ronde

Fouillant du pied le sol, hurlante et furibonde,

Comme un cheval sans frein au galop se lança.

Pour ne rien voir, le ciel ferma ses yeux d'étoiles,

Et la lune prenant deux nuages pour voiles,

Toute blanche de peur de l'horizon s'enfuit.—

L'eau s'arrêta troublée, et les échos eux-mêmes

Se turent, n'osant pas répéter les blasphèmes

Qu'ils entendirent cette nuit!

CXVIII

On eût cru voir tourner et flamboyer dans l'ombre

Les signes monstrueux d'un zodiaque sombre;

L'hippopotame lourd, Falstaff à quatre pieds,

Se dressait gauchement sur ses pattes massives

Et s'épanouissait en gambades lascives.

—Le cul-de-jatte, avec ses moignons estropiés,

Sautait comme un crapaud, et les boucs, plus ingambes,

Battaient des entrechats, faisaient des ronds de jambes.

—Une tête de mort, à pattes de faucheux,

Trottait par terre, ainsi qu'une araignée énorme.

Dans tous les coins grouillait quelque chose d'informe;

—Des vers rayaient le sol gâcheux.—

CXIX

La chevelure au vent, la joue en feu, les femmes

Tordaient leurs membres nus en postures infâmes;

Arétin eût rougi.—Des baisers furieux

Marbraient les seins meurtris et les épaules blanches;

Des doigts noirs et velus se crispaient sur les hanches:

On entendait un bruit de chocs luxurieux.

—Les prunelles jetaient des éclairs électriques,

Les bouches se fondaient en étreintes lubriques:

—C'étaient des rires fous, des cris, des râlements!

Non, Sodome jamais, jamais sa sœur immonde,

N'effrayèrent le ciel, ne souillèrent le monde

De plus hideux accouplements.

CXX

Le Diable éternua.—Pour un nez fashionable

L'odeur de l'assemblée était insoutenable.

—Dieu vous bénisse, dit Albertus poliment.

—A peine eut-il lâché le saint nom, que fantômes,

Sorcières et sorciers, monstres follets et gnomes,

Tout disparut en l'air comme un enchantement.

—Il sentit plein d'effroi des griffes acérées,

Des dents qui se plongeaient dans ses chairs lacérées;

Il cria; mais son cri ne fut point entendu...

Et des contadini le matin, près de Rome,

Sur la voie Appia trouvèrent un corps d'homme,

Les reins cassés, le col tordu.

CXXI

—Joyeux comme un enfant à la fin de son thème,

Me voici donc au bout de ce moral poëme!

En êtes-vous aussi content que moi, lecteur?

En vain depuis deux mois, pour clore ce volume,

Mes doigts faisaient grincer et galoper la plume;

Le sujet paresseux marchait avec lenteur.

Se berçant à loisir sur leurs ailes vermeilles,

Les strophes se groupaient comme un essaim d'abeilles

Ou picoraient sans ordre aux sureaux du chemin.

—Les chiffres grossissaient. La page sur la page

Se couchait moite encore, et moi, perdant courage,

Je me disais toujours:—Demain!

CXXII

—Ce poëme homérique et sans égal au monde

Offre une allégorie admirable et profonde;

Mais,—pour sucer la moelle il faut qu'on brise l'os,

Pour savourer l'odeur il faut ouvrir le vase,

Du tableau que l'on cache il faut tirer la gaze,

Lever, le bal fini, le masque aux dominos.

—J'aurais pu clairement expliquer chaque chose,

Clouer à chaque mot une savante glose.—

Je vous crois, cher lecteur, assez spirituel

Pour me comprendre.—Ainsi, bonsoir.—Fermez la porte,

Donnez-moi la pincette, et dites qu'on m'apporte

Un tome de Pantagruel.

1831.

POÉSIES DIVERSES
1833-1838

186

LE NUAGE

Dans son jardin la sultane se baigne,

Elle a quitté son dernier vêtement;

Et délivrés des morsures du peigne

Ses grands cheveux baisent son dos charmant.

Par son vitrail le sultan la regarde,

Et, caressant sa barbe avec sa main,

Il dit: L'eunuque en sa tour fait la garde,

Et nul hors moi ne la voit dans son bain.

—Moi je la vois, lui répond, chose étrange!

Sur l'arc du ciel un nuage accoudé;

Je vois son sein vermeil comme l'orange

Et son beau corps de perles inondé.

Ahmed devint blême comme la lune,

Prit son kandjar au manche ciselé,

Et poignarda sa favorite brune....

Quant au nuage, il s'était envolé!

LES COLOMBES

Sur le coteau, là-bas où sont les tombes,

Un beau palmier, comme un panache vert

Dresse sa tête, où le soir les colombes

Viennent nicher et se mettre à couvert.

Mais le matin elles quittent les branches:

Comme un collier qui s'égrène, on les voit

S'éparpiller dans l'air bleu, toutes blanches,

Et se poser plus loin sur quelque toit.

Mon âme est l'arbre où tous les soirs, comme elles,

De blancs essaims de folles visions

Tombent des cieux, en palpitant des ailes,

Pour s'envoler dès les premiers rayons.

LES PAPILLONS
PANTOUM

Les papillons couleur de neige

Volent par essaims sur la mer;

Beaux papillons blancs, quand pourrai-je

Prendre le bleu chemin de l'air?

Savez-vous, ô belle des belles,

Ma bayadère aux yeux de jais,

S'ils me pouvaient prêter leurs ailes,

Dites, savez-vous où j'irais?

Sans prendre un seul baiser aux roses

A travers vallons et forêts,

J'irais à vos lèvres mi-closes,

Fleur de mon âme, et j'y mourrais.

TÉNÈBRES

Taisez-vous, ô mon cœur! taisez-vous, ô mon âme!

Et n'allez plus chercher de querelles au sort;

Le néant vous appelle et l'oubli vous réclame.

Mon cœur, ne battez plus, puisque vous êtes mort;

Mon âme, repliez le reste de vos ailes,

Car vous avez tenté votre suprême effort.

Vos deux linceuls sont prêts, et vos fosses jumelles

Ouvrent leur bouche sombre au flanc de mon passé,

Comme au flanc d'un guerrier deux blessures mortelles.

Couchez-vous tout du long dans votre lit glacé.

Puisse avec vos tombeaux, que va recouvrir l'herbe,

Votre souvenir être à jamais effacé!

Vous n'aurez pas de croix ni de marbre superbe,

Ni d'épitaphe d'or, où quelque saule en pleurs

Laisse les doigts du vent éparpiller sa gerbe.

Vous n'aurez ni blasons, ni chants, ni vers, ni fleurs;

On ne répandra pas les larmes argentées

Sur le funèbre drap, noir manteau des douleurs.

Votre convoi muet, comme ceux des athées,

Sur le triste chemin rampera dans la nuit:

Vos cendres sans honneur seront au vent jetées.

La pierre qui s'abîme en tombant fait son bruit;

Mais vous, vous tomberez sans que l'onde s'émeuve,

Dans ce gouffre sans fond où le remords nous suit.

Vous ne ferez pas même un seul rond sur le fleuve,

Nul ne s'apercevra que vous soyez absents,

Aucune âme ici-bas ne se sentira veuve.

Et le chaste secret du rêve de vos ans

Périra tout entier sous votre tombe obscure

Où rien n'attirera le regard des passants.

Que voulez-vous? hélas! notre mère Nature,

Comme toute autre mère, a ses enfants gâtés,

Et pour les malvenus elle est avare et dure.

Aux uns tous les bonheurs et toutes les beautés!

L'occasion leur est toujours bonne et fidèle:

Ils trouvent au désert des palais enchantés,

Ils tettent librement la féconde mamelle;

La chimère à leur voix s'empresse d'accourir,

Et tout l'or du Pactole entre leurs doigts ruisselle.

Les autres moins aimés ont beau tordre et pétrir

Avec leurs maigres mains la mamelle tarie,

Leur frère a bu le lait qui les devait nourrir.

S'il éclôt quelque chose au milieu de leur vie,

Une petite fleur sous leur pâle gazon,

Le sabot du vacher l'aura bientôt flétrie.

Un rayon de soleil brille à leur horizon,

Il fait beau dans leur âme; à coup sûr un nuage

Avec un flot de pluie éteindra le rayon.

L'espoir le mieux fondé, le projet le plus sage,

Rien ne leur réussit; tout les trompe et leur ment.

Ils se perdent en mer sans quitter le rivage.

L'aigle, pour le briser, du haut du firmament,

Sur leur front découvert lâchera la tortue,

Car ils doivent périr inévitablement.

L'aigle manque son coup; quelque vieille statue

Sans tremblement de terre, on ne sait pas pourquoi,

Quitte son piédestal, les écrase et les tue.

Le cœur qu'ils ont choisi ne garde pas sa foi;

Leur chien même les mord et leur donne la rage;

Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.

Fils du Danube, ils vont se noyer dans le Tage;

D'un bout du monde à l'autre ils courent à leur mort,

Ils auraient pu du moins s'épargner le voyage!

Si dur qu'il soit, il faut qu'ils remplissent leur sort;

Nul n'y peut résister, et le genou d'Hercule

Pour un pareil athlète est à peine assez fort.

Après la vie obscure une mort ridicule;

Après le dur grabat un cercueil sans repos

Au bord d'un carrefour où la foule circule.

Ils tombent inconnus de la mort des héros,

Et quelque ambitieux, pour se hausser la taille,

Se fait effrontément un socle de leurs os.

Sur son trône d'airain, le Destin qui s'en raille

Imbibe leur éponge avec du fiel amer,

Et la Nécessité les tord dans sa tenaille.

Tout buisson trouve un dard pour déchirer leur chair,

Tout beau chemin pour eux cache une chausse-trappe,

Et les chaînes de fleurs leur sont chaînes de fer.

Si le tonnerre tombe, entre mille il les frappe;

Pour eux l'aveugle nuit semble prendre des yeux,

Tout plomb vole à leur cœur et pas un seul n'échappe.

La tombe vomira leur fantôme odieux.

Vivants, ils ont servi de bouc expiatoire;

Morts, ils seront bannis de la terre et des cieux.

Cette histoire sinistre est votre propre histoire,

O mon âme! ô mon cœur! peut-être même, hélas!

La vôtre est-elle encor plus sinistre et plus noire.

C'est une histoire simple où l'on ne trouve pas

De grands événements et des malheurs de drame,

Une douleur qui chante et fait un grand fracas;

Quelques fils bien communs en composent la trame,

Et cependant elle est plus triste et sombre à voir

Que celle qu'un poignard dénoue avec sa lame.

Puisque rien ne vous veut, pourquoi donc tout vouloir;

Quand il vous faut mourir, pourquoi donc vouloir vivre,

Vous qui ne croyez pas et n'avez pas d'espoir?

O vous que nul amour et que nul vin n'enivre,

Frères désespérés, vous devez être prêts

Tour descendre au néant où mon corps vous doit suivre!

Le néant a des lits et des ombrages frais.

La Mort fait mieux dormir que son frère Morphée,

Et les pavots devraient jalouser les cyprès.

Sous la cendre à jamais, dors, ô flamme étouffée!

Orgueil, courbe ton front jusque sur tes genoux,

Comme un Scythe captif qui supporte un trophée.

Cesse de te roidir contre le sort jaloux,

Dans l'eau du noir Léthé plonge de bonne grâce,

Et laisse à ton cercueil planter les derniers clous.

Le sable des chemins ne garde pas ta trace,

L'écho ne redit pas ta chanson, et le mur

Ne veut pas se charger de ton ombre qui passe.

Pour y graver un nom ton airain est bien dur,

O Corinthe! et souvent, froide et blanche Carrare

Le ciseau ne mord pas sur ton marbre si pur.

Il faut un grand génie avec un bonheur rare

Pour faire jusqu'au ciel monter son monument,

Et de ce double don le destin est avare.

Hélas! et le poëte est pareil à l'amant,

Car ils ont tous les deux leur maîtresse idéale,

Quelque rêve chéri caressé chastement:

Eldorado lointain, pierre philosophale

Qu'ils poursuivent toujours sans l'atteindre jamais;

Un astre impérieux, une étoile fatale.

L'étoile fuit toujours, ils lui courent après;

Et le matin venu, la lueur poursuivie,

Quand ils la vont saisir, s'éteint dans un marais.

C'est une belle chose et digne qu'on l'envie

Que de trouver son rêve au milieu du chemin,

Et d'avoir devant soi le désir de sa vie.

Quel plaisir quand on voit briller le lendemain

Le baiser du soleil aux frêles colonnades

Du palais que la nuit éleva de sa main!

Il est beau qu'un plongeur, comme dans les ballades,

Descende au gouffre amer chercher la coupe d'or,

Et perce triomphant les vitreuses arcades.

Il est beau d'arriver où tendait son essor,

De trouver sa beauté, d'aborder à son monde,

Et, quand on a fouillé, d'exhumer un trésor;

De faire, du plus creux de son âme profonde,

Rayonner son idée ou bien sa passion,

D'être l'oiseau qui chante et la foudre qui gronde;

D'unir heureusement le rêve à l'action,

D'aimer et d'être aimé, de gagner quand on joue,

Et de donner un trône à son ambition;

D'arrêter, quand on veut, la Fortune et sa roue,

Et de sentir, la nuit, quelque baiser royal

Se suspendre en tremblant aux fleurs de votre joue.

Ceux-là sont peu nombreux dans notre âge fatal.

Polycrate aujourd'hui pourrait garder sa bague:

Nul bonheur insolent n'ose appeler le mal.

L'eau s'avance et nous gagne, et pas à pas la vague,

Montant les escaliers qui mènent à nos tours,

Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.

Les phoques monstrueux, traînant leurs ventres lourds,

Viennent jusqu'à la table, et leurs larges mâchoires

S'ouvrent avec des cris et des grognements sourds.

Sur les autels déserts des basiliques noires,

Les saints désespérés, et reniant leur Dieu,

S'arrachent à pleins poings l'or chevelu des gloires.

Le soleil désolé, penchant son œil de feu,

Pleure sur l'univers une larme sanglante;

L'ange dit à la terre un éternel adieu.

Rien ne sera sauvé, ni l'homme ni la plante;

L'eau recouvrira tout: la montagne et la tour;

Car la vengeance vient, quoique boiteuse et lente.

Les plumes s'useront aux ailes du vautour,

Sans qu'il trouve une place où rebâtir son aire,

Et du monde vingt fois il refera le tour;

Puis il retombera dans cette eau solitaire

Où le rond de sa chute ira s'élargissant:

Alors tout sera dit pour cette pauvre terre.

Rien ne sera sauvé, pas même l'innocent.

Ce sera, cette fois, un déluge sans arche;

Les eaux seront les pleurs des hommes et leur sang.

Plus de mont Ararat où se pose, en sa marche,

Le vaisseau d'avenir qui cache en ses flancs creux

Les trois nouveaux Adams et le grand patriarche.

Entendez-vous là-haut ces craquements affreux?

Le vieil Atlas lassé retire son épaule

Au lourd entablement de ce ciel ténébreux.

L'essieu du monde ploie ainsi qu'un brin de saule;

La terre ivre a perdu son chemin dans le ciel;

L'aimant déconcerté ne trouve plus son pôle.

Le Christ, d'un ton railleur, tord l'éponge de fiel

Sur les lèvres en feu du monde à l'agonie,

Et Dieu, dans son Delta, rit d'un rire cruel.

Quand notre passion sera-t-elle finie?

Le sang coule avec l'eau de notre flanc ouvert;

La sueur ronge teint notre face jaunie.

Assez comme cela! nous avons trop souffert;

De nos lèvres, Seigneur, détournez ce calice,

Car pour nous racheter votre Fils s'est offert.

Christ n'y peut rien: il faut que le sort s'accomplisse;

Pour sauver ce vieux monde il faut un Dieu nouveau,

Et le prêtre demande un autre sacrifice.

Voici bien deux mille ans que l'on saigne l'Agneau;

Il est mort à la fin, et sa gorge épuisée

N'a plus assez de sang pour teindre le couteau.

Le Dieu ne viendra pas. L'Église est renversée.

THÉBAÏDE

Mon rêve le plus cher et le plus caressé,

Le seul qui rie encore à mon cœur oppressé,

C'est de m'ensevelir au fond d'une chartreuse,

Dans une solitude inabordable, affreuse;

Loin, bien loin, tout là-bas, dans quelque Sierra

Bien sauvage, où jamais voix d'homme ne vibra,

Dans la forêt de pins, parmi les âpres roches,

Où n'arrive pas même un bruit lointain de cloches;

Dans quelque Thébaïde, aux lieux les moins hantés,

Comme en cherchaient les saints pour leurs austérités,

Sous la grotte où grondait le lion de Jérôme,

Oui, c'est là que j'irais pour respirer ton baume

Et boire la rosée à ton calice ouvert,

O frêle et chaste fleur, qui crois dans le désert

Aux fentes du tombeau de l'Espérance morte!

De mon cœur dépeuplé je fermerais la porte

Et j'y ferais la garde, afin qu'un souvenir

Du monde des vivants n'y pût pas revenir;

J'effacerais mon nom de ma propre mémoire,

Et de tous ces mots creux; amour, science et gloire

Qu'aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,

Pour y dormir ma nuit je ferais un chevet;

Car je sais maintenant que vaut cette fumée

Qu'au-dessus du néant pousse une renommée.

J'ai regardé de près et la science et l'art:

J'ai vu que ce n'était que mensonge et hasard;

J'ai mis sur un plateau de toile d'araignée

L'amour qu'en mon chemin j'ai reçue et donnée;

Puis sur l'autre plateau deux grains du vermillon

Impalpable, qui teint l'aile du papillon,

Et j'ai trouvé l'amour léger dans la balance.

Donc, reçois dans tes bras, ô douce Somnolence,

Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la Mort,

Un pauvre naufragé des tempêtes du sort!

Exauce un malheureux qui te prie et t'implore,

Égrène sur son front le pavot inodore,

Abrite-le d'un pan de ton grand manteau noir,

Et du doigt clos ses yeux qui ne veulent plus voir.

Vous, esprits du désert, cependant qu'il sommeille,

Faites taire les vents et bouchez son oreille,

Pour qu'il n'entende pas le retentissement

Du siècle qui s'écroule, et ce bourdonnement

Qu'en s'en allant au but où son destin la mène

Sur le chemin du temps fait la famille humaine!

Je suis las de la vie et ne veux pas mourir;

Mes pieds ne peuvent plus ni marcher ni courir;

J'ai les talons usés de battre cette route

Qui ramène toujours de la science au doute.

Assez je me suis dit: Voilà la question.

Va, pauvre rêveur, cherche une solution

Claire et satisfaisante à ton sombre problème,

Tandis qu'Ophélia te dit tout haut: Je t'aime;

Mon beau prince danois marche les bras croisés,

Le front dans la poitrine et les sourcils froncés;

D'un pas lent et pensif arpente le théâtre,

Plus pâle que ne sont ces figures d'albâtre

Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts;

Épuise ta vigueur en stériles efforts,

Et tu n'arriveras, comme a fait Ophélie,

Qu'à l'abrutissement ou bien à la folie.

C'est à ce degré là que je suis arrivé.

Je sens ployer sous moi mon génie énervé;

Je ne vis plus; je suis une lampe sans flamme,

Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.

Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr;

Si dans un coin du cœur il éclôt un désir,

Lui couper sans pitié ses ailes de colombe;

Être comme est un mort étendu sous la tombe;

Dans l'immobilité savourer lentement,

Comme un philtre endormeur, l'anéantissement:

Voilà quel est mon vœu, tant j'ai de lassitude

D'avoir voulu gravir cette côte âpre et rude,

Brocken mystérieux, où des sommets nouveaux

Surgissent tout à coup sur de nouveaux plateaux,

Et qui ne laisse voir de ses plus hautes cimes

Que l'esprit du vertige errant sur les abîmes.

C'est pourquoi je m'assieds au revers du fossé,

Désabusé de tout, plus voûté, plus cassé

Que ces vieux mendiants que jusques à la porte

Le chien de la maison en grommelant escorte.

C'est pourquoi, fatigué d'errer et de gémir,

Comme un petit enfant, je demande à dormir;

Je veux dans le néant renouveler mon être,

M'isoler de moi-même et ne plus me connaître,

Et comme en un linceul, sans y laisser un pli,

Rester enveloppé dans mon manteau d'oubli.

J'aimerais que ce fût dans une roche creuse,

Au penchant d'une côte escarpée et pierreuse,

Comme dans les tableaux de Salvator Rosa,

Où le pied d'un vivant jamais ne se posa;

Sous un ciel vert zébré de grands nuages fauves,

Dans des terrains galeux, clair-semés d'arbres chauves,

Avec un horizon sans couronne d'azur,

Bornant de tous côtés le regard comme un mur,

Et, dans les roseaux secs, près d'une eau noire et plate,

Quelque maigre héron debout sur une patte.

Sur la caverne, un pin, ainsi qu'un spectre en deuil

Qui tend ses bras voilés au-dessus d'un cercueil,

Tendrait ses bras en pleurs; et du haut de la voûte

Un maigre filet d'eau, suintant goutte à goutte,

Marquerait par sa chute aux sons intermittents

Le battement égal que fait le cœur du temps.

Comme la Niobé qui pleurait sur la roche,

Jusqu'à ce que le lierre autour de moi s'accroche,

Je demeurerais là les genoux au menton,

Plus ployé que jamais, sous l'angle d'un fronton,

Ces Atlas accroupis gonflant leurs nerfs de marbre;

Mes pieds prendraient racine et je deviendrais arbre;

Les faons auprès de moi tondraient le gazon ras,

Et les oiseaux de nuit percheraient sur mes bras.

C'est là ce qu'il me faut plutôt qu'un monastère;

Un couvent est un port qui tient trop à la terre;

Ma nef tire trop d'eau pour y pouvoir entrer

Sans en toucher le fond et sans s'y déchirer.

Dût sombrer le navire avec toute sa charge,

J'aime mieux errer seul sur l'eau profonde et large.

Aux barques de pêcheur l'anse à l'abri du vent,

Aux simples naufragés de l'âme le couvent.

A moi la solitude effroyable et profonde,

Par dedans, par dehors!

Un couvent, c'est un monde;

On y pense, on y rêve, on y prie, on y croit:

La mort n'est que le seuil d'une autre vie; on voit

Passer au long du cloître une forme angélique;

La cloche vous murmure un chant mélancolique;

La Vierge vous sourit, le bel enfant Jésus

Vous tend ses petits bras de sa niche; au-dessus

De vos fronts inclinés, comme un essaim d'abeilles,

Volent les chérubins en légions vermeilles.

Vous êtes tout espoir, tout joie et tout amour,

A l'escalier du ciel vous montez chaque jour;

L'extase vous remplit d'ineffables délices,

Et vos cœurs parfumés sont comme des calices;

Vous marchez entourés de célestes rayons,

Et vos pieds après vous laissent d'ardents sillons!

Ah! grands voluptueux, sybarites du cloître,

Qui passez votre vie à voir s'ouvrir et croître,

Dans le jardin fleuri de la mysticité,

Les pétales d'argent du lis de pureté;

Vrais libertins du ciel, dévots Sardanapales,

Vous, vieux moines chenus, et vous, novices pâles,

Foyers couverts de cendre, encensoirs ignorés,

Quel don Juan a jamais sous ses lambris dorés

Senti des voluptés comparables aux vôtres?

Auprès de vos plaisirs, quels plaisirs sont les nôtres?

Quel amant a jamais, à l'âge où l'œil reluit,

Dans tout l'enivrement de la première nuit,

Poussé plus de soupirs profonds et pleins de flamme,

Et baisé les pieds nus de la plus belle femme

Avec la même ardeur que vous les pieds de bois

Du cadavre insensible allongé sur la croix?

Quelle bouche fleurie et d'ambroisie humide

Vaudrait la bouche ouverte à son côté livide?

Notre vin est grossier; pour vous, au lieu de vin,

Dans un calice d'or perle le sang divin.

Nous usons notre lèvre au seuil des courtisanes;

Vous autres, vous aimez des saintes diaphanes,

Qui se parent pour vous des couleurs des vitraux

Et sur vos fronts tondus, au détour des arceaux,

Laissent flotter le bout de leurs robes de gaze:

Nous n'avons que l'ivresse, et vous avez l'extase.

Nous, nos contentements dureront peu de jours;

Les vôtres, bien plus vifs, doivent durer toujours.

Calculateurs prudents, pour l'abandon d'une heure,

Sur une terre où nul plus d'un jour ne demeure,

Vous achetez le ciel avec l'éternité.

Malgré ta règle étroite et ton austérité,

Maigre et jaune Rancé, tes moines taciturnes

S'entr'ouvrent à l'amour comme des fleurs nocturnes;

Une tête de mort, grimaçante pour nous,

Sourit à leur chevet du rire le plus doux;

Ils creusent chaque jour leur fosse au cimetière,

Ils jeûnent et n'ont pas d'autre lit qu'une bière;

Mais ils sentent vibrer sous leur suaire blanc,

Dans les transports divins, un cœur chaste et brûlant;

Ils se baignent aux flots de l'océan de joie,

Et sous la volupté leur âme tremble et ploie

Comme fait une fleur sous une goutte d'eau;

Ils sont dignes d'envie et leur sort est très-beau.

Mais ils sont peu nombreux, dans ce siècle incrédule,

Ceux qui font de leur âme une lampe qui brûle,

Et qui peuvent, baisant la blessure du Christ,

Croire que tout s'est fait comme il était écrit.

Il en est qui n'ont pas le don des saintes larmes,

Qui veillent sans lumière et combattent sans armes;

Il est des malheureux qui ne peuvent prier

Et dont la voix s'éteint quand ils veulent crier.

Tous ne se baignent pas dans la pure piscine

Et n'ont pas même part à la table divine:

Moi, je suis de ce nombre, et comme saint Thomas,

Si je n'ai dans la plaie un doigt, je ne crois pas.

Aussi je me choisis un antre pour retraite

Dans une région détournée et secrète

D'où l'on n'entende pas le rire des heureux

Ni le chant printanier des oiseaux amoureux;

L'antre d'un loup crevé de faim ou de vieillesse,

Car tout son m'importune et tout rayon me blesse;

Tout ce qui palpite, aime ou chante, me déplaît,

Et je hais l'homme autant et plus que ne le hait

Le buffle à qui l'on vient de percer la narine.

De tous les sentiments croulés dans la ruine

Du temple de mon âme, il ne reste debout

Que deux piliers d'airain, la haine et le dégoût.

Pourtant je suis à peine au tiers de ma journée;

Ma tête de cheveux n'est pas découronnée;

A peine vingt épis sont tombés du faisceau:

Je puis derrière moi voir encor mon berceau.

Mais les soucis amers de leurs griffes arides

M'ont fouillé dans le front d'assez profondes rides

Pour en faire une fosse à chaque illusion.

Ainsi me voilà donc sans foi ni passion,

Désireux de la vie et ne pouvant pas vivre,

Et dès le premier mot sachant la fin du livre.

Car c'est ainsi que sont les jeunes d'aujourd'hui:

Leurs mères les ont faits dans un moment d'ennui;

Et qui les voit auprès des blancs sexagénaires,

Plutôt que les enfants, les estime les pères.

Ils sont venus au monde avec des cheveux gris;

Comme ces arbrisseaux frêles et rabougris

Qui, dès le mois de mai, sont pleins de feuilles mortes,

Ils s'effeuillent au vent, et vont devant leurs portes

Se chauffer au soleil à côté de l'aïeul,

Et du jeune et du vieux, à coup sûr, le plus seul,

Le moins accompagné sur la route du monde,

Hélas! c'est le jeune homme à tête brune ou blonde,

Et non pas le vieillard sur qui l'âge a neigé.

Celui dont le navire est le plus allégé

D'espérance et d'amour, lest divin dont on jette

Quelque chose à la mer chaque jour de tempête,

Ce n'est pas le vieillard, dont le triste vaisseau

Va bientôt échouer à l'écueil du tombeau.

L'univers décrépit devient paralytique,

La nature se meurt, et le spectre critique

Cherche en vain sous le ciel quelque chose à nier.

Qu'attends-tu donc, clairon du jugement dernier?

Dis-moi, qu'attends-tu donc, archange à bouche ronde

Qui dois sonner là haut la fanfare du monde?

Toi, sablier du temps que Dieu tient dans sa main,

Quand donc laisseras-tu tomber ton dernier grain?

1873.

ROCAILLE

Connaissez-vous dans le parc de Versaille

Une Naïade, œil vert et sein gonflé?

La belle habite un château de rocaille

D'ordre toscan et tout vermiculé.

Sur les coraux et sur les madrépores

Toute l'année elle dort dans les joncs;

Dans le bassin, les grenouilles sonores

Chantent en chœur et font mille plongeons.

La fête vient; la coquette Naïade

S'éveille en hâte et rajuste ses nœuds,

Se peigne, et met ses habits de parade

Et des roseaux plus frais dans ses cheveux.

Elle descend l'escalier, et sa queue

En flots d'argent sur les marches la suit;

La roide étoffe à trame blanche et bleue

A chaque pas derrière elle bruit.

Chargement de la publicité...