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Poésies Complètes - Tome 1

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TERZA RIMA

Quand Michel-Ange eut peint la chapelle Sixtine,

Et que de l'échafaud, sublime et radieux,

Il fut redescendu dans la cité latine,

Il ne pouvait baisser ni les bras ni les yeux,

Ses pieds ne savaient pas comment marcher sur terre;

Il avait oublié le monde dans les cieux.

Trois grands mois il garda cette attitude austère,

On l'eût pris pour un ange en extase devant

Le saint triangle d'or, au moment du mystère.

Frère, voila pourquoi les poëtes, souvent,

Buttent à chaque pas sur les chemins du monde;

Les yeux fichés au ciel ils s'en vont en rêvant.

Les anges secouant leur chevelure blonde,

Penchent leur front sur eux et leur tendent les bras,

Et les veulent baiser avec leur bouche ronde.

Eux marchent au hasard et font mille faux pas;

Ils cognent les passants, se jettent sous les roues,

Ou tombent dans des puits qu'ils n'aperçoivent pas.

Que leur font les passants, les pierres et les boues?

Ils cherchent dans le jour le rêve de leurs nuits,

Et le jeu du désir leur empourpre les joues.

Ils ne comprennent rien aux terrestres ennuis,

Et, quand ils ont fini leur chapelle Sixtine,

Ils sortent rayonnants de leurs obscurs réduits.

Un auguste reflet de leur œuvre divine

S'attache à leur personne et leur dore le front,

Et le ciel qu'ils ont vu dans leurs yeux se devine.

Les nuits suivront les jours et se succéderont,

Avant que leurs regards et leurs bras ne s'abaissent,

Et leurs pieds, de longtemps, ne se raffermiront.

Tous nos palais sous eux s'éteignent et s'affaissent;

Leur âme, à la coupole où leur œuvre reluit,

Revole, et ce ne sont que leurs corps qu'ils nous laissent.

Notre jour leur paraît plus sombre que la nuit;

Leur œil cherche toujours le ciel bleu de la fresque,

Et le tableau quitté les tourmente et les suit.

Comme Buonarotti, le peintre gigantesque,

Ils ne peuvent plus voir que les choses d'en haut,

Et que le ciel de marbre où leur front touche presque.

Sublime aveuglement? magnifique défaut!

MONTÉE SUR LE BROCKEN

Lorsque l'on est monté jusqu'au nid des aiglons,

Et que l'on voit, sous soi, les plus fiers mamelons

Se fondre et s'effacer au flanc de la montagne,

Et, comme un lac, bleuir tout au fond la campagne,

On s'aperçoit enfin qu'on grimperait mille ans,

Tant que la chair tiendrait à vos talons sanglants,

Sans approcher du ciel qui toujours se recule,

Et qu'on n'est, après tout, qu'un Titan ridicule.

On n'est plus dans le monde, on n'est pas dans les cieux,

Et des fantômes vains dansent devant vos yeux.

Le silence est profond; la chanson de la terre

Ne vient pas jusqu'à vous, et la voix du tonnerre,

Qui roule sous vos pieds, semble le bâillement

Du Brocken, ennuyé de son désœuvrement.

Votre cri, sans trouver d'écho qui le répète,

S'éteint subitement sous la voûte muette;

C'est un calme sinistre; on n'entend pas encor

Les violes d'amour et les cithares d'or,

Car le ciel est bien haut et l'échelle est petite.

Votre guide, effrayé, redescend et vous quitte,

Et, roulant une larme au fond de son œil bleu,

La dernière des fleurs vous jette son adieu.

La neige cependant descend silencieuse,

Et, sous ses fils d'argent, la lune soucieuse

Apparaît à côté d'un soleil sans rayons;

Le ciel est tout rayé de ses pâles sillons,

Et la mort, dans ses doigts, tordant ce fil qui tombe,

Vous tisse un blanc linceul pour votre froide tombe.

LE PREMIER RAYON DE MAI

Hier j'étais à table avec ma chère belle,

Ses deux pieds sur les miens, assis en face d'elle,

Dans sa petite chambre, ainsi que dans leur nid

Deux ramiers bienheureux que le bon Dieu bénit.

C'était un bruit charmant de verres, de fourchettes,

Comme des becs d'oiseaux picotant les assiettes,

De sonores baisers et de propos joyeux.

L'enfant, pour être à l'aise et régaler mes yeux,

Avait ouvert sa robe, et sous la toile fine

On voyait les trésors de sa blanche poitrine;

Comme les seins d'Isis aux contours ronds et purs,

Ses beaux seins se dressaient, étincelants et durs,

Et, comme sur des fleurs des abeilles posées,

Sur leurs pointes tremblaient des lumières rosées.

Un rayon de soleil, le premier du printemps,

Dorait, sur son col brun, de reflets éclatants

Quelques cheveux follets, et, de mille paillettes

D'un verre de cristal allumant les facettes,

Enchâssait un rubis dans la pourpre du vin.

Oh! le charmant repas! oh! le rayon divin!

Avec un sentiment de joie et de bien-être

Je regardais l'enfant, le verre et la fenêtre;

L'aubépine de mai me parfumait le cœur,

Et, comme la saison, mon âme était en fleur;

Je me sentais heureux et plein de folle ivresse,

De penser qu'en ce siècle, envahi par la presse,

Dans ce Paris bruyant et sale à faire peur,

Sous le règne fumeux des bateaux à vapeur,

Malgré les députés, la Charte et les ministres,

Les hommes du progrès, les cafards et les cuistres,

On n'avait pas encor supprimé le soleil,

Ni dépouillé le vin de son manteau vermeil;

Que la femme était belle et toujours désirable,

Et qu'on pouvait encor, les coudes sur la table,

Auprès de sa maîtresse, ainsi qu'aux premiers jours,

Célébrer le printemps, le vin et les amours.

LE LION DU CIRQUE

Tout beau, fauve grondeur, demeure dans ton antre:

Il n'est pas temps encor; couche-toi sur le ventre;

De ta queue aux crins roux flagelle-toi les flancs;

Comme un sphinx accroupi dans les sables brûlants,

Sur l'oreiller velu de tes pattes croisées,

Pose ton mufle énorme, aux babines froncées,

Dors et prends patience, ô lion du désert!

Demain, César le veut, de ton cachot ouvert,

Demain tu sauteras dans la pleine lumière,

Au beau milieu du Cirque, aux yeux de Rome entière,

Et de tous les côtés les applaudissements

Répondront comme un chœur à tes grommèlements

On te tient en réserve une vierge chrétienne,

Plus blanche mille fois que la Vénus païenne;

Tu pourras à loisir, de tes griffes de fer,

Rayer ce dos d'ivoire et cette belle chair;

Tu boiras ce sang pur, vermeil comme la rose:

Ne frotte plus ton nez contre la grille close;

Songe, sous ta crinière, au plaisir de ronger

Un beau corps tout vivant, et de pouvoir plonger

Dans le gouffre béant de ta gueule qui fume

Une tête où déjà l'auréole s'allume.

Le belluaire ainsi gourmande son lion,

Et le lion fait trêve à sa rébellion.

Mais toi, sauvage amour, qui, la prunelle en flamme,

Rugis affreusement dans l'antre de mon âme,

Je n'ai pas de victime à promettre à ta faim,

Ni d'esclave chrétienne à te jeter demain;

Tâche de t'apaiser, ou je m'en vais te clore

Dans un lieu plus profond et plus sinistre encore.

A quoi bon te débattre et grincer et hurler?

Le temps n'est pas venu de te démuseler.

En attendant le jour de revoir la lumière,

Silencieusement à l'angle d'une pierre,

Ou contre les barreaux de ton noir souterrain,

Aiguise le tranchant de tes ongles d'airain.

LAMENTO

Connaissez-vous la blanche tombe

Où flotte avec un son plaintif

L'ombre d'un if?

Sur l'if, une pâle colombe,

Triste et seule, au soleil couchant,

Chante son chant;

Un air maladivement tendre,

A la fois charmant et fatal,

Qui vous fait mal,

Et qu'on voudrait toujours entendre;

Un air, comme en soupire aux cieux

L'ange amoureux.

On dirait que l'âme éveillée

Pleure sous terre à l'unisson

De la chanson,

Et du malheur d'être oubliée

Se plaint dans un roucoulement

Bien doucement.

Sur les ailes de la musique

On sent lentement revenir

Un souvenir;

Une ombre de forme angélique

Passe dans un rayon tremblant,

En voile blanc.

Les belles de nuit, demi-closes,

Jettent leur parfum faible et doux

Autour de vous,

Et le fantôme aux molles poses

Murmure en vous tendant les bras:

Tu reviendras?

Oh! jamais plus, près de la tombe

Je n'irai, quand descend le soir

Au manteau noir,

Écouter la pâle colombe

Chanter sur la branche de l'if

Son chant plaintif!

BARCAROLLE

Dites, la jeune belle,

Où voulez-vous aller?

La voile ouvre son aile,

La brise va souffler!

L'aviron est d'ivoire,

Le pavillon de moire,

Le gouvernail d'or fin;

J'ai pour lest une orange,

Pour voile une aile d'ange,

Pour mousse un séraphin.

Dites, la jeune belle,

Où voulez-vous aller?

La voile ouvre son aile,

La brise va souffler!

Est-ce dans la Baltique,

Sur la mer Pacifique,

Dans l'île de Java?

Ou bien dans la Norwége,

Cueillir la fleur de neige,

Ou la fleur d'Angsoka?

Dites, la jeune belle,

Où voulez-vous aller?

La voile ouvre son aile,

La brise va souffler!

Menez-moi, dit la belle,

A la rive fidèle

Où l'on aime toujours.

—Cette rive, ma chère,

On ne la connaît guère

Au pays des amours.

TRISTESSE

Avril est de retour.

La première des roses,

De ses lèvres mi-closes,

Rit au premier beau jour;

La terre bienheureuse

S'ouvre et s'épanouit;

Tout aime, tout jouit.

Hélas! j'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

Les buveurs en gaîté,

Dans leurs chansons vermeilles,

Célèbrent sous les treilles

Le vin et la beauté;

La musique joyeuse,

Avec leur rire clair

S'éparpille dans l'air.

Hélas! j'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

En déshabillés blancs,

Les jeunes demoiselles

S'en vont sous les tonnelles

Au bras de leurs galants;

La lune langoureuse

Argente leurs baisers

Longuement appuyés.

Hélas! j'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

Moi, je n'aime plus rien,

Ni l'homme, ni la femme,

Ni mon corps, ni mon âme,

Pas même mon vieux chien.

Allez dire qu'on creuse,

Sous le pâle gazon,

Une fosse sans nom.

Hélas! j'ai dans le cœur une tristesse affreuse.

QUI SERA ROI?

I

BÉHÉMOT

Moi, je suis Béhémot, l'éléphant, le colosse.

Mon dos prodigieux, dans la plaine, fait bosse

Comme le dos d'un mont.

Je suis une montagne animée et qui marche;

Au déluge, je fis presque chavirer l'arche,

Et, quand j'y mis le pied, l'eau monta jusqu'au pont.

Je porte, en me jouant, des tours sur mon épaule;

Les murs tombent broyés sous mon flanc qui les frôle

Comme sous un bélier.

Quel est le bataillon que d'un choc je ne rompe?

J'enlève cavaliers et chevaux dans ma trompe,

Et je les jette en l'air sans plus m'en soucier!

Les piques, sous mes pieds, se couchent comme l'herbe:

Je jette à chaque pas, sur la terre, une gerbe

De blessés et de morts.

Au cœur de la bataille, aux lieux où la mêlée

Rugit plus furieuse et plus échevelée,

Comme un mortier sanglant, je vais gâchant les corps.

Les flèches font sur moi le pétillement grêle

Que par un jour d'hiver font les grains de la grêle

Sur les tuiles d'un toit,

Les plus forts javelots, qui faussent les cuirasses,

Effleurent mon cuir noir sans y laisser de traces,

Et par tous les chemins je marche toujours droit.

Quand devant moi je trouve un arbre, je le casse;

A travers les bambous, je folâtre et je passe

Comme un faon dans les blés.

Si je rencontre un fleuve en route, je le pompe,

Je dessèche son urne avec ma grande trompe,

Et laisse sur le sec ses hôtes écaillés.

Mes défenses d'ivoire éventreraient le monde,

Je porterais le ciel et sa coupole ronde

Tout aussi bien qu'Atlas.

Rien ne me semble lourd; pour soutenir le pôle,

Je pourrais lui prêter ma rude et forte épaule.

Je le remplacerai quand il sera trop las!

II

Quand Béhémot eut dit jusqu'au bout sa harangue,

Léviathan, ainsi, répondit en sa langue.

III

LÉVIATHAN

Taisez-vous, Béhémot, je suis Léviathan,

Comme un enfant mutin je fouette l'Océan

Du revers de ma large queue.

Mes vieux os sont plus durs que des barres d'airain,

Aussi Dieu m'a fait roi de l'univers marin,

Seigneur de l'immensité bleue.

Le requin endenté d'un triple rang de dents,

Le dauphin monstrueux aux longs fanons pendants,

Le kraken qu'on prend pour une île,

L'orque immense et difforme et le lourd cachalot,

Tout le peuple squammeux qui laboure le flot,

Du cétacé jusqu'au nautile;

Le grand serpent de mer et le poisson Macar,

Les baleines du pôle à l'œil rond et hagard,

Qui soufflent l'eau par la narine,

Le triton fabuleux, la sirène aux chants clairs,

Sur le flanc d'un rocher peignant ses cheveux verts

Et montrant sa blanche poitrine;

Les oursons étoilés et les crabes hideux,

Comme des coutelas agitant autour d'eux

L'arsenal crochu de leurs pinces;

Tous, d'un commun accord, m'ont reconnu pour roi.

Dans leurs antres profonds ils se cachent d'effroi

Quand je visite mes provinces.

Pour l'œil qui peut plonger au fond du gouffre noir,

Mon royaume est superbe et magnifique à voir:

Des végétations étranges,

Éponges, polypiers, madrépores, coraux,

Comme dans les forêts, s'y courbent en arceaux,

S'y découpent en vertes franges.

Le frisson de mon dos fait trembler l'Océan,

Ma respiration soulève l'ouragan

Et se condense en noirs nuages;

Le souffle impétueux de mes larges naseaux

Fait, comme un tourbillon, couler bas les vaisseaux

Avec les pâles équipages.

Ainsi vous avez tort de tant faire le fier

Pour avoir une peau plus dure que le fer

Et renversé quelque muraille;

Ma gueule vous pourrait engloutir aisément.

Je vous ai regardé, Béhémot, et vraiment

Vous êtes de petite taille.

L'empire revient donc à moi, prince des eaux,

Qui mène chaque soir les difformes troupeaux

Paître dans les moites campagnes;

Moi témoin du déluge et des temps disparus;

Moi qui noyai jadis avec mes flots accrus

Les grands aigles sur les montagnes!

IV

Léviathan se tut et plongea sous les flots;

Ses flancs ronds reluisaient comme de noirs îlots.

V

L'OISEAU ROCK

Là-bas, tout là-bas, il me semble

Que j'entends quereller ensemble

Béhémot et Léviathan;

Chacun des deux rivaux aspire,

Ambition folle! à l'empire

De la terre et de l'Océan.

Eh quoi! Léviathan l'énorme

S'assoirait, majesté difforme,

Sur le trône de l'univers!

N'a-t-il pas ses grottes profondes,

Son palais d'azur sous les ondes?

N'est-il pas roi des peuples verts?

Béhémot, dans sa patte immonde,

Veut prendre le sceptre du monde

Et se poser en souverain.

Béhémot, avec son gros ventre,

Veut faire venir à son antre

L'univers terrestre et marin!

La prétention est étrange

Pour ces deux pétrisseurs de fange,

Qui ne sauraient quitter le sol.

C'est moi, l'oiseau Rock, qui dois être

De ce monde seigneur et maître,

Et je suis roi de par mon vol.

Je pourrais dans ma forte serre

Prendre la boule de la terre

Avec le ciel pour écusson.

Créez deux mondes: je me flatte

D'en tenir un dans chaque patte,

Comme les aigles du blason.

Je nage en plein dans la lumière,

Et ma prunelle sans paupière

Regarde en face le soleil.

Lorsque par les airs je voyage,

Mon ombre, comme un grand nuage,

Obscurcit l'horizon vermeil.

Je cause avec l'étoile bleue

Et la comète à pâle queue;

Dans la lune je fais mon nid;

Je perche sur l'arc d'une sphère;

D'un coup de mon aile légère

Je fais le tour de l'infini.

VI

L'HOMME

Léviathan, je vais, malgré les deux cascades

Qui de tes noirs évents jaillissent en arcades,

La mer qui se soulève à tes reniflements,

Et les glaces du pôle et tous les éléments,

Monté sur une barque entr'ouverte et disjointe,

T'enfoncer dans le flanc une mortelle pointe;

Car il faut un peu d'huile à ma lampe le soir,

Quand le soleil s'éteint et qu'on n'y peut plus voir.

Béhémot, à genoux! que je pose la charge

Sur ta croupe arrondie et ton épaule large!

Je ne suis pas ému de ton énormité;

Je ferai de tes dents quelque hochet sculpté,

Et je te couperai tes immenses oreilles,

Avec leurs plis pendants, à des drapeaux pareilles,

Pour en orner ma toque et gonfler mon chevet.

Oiseau Rock, prête-moi la plume et ton duvet,

Mon plomb saura t'atteindre, et, l'aile fracassée,

Sans pouvoir achever la courbe commencée,

Des sommités du ciel, à mes pieds, sur le roc,

Tu tomberas tout droit orgueilleux oiseau Rock!

COMPENSATION

Il naît sous le soleil de nobles créatures

Unissant ici-bas tout ce qu'on peut rêver,

Corps de fer, cœur de flamme, admirables natures.

Dieu semble les produire afin de se prouver;

Il prend, pour les pétrir, une argile plus douce,

Et souvent passe un siècle à les parachever.

Il met, comme un sculpteur, l'empreinte de son pouce

Sur leurs fronts rayonnant de la gloire des cieux,

Et l'ardente auréole en gerbe d'or y pousse.

Ces hommes-là s'en vont, calmes et radieux,

Sans quitter un instant leur pose solennelle,

Avec l'œil immobile et le maintien des dieux.

Leur moindre fantaisie est une œuvre éternelle,

Tout cède devant eux; les sables inconstants

Gardent leurs pas empreints, comme un airain fidèle.

Ne leur donnez qu'un jour ou donnez-leur cent ans,

L'orage ou le repos, la palette ou le glaive:

Ils mèneront à bout leurs destins éclatants.

Leur existence étrange est le réel du rêve;

Ils exécuteront votre plan idéal,

Comme un maître savant le croquis d'un élève.

Vos désirs inconnus, sous l'arceau triomphal

Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte,

Passent assis en croupe au dos de leur cheval.

D'un pied sûr, jusqu'au bout ils ont suivi la route

Où, dès les premiers pas, vous vous êtes assis,

N'osant prendre une branche au carrefour du doute.

De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six,

Cinq ou six tout au plus, dans les siècles prospères,

Types toujours vivants dont on fait des récits.

Nature avare, ô toi, si féconde en vipères,

En serpents, en crapauds tout gonflés de venins,

Si prompte à repeupler tes immondes repaires,

Pour tant d'animaux vils, d'idiots et de nains,

Pour tant d'avortements et d'œuvres imparfaites,

Tant de monstres impurs échappés de tes mains,

Nature, tu nous dois encor bien des poëtes!

CHINOISERIE

Ce n'est pas vous, non, madame, que j'aime,

Ni vous non plus, Juliette, ni vous,

Ophélia, ni Béatrix, ni même

Laure la blonde, avec ses grands yeux doux.

Celle que j'aime, à présent, est en Chine;

Elle demeure avec ses vieux parents,

Dans une tour de porcelaine fine,

Au fleuve Jaune, où sont les cormorans.

Elle a des yeux retroussés vers les tempes,

Un pied petit à tenir dans la main,

Le teint plus clair que le cuivre des lampes,

Les ongles longs et rougis de carmin.

Par son treillis elle passe sa tête,

Que l'hirondelle, en volant, vient toucher,

Et, chaque soir, aussi bien qu'un poëte,

Chante le saule et la fleur du pêcher.

SONNET

Pour veiner de son front la pâleur délicate,

Le Japon a donné son plus limpide azur;

La blanche porcelaine est d'un blanc bien moins pur

Que son col transparent et ses tempes d'agate.

Dans sa prunelle humide un doux rayon éclate;

Le chant du rossignol près de sa voix est dur,

Et, quand elle se lève à notre ciel obscur,

On dirait de la lune en sa robe d'ouate.

Ses yeux d'argent bruni roulent moelleusement;

Le caprice a taillé son petit nez charmant;

Sa bouche a des rougeurs de pêche et de framboise;

Ses mouvements sont pleins d'une grâce chinoise,

Et près d'elle on respire autour de sa beauté

Quelque chose de doux comme l'odeur du thé.

A DEUX BEAUX YEUX

Vous avez un regard singulier et charmant;

Comme la lune au fond du lac qui la reflète,

Votre prunelle, où brille une humide paillette,

Au coin de vos doux yeux roule languissamment.

Ils semblent avoir pris ses feux au diamant;

Ils sont de plus belle eau qu'une perle parfaite,

Et vos grands cils émus, de leur aile inquiète

Ne voilent qu'à demi leur vif rayonnement.

Mille petits amours à leur miroir de flamme

Se viennent regarder et s'y trouvent plus beaux,

Et les désirs y vont rallumer leurs flambeaux.

Ils sont si transparents qu'ils laissent voir votre âme,

Comme une fleur céleste au calice idéal

Que l'on apercevrait à travers un cristal.

LE THERMODON

I

J'ai, dans mon cabinet, une bataille énorme

Qui s'agite et se tord comme un serpent difforme,

Et dont l'étrange aspect arrête l'œil surpris;

On dirait qu'on entend, avec un sourd murmure,

La gravure sonner comme une vieille armure,

Et le papier muet semble jeter des cris.

Un pont par où se rue une foule en démence,

Arc-en-ciel de carnage, ouvre sa courbe immense,

Et d'un cadre de pierre entoure le tableau;

A travers l'arche on voit une ville enflammée,

D'où montent, en tournant, de longs flots de fumée

Dont le rouge reflet brille et tremble sur l'eau.

Une barque, pareille à la barque des ombres,

Glisse sinistrement au dos des vagues sombres,

Portant, triste fardeau, des vaincus et des morts;

Une averse de sang pleut des têtes coupées;

Des mains par l'agonie éperdument crispées,

Avec leurs doigts noueux s'accrochent à ses bords.

Pour recevoir le corps, mort ou vivant, qui tombe,

Le grand fleuve a toujours toute prête une tombe;

Il le berce un moment, et puis il l'engloutit;

Les flots toujours béants, de leurs gueules voraces,

Dévorent cavaliers, chevaux, casques, cuirasses,

Tout ce que le combat jette à leur appétit.

Ici c'est un cheval qui s'effare et se cabre,

Et se fait, dans sa chute, une blessure, au sabre

Qu'un mourant tient encor dans son poing fracassé;

Plus loin, c'est un carquois plein de flèches, qui verse

Ses dards en pluie aiguë, et dont chaque trait perce

Un cadavre déjà de cent coups traversé.

C'est un rude combat! chevelures, crinières,

Panaches et cimiers, enseignes et bannières,

Au souffle des clairons volent échevelés;

Les lances, ces épis de la moisson sanglante,

S'inclinent à leur vent en tranche étincelante,

Comme sous une pluie on voit pencher des blés.

Les glaives dentelés font d'affreuses morsures;

Le poignard altéré, plongeant dans les blessures,

Comme dans une coupe, y boit à flots le sang;

Et les épieux, rompant les armes les plus fortes,

Pour le ciel ou l'enfer ouvrent de larges portes

Aux âmes qui des corps sortent en rugissant.

Quelle férocité de dessin et de touche!

Quelle sauvagerie et quelle ardeur farouche!

Qui signa ce poëme étrange et véhément?

C'est toi, maître suprême, à la main turbulente,

Peintre au nom rouge, roi de la couleur brûlante,

Divin Néerlandais, Michel-Ange flamand!

C'est toi, Rubens, c'est toi dont la rage sublime

Pencha cette bataille au bord de cet abîme,

Qui joignis ses deux bouts comme un bracelet d'or,

Et lui mis pour camée un beau groupe de femmes

Si blanches, que le fleuve aux triomphantes lames

S'apaise et n'ose pas les submerger encor!

II

Car ce sont, ô pitié! des femmes, des guerrières

Que la mêlée étreint de ses mains meurtrières.

Sous l'armure une gorge bat;

Les écailles d'airain couvrent des seins d'ivoire,

Où, nourrisson cruel, la mort pâle vient boire

Le lait empourpré du combat.

Regardez! regardez! les chevelures blondes

Coulent en ruisseaux d'or se mêler sous les ondes

Aux cheveux glauques des roseaux.

Voyez ces belles chairs, plus pures que l'albâtre,

Où, dans la blancheur mate, une veine bleuâtre

Circule en transparents réseaux.

Hélas! sur tous ces corps à la teinte nacrée,

La mort a déjà mis sa pâleur azurée;

Ils n'ont de rose que le sang.

Leurs bras abandonnés trempent, les mains ouvertes,

Dans la vase du fleuve, entre les algues vertes,

Où l'eau les soulève en passant.

Le cheval de bataille à la croupe tigrée,

Secouant dans les cieux sa crinière effarée,

Les foule avec ses durs sabots;

Et le lâche vainqueur, dans sa rage brutale,

Sur leur ventre appuyant sa poudreuse sandale,

Tire à lui leurs derniers lambeaux.

Bientôt du haut des monts les vautours au col chauve,

Les corbeaux vernissés, les aigles à l'œil fauve,

L'orfraie au regard clandestin,

Les loups se balançant sur leurs échines maigres,

Les renards, les chakals, accourront, tout allègres,

Prendre leur part au grand festin.

Ce splendide banquet réparera leurs jeûnes.

O misère! ô douleur! tous ces corps frais et jeunes,

Ces beaux seins d'un si pur contour,

Faits pour les chauds baisers d'une amoureuse bouche,

Fouillés par le museau de l'hyène farouche,

Piqués par le bec du vautour!

Cessez de vains efforts, ô braves amazones!

A quoi vous sert d'avoir, ainsi que des Bellones,

Le casque grec empanaché,

La cuirasse de fer, de clous d'or étoilée,

Si votre main trop faible, au fort de la mêlée,

Lâche votre glaive ébréché?

Votre armure faussée, entre ces bras robustes,

Comme un mince carton s'aplatit sur ces bustes

Où le poil pousse en plein terrain;

Avec ces forts lutteurs, les plus puissantes armes,

O guerrières! seraient les appas et les charmes

Cachés sous vos corsets d'airain.

S'ils n'étaient repoussés par les rudes écailles,

Par les mailles d'acier qui hérissent vos tailles,

Les bras se suspendraient autour;

Si vous aviez voulu, douce et modeste gloire,

Vous auriez sans combat remporté la victoire,

Car la force cède à l'amour.

Penchez-vous sur le col de vos promptes cavales,

Qui volent, de la brise et de l'éclair rivales;

Fuyez sans vous tourner pour voir,

Et ne vous arrêtez qu'en des retraites sûres

Où se trouve un flot clair pour laver vos blessures,

Et du gazon pour vous asseoir!

III

C'est la nécessité! c'est la règle fatale!

Toujours l'esprit le cède à la force brutale;

Et quand la passion, aux beaux élans divins,

Avec le positif veut en venir aux mains,

Ardente, et n'écoutant que le feu qui l'anime,

Engage le combat sur le pont de l'abîme,

Elle ne peut tenir avec ses mains d'enfant

Contre ces grands chevaux à forme d'éléphant,

Cabrés et renversés sur leurs énormes croupes,

Contre ces forts guerriers et ces robustes troupes

Aux bras durs et noueux comme des chênes verts,

Aux musculeux poitrails de buffle recouverts;

Toujours le pied lui manque, et, de flèches criblée,

Elle tombe en hurlant dans l'onde flagellée,

Où son corps va trouver les caïmans du fond.

Cependant les vainqueurs, sur la crête du pont,

Sans donner une plainte aux victimes noyées,

Passent, tambours battants, enseignes déployées.

Cette planche, gravée en six cartons divers

Par Lucas Vostermann, d'après Rubens d'Anvers,

Femmes au cœur hautain, pâles cariatides,

Qui ployez à regret des têtes moins timides

Sous le fronton pesant des devoirs et des lois,

Et qui vous refusez à porter votre croix,

De votre destinée est l'effrayant symbole,

Et je l'y vois écrite en sombre parabole.

Comme vous autrefois, folles de liberté,

Des femmes au grand cœur, à la mâle beauté,

Se brûlèrent un sein, et mirent à la place

La Méduse sculptée au cœur de la cuirasse;

Elles laissèrent là l'aiguille et les fuseaux,

La navette qui court à travers les réseaux,

Les travaux de la femme et les soins du ménage,

Pour la lance et l'épée, instruments de carnage;

Négligeant la parure, et n'ayant pour se voir

Qu'un bouclier d'airain, fauve et louche miroir,

Au Thermodon, qu'enjambe un pont d'une seule arche,

Leur troupe rencontra la grande armée en marche,

Ce fut un choc terrible, et sur le pont, longtemps,

Incertaine marée, on vit les combattants,

Les chevelures d'or ou bien les têtes brunes,

Femmes, soldats, suivant leurs diverses fortunes,

Pousser et repousser leur flux et leur reflux,

Et longtemps la victoire aux pieds irrésolus,

Mesurant le terrain et supputant les pertes,

Erra d'un camp à l'autre avec ses palmes vertes.

De fatigue à la fin, les bras frêles et blancs

Laissèrent, tout meurtris, choir leurs glaives sanglants,

Trop faibles ouvriers pour de si fortes âmes,

Et dans l'eau, jusqu'au soir, il plut des corps de femmes!

ÉLÉGIE

J'ai fait une remarque hier en te quittant.

Sans doute j'ai mal vu; mais quand on aime tant

On a peur; on se fait avec la moindre chose

Un sujet de tourments. On veut savoir la cause

De chaque effet. Un mot, un geste, une ombre, un rien,

La plus folle chimère, un souvenir ancien

Qui dormait dans un coin du cœur et qui s'éveille,

Tout vous effraie. On dit qu'infortune pareille

Ne s'est pas encor vue et que l'on en mourra;

L'on n'en meurt pas; demain peut-être on en rira.

Vous veniez pour vous plaindre: un baiser, un sourire,

Et vous ne savez plus ce que vous veniez dire.

Quand tu liras ces vers, sans doute tu diras

Que mon idée est folle et tu m'embrasseras,

Et puis, j'oublîrai tout, excepté que je t'aime

Et que je t'aimerai toujours. Fais-en de même.

Or, voici ma remarque; il m'a semblé cela.

Je voudrais oublier toutes ces choses-là;

Mais je ne puis. Hier tu paraissais distraite,

Et ce n'est pas ainsi, certes, que Juliette

Laisse aller Roméo qui part. En ce moment

Où mon âme pâmée à chaque embrassement

S'élançait sur ta bouche au-devant de ton âme,

Où ma prunelle en pleurs baignait ma joue en flamme,

Où mon cœur éperdu, sur ton cœur qu'il cherchait,

Vibrait comme une lyre au toucher de l'archet,

Où mes deux bras noués, comme ceux d'un avare

Qui tient son or et craint qu'un larron s'en empare,

Te tenaient enfermée et t'enchaînaient à moi,

Toi, tu ne disais rien; tu n'écoutais pas, toi;

Mes baisers s'éteignaient sur ta lèvre glacée;

Je ne te sentais pas sentir; ta main pressée

N'entendait pas la mienne et ne répondait rien.

J'étais là, devant toi, comme un musicien,

Tourmentant le clavier d'un clavecin sans cordes.

O mon âme! pourquoi faut-il, quand tu débordes,

Comme un lis rempli d'eau que le vent fait pencher,

Que l'âme où tout en pleurs tu voudrais t'épancher

Se ferme et te repousse, et te laisse répandre

Tes plus divins parfums sans en vouloir rien prendre!

J'ai cherché vainement pourquoi cette froideur,

Après tant de baisers vivants et pleins d'ardeur,

Après tant de serments et de douces paroles,

Tant de soupirs d'ivresse et de caresses folles;

Je n'ai rien pu trouver autre chose, sinon

Qu'on était fou d'avoir au fond du cœur un nom

Que l'on ne dira pas, et que c'était chimère

D'aimer une autre femme au monde que sa mère.

Rousseau dit quelque part:—Regardez votre amant

Au sortir de vos bras.—Il a raison vraiment.

Lorsque, le désir mort, naît la mélancolie,

Que l'amour satisfait se recueille et s'oublie,

Comme au sein de sa mère un enfant qui s'endort,

Que l'ennui vient d'entrer et que le plaisir sort,

Le moment est venu de regarder en face

L'amant qu'on s'est choisi. Quoi qu'il dise ou qu'il fasse,

Vous lirez sur son front son amour tel qu'il est.

Le mot sans doute est beau, mais ce qui m'en déplaît,

C'est qu'il s'adresse à l'homme et non pas à la femme.

Quand le corps assouvi laisse en paix régner l'âme,

Qu'on s'écoute penser et qu'on entend son cœur,

Et que dans la maîtresse on embrasse la sœur,

La première lassée est la femme. La honte

D'avoir été vaincue au fond d'elle surmonte

Le bonheur d'être aimée; elle hait son amant,

Comme on hait un vainqueur, et, certe, en ce moment

Les choses sont ainsi; s'il est quelqu'un au monde

Qu'elle haïsse bien et de haine profonde,

C'est lui, car c'est son maître et son seigneur; il peut

Divulguer tout; il peut la perdre s'il le veut;

Il ne le voudra pas, mais il le peut. La crainte

A remplacé l'amour; une froide contrainte

Succède aux beaux élans de folle liberté.

Adieu l'enivrement, le rire et la gaîté.

La femme se repent et l'homme se repose:

Il a touché son but, il a gagné sa cause;

C'est le triomphateur, le vainqueur, le César,

Qui, la couronne au front, au-devant de son char,

Malgré tout son amour, s'il peut la prendre vive,

Traînera sans pitié Cléopâtre captive.

Aspic, dresse ton col tout gonflé de venin:

Sors du panier de fleurs, siffle et mords ce beau sein.

César attend dehors! il lui faut Cléopâtre

Pour suivre le triomphe et paraître au théâtre;

Il faut que sur leurs bancs les chevaliers romains

Disent:—Heureux César! et lui battent des mains.

La femme sait cela, que de reine et maîtresse

Elle devient esclave, et que son pouvoir cesse;

Mais le sceptre qu'hier, dans l'oubli du plaisir,

Elle a laissé tomber, aujourd'hui le désir

Le lui remet en main et la fait souveraine.

Il faut que son amant à ses genoux se traîne

Et lui baise les pieds et demande pardon.

Mais elle maintenant, froide et sans abandon,

Avec un double fil nouant son nouveau masque,

Ainsi qu'un chevalier à l'abri sous son casque,

Guette à couvert l'instant où, faible et désarmé,

Se livre à son poignard l'amant qu'on croit aimé.

Mon ange, n'est-ce pas qu'une telle pensée

N'eût pas dû me venir et doit être chassée,

Et que je suis bien fou de douter d'un amour

Dont personne ne doute, et prouvé chaque jour?

J'ai tort; mais que veux-tu? ces angoisses si vives,

Ces haines, ces retours et ces alternatives,

Ces désespoirs mortels suivis d'espoirs charmants,

C'est l'amour, c'est ainsi que vivent les amants.

Cette existence-là, c'est la mienne, la nôtre;

Telle qu'elle est, pourtant, je n'en voudrais pas d'autre.

On est bien malheureux; mais pour un tel malheur

Les heureux volontiers changeraient leur bonheur.

Aimer! ce mot-là seul contient toute la vie.

Près de l'amour que sont les choses qu'on envie?

Trésors, sceptres, lauriers, qu'est tout cela, mon Dieu!

Comme la gloire est creuse et vous contente peu!

L'amour seul peut combler les profondeurs de l'ame

Et toute ambition meurt aux bras d'une femme!

LA BONNE JOURNÉE

Ce jour, je l'ai passé ployé sur mon pupitre,

Sans jeter une fois l'œil à travers la vitre.

Par Apollo! cent vers! je devrais être las;

On le serait à moins; mais je ne le suis pas.

Je ne sais quelle joie intime et souveraine

Me fait le regard vif et la face sereine;

Comme après la rosée une petite fleur,

Mon front se lève en haut avec moins de pâleur;

Un sourire d'orgueil sur mes lèvres rayonne,

Et mon souffle pressé plus fortement résonne.

J'ai rempli mon devoir comme un brave ouvrier.

Rien ne m'a pu distraire; en vain mon lévrier,

Entre mes deux genoux posant sa longue tête,

Semblait me dire:—En chasse! en vain d'un air de fête

Le ciel tout bleu dardait, par le coin du carreau,

Un filet de soleil jusque sur mon bureau;

Près de ma pipe, en vain, ma joyeuse bouteille

M'étalait son gros ventre et souriait vermeille;

En vain ma bien-aimée, avec son beau sein nu,

Se penchait en riant de son rire ingénu,

Sur mon fauteuil gothique, et dans ma chevelure

Répandait les parfums de son haleine pure.

Sourd comme saint Antoine à la tentation,

J'ai poursuivi mon œuvre avec religion,

L'œuvre de mon amour qui, mort, me fera vivre,

Et ma journée ajoute un feuillet à mon livre.

L'HIPPOPOTAME

L'hippopotame au large ventre

Habite aux Jungles de Java,

Où grondent, au fond de chaque antre,

Plus de monstres qu'on n'en rêva.

Le boa se déroule et siffle,

Le tigre fait son hurlement,

Le buffle en colère renifle,

Lui dort ou paît tranquillement.

Il ne craint ni kriss ni zagaies,

Il regarde l'homme sans fuir,

Et rit des balles des cipayes

Qui rebondissent sur son cuir.

Je suis comme l'hippopotame:

De ma conviction couvert,

Forte armure que rien n'entame,

Je vais sans peur par le désert.

VILLANELLE RHYTHMIQUE

Quand viendra la saison nouvelle,

Quand auront disparu les froids,

Tous les deux nous irons, ma belle,

Pour cueillir le muguet au bois;

Sous nos pieds égrenant les perles

Que l'on voit au matin trembler,

Nous irons écouter les merles

Siffler.

Le printemps est venu, ma belle,

C'est le mois des amants béni,

Et l'oiseau, satinant son aile,

Dit des vers au rebord du nid.

Oh! viens donc sur le banc de mousse,

Pour parler de nos beaux amours,

Et dis-moi de ta voix si douce:

Toujours!

Loin, bien loin, égarant nos courses,

Faisons fuir le lapin caché,

Et le daim au miroir des sources

Admirant son grand bois penché,

Puis, chez nous, tout joyeux, tout aises,

En panier enlaçant nos doigts,

Revenons rapportant des fraises

Des bois.

LE SOMMET DE LA TOUR

Lorsque l'on veut monter aux tours des cathédrales,

On prend l'escalier noir qui roule ses spirales,

Comme un serpent de pierre au ventre d'un clocher.

L'on chemine d'abord dans une nuit profonde,

Sans trèfle de soleil et de lumière blonde,

Tâtant le mur des mains, de peur de trébucher;

Car les hautes maisons voisines de l'église

Vers le pied de la tour versent leur ombre grise,

Qu'un rayon lumineux ne vient jamais trancher.

S'envolant tout à coup, les chouettes peureuses

Vous flagellent le front de leurs ailes poudreuses,

Et les chauves-souris s'abattent sur vos bras:

Les spectres, les terreurs qui hantent les ténèbres,

Vous frôlent en passant de leurs crêpes funèbres;

Vous les entendez geindre et chuchoter tout bas.

A travers l'ombre on voit la chimère accroupie

Remuer, et l'écho de la voûte assoupie

Derrière votre pas suscite un autre pas.

Vous sentez à l'épaule une pénible haleine,

Un souffle intermittent, comme d'une âme en peine

Qu'on aurait éveillée et qui vous poursuivrait;

Et si l'humidité fait, des yeux de la voûte,

Larmes du monument, tomber l'eau goutte à goutte,

Il semble qu'on dérange une ombre qui pleurait.

Chaque fois que la vis, en tournant, se dérobe,

Sur la dernière marche un dernier pli de robe,

Irritante terreur, brusquement disparaît.

Bientôt le jour, filtrant par les fentes étroites,

Sur le mur opposé trace des lignes droites,

Comme une barre d'or sur un écusson noir.

L'on est déjà plus haut que les toits de la ville,

Édifices sans nom, masse confuse et vile,

Et par les arceaux gris le ciel bleu se fait voir.

Les hiboux disparus font place aux tourterelles,

Qui lustrent au soleil le satin de leurs ailes

Et semblent roucouler des promesses d'espoir.

Des essaims familiers perchent sur les tarasques,

Et, sans se rebuter de la laideur des masques,

Dans chaque bouche ouverte un oiseau fait son nid.

Les guivres, les dragons et les formes étranges

Ne sont plus maintenant que des figures d'anges,

Séraphiques gardiens taillés dans le granit,

Qui depuis huit cents ans, pensives sentinelles,

Dans leurs niches de pierre, appuyés sur leurs ailes,

Montent leur faction qui jamais ne finit.

Vous débouchez enfin sur une plate-forme,

Et vous apercevez, ainsi qu'un monstre énorme,

La Cité grommelante, accroupie alentour.

Comme un requin, ouvrant ses immenses mâchoires,

Elle mord l'horizon de ses mille dents noires,

Dont chacune est un dôme, un clocher, une tour.

A travers le brouillard, de ses naseaux de plâtre,

Elle souffle dans l'air son haleine bleuâtre,

Que dore par flocons un chaud reflet de jour.

Comme sur l'eau qui bout monte et chante l'écume,

Sur la ville toujours plane une ardente brume,

Un bourdonnement sourd fait de cent bruits confus.

Ce sont les tintements et les grêles volées

Des cloches, de leurs voix sonores ou fêlées,

Chantant à plein gosier dans leurs beffrois touffus;

C'est le vent dans le ciel et l'homme sur la terre;

C'est le bruit des tambours et des clairons de guerre,

Ou des canons grondeurs sonnant sur leurs affûts;

C'est la rumeur des chars, dont la prompte lanterne

File comme une étoile à travers l'ombre terne,

Emportant un heureux aux bras de son désir;

Le soupir de la vierge au balcon accoudée,

Le marteau sur l'enclume et le fait sur l'idée,

Le cri de la douleur ou le chant du plaisir.

Dans cette symphonie au colossal orchestre,

Que n'écrira jamais musicien terrestre,

Chaque objet fait sa note impossible à saisir.

Vous pensiez être en haut; mais voici qu'une aiguille,

Où le ciel découpé par dentelles scintille,

Se présente soudain devant vos pieds lassés.

Il faut monter encor, dans la mince tourelle,

L'escalier qui serpente en spirale plus frêle,

Se pendant aux crampons de loin en loin placés.

Le vent, d'un air moqueur, à vos oreilles siffle,

La goule étend sa griffe et la guivre renifle,

Le vertige alourdit vos pas embarrassés.

Vous voyez loin de vous, comme dans des abîmes

S'aplanir les clochers et les plus hautes cimes,

Des aigles les plus fiers vous dominez l'essor.

Votre sueur se fige à votre front en nage;

L'air trop vif vous étouffe: allons, enfant, courage!

Vous êtes près des cieux; allons, un pas encor!

Et vous pourrez toucher, de votre main surprise,

L'archange colossal que fait tourner la brise,

Le saint Michel géant qui tient un glaive d'or;

Et si, vous accoudant sur la rampe de marbre,

Qui palpite au grand vent, comme une branche d'arbre,

Vous dirigez en bas un œil moins effrayé,

Vous verrez la campagne à plus de trente lieues,

Un immense horizon, bordé de franges bleues,

Se déroulant sous vous comme un tapis rayé;

Les carrés de blé d'or, les cultures zébrées,

Les plaques de gazon de troupeaux noirs tigrées;

Et, dans le sainfoin rouge, un chemin blanc frayé;

Les cités, les hameaux, nids semés dans la plaine,

Et, partout où se groupe une famille humaine,

Un clocher vers le ciel comme un doigt s'allongeant.

Vous verrez dans le golfe, aux bras des promontoires,

La mer se diaprer et se gaufrer de moires,

Comme un kandjiar turc damasquiné d'argent;

Les vaisseaux, alcyons balancés sur leurs ailes,

Piquer l'azur lointain de blanches étincelles

Et croiser en tous sens leur vol intelligent.

Comme un sein plein de lait gonflant leurs voiles rondes,

Sur la foi de l'aimant, ils vont chercher des mondes,

Des rivages nouveaux sur de nouvelles mers:

Dans l'Inde, de parfums, d'or et de soleil pleine,

Dans la Chine bizarre, aux tours de porcelaine,

Chimérique pays peuplé de dragons verts;

Ou vers Otaïti, la belle fleur des ondes,

De ses longs cheveux noirs tordant les perles blondes,

Comme une autre Vénus, fille des flots amers;

A Ceylan, à Java, plus loin encor peut-être,

Dans quelque île déserte et dont on se rend maître,

Vers une autre Amérique échappée à Colomb.

Hélas! et vous aussi, sans crainte, ô mes pensées,

Livrant aux vents du ciel vos ailes empressées,

Vous tentez un voyage aventureux et long.

Si la foudre et le nord respectent vos antennes,

Des pays inconnus et des îles lointaines

Que rapporterez-vous? de l'or, ou bien du plomb?..

La spirale soudain s'interrompt et se brise.

Comme celui qui monte au clocher de l'église,

Me voici maintenant au sommet de ma tour.

J'ai planté le drapeau tout au haut de mon œuvre.

Ah! que depuis longtemps, pauvre et rude manœuvre,

Insensible à la joie, à la vie, à l'amour,

Pour garder mon dessin avec ses lignes pures,

J'émousse mon ciseau contre des pierres dures,

Élevant à grand'peine une assise par jour!

Pendant combien de mois suis-je resté sous terre,

Creusant comme un mineur ma fouille solitaire,

Et cherchant le roc vif pour mes fondations!

Et pourtant le soleil riait sur la nature;

Les fleurs faisaient l'amour et toute créature

Livrait sa fantaisie au vent des passions.

Le printemps dans les bois faisait courir la séve,

Et le flot, en chantant, venait baiser la grève;

Tout n'était que parfum, plaisir, joie et rayons!

Patient architecte, avec mes mains pensives

Sur mes piliers trapus inclinant mes ogives,

Je fouillais sous l'église un temple souterrain.

Puis l'église elle-même, avec ses colonnettes,

Qui semble, tant elle a d'aiguilles et d'arêtes,

Un madrépore immense, un polypier marin;

Et le clocher hardi, grand peuplier de pierre,

Où gazouillent, quand vient l'heure de la prière

Avec les blancs ramiers, des nids d'oiseaux d'airain.

Du haut de cette tour à grand'peine achevée,

Pourrai-je t'entrevoir, perspective rêvée,

Terre de Chanaan où tendait mon effort?

Pourrai-je apercevoir la figure du monde,

Les astres dans le ciel accomplissant leur ronde,

Et les vaisseaux quittant et regagnant le port?

Si mon clocher passait seulement de la tête

Les toits et les tuyaux de la ville, ou le faîte

De ce donjon aigu qui du brouillard ressort;

S'il était assez haut pour découvrir l'étoile

Que la colline bleue avec son dos me voile,

Le croissant qui s'écorne au toit de la maison;

Pour voir, au ciel de smalt, les flottantes nuées

Par le vent du matin mollement remuées,

Comme un troupeau de l'air secouer leur toison;

Et la gloire, la gloire, astre et soleil de l'âme,

Dans un océan d'or, avec le globe en flamme,

Majestueusement monter à l'horizon!

354

TABLE

Avertissement des Éditeurs i
POÉSIES, 1830-1832 [2].—ALBERTUS, 1832
Préface 3
Méditation. (Él. I.) 9
Moyen âge. (Int. VI.) 10
Élégie I. (Él. VI.) 11
Paysage. (Pays. VII.) 12
La jeune fille. (Él. V.) 13
Le Marais. (Pays. X.) 14
Sonnet I. (Fant. X) 16
Serment. (Él. VIII.) 17
Les Souhaits. (Fant. V.) 18
Le Luxembourg. (Él. II.) 20
Le Sentier. (Pays. IV.) 21
Cauchemar 22
La Demoiselle. (Pays. III.) 21
Les deux âges. (Él. IV.) 28
Le Far-niente 29
Stances. (Él. XVI.) 30
Promenade nocturne. (Pays. V.) 32
Sonnet II. (Fant. XI.) 34
La Basilique. (Int. VII.) 55
L'Oiseau captif. (Él. XII.) 58
Rêve. (Él. IX.) 40
Pensées d'automne. (Pays. IX.) 41
Infidélité. (Él. XX.) 43
A mon ami Auguste M***. (Fant. VII) 45
Élégie II. 46
Veillée. (Int. III.) 48
Élégie III. (Él. X.) 50
Clémence. (Él. XIV.) 51
Voyage 52
Le Coin du feu. (Int. II.) 55
La Tête de mort. (Int. IV.) 56
Ballade. (Pays. VI.) 59
Une âme. (Él. XIII.) 64
Souvenir. (Él. XV.) 65
Sonnet III. (Fant. XIII.) 66
Maria. (Él. III.) 67
A mon ami Eugène de N***. (Int. V.) 68
Le Jardin des Plantes. (Pays. II.) 72
Le Champ de bataille. (Fant. IV.) 74
Imitation de Byron. (Fant. I.) 77
Ballade. (Él. VII.) 79
Soleil couchant. (Pays. XIII.) 80
Sonnet IV. (Fant. XIII.) 81
Enfantillage. (Pays. I.) 82
Nonchaloir. (Él. XVIII.) 85
Déclaration. (Él. XVII.) 84
Pluie. (Pays. VIII.) 85
Point de vue. (Pays. XII.) 87
Le Retour. (Pays. XI.) 88
Pan de mur. (Pays. XIV.) 91
Colère 93
Sonnet V. (Fant. XIV.) 95
Justification. (Él. XIX.) 96
Frisson. (Int. I.) 98
Sonnet VI. (Fant. XV.) 103
Élégie IV. (Él. XI.) 104
Sonnet VII 107
Paris. (Pays. XV.) 108
Un Vers de Wordsworth. (Fant. III.) 111
Débauche. (Fant. VII.) 112
Le Bengali. (Fant. II.) 114
Le cavalier poursuivi. (Fant. VIII.) 116
ALBERTUS ou l'ame et le péché 123
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Le Nuage 187
Les Colombes 188
Les Papillons 189
Ténèbres 190
Thébaïde 198
Rocaille 206
Pastel 207
Watteau 208
Le Triomphe de Pétrarque 209
Melancholia 215
Niobé 223
Cariatides 224
La Chimère 225
La Diva 226
Après le Bal 230
Tombée du jour 234
La dernière feuille 235
Le Trou du serpent 236
Les Vendeurs du temple 237
A un jeune Tribun 246
Choc de cavaliers 253
Le Pot de fleurs 254
Le Sphinx 255
Pensée de minuit 256
La Chanson de Mignon 262
Romance 267
Le Spectre de la Rose 269
Lamento 271
Dédain 273
Ce Monde-ci et l'autre 276
Versailles 280
La Caravane 281
Destinée 282
Notre-Dame 283
Magdalena 289
Chant du grillon 297
Absence 303
Au Sommeil 305
Terza rima 307
Montée sur le Brocken 309
Le premier rayon de mai 311
Le Lion du Cirque 313
Lamento 315
Barcarolle 317
Tristesse 319
Qui sera roi? 321
Compensation 327
Chinoiserie 329
Sonnet 330
A deux beaux yeux 331
Le Thermodon 332
Élégie 338
La bonne journée 342
L'Hippopotame 344
Villanelle rhythmique 345
Le Sommet de la tour 347

[2] Nous avons pensé que les bibliophiles accueilleraient, comme un renseignement précieux, l'indication du classement de l'édition du 1845. Nous l'avons donc placée à cette table, entre parenthèse.

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