← Retour

Poésies Complètes - Tome 1

16px
100%

PASTEL

J'aime à vous voir en vos cadres ovales,

Portraits jaunis des belles du vieux temps,

Tenant en main des roses un peu pâles,

Comme il convient à des fleurs de cent ans.

Le vent d'hiver, en vous touchant la joue,

A fait mourir vos œillets et vos lis,

Vous n'avez plus que des mouches de boue

Et sur les quais vous gisez tout salis.

Il est passé le doux règne des belles;

La Parabère avec la Pompadour

Ne trouveraient que des sujets rebelles,

Et sous leur tombe est enterré l'amour.

Vous, cependant, vieux portraits qu'on oublie,

Vous respirez vos bouquets sans parfums,

Et souriez avec mélancolie

Au souvenir de vos galants défunts.

1835.

WATTEAU

Devers Paris, un soir, dans la campagne,

J'allais suivant l'ornière d'un chemin,

Seul avec moi, n'ayant d'autre compagne

Que ma douleur qui me donnait la main.

L'aspect des champs était sévère et morne,

En harmonie avec l'aspect des cieux;

Rien n'était vert sur la plaine sans borne,

Hormis un parc planté d'arbres très-vieux.

Je regardai bien longtemps par la grille,

C'était un parc dans le goût de Watteau:

Ormes fluets, ifs noirs, verte charmille,

Sentiers peignés et tirés au cordeau.

Je m'en allai l'âme triste et ravie;

En regardant j'avais compris cela:

Que j'étais près du rêve de ma vie,

Que mon bonheur était enfermé là.

LE TRIOMPHE DE PÉTRARQUE
A LOUIS BOULANGER

Il faisait nuit dans moi, nuit sans lune, nuit sombre;

Je marchais en aveugle et tâtant le chemin,

Les deux bras en avant, le long des murs, dans l'ombre.

Mon conducteur céleste avait quitté ma main;

J'avais beau me tourner vers l'étoile polaire,

Un nuage éteignait ses prunelles d'or fin.

La bella, la diva, celle qui m'a su plaire,

La noble dame à qui j'ai donné mon amour,

Hélas! m'avait ôté son appui tutélaire.

Béatrix dans les cieux avait fui sans retour,

Et moi, resté tout seul au seuil du purgatoire,

Je ne pouvais voler aux lieux d'où vient le jour.

A coup sûr tu n'auras aucune peine à croire

Quel deuil j'avais au cœur et quel chagrin amer

D'être ainsi confiné dans la demeure noire.

Sur ma tête pesait la coupole de fer,

Et je sentais partout, comme une mer glacée,

Autour de mon essor prendre et se durcir l'air.

Mes efforts étaient vains, et ma triste pensée,

Comme fait dans sa cage un captif impuissant,

Fouettait le mur d'airain de son aile brisée.

Je montai l'escalier d'un pas lourd et pesant,

Et, quand s'ouvrit la porte, un torrent de lumière

M'inonda de splendeur, tel qu'un flot jaillissant.

Sur mon œil ébloui palpitait ma paupière

Comme une aile d'oiseau quand il va pour voler;

On m'eut pris, à me voir, pour un homme de pierre.

Je demeurai longtemps sans pouvoir te parler,

Plongeant mes yeux ravis au fond de ta peinture

Qu'un rayon de soleil faisait étinceler.

Comme sur un balcon, une riche tenture

Pendait du haut du ciel, un beau ton d'outremer

Plus vif que nul saphir dans l'écrin de nature.

Quelques nuages chauds, sous les frissons de l'air,

Se crêpaient mollement et faisaient une frange

Aussi blonde que l'or au manteau de l'éther.

Sur le sable éclatant, plus jaune que l'orange,

Les grands pins balançant leur large parasol

Avec l'ombre agitaient leur silhouette étrange.

Une grêle de fleurs jonchait partout le sol,

Et l'on eût dit, au bout de leurs tiges pliantes,

Des papillons peureux suspendus dans leur vol.

Sous leurs robes d'azur aux lignes ondoyantes,

Le ciel et l'horizon dans un baiser charmant

Fondaient avec amour leurs lèvres souriantes.

Le printemps parfumé, beau comme un jeune amant,

Avec ses bras de lis environnant la terre,

Aux avances des fleurs répondait doucement.

Afin de célébrer le solennel mystère,

La nature avait mis son plus riche manteau,

Les éléments joyeux faisaient trêve à leur guerre.

O miracle de l'art! ô puissance du beau!

Je sentais dans mon cœur se redresser mon âme

Comme au troisième jour le Christ dans son tombeau.

L'ombre se dissipait. La belle et noble dame,

Tendant ses blanches mains du fond des cieux ouverts,

M'engageait à monter par l'escalier de flamme.

Les bouvreuils réjouis sifflaient leurs plus beaux airs;

Tout riait, tout chantait, tout palpitait des ailes,

Et les échos charmés disaient des fins de vers.

Beau cygne italien, roi des amours fidèles,

Poëte aux rimes d'or, dont le chant triste et doux

Semble un roucoulement de blanches tourterelles;

Figure à l'air pensif, et toujours à genoux,

Les mains jointes devant ton idole muette,

Te voilà donc vivante et revenue à nous!

Je te reconnais bien; oui, c'est bien toi, poëte;

Le camail écarlate encadre ton front pur

Et marque austèrement l'ovale de ta tête.

Tes yeux semblent chercher dans le fluide azur

Les yeux clairs et luisants de ta maîtresse blonde,

Pour en faire un soleil qui rende l'autre obscur.

Car tu n'as qu'une idée et qu'un amour au monde;

Tout l'univers pour toi pivote sur un nom.

Et le reste n'est rien que boue et fange immonde.

Sous le laurier mystique et le divin rayon,

Tu t'avances traîné par l'éclatant quadrige,

Entre la rêverie et l'inspiration.

Un chœur harmonieux autour de toi voltige:

C'est la chaste Uranie avec son globe bleu,

Penchant son front rêveur comme un lis sur sa tige;

Euterpe, Polymnie, un sein nu, l'œil en feu;

C'est Clio, belle et simple en son manteau sévère;

Tout le sacré troupeau qui te suit comme un dieu.

Les Grâces, dénouant leur ceinture légère,

Dansent derrière toi, sur le char triomphal;

A l'égal d'un César le monde te révère.

A ta suite l'on voit l'orgueilleux cardinal,

Comme un pavot qui brille à travers l'or des gerbes,

D'écarlate et d'hermine inonder son cheval.

Rien n'y manque... Seigneurs blasonnés et superbes,

Prêtres, marchands, soldats, professeurs, écoliers,

Les vieillards tout chenus, et les pages imberbes;

De beaux jeunes garçons et de blonds écuyers

Soufflent allégrement aux bouches des trompettes,

Et suspendent leurs bras aux crins blancs des coursiers,

Sur le devant du char les filles les mieux faites,

Les plus charmantes fleurs du jardin de beauté,

Font de leurs doigts de lis pleuvoir les violettes.

Tu viens du Capitole où César est monté.

Cependant tu n'as pas, ô bon François Pétrarque,

Mis pour ceinture au monde un fleuve ensanglanté.

Tu n'as pas, de tes dents, pour y laisser ta marque,

Comme un enfant mauvais, mordu ta ville au sein.

Tu n'as jamais flatté ni peuple ni monarque.

Jamais on ne te vit, en guise de tocsin,

Sur l'Italie en feu faire hurler tes rimes;

Ton rôle fut toujours pacifique et serein.

Loin des cités, l'auberge et l'atelier des crimes,

Tu regardes, couché sous les grands lauriers verts,

Des Alpes tout là-bas bleuir les hautes cimes;

Et, penchant tes doux yeux sur la source aux flots clairs

Où flotte un blanc reflet de la robe de Laure,

Avec les rossignols tu gazouilles des vers.

Car toujours dans ton cœur vibre un écho sonore,

Et toujours sur ta bouche on entend palpiter

Quelque nid de sonnets éclos ou près d'éclore.

Rêveur harmonieux, tu fais bien de chanter:

C'est là le seul devoir que Dieu donne aux poëtes,

Et le monde à genoux les devrait écouter.

Lorsqu'Amphion chantait, du creux de leurs retraites

Les tigres tachetés et les grands lions roux

Sortaient en balançant leurs monstrueuses têtes;

Les dragons s'en venaient, d'un air timide et doux,

De leur langue d'azur lécher ses pieds d'ivoire,

Et les vents suspendaient leur vol et leur courroux.

Faire sortir les ours de leur caverne noire,

En agneaux caressants transformer les lions,

O poëtes! voilà la véritable gloire;

Et non pas de pousser à des rébellions

Tous ces mauvais instincts, bêtes fauves de l'âme,

Que l'on déchaîne au jour des révolutions.

Sur l'autel idéal entretenez la flamme,

Guidez le peuple au bien par le chemin du beau,

Par l'admiration et l'amour de la femme.

Comme un vase d'albâtre où l'on cache un flambeau,

Mettez l'idée au fond de la forme sculptée,

Et d'une lampe ardente éclairez le tombeau.

Que votre douce voix, de Dieu même écoutée,

Au milieu du combat jetant des mots de paix,

Fasse tomber les flots de la foule irritée.

Que votre poésie, aux vers calmes et frais,

Soit pour les cœurs souffrants comme ces cours d'eau vive

Où vont boire les cerfs dans l'ombre des forêts.

Faites de la musique avec la voix plaintive

De la création et de l'humanité,

De l'homme dans la ville et du flot sur la rive.

Puis, comme un beau symbole, un grand peintre vanté

Vous représentera dans une immense toile,

Sur un char triomphal par un peuple escorté:

Et vous aurez au front la couronne et l'étoile!

1836.

MELANCHOLIA

J'aime les vieux tableaux de l'école allemande:

Les vierges sur fond d'or aux doux yeux en amande,

Pâles comme le lis, blondes comme le miel,

Les genoux sur la terre et le regard au ciel,

Sainte Agnès, sainte Ursule et sainte Catherine,

Croisant leurs blanches mains sur leur blanche poitrine;

Les chérubins joufflus au plumage d'azur,

Nageant dans l'outremer sur un filet d'or pur;

Les grands anges tenant la couronne et la palme;

Tout ce peuple mystique au front grave, à l'œil calme,

Qui prie incessamment dans les missels ouverts,

Et rayonne au milieu des lointains bleus et verts.

Oui, le dessin est sec et la couleur mauvaise,

Et ce n'est pas ainsi que peint Paul Véronèse:

Oui, le Sanzio pourrait plus gracieusement

Arrondir cette forme et ce linéament;

Mais il ne mettrait pas dans un si chaste ovale

Tant de simplicité pieuse et virginale;

Mais il ne prendrait pas, pour peindre ces beaux yeux,

Plus d'amour dans son cœur et plus d'azur aux cieux;

Mais il ne ferait pas sur ces tempes en ondes

Couler plus doucement l'or de ces tresses blondes.

Ses madones n'ont pas, empreint sur leur beauté,

Ce cachet de candeur et de sérénité.

Leur bouche rit souvent d'un sourire profane,

Et parfois sous la Vierge on sent la courtisane;

On sent que Raphaël, lorsqu'il les dessina,

Avait passé la nuit chez la Fornarina.

Ces Allemands ont seuls fait de l'art catholique,

Ils ont parfaitement compris la basilique:

Rien de grossier en eux, rien de matériel;

Leurs tableaux sont vraiment les purs miroirs du ciel.

Seuls ils ont le secret de ces divins sourires

Si frais, épanouis aux lèvres des martyres;

Seuls ils ont su trouver pour peupler les arceaux,

Pour les faire reluire aux mailles des vitraux,

Les vrais types chrétiens. Dépouillant le vieil homme,

Seuls ils ont abjuré les idoles de Rome.

Auprès d'Albert Dürer Raphaël est païen:

C'est la beauté du corps, c'est l'art italien,

Cet enfant de l'art grec, sensuel et plastique,

Qui met entre les bras de la Vénus antique,

Au lieu de Cupidon, le divin Bambino;

Aucun d'eux n'est chrétien, ni Domenichino,

Ni le Buonarotti, ni Corrége, ni Guide;

L'antiquité profane est le fil qui les guide:

Apollon sert de type à l'ange saint Michel;

Le Jupiter tonnant devient Père éternel;

La tunique latine est taillée en étole,

Et l'on fait une église avec le Capitole.

J'en excepte pourtant Cimabuë, Giotto,

Et les maîtres pisans du vieux Campo-Santo.

Ceux-là ne peignaient pas en beaux pourpoints de soie,

Entre des cardinaux et des filles de joie;

Dans des villas de marbre, aux chansons des castrats,

Ceux-là n'épousaient point des nièces de prélats.

C'étaient des ouvriers qui faisaient leur ouvrage

Du matin jusqu'au soir, avec force et courage;

C'étaient des gens pieux et pleins d'austérité,

Sachant bien qu'ici-bas tout n'est que vanité;

Leur atelier à tous était le cimetière,

Ils peignaient, près des morts passant leur vie entière.

Puis, quand leurs doigts roidis laissaient choir les pinceaux,

On leur dressait un lit sous les sombres arceaux.

Ils dormaient là, couchés auprès de leur peinture,

Les mains jointes, tout droits, dans la même posture

De contemplation extatique où sont peints

Sur les fresques du mur leurs anges et leurs saints.

Ceux-là ne faisaient pas de l'art une débauche,

Et leur œuvre toujours, quoique barbare et gauche,

Même à nos yeux savants reluit d'une beauté

Toute jeune de charme et de naïveté.

Sur tous ces fronts pâlis, sous cet air de souffrance

Brille ineffablement quelque haute espérance;

L'on voit que tout ce peuple agenouillé n'attend

Pour revoler aux cieux que le suprême instant.

Dans ces tableaux, partout l'âme glorifiée

Foule d'un pied vainqueur la chair mortifiée;

L'ombre remplit le bas, le haut rayonne seul,

Et chaque draperie a l'aspect d'un linceul.

C'est que la vie alors de croyance était pleine,

C'est qu'on sentait passer dans l'air du soir l'haleine

De quelque ange attardé s'en retournant au ciel;

C'est que le sang du Christ teignait vraiment l'autel;

C'est qu'on était au temps de saint François d'Assise,

Et que sur chaque roche une cellule assise

Cachait un fou sublime, insensé de la Croix;

Le désert se peuplait de lueurs et de voix;

Dans toute obscurité rayonnait un mystère;

On aimait, et le ciel descendait sur la terre.

Gothique Albert Dürer, oh! que profondément

Tu comprenais cela dans ton cœur d'Allemand!

Que de virginité, que d'onction divine

Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine!

Comme on sent que la chair n'est qu'un voile à l'esprit!

Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit,

Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre,

Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître!

C'est que tu n'avais pas, lui faisant double part,

D'autre amour dans le cœur que celui de ton art;

C'est que l'on ne dit pas, voyant aux galeries

L'ovale gracieux de tes belles Maries,

O mon chaste poëte! ô mon peintre chrétien!

Comme de Raphaël et comme de Titien:

Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse.

Tout terrestre désir devant elle s'apaise,

Car tu ne t'en vas point, tout rempli de ton Dieu,

Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu.

Tu ne t'accoudes pas sur les nappes rougies,

Et tu n'enivres pas dans de sales orgies

L'art, cet enfant du ciel sur le monde jeté

Pour que l'on crut encore à la sainte beauté.

Tu n'avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse;

Mais, le cœur inondé d'une austère tristesse,

Tu vivais pauvrement à l'ombre de la Croix,

En Allemand naïf, en honnête bourgeois,

Tapi comme un grillon dans l'âtre domestique;

Et ton talent caché, comme une fleur mystique,

Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait,

Répandait ses parfums et s'épanouissait.

Il me semble te voir au coin de ta fenêtre

Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d'ancêtre.

L'ogive encadre un front bleuissant d'outremer,

Comme dans tes tableaux, ô vieil Albert Dürer!

Nuremberg sur le ciel dresse ses mille flèches,

Et découpe ses toits aux silhouettes sèches;

Toi, le coude au genou, le menton dans la main,

Tu rêves tristement au pauvre sort humain:

Que pour durer si peu la vie est bien amère,

Que la science est vaine et que l'art est chimère,

Que le Christ à l'éponge a laissé bien du fiel,

Et que tout n'est pas fleurs dans le chemin du ciel.

Et, l'âme d'amertume et de dégoût remplie,

Tu t'es peint, ô Dürer! dans ta Mélancolie,

Et ton génie en pleurs, te prenant en pitié,

Dans sa création t'a personnifié.

Je ne sais rien qui soit plus admirable au monde,

Plus plein de rêverie et de douleur profonde,

Que ce grand ange assis, l'aile ployée au dos,

Dans l'immobilité du plus complet repos.

Son vêtement, drapé d'une façon austère,

Jusqu'au bout de son pied s'allonge avec mystère,

Son front est couronné d'ache et de nénufar;

Le sang n'anime pas son visage blafard;

Pas un muscle ne bouge: on dirait que la vie

Dont on vit en ce monde à ce corps est ravie,

Et pourtant l'on voit bien que ce n'est pas un mort.

Comme un serpent blessé son noir sourcil se tord,

Son regard dans son œil brille comme une lampe,

Et convulsivement sa main presse sa tempe.

Sans ordre autour de lui mille objets sont épars,

Ce sont des attributs de sciences et d'arts;

La règle et le marteau, le cercle emblématique,

Le sablier, la cloche et la table mystique,

Un mobilier de Faust, plein de choses sans nom;

Cependant c'est un ange et non pas un démon.

Ce gros trousseau de clefs qui pend à sa ceinture

Lui sert à crocheter les secrets de nature.

Il a touché le fond de tout savoir humain;

Mais comme il a toujours, au bout de tout chemin,

Trouvé les mêmes yeux qui flamboyaient dans l'ombre,

Qu'il a monté l'échelle aux échelons sans nombre,

Il est triste; et son chien, de le suivre lassé,

Dort à côté de lui, tout vieux et tout cassé.

Dans le fond du tableau, sur l'horizon sans borne,

Le vieux père Océan lève sa face morne,

Et dans le bleu cristal de son profond miroir

Réfléchit les rayons d'un grand soleil tout noir.

Une chauve-souris, qui d'un donjon s'envole,

Porte écrit dans son aile ouverte en banderole:

Mélancolie. Au bas, sur une meule assis,

Est un enfant dont l'œil, voilé sous de longs cils,

Laisse le spectateur dans le doute s'il veille,

Ou si, bercé d'un rêve, en lui-même il sommeille.

Voilà comme Dürer, le grand maître allemand,

Philosophiquement et symboliquement,

Nous a représenté, dans ce dessin étrange,

Le rêve de son cœur sous une forme d'ange.

Notre Mélancolie, à nous, n'est pas ainsi;

Et nos peintres la font autrement. La voici:

—C'est une jeune fille et frêle et maladive,

Penchant ses beaux yeux bleus au bord de quelque rive,

Comme un vergiss-mein-nicht que le vent a courbé;

Sa coiffure est défaite, et son peigne est tombé,

Ses blonds cheveux épars coulent sur son épaule,

Et se mêlent dans l'onde aux verts cheveux du saule;

Les larmes de ses yeux vont grossir le ruisseau,

Et troublent, en tombant, sa figure dans l'eau.

La brise à plis légers fait voler son écharpe,

Et vibrer en passant les cordes de sa harpe;

Un album, un roman, près d'elle sont ouverts:

Car la mode la suit jusque dans ses déserts.

Notre Mélancolie est petite-maîtresse,

Elle prend des grands airs, elle fait la princesse;

Elle met des gants blancs et des chapeaux d'Herbault;

Elle est née, et ne voit que des gens comme il faut;

Son groom ne pèse pas plus de soixante livres;

C'est une Philaminte, elle lit tous les livres,

Cause fort bien musique, et peinture pas mal;

Elle suit l'Opéra, ne manque pas un bal;

Poitrinaire tout juste assez pour être artiste,

Elle a toujours en main un mouchoir de batiste.

On ne la verra pas enterrer tristement

Dans quelque sierra son teint pâle et charmant,

Ses grâces de malade et ses petites mines,

Ni sous les noirs arceaux d'un couvent en ruines

Promener loin du bruit ses méditations:

Il faut à ses douleurs la rampe et les lampions,

Il faut que les journaux en puissent rendre compte;

Chaque pleur de ses yeux se cristallise en conte;

Avec chaque soupir elle souffle un roman;

Elle meurt, mais ce n'est que littérairement.

Un frais cottage anglais, voilà sa Thébaïde;

Et si son front de nacre est coupé d'une ride,

Ce n'est pas, croyez-moi, qu'elle songe à la mort:

Pour craindre quelque chose elle est trop esprit fort.

Mais c'est que de Paris une robe attendue

Arrive chiffonnée et de taches perdue.

Ah! quelle différence, et que près de ces vieux

Nous paraissons mesquins! Le sang de nos aïeux,

Comme un vin qui s'aigrit, s'est tourné dans nos veines.

Rien ne vit plus en nous: nos amours et nos haines

Sont de pâles vieillards sans force et sans vigueur,

Chez qui la tête semble avoir pompé le cœur.

La passion est morte avec la foi; la terre

Accomplit dans le ciel sa ronde solitaire,

Et se suspend encore aux lèvres du soleil;

Mais le soleil vieillit, son baiser moins vermeil

Glisse sans les chauffer sur nos fronts, et ses flammes

Comme sur les glaciers, s'éteignent sur nos âmes.

D'en bas, le mont Gemmi vous paraît tout en feu,

Il fume, il étincelle, il est rouge, il est bleu.

Montez, vous trouverez la neige froide et blanche,

Et l'hiver grelottant qui pousse l'avalanche.

Nous sommes le Gemmi; le reflet du passé

Brille encore sur nos fronts. Ce reflet effacé,

Il ne restera plus qu'une neige incolore;

Demain, sur le Gemmi, se lèvera l'aurore,

Les glaciers de nouveau se mettront à fumer,

Et l'incendie éteint pourra se rallumer;

Mais, hélas! il n'est pas pour nous d'aube nouvelle,

Et la nuit qui nous vient est la nuit éternelle.

De nos cieux dépeuplés il ne descendra pas

Un ange aux ailes d'or pour nous prendre en ses bras,

Et le siècle futur, s'asseyant sur la pierre

De notre siècle, à nous, et la voyant entière,

Joyeux, ne dira pas: Il est ressuscité,

Et dans sa gloire au ciel comme Christ remonté.

1834.

NIOBÉ

Sur un quartier de roche, un fantôme de marbre,

Le menton dans la main et le coude au genou,

Les pieds pris dans le sol, ainsi que des pieds d'arbre,

Pleure éternellement sans relever le cou.

Quel chagrin pèse donc sur ta tête abattue?

A quel puits de douleurs tes yeux puisent-ils l'eau?

Et que souffres-tu donc dans ton cœur de statue,

Pour que ton sein sculpté soulève ton manteau?

Tes larmes, en tombant du coin de ta paupière,

Goutte à goutte, sans cesse et sur le même endroit,

Ont fait dans l'épaisseur de ta cuisse de pierre

Un creux où le bouvreuil trempe son aile et boit.

O symbole muet de l'humaine misère,

Niobé sans enfants, mère des sept douleurs,

Assise sur l'Athos ou bien sur le Calvaire,

Quel fleuve d'Amérique est plus grand que tes pleurs?

CARIATIDES

Un sculpteur m'a prêté l'œuvre de Michel-Ange,

La chapelle Sixtine et le grand Jugement;

Je restai stupéfait à ce spectacle étrange

Et me sentis ployer sous mon étonnement.

Ce sont des corps tordus dans toutes les postures,

Des faces de lion avec des cols de bœuf,

Des chairs comme du marbre et des musculatures

A pouvoir d'un seul coup rompre un câble tout neuf.

Rien ne pèse sur eux, ni coupole ni voûtes,

Pourtant leurs nerfs d'acier s'épuisent en efforts,

La sueur de leurs bras semble pleuvoir en gouttes;

Qui donc les courbe ainsi puisqu'ils sont aussi forts?

C'est qu'ils portent un poids à fatiguer Alcide:

Ils portent ta pensée, ô maître, sur leurs dos;

Sous un entablement, jamais Cariatide

Ne tendit son épaule à de plus lourds fardeaux.

LA CHIMÈRE

Une jeune Chimère, aux lèvres de ma coupe,

Dans l'orgie, a donné le baiser le plus doux;

Elle avait les yeux verts, et jusque sur sa croupe

Ondoyait en torrent l'or de ses cheveux roux.

Des ailes d'épervier tremblaient à son épaule;

La voyant s'envoler, je sautai sur ses reins;

Et, faisant jusqu'à moi ployer son cou de saule,

J'enfonçai comme un peigne une main dans ses crins.

Elle se démenait, hurlante et furieuse,

Mais en vain. Je broyais ses flancs dans mes genoux;

Alors elle me dit d'une voix gracieuse,

Plus claire que l'argent: Maître, où donc allons-nous?

Par delà le soleil et par delà l'espace,

Où Dieu n'arriverait qu'après l'éternité;

Mais avant d'être au but ton aile sera lasse:

Car je veux voir mon rêve en sa réalité.

1837.

LA DIVA

On donnait à Favart Mosé. Tamburini

Le basso cantante, le ténor Rubini,

Devaient jouer tous deux dans la pièce; et la salle,

Quand on l'eut élargie et faite colossale,

Grande comme Saint-Charle ou comme la Scala,

N'aurait pu contenir son public ce soir-là.

Moi, plus heureux que tous, j'avais tout à connaître,

Et la voix des chanteurs et l'ouvrage du maître.

Aimant peu l'opéra, c'est hasard si j'y vais,

Et je n'avais pas vu le Moïse français;

Car notre idiome, à nous, rauque et sans prosodie,

Fausse toute musique; et la note hardie,

Contre quelque mot dur se heurtant dans son vol,

Brise ses ailes d'or et tombe sur le sol.

J'étais là, les deux bras en croix sur la poitrine,

Pour contenir mon cœur plein d'extase divine;

Mes artères chantant avec un sourd frisson,

Mon oreille tendue et buvant chaque son;

Attentif comme au bruit de la grêle fanfare

Un cheval ombrageux qui palpite et s'effare.

Toutes les voix criaient, toutes les mains frappaient,

A force d'applaudir les gants blancs se rompaient;

Et la toile tomba. C'était le premier acte.

Alors je regardai; plus nette et plus exacte,

A travers le lorgnon dans mes yeux moins distraits,

Chaque tête à son tour passait avec ses traits.

Certes, sous l'éventail et la grille dorée,

Roulant dans leurs doigts blancs la cassolette ambrée,

Au reflet des joyaux, au feu des diamants,

Avec leurs colliers d'or et tous leurs ornements,

J'en vis plus d'une belle et méritant éloge;

Du moins je le croyais, quand au fond d'une loge

J'aperçus une femme. Il me sembla d'abord,

La loge lui formant un cadre de son bord,

Que c'était un tableau de Titien ou Giorgione,

Moins la fumée antique et moins le vernis jaune,

Car elle se tenait dans l'immobilité,

Regardant devant elle avec simplicité,

La bouche épanouie en un demi-sourire,

Et comme un livre ouvert son front se laissant lire.

Sa coiffure était basse, et ses cheveux moirés

Descendaient vers sa tempe en deux flots séparés.

Ni plumes, ni rubans, ni gaze, ni dentelle;

Pour parure et bijoux, sa grâce naturelle;

Pas d'œillade hautaine ou de grand air vainqueur,

Rien que le repos d'âme et la bonté de cœur.

Au bout de quelque temps, la belle créature,

Se lassant d'être ainsi, prit une autre posture,

Le col un peu penché, le menton sur la main,

De façon à montrer son beau profil romain,

Son épaule et son dos aux tons chauds et vivaces,

Où l'ombre avec le clair flottaient par larges masses.

Tout perdait son éclat, tout tombait à côté

De cette virginale et sereine beauté;

Mon âme tout entière à cet aspect magique

Ne se souvenait plus d'écouter la musique,

Tant cette morbidezze et ce laisser-aller

Était chose charmante et douce à contempler,

Tant l'œil se reposait avec mélancolie

Sur ce pâle jasmin transplanté d'Italie.

Moins épris des beaux sons qu'épris des beaux contours,

Même au parlar spiegar, je regardais toujours;

J'admirais à part moi la gracieuse ligne

Du col se repliant comme le col d'un cygne,

L'ovale de la tête et la forme du front,

La main pure et correcte, avec le beau bras rond;

Et je compris pourquoi, s'exilant de la France,

Ingres fit si longtemps ses amours de Florence.

Jusqu'à ce jour j'avais en vain cherché le beau;

Ces formes sans puissance et cette fade peau

Sous laquelle le sang ne court que par la fièvre

Et que jamais soleil ne mordit de sa lèvre,

Ce dessin lâche et mou, ce coloris blafard,

M'avaient fait blasphémer la sainteté de l'art.

J'avais dit: L'art est faux, les rois de la peinture

D'un habit idéal revêtent la nature.

Ces tons harmonieux, ces beaux linéaments,

N'ont jamais existé qu'aux cerveaux des amants;

J'avais dit, n'ayant vu que la laideur française:

Raphaël a menti comme Paul Véronèse!

Vous n'avez pas menti, non, maîtres; voilà bien

Le marbre grec doré par l'ambre italien,

L'œil de flamme, le feint passionnément pâle,

Blond comme le soleil sous son voile de hâle,

Dans la mate blancheur les noirs sourcils marqués,

Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,

Les ailes de cheveux s'abattant sur les tempes,

Et tous les nobles traits de vos saintes estampes.

Non, vous n'avez pas fait un rêve de beauté,

C'est la vie elle-même et la réalité.

Votre Madone est là; dans sa loge elle pose,

Près d'elle vainement l'on bourdonne et l'on cause;

Elle reste immobile et sous le même jour,

Gardant comme un trésor l'harmonieux contour.

Artistes souverains, en copistes fidèles,

Vous avez reproduit vos superbes modèles!

Pourquoi, découragé par vos divins tableaux,

Ai-je, enfant paresseux, jeté là mes pinceaux,

Et pris pour vous fixer le crayon du poëte,

Beaux rêves, obsesseurs de mon âme inquiète,

Doux fantômes bercés dans les bras du désir,

Formes que la parole en vain cherche à saisir?

Pourquoi, lassé trop tôt dans une heure de doute,

Peinture bien-aimée, ai-je quitté ta route?

Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté,

Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,

Et l'épithète creuse et la rime incolore?

Ah! combien je regrette et comme je déplore

De ne plus être peintre, en te voyant ainsi

A Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi!

1838.

APRÈS LE BAL

Adieu, puisqu'il le faut, adieu, belle nuit blanche,

Nuit d'argent, plus sereine et plus douce qu'un jour!

Ton page noir est là, qui, le poing sur la hanche,

Tient ton cheval en bride et t'attend dans la cour.

Aurora, dans le ciel que brunissaient tes voiles,

Entr'ouvre ses rideaux avec ses doigts rosés;

O nuit, sous ton manteau tout parsemé d'étoiles,

Cache tes bras de nacre au vent froid exposés.

Le bal s'en va finir. Renouez, heures brunes,

Sur vos fronts parfumés vos longs cheveux de jais.

N'entendez-vous pas l'aube aux rumeurs importunes

Oui halète à la porte et souffle son air frais?

Le bal est enterré. Cavaliers et danseuses,

Sur la tombe du bal jetez à pleines mains

Vos colliers défilés, vos parures soyeuses,

Vos blancs camélias et vos pâles jasmins.

Maintenant c'est le jour. La veille après le rêve;

La prose après les vers: c'est le vide et l'ennui;

C'est une bulle encor qui dans les mains nous crève,

C'est le plus triste jour de tous, c'est aujourd'hui.

O Temps! que nous voulons tuer et qui nous tues,

Vieux porte-faux, pourquoi vas-tu traînant le pied,

D'un pas lourd et boiteux, comme vont les tortues,

Quand sur nos fronts blêmis le spleen anglais s'assied?

Et lorsque le bonheur nous chante sa fanfare,

Vieillard malicieux, dis-moi, pourquoi cours-tu

Comme devant les chiens court un cerf qui s'effare,

Comme un cheval que fouille un éperon pointu?

Hier, j'étais heureux. J'étais! Mot doux et triste!

Le bonheur est l'éclair qui fuit sans revenir.

Hélas! et pour ne pas oublier qu'il existe,

Il le faut embaumer avec le souvenir.

J'étais; je ne suis plus; toute la vie humaine

Résumée en deux mots, de l'onde et puis du vent.

Mon Dieu! n'est-il donc pas de chemin qui ramène

Au bonheur d'autrefois regretté si souvent?

Derrière nous le sol se crevasse et s'effondre.

Nul ne peut retourner. Comme un maigre troupeau

Que l'on mène au boucher, ne pouvant plus le tondre,

La vieille Mob nous pousse à grand train au tombeau.

Certe, en mes jeunes ans, plus d'un bal doit éclore,

Plein d'or et de flambeaux, de parfums et de bruit,

Et mon cœur effeuillé peut refleurir encore;

Mais ce ne sera pas mon bal de l'autre nuit.

Car j'étais avec toi. Tous deux seuls dans la foule,

Nous faisant dans notre âme une chaste oasis,

Et, comme deux enfants au bord d'une eau qui coule,

Voyant onder le bal, l'un contre l'autre assis.

Je ne pouvais savoir, sous le satin du masque,

De quelle passion ta figure vivait,

Et ma pensée, au vol amoureux et fantasque,

Réalisait en toi tout ce qu'elle rêvait.

Je nuançais ton front des pâleurs de l'agate,

Je posais sur ta bouche un sourire charmant,

Et sur ta joue en fleur la pourpre délicate

Qu'en s'envolant au ciel laisse un baiser d'amant.

Et peut-être qu'au fond de ta noire prunelle

Une larme brillait au lieu d'éclair joyeux,

Et, comme sous la terre une onde qui ruisselle,

S'écoulait sous le masque invisible à mes yeux.

Peut-être que l'ennui tordait ta lèvre aride,

Et que chaque baiser avait mis sur ta peau,

Au lieu de marque rose, une tache livide

Comme on en voit aux corps qui sont dans le tombeau.

Car si la face humaine est difficile à lire,

Si déjà le front nu ment à la passion,

Qu'est-ce donc, quand le masque est double? Comment dire

Si vraiment la pensée est sœur de l'action?

Et cependant, malgré cette pensée amère,

Tu m'as laissé, cher bal, un souvenir charmant;

Jamais rêvé d'été, jamais blonde chimère,

Ne m'ont entre leurs bras bercé plus mollement.

Je crois entendre encor tes rumeurs étouffées,

Et voir devant mes yeux, sous ta blanche lueur,

Comme au sortir du bain, les péris et les fées,

Luire des seins d'argent et des cols en sueur.

Et je sens sur ma bouche une amoureuse haleine,

Passer et repasser comme une aile d'oiseau,

Plus suave en odeur que n'est la marjolaine

Ou le muguet des bois au temps du renouveau.

O nuit! aimable nuit! sœur de Luna la blonde,

Je ne veux plus servir qu'une déesse au ciel,

Endormeuse des maux et des soucis du monde;

J'apporte à ta chapelle un pavot et du miel.

Nuit, mère des festins, mère de l'allégresse,

Toi qui prêtes le pan de ton voile à l'Amour,

Fais-moi, sous ton manteau, voir encore ma maîtresse,

Et je brise l'autel d'Apollo dieu du jour.

1834.

TOMBÉE DU JOUR

Le jour tombait, une pâle nuée

Du haut du ciel laissait nonchalamment,

Dans l'eau du fleuve à peine remuée,

Tremper les plis de son blanc vêtement.

La nuit parut, la nuit morne et sereine,

Portant le deuil de son frère le jour,

Et chaque étoile à son trône de reine,

En habits d'or s'en vint faire sa cour.

On entendait pleurer les tourterelles,

Et les enfants rêver dans leurs berceaux;

C'était dans l'air comme un frôlement d'ailes,

Comme le bruit d'invisibles oiseaux.

Le ciel parlait à voix basse à la terre;

Comme au vieux temps ils parlaient en hébreu,

Et répétaient un acte de mystère;

Je n'y compris qu'un seul mot: c'était Dieu.

1834.

LA DERNIERE FEUILLE

Dans la forêt chauve et rouillée

Il ne reste plus au rameau

Qu'une pauvre feuille oubliée,

Rien qu'une feuille et qu'un oiseau.

Il ne reste plus dans mon âme

Qu'un seul amour pour y chanter,

Mais le vent d'automne qui brame

Ne permet pas de l'écouter;

L'oiseau s'en va, la feuille tombe,

L'amour s'éteint, car c'est l'hiver.

Petit oiseau, viens sur ma tombe

Chanter, quand l'arbre sera vert!

1837.

LE TROU DU SERPENT

Au long des murs, quand le soleil y donne,

Pour réchauffer mon vieux sang engourdi,

Avec les chiens, auprès du lazzarone,

Je vais m'étendre à l'heure de midi.

Je reste là sans rêve et sans pensée,

Comme un prodigue à son dernier écu.

Devant ma vie, aux trois quarts dépensée,

Déjà vieillard et n'ayant pas vécu.

Je n'aime rien, parce que rien ne m'aime,

Mon âme usée abandonne mon corps;

Je porte en moi le tombeau de moi-même,

Et suis plus mort que ne sont bien des morts.

Quand le soleil s'est caché sous la nue,

Devers mon trou je me traîne en rampant,

Et jusqu'au fond de ma peine inconnue

Je me retire aussi froid qu'un serpent.

1834.

LES VENDEURS DU TEMPLE

I

Il est par les faubourgs un ramas de maisons

Dont les murs verts ont l'air de suer des poisons,

Et dont les pieds baignés d'eau croupie et de boue

Passent en puanteur l'odeur de la gadoue.

Rien n'est plus triste à voir, dans ce vilain Paris,

Entre le ciel tout jaune et le pavé tout gris,

Que ne sont ces maisons laides et rechignées.

Les carreaux y sont faits de toiles d'araignées;

Le toit pleure toujours comme un œil chassieux;

Les murs, bâtis d'hier, semblent déjà tout vieux,

Pas un seul pan d'aplomb, pas une pierre égale,

Ils sont tous bourgeonnés, pleins de lèpre et de gale,

Pareils à des vieillards de débauche pourris,

Ruines sans grandeur et dignes de mépris.

Un bâton, comme un bras que la maigreur décharne,

Un lange sale au poing sort de chaque lucarne.

Ce ne sont sur le bord des fenêtres que pots,

Matelas à sécher, guenilles et drapeaux,

Si que chaque maison, dépassant ses murailles,

A l'air d'un ventre ouvert dont coulent les entrailles.

Des hommes vivent là, dans leur fange abrutis;

Leurs femmes mettent bas, et leur font des petits

Qui grouillent aussitôt sous les pieds de leurs pères,

Comme sous un fumier grouille un nœud de vipères.

Dans la plus noire ordure, au milieu des ruisseaux,

On les voit barboter, pareils à des pourceaux;

On les voit scrofuleux, noués et culs-de-jattes,

Comme un crapaud blessé qui saute sur trois pattes,

Descendre en trébuchant quelque roide escalier

Ou suivre tout en pleurs un coin de tablier.

D'autres, en vagissant d'une bouche flétrie,

Sucent une mamelle épuisée et tarie,

Et les mères s'en vont chantant d'une aigre voix

Un ignoble refrain en ignoble patois.

Quant aux hommes, ils sont partis à la maraude;

A peine verrez-vous quelque fiévreux qui rôde,

Le corps entortillé dans un pâle lambeau,

Plus jaune et plus osseux qu'un mort sous le tombeau.

Aucun soleil jamais ne dore ces fronts hâves,

Nul rayon ne descend en ces affreuses caves,

Et n'y jette à travers la noire humidité

Un blond fil de lumière aux chauds jours de l'été.

Une odeur de prison et de maladrerie,

Je ne sais quel parfum de vieille juiverie

Vous écœure en entrant et vous saisit au nez.

Des vivants comme nous sont pourtant condamnés

A respirer cet air aux miasmes méphitiques,

Ainsi qu'en exhalaient les Avernes antiques.

Les belles fleurs de mai ne s'ouvrent pas pour eux,

C'est pour d'autres qu'en juin les cieux se font plus bleus;

Ils sont déshérités de toute la nature,

Pour apanage ils n'ont que fange et pourriture.

Ces hommes, n'est-ce pas, ont le sort bien mauvais?

Tout malheureux qu'ils sont, moi pourtant je les hais,

Et si j'ai fait jaillir de ma sombre palette,

Avec ses tons boueux cette ébauche incomplète,

Certes, ce n'était pas dans le dessein pieux

De sécher votre bourse et de mouiller vos yeux.

Dieu merci! je n'ai pas tant de philanthropie,

Et je dis anathème a cette race impie.

II

Entrez dans leurs taudis. Parmi tous ces haillons,

Vous verrez s'allumer de flamboyants rayons.

Moins l'aile et le bec d'aigle, ils sont en tout semblables

Aux avares griffons dont nous parlent les fables,

Et veillent accroupis, sans cligner leurs yeux verts,

Sur de gros monceaux d'or de fumier recouverts.

Pour y chercher de l'or ils vous fendraient le ventre;

Pour l'or ils perceraient la terre jusqu'au centre,

Ils iraient dans le ciel, de leurs marteaux hardis,

Arracher vos clous d'or, portes du paradis,

Et pour les faire fondre en leurs cavernes noires,

Anges et chérubins, ils vous prendraient vos gloires.

Non que l'or soit pour eux ce qu'il serait pour nous,

Un moyen d'imposer ses volontés à tous,

Et de faire fleurir sa libre fantaisie

Comme un lotus qui s'ouvre au chaud pays d'Asie.

L'or, ce n'est pas pour eux des châteaux au soleil,

Un voyage lointain sous un ciel plus vermeil,

Un sérail à choisir, de belles courtisanes

Baignant de noirs cheveux leurs tempes diaphanes,

Des coureurs de pur sang, une meute de chiens,

Une collection de grands maîtres anciens,

L'impérial tokay, côte à côte en sa cave,

Avec les pleurs de Christ sur leur natale lave.

L'or, ce n'est pas pour eux la clef de l'idéal,

L'anneau de Salomon, le talisman fatal,

Qui, forçant à venir les démons et les anges,

Fait les réalités de nos rêves étranges.

Ils aiment l'or pour l'or: c'est là leur passion;

Le seul bonheur pour eux, c'est la possession;

Comme un vieil impuissant aime une jeune fille,

Quoiqu'ils n'en fassent rien, ils aiment l'or qui brille.

Et voudraient sous leurs dents, pour grossir leur trésor,

Pouvoir, comme Midas, changer le pain en or.

Les choses de ce monde et les choses divines,

Les plus grands souvenirs, les plus saintes ruines,

Ils ne respectent rien et vont détruisant tout.

Ils jettent sans pitié dans le creuset qui bout,

Avec leurs cercueils peints et dorés, les momies

Des générations dans le temps endormies.

Ils brûlent le passé pour avoir ce peu d'or

Qu'aux plis de son manteau les ans laissaient encor.

Chandeliers de l'autel, vases du sacrifice,

Ouvrages merveilleux pleins d'art et de caprice,

Cadres et bas-reliefs aux fantasques dessins,

L'ange du tabernacle et les châsses des saints,

Les beaux lambris d'église et les stalles sculptées

Gisent au fond des cours à pleines charretées;

Pour cuire leur pâture ils n'ont pas d'autre bois

Que des débris d'autel et des morceaux de croix.

C'est un bûcher doré qui chauffe leur cuisine,

Cependant qu'accroupie au coin du feu Lésine,

Les yeux caves, le teint plus pâle qu'un citron,

Tourne un maigre brouet au fond d'un grand chaudron.

L'épine de son dos est collée à son ventre,

Son épaule est convexe et sa poitrine rentre,

Elle a des sourcils gris mêlés de longs poils blancs;

Comme un bissac de pauvre, à chacun de ses flancs

Sa mamelle s'allonge et passe la ceinture;

On peut compter les fils de sa robe de bure,

Et, quoiqu'elle soit riche à payer vingt palais,

Ses manches laissent voir ses coudes violets;

Elle claque du bec comme fait la cigogne,

Et, quand elle remue et vaque à sa besogne,

On entend ses os secs à chaque mouvement,

Comme un gond mal graissé, rendre un sourd grincement.

III

Ah! race de corbeaux, ignoble bande noire,

Hyènes du passé, vrais chacals de l'histoire,

C'est vous qui disputez, dans les tombeaux ouverts,

Pour prendre leur linceul, les trépassés aux vers,

Et qui ne laissez pas debout une colonne

Sur la fosse d'un siècle où pendre sa couronne.

Par la vie et la mort, par l'enfer et le ciel,

Par tout ce que mon cœur peut contenir de fiel,

Soyez maudits!

Jamais déluge de Barbares,

Ni Huns, ni Visigoths, ni Russes, ni Tartares,

Non, Genseric jamais, non, jamais Attila,

N'ont fait autant de mal que vous en faites là.

Quand ils eurent tué la ville aux sept collines,

Ils laissèrent au corps son linceul de ruines.

Ils détruisaient, car telle était leur mission,

Mais ne spéculaient pas sur leur destruction.

C'est vous qui perdez l'art et par qui les statues

Près de leurs piédestaux moisissent abattues!

Destructeurs endiablés, c'est vous dont le marteau

Laisse une cicatrice au front de tout château;

C'est vous qui décoiffez toutes nos métropoles,

Et, comme on prend un casque, enlevez leurs coupoles;

Vous qui déshabillez les saintes et les saints,

Qui, pour avoir le plomb, cassez les vitraux peints

Et rompez les clochers, comme une jeune fille

Entre ses doigts distraits rompt une frêle aiguille;

C'est à cause de vous que l'on dit des Français:

Ils brisent leur passé: c'est un peuple mauvais.

Encor, si vous étiez la vieille bande noire!

Mais vous êtes venus bien après la victoire.

Vous becquetez le corps que d'autres ont tué;

Vous avez attendu que sa chair ait pué,

Avant que de tomber sur le géant à terre,

Vautours du lendemain! Dans le champ solitaire,

Par une nuit sans lune, où le firmament noir

N'avait pas un seul œil entr'ouvert pour vous voir,

Vous avez abattu votre vol circulaire

Et porté tout joyeux la charogne à votre aire.

Les bons et braves chiens, lorsque le cerf est mort,

S'en vont. Toute la meute arrive alors et mord,

Mêlant ses vils abois à la trompe de cuivre,

Le noble cerf dix cors, qu'à peine elle osait suivre;

Et les bassets trapus, arrivés les derniers,

Ont de plus gros morceaux que n'en ont les premiers.

Vous êtes les bassets. Vous mangez la curée

Par les chiens courageux aux lâches préparée.

Quand les guerriers ont fait, les goujats vont au corps,

Et dérobent l'argent dans les poches des morts.

O fille de Satan, ô toi, la vieille bande,

Comme ta mission, tu fus horrible et grande.

Je ne sais quelle rude et sombre majesté

Drape sinistrement ta monstruosité;

Une fauve auréole autour de toi rayonne

Et ton bonnet sanglant luit comme une couronne.

Des nerfs herculéens se tordent à tes bras;

L'airain, comme un gravier, se creuse sous ton pas;

Sur le marbre, en courant, tu laisses des empreintes,

Et le monde ébranlé craque dans tes étreintes.

C'est toi qui commenças ce périlleux duel

Du peuple avec le roi, de la terre et du ciel;

Et quand tu secouais, de tes mains insensées,

Les croix sur les clochers, si près de Dieu dressées,

On croyait que le Christ, par les pieds et le flanc,

En signe de douleur allait pleurer le sang;

On croyait voir s'ouvrir la bouche de sa plaie

Et reluire à son front une auréole vraie,

Et l'on fut bien surpris que ton bras et ton poing,

Après l'avoir frappé, ne se séchassent point.

Tout le monde attendait un grand coup de tonnerre,

Comme au saint vendredi quand l'on baise la terre;

On ignorait comment Dieu prendrait tout cela,

Et quel foudre il gardait à ces insultes-là.

Nulle voix ne sortit du fond du tabernacle,

Le ciel pour se venger ne fit aucun miracle;

Et, comme dans les bois fait un essaim d'oiseaux,

Les anges effarés quittèrent leurs arceaux;

Mais tu ne savais pas si dans les nefs désertes

Tu n'allais pas trouver, avec leurs plumes vertes,

Leur œil de diamant et leurs lances de feu,

A cheval sur l'éclair, les milices de Dieu.

La première et sans peur tu mis la main sur l'arche,

Et tes enfants perdus allèrent droit leur marche,

Sans savoir si le sol tout d'un coup sous leurs pas

En entonnoir d'enfer ne se creuserait pas.

Tu fus la poésie et l'idéal du crime;

Tu détrônais Jésus de son gibet sublime,

Comme Louis Capet de son fauteuil de roi.

La vieille monarchie avec la vieille foi

Râlait entre tes bras, toute bleue et livide,

Comme autrefois Antée aux bras du grand Alcide.

Et le Christ et le roi, sous tes puissants efforts,

Du trône et de l'autel tous deux sont tombés morts.

Au seul bruit de tes pas les noires basiliques

Tremblotaient de frayeur sous leurs chapes gothiques;

Leurs genoux de granit sous elles se ployaient,

Les tarasques sifflaient, les guivres aboyaient;

Le dragon se tordant au bout de la gouttière

Tâchait de dégager ses ailerons de pierre;

Les anges et les saints pleuraient dans les vitraux;

Les morts, se retournant au fond de leurs tombeaux,

Demandaient: «Qu'est-ce donc?» à leurs voisins plus blêmes,

Et les cloches des tours se brisaient d'elles-mêmes.

Quand tu manquais de rois à jeter à tes chiens,

Tu forçais Saint-Denis à te rendre les siens;

Tu descendais sans peur sous les funèbres porches.

Les spectres, éblouis aux lueurs de tes torches,

Fuyaient échevelés en poussant des clameurs.

Troublés dans leur sommeil, tous ces pâles dormeurs,

Rêvant d'éternité, pensaient l'heure venue,

Où le Christ doit juger les hommes sur sa nue;

Et, quand tu soulevais de ton doigt curieux

Leur paupière embaumée afin de voir leurs yeux,

Certes ils pouvaient croire à ton rire sauvage,

A l'air fauve et cruel de ton hideux visage,

Qu'ils étaient bien damnés, et qu'un diable d'enfer

Venait les emporter dans ses griffes de fer.

L'épouvante crispait leur bouche violette,

Ils joignaient, pour prier, leurs deux mains de squelette,

Mais tu les retuais sans plus sentir d'effroi

Que pour guillotiner un véritable roi.

Tes rêves n'étaient pas hantés de noirs fantômes;

Toutes les sommités, têtes de rois et dômes,

Devaient fatalement tomber sous ton marteau,

Et tu n'avais pas plus de remords qu'un couteau;

Tu n'étais que le bras de la nouvelle idée,

Et le sang comme l'eau, sur ta robe inondée,

Coulait et te faisait une pourpre à ton tour.

O tueuse de rois, souveraine d'un jour!

Tes forfaits étaient noirs et grands comme l'abîme,

Mais tu gardais au moins la majesté du crime,

Mais tu ne grattais pas la dorure des croix,

Et, si tu profanais les cadavres des rois,

C'était pour te venger et non pas pour leur prendre

Les anneaux de leurs doigts ni pour les aller vendre!

A UN JEUNE TRIBUN

Ami, vous avez beau, dans votre austérité,

N'estimer chaque objet que par l'utilité,

Demander tout d'abord à quoi tendent les choses

Et les analyser dans leurs fins et leurs causes;

Vous avez beau vouloir vers ce pôle commun

Comme l'aiguille au nord faire tourner chacun;

Il est dans la nature, il est de belles choses,

Des rossignols oisifs, de paresseuses roses,

Des poëtes rêveurs et des musiciens

Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens,

Qui vivent au hasard et n'ont d'autre maxime,

Sinon que tout est bien pourvu qu'on ait la rime,

Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,

Écoutent le récit de leurs amours naïfs.

Il est de ces esprits qu'une façon de phrase,

Un certain choix de mots tient un jour en extase,

Qui s'enivrent de vers comme d'autres de vin

Et qui ne trouvent pas que l'art soit creux et vain.

D'autres seront épris de la beauté du monde

Et du rayonnement de la lumière blonde;

Ils resteront des mois assis devant des fleurs,

Tâchant de s'imprégner de leurs vives couleurs;

Un air de tête heureux, une forme de jambe,

Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,

Il ne leur faut pas plus pour les faire contents.

Qu'importent à ceux-là les affaires du temps

Et le grave souci des choses politiques?

Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques,

Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns,

Que leur font vos discours, magnanimes tribuns?

Vos discours sont très-beaux, mais j'aime mieux des roses.

Les antiques Vénus, aux gracieuses poses,

Que l'on voit, étalant leur sainte nudité,

Réaliser en marbre un rêve de beauté,

Ont plus fait, à mon sens, pour le bonheur du monde,

Que tous ces vains travaux où votre orgueil se fonde;

Restez assis plutôt que de perdre vos pas.

Le lis ne file pas et ne travaille pas;

Il lui suffit d'avoir la blancheur éclatante,

Il jette son parfum et cela le contente.

Dans sa coupe il réserve aux voyageurs du ciel

Une perle de pluie, une goutte de miel,

Et la sylphide, au bal d'Obéron invitée,

Se taille dans sa feuille une robe argentée.

Qui de vous osera lui dire: Paresseux!

Parce qu'il ne fait pas de chemises pour ceux

Qui, grelottant de froid, et les chairs toutes rouges,

Se cachent en hiver sous la paille des bouges,

Et qu'il ne pétrit pas de ses doigts blancs du pain

A tous les malheureux qui vont criant la faim?

Qui donc dira cela, que toute chose belle,

Femme, musique ou fleur, ne porte pas en elle

Et son enseignement et sa moralité?

Comment pourrons-nous croire à la Divinité

Si nous n'écoutons pas le rossignol qui chante,

Si nous n'en voyons pas une preuve touchante

Dans la suave odeur qu'envoie au ciel, le soir,

La fleur de la vallée avec son encensoir?

Qui douterait de Dieu devant de belles femmes?

Ah! veillons sur nos cœurs et fermons bien nos âmes,

Laissons tourner le monde et les choses aller;

Sans que nous la poussions, la terre peut rouler,

Et nous pouvons fort bien retirer notre épaule,

Sans faire choir le ciel et déranger le pôle.

Se croire le pivot de la création

Est une erreur commune à toute ambition;

L'on est persuadé qu'on est indispensable

Et l'on ne pèse pas le poids d'un grain de sable

Aux balances d'airain des grands événements.

L'on tombe chaque jour en des étonnements

A voir quel peu d'écume au torrent de l'abîme

Fait un homme jeté de la plus haute cime,

Et comme en peu de temps, pour grand qu'il ait passé,

Par le premier qui vient on le voit remplacé.

Nos agitations ne laissent pas de trace:

C'est la bulle sur l'eau qui crève et qui s'efface;

En vain l'on se roidit. Toujours, d'un flot égal,

Le fleuve à travers tout court au gouffre fatal,

Et dans l'éternité mystérieuse et noire

Entraîne ce gravier que l'on nomme l'histoire.

Quand votre nom serait creusé dans le rocher,

L'intarissable flot qui semble le lécher,

Ainsi qu'un chien soumis qui veut flatter son maître,

De sa langue d'azur le fera disparaître,

Et, si profondément qu'ait fouillé le ciseau,

Le rocher à coup sûr durera moins que l'eau.

Et vous, mon jeune ami, tête sereine et blonde,

A la fleur de vos ans pourquoi tenter une onde

Qui jamais n'a rendu le vaisseau confié?

Où retrouverez-vous le temps sacrifié,

Et ce qu'a de votre âme emporté sur son aile

Des révolutions la tempête éternelle?

Pourquoi, tout en sueur, sous le soleil de plomb,

Le siroco soufflant, suivre un chemin si long,

Et traverser à pied ce grand désert de prose,

Quand le ciel est d'un bleu d'outremer, quand la rose

Offre candidement sa bouche à vos baisers,

A l'âge où les bonheurs sont tellement aisés,

Que c'en est un déjà d'être au monde et de vivre?

De ses parfums ambrés le printemps vous enivre,

La fleur aux doux yeux bleus vous lorgne avec amour;

Les oiseaux de leurs nids vous donnent le bonjour,

Et la fée amoureuse, afin de vous séduire,

Se baigne devant vous dans la source, et fait luire

A travers les roseaux, sous le flot argentin,

Son épaule de nacre et son dos de satin.

Mais, sourd à tout cela comme un anachorète,

Vous foulez sans pitié la pauvre violette;

La fée en soupirant rattache ses cheveux,

Rouge d'avoir pour rien fait les premiers aveux,

Et reprend tristement ses habits sur les branches.

Si vous aviez voulu, quatre licornes blanches

Au pays d'Avalon vous auraient emporté;

Dans les tourelles d'or d'un palais enchanté

Vous auriez vu passer votre vie en doux rêves:

Mais non; sur les cailloux, sur le sable des grèves,

Sur les éclats de verre et les tessons cassés,

A travers les débris des trônes renversés,

Vous avez préféré, faussant votre nature,

Pieds nus et dans la nuit, marcher à l'aventure;

Vous avez oublié les sentiers d'autrefois,

Et vous ne suivez plus la rêverie au bois:

Tout ce qui vous charmait vous semble choses vaines;

Vous fermez votre oreille au babil des fontaines,

Et diriez volontiers: Silence! au rossignol.

Le front tout soucieux et penché vers le sol,

Vous passez sans répondre au gai salut des merles.

Où donc est-il ce temps où vous comptiez les perles

Et les beaux diamants aux éclairs diaprés

Que répand le matin sur le velours des prés?

Avec un soin plus grand que pour des pierres fines,

Vous enleviez aux fleurs les gouttes argentines;

Vous preniez pour cordon un brin de ce fil blanc

Que la Vierge des cieux laisse choir en filant,

Et vous en composiez, enfantines merveilles,

Des colliers à trois rangs et des pendants d'oreilles.

Quel crime ont donc commis ces chers coquelicots,

Qui, passant leur front rouge entre les blés égaux,

Au revers du sillon, de leurs petites langues,

Vous faisaient autrefois de si belles harangues?

De votre négligence ils sont tout attristés

Et se plaignent au vent de n'être plus chantés.

C'est en vain que juillet les convie à sa fête;

Ainsi que des vieillards ils vont courbant la tête,

Et s'ils pouvaient noircir ils se mettraient en deuil.

Les bluets désolés ont tous la larme à l'œil,

Car ils vous pensent mort et ne peuvent pas croire

Que vous ayez perdu si vite la mémoire

Des entretiens naïfs et des charmants amours

Que vous aviez ensemble au midi des beaux jours!

Ami, vous étiez fait pour chanter sous le hêtre,

Comme le doux berger que Mantoue a vu naître,

La blonde Amaryllis en couplets alternés.

De sauvages odeurs vos vers tout imprégnés

Sentent le serpolet, le thym et la framboise;

A vos molles chansons le bouvreuil s'apprivoise,

Et, tout émerveillé, du sommeil des ormeaux

Descend de branche en branche et vient sur vos pipeaux.

Ne faites pas sortir le tonnerre des Gracques

D'une bouche formée aux chants élégiaques;

Laissez cette besogne aux orateurs braillards,

Qui, le pied sur la borne et les cheveux épars,

Jurent à six gredins, tout grouillants de vermine,

Qu'ils ont vraiment sauvé Rome de la ruine.

Rome se sauvera toute seule très-bien;

Ses destins sont écrits et nous n'y ferons rien.

Qui pourrait enrayer la fortune et sa roue?

Que le char de l'État s'enfonce dans la boue,

Ou, par les rangs pressés de ce bétail humain,

S'ouvre, en les écrasant, un plus large chemin,

Nous trouverons toujours dans l'ombre et sur la mousse

Quelque petit sentier, par une pente douce,

Regagnant le sommet d'un coteau séparé,

D'où l'œil se perd au fond d'un lointain azuré;

Et nous attendrons là que notre jour arrive,

Voyant de haut la mer se briser à la rive,

Et les vaisseaux là-bas palpiter sous le vent.

La Mort n'a pas besoin que l'on aille au-devant;

Marchands, hommes de guerre, orateurs et poëtes,

La Mort, de tout cela, fait de pareils squelettes;

Pour sa gerbe elle prend l'épi comme la fleur,

Et ne respecte rien, ni forme ni couleur;

Elle va, du coupant de sa courbe faucille,

Jetant bas le vieillard avec la jeune fille;

Elle fauche le champ de l'un à l'autre bout,

Et dans son grenier noir elle serre le tout.

A quoi bon s'efforcer jusques à perdre haleine,

Courir à droite, à gauche, et prendre tant de peine,

Quand peut-être le fer, près de notre sillon,

Se balance et fait luire un sinistre rayon?

Quelle chose est utile en ce monde où nous sommes?

Et, quand la vieille a mis en tas ses gerbes d'hommes,

Qui peut dire lequel était Napoléon

Ou l'obscur amoureux des roses du vallon?

Qui le décidera? L'existence est un songe

Où rien n'est sûr, sinon que le même ver ronge

Le corps du citoyen utile et positif

Et le corps du rêveur et du poëte oisif.

Entre la fleur qui s'ouvre et le cerveau qui pense,

Entre néant et rien quelle est la différence?

CHOC DE CAVALIERS

Hier il m'a semblé (sans doute j'étais ivre)

Voir sur l'arche d'un pont un choc de cavaliers

Tout cuirassés de fer, tout imbriqués de cuivre,

Et caparaçonnés de harnois singuliers.

Des dragons accroupis grommelaient sur leurs casques,

Des Méduses d'airain ouvraient leurs yeux hagards

Dans leurs grands boucliers aux ornements fantasques,

Et des nœuds de serpents écaillaient leurs brassards.

Par moment, du rebord de l'arcade géante,

Un cavalier blessé perdant son point d'appui,

Un cheval effaré tombait dans l'eau béante,

Gueule de crocodile entr'ouverte sous lui.

C'était vous, mes désirs, c'était vous, mes pensées,

Qui cherchiez à forcer le passage du pont,

Et vos corps tout meurtris sous leurs armes faussées,

Dorment ensevelis dans le gouffre profond.

LE POT DE FLEURS

Parfois un enfant trouve une petite graine,

Et tout d'abord, charmé de ses vives couleurs,

Pour la planter, il prend un pot de porcelaine

Orné de dragons bleus et de bizarres fleurs.

Il s'en va. La racine en couleuvres s'allonge,

Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau;

Chaque jour, plus avant, son pied chevelu plonge

Tant qu'il fasse éclater le ventre du vaisseau.

L'enfant revient; surpris, il voit la plante grasse

Sur les débris du pot brandir ses verts poignards;

Il la veut arracher, mais la tige est tenace;

Il s'obstine, et ses doigts s'ensanglantent aux dards.

Ainsi germa l'amour dans mon âme surprise;

Je croyais ne semer qu'une fleur de printemps:

C'est un grand aloès dont la racine brise

Le pot de porcelaine aux dessins éclatants.

LE SPHINX

Dans le Jardin Royal où l'on voit les statues,

Une Chimère antique entre toutes me plaît;

Elle pousse en avant deux mamelles pointues,

Dont le marbre veiné semble gonflé de lait.

Son visage de femme est le plus beau du monde;

Son col est si charnu que vous l'embrasseriez;

Mais, quand on fait le tour, on voit sa croupe ronde,

On s'aperçoit qu'elle a des griffes à ses pieds.

Les jeunes nourrissons qui passent devant elle

Tendent leurs petits bras et veulent avec cris

Coller leur bouche ronde à sa dure mamelle;

Mais, quand ils l'ont touchée, ils reculent surpris,

C'est ainsi qu'il en est de toutes nos chimères:

La face en est charmante et le revers bien laid.

Nous leur prenons le sein, mais ces mauvaises mères

N'ont pas pour notre lèvre une goutte de lait.

PENSÉE DE MINUIT

Une minute encor, madame, et cette année,

Commencée avec vous, avec vous terminée,

Ne sera plus qu'un souvenir.

Minuit: voilà son glas que la pendule sonne,

Elle s'en est allée en un lieu d'où personne

Ne peut la faire revenir:

Quelque part, loin, bien loin, par delà les étoiles.

Dans un pays sans nom, ombreux et plein de voiles.

Sur le bord du néant jeté;

Limbes de l'impalpable, invisible royaume

Où va ce qui n'a pas de corps ni de fantôme,

Ce qui n'est rien ayant été;

Où va le son, où va le souffle, où va la flamme,

La vision qu'en rêve on perçoit avec l'âme,

L'amour de notre cœur chassé;

La pensée inconnue éclose en notre tête;

L'ombre qu'en s'y mirant dans la glace on projette;

Le présent qui se fait passé;

Un à-compte d'un an pris sur les ans qu'à vivre

Dieu veut bien nous prêter; une feuille du livre

Tournée avec le doigt du temps;

Une scène nouvelle à rajouter au drame,

Un chapitre de plus au roman dont la trame

S'embrouille d'instants en instants;

Un autre pas de fait dans cette route morne,

De la vie et du temps, dont la dernière borne,

Proche ou lointaine, est un tombeau;

Où l'on ne peut poser le pied qu'il ne s'enfonce;

Où de votre bonheur toujours à chaque ronce

Derrière vous reste un lambeau.

Du haut de cette année avec labeur gravie,

Me tournant vers ce moi qui n'est plus dans ma vie

Qu'un souvenir presque effacé,

Avant qu'il ne se plonge au sein de l'ombre noire,

Je contemple un moment, des yeux de la mémoire,

Le vaste horizon du passé.

Ainsi le voyageur, du haut de la colline,

Avant que tout à fait le versant qui s'incline

Ne les dérobe à son regard,

Jette un dernier coup d'œil sur les campagnes bleues

Qu'il vient de parcourir, comptant combien de lieues

Il a fait depuis son départ.

Mes ans évanouis à mes pieds se déploient

Comme une plaine obscure où quelques points chatoient

D'un rayon de soleil frappés:

Sur les plans éloignés qu'un brouillard d'oubli cache,

Une époque, un détail nettement se détache

Et revit à mes yeux trompés.

Ce qui fut moi jadis m'apparaît: silhouette

Qui ne ressemble plus au moi qu'elle répète;

Portrait sans modèle aujourd'hui;

Spectre dont le cadavre est vivant; ombre morte

Que le passé ravit au présent qu'il emporte;

Reflet dont le corps s'est enfui.

J'hésite en me voyant devant moi reparaître,

Hélas! et j'ai souvent peine à me reconnaître

Sous ma figure d'autrefois.

Comme un homme qu'on met tout à coup en présence

De quelque ancien ami dont l'âge et dont l'absence

Ont changé les traits et la voix.

Tant de choses depuis par cette pauvre tête,

Ont passé! dans cette âme et ce cœur de poëte,

Comme dans l'aire des aiglons,

Tant d'œuvres que couva l'aile de ma pensée

Se débattent, heurtant leur coquille brisée

Avec leurs ongles déjà longs!

Je ne suis plus le même: âme et corps, tout diffère;

Hors le nom, rien de moi n'est resté; mais qu'y faire?

Marcher en avant, oublier.

On ne peut sur le temps reprendre une minute,

Ni faire remonter un grain après sa chute

Au fond du fatal sablier.

La tête de l'enfant n'est plus dans cette tête

Maigre, décolorée, ainsi que me l'ont faite

L'étude austère et les soucis.

Vous n'en trouveriez rien sur ce front qui médite

Et dont quelque tourmente intérieure agite

Comme deux serpents les sourcils.

Ma joue était sans plis, toute rose, et ma lèvre

Aux coins toujours arqués riait; jamais la fièvre

N'en avait noirci le corail.

Mes yeux, vierges de pleurs, avaient des étincelles

Qu'ils n'ont plus maintenant, et leurs claires prunelles

Doublaient le ciel dans leur émail.

Mon cœur avait mon âge, il ignorait la vie;

Aucune illusion, amèrement ravie,

Jeune, ne l'avait rendu vieux;

Il s'épanouissait à toute chose belle,

Et, dans cette existence encor pour lui nouvelle,

Le mal était bien, le bien mieux.

Ma poésie, enfant à la grâce ingénue,

Les cheveux dénoués, sans corset, jambe nue,

Un brin de folle avoine en main,

Avec son collier fuit de perles de rosée,

Sa robe prismatique au soleil irisée,

Allait chantant par le chemin.

Et puis l'âge est venu qui donne la science,

J'ai lu Werther, René, son frère d'alliance;

Ces livres, vrais poisons du cœur,

Qui déflorent la vie et nous dégoûtent d'elle,

Dont chaque mot vous porte une atteinte mortelle;

Byron et son don Juan moqueur.

Ce fut un dur réveil: ayant vu que les songes

Dont je m'étais bercé n'étaient que des mensonges,

Les croyances, des hochets creux,

Je cherchai la gangrène au fond de tout, et, comme

Je la trouvai toujours, je pris en haine l'homme,

Et je devins bien malheureux.

La pensée et la forme ont passé comme un rêve.

Mais que fait donc le temps de ce qu'il nous enlève?

Dans quel coin du chaos met-il

Ces aspects oubliés comme l'habit qu'on change,

Tous ces moi du même homme? et quel royaume étrange

Leur sert de patrie ou d'exil?

Dieu seul peut le savoir; c'est un profond mystère;

Nous le saurons peut-être à la fin, car la terre

Que la pioche jette au cercueil

Avec sa sombre voix explique bien des choses;

Des effets, dans la tombe, on comprend mieux les causes.

L'éternité commence au seuil.

L'on voit.... Mais veuillez bien me pardonner, madame,

De vous entretenir de tout cela. Mon âme,

Ainsi qu'un vase trop rempli,

Déborde, laissant choir mille vagues pensées,

Et ces ressouvenirs d'illusions passées

Rembrunissent mon front pâli.

Eh! que vous fait cela, dites-vous, tête folle,

De vous inquiéter d'une ombre qui s'envole?

Pourquoi donc vouloir retenir,

Comme un enfant mutin, sa mère par la robe,

Ce passé qui s'en va? De ce qu'il vous dérobe

Consolez-vous par l'avenir.

Regardez; devant vous l'horizon est immense.

C'est l'aube de la vie, et votre jour commence;

Le ciel est bleu, le soleil luit.

La route de ce monde est pour vous une allée,

Comme celle d'un parc, pleine d'ombre et sablée:

Marchez où le temps vous conduit.

Que voulez-vous de plus? tout vous rit, l'on vous aime.

Oh! vous avez raison, je me le dis moi-même,

L'avenir devrait m'être cher;

Mais c'est en vain, hélas! que votre voix m'exhorte;

Je rêve, et mon baiser à votre front avorte,

Et je me sens le cœur amer.

LA CHANSON DE MIGNON

Ange de poésie, ô vierge blanche et blonde,

Tu me veux donc quitter et courir par le monde?

Toi qui, voyant passer du seuil de la maison

Les nuages du soir sur le rouge horizon,

Contente d'admirer leurs beaux reflets de cuivre,

Ne t'es jamais surprise à les désirer suivre;

Toi, même au ciel d'été, par le jour le plus bleu,

Frileuse Cendrillon, tapie au coin du feu,

Quel grand désir te prend, ô ma folle hirondelle!

D'abandonner le nid et de déployer l'aile?

Ah! restons tous les deux près du foyer assis,

Restons; je te ferai, petite, des récits,

Des contes merveilleux, à tenir ton oreille

Ouverte avec ton œil tout le temps de la veille.

Le vent râle et se plaint comme un agonisant;

Le dogue réveillé hurle au bruit du passant;

Il fait froid: c'est l'hiver; la grêle à grand bruit fouette

Les carreaux palpitants; la rauque girouette

Comme un hibou criaille au bord du toit pointu.

Où veux-tu donc aller?

O mon maître, sais-tu

La chanson que Mignon chante à Wilhelm dans Gœthe?

«Ne la connais-tu pas la terre du poëte,

La terre du soleil où le citron mûrit,

Où l'orange aux tons d'or dans les feuilles sourit?

C'est là, maître, c'est là qu'il faut mourir et vivre,

C'est là qu'il faut aller, c'est là qu'il me faut suivre.

«Restons, enfant, restons: ce beau ciel toujours bleu,

Cette terre sans ombre et ce soleil de feu,

Brûleraient la peau blanche et ta chair diaphane.

La pâle violette au vent d'été se fane;

Il lui faut la rosée et le gazon épais,

L'ombre de quelque saule, au bord d'un ruisseau frais;

C'est une fleur du Nord, et telle est sa nature.

Fille du Nord comme elle, ô frêle créature!

Que ferais-tu là-bas sur le sol étranger?

Ah! la patrie est belle et l'on perd à changer.

Crois-moi, garde ton rêve.

«Italie! Italie!

Si riche et si dorée, oh! comme ils t'ont salie!

Les pieds des nations ont battu tes chemins;

Leur contact a limé tes vieux angles romains,

Les faux dilettanti s'érigeant en artistes,

Les riches ennuyés et les rimeurs touristes,

Les petits lords Byrons fondent de toutes parts

Sur ton cadavre à terre, ô mère des Césars!

Ils s'en vont mesurant la colonne et l'arcade;

L'un se pâme au rocher et l'autre à la cascade:

Ce sont, à chaque pas, des admirations,

Des yeux levés en l'air et des contorsions.

Au moindre bloc informe et dévoré de mousse,

Au moindre pan de mur où le lentisque pousse,

On pleure d'aise, on tombe en des ravissements,

A faire de pitié rire les monuments.

L'un avec son lorgnon, collant le nez aux fresques,

Tâche de trouver beaux tes damnés gigantesques,

O pauvre Michel-Ange, et cherche en son cahier

Pour savoir si c'est là qu'il doit s'extasier;

L'autre, plus amateur de ruines antiques,

Ne rêve que frontons, corniches et portiques,

Baise chaque pavé de la Via-Lata,

Ne croit qu'en Jupiter et jure par Vesta.

De mots italiens fardant leurs rimes blêmes,

Ceux-ci vont arrangeant leur voyage en poëmes,

Et sur de grands tableaux font de petits sonnets:

Artistes et dandys, roturiers, baronnets,

Chacun te tire aux dents, belle Italie antique,

Afin de remporter un pan de ta tunique!

«Restons, car au retour on court risque souvent

De ne retrouver plus son vieux père vivant,

Et votre chien vous mord, ne sachant plus connaître

Dans l'étranger bruni celui qui fut son maître:

Les cœurs qui vous étaient ouverts se sont fermés,

D'autres en ont la clef, et, dans vos mieux aimés,

Il ne reste de vous qu'un vain nom qui s'efface.

Lorsque vous revenez vous n'avez plus de place:

Le monde où vous viviez s'est arrangé sans vous,

Et l'on a divisé votre part entre tous.

Vous êtes comme un mort qu'on croit au cimetière,

Et qui, rompant un soir le linceul et la bière,

Retourne à sa maison croyant trouver encor

Sa femme tout en pleurs et son coffre plein d'or;

Mais sa femme a déjà comblé la place vide,

Et son or est aux mains d'un héritier avide;

Ses amis sont changés, en sorte que le mort,

Voyant qu'il a mal fait et qu'il est dans son tort,

Ne demandera plus qu'à rentrer sous la terre

Pour dormir sans réveil dans son lit solitaire.

C'est le monde. Le cœur de l'homme est plein d'oubli:

C'est une eau qui remue et ne garde aucun pli.

L'herbe pousse moins vite aux pierres de la tombe

Qu'un autre amour dans l'âme, et la larme qui tombe

N'est pas séchée encor, que la bouche sourit,

Et qu'aux pages du cœur un autre nom s'écrit.

«Restons pour être aimés, et pour qu'on se souvienne

Que nous sommes au monde; il n'est amour qui tienne

Contre une longue absence: oh! malheur aux absents!

Les absents sont des morts et, comme eux, impuissants.

Dès qu'aux yeux bien aimés votre vue est ravie,

Rien ne reste de vous qui prouve votre vie;

Dès que l'on n'entend plus le son de votre voix,

Que l'on ne peut sentir le toucher de vos doigts,

Vous êtes mort; vos traits se troublent et s'effacent

Au fond de la mémoire, et d'autres les remplacent.

Pour qu'on lui soit fidèle il faut que le ramier

Ne quitte pas le nid et vive au colombier.

Restons au colombier. Après tout, notre France

Vaut bien ton Italie, et, comme dans Florence,

Rome, Naple ou Venise, on peut trouver ici

De beaux palais à voir et des tableaux aussi.

Nous avons des donjons, de vieilles cathédrales

Aussi haut que Saint-Pierre élevant leurs spirales;

Notre-Dame tendant ses deux grands bras en croix,

Saint-Severin dardant sa flèche entre les toits,

Et la Sainte-Chapelle aux minarets mauresques,

Et Saint-Jacques hurlant sous ses monstres grotesques;

Nous avons de grands bois et des oiseaux chanteurs,

Des fleurs embaumant l'air de divines senteurs,

Des ruisseaux babillards dans de belles prairies,

Où l'on peut suivre en paix ses chères rêveries;

Nous avons, nous aussi, des fruits blonds comme miel,

Des archipels d'argent aux flots de notre ciel,

Et ce qui ne se trouve en aucun lieu du monde,

Ce qui vaut mieux que tout, ô belle vagabonde,

Le foyer domestique, ineffable en douceurs,

Avec la mère au coin et les petites sœurs,

Et le chat familier qui se joue et se roule,

Et, pour hâter le temps quand goutte à goutte il coule,

Quelques anciens amis causant de vers et d'art,

Qui viennent de bonne heure et ne s'en vont que tard.»

1833.

ROMANCE

I

Au pays où se fait la guerre

Mon bel ami s'en est allé;

Il semble à mon cœur désolé

Qu'il ne reste que moi sur terre!

En parlant, au baiser d'adieu,

Il m'a pris mon âme à ma bouche.

Qui le tient si longtemps, mon Dieu!

Voilà le soleil qui se couche,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.

II

Les pigeons, sur le toit roucoulent,

Roucoulent amoureusement

Avec un son triste et charmant;

Les eaux sous les grands saules coulent.

Je me sens tout près de pleurer;

Mon cœur comme un lis plein s'épanche,

Et je n'ose plus espérer.

Voici briller la lune blanche,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.

III

Quelqu'un monte à grands pas la rampe:

Serait-ce lui, mon doux amant?

Ce n'est pas lui, mais seulement

Mon petit page avec ma lampe.

Vents du soir, volez, dites-lui

Qu'il est ma pensée et mon rêve,

Toute ma joie et mon ennui.

Voici que l'aurore se lève,

Et moi, toute seule en ma tour,

J'attends encore son retour.

LE SPECTRE DE LA ROSE

Soulève ta paupière close

Qu'effleure un songe virginal;

Je suis le spectre d'une rose

Que tu portais hier au bal.

Tu me pris encore emperlée

Des pleurs d'argent de l'arrosoir,

Et parmi la fête étoilée

Tu me promenas tout le soir.

O toi qui de ma mort fus cause,

Sans que tu puisses le chasser,

Toute la nuit mon spectre rose

A ton chevet viendra danser.

Mais ne crains rien, je ne réclame

Ni messe ni De profundis;

Ce léger parfum est mon âme,

Et j'arrive du paradis.

Mon destin fut digne d'envie:

Pour avoir un trépas si beau,

Plus d'un aurait donné sa vie,

Car j'ai ta gorge pour tombeau,

Et sur l'albâtre où je repose

Un poëte avec un baiser

Écrivit: Ci-gît une rose

Que tous les rois vont jalouser.

1837.

LAMENTO
LA CHANSON DU PÊCHEUR

Ma belle amie est morte:

Je pleurerai toujours;

Sous la tombe elle emporte

Mon âme et mes amours.

Dans le ciel, sans m'attendre,

Elle s'en retourna;

L'ange qui l'emmena

Ne voulut pas me prendre.

Que mon sort est amer!

Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

La blanche créature

Est couchée au cercueil.

Comme dans la nature

Tout me paraît en deuil!

La colombe oubliée

Pleure et songe à l'absent;

Mon âme pleure et sent

Qu'elle est dépareillée.

Que mon sort est amer!

Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

Sur moi la nuit immense

S'étend comme un linceul;

Je chante ma romance

Que le ciel entend seul.

Ah! comme elle était belle

Et comme je l'aimais!

Je n'aimerai jamais

Une femme autant qu'elle.

Que mon sort est amer!

Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

DÉDAIN

Une pitié me prend quand à part moi je songe

A cette ambition terrible qui nous ronge

De faire parmi tous reluire notre nom,

De ne voir s'élever par-dessus nous personne,

D'avoir vivant encor le nimbe et la couronne,

D'être salué grand comme Gœthe ou Byron.

Les peintres jusqu'au soir courbés sur leurs palettes,

Les amphions frappant leurs claviers, les poëtes,

Tous les blêmes rêveurs, tous les croyants de l'art,

Dans ces noms éclatants et saints sur tous les autres,

Prennent un nom pour Dieu, dont ils se font apôtres,

Un de vos noms, Shakspear, Michel-Ange ou Mozart!

C'est là le grand souci qui tous, tant que nous sommes,

Dans cet âge mauvais, austères jeunes hommes,

Nous fait le teint livide et nous cave les yeux;

La passion du beau nous tient et nous tourmente,

La séve sans issue au fond de nous fermente,

Et de ceux d'aujourd'hui bien peu deviendront vieux.

De ces frêles enfants, la terreur de leur mère,

Qui s'épuisent en vain à suivre leur chimère,

Combien déjà sont morts! combien encor mourront!

Combien au beau moment, gloire, ô froide statue,

Gloire que nous aimons et dont l'amour nous tue,

Pâles, sur ton épaule ont incliné le front!

Ah! chercher sans trouver et suer sur un livre,

Travailler, oublier d'être heureux et de vivre;

Ne pas avoir une heure à dormir au soleil,

A courir dans les bois sans arrière-pensée;

Gémir d'une minute au plaisir dépensée,

Et faner dans sa fleur son beau printemps vermeil!

Jeter son âme au vent et semer sans qu'on sache

Si le grain sortira du sillon qui le cache,

Et si jamais l'été dorera le blé vert;

Faire comme ces vieux qui vont plantant des arbres,

Entassant des trésors et rassemblant des marbres,

Sans songer qu'un tombeau sous leurs pieds est ouvert!

Et pourtant chacun n'a que sa vie en ce monde,

Et pourtant du cercueil la nuit est bien profonde;

Ni lune, ni soleil: c'est un sommeil bien long;

Le lit est dur et froid; les larmes que l'on verse,

La terre les boit vite, et pas une ne perce,

Pour arriver à vous, le suaire et le plomb.

Dieu nous comble de biens, notre mère Nature

Rit amoureusement à chaque créature;

Le spectacle du ciel est admirable à voir;

La nuit a des splendeurs qui n'ont pas de pareilles;

Des vents tout parfumés nous chantent aux oreilles:

Vivre est doux, et pour vivre il ne faut que vouloir.

Pourquoi ne vouloir pas? Pourquoi? pour que l'on dise

Quand vous passez: «C'est lui!» Pour que dans une église,

Saint-Denis, Westminster, sous un pavé noirci,

On vous couche à côté de rois que le ver mange,

N'ayant pour vous pleurer qu'une figure d'ange

Et cette inscription: «Un grand homme est ici.»

En vérité c'est tout.—O néant! ô folie!

Vouloir qu'on se souvienne alors que tout oublie.

Vouloir l'éternité lorsque l'on n'a qu'un jour!

Rêver, chercher le beau, fonder une mémoire,

Et forger un par un les rayons de sa gloire,

Comme si tout cela valait un mot d'amour!

1833.

CE MONDE-CI ET L'AUTRE

Vos premières saisons à peine sont écloses,

Enfant, et vous avez déjà vu plus de choses

Qu'un vieillard qui trébuche au seuil de son tombeau.

Tout ce que la nature a de grand et de beau,

Tout ce que Dieu nous fit de sublimes spectacles,

Les deux mondes ensemble avec tous leurs miracles ...

Que n'avez-vous pas vu? les montagnes, la mer,

La neige et les palmiers, le printemps et l'hiver,

L'Europe décrépite et la jeune Amérique;

Car votre peau cuivrée aux ardeurs du tropique,

Sous le soleil en flamme et les cieux toujours bleus,

S'est faite presque blanche à nos étés frileux.

Votre enfance joyeuse a passé comme un rêve,

Dans la verte savane et sur la blonde grève;

Le vent vous apportait des parfums inconnus;

Le sauvage Océan baisait vos beaux pieds nus,

Et, comme une nourrice, au seuil de sa demeure,

Chante et jette un hochet au nouveau-né qui pleure,

Quand il vous voyait triste, il poussait devant vous

Ses coquilles de moire et son murmure doux.

Pour vous laisser passer, jam-roses et lianes

Écartaient dans les bois leurs rideaux diaphanes;

Les tamaniers en fleur vous prêtaient des abris;

Vous aviez pour jouer des nids de colibris;

Les papillons dorés vous éventaient de l'aile,

L'oiseau-mouche valsait avec la demoiselle;

Les magnolias penchaient la tête en souriant,

La fontaine au flot clair s'en allait babillant;

Les bengalis coquets, se mirant à son onde,

Vous chantaient leur romance, et, seule et vagabonde,

Vous marchiez sans savoir par les petits chemins,

Un refrain à la bouche et des fleurs dans les mains!

Aux heures du midi, nonchalante créole,

Vous aviez le hamac et la sieste espagnole,

Et la bonne négresse aux dents blanches qui rit,

Chassant les moucherons d'auprès de votre lit.

Vous aviez tous les biens, heureuse créature,

La belle liberté dans la belle nature,

Et puis un grand désir d'inconnu vous a pris,

Vous avez voulu voir et la France et Paris.

La brise a du vaisseau fait onder la bannière,

Le vieux monstre Océan, secouant sa crinière

Et courbant devant vous sa tête de lion,

Sur son épaule bleue, avec soumission,

Vous a jusques aux bords de la France vantée,

Sans rugir une fois, fidèlement portée.

Après celles de Dieu, les merveilles de l'art

Ont étonné votre âme avec votre regard.

Vous avez vu nos tours, nos palais, nos églises,

Nos monuments tout noirs et nos coupoles grises.

Nos beaux jardins royaux, où, de Grèce venus,

Étrangers comme vous, frissonnent les dieux nus,

Notre ciel morne et froid, notre horizon de brume,

Où chaque maison dresse une gueule qui fume.

Quel spectacle pour vous, ô fille du soleil,

Vous toute brune encor de son baiser vermeil.

La pluie a ruisselé sur vos vitres jaunies,

Et, triste entre vos sœurs au foyer réunies,

En entendant pleurer les bûches dans le feu,

Vous avez regretté l'Amérique au ciel bleu,

Et la mer amoureuse avec ses tièdes lames

Qui se bordent d'argent et chantent sous les rames;

Les beaux lataniers verts, les palmiers chevelus,

Les mangliers traînant leurs bras irrésolus;

Toute cette nature orientale et chaude,

Où chaque herbe flamboie et semble une émeraude,

Et vous avez souffert, votre cœur a saigné,

Vos yeux se sont levés vers ce ciel gris baigné

D'une vapeur étrange et d'un brouillard de houille,

Vers ces arbres chargés d'un feuillage de rouille,

Et vous avez compris, pâle fleur du désert,

Que loin du sol natal votre arome se perd,

Qu'il vous faut le soleil et la blanche rosée

Dont vous étiez là-bas toute jeune arrosée;

Les baisers parfumés des brises de la mer,

La place libre au ciel, l'espace et le grand air;

Et, pour s'y renouer, l'hymne saint des poëtes

Au fond de vous trouva des fibres toutes prêtes;

Au chœur mélodieux votre voix put s'unir;

Le prisme du regret dorant le souvenir

De cent petits détails, de mille circonstances,

Les vers naissaient en foule et se groupaient par stances.

Chaque larme furtive échappée à vos yeux

Se condensait en perle, en joyaux précieux;

Dans le rhythme profond, votre jeune pensée

Brillait plus savamment, chaque jour enchâssée;

Vous avez pénétré les mystères de l'art,

Aussi, tout éplorée, avant votre départ,

Pour vous baiser au front, la belle poésie

Vous a parmi vos sœurs avec amour choisie;

Pour dire votre cœur vous avez une voix.

Entre deux univers Dieu vous laissait le choix;

Vous avez pris de l'un, heureux sort que le vôtre!

De quoi vous faire aimer et regretter dans l'autre.

1833.

VERSAILLES
SONNET

Versailles, tu n'es plus qu'un spectre de cité;

Comme Venise au fond de son Adriatique,

Tu traînes lentement ton corps paralytique,

Chancelant sous le poids de ton manteau sculpté.

Quel appauvrissement! quelle caducité!

Tu n'es que surannée et tu n'es pas antique,

Et nulle herbe pieuse au long de ton portique

Ne grimpe pour voiler ta pâle nudité.

Comme une délaissée à l'écart, sous ton arbre,

Sur ton sein douloureux croisant tes bras de marbre,

Tu guettes le retour de ton royal amant.

Le rival du soleil dort sous son monument;

Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues,

Et tu n'auras bientôt qu'un peuple de statues.

1837.

LA CARAVANE
SONNET

La caravane humaine au Sahara du monde,

Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour,

S'en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,

Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.

Le grand lion rugit et la tempête gronde;

A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour;

La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour,

Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.

L'on avance toujours, et voici que l'on voit

Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt:

C'est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.

Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,

Comme des oasis, a mis les cimetières:

Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.

DESTINÉE
SONNET

Comme la vie est faite! et que le train du monde

Nous pousse aveuglément en des chemins divers!

Pareil au Juif maudit, l'un, par tout l'univers,

Promène sans repos sa course vagabonde;

L'autre, vrai docteur Faust, baigné d'ombre profonde,

Auprès de sa croisée étroite, à carreaux verts,

Poursuit de son fauteuil quelques rêves amers,

Et dans l'âme sans fond laisse filer la sonde.

Eh bien! celui qui court sur la terre était né

Pour vivre au coin du feu: le foyer, la famille,

C'était son vœu; mais Dieu ne l'a pas couronné.

Et l'autre, qui n'a vu du ciel que ce qui brille

Par le trou du volet, était le voyageur.

Ils ont passé tous deux à côté du bonheur.

NOTRE-DAME

I

Las de ce calme plat, où, d'avance fanées,

Comme une eau qui s'endort, croupissent nos années;

Las d'étouffer ma vie en un salon étroit,

Avec de jeunes fats et des femmes frivoles

Échangeant sans profit de banales paroles;

Las de toucher toujours mon horizon du doigt.

Pour me refaire au grand et me rélargir l'âme,

Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame,

Je suis allé souvent, Victor,

A huit heures, l'été, quand le soleil se couche,

Et que son disque fauve, au bord des toits qu'il touche,

Flotte comme un gros ballon d'or.

Tout chatoie et reluit; le peintre et le poëte

Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,

Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux;

Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,

Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles;

Ithuriel répand son écrin dans les cieux.

Cathédrales de brume aux arches fantastiques,

Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,

Par la glace de l'eau doublés;

La brise qui s'en joue et déchire leurs franges

Imprime, en les roulant, mille formes étranges

Aux nuages échevelés.

Comme pour son bonsoir, d'une plus riche teinte

Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,

Ébauchée à grands traits à l'horizon de feu;

Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,

Semblent les deux grands bras que la ville en prière,

Avant de s'endormir, élève vers son Dieu.

Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique

La vieille église attache une gloire mystique

Faite avec les splendeurs du soir;

Les roses des vitraux en rouges étincelles

S'écaillent brusquement, et comme des prunelles

S'ouvrent toutes rondes pour voir.

La nef épanouie, entre ses côtes minces,

Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces.

Une araignée énorme, ainsi que des réseaux

Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,

En fils aériens, en délicates mailles,

Ses tulles de granit, ses dentelles d'arceaux.

Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,

Plus frais que les jardins d'Alcine ou de Morgane,

Sous un chaud baiser de soleil,

Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,

Éclosent tout d'un coup cent parterres magiques

Aux fleurs d'azur et de vermeil.

Légendes d'autrefois, merveilleuses histoires

Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires

Dévotement taillés par de naïfs ciseaux;

Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,

Par les hommes et non par le temps abattues,

Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux;

Dogues hurlant au bout des gouttières, tarasques,

Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,

Chevaliers vainqueurs de géants,

Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,

Myriades de saints roulés en collerettes

Autour des trois porches béants,

Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles

Où l'arabesque folle accroche ses dentelles

Et son orfévrerie ouvrée à grand travail,

Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,

Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées,

La cathédrale luit comme un bijou d'émail!

II

Mais qu'est-ce que cela? Lorsque l'on a dans l'ombre

Suivi l'escalier svelte aux spirales sans nombre,

Et qu'on revoit enfin le bleu,

Le vide par-dessus et par-dessous l'abîme,

Une crainte vous prend, un vertige sublime

A se sentir si près de Dieu!

Ainsi que, sous l'oiseau qui s'y perche, une branche,

Sous vos pieds, qu'elle fuit, la tour frissonne et penche,

Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous.

L'abîme ouvre sa gueule, et l'esprit du vertige,

Vous fouettant de son aile, en ricanant voltige

Et fait au front des tours trembler les garde-fous.

Les combles anguleux, avec leurs girouettes,

Découpent, en passant, d'étranges silhouettes

Au fond de votre œil ébloui,

Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,

Bête apocalyptique, en se tordant aboie

Paris éclatant, inouï!

Oh! le cœur vous en bat: dominer de ce faîte,

Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite;

Pouvoir d'un seul regard embrasser ce grand tout;

Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,

Comme l'aigle planant, voir au sein du cratère,

Loin, bien loin, la fumée et la lave qui bout!

De la rampe, où le vent par les trèfles arabes,

En se jouant, redit les dernières syllabes

De l'hosanna du séraphin,

Voir s'agiter là-bas, parmi les brumes vagues,

Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues;

L'entendre murmurer sans fin!

Que c'est grand! que c'est beau! les frêles cheminées,

De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,

Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,

Et la lumière oblique aux arêtes hardies,

Jetant de tous côtés de riches incendies,

Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs

Comme en un bal joyeux un sein de jeune fille

Aux lueurs des flambeaux s'illumine et scintille

Sous les bijoux et les atours,

Aux lueurs du couchant l'eau s'allume, et la Seine

Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine

N'en porte à son col les grands jours.

Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes

Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes,

Des murs écartelés d'ombre et de clair, des toits

De toutes les couleurs, des résilles de rues,

Des palais étouffés où comme des verrues

S'accrochent des étaux et des bouges étroits!

Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche,

Des maisons! des maisons! le soir vous en ébauche

Cent mille avec un trait de feu!

Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,

Prodigieux amas, chaos fait de main d'homme

Qu'on pourrait croire fait par Dieu!

III

Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame,

Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,

Il ne l'est seulement que du haut de tes tours,

Quand on est descendu tout se métamorphose,

Tout s'affaisse et s'éteint: plus rien de grandiose,

Plus rien, excepté toi, qu'on admire toujours.

Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes,

Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,

Et le Seigneur habite en toi.

Monde de poésie, en ce monde de prose,

A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose,

L'on est pieux et plein de foi!

Aux caresses du soir, dont l'or te damasquine,

Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,

Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir,

A regarder d'en bas ce sublime spectacle,

On croit qu'entre tes tours, par un soudain miracle,

Dans le triangle saint, Dieu se va faire voir.

Comme nos monuments à tournure bourgeoise

Se font petits devant ta majesté gauloise,

Gigantesque sœur de Babel!

Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille;

Les faîtes les plus fiers ne vont qu'à ta cheville,

Et ton vieux chef heurte le ciel.

Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,

Aux plis graves et droits de ta robe dantesque

Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,

Ces Panthéons bâtards, décalqués dans l'école,

Antique friperie empruntée à Vignole,

Et dont aucun, dehors, ne sait se tenir droit?

O vous, maçons du siècle, architectes athées,

Cervelles, dans un moule uniforme jetées,

Gens de la règle et du compas,

Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,

Et des huttes de plâtre à des hommes de fange;

Mais des maisons pour Dieu, non pas!

Parmi les palais neufs, les portiques profanes,

Les Parthénons coquets, églises courtisanes,

Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,

Les maisons sans pudeur de la ville païenne,

On dirait à te voir, Notre-Dame chrétienne,

Une matrone chaste au milieu de catins!

1831.

MAGDALENA

J'entrai dernièrement dans une vieille église;

La nef était déserte, et sur la dalle grise

Les feux du soir, passant par les vitraux dorés,

Voltigeaient et dansaient, ardemment colorés.

Comme je m'en allais, visitant les chapelles,

Avec tous leurs festons et toutes leurs dentelles,

Dans un coin du jubé j'aperçus un tableau

Représentant un Christ qui me parut très-beau.

On y voyait saint Jean, Madeleine et la Vierge;

Leurs chairs, d'un ton pareil à la cire de cierge,

Les faisaient ressembler, sur le fond sombre et noir,

A ces fantômes blancs qui se dressent le soir

Et vont croisant les bras sous leurs draps mortuaires:

Leurs robes à plis droits, ainsi que des suaires,

S'allongeaient tout d'un jet de leur nuque à leurs pieds

Ainsi faits, l'on eût dit qu'ils fussent copiés,

Dans le Campo-Santo, sur quelque fresque antique

D'un vieux maître pisan, artiste catholique,

Tant l'on voyait reluire autour de leur beauté

Le nimbe rayonnant de la mysticité,

Et tant l'on respirait dans leur humble attitude

Les parfums onctueux de la béatitude.

Sans doute que c'était l'œuvre d'un Allemand,

D'un élève d'Holbein, mort bien obscurément,

A vingt ans, de misère et de mélancolie,

Dans quelque bourg de Flandre, au retour d'Italie;

Car ses têtes semblaient, avec leur blanche chair,

Un rêve de soleil par une nuit d'hiver.

Je restai bien longtemps dans la même posture,

Pensif, à contempler cette pâle peinture;

Je regardais le Christ sur son infâme bois,

Pour embrasser le monde ouvrant les bras en croix.

Ses pieds meurtris et bleus et ses deux mains clouées,

Ses chairs par les bourreaux à coups de fouet trouées,

La blessure livide et béante à son flanc;

Son front d'ivoire où perle une sueur de sang;

Son corps blafard rayé par des lignes vermeilles,

Me faisaient naître au cœur des pitiés nonpareilles,

Et mes yeux débordaient en des ruisseaux de pleurs

Comme dut en verser la mère des douleurs.

Dans l'outremer du ciel les chérubins fidèles

Se lamentaient en chœur, la face sous leurs ailes,

Et l'un d'eux recueillait, un ciboire à la main,

Le pur sang de la plaie où boit le genre humain;

La sainte Vierge, au bas, regardait, pauvre mère!

Son divin Fils en proie à l'agonie amère;

Madeleine et saint Jean, sous les bras de la croix,

Mornes, échevelés, sans soupirs et sans voix,

Plus dégouttant de pleurs qu'après la pluie un arbre,

Étaient debout, pareils à des piliers de marbre.

C'était, certe, un spectacle à faire réfléchir,

Et je sentis mon cou, comme un roseau fléchir

Sous le vent que faisait l'aile de ma pensée,

Avec le chant du soir vers le ciel élancée.

Je croisai gravement mes deux bras sur mon sein,

Et je pris mon menton dans le creux de ma main,

Et je me dis: «O Christ! tes douleurs sont trop vives;

Après ton agonie au jardin des Olives,

Il fallait remonter près de ton Père, au ciel,

Et nous laisser, à nous, l'éponge avec le fiel;

Les clous percent ta chair, et les fleurons d'épines

Entrent profondément dans tes tempes divines.

Tu vas mourir, toi, Dieu! connue un homme. La mort

Recule épouvantée à ce sublime effort,

Elle a peur de sa proie, elle hésite à la prendre,

Sachant qu'après trois jours il la lui faudra rendre,

Et qu'un ange viendra, qui, radieux et beau,

Lèvera de ses mains la pierre du tombeau;

Mais tu n'en as pas moins souffert ton agonie,

Adorable victime entre toutes bénie;

Mais tu n'en as pas moins, avec les deux voleurs,

Étendu les deux bras sur l'arbre de douleurs.

O rigoureux destin! une pareille vie

D'une pareille mort si promptement suivie!

Pour tant de maux soufferts, tant d'absinthe et de fiel!

Où donc est le bonheur, le vin doux et le miel?

La parole d'amour pour compenser l'injure,

Et la bouche qui donne un baiser par blessure?

Dieu lui-même a besoin, quand il est blasphémé,

Pour nous bénir encor de se sentir aimé,

Et tu n'as pas, Jésus, traversé cette terre,

N'ayant jamais pressé sur ton cœur solitaire

Un cœur sincère et pur, et fait ce long chemin

Sans avoir une épaule où reposer ta main,

Sans une âme choisie où répandre avec flamme

Tous les trésors d'amour enfermés dans ton âme.»

Ne vous alarmez pas, esprits religieux,

Car l'inspiration descend toujours des cieux,

Et mon ange gardien, quand vint cette pensée,

De son bouclier d'or ne l'a pas repoussée.

C'est l'heure de l'extase où Dieu se laisse voir,

L'Angelus éploré tinte aux cloches du soir:

Comme aux bras de l'amant une vierge pâmée,

L'encensoir d'or exhale une haleine embaumée;

La voix du jour s'éteint; les reflets des vitraux,

Comme des feux follets, passent sur les tombeaux,

Et l'on entend courir, sous les ogives frêles,

Un bruit confus de voix et de battements d'ailes;

La foi descend des cieux avec l'obscurité;

L'orgue vibre; l'écho répond: Éternité!

Et la blanche statue, en sa couche de pierre,

Rapproche ses deux mains et se met en prière.

Comme un captif brisant les portes du cachot,

L'âme du corps s'échappe et s'élance si haut,

Qu'elle heurte, en son vol, au détour d'un nuage,

L'étoile échevelée et l'archange en voyage;

Tandis que la raison, avec son pied boîteux,

La regarde d'en bas se perdre dans les cieux.

C'est à cette heure-là que les divins poëtes

Sentent grandir leur front et deviennent prophètes.

O mystère d'amour! ô mystère profond!

Abîme inexplicable où l'esprit, se confond!

Qui de nous osera, philosophe ou poëte,

Dans cette sombre nuit plonger avant la tête?

Quelle langue assez haute et quel cœur assez pur,

Pour chanter dignement tout ce poëme obscur?

Qui donc écartera l'aile blanche et dorée

Dont un ange abritait cette amour ignorée?

Qui nous dira le nom de cette autre Éloa?

Et quelle âme, ô Jésus, à t'aimer se voua?

Murs de Jérusalem, vénérables décombres,

Vous qui les avez vus et couverts de vos ombres,

O palmiers du Carmel! ô cèdres du Liban!

Apprenez-nous qui donc il aimait mieux que Jean?

Si vos troncs vermoulus et si vos tours minées

Dans leur écho fidèle ont, depuis tant d'années,

Parmi les souvenirs des choses d'autrefois,

Conservé leur mémoire et le son de leur voix,

Parlez et dites-nous, ô forêts! ô ruines!

Tout ce que vous savez de ces amours divines

Dites quels purs éclairs dans leurs yeux reluisaient.

Et quels soupirs ardents de leurs cœurs s'élançaient!

Et toi, Jourdain, réponds, sous les berceaux de palmes,

Quand la lune trempait ses pieds dans tes eaux calmes,

Et que le ciel semait sa face de plus d'yeux

Que n'en traîne après lui le paon tout radieux,

Ne les as-tu pas vus sur les fleurs et les mousses

Glisser en se parlant avec des voix plus douces

Que les roucoulements des colombes de mai,

Que le premier aveu de celle que j'aimai;

Et dans un pur baiser, symbole du mystère,

Unir la terre au ciel et le ciel à la terre?

Les échos sont muets, et le flot du Jourdain

Murmure sans répondre et passe avec dédain;

Les morts de Josaphat, troublés dans leur silence,

Se tournent sur leur couche, et le vent frais balance

Au milieu des parfums, dans les bras du palmier,

Le chant du rossignol et le nid du ramier.

Frère, mais voyez donc comme la Madeleine

Laisse sur son col blanc couler à flots d'ébène

Ses longs cheveux en pleurs, et comme ses beaux yeux

Mélancoliquement se tournent vers les cieux!

Qu'elle est belle! Jamais, depuis Ève la blonde,

Une telle beauté n'apparut sur le monde,

Son front est si charmant, son regard est si doux,

Que l'ange qui la garde, amoureux et jaloux,

Quand le désir craintif rôde et s'approche d'elle,

Fait luire son épée et le chasse à coups d'aile.

O pâle fleur d'amour éclose au paradis,

Qui répands tes parfums dans nos déserts maudits,

Comment donc as-tu fait, ô fleur! pour qu'il te reste

Une couleur si fraîche, une odeur si céleste?

Comment donc as-tu fait, pauvre sœur du ramier,

Pour te conserver pure au cœur de ce bourbier?

Quel miracle du ciel, sainte prostituée,

Que ton cœur, cette mer si souvent remuée,

Des coquilles du bord et du limon impur

N'ait pas, dans l'ouragan, souillé ses flots d'azur,

Et qu'on ait toujours vu sous leur manteau limpide

La perle blanche au fond de ton âme candide!

C'est que tout cœur aimant est réhabilité,

Qu'il vous vient une autre âme, et que la pureté

Qui remontait au ciel redescend et l'embrasse,

Comme à sa sœur coupable une sœur qui fait grâce;

C'est qu'aimer c'est pleurer, c'est croire, c'est prier;

C'est que l'amour est saint et peut tout expier.

Mon grand peintre ignoré, sans en savoir les causes,

Dans ton sublime instinct tu comprenais ces choses;

Tu fis de ses yeux noirs ruisseler plus de pleurs,

Tu gonflas son beau sein de plus hautes douleurs;

La voyant si coupable et prenant pitié d'elle,

Pour qu'on lui pardonnât, tu l'as faite plus belle,

Et ton pinceau pieux, sur le divin contour

A promené longtemps ses baisers pleins d'amour.

Elle est plus belle encor que la vierge Marie,

Et le prêtre à genoux, qui soupire et qui prie,

Dans sa pieuse extase hésite entre les deux,

Et ne sait pas laquelle est la reine des cieux.

O sainte pécheresse! ô grande repentante!

Madeleine, c'est toi que j'eusse, pour amante,

Dans mes rêves choisie, et toute la beauté,

Tout le rayonnement de la virginité

Montrant sur son front blanc la blancheur de son âme,

Ne sauraient m'émouvoir, ô femme vraiment femme,

Comme font tes soupirs et les pleurs de tes yeux,

Ineffable rosée à faire envie aux cieux!

Jamais lys de Saron, divine courtisane,

Mirant aux eaux des lacs sa robe diaphane,

N'eut un plus pur éclat ni de plus doux parfums;

Ton beau front inondé de tes longs cheveux bruns

Laisse voir, au travers de la peau transparente,

Le rêve de ton âme et ta pensée errante,

Comme un globe d'albâtre éclairé par dedans!

Ton œil est un foyer dont les rayons ardents

Sous la cendre des cœurs ressuscitent les flammes;

O la plus amoureuse entre toutes les femmes!

Les séraphins du ciel à peine ont dans leur cœur

Plus d'extase divine et de sainte langueur;

Et tu pourrais couvrir de ton amour profonde

Comme d'un manteau d'or la nudité du monde!

Toi seule sais aimer comme il faut qu'il le soit

Celui qui t'a marquée au front avec le doigt,

Celui dont tu baignais les pieds de myrrhe pure,

Et qui pour s'essuyer avait ta chevelure;

Celui qui t'apparut au jardin, pâle encor

D'avoir dormi sa nuit dans le lit de la mort,

Et, pour te consoler, voulut que la première

Tu le visses rempli de gloire et de lumière.

En faisant ce tableau, Raphaël inconnu,

N'est-ce pas? ce penser comme à moi t'est venu,

Et que ta rêverie a sondé ce mystère

Que je voudrais pouvoir à la fois dire et taire?

O poëtes! allez prier à cet autel,

A l'heure où le jour baisse, à l'instant solennel,

Quand d'un brouillard d'encens la nef est toute pleine.

Regardez le Jésus et puis la Madeleine;

Plongez-vous dans votre âme, et rêvez au doux bruit

Que font en s'éployant les ailes de la nuit;

Peut-être un chérubin détaché de la toile,

A vos yeux, un moment, soulèvera le voile,

Et dans un long soupir l'orgue murmurera

L'ineffable secret que ma bouche taira.

CHANT DU GRILLON

I

Souffle, bise! tombe à flots, pluie!

Dans mon palais tout noir de suie,

Je ris de la pluie et du vent;

En attendant que l'hiver fuie,

Je reste au coin du feu, rêvant.

C'est moi qui suis l'esprit de l'âtre!

Le gaz, de sa langue bleuâtre,

Lèche plus doucement le bois;

La fumée, en filet d'albâtre,

Monte et se contourne à ma voix.

La bouilloire rit et babille;

La flamme aux pieds d'argent sautille

En accompagnant ma chanson;

La bûche de duvet s'habille;

La séve bout dans le tison.

Le soufflet au râle asthmatique

Me fait entendre sa musique;

Le tourne-broche aux dents d'acier

Mêle au concerto domestique

Le tic-tac de son balancier.

Les étincelles réjouies,

En étoiles épanouies,

Vont et viennent, croisant dans l'air

Les salamandres éblouies,

Au ricanement grêle et clair.

Du fond de ma cellule noire,

Quand Berthe vous conte une histoire,

Le Chaperon ou l'Oiseau bleu,

C'est moi qui soutiens sa mémoire,

C'est moi qui fais taire le feu.

J'étouffe le bruit monotone

Du rouet qui grince et bourdonne;

J'impose silence au matou;

Les heures s'en vont, et personne

N'entend le timbre du coucou.

Pendant la nuit et la journée,

Je chante sous la cheminée;

Dans mon langage de grillon

J'ai, des rebuts de son aînée,

Souvent consolé Cendrillon.

Le renard glapit dans le piége;

Le loup, hurlant de faim, assiége

La ferme au milieu des grands bois;

Décembre met, avec sa neige,

Des chemises blanches aux toits.

Allons, fagot, pétille et flambe;

Courage! farfadet ingambe,

Saule, bondis plus haut encor;

Salamandre, montre ta jambe,

Lève en dansant ton jupon d'or.

Quel plaisir? prolonger sa veille,

Regarder la flamme vermeille

Prenant à deux bras le tison,

A tous les bruits prêter l'oreille,

Entendre vivre la maison!

Tapi dans sa niche bien chaude,

Sentir l'hiver qui pleure et rôde,

Tout blême et le nez violet,

Tâchant de s'introduire en fraude

Par quelque fente du volet!

Souffle, bise! tombe à flots, pluie!

Dans mon palais tout noir de suie,

Je ris de la pluie et du vent;

En attendant que l'hiver fuie

Je reste au coin du feu, rêvant.

II

Regardez les branches,

Comme elles sont blanches!

Il neige des fleurs.

Riant dans la pluie,

Le soleil essuie

Les saules en pleurs,

Et le ciel reflète

Dans la violette

Ses pures couleurs.

La nature en joie

Se pare et déploie

Son manteau vermeil.

Le paon, qui se joue,

Fait tourner en roue

Sa queue au soleil.

Tout court, tout s'agite,

Pas un lièvre au gîte;

L'ours sort du sommeil.

La mouche ouvre l'aile,

Et la demoiselle

Aux prunelles d'or,

Au corset de guêpe,

Dépliant son crêpe,

A repris l'essor.

L'eau gaîment babille,

Le goujon frétille:

Un printemps encor!

Tout se cherche et s'aime;

Le crapaud lui-même,

Les aspics méchants,

Toute créature,

Selon sa nature:

La feuille a des chants;

Les herbes résonnent,

Les buissons bourdonnent,

C'est concert aux champs.

Moi seul je suis triste.

Qui sait si j'existe,

Dans mon palais noir?

Sous la cheminée,

Ma vie enchaînée

Coule sans espoir.

Je ne puis, malade,

Chanter ma ballade

Aux hôtes du soir.

Si la brise tiède

Au vent froid succède,

Si le ciel est clair,

Moi, ma cheminée

N'est illuminée

Que d'un pâle éclair;

Le cercle folâtre

Abandonne l'âtre:

Pour moi c'est l'hiver.

Sur la cendre grise,

La pincette brise

Un charbon sans feu.

Adieu les paillettes,

Les blondes aigrettes!

Pour six mois adieu

La maîtresse bûche,

Où sous la peluche

Sifflait le gaz bleu!

Dans ma niche creuse,

Ma patte boiteuse

Me tient en prison.

Quand l'insecte rôde,

Comme une émeraude,

Sous le vert gazon,

Moi seul je m'ennuie;

Un mur, noir de suie,

Est mon horizon.

ABSENCE

Reviens, reviens, ma bien-aimée;

Comme une fleur loin du soleil,

La fleur de ma vie est fermée

Loin de ton sourire vermeil.

Entre nos cœurs tant de distance!

Tant d'espace entre nos baisers!

O sort amer! ô dure absence!

O grands désirs inapaisés!

D'ici là-bas, que de campagnes,

Que de villes et de hameaux,

Que de vallons et de montagnes,

A lasser le pied des chevaux!

Au pays qui me prend ma belle,

Hélas! si je pouvais aller;

Et si mon corps avait une aile

Comme mon âme pour voler!

Par-dessus les vertes collines,

Les montagnes au front d'azur,

Les champs rayés et les ravines,

J'irais d'un vol rapide et sûr.

Le corps ne suit pas la pensée;

Pour moi, mon âme, va tout droit,

Comme une colombe blessée,

S'abattre au rebord de ton toit.

Descends dans sa gorge divine,

Blonde et fauve comme de l'or,

Douce comme un duvet d'hermine,

Sa gorge, mon royal trésor;

Et dis, mon âme, à cette belle:

«Tu sais bien qu'il compte les jours,

O ma colombe! à tire d'aile,

Retourne au nid de nos amours.»

AU SOMMEIL
HYMNE ANTIQUE

Sommeil, fils de la nuit et frère de la mort,

Écoute-moi, Sommeil: lasse de sa veillée,

La lune, au fond du ciel, ferme l'œil et s'endort,

Et son dernier rayon, à travers la feuillée,

Comme un baiser d'adieu glisse amoureusement

Sur le front endormi de son bleuâtre amant.

Par la porte d'ivoire et la porte de corne,

Les songes vrais ou faux de l'Érèbe envolés

Peuplent seuls l'univers silencieux et morne;

Les cheveux de la nuit, d'étoiles d'or mêlés,

Au long de son dos brun pendent tout débouclés;

Le vent même retient son haleine, et les mondes,

Fatigués de tourner sur leurs muets pivots,

S'arrêtent assoupis et suspendent leurs rondes.

O jeune homme charmant, couronné de pavots,

Qui, tenant sur la main une patère noire,

Pleine d'eau du Léthé, chaque nuit nous fait boire,

Mieux que le doux Bacchus, l'oubli de nos travaux;

Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange,

Où la vie au trépas s'unit et se mélange,

Et qui n'a de tous deux que ce qu'ils ont de beau;

Douce transition de la lumière à l'ombre,

Du repos à la mort et du lit au tombeau;

Sous les épais rideaux de ton alcôve sombre,

Du fond de ta caverne inconnue au soleil,

Je t'implore à genoux, écoute-moi, Sommeil!

Je t'aime, ô doux Sommeil! et je veux à ta gloire,

Avec l'archet d'argent, sur la lyre d'ivoire,

Chanter des vers plus doux que le miel de l'Hybla;

Pour t'apaiser je veux tuer le chien obscène,

Dont le rauque aboîment si souvent te troubla,

Et verser l'opium sur ton autel d'ébène.

Je te donne le pas sur Phœbus-Apollon,

Et pourtant c'est un dieu jeune, sans barbe et blond,

Un dieu tout rayonnant aussi beau qu'une fille.

Je te préfère même à la blanche Vénus,

Lorsque, sortant des eaux, le pied sur sa coquille,

Elle fait au grand air baiser ses beaux seins nus,

Et laisse aux blonds anneaux de ses cheveux de soie

Se suspendre l'essaim des zéphyrs ingénus;

Même au jeune Iacchus, le doux père de joie,

A l'ivresse, à l'amour, à tout, divin Sommeil.

Tu seras bienvenu, soit que l'aurore blonde

Lève du doigt le pan de son rideau vermeil,

Soit que les chevaux blancs qui traînent le soleil

Enfoncent leurs naseaux et leur poitrail dans l'onde,

Soit que la nuit dans l'air peigne ses noirs cheveux.

Sous les arceaux muets de la grotte profonde,

Où les songes légers mènent sans bruit leur ronde,

Reçois bénignement mon encens et mes vœux,

Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde!

Chargement de la publicité...