← Retour

Portraits littéraires, Tome II

16px
100%

Cum tibi Cadmeae dicuntur, Pontice, Thebae

Armaque fraternae tristia militiae

Atque, ita sim felix, primo contendis Homero,

Sint modo fata tuis mollia carminibus....;

ce que je traduis ainsi: «O Ponticus! qui seras, j'en réponds, un autre Homère, pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers!» Et Properce oppose, non sans malice, ses modestes élégies qui prennent les devants pour plus de sûreté, et gagnent les coeurs.

Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le Ponticus. Bien qu'on n'ait pas retrouvé les quatre livres d'odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il en a laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout de charmantes. Il peut se consoler par ses petits vers, comme Properce, de l'épopée qu'il n'a pas plus achevée que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Pétrarque me font parfaitement oublier s'il a terminé ou non son Afrique.

Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes avait tenté vainement de se remettre au grand poëme, il se rabat à la muse d'Horace; et, comme il n'est pas plus heureux cette seconde fois que la première, il se plaint doucement à un pêcheur qu'il voit revenir de sa poche, les mains vides aussi:

Pêcheur, qui des flots de la Seine

Vers Neuilly remontes le cours,

A ta poursuite toujours vaine

Les poissons échappent toujours.

Tu maudis l'espoir infidèle

Qui sur le fleuve t'a conduit,

Et l'infatigable nacelle

Qui t'y promène jour et nuit.

Des deux pêcheurs de Théocrite

Ton sommeil t'offrit le trésor;

Hélas! désabusé trop vite,

Tu vois s'enfuir le songe d'or.

Ici, rêvant sur ma terrasse,

Je n'ai pas un sort plus heureux:

J'invoque la muse d'Horace,

La muse est rebelle à mes voeux.

Jouet de son humeur bizarre,

Je dois compatir à tes maux;

Tiens, que ce faible don répare

Le prix qu'attendaient tes travaux.

La nuit vient: vers le toit champêtre

D'un front gai reprends ton chemin,

Dors content: tes filets peut-être

Sous leur poids fléchiront demain.

Demain peut-être, en cet asile,

Au chant de l'oiseau matinal,

Mon vers coulera plus facile

Que les flots purs de ce canal.

Ainsi, au moment où il dit que la muse d'Horace le fuit, il la ressaisit et la fixe dans l'ode la plus gracieuse. Il dit qu'il ne prend rien, et la manière dont il le dit devient à l'instant cette fine perle qu'il a l'air de ne plus chercher. De même, dans une autre petite ode exquise, lorsqu'au lieu de se plaindre, cette fois, de son rien-faire, il s'en console en le savourant:

Au bout de mon humble domaine,

Six tilleuls au front arrondi,

Dominant le cours de la Seine,

Balancent une ombre incertaine

Qui me cache aux feux du midi.

Sans affaire et sans esclavage,

Souvent j'y goûte un doux repos;

Désoccupé comme un sauvage

Qu'amuse auprès d'an beau rivage

Le flot qui suit toujours les flots.

Ici, la rêveuse Paresse

S'assied les yeux demi-fermés,

Et, sous sa main qui me caresse,

Une langueur enchanteresse

Tient mes sens vaincus et charmés.

Des feuillets d'Ovide et d'Horace

Flottent épars sur ses genoux;

Je lis, je dors, tout soin s'efface,

Je ne fais rien, et le jour passe;

Cet emploi du jour est si doux!

Tandis que d'une paix profonde

Je goûte ainsi la volupté,

Des rimeurs dont le siècle abonde

La muse toujours plus féconde

Insulte a ma stérilité.

Je perds mon temps s'il faut les croire,

Eux seuls du siècle sont l'honneur,

J'y consens: qu'ils gardent leur gloire;

Je perds bien peu pour ma mémoire,

Je gagne tout pour mon bonheur.

Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus: Il n'est pas perdu, ô Poëte, le jour où tu as dit si bien que tu le perdais!

Dans l'ode au Pêcheur, un trait touchant et délicat sur lequel je reviens, c'est le faible don que le poëte déçu donne à son pauvre semblable, plus déçu que lui: cette obole doit leur porter bonheur à tous deux. Cet accent du coeur dénote dans le poëte ce qui était dans tout l'homme chez Fontanes, une inépuisable humanité, une facilité plutôt extrême. Jamais il ne laissa une lettre de pauvre solliciteur sans y répondre; et il n'y répondait pas seulement par un faible don, comme on fait trop souvent en se croyant quitte: il y répondait de sa main avec une délicatesse, un raffinement de bonté: haud ignara mali.—On aime, dans un poëte virgilien, à entremêler ces considérations au talent, à les en croire voisines.

Les petites pièces délicieuses, à la façon d'Horace, nous semblent le plus précieux, le plus sûr de l'héritage poétique de Fontanes. Elles sont la plupart datées de Courbevoie, son Tibur: moins en faveur (somme toute et malgré le pardon de Fontainebleau) depuis 1809144, plus libre par conséquent de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de plus en plus goûtés. Les Stances à une jeune Anglaise, qui se rapportaient à un bien ancien souvenir, ne lui sont peut-être venues que là, dans cette veine heureuse. Pureté, sentiment, discrétion, tout en fait un petit chef-d'oeuvre, à qui il ne manque que de nous être arrivé par l'antiquité. C'est comme une figure grecque, à lignes extrêmement simples, une virginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée dans l'agate par la main de Pyrgotèle. IL en faut dire autant de l'ode: Où vas-tu, jeune Beauté? Tout y est d'un Anacréon chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait à la réciter aux nouvelles mariées, lorsqu'elles se hasardaient à lui demander des vers:

Note 144: (retour) La défaveur cessant, il resta un refroidissement au moins politique, et ce lut un arrêt définitif de fortune.

Où vas-tu, jeune Beauté?

Bientôt Vesper va descendre;

Dans cet asile écarté

La nuit pourra te surprendre;

Du haut d'un tertre lointain,

J'ai vu ton pied clandestin

Se glisser sous la bruyère:

Souvent ton oeil incertain

Se détournait en arrière.

Mais ton pas s'est ralenti,

Il s'arrête, et lu chancelles;

Un bruit sourd a retenti.

Tu sens des craintes nouvelles:

Est-ce un faon qui te fait peur?

Est-ce la voix de ta soeur

Qui t'appelle à la veillée?

Est-ce un Faune ravisseur

Qui soulève la fouillée?

Dieux! un jeune homme paraît,

Dans ces bois il suit la route,

T'appelant d'un doigt discret

Au plus épais de leur voûte:

Il s'approche, et tu souris;

Diane sous ces abris

Dérobe son front modeste:

Un doux baiser t'est surpris,

Les bois m'ont caché le reste.

Pan, et la Terre, et Sylvain,

En ont pu voir davantage;

Jamais ne s'égare en vain

Une nymphe de ton âge.

Les Zéphyrs ont murmuré,

Philomèle a soupiré

Sa chanson mélodieuse;

Le ciel est plus azuré,

Vénus est plus radieuse.

Nymphe aimable, ah! ne crains pas

Que mon indiscrète lyre

Ose flétrir tes appas

En publiant ton délire;

J'aimai: j'excuse l'amour.

Pars sans bruit: qu'à ton retour

Nul écho ne te décèle,

Et que jusqu'au dernier jour

Ton amant te soit fidèle!

Si, perfide à ses serments,

Hélas! il devient volage,

Du coeur je sais les tourments,

Et ma lyre les soulage;

Je chanterai dans ces lieux:

Des pleurs mouilleront tes yeux

Au souvenir du parjure,

Mais ces pleurs délicieux

D'amour calment la blessure.

Dans cette adorable pièce, comme le rhythme sert bien l'intention, et tout à la fois exprime le malin, le tendre et le mélancolique! Comme cette strophe de neuf vers déjoue à temps et dérobe vers la fin la majesté de la strophe de dix, et la piquant, l'excitant d'une rime redoublée, la tourne soudain et l'incline d'une chute aimable à la grâce! Fontanes sentait tout le prix du rhythme; il le variait curieusement, il l'inventait. Dans la touchante pièce intitulée Mon Anniversaire145, il fait une strophe exprès conforme à la marche attristée, résignée et finalement tombante de sa pensée. Il aimait à employer ce rhythme de cinq vers de dix syllabes, depuis si cher à Lamartine, et qui n'avait qu'à peine été traité encore, soit au XVIIe siècle146, soit même au XVIe. Sur les rimes, il a les idées les plus justes; il en aime la richesse, mais sans recherche opiniâtre: «Une affectation continue de rimes trop fortes et trop marquées donnerait, pense-t-il147, une pesante uniformité à la chute de tous les vers.» On dirait qu'il entend de loin venir cette strophe magnifique et formidable, trop pareille au guerrier du Moyen Age qui marche tout armé et en qui tout sonne. En garde contre le relâchement de Voltaire, il est, lui, pour l'excellent goût de Racine et de Boileau, qui font naître une harmonie variée d'un adroit mélange de rimes, tantôt riches et tantôt exactes. André Chénier sur ce point ne pratique pas mieux.

Note 145: (retour) L'idée en est prise d'une épigramme d'Archias de Mitylène, mais combien embellie!
Note 146: (retour) Je trouve, au XVIIe siècle, une pièce de vers dans ce rhythme, par un abbé de Villiers, Stances sur la Vieillesse (et tout à fait séniles), qu'on lit au tome II de la Continuation des Mémoires de Sallengre.
Note 147: (retour) Notes de l'Essai sur l'Homme.

A Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il y avait le boudoir du poëte, le lectulus des anciens: tout y était simple et brillant (simplex munditiis). Les murs se décoraient d'un lambris en bois des îles, espèce de luxe alors dans sa nouveauté. Une glace sans tain faisait porte au grand cabinet; la fenêtre donnait sur les jardins, et la vue libre allait à l'horizon saisir les flèches élancées de l'abbaye de Saint-Denis. En face d'un canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait un buste de Vénus: elle était là, l'antique et jeune déesse, pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Horace au Donec gratus eram, quand il reprenait son Platon entr'ouvert à quelque page du Banquet. Or, une fois par semaine, le dimanche, M. de Fontanes avait à dîner l'Université, recteurs, conseillers, professeurs, et il faisait admirer sa vue, il ouvrait sans façon le pudique boudoir. Mais le buste de Vénus! et dans le cabinet d'un Grand-Maître! Quelques-uns, vieux ou jeunes, encore jansénistes ou déjà doctrinaires, se scandalisèrent tout bas, et on le lui redit. De là sa petite ode enchantée:

Loin de nous, Censeur hypocrite

Qui blâmes nos ris ingénus!

En vain le scrupule s'irrite,

Dans ma retraite favorite,

J'ai mis le buste de Vénus.

Je sais trop bien que la volage

M'a sans retour abandonné;

Il ne sied d'aimer qu'au bel âge;

Au triste honneur de vivre en sage

Mes cheveux blancs m'ont condamné.

Je vieillis; mais est-on blâmable

D'égayer la fuite des ans?

Vénus, sans loi rien n'est aimable;

Viens de ta grâce inexprimable

Embellir même le bon sens.

L'Illusion enchanteresse

M'égare encor dans tes bosquets;

Pourquoi rougir de mon ivresse?

Jadis les Sages de la Grèce

T'ont fait asseoir à leurs banquets.

Aux graves modes de ma lyre

Mêle des tons moins sérieux;

Phébus chante, et le Ciel admire;

Mais, si tu daignes lui sourire,

Il s'attendrit et chante mieux.

Inspire-moi ces vers qu'on aime,

Qui, tels que toi, plaisent toujours;

Répands-y le charme suprême

Et des plaisirs, et des maux même,

Que je t'ai dus dans mes beaux jours.

Ainsi, quand d'une fleur nouvelle,

Vers le soir, l'éclat s'est flétri,

Les airs parfumés autour d'elle

Indiquent la place fidèle

Où le matin elle a fleuri.

Nous saisissons sur le fait la contradiction naïve chez Fontanes: le lendemain de cette ode toute grecque, il retrouvait les tons chrétiens les plus sérieux, les mieux sentis, en déplorant avec M. de Bonald la Société sans Religion148. Je l'ai dit, l'épicurien dans le poëte était tout à côté du chrétien, et cela si naturellement, si bonnement! il y a en lui du La Fontaine. Ce cabinet favori nous représente bien sa double vue d'imagination: tout près le buste de Vénus, là-bas les clochers de Saint-Denis!

Note 148: (retour) Cette belle ode, dans l'intention du poëte, devait être, en effet, dédiée à l'illustre penseur.

Ce parfum de simplicité grecque, cet extrait de grâce, antique, qu'on respire dans quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il d'André Chénier? Ce dernier a, certes, plus de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nouveauté dans son retour vers l'antique; il sait mieux la Grèce, et il la pratique plus avant dans ses vallons retirés ou sur ses sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation méditée, et jusqu'en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du studieux à la fois et de l'étrange; il sait ce qu'il fait, et il le veut; son effort d'artiste se marque même dans son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces par lesquelles il rappelle l'idée de la beauté grecque (les stances à une jeune Anglaise, l'ode à une jeune Beauté, au Buste de Vénus, au Pécheur), Fontanes n'a pas trace d'effort ni de ressouvenir; il a, comme dans la Grèce du meilleur temps, l'extrême simplicité de la ligne, l'oubli du tour, quelque chose d'exquis et en même temps d'infiniment léger dans le parfum. Par ces cinq ou six petites fleurs, il est attique comme sous Xénophon, et pas du tout d'Alexandrie. Si, dans la comparaison avec Chénier à l'endroit de la Grèce, Fontanes n'a que cet avantage, on en remarquera du moins la rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s'essaye directement, lui aussi, à l'imitation de la forme antique: il y réussit dans l'ode au jeune Pâtre, et dans quelques autres. Mais les habitudes du style poétique du XVIIIe et même du XVIIe siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant, ici nécessaire, qu'André Chénier possède si bien et qu'atteignit même Ronsard.

Malgré tout, je veux citer comme un bel échantillon du succès de Fontanes dans cette inspiration directe et imprévue de l'antique à travers le plein goût de XVIIIe siècle, la fin d'une ode contre l'Inconstance, qu'une convenance rigoureuse a fait retrancher à sa place dans la série des oeuvres: Cette petite pièce est de 89. Le poëte se suppose dans la situation de Jupiter, qui, après maint volage égarement, revient toujours à Junon. En citant, je me place donc avec lui au pied de l'Ida, et le plus que je puis sous le nuage d'Homère:

Que l'homme est faible et volage!

Je promets d'être constant,

Et du noeud qui me rengage

Je m'échappe au même instant!

Insensé, rougis de honte!

Quels faux plaisirs t'ont flatté!

Les jeux impurs d'Amathonte

Ne sont pas la Volupté.

Cette Nymphe demi-nue

En secret reçut le jour

De la Pudeur ingénue

Qu'un soir atteignit l'Amour...

Ce n'est point une Ménade

Qui va, l'oeil étincelant,

Des Faunes en embuscade

Braver l'essaim pétulant.

C'est la vierge aimable et pure

Qui, loin du jour ennemi,

Laisse échapper sa ceinture

Et ne cède qu'à demi.

Si quelquefois on l'offense,

On la calme sans effort,

Et sa facile indulgence

Fait toujours grâce au remord...

Tu sais qu'un jour l'Immortelle

Qu'Amour même seconda

Vers son époux infidèle

Descendit au mont Ida.

Jupiter la voit à peine,

Que les désirs renaissants,

Comme une flamme soudaine,

Ont couru dans tous ses sens:

«Non, dit-il, jamais Europe,

Lo, Léda, Sémélé,

Cérès, Latone, Antiope,

D'un tel feu ne m'ont brûlé!

«Viens...» Il se tait, elle hésite,

Il la presse avec ardeur;

Au Dieu qui la sollicite

Elle oppose la pudeur.

Un nuage l'environne

Et la cache à tous les yeux:

De fleurs l'Ida se couronne,

Junon cède au Roi des Dieux!

Leurs caresses s'entendirent,

L'écho ne fut pas discret,

Tous les antres les redirent

Aux Nymphes de la forêt.

Soudain, pleurant leur outrage,

Elles vont, d'un air confus,

S'ensevelir sous l'ombrage

De leurs bois les plus touffus.

La galanterie spirituelle et vive de Parny, et sa mythologie de Cythère, n'avaient guère accoutumé la muse légère du XVIIIe siècle à cette plénitude de ton, à cette richesse d'accent. Au sein d'un Zéphyr qui semblait sortir d'une toile de Watteau, on sent tout d'un coup une bouffée d'Homère:

De fleurs l'Ida se couronne,

Junon cède au Roi des Dieux!

Fontanes avait aussi ses retours d'Hésiode: il vient de peindre la Vénus-Junon; il n'a pas moins rendu, dans un sentiment bien richement antique, la Vénus-Cérès, si l'on peut ainsi la nommer; c'est au huitième chant de la Grèce sauvée:

Salut, Cérès, salut! tu nous donnas des lois;

Nos arts sont tes bienfaits: ton céleste génie

Arracha nos aïeux au gland de Chaonie;

Et la Religion, fille des immortels,

Autour de ta charrue éleva ses autels.

Par toi changea l'aspect de la nature entière.

On dit que Jasion, tout couvert de poussière,

Premier des laboureurs, avec loi fut heureux:

La hauteur des épis vous déroba tous deux;

Et Plutus, qui se plaît dans les cités superbes,

Naquit de vos amours sur un trône de gerbes.

Ce sont là de ces beautés primitives, abondantes, dignes d'Ascrée, comme Lucrèce les retrouvait dans ses plus beaux vers: l'image demi-nue conserve chasteté et grandeur.

Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin résigné à vieillir, eut dans le talent un retour de séve verdissante et comme une seconde jeunesse:

Ce vent qui sur nos âmes passe

Souffle à l'aurore, ou souffle tard.

Ces années du déclin de la vie lui furent des saisons de progrès poétique et de fertilité dans la production: signe certain d'une nature qui est forte à sa manière. Qu'on lise son ode sur la Vieillesse: il y a exprimé le sentiment d'une calme et fructueuse abondance dans une strophe toute pleine et comme toute savoureuse de cette douce maturité:

Le temps, mieux que la science,

Nous instruit par ses leçons;

Aux champs de l'expérience

J'ai fait de riches moissons;

Comme une plante tardive,

Le bonheur ne se cultive

Qu'en la saison du bon sens:

Et, sous une main discrète,

Il croîtra dans la retraite

Que j'ornai pour mes vieux ans.

S'il n'a pas plus laissé, il en faut moins accuser sa facilité, au fond, qui était grande, que sa main trop discrète et sa vue des choses volontiers découragée. Ce qui met M. de Fontanes au-dessus et à part de cette époque littéraire de l'Empire, c'est moins la puissance que la qualité de son talent, surtout la qualité de son goût, de son esprit; et par là il était plus aisément retenu, dégoûté, qu'excité. On le voit exprimer en maint endroit le peu de cas qu'il faisait de la littérature qui l'environnait. Sous Napoléon, il regrette qu'il n'y ait eu que des Chérile comme sous Alexandre; sous les descendants de Henri IV, il regrette qu'il n'y ait plus, de Malherbe: cette plainte lui échappe une dernière fois dans sa dernière ode. Dans celle qu'il a expressément lancée contre la littérature de 1812, il ne trouve rien de mieux pour lui que d'être un Silius, c'est-à-dire un adorateur respectueux, et à distance, du culte virgilien et racinien qui se perd. Les soi-disant classiques et vengeurs du grand Siècle le suffoquent; Geoffroy, dans ses injures contre Voltaire et sa grossièreté foncière de cuistre, ne lui paraît, avec raison, qu'un violateur de plus. Cette idée de décadence, si habituelle et si essentielle chez lui, honore plus son goût qu'elle ne condamne sa sagacité; et si elle ne le rapproche pas précisément de la littérature qui a suivi, elle le sépare, avec distinction de celle d'alors, dans laquelle il n'excepté hautement que le chantre de Cymodocée.

Je ne puis m'empêcher, en cherchant dans notre histoire littéraire quelque rôle analogue au sien, de nommer d'abord le cardinal Du Perron. En effet, Du Perron aussi, poète d'une école finissante (de celle de Des Portes), eut le mérite et la générosité d'apprécier le chef naissant d'une école nouvelle, et, le premier, il introduisit Malherbe près de Henri IV. Bayle a appelé Du Perron le procureur-général du Parnasse de son temps, comme qui dirait aujourd'hui le maître des cérémonies de la littérature. Fontanes, dont on a dit quelque chose de pareil, lui ressemblait par son vif amour pour ce qu'on appelait encore tes Lettres, par sa bienveillance active qui le faisait promoteur des jeunes talents. C'est ainsi qu'il distingua avec bonheur et produisit la précocité brillante de M. Villemain. M. Guizot lui-même, qui commençait gravement à percer, lui dut sa première chaire 149. Du Perron, comme Fontanes, était en son temps un oracle souvent cité, un poëte rare et plus regretté que lu; après avoir brillé par des essais trop épars, lui aussi il parut à un certain moment quitter la poésie pour les hautes dignités et la représentation officielle du goût à la cour. Il est vrai que Fontanes, Grand-Maître, n'écrivit pas de gros traités sur l'Eucharistie, et qu'il lui manque, pour plus de rapport avec Du Perron, d'avoir été cardinal comme l'abbé Maury. Celui-ci même semble s'être véritablement chargé de certains contrastes beaucoup moins dignes de ressemblance. Pourtant il y a cela encore entre l'hôte de Bagnolet et celui de Courbevoie, que la légèreté profane et connue de quelques-uns de leurs vers ne nuisit point à la chaleur de leurs manifestations chrétiennes et catholiques. Le cardinal Du Perron avait, dans sa jeunesse, écrit de tendres vers, tels que ceux-ci, à une infidèle:

M'appeler son triomphe et sa gloire mortelle,

Et tant d'autres doux noms choisis pour m'obliger,

Indignes de sortir d'un courage 150 fidèle,

Où, si soudain après, l'oubli s'est vu loger!

Tu ne me verras plus baigner mon oeil de larmes

Pour avoir éprouvé le feu de tes regards;

Le temps contre tes traits me donnera des armes,

Et l'absence et l'oubli reboucheront les dards.

Adieu, fertile esprit, source de mes complaintes,

Adieu, charmes coulants dont j'étois enchanté:

Contre le doux venin de ces caresses feintes

Le souverain remède est l'incrédulité.

Note 149: (retour) C'est ainsi encore qu'il poussa très-vivement, par un article au Journal de l'Empire (8 janvier 1806), et par ses éloges en tout lieu, au succès du début tout à fait distingué de M. Molé.
Note 150: (retour) Courage, coeur.

Et le théologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regrettait aussi, je le crains, la Déesse aux douces amertumes:

. . . . . Non est Dea nescia nostri

Quae dulcem curis miscet amaritiem;

ce qui revient à l'ode de Fontanes:

Répands-y le charme suprême

Et des plaisirs, et des maux même,

Que je t'ai dus dans mes beaux jours.

Mais c'est bien assez pousser ce parallèle pour ceux qui ont un peu oublié Du Perron. Pour ceux qui s'en souviendraient trop, ne fermons pas sans rompre. Le Courbevoie de Fontanes se décorait de décence, s'ennoblissait par un certain air de voisinage avec le séjour de Rollin, par un certain culte purifiant des hôtes de Bâville, de Vignai et de Fresne.

Plus loin encore que Du Perron, et à l'extrémité de notre horizon littéraire, je ne fais qu'indiquer comme analogue de Fontanes pour cette manière de rôle intermédiaire, Mellin de Saint-Gelais, élégant et sobre poète, armé de goût, qui, le dernier de l'école de Marot, sut se faire respecter de celle de Ronsard, et se maintint dans un fort grand état de considération à la cour de Henri II.

M. Villemain, d'abord disciple de M. de Fontanes dans la critique qu'il devait bientôt rajeunir et renouveler, l'allait visiter quelquefois dans ces années 1812 et 1813. La chute désormais trop évidente de l'Empire, l'incertitude de ce qui suivrait, redoublaient dans l'âme de M. de Fontanes les tristesses et les rêveries du déclin:

Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.

Sous le lent nuage sombre, l'entretien délicat et vif n'était que plus doux. M. de Fontanes avait souvent passé sa journée à relire quelque beau passage de Lucrèce et de Virgile; à noter sur les pages blanches intercalées dans chacun de ses volumes favoris quelques réflexions plutôt morales que philologiques, quelques essais de traduction fidèle: «J'ai travaillé ce matin, disait-il; ces vers de Virgile, vous savez:

Et varios ponit foetus autumnus, et alte Milis in apricis coquitur vindemia saxis;

«ces vers-là ne me plaisent pas dans Delille: les côtes vineuses, les grappes paresseuses; voici qui est mieux, je crois:

Et des derniers soleils la chaleur affaiblie Sur les coteaux voisins cuit la grappe amollie.»

Il cherchait par ces sons en i (cuit la grappe amollie) à rendre l'effet mûrissant des désinences en is du latin. Sa matinée s'était passée de la sorte sur cette douce note virgilienne, dans cet épicuréisme du goût. Ou bien, la serpe en main, soignant ses arbustes et ses fleurs, il avait peut-être redit, refait en vingt façons ces deux vers de sa Maison rustique:

L'enclos où la serpette arrondit le pommier,

Où la treille en grimpant rit aux yeux du fermier;

et ce dernier vers enfin, avec ses r si bien redoublés et rapprochés, lui avait, à son gré, paru sourire.

Ou encore, dans ce verger baigné de la Seine, au bruit de la vague expirante, il avait exprimé amoureusement, comme d'un seul soupir, la muse de l'antique idylle, Enflant près de l'Alphée une flûte docile; et ce doux souffle divinement trouvé lui avait empli l'âme et l'oreille presque tout un jour, comme tel vers du Lutrin à Boileau 151.

Note 151: (retour) On peut dire de ces vers, comme de tant de vers bien frappés de Boileau, ce que Fontanes a dit lui-même quelque part dans son Commentaire (imprimé) sur J.-B. Rousseau: «Il n'y a pas là ce qu'on «appelle proprement harmonie imitative; mais il existe un rapport très-sensible entre le choix des expressions et le caractère de l'image.» On confond un peu tout cela maintenant.

Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait été chargé d'un Éloge de Duroc qui devait le produire près de l'Empereur. Il s'y trouvait un portrait de l'aide de camp, piquant, rapide, brillamment enlevé; l'autre jour le délicieux causeur, avec une pointe de raillerie, nous le récitait encore; rien que ce portrait-là portait avec lui toute une fortune sous l'Empire; mais y avait-il encore un Empire? Et si M. Villemain, qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait Pitt, Fox, venait à en parler, et se rejetait à l'espoir d'un gouvernement libre et débattu, comme en Angleterre: «Allons, allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif? Bédoch vous passerait!» Mot charmant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu'on n'ose le dire! N'est-ce pas surtout dans les gouvernements de majorité, si excellents à la longue pour les garanties et les intérêts, que le goût souffre et que les délicats sont malheureux?

La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succès, je le sais bien; mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu'y faire? On ne peut tout unir. On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre; l'utile dominant se passe aisément du fin, et le Bédoch (puisque Bédoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.

Nous en conviendrons d'ailleurs, M. de Fontanes n'aimait point assez sans doute les difficultés des choses; il n'en avait pas la patience: et l'on doit regretter pour son beau talent de prose qu'il ne l'ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi. L'Histoire de Louis XI qu'il avait commencée est restée imparfaite; une Histoire de France, dont il parlait beaucoup, n'a guère été qu'un projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne, qui dévore des pierres. L'estomac de son esprit, à lui, n'était pas de cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant un peu naïvement à la lecture de Marculphe, avait soin toutefois de ne lui conseiller que la préface. Son imagination l'avait fait, avant tout, poëte, c'est-à-dire volage.

On est curieux de savoir, dans ce rôle important et prolongé de Fontanes au sein de la littérature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec Delille. Était-il disciple, était-il rival?—Ayant débuté en 1780, c'est-à-dire dix ans après le traducteur des Géorgiques, Fontanes le considérait comme maître, et en toute occasion il lui marqua une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir qu'il le loue plus qu'il ne l'adopte, et que, depuis la traduction des Géorgiques, il le juge en relâchement de goût. D'ailleurs, il appuya l'Homme des Champs dans le Mercure 152; lorsqu'il s'agit de rétablir l'absent boudeur sur la liste de l'Institut, il prit sur lui de faire la démarche, et, sans avoir consulté Delille, il se porta garant de son acceptation. Les choses entre eux en restèrent là, dans une mesure parfaitement décente, plus froide pourtant que ces témoignages ne donneraient à penser. Delille n'avait qu'un médiocre empressement vers Fontanes. En poésie et en art, on est dispensé d'aimer ses héritiers présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à Delille un héritier collatéral, qui aurait été quelque peu un assassin, si l'indolent avait voulu. Mais sa poésie craignait le public et la vitre des libraires plus encore que celle du brillant descriptif ne les cherchait.

Note 152: (retour) Fructidor an VIII. On y trouve encore un article de lui sur la nouvelle édition des Jardins, fructidor an IX.

On peut se faire aujourd'hui une autre question dont nul ne s'avisait dans le temps: Quelle fut la relation de Fontanes à Millevoye?—Fontanes est un maître, Millevoye n'est qu'un élève. Venu aux Écoles centrales peu après que la proscription de Fructidor en eut éloigné Fontanes, Millevoye ne put avoir avec lui que des rapports tout à fait rares et inégaux. Mais la considération, qui est tant pour les contemporains, compte bien peu pour la postérité; celle-ci ne voit que les restes du talent; en récitant la Chute des Feuilles, elle songe au Jour des Morts, et elle marie les noms.

Millevoye n'eût jamais été pour personne un héritier présomptif bien vivace et bien dangereux: mais Lamartine naissant!... qu'en pensa Fontanes? Il eut le temps, avant de mourir, de lire les premières Méditations: je doute qu'il se soit donné celui de les apprécier. Dénué de tout sentiment jaloux, il avait ses idées très-arrêtées en poésie française et très-négatives sur l'avenir. Il admettait la régénération par la prose de Chateaubriand, point par les vers: «Tous les vers sont faits, répétait-il souvent avec une sorte de dépit involontaire, tous les vers sont faits!» c'est-à-dire il n'y a plus à en faire après Racine. Il s'était trop redit cela de bonne heure à lui-même dans sa modestie pour ne pas avoir quelque droit, en finissant, de le redire sur d'autres dans son impatience.

Mais nous avons anticipé. Les événements de 1813 remirent politiquement en évidence M. de Fontanes. Au Sénat où il siégeait depuis sa sortie du Corps législatif, il fut chargé, d'après le désir connu de l'Empereur, du rapport sur l'état des négociations entamées avec les puissances coalisées, et sur la rupture de ce qu'on appelle les Conférences de Châtillon. C'était la première fois que Napoléon consultait ou faisait semblant. Le rapport concluait, après examen des pièces, en invoquant la paix, en la déclarant possible et dans les intentions de l'Empereur, mais à la fois en faisant appel à un dernier élan militaire pour l'accélérer. Ceux qui avaient toujours présent le discours de 1808 au Corps législatif, ceux qui, en dernier lieu, partageaient les sentiments de résistance exprimés concurremment par M. Lainé, purent trouver ce langage faible: Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mêlé d'invocations à la paix: dans le temps, en général, il parut digne153. 1814 arriva avec ses désastres. M. de Fontanes souffrait beaucoup de cet abaissement de nos armes; il n'aimait guère plus voir en France les cocardes que la littérature d'outre-Rhin154. Sa conduite dans tout ce qui va suivre fut celle d'un homme honnête, modéré, qui cède, mais qui cède au sentiment, jamais au calcul.

Note 153: (retour) On a, au reste, sur les circonstances de ce rapport, plus que des conjectures. La Revue Rétrospective du 31 octobre 1835 a publié la dictée de Napoléon par laquelle il traçait à la commission du Sénat et au rapporteur le sens de leur examen et presque les termes mêmes du rapport. Les derniers mots de l'indication impérieuse sont: «Bien dévoiler la perfidie anglaise avant de faire un appel au peuple.—Cette fin doit être une philippique.» Malgré l'ordre précis, la philippique manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la conclusion prend une toute autre couleur, plutôt pacifique: l'Empereur ne put donc être content. La Revue Rétrospective, qui fait elle-même cette remarque, n'en tient pas assez compte. Après tout, le rapporteur, dans le cas présent, ne manoeuvra pas tout à fait comme le maître le voulait; en obéissant, il éluda.
Note 154: (retour) Le trait est essentiel chez Fontanes: au temps même où il attaquait le plus vivement le Directoire dans le Mémorial, il a exprimé en toute occasion son peu de goût pour les armes des étrangers et pour leur politique: on pourrait citer particulièrement un article du 19 août 1797, intitulé: Quelques vérités au Directoire, à l'Empereur et aux Vénitiens. Par cette manière d'être Français en tout, il restait encore fidèle au Louis XIV.

Il avait, je l'ai dit, un grand fonds d'idées monarchiques, une horreur invincible de l'anarchie, un amour de l'ordre, de la stabilité presque à tout prix, et de quelque part qu'elle vînt. Le premier article de sa charte était dans Homère:

. . . . [Greek: eis choiranos estô,]

[Greek: eis basileus.] . . . . . .

Le pire des États, c'est l'État populaire.

Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Hérodote: Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie! Il croyait cela vrai des grands États modernes, même des États anciens et de ces républiques grecques qui n'avaient acquis, selon lui, une grande gloire que dans les moments où elles avaient été gouvernées comme monarchiquement sous un seul chef, Miltiade, Cimon, Thémistocle, Périclès. Mais, ce point essentiel posé, le reste avait moins de suite chez lui et variait au gré d'une imagination aisément enthousiaste ou effarouchée, que, par bonheur, fixait en définitive l'influence de la famille. La réputation officielle ment souvent; il l'a remarqué lui-même, et cela peut surtout s'appliquer à lui. Ce serait une illusion de perspective que de faire de M. de Fontanes un politique: encore un coup, c'était un poète au fond. Son dessous de cartes, le voulez-vous savoir? comme disait M. de Pomponne de l'amour de madame de Sévigné pour sa fille. En 1805, président du Corps législatif, il ne s'occupe en voyage que du poëme des Pyrénées et des Stances à l'ancien manoir de ses pères. En 1815, président du Collége électoral à Niort, il fait les Stances à la fontaine Du Vivier et aux mânes de son frère. Voilà le dessous de cartes découvert: peu de politiques en pourraient laisser voir autant.

En 1814, au Sénat, il signa la déchéance, mais ce ne fut qu'avec une vive émotion, et en prenant beaucoup sur lui; il fallut que M. de Talleyrand le tînt quelque temps à part, et, par les raisons de salut public, le décidât. On l'a accusé, je ne sais sur quel fondement, d'avoir rédigé l'acte même de déchéance, et je n'en crois rien155. Mais il n'en est peut-être pas ainsi d'autres actes importants et mémorables d'alors, sous lesquels il y aurait lieu à meilleur droit, et sans avoir besoin d'apologie, d'entrevoir la plume de M. de Fontanes. Cela se conçoit: il était connu par sa propriété de plume et sa mesure; on s'adressait à lui presque nécessairement, et il rendait à la politique, dans cette crise, des services de littérateur, services anonymes, inoffensifs, désintéressés, et auxquels il n'attachait lui-même aucune importance. Mais voici à ce propos une vieille histoire.

Note 155: (retour) On croit savoir, au contraire, que la rédaction de cet acte est de Lambrechts.

On était en 1778; deux beaux-esprits qui voulaient percer, M. d'Oigny et M. de Murville, concouraient pour le prix de vers à l'Académie française. Quelques jours avant le terme de clôture fixé pour la réception des pièces, M. d'Oigny va trouver M. de Fontanes et lui dit: «Je concours pour le prix, mais ma pièce n'est pas encore faite, il y manque une soixantaine de vers; je n'ai pas le temps, faites-les-moi.» Et M. de Fontanes les lui fît. M. de Murville, sachant cela, accourt à son tour vers M. de Fontanes: «Ne me refusez pas, je vous en prie, le même service.» Et le service ne fut pas refusé. On ajoute que les passages des deux pièces, que cita avec éloge l'Académie, tombèrent juste aux vers de Fontanes.

Ce que M. de Fontanes, poëte, était en 1778, il l'était encore en 1814 et 1815; l'anecdote, au besoin, peut servir de clef156.—Les sentiments, en tout temps publiés ou consignés dans ses vers, font foi de la sincérité avec laquelle, au milieu de ses regrets, il dut accueillir le retour de la race de Henri IV. Encore Grand-Maître lors de la distribution des prix de 1814, il put, dans son discours, avec un côté de vérité qui devenait la plus habile transition, expliquer ainsi l'esprit de l'Université sous l'Empire: «Resserrée dans ses fonctions modestes, elle n'avait point le droit de juger les actes politiques; mais les vraies notions du juste et de l'injuste étaient déposées dans ces ouvrages immortels dont elle interprétait les maximes. Quand le caractère et les sentiments français pouvaient s'altérer de plus en plus par un mélange étranger, elle faisait lire les auteurs qui les rappellent avec le plus de grâce et d'énergie. L'auteur du Télémaque et Massillon prêchaient éloquemment ce qu'elle était obligée de taire devant le Génie des conquêtes, impatient de tout perdre et de se perdre lui-même dans l'excès de sa propre ambition. En rétablissant ainsi l'antiquité des doctrines littéraires, elle a fait assez voir, non sans quelque péril pour elle-même, sa prédilection pour l'antiquité des doctrines politiques.

Note 156: (retour)

Fontanes, littérateur, aimait l'anonyme ou même, le pseudonyme. Il publia la première fois sa traduction en vers du passage de Juvénal sur Messaline sous le nom de Thomas, et, pour soutenir le jeu, il commenta le morceau avec une part d'éloges. Il essaya d'abord ses vers sur la Bible en les attribuant à Le Franc de Pompignan. Je trouve (dans le catalogue imprimé de la bibliothèque de M. de Châteaugiron) une brochure intitulée Des Assassinats et des Vols politiques, ou des Proscriptions et des Confiscations, par Th. Raynal (1795), avec l'indication de Fontanes, comme en étant l'auteur sous le nom de Raynal; mais ici il y a erreur: l'ouvrage est de Servan. Dans les Petites Affiches ou feuilles d'annonces du 1er thermidor an VI, se trouvent des vers sur une violette donnée dans un bal:

Adieu, Violette chérie,

Allez préparer mon bonheur....

La pièce est signée Senatnof, anagramme de Fontanes. Dans le Journal littéraire, où il fut collaborateur de Clément, il signait L, initiale de Louis. Il deviendrait presque piquant de donner le catalogue des journaux de toutes sortes auxquels il a participé, tantôt avec Dorat (Journal des Dames), tantôt avec Linguet ou ses successeurs (Journal de Politique et de Littérature), tantôt, et je l'ai dit, avec Clément. Avant d'être au Mémorial avec La Harpe et Vauxcelles, il fut un moment à la Clef du Cabinet avec Garat. On n'en finirait pas, si l'on voulait tout rechercher: il serait presque aussi aisé de savoir le compte des journaux où Charles Nodier a mis des articles, et il y faudrait l'investigation bibliographique d'un Beuchot. On comprend maintenant ce que veut dire cette paresse de Fontanes, laquelle n'était souvent qu'un prêt facile et une dispersion active. Rien d'étonnant, quand il eut cessé d'écrire aux journaux, que son habitude de plume le fasse soupçonner derrière plus d'un acte public, dans un temps où M. de Talleyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rédiger lui-même deux lignes courantes.

Elle s'honore même des ménagements nécessaires qu'elle a dû garder pour l'intérêt de la génération naissante; et, sans insulter ce qui vient de disparaître, elle accueille avec enthousiasme ce qui nous est rendu.»

Mais, en parlant ainsi, le Grand-Maître était déjà dans l'apologie et sur la défensive; les attaques, en effet, pleuvaient de tous côtés. Nous avons sous les yeux des brochures ultra-royalistes publiées à cette date, et dans lesquelles il n'est tenu aucun compte à M. de Fontanes de ses efforts constamment religieux et même monarchiques au sein de l'Université. Enfin, le 17 février 1815, une ordonnance émanée du ministère Montesquieu détruisit l'Université impériale, et, dans la réorganisation qu'on y substituait, M. de Fontanes était évincé. Il l'était toutefois avec égard et dédommagement; on y rendait hommage, dans le préambule, aux hommes qui avaient sauvé les bonnes doctrines au sein de l'enseignement impérial, et qui avaient su le diriger souvent contre le but même de son institution.

L'ordonnance fut promulguée le 21 février, et Napoléon débarquait le 5 mars. Il s'occupait de tout à l'île d'Elbe, et n'avait pas perdu de vue M. de Fontanes. En passant à Grenoble, il y reçut les autorités, et le Corps académique qui en faisait partie; il dit à chacun son mot, et au recteur il parla de l'Université et du Grand-Maître:—«Mais, Sire, répondit le recteur, on a détruit votre ouvrage, on nous a enlevé M. de Fontanes;» et il raconta l'ordonnance récente.—«Eh bien! dit Napoléon pour le faire parler, et peut-être aussi n'ayant pas une très-haute idée de son Grand-Maître comme administrateur, vous ne devez pas le regretter beaucoup, M. de Fontanes: un poëte, à la tête de l'Université!» Mais le recteur se répandit en éloges157. Napoléon crut volontiers que M. de Fontanes, frappé d'hier et mécontent, viendrait à lui.

Note 157: (retour) Bien que M. de Fontanes ne fût pas précisément un administrateur, l'Université, sous sa direction, ne prospéra pas moins, grâce à l'esprit conciliant, paternel et véritablement ami des lettres, qu'il y inspirait. En face de l'Empereur, et particulièrement dans les Conseils d'Université que celui-ci présida en 1811, et auxquels assistait concurremment le ministre de l'intérieur, M. de Fontanes arrivant à la lutte bien préparé, tout plein des tableaux administratifs qu'on lui avait dressés exprès et représentés le matin même, étonna souvent le brusque interrogateur par le positif de ses réponses et par l'aisance avec laquelle il paraissait posséder son affaire. Son esprit facile et brillant, peu propre au détail de l'administration, saisissait très-vite les masses, les résultats; et c'était justement, dans la discussion, ce qui allait à l'Empereur.

Installé aux Tuileries, il songea à son absence; il en parla. Une personne intimement liée avec M. de Fontanes fut autorisée à l'aller trouver et à lui dire: «Faites une visite aux Tuileries, vous y serez bien reçu, et le lendemain vous verrez votre réintégration dans le Moniteur.»—«Non, répondit-il en se promenant avec agitation: non, je n'irai pas. On m'a dit courtisan, je ne le suis pas. A mon âge,... toujours aller de César à Pompée, et de Pompée à César, c'est impossible!»—Et, dès qu'il le put, il partit en poste pour échapper plus sûrement au danger du voisinage. Il n'alla pas à Gand, c'eût été un parti trop violent, et qu'il n'avait pas pris d'abord: mais il voyagea en Normandie, revit les Andelys, la forêt de Navarre, regretta sa jeunesse, et ne revint que lorsque les Cent-Jours étaient trop avancés pour qu'on fît attention à lui. Toute cette conduite doit sembler d'autant plus délicate, d'autant plus naturellement noble, que, sans compter son grief récent contre le Gouvernement déchu, son imagination avait été de nouveau séduite par le miracle du retour; et comme quelqu'un devant lui s'écriait, en apprenant l'entrée à Grenoble ou à Lyon: «Mais c'est effroyable! c'est abominable!»—«Eh! oui, avait-il riposté, et ce qu'il y a de pis, c'est que c'est admirable!»

Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie politique de M. de Fontanes, et nous avons cherché surtout à expliquer l'homme, à retrouver le poëte dans le personnage, sans altérer ni flatter. La pente qui nous reste n'est plus qu'à descendre. Il alla voir à Saint-Denis Louis XVIII revenant, qui l'accueillit bien, comme on le peut croire. Diverses sortes d'égards et de hauts témoignages, le titre de ministre d'État et d'autres ne lui manquèrent pas. Il ne fit rien d'ailleurs pour reconquérir la situation considérable qu'il avait perdue. Il fut, à la Chambre des pairs, de la minorité indulgente dans le procès du maréchal Ney. Les ferveurs de la Chambre de 1815 ne le trouvèrent que froid: monarchien décidé en principe, mais modéré en application, il inclina assez vers M. Decazes, tant que M. Decazes ne s'avança pas trop. Quand il vit le libéralisme naître, s'organiser, M. de La Fayette nommé à la Chambre élective, il s'effraya du mouvement nouveau qu'il imputait à la faiblesse du système, et revira légèrement. On le vit, à la Chambre des pairs, parler, dans la motion Barthélémy, pour la modification de la loi des élections qu'il avait votée en février 1817, et bientôt soutenir, comme rapporteur, la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui fait une ligne politique intermédiaire, qu'on peut se figurer, en laissant à gauche le semi-libéralisme de M. Decazes, et sans aller à droite jusqu'à la couleur pure du pavillon Marsan.

Non pas toutefois qu'il fût sans rapports directs avec le pavillon Marsan même, et sans affection particulière pour les personnes; mais il n'eût contribué qu'à modérer.

En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Marcellin, jeune officier, plein de qualités aimables et brillantes, mais qui ne portait pas dans ses opinions politiques cette modération de M. de Fontanes, et de qui M. de Chateaubriand a dit que son indignation avait l'éclat de son courage, fut tué dans un duel, à peine âgé de vingt-huit ans. La tendresse de M. de Fontanes en reçut un coup d'autant plus sensible qu'il dut être plus renfermé.

M. de Chateaubriand, à l'époque où il forma, avec le duc de Richelieu, le premier ministère Villèle, avait voulu rétablir la Grande-Maîtrise de l'Université en faveur de M. de Fontanes. Au moment où il partait pour son ambassade de Berlin, il reçut ce billet, le dernier que lui ait écrit son ami:

«Je vous le répète: je n'ai rien espéré ni rien désiré, ainsi je n'éprouve aucun désappointement.

Mais je n'en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié: ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde.»

Les deux amis s'embrassèrent une dernière fois, et ne se revirent, plus. M. de Fontanes fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au dimanche, d'une attaque de goutte à l'estomac, qu'il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son médecin, et fit demander un prêtre. Le lendemain, il semblait mieux; après quelques courtes alternatives, dans l'intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d'esprit et de conversation que jamais, l'apoplexie le frappa le mercredi soir. Le prêtre vint dans la nuit: le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur: «O mon Jésus! mon Jésus!» Poëte du Jour des Morts et de la Chartreuse, tout son coeur revenait dans ce cri suprême. Il expira le samedi 17 mars, à sept heures sonnantes du matin.

A deux reprises, dans la première nuit du samedi au dimanche, et dans celle du mardi au mercredi, il avait brûlé, étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des chants inachevés de son poëme, s'y trouvèrent-ils compris. Il était bien disciple de celui qui vouait au feu l'Énéide.

On doit regretter que les oeuvres de M. de Fontanes n'aient point pu se recueillir et paraître le lendemain de sa mort: il semble que c'eût été un moment opportun. Ce qu'on a depuis appelé le combat romantique n'était qu'à peine engagé, et sans la pointe de critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais pure, des premières Méditations, se serait doucement détachée et fondue à demi cette teinte poétique particulière qui distingue le talent de M. de Fontanes, et qui en fait quelque chose de nouveau par le sentiment en même temps que d'ancien par le ton. Sa strophe, accommodée à Rollin, aurait déploré tout haut la ruine du Château de Colombe, et noté à sa manière la Bande noire, contre laquelle allait tonner Victor Hugo. Les chants de la Grèce sauvée auraient pris soudainement un intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment public éveillé un écho inattendu.

Aujourd'hui, au contraire, il est tard; plusieurs de ces poésies, qui n'ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de défleurir dans l'ombre: elles arrivent au jour pour la première fois dans une forme déjà passée; elles ont manqué leur heure. Mais, du moins, il en est quelques-unes pour qui l'heure ne compte pas, simples grâces que l'haleine divine a touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle. Celles-ci viennent toujours à temps, et d'autant mieux aujourd'hui que l'ardeur de la querelle littéraire a cessé, et qu'on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu'il en soit, ce recueil s'adresse et se confie particulièrement à ceux qui ont encore de la piété littéraire.

C'est une urne sur un tombeau: qu'y a-t-il d'étonnant que quelques-unes des couronnes de l'autre hier y soient déjà fanées? J'y vois une harmonie de plus, un avertissement aux jeunes orgueils de ce qu'il y a de sitôt périssable dans chaque gloire.

M. de Fontanes représente exactement le type du goût et du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d'étranger, goût racinien, fénelonien, grec par instants, toutefois bien plus latin que grec d'habitude, grec par Horace, latin du temps d'Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire: celui qui n'aurait pas en lui de quoi sentir ce qu'il y a de délicat, d'exquis et d'à peine marqué dans les meilleurs morceaux de Fontanes, le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille qualités fortes et brillantes, mais il n'aurait pas une certaine finesse légère, laquelle jusqu'ici n'a manqué pourtant à aucun de ceux qui ont excellé à leur tour dans la littérature française. Le temps peut-être est venu où de telles distinctions doivent cesser, et nous marchons (des voix éloquentes nous l'assurent) à la grande unité, sinon à la confusion, des divers goûts nationaux, à l'alliance, je le veux croire, de tous les atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semblé intéressant à regarder de très-près. Il était à maintenir dans la série littéraire française comme la dernière des figures pures, calmes et sans un trait d'altération, à la veille de ces invasions redoublées et de ce renouvellement par les conquêtes. Qu'il vive donc à son rang désormais, paisible dans ce demi-jour de l'histoire littéraire qui n'est pas tout à fait un tombeau! Qu'un reflet prolongé du XVIIe siècle, un de ces reflets qu'on aime, au commencement du XVIIIe, à retrouver au front de Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l'abbé Prévost, se ranime en tombant sur lui, poète, et le décore d'une douce blancheur!

Décembre 1838.

J'ai reparlé de Fontanes en mainte page de l'ouvrage intitulé: Chateaubriand et son Groupe littéraire...; il est une partie considérable du sujet.




M. JOUBERT158

Note 158: (retour) Recueil des Pensées de M. Joubert, 1 vol. in-8, Paris, 1838. Imprimerie de Le Normant, rue de Seine, 8.—M. Paul Raynal, neveu de M. Joubert, a depuis publié (1842), en deux volumes et avec un soin tout à fait pieux, les Pensées plus complètes, plus correctes, et un choix de lettres de son oncle. Je laisse subsister mon premier jugement, que chacun désormais peut achever et contrôler.

Bien que les Pensées de l'homme remarquable, dont le nom apparaît dans la critique pour la première fois, ne soient imprimées que pour l'oeil de l'amitié, et non publiées ni mises en vente, elles sont destinées, ce me semble, à voir tellement s'élargir le cercle des amis, que le public finira par y entrer. Parlons donc de ce volume que solennise d'abord au frontispice le nom de M. de Chateaubriand éditeur, parlons-en comme s'il était déjà public: trop heureux si nous hâtions ce moment et si nous provoquions une seconde édition accessible à la juste curiosité de tous lecteurs!

Et qu'est-ce donc que M. Joubert? Quel est cet inconnu tout d'un coup ressuscité et dévoilé par l'amitié, quatorze ans après sa mort? Qu'a-t-il fait? Quel a été son rôle? A-t-il eu un rôle?—La réponse à ces diverses questions tient peut-être à des considérations littéraires plus générales qu'on ne croit.

M. Joubert a été l'ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Chateaubriand. Il avait de l'un et de l'autre; nous le trouvons un lien de plus entre eux: il achève le groupe. L'attention se reporte aujourd'hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poëtes, n'existent guère sans qu'il y ait autour d'eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu'ils aiment, qu'ils servent, et qui sont rois par l'art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue; au sein de cette gloire voisine, unique et qu'on dirait isolée, ils s'éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l'ami qu'elle absorbe. C'est ce rayon du génie et de l'amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.

M. Joubert de son vivant n'a jamais écrit d'ouvrage, ou du moins rien achevé: «Pas encore, disait-il quand on le pressait de produire, pas encore, il me faut une longue paix.» La paix était venue, ce semble, et alors il disait: «Le Ciel n'avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé.» Ainsi, pour lui, pas de milieu: il n'était pas temps encore, ou il n'était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots: «Le Ciel n'a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m'a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n'ai de force que pour m'élever, et pour vertu qu'une certaine incorruptibilité.» Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire: «Je ne puis faire bien qu'avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force; la faiblesse est dans l'instrument.» Mais s'il n'écrivait pas de livres, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugements, de ses impressions: ce n'était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru; c'était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, un Platon à coeur de La Fontaine, a dit M. de Chateaubriand.

«Inspirez, mais n'écrivez pas,» dit Le Brun aux femmes.—«C'est, ajoute M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là); mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses.» Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il n'y a plus de public aujourd'hui, il n'y a plus d'orchestre; les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés; ils écrivent. Il n'y a plus de Muses, il n'y a plus de juges, tout le monde est dans l'arène. Aujourd'hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t'applaudis, je te loue ou je te raille: à charge de revanche! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.—Tant mieux, dira-t-on, on est jugé par ses pairs.—En littérature, je ne suis pas tout à fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de goût. L'alliance offensive et défensive de tous les gens de lettres, la société en commandite de tous les talents, idéal que certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine critique.

Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l'ancien bon goût (en attendant le nouveau), c'est que tout le monde écrit et a la prétention d'écrire autant et mieux que personne. Au lieu d'avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s'intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on? des esprits tout envahis d'eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d'amour-propre, et, pour le dire d'un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J'y ai souvent pensé, et j'aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd'hui: «Qu'eût-il fait sous Louis XIV? qu'eût-il fait au XVIIIe siècle?» J'ose avouer que, pour un grand nombre, le résultat de mon plus sérieux examen, c'est que ces hommes-là, en d'autres temps, n'auraient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont pas détestables, ma foi! aurait été commis à la gabelle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans le Mercure galant ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes. Un honnête homme, né pour l'Almanach du Commerce, qui aura griffonné jusque-là à grand'peine quelques pages de statistique, s'emparera d'emblée du premier poème épique qui aura paru, et, s'il est en verve, déclarera gravement que l'auteur vient de renouveler la face et d'inventer la forme de la poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à force de se creuser le cerveau, passent du tempérament athlétique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait faits hier encore sous l'Empire. En un mot, ce ne sont en littérature aujourd'hui que vocations factices, inquiètes et surexcitées, qui usurpent et font loi. L'élite des connaisseurs n'existe plus, en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isolé et ne sait où trouver l'oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencontrer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu'en résulterait-il pour tous? car, par le bruit, qui se fait, entendrait-on leur demi-mot; et, s'ils élevaient la voix, les voudrait-on reconnaître? Voilà quelques-unes de nos plaies. Au temps de M. Joubert, il n'en était pas encore ainsi. Déjà sans doute les choses se gâtaient: «Des esprits rudes, remarque-t-il, pourvus de robustes organes, sont entrés tout à coup dans la littérature, et ce sont eux qui en pèsent les fleurs.» La controverse, il le remarque aussi, devenait hideuse dans les journaux; mais l'aménité n'avait pas fui de partout, et il y avait toujours les belles-lettres. Lui qui avait besoin, pour déployer ses ailes, qu'il fit beau dans la société autour de lui, il trouvait à sa portée d'heureux espaces; et j'aime à le considérer comme le type le plus élevé de ces connaisseurs encore répandus alors dans un monde qu'ils charmaient, comme le plus original de ces gens de goût finissants, et parmi ces conseillers et ces juges comme le plus inspirateur.

La classe libre d'intelligences actives et vacantes qui se sont succédé dans la société française à côté de la littérature qu'elles soutenaient, qu'elles encadraient, et que, jusqu'à un certain point, elles formaient; cette dynastie flottante d'esprits délicats et vifs aujourd'hui perdus, qui à leur manière ont régné, mais dont le propre est de ne pas laisser de nom, se résume très-bien pour nous dans un homme et peut s'appeler M. Joubert.

Ainsi, de même que M. de Fontanes a été véritablement le dernier des poëtes classiques, M. Joubert aurait été le dernier de ces membres associés, mais non moins essentiels, de l'ancienne littérature, de ces écoutants écoutés, qui, au premier rang du cercle, y donnaient souvent le ton. Ces deux rôles, en effet, se tenaient naturellement, et devaient finir ensemble.

Mais, pour ne pas trop prêter notre idée générale, et, comme on dit aujourd'hui, notre formule, à celui qui a été surtout plein de liberté et de vie, prenons l'homme d'un peu plus près et suivons-le dans ses caprices mêmes; car nul ne fut moins régulier, plus hardi d'élan et plus excentrique de rayons, que cet excellent homme de goût.

La vie de M. Joubert compte moins par les faits que par les idées. Joseph Joubert était né le 6 mai 1754, à Montignac en Périgord. Ses amis le croyaient souvent et le disaient né à Brive, cette patrie du cardinal Dubois: Montignac ou Brive, il aurait dû naître plutôt à Scillonte ou dans quelque bourg voisin de Sunium. Il fit ses études, et très-rapidement, dans sa ville natale. Après avoir, de là, redoublé et professé même quelque temps aux Doctrinaires de Toulouse, il vint jeune et libre à Paris, y connut presque d'abord Fontanes dès les années 1779, 1780; une pièce de vers qu'il avait lue, un article de journal qu'il avait écrit, amenèrent entre eux la première rencontre qui fut aussitôt l'intimité: il avait alors vingt-cinq ans, à peu près trois ans de plus que son ami. Sa jeunesse dut être celle d'alors: «Mon âme habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues,» nous dit-il plus tard; et encore: «Le temps que je perdais autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd'hui dans les souffrances.» Les idées philosophiques l'entraînèrent très-loin: à l'âge du retour, il disait: «Mes découvertes (et chacun a les siennes) m'ont ramené aux préjugés.» Ce qu'on appelle aujourd'hui le panthéisme était très-familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert; il l'embrassait dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante beauté: sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l'Allemagne, son imagination antique le concevait naturellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la Grèce: «Je n'aime la philosophie et surtout la métaphysique, ni quadrupède, ni bipède: je la veux ailée et chantante.»

En littérature, les enthousiasmes, les passions, les jugements de M. Joubert le marquaient entre les esprits de son siècle et en vont faire un critique à part. Nous en avons une première preuve tout à fait précise par une correspondance de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche à ramener son ami à des admirations plus modérées sur les modèles d'outre-Manche: on s'occupait alors en effet de Richardson et même de Shakspeare à Londres beaucoup moins qu'à Paris: «Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de l'imagination est celle où vous êtes né. Pour Dieu, ne calomniez point la France à qui vous pouvez faire tant d'honneur.» Et il l'engage à choisir dorénavant dans Shakspeare, mais à, relire toute Athalie. M. Joubert, à cette époque, suivait avec ardeur ce mouvement aventureux d'innovation que prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses brochures. Il était de cette jeunesse délirante contre qui La Harpe fulminait. Il avait chargé Fontanes de prendre je ne sais quelle information sur le nombre d'éditions et de traductions, à Londres, du Paysan perverti, et son ami lui répondait: «Assurez hardiment que le conte des quarante éditions du Paysan perverti est du même genre que celui des armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent portes... Les deux romans français dont on me parle sans cesse, c'est Gil Blas et Marianne, et surtout du premier.» M. Joubert avait peine à accepter cela. Il se débarrassa vite pourtant de ce qui n'était pas digne de lui dans ce premier enthousiasme de la jeunesse; cette boue des Mercier et des Rétif ne lui passa jamais le talon: il réalisa de bonne heure cette haute pensée: «Dans le tempéré, et dans tout ce qui est inférieur, on dépend malgré soi des temps où l'on vit, et, malgré qu'on en ait, on parle comme tous ses contemporains. Mais dans le beau et le sublime, et dans tout ce qui y participe en quelque sorte que ce soit, on sort des temps, on ne dépend d'aucun, et, dans quelque siècle qu'on vive, on peut être parfait, seulement avec plus de peine en certains temps que dans d'autres.» Il devint un admirable juge du style et du goût français, mais avec des hauteurs du côté de l'antique qui dominaient et déroutaient un peu les perspectives les plus rapprochées de son siècle.

Bien avant De Maistre et ses exagérations sublimes, il disait de Voltaire:

«Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits hideux.»

«Voltaire avait l'âme d'un singe et l'esprit d'un ange.»

«Voltaire est l'esprit le plus débauché, et ce qu'il y a de pire, c'est qu'on se débauche avec lui.»

«Il y a toujours dans Voltaire, au bout d'une habile main, un laid visage.»

«Voltaire connut la clarté, et se joua dans la lumière, mais pour l'éparpiller et en briser tous les rayons comme un méchant.»

Je ne me lasserais pas de citer; et pour le style, pour la poésie de Voltaire, il n'est pas plus dupe que pour le caractère de sa philosophie:

«Voltaire entre souvent dans la poésie, mais il en sort aussitôt; cet esprit impatient et remuant ne peut pas s'y fixer, ni même s'y arrêter un peu de temps.»

«Il y a une sorte de netteté et de franchise de style qui tient à l'humeur et au tempérament; comme la franchise au caractère.

«On peut l'aimer, mais on ne doit pas l'exiger.

«Voltaire l'avait, les anciens ne l'avaient pas.»

Le style de son temps, du XVIIIe siècle, ne lui paraît pas l'unique dans la vraie beauté française:

«Aujourd'hui le style a plus de fermeté, mais il a moins de grâce; on s'exprime plus nettement et moins agréablement; on articule trop distinctement, pour ainsi dire.»

Il se souvient du XVIe, du XVIIe siècle et de la Grèce; il ajoute avec un sentiment attique des idiotismes:

«Il y a, dans la langue française, de petits mots dont presque personne ne sait rien faire.»

Ce Gil Blas, que Fontanes lui citait, n'était son fait qu'à demi:

«On peut dire des romans de Le Sage, qu'ils ont l'air d'avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la comédie.»

Il disait de La Harpe: «La facilité et l'abondance avec lesquelles La Harpe parle le langage de la critique lui donnent l'air habile, mais il l'est peu.»

Il disait d'Anacharsis: «Anacharsis donne l'idée d'un beau livre et ne l'est pas.»

Maintenant on voit, ce me semble, apparaître, se dresser dans sa hauteur et son peu d'alignement cette rare et originale nature. Il portait dans la critique non écrite, mais parlée, à cette fin du XVIIIe siècle, quelque chose de l'école première d'Athènes; l'abbé Arnaud ne lui suffisait pas et lui semblait malgré tout son esprit et son savoir en contre-sens perpétuel avec les anciens. Que n'a-t-il rencontré André Chénier, ce jeune Grec contemporain? Comme ils se seraient vite entendus dans un même culte, dans le sentiment de la forme chérie! Mais M. Joubert était bien autrement platonicien de tendance et idéaliste:

«C'est surtout dans la spiritualité des idées que consiste la poésie.»

«La lyre est en quelque manière un instrument ailé.»

«La poésie à laquelle Socrate disait que les Dieux l'avaient averti de s'appliquer, doit être cultivée dans la captivité, dans les infirmités, dans la vieillesse.

«C'est celle-là qui est les délices des mourants.»

«Dieu, ne pouvant pas départir la vérité aux Grecs, leur donna la poésie.»

«Qu'est-ce donc que la poésie? Je n'en sais rien en ce moment; mais je soutiens qu'il se trouve dans tous les mots employés par le vrai poëte, pour les yeux un certain phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l'attention une ambroisie qui n'est point dans les autres mots.»

«Les beaux vers sont ceux qui s'exhalent comme des sons ou des parfums.»

«Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral; ils ont de la ductilité et de l'éclat.

«D'autres au règne végétal; ils ont de la sève. «D'autres enfin appartiennent au règne animal ou animé, et ils ont de la vie.

«Les plus beaux sont ceux qui ont de l'âme; ils appartiennent aux trois règnes, mais à la Muse encore plus.»

C'est le sentiment de cette Muse qui lui inspirait ces jugements d'une concision ornée, laquelle fait, selon lui, la beauté unique du style:

«Racine:—son élégance est parfaite; mais elle n'est pas suprême comme celle de Virgile.»

«Notre véritable Homère, l'Homère des Français, qui le croirait? c'est La Fontaine.»

«Le talent de J.-B. Rousseau remplit l'intervalle qui se trouve entre La Motte et le vrai poëte.» Quelle place immense, et d'autant plus petite! ironie charmante!

Et la poésie, la beauté sous toutes les formes, il la sentait:

«Naturellement, l'âme se chante à elle-même tout ce qui est beau ou tout ce qui semble tel.

«Elle ne se le chante pas toujours avec des vers ou des paroles mesurées, mais avec des expressions et des images où il y a un certain sens, un certain sentiment, une certaine forme et une certaine couleur qui ont une certaine harmonie l'une avec l'autre et chacune en soi.»

Par l'attitude de sa pensée, il me fait l'effet d'une colonne antique, solitaire, jetée dans le moderne, et qui n'a jamais eu son temple.

Vieux et blanchissant, il se comparait avec grâce à un peuplier: «Je ressemble à un peuplier; cet arbre a toujours l'air d'être jeune, même quand il est vieux.» Albaque populus.

M. Joubert, jeune encore en 89, vit arriver la Révolution française avec des espérances vastes comme son amour des hommes. Il persista longtemps à ne l'envisager que par son côté profitable à l'avenir, et, à travers tout, régénérateur. Lié avec le conventionnel Lakanal, il eut moyen d'être de bon conseil pour les choses de l'instruction publique le lendemain des jours de terreur et de ruine. Ses idées en philosophie sociale ne se modifièrent que par un contre-coup assez éloigné de ce moment: au sortir du 9 thermidor, il paraît avoir cru encore aux ressources du gouvernement par (ou avec) le grand nombre: il écrivait à Fontanes, qui, caché durant quelques mois, reparaissait au grand jour: «Je vous vois où vous êtes avec grand plaisir. Le temps permet aux gens de bien de vivre partout où ils veulent. La terre et le ciel sont changés. Heureux ceux qui, toujours les mêmes, sont sortis purs de tant de crimes et sains de tant d'affreux périls! Vive à jamais la liberté!» Noble soupir de délivrance qui s'exhale d'une poitrine généreuse longtemps oppressée! Le chapitre si remarquable de ses Pensées, intitulé Politique, nous le montre revenu à l'autre pôle, c'est-à-dire à l'école monarchique, à l'école de ceux qu'il appelle les sages: «Liberté! liberté! s'écriait-il alors comme pour réprimander son premier cri; en toutes choses point de liberté; mais en toutes choses justice, et ce sera assez de liberté.» Il disait: «Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d'en faire voir les racines. Il en est de même des institutions; celles qu'on veut conserver, il ne faut pas trop en désenterrer l'origine. Tout commencement est petit» Je dirai encore cette magnifique pensée qui, dans son anachronisme, ressemble à quelque post-scriptum retrouvé d'un traité de Platon ou à quelque sentence dorée de Pythagore: «La multitude aime la multitude ou la pluralité dans le gouvernement. Les sages y aiment l'unité.

«Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection, il faut que l'unité ait pour limites celles de sa juste étendue, que ses limites viennent d'elle; ils la veulent éminente pleine, semblable à un disque et non pas semblable à un point.»

En songeant à ses erreurs, à ce qu'il croyait tel, il ne s'irritait pas; sa bienveillance pour l'humanité n'avait pas souffert: «Philanthropie et repentir, c'est ma devise.»

Trompé par une ressemblance de nom, nous avons d'abord cru et dit que, comme administrateur du département de la Seine, il contribua à la formation des Écoles centrales; nous avions sous les yeux un discours qu'un M. Joubert prononça à une rentrée solennelle de ces écoles en l'an V: ce n'était pas le nôtre. La seule fonction publique de M. Joubert durant la Révolution consista à être juge de paix à Monugnac où ses compatriotes l'avaient rappelé; il y resta deux ans, de 90 à 92; puis il revint à Paris et se maria. Nous le suivons d'assez près dans les années suivantes par de charmantes lettres à Fontanes, son plus vieil ami, qu'il retrouvait, après la séparation de la Terreur, avec la vivacité d'une reconnaissance:

«Je mêlerai volontiers mes pensées avec les vôtres, lorsque nous pourrons converser; mais, pour vous rien écrire qui ait le sens commun, c'est à quoi vous ne devez aucunement vous attendre. J'aime le papier blanc plus que jamais, et je ne veux plus me donner la peine d'exprimer avec soin que des choses dignes d'être écrites sur de la soie ou sur l'airain. Je suis ménager de mon encre; mais je parle tant que l'on veut. Je me suis prescrit cependant deux ou trois petites rêveries dont la continuité m'épuise. Vous verrez que quelque beau jour j'expirerai au milieu d'une belle phrase et plein d'une belle pensée. Cela est d'autant plus probable, que depuis quelque temps je ne travaille à exprimer que des choses inexprimables.»

Comme ceci est tout à fait inédit et pourra s'ajouter heureusement à une réimpression des Pensées, je ne crains pas de transcrire: c'est un régal que de telles pages. M. Joubert continue de s'analyser lui-même avec une sorte de délices qui sent son voisin bordelais du XVIe siècle, le discoureur des Essais:

«Je m'occupais ces jours derniers à imaginer nettement comment était fait mon cerveau. Voici comment je le conçois: il est sûrement composé de la substance la plus pure et a de hauts enfoncements; mais ils ne sont pas tous égaux. Il n'est point du tout propre à toutes sortes d'idées; il ne l'est point aux longs travaux.

«Si la moelle en est exquise, l'enveloppe n'en est pas forte. La quantité en est petite, et ses ligaments l'ont uni aux plus mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très-difficile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j'atteins ce qui m'échappe. Mon âme chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvements. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu'à la perfection. Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d'ailleurs, elle me repose en m'interdisant une foule d'entreprises; car peu d'ouvrages et de matières sont susceptibles de l'admettre. La perfection m'est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu'on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n'y a que cela qui me siée et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l'étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l'idiome de ce lieu. J'y veux donner à mes pensées plus de pureté que d'éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l'on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m'en servir que pour monter dans mon étoile. C'est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol; et lorsque j'en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour.»

Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d'un peu bizarre si l'on veut, dans tout cela: M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu'il y a quelque affectation chez lui (et il n'en est pas exempt), il n'a que celle qui ne déplaît pas parce qu'elle est sincère, que lui-même définit comme tenant plus aux mots, tandis que la prétention, au contraire, tient à la vanité de l'écrivain: «Par l'une l'auteur semble dire seulement au lecteur: Je veux être clair, ou je veux être exact, et alors il ne déplaît pas; mais quelquefois il semble dire aussi: Je veux briller, et alors on le siffle.»

Marié depuis juin 93, retiré de temps en temps à Villeneuve-sur-Yonne, il y conviait son ami et la famille de son ami; il voudrait avoir à leur offrir, dit-il, une cabane au pied d'un arbre, et il ne trouve de disponible qu'une chaumière au pied d'un mur. Il parle là-dessus avec un frais sentiment du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres détails, qui fait ressembler sa phrase familière à quelque billet de Cicéron:

«Cette chaumière au pied d'un mur est une maison de curé au pied d'un pont. Vous y auriez notre rivière sous les yeux, notre plaine devant vos pas, nos vignobles en perspective, et un bon quart de notre ciel sur votre tête. Cela est assez attrayant.

«Une cour, un petit jardin dont la porte ouvre sur la campagne; des voisins qu'on ne voit jamais, toute une ville à l'autre bord, des bateaux entre les deux rives, et un isolement commode; tout cela est d'assez grand prix, mais aussi vous le payeriez: le site vaut mieux que le lieu.»

Lorsque, revenu de sa proscription de Fructidor, Fontanes fut réinstallé en France, nous retrouvons M. Joubert en correspondance avec lui. Il le console, en sage tendre, de la mort d'un jeune enfant:

«Ces êtres d'un jour ne doivent pas être pleures longuement comme des hommes; mais les larmes qu'ils font couler sont amères. Je le sens, quand je songe surtout que votre malheur peut, à chaque instant, devenir le mien. Je vous remercie d'y avoir songé. Je ne doute pas qu'en cas pareil vous ne fussiez prêt à partager mes sentiments comme je partage les vôtres. Les consolations sont un secours qu'on se prête et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour.»

Il revient de là à sa difficulté d'écrire, à ses ennuis, à sa santé, à se peindre lui-même selon ce faible aimable et qu'on lui pardonne; car, si occupé qu'il soit de lui, il a toujours un coin à loger les autres: c'est l'esprit et le coeur le plus hospitaliers. Il se récite donc en détail à son ami; il se plaint de son esprit qui le maîtrise par accès, qui le surmène: madame Victorine de Chastenay disait, en effet, de lui qu'il avait l'air d'une âme qui a rencontré par hasard un corps, et qui s'en tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette âme, cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers en bête (il nous l'assure), sans penser, couché sur sa litière: «Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout à fait à la béatitude et aux ravissements où vous me supposez plongé. J'en ai quelquefois cependant; et si mes pensées s'inscrivaient toutes seules sur les arbres que je rencontre, à proportion qu'elles se forment et que je passe, vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que Platon lui-même: Platone platonior.»

Une de ces pensées, par exemple, qui s'inscrivaient toutes seules sur les arbres, sur quelque vieux tronc bien chenu, tandis qu'il se promenait par les bois un livre à la main, la voulez-vous savoir? la voici; elle lui échappe à la fin de cette même lettre:

«Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j'ai toujours oubliée: achetez et lisez les livres faits par les vieillards qui ont su y mettre l'originalité de leur caractère et de leur âge. J'en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable. D'abord le vieil Homère, mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle: vous les connaissez amplement en leur qualité de poètes. Mais procurez-vous un peu Vairon, Maculphi Formuloe (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface dont vous pourrez vous contenter); Cornaro, de la Vie sobre. J'en connais, je crois, encore un ou deux, mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts, quoique ridés, des voix sonores et cassées, l'autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leurs cabinets; il faut qu'un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque.»—Que vous en semble? Montaigne dirait-il mieux? Vraie pensée de Socrate touchée à la Rembrandt!

M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes vers le sublime; car, selon lui, «les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, qui n'ont pas pu prendre l'essor, parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans.» Charmante et consolante explication! Quelle délicatesse il met à ennoblir les délicats! Il s'y pique d'honneur. Ainsi la qualité du cavalier est bien la même, ce n'est que le cheval qui a manqué.

L'année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de Chateaubriand arriva d'Angleterre; il y avait d'avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fontanes; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires ont déjà fixé en traits d'immortelle jeunesse cette petite et admirable société d'alors, soit au village de Savigny, soit dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M. Molé, cette brillante et courte union d'un moment à l'entrée du siècle, avant les systèmes produits, les renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare; cette conversation d'élite, les soirs, autour de madame de Beaumont, de madame de Vintimille: «Hélas! se disait-on quelquefois en sortant, ces femmes-là sont les dernières; elles emporteront leur secret.»

M. Joubert n'eut d'autres fonctions, sous l'Empire, que dans l'instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l'Université par l'amitié de M. de Fontanes. Il continua de lire, de rêver, de causer, de marcher, bâton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix lieues qu'écrire dix lignes; de promener et d'ajourner l'oeuvre, étant de ceux qui sèment, et qui ne bâtissent ni ne fondent: «Quand je luis, je me consomme.»—«J'avais besoin de l'âge pour apprendre ce que je voulais savoir, et j'aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que je sais.» Au milieu de ces plaintes, sa jeunesse d'imagination rayonnait toujours sur de longues perspectives:

De la paix et de l'espérance

Il a toujours les yeux sereins,

disait de lui Fontanes en chantant sa bienvenue à Courbevoie. Les idées religieuses prenaient sur cet esprit élevé plus d'empire de jour en jour. Au sein de l'orthodoxie la plus fervente, il portait de singuliers restes de ses anciennes audaces philosophiques. A propos de ce beau chapitre de la Religion, qui est de la volée de Pascal, M. de Chateaubriand a remarqué que jamais pensées n'ont excité de plus grands doutes jusqu'au sein de la foi. Je renvoie au livre; ceux qui en seront avides et dignes sauront bien se le procurer; ils forceront d'ailleurs par leur clameur à ce qu'on le leur donne: il est impossible que de tels élixirs d'âme restent scellés. Il a dit de ce siècle-ci, bien avant tant de déclamations et de redites, et avec le plus sublime accent de l'humilité pénétrée qui a foi en la miséricorde:

«Dieu a égard aux siècles. Il pardonne aux uns leurs grossièretés, aux autres leurs raffinements. Mal connu par ceux-là, méconnu par ceux-ci, il met à notre décharge, dans ses balances équitables, les superstitions et les incrédulités des époques où nous vivons.

«Nous vivons dans un temps malade; il le voit. Notre intelligence est blessée; il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut nous rester de sain.»

Il comprenait la piété, le plus beau et le plus délié de tous les sentiments, comme on a vu qu'il entendait la poésie; il y voyait des harmonies touchantes avec le dernier âge de la vie: «Il n'y a d'heureux par la vieillesse que le vieux prêtre et ceux qui lui ressemblent.» Il s'élevait et cheminait dans ce bonheur en avançant; la vieillesse lui apparaissait comme purifiée du corps et voisine des Dieux. Il entendait plus distinctement cette voix de la Sagesse, qui, comme une voix céleste, n'est d'aucun sexe, cette voix, à lui familière, des Fénelon et des Platon. «La Sagesse, c'est le repos dans la lumière!»

Mais, comme critique littéraire, il en faut tirer encore certains mots qui s'ajouteraient bien au chapitre des Ouvrages de l'Esprit de La Bruyère, et dont quelques-uns vont droit à nos travers d'aujourd'hui:

«Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise.»

«Il est des mots amis de la mémoire; ce sont ceux-là qu'il faut employer. La plupart mettent leurs soins à écrire de telle sorte, qu'on les lise sans obstacle et sans difficulté, et qu'on ne puisse en aucune manière se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix, l'oreille, l'attention même, et ne laissent rien après elles; elles flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a feuilleté.» Ceci s'adresse en arrière à l'école de La Harpe, au Voltaire délayé, et, en général, le péril n'est pas aujourd'hui de tomber dans ce coulant.

Voici qui nous touche de plus près: «Avant d'employer un beau mot, faites-lui une place.» Avec la quantité de beaux mots qu'on empile, sait-on encore le prix de ces places-là?

«L'ordre littéraire et poétique tient à la succession naturelle et libre des mouvements; il faut qu'il y ait entre les parties d'un ouvrage de l'harmonie et des rapports, que tout s'y tienne et que rien ne soit cloué.» Maintenant, dans la plupart des ouvrages, les parties ne se tiennent guère; en revanche (je parle des meilleurs), ce ne sont que clous martelés et rivés, à tête d'or.

A nos poëtes lyriques ou épiques, il semble dire: «On n'aime plus que l'esprit colossal.»

A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maître:

«Nous devons reconnaître pour maîtres des mots ceux qui savent en abuser, et ceux qui savent en user; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en sont les tyrans.»—Oui, tyrans! nos Phalarîs ne font-ils pas mugir les pensées dans les mots façonnés et fondus en taureaux d'airain?

A tel romancier qui réussit une fois sur cent, je dirai avec lui: «Il ne faut pas seulement qu'un ouvrage soit bon, mais qu'il soit fait par un bon auteur.»

A tel critique hérissé et coupe-jarret, à tel autre aisément fatrassier et sans grâce: «Des belles-lettres. Où n'est pas l'agrément et quelque sérénité, là ne sont plus les belles-lettres.

«Quelque aménité doit se trouver même dans la critique; si elle en manque absolument, elle n'est plus littéraire... Où il n'y a aucune délicatesse, il n'y a point de littérature.»

A aucune en particulier, mais à toutes en général, ce qui ne peut, certes, blesser personne, dans ce sexe plus ou moins émancipé: «Il est un besoin d'admirer, ordinaire à certaines femmes dans les siècles lettrés, et qui est une altération du besoin d'aimer.»

Et ces pensées qui semblent dater de ce matin, étaient écrites il y a quinze ans au moins, avant 1824, époque où mourait M. Joubert, âgé d'environ soixante-dix ans159.

Note 159: (retour) Soixante-dix ans moins trois jours; il mourut le 3 mai. M. de Chateaubriand dans les Débats du 8 mai, el M. de Bonald dans la Quotidienne du 24, ont consigné leurs publics regrets.

Je n'aurais pas fini de sitôt, si j'extrayais tout ce qui, chez lui, s'attache au souvenir et vous suit. Combien de vues fines et profondes sur les anciens, sur leur genre de beauté, leur modération décente! «On parle de leur imagination: c'est de leur goût qu'il faut parler; lui seul réglait toutes leurs opérations, appliquant leur discernement à ce qui est beau et convenable.

«Leurs philosophes même n'étaient que de beaux écrivains dont le goût était plus austère.»

Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes particulières des styles, sur Cicéron qu'on croit circonspect et presque timide, et qui, par l'expression, est le plus téméraire peut-être des écrivains, sur son éloquence claire, mais qui sort à gros bouillons et cascades quand il le faut; sur Platon, qui se perd dans le vide, mais tellement qu'on voit le jeu de ses ailes, qu'on en entend le bruit; sur Platon encore et Xénophon, et les autres écrivains de l'école de Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et les évolutions du vol des oiseaux, qui bâtissent véritablement des labyrinthes, mais des labyrinthes en l'air, M. Joubert est inépuisable de vues et perpétuel d'images. Cicéron surtout lui revient souvent, comme Voltaire; il le comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est un homme de par-delà, plus antique de goût: «La facilité est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l'obstacle et le saut.»

«Il y a mille manières d'apprêter et d'assaisonner la parole: Cicéron les aimait toutes.»

«Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d'emprunt: cette lumière est toute grecque. Le Romain l'a donc adoucie et affaiblie.»

Mais je m'aperçois que je me rengage.—Nul livre, en résumé, ne couronnerait mieux que celui de M. Joubert cette série française, ouverte aux Maximes de La Rochefoucauld, continuée par Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, et qui se rejoint, par cent retours, à Montaigne.

Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, d'avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert, pour qu'il demeurât à jamais gravé dans l'esprit: il suffît maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d'avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des thèmes éternels, on ne saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui: «Il n'y a pas, pense-t-il, de musique plus agréable que les variations des airs connus.» Or, ses variations, à lui, mériteraient bien souvent d'être retenues comme définitives. Sa pensée a la forme comme le fond, elle fait-image et apophthegme. Espérons, à tant de titres, qu'elle aura cours désormais, qu'elle entrera en échange habituel chez les meilleurs, et enfin qu'il vérifiera à nos yeux sa propre parole: «Quelques mots dignes de mémoire peuvent suffire pour illustrer un grand esprit160

1er Décembre 1838.

Note 160: (retour) J'ajoutais, en terminant, quelques conseils de détail relatifs à une future réimpression; ils deviennent inutiles à reproduire, le voeu que j'exprimais ayant été surabondamment rempli.—(Voir encore sur M. Joubert un article de moi au tome 1er des Causeries du Lundi, et l'ouvrage intitulé: Chateaubriand et son Groupe littéraire...; il revient presque à chaque page.)



LÉONARD161

Note 161: (retour) Cet article a été donné au Journal des Débats (21 avril 1843), avec destination aux victimes du tremblement de terre de la Guadeloupe: l'humble obole marquée au nom de Léonard revenait de droit à ses infortunés compatriotes.

Dans mon goût bien connu pour les poëtes lointains et plus qu'à demi oubliés, pour les étoiles qui ont pâli, j'avais toujours eu l'idée de revenir en quelques pages sur un auteur aimable dont les tableaux riants ont occupé quelques matinées de notre enfance, et dont les vers faciles et sensibles se sont gravés une fois dans nos mémoires encore tendres. Mais, tout en berçant ce petit projet, je le laissais dormir avec tant d'autres plus graves et qui ont toute chance de ne jamais éclore. Je ne m'attendais pas que parler de Léonard pût redevenir une occasion qu'il fallût saisir au passage, un rapide et triste à-propos.

C'est un âge en tout assez fâcheux pour le poëte entré dans la postérité (s'il n'est pas décidément du petit nombre des seuls grands et des immortels) que de devenir assez ancien déjà pour être hors de mode et paraître suranné d'élégance, et de n'être pas assez vieux toutefois pour qu'on l'aille rechercher à titre de curiosité antique ou de rareté refleurie. La plupart de nos poëtes agréables du XVIIIe siècle se trouvent aujourd'hui dans ce cas; ils ne sont pas encore passés à l'état de poëtes du XVIe. Il y a là, pour les noms qui survivent, un âge intermédiaire, ingrat, qui ne sollicite plus l'intérêt et appelle plutôt une sévérité injuste et extrême, à peu près comme, pour les vivants, cet espace assez maussade qui s'étend entre la première moitié de la vie et la vieillesse. On n'a plus du tout la fleur; on n'est pas encore respecté et consacré. La renommée posthume des poètes a aussi sa cinquantaine.

Léonard y échappera aujourd'hui. Sa destinée incomplète et touchante, revenant se dessiner, comme sur un fond de tableau funèbre, dans le malheur commun des siens, rappellera l'intérêt qu'elle mérita d'inspirer tout d'abord, et nul ici ne s'avisera de reprocher l'indulgence.

Nicolas-Germain Léonard, né à la Guadeloupe en 1744, vint très-jeune en France, y passa la plus grande partie des années de sa vie, mais il retourna plusieurs fois dans sa patrie première. Absent, il y pensa toujours; elle exerça sur lui, à distance et à travers toutes les vicissitudes de fortune, une attraction puissante et pleine de secrètes alternatives. Il mettait le pied sur le vaisseau qui devait l'y ramener encore, lorsqu'il expira.

Léonard avait dix-huit ans lorsque parut en France (1762) la traduction des Idylles de Gessner par Huber, laquelle obtint un prodigieux succès et enflamma beaucoup d'imaginations naissantes. Les journaux, les recueils du temps, les étrennes et almanachs des Muses furent inondés de traductions et imitations en vers, d'après la version en prose. Gessner, le libraire-imprimeur de Zurich, devint une des idoles de la jeunesse poétique, comme cet autre imprimeur Richardson pour sa Clarisse. De tels contrastes flattaient les goûts du XVIIIe siècle, qui était dans la meilleure condition d'ailleurs pour adorer l'idylle à laquelle ses moeurs se rapportaient si peu. On eut alors en littérature comme la monnaie de Greuze. Parmi la foule des noms, aujourd'hui oubliés, qui se firent remarquer par l'élégance et la douceur des imitations, Léonard fut le premier en date et en talent, Berquin le second. L'idylle, telle que la donnait Gessner et que la reproduisait Léonard, était simplement la pastorale dans le sens restreint du genre. Le genre idyllique, en effet, peut se concevoir d'une manière plus étendue, plus conforme, même dans son idéal, à la réalité de la vie et de la nature. M. Fauriel, dans les ingénieuses Réflexions qui précèdent sa traduction de la Parthénéide de Baggesen, établit que ce n'est point la condition des personnages représentés dans la poésie idyllique qui en constitue l'essence, mais que c'est proprement l'accord de leurs actions avec leurs sentiments, la conformité de la situation avec les désirs humains, en un mot la rencontre harmonieuse d'un certain état de calme, d'innocence et de bonheur, que la nature comporte peut-être, bien qu'il soit surtout réservé au rêve. Ainsi, dans les grands poëmes non idylliques, chacun sait d'admirables morceaux qu'on peut, sans impropriété, qualifier d'idylles, et qui sont, même en ce genre, les exemples du ton certes le plus élevé et du plus grand caractère. Qu'on se rappelle dans l'Odyssée l'épisode charmant de Nausicaa au sortir de la plus affreuse détresse d'Ulysse; dans Virgile, la seconde vie des hommes vertueux sous les ombrages de l'Elysée; dans le Tasse, la fuite d'Herminie chez les bergers du Jourdain; dans Camoëns, l'arrivée de Gama à l'île des Néréides; dans Milton, les amours de l'Éden. En tous ces morceaux, l'émotion se redouble du contraste de ce qui précède ou de ce qui va suivre, du bruit lointain des combats ou des naufrages, et du cercle environnant de toutes les calamités humaines un moment suspendues. Si idéal, si divin que soit le tableau, il garde encore du réel de la vie.

Le genre idyllique, du moment qu'il se circonscrit, qu'il s'isole et se définit en lui-même, devient à l'instant quelque chose de bien moins élevé et de moins fécond. Il y a lieu pourtant dans les poëmes d'une certaine étendue qui s'y rapportent, dans Louise, dans Hermann et Dorothée, à des contrastes ménagés qui sauvent la monotonie et éloignent l'idée du factice. Cet écueil est encore évitable dans les pièces plus courtes, dans les simples églogues et idylles proprement dites, qui, d'ailleurs, permettent bien moins de laisser entrevoir le revers de la destinée et de diversifier les couleurs; mais Théocrite bien souvent, et Goldsmith une fois, y ont réussi. Léonard, s'il ne vient que très-loin après eux pour l'originalité du cadre et de la pensée, pour la vigueur et la nouveauté du pinceau, a su du moins conserver du charme par le naturel.

Né sous le ciel des tropiques, au sein d'une nature à part, dont il ne cessa de se ressouvenir avec amour, il ne semble jamais avoir songé à ce que le hasard heureux de cette condition pouvait lui procurer de traits singuliers et nouveaux dans la peinture de ses paysages, dans la décoration de ses scènes champêtres. Parny lui-môme et Bertin, en leurs élégies, n'ont guère songé à retremper aux horizons de l'Ile-de-France les descriptions trop affadies de Paphos et de Cythère. En son poëme des Saisons, au chant de l'Été, Léonard disait:

Quels beaux jours j'ai goûtés sur vos rives lointaines,

Lieux chéris que mon coeur ne saurait oublier!

Antille merveilleuse, où le baume des plaines

Va jusqu'au sein des mers saisir le nautonier!

Ramène-moi, Pomone, à ces douces contrées....

Toujours Pomone. Et plus loin, en des vers d'ailleurs bien élégants, le poëte ajoute:

Mais ces riches climats fleurissent en silence;

Jamais un chantre ailé n'y porte sa cadence:

Ils n'ont point Philomèle et ses accents si doux,

Qui des plaisirs du soir rendent le jour jaloux.

Autour de ces rochers où les vents sont en guerre,

Le terrible Typhon a posé son tonnerre....

Passe pour Philomèle. On peut la rappeler pour dire avec regret que ces printemps éternels ne l'ont pas. Mais s'il s'agit de ces ouragans que rien n'égale, pourquoi ne pas laisser le vieux Typhon sous son Etna? C'est la gloire propre de Bernardin de Saint-Pierre d'avoir, le premier, reproduit et comme découvert ce nouveau monde éclatant, d'en avoir nommé par leur vrai nom les magnificences, les félicités, les tempêtes, dans sa grande et virginale idylle.

Léonard, d'ailleurs, en même temps qu'il épanchait au sein d'un genre riant son âme honnête et sensible, étudiait beaucoup et recherchait tout ce qui pouvait composer et assortir le bouquet pastoral qu'il voulait faire agréer au public. Il ne se tient pas du tout à Gessner; les anciens, Tibulle, Properce, lui fournissent des motifs à demi élégiaques qu'il s'approprie et paraphrase avec une grâce affaiblie; il en demande d'autres à Sapho, à Bion et à Moschus; il en emprunte surtout aux Anglais, si riches alors en ce genre de tableaux. L'imitation qu'il a donnée du Village détruit, de Goldsmith, a de l'agrément, de l'aisance; et offre môme une sorte de relief, si on évite de la comparer de trop près avec l'original. En un mot, dans cette carrière ouverte au commencement du siècle par Racine fils et par Voltaire, et suivie si activement en des sens divers par Le Tourneur et Ducis, par Suard et l'abbé Arnaud, Léonard à son tour fait un pas; il est de ceux qui tendent à introduire une veine des littératures étrangères modernes dans la nôtre. Il représente assez bien chez nous un diminutif de Thompson, de Collins, ou mieux un Penrose, quelqu'un de ces doux poëtes vicaires de campagne. Mais puisque ce n'est pas, comme chez André Chénier, l'art des combinaisons (junctura pollens), le procédé savant, la fermeté des tons et des couleurs qu'on espère trouver en lui, on doit préférer celles de ses pièces où, à travers les réminiscences de ses modèles, il nous a donné quelques marques directes et attendrissantes, quelques témoignages intimes de lui-même: l'Ermitage, le Bonheur, les Regrets, les Deux Ruisseaux.

Un grand événement de coeur remplit sa jeunesse et semble avoir décidé de toute sa destinée. Il aima, il fut aimé; mais, au moment de posséder l'objet promis, une mère cruelle et intéressée préféra un survenant plus riche. La jeune fille mourut de douleur, non sans avoir senti fuir auparavant sa raison égarée; et lui, il passa de longues années à gémir amèrement en lui-même, à moduler avec douceur ses regrets. On peut lire cette histoire sous un voile très-légèrement transparent dans le roman qu'il a intitulé la Nouvelle Clémentine. De plus, ses vers à chaque instant la rappellent et en empruntent une teinte mélancolique, une note plaintive et bien vraie. Il chante Arpajon et les bords de l'Orge, témoins des serments, et les bosquets de Romainville où les lilas lui disaient d'espérer. Félicité passée pour ne plus revenir! c'est le refrain de romance qu'il emprunte au vieux Bertaut et qu'il approprie à sa peine. Il ne vit plus désormais, il attend l'heure du soir, la fin de la journée, le moment de la réunion future avec ce qu'il a perdu.

Un seul être me manque et tout est dépeuplé,

il dit à peu près cela, comme l'a dit le chantre d'Elvire, mais il ne cesse de le répéter, de le croire. Les grands poëtes ont en eux de puissantes et aussi de cruelles ressources de consolation; leur âme, comme une terre fertile, se renouvelle presque à plaisir, et elle retrouve plusieurs printemps. Celui qui fit Werther domine sa propre émotion et semble, du haut de son génie, regarder sa sensibilité un moment brisée, comme le rocher qui surplombe regarde à ses pieds l'écume de la cascade insensée. Le poëte plus faible est souvent aussi, le dirai-je? plus sincère, plus vrai. Il prend au sérieux la poésie, l'élégie; il la pratique, il en vit, il en meurt: c'est là une bien grande faiblesse, j'en conviens, mais c'est humain et touchant.

Une des plus jolies idylles de Léonard est celle des Deux Ruisseaux, bien connue sans doute, mais qui mérite d'être citée encore, éclairée comme elle l'est ici par la connaissance que nous avons de son secret douloureux:

Daphnis privé de son amante

Conta cette fable touchante

A ceux qui blâmaient ses douleurs:

Deux Ruisseaux confondaient leur onde,

Et sur un pré semé de fleurs

Coulaient dans une paix profonde.

Dès leur source, aux mêmes déserts

La même pente les rassemble,

Et leurs voeux sont d'aller ensemble

S'abîmer dans le sein des mers.

Faut-il que le destin barbare

S'oppose aux plus tendres amours?

Ces Ruisseaux trouvent dans leur cours

Un roc affreux qui les sépare.

L'un d'eux, dans son triste abandon,

Se déchaînait contre sa rive,

Et tous les échos du vallon

Répondaient à sa voix plaintive.

Un passant lui dit brusquement:

Pourquoi sur cette molle arène

Ne pas murmurer doucement?

Ton bruit m'importune et me gêne.

—N'entends-tu pas, dit le Ruisseau,

A l'autre bord de ce coteau,

Gémir la moitié de moi-même?

Poursuis ta route, ô voyageur!

Et demande aux Dieux que ton coeur

Ne perde jamais ce qu'il aime.

La protection du marquis de Chauvelin, homme de beaucoup d'esprit et poëte agréable lui-même, valut à Léonard un emploi diplomatique qui le retint pendant dix années environ (1773-1783), tantôt comme secrétaire de légation, tantôt même comme chargé d'affaires auprès du Prince-Évêque de Liége. Le pays était beau, les fonctions médiocrement assujettissantes; il paraît les avoir remplies avec, plus de conscience et d'assiduité que de goût. Je dois aux communications parfaitement obligeantes de M. Mignet, des renseignements plus précis sur cette époque un peu disparate de la vie de Léonard. Il eut l'honneur d'être trois fois chargé d'affaires durant l'absence de son ministre, M. Sabatier de Cabre; la première depuis le 18 novembre 1775 jusqu'au 21 juin 1777; la seconde depuis le 16 mars jusqu'au 9 août 1778; la troisième depuis le 9 janvier jusqu'au 8 décembre 1782. C'est à ce moment que, le marquis de Sainte-Croix ayant succédé comme ministre plénipotentiaire à M. Sabatier, Léonard se retira et rentra en France. Grétry, dans le même temps, arrivait à Liége, et y recevait des ovations patriotiques que la correspondance de M. de Sainte-Croix mentionne et que Léonard eût été heureux d'enregistrer.

Les dépêches de celui-ci, adressées à M. de Vergennes et conservées au dépôt des Affaires étrangères, sont au nombre de soixante; plus de dépêches en tout que d'idylles. On s'aperçoit aisément, en y jetant les yeux, que le poëte diplomate redouble d'efforts, et que, novice en cela peut-être, il s'applique à justifier par son zèle la distinction dont il est honoré. Les affaires de la France avec le Prince et les États de Liège étaient nécessairement très-petites; affaires surtout de libellistes à poursuivre et de déserteurs à réclamer. Pourtant, par Liège, on avait les communications libres tant avec la Basse-Allemagne, dont cet État faisait partie, qu'avec la Hollande, dont les Pays-Bas autrichiens nous tenaient séparés. L'intérêt des Pays-Bas était de mettre un mur entre la France et Liège pour fermer cette voie d'écoulement à notre commerce. La France, au contraire, cherchait à faciliter le passage. Aussi presque toutes les dépêches de Léonard roulent sur l'exécution de certaines routes et chaussées, de certains canaux qui avaient été stipulés par un traité récent. Il faut voir comme le tendre auteur des Deux Ruisseaux s'y évertue. Le Prince-Évêque a l'air d'être bien disposé pour la France; mais il ne fait pas de ses États ce qu'il veut. Ceux-ci tâchent de tirer de Versailles un secours d'argent pour les routes demandées. Le chancelier ou chef du ministère du prince est au fond moins favorable que son maître. Il s'agit de pénétrer ses vues, de s'assurer que le secours, si on le donne, sera bien affecté à l'emploi promis. Il y a là un autre M. de Léonard qui n'est pas le nôtre, mais une espèce d'ingénieur du Prince, et qu'il s'agit de capter en tout honneur: une boîte d'or avec portrait de Sa Majesté paraît produire un effet merveilleux.

A travers cela, et dans les intervalles après tout assez monotones, l'occupation favorite de Léonard était la composition d'un roman sentimental intitulé Lettres de deux Amants de Lyon (Thérèse et Faldoni), qu'il ne publia qu'à son retour, en France et qui eut dans le temps un succès de larmes. Sous une forme détournée, il y caressait encore le souvenir de ses propres douleurs. L'épigraphe qu'il emprunte à Valère-Maxime déclare tout d'abord sa pensée: «Du moment qu'on s'aime de l'amour à la fois le plus passionné et le plus pur, mieux vaut mille fois se voir unis dans la mort que séparés dans la vie.»

Je crois pouvoir rapporter aussi à ce séjour de Liège la jolie pièce intitulée le Nouveau Philémon, où figurent

Deux ermites voisins des campagnes belgiques.

C'est une variante et un peu une parodie de la métamorphose du Philémon et Baucis de La Fontaine. On dirait qu'un grain de gaieté flamande s'y fait sentir. Une versification familière et charmante, tout à fait digne de Gresset, amène, en se jouant, de spirituels détails dans un ton de malice adoucie. On y voit quelle devait être la nuance d'esprit de l'aimable auteur, quand il s'égayait.

Quelques idylles et poésies champêtres, composées en ces mêmes années, s'ajoutèrent à une nouvelle et assez jolie édition que donna Léonard (La Haye, 1782). Cette publication littéraire amena un petit incident diplomatique, un cas d'étiquette que je ne veux pas omettre; et, puisque je suis aux sources officielles, voici in extenso la grave dépêche du ministre plénipotentiaire, Sabatier de Cabre, au comte de Vergennes (2 janvier 1782):

«M. Léonard avait présenté la nouvelle édition de ses Pastorales au Prince-Évêque, qui fait autant de cas de sa personne que de ses ouvrages. Son Altesse me prévint hier qu'elle lui destinait une très-belle tabatière d'or émaillé, et me dit qu'elle allait le faire appeler pour la lui offrir devant moi. Je représentai au prince que M. Léonard ne pouvait la recevoir sans votre aveu. Il me parut peiné du délai qu'entraînerait cette délicatesse qu'il juge outrée, puisque c'est seulement à titre de poëte distingué qu'il s'acquitte envers lui du plaisir qu'il a dû à la lecture de ses Idylles.

«Comme il insistait vivement, j'imaginai de lui proposer de garder moi-même en dépôt la tabatière, jusqu'à ce que M. Léonard et moi eussions eu l'honneur de vous écrire et de vous demander si vous trouvez bon qu'il l'accepte. Cet expédient a satisfait Son Altesse, à qui M. Léonard a exprimé toute sa reconnaissance. J'ai ajouté qu'elle devait être bien persuadée du regret que j'avais de retarder le bonheur que goûterait M. Léonard, en se parant des témoignages flatteurs de ses bontés et de son estime.»

M. de Vergennes répondit qu'il ne voyait aucun inconvénient au cadeau, et la tabatière fut remise. Une tabatière pour des idylles! Le XVIIIe siècle ne concevait rien de plus galant que ce prix-là:

........Pocula ponam

Fagina, caelatum divini opus Alcimedontis162.

Note 162: (retour) La tabatière était alors le meuble indispensable, l'ornement de contenance, la source de l'esprit, fons leporum. Quand on réconcilia l'abbé Delille et Rivarol à Hambourg dans l'émigration, ils n'imaginèrent rien de mieux que d'échanger leurs tabatières. Le Prince-Évêque de Liège aurait bien pu dire à Berquin et à Léonard: «Et vitula tu dignus et hic... Vous êtes dignes tous les deux de la tabatière. »Léonard, sur la fin de son séjour à Liège, dut connaître le jeune baron de Villenfagne qui aimait la littérature, qui se fit éditeur des oeuvres choisies du baron de Walef (1779), et qui a depuis publié deux volumes de Mélanges (1788 et 1810) sur l'histoire et la littérature tant liégeoises que françaises. J'y ai cherché vainement le nom de Léonard; mais on y lit ce jugement sur le Prince-Evêque, alors régnant: «La Société d'émulation a pris naissance sous Welbruck; on le détermina à s'en déclarer le protecteur, mais il fit peu de chose pour consolider cet établissement. Welbruck était un prince aimable et léger, qui ne cherchait qu'à, s'amuser, et qui n'a paru favoriser un instant les belles-lettres et les arts que pour imiter ce qu'il voyait faire à presque tous les souverains de l'Europe.» (Mélanges, 1810, page 62.) Nous voilà édifiés, mieux que nous ne pouvions l'espérer, sur le Léon X de l'endroit. La Biographie universelle (article Welbruck) lui est plus favorable. (Voir dans le Bulletin du Bibliophile belge, tome IV, page 241, une Notice sur Léonard par M. Ferd. Hénaux, 1847.)

Cependant la chaîne dorée, si légère qu'elle parût, allait peu à l'âme habituellement sensible et rêveuse, et, pour tout dire, à l'âme malade de Léonard; plus d'une fois il y fait allusion en ses vers, et toujours pour témoigner la gêne secrète et pour accuser l'empreinte. Il regrettait cette chère liberté, comme il disait,

Aux dieux de la faveur si follement vendue.

Son voeu de poëte et de créole se reportait par delà les mers, vers ce berceau natal des Antilles, qui lui semblait recéler pour son existence fatiguée le dernier abri du bonheur. Lui-même, en des vers philosophiques, nous a confessé avec grâce le faible de son inconstance:

Mais le temps même à qui tout cède

Dans les plus doux abris n'a pu fixer mes pas!

Aussi léger que lui, l'homme est toujours, hélas!

Mécontent de ce qu'il possède

Et jaloux de ce qu'il n'a pas.

Dans cette triste inquiétude

On passe ainsi la vie à chercher le bonheur:

A quoi sert de changer de lieux et d'habitude,

Quand on ne peut changer son coeur?

Revenu de Liège à Paris au commencement de 1783, il partit l'année suivante pour les colonies, où il passa trois années, après lesquelles on le retrouve à Paris en 1787, prêt à repartir de nouveau pour la Guadeloupe, mais cette fois avec le titre de lieutenant général de l'Amirauté et de vice-sénéchal de l'île. Ainsi la sirène des tropiques l'appelait et le repoussait tour à tour. Dès qu'il s'en éloignait, elle reprenait à ses veux tout son charme: telle l'Ile-de-France pour Bernardin de Saint-Pierre, qui de près l'aima peu, et qui ne nous l'a peinte si belle que de souvenir. Mais pour Léonard, c'était plus. Il semblait en vérité que la patrie fût pour lui la Guadeloupe quand il était en France, et la France quand il était à la Guadeloupe. Celle des deux patries qu'il retrouvait devenait vite son exil; le mal du pays en lui ne cessait pas. Romoe Titur amem ventosus, Tibure Romam. En ses meilleurs jours, il est pareil encore à ce pasteur de Sicile, dont il emprunte la chanson à Moschus, et auquel il se compare: si la mer est calme, le voilà qui convoite le départ et le voyage aux îles Fortunées; mais, dès que le vent s'élève, il se reprend au rivage, à aimer les bruits du pin sonore et l'ombre sûre du vallon.

Chacun, plus ou moins, est ainsi; chacun a son rêve, sa patrie d'au delà, son île du bonheur. Plus heureux peut-être quand on n'y aborde jamais! on y croit toujours. Pour Léonard, cette île avait un nom; il y alla, il en revint, il y retourna pour en revenir encore. Dans cette âme imbue des idées philanthropiques de son siècle, les désappointements furent grands, on le conçoit, surtout lorsqu'il eut à exercer des fonctions austères, à maintenir et à distribuer la justice. Ses fonctions diplomatiques elles-mêmes ne l'y avaient guère préparé. Lui dont tout le code semblait se résumer d'un mot: Et moi aussi, je suis pasteur en Arcadie, il se trouve brusquement transformé en Minos, siégeant, glaive en main, sur un tribunal. La révolution de 89 ne manqua pas d'avoir là-bas son contre-coup, et de susciter des tentatives d'anarchie. Léonard faillit être assassiné; il paraît même qu'il n'échappa que blessé. Dégoûté encore une fois et de retour en France au printemps de 1792, il exhalait à l'ombre du bois de Romainville ses tristesses dernières, en des stances qui rappellent les plus doux accents de Chaulieu et de Fontanes; elles sont peu connues, et la génération nouvelle voudra bien me pardonner de les citer assez au long, car ce qui est du coeur ne vieillit pas.

Enfin je suis loin des orages!

Les Dieux ont pitié de mon sort!

O mer, si jamais tu m'engages

A fuir les délices du port,

Que les tempêtes conjurées,

Que les flots et les ouragans

Me livrent encore aux brigands,

Désolateurs de nos contrées!

Quel fol espoir trompait mes voeux

Dans cette course vagabonde!

Le bonheur ne court pas le monde;

Il faut vivre où l'on est heureux.

Je reviens de mes longs voyages

Chargé d'ennuis et de regrets,

Fatigué de mes goûts volages,

Vide des biens que j'espérais.

Dieux des champs! Dieux de l'innocence!

Le temps me ramène à vos pieds;

J'ai revu le ciel de la France,

Et tous mes maux sont oubliés.

Ainsi le pigeon voyageur,

Demi-mort et traînant son aile,

Revient, blessé par le chasseur,

Au toit de son ami fidèle.

Devais-je au gré de mes désirs

Quitter ces retraites profondes?

Avec un luth et des loisirs

Qu'allais-je faire sur les ondes?

Qu'ai je vu sous de nouveaux cieux?

La soif de l'or qui se déplace,

Les crimes souillant la surface

De quelques marais désastreux.

Souvent les Nymphes pastorales

Me l'avaient dit dans leur courroux:

«Aux régions des Cannibales

«Que vas-tu chercher loin de nous?...»

Combien de fois dans ma pensée

J'ai dit, les yeux baignés de pleurs:

Ne verrai-je plus les couleurs

Du dieu qui répand la rosée?

Les voilà, ces jonquilles d'or,

Ces violettes parfumées!

Jacinthes que j'ai tant aimées,

Enfin je vous respire encor!

Quelle touchante mélodie!

C'est Philomèle que j'entends.

Que ses airs, oubliés longtemps,

Flattent mon oreille attendrie!

J'ai vu le monde et ses misères;

Je suis las de les parcourir.

C'est dans ces ombres tutélaires,

C'est ici que je veux mourir!

Je graverai sur quelque hêtre:

Adieu fortune, adieu projets!

Adieu rocher qui m'as vu naître!

Je renonce à vous pour jamais.

Que je puisse cacher ma vie

Sous les feuilles d'un arbrisseau,

Comme le frêle vermisseau

Qu'enferme une lige fleurie!

Amours, Plaisirs, troupe céleste,

Ne pourrai-je vous attirer,

Et le dernier bien qui me reste

Est-il la douceur de pleurer?

Mais, hélas! le temps qui m'entraîne

Va tout changer autour de moi:

Déjà mon coeur que rien n'enchaîne

Ne sent que tristesse et qu'effroi...

Ce bois même avec tous ses charmes,

Je dois peut-être l'oublier;

Et le temps que j'ai beau prier

Me ravira jusqu'à mes larmes.

C'était là le chant de bienvenue qu'il adressait à la France de 92, à cette France du 20 juin, et tout à l'heure du 10 août, du 2 septembre! il ne tarda pas à se rendre compte de l'anachronisme. On a dit très-spirituellement des bergeries de Florian qu'il y manquait le loup. S'il est absent aussi dans les idylles de Léonard, ce n'est pas que le poëte ne l'ait certainement aperçu. Il s'est écrié en finissant:

Aux champs comme aux cités, l'homme est partout le même,

Partout faible, inconstant, ou crédule, ou pervers,

Esclave de son coeur, dupe de ce qu'il aime:

Son bonheur que j'ai peint n'était que dans mes vers.

Chose singulière! et comme pour mieux vérifier sa maxime, l'agitation de son coeur le reprit. Ces contrées qu'il venait presque de maudire, où la haine l'a poursuivi, où le rossignol ne chante pas, il veut tout d'un coup les revoir. Un mal étrange le commande; rien ne le retient; ses amis ont beau s'opposer à un voyage que sa santé délabrée ne permet plus: il part pour Nantes, et y expire le 26 janvier 93, le jour même fixé pour son embarquement. Il avait quarante-huit ans.

Comme Florian, comme Legouvé, comme Millevoye, comme bien des talents de cet ordre et de cette famille, Léonard ne put franchir cet âge critique pour l'homme sensible, pour le poëte aimable, et qui a besoin de la jeunesse. Il ne réussit pas à s'en détacher, à laisser mourir ou s'apaiser en lui ses facultés aimantes et tendres; il mourut avec elles et par elles. Lorsque tant d'autres assistent et survivent à l'affaiblissement de leur sensibilité, à la déchéance de leur coeur, il resta en proie au sien, et son nom s'ajoute, clans le martyrologe des poëtes, à la liste de ces infortunes fréquentes, mais non pas vulgaires.

Sa réputation modeste, et qui eût demandé pour s'établir un peu de silence, s'est trouvée comme interceptée dans les grands événements qui ont suivi. Au sortir de la Révolution, un homme de goût, un poëte gracieux, M. Campenon, a pieusement recueilli les Oeuvres complètes de l'oncle qui fute son premier maître et son ami. Passant à la Guadeloupe quelques années après la mort de Léonard, une jeune muse, qui n'est autre que madame Valmore, semble avoir recueilli dans l'air quelques notes, devenues plus brûlantes, de son souffle mélodieux. Qu'aujourd'hui du moins l'horrible ébranlement qui retentit jusqu'à nous aille réveiller un dernier écho sur sa pierre longtemps muette! que cet incendie lugubre éclaire d'un dernier reflet son tombeau!

Avril 1843.




ALOISIUS BERTRAND163

Note 163: (retour) Ce morceau a été écrit pour servir d'introduction au volume de Bertrand, intitulé Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, qui s'est publié par les soins de M. Victor Pavie, alors imprimeur-libraire à Angers (1842).

Il doit être démontré maintenant par assez d'exemples que le mouvement poétique de 1824-1828 n'a pas été un simple engouement de coterie, le complot de quatre ou cinq têtes, mais l'expression d'un sentiment précoce, rapide, aisément contagieux, qui sut vite rallier, autour des noms principaux, une grande quantité d'autres, secondaires, mais encore notables et distingués. Si la plupart de ces promesses restèrent en chemin, si les trop confiants essais n'aboutirent en général à rien de complet ni de supérieur, j'aime du moins à y constater, comme cachet, soit dans l'intention, soit dans le faire, quelque chose de non-médiocre, et qui même repousse toute idée de ce mol amoindrissant. La province fut bientôt informée du drapeau qui s'arborait à Paris, et, sur une infinité de points à la fois, l'élite de la jeunesse du lieu se hâta de répondre par plus d'un signal et par des accents qui n'étaient pas tous des échos. Il suffisait dans chaque ville de deux ou trois jeunes imaginations un peu vives pour donner l'éveil et sonner le tocsin littéraire. Au XVIe siècle, les choses s'étaient ainsi passées lors de la révolution poétique proclamée par Ronsard et Du Bellay: le Mans, Angers, Poitiers, Dijon, avaient aussitôt levé leurs recrues et fourni leur contingent. Ainsi, de nos jours, l'aiglon romantique (les ennemis disaient l'orfraie) parut voler assez rapidement de clocher en clocher, et, finalement, à voir le résultat en gros après une quinzaine d'années de possession de moins en moins disputée, il semble qu'il y ait conquête.

Louis Bertrand, ou, comme il aimait à se poétiser, Ludovic, ou plutôt encore Aloisius Bertrand, qui nous vint de Dijon vers 1828, est un de ces Jacques Tahureau, de ces Jacques de La Taille, comme en eut aussi la moderne école, mis hors de combat, en quelque sorte, dès le premier feu de la mêlée. S'attacher à tracer, à deviner l'histoire des poëtes de talent morts avant d'avoir réussi, ce serait vouloir faire, à la guerre, l'histoire de tous les grands généraux tués sous-lieutenants; ou ce serait, en botanique, faire la description des individus plantes dont les beaux germes avortés sont tombés sur le rocher. La nature en tous les ordres n'est pleine que de cela. Mais ici un sort particulier, une fatalité étrange marque et distingue l'infortune du poëte dont nous parlons: il a ses stigmates à lui. Si Bertrand fût mort en 1830, vers le temps où il complétait les essais qu'on publie aujourd'hui pour la première fois, son cercueil aurait trouvé le groupe des amis encore réunis, et sa mémoire n'aurait pas manqué de cortège. Au lieu de cette opportunité du moins dans le malheur, il survécut obscurément, se fit perdre de vue durant plus de dix années sans donner signe de vie au public ni aux amis; il se laissa devancer sur tous les points; la mort même, on peut le dire, la mort dans sa rigueur tardive l'a trompé. Galloix, Farcy, Fontaney, ont comme prélevé cette fraîcheur d'intérêt qui s'attache aux funérailles précoces; et en allant mourir, hélas! sur le lit de Gilbert après Hégésippe Moreau, il a presque l'air d'un plagiaire.

Nous venons, ses oeuvres en main, protester enfin contre cette série de méchefs et de contre-temps comblés par une terminaison si funeste. Quand même, en mourant, il ne se serait pas souvenu de nous à cet effet, et ne nous aurait pas expressément nommé pour réparer à son égard et autant qu'il serait en nous, ce qu'il appelait la félonie du sort, nous aurions lieu d'y songer tout naturellement. C'est un devoir à chaque groupe littéraire, comme à chaque bataillon en campagne, de retirer et d'enterrer ses morts. Les indifférents, les empressés qui surviennent chaque jour ne demanderaient pas mieux que de les fouler. Patience un moment encore! et honneur avant tout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en mourir!

Louis-Jacques-Napoléon Bertrand naquit le 20 avril 1807, à Ceva en Piémont (alors département de Montenotte), d'un père lorrain, capitaine de gendarmerie, et d'une mère italienne. Il revint en France, à la débâcle de l'Empire, âgé d'environ sept ans, et gardant plus d'un souvenir d'Italie. Sa famille s'établit à Dijon; il y fit ses études, y eut pour condisciple notre ami le gracieux et sensible poëte Antoine de Latour; mais Bertrand, fidèle au gîte, suça le sel même du terroir et se naturalisa tout à fait Bourguignon.

Dijon a produit bien des grands hommes; il en est, comme Bossuet, qui sortent du cadre et qui appartiennent simplement à la France. Ceux qui restent en propre à la capitale de la Bourgogne, ce sont le président de Brosses, La Monnoie, Piron, au XVIe siècle Tabourot; ils ont l'accent. Bertrand, à sa manière, tient d'eux, et jusque dans son romantisme il suit leur veine. Le Dijon qu'il aime sans doute est celui des ducs, celui des chroniques rouvertes par Walter Scott et M. de Barante, le Dijon gothique et chevaleresque, plutôt que celui des bourgeois et des vignerons; pourtant il y mêle à propos la plaisanterie, la gausserie du crû, et, sous air de Callot et de Rembrandt, on y retrouve du piquant des vieux noëls. Son originalité consiste précisément à avoir voulu relever et enfermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise ces filets de vin clairet, qui avaient toujours jusque-là coulé au hasard et comme par les fentes du tonneau.

Destinée bizarre, et qui dénote bien l'artiste! il passa presque toute sa vie, il usa sa jeunesse à ciseler en riche matière mille petites coupes d'une délicatesse infinie et d'une invention minutieuse, pour y verser ce que nos bons aïeux buvaient à même de la gourde ou dans le creux de la main.

Il achevait ses études en 1827, et déjà la poésie le possédait tout entier. Dijon et ses antiquités héroïques, et cette fraîche nature peuplée de légendes, emplissaient son coeur. Les bords de la Suzon et les prairies de l'Armançon le captivaient. La nuit, aux grottes d'Asnières, bien souvent, lui et quelques amis allaient effrayer les chauves-souris avec des torches et pratiquer un gai sabbat. Un journal distingué paraissait alors à Dijon et y tentait le même rôle honorable que remplissait le Globe, à Paris. Le Provincial, rédigé par M. Théophile Foisset (l'historien du président de Brosses), surtout par Charles Brugnot, poëte d'une vraie valeur, enlevé bien prématurément lui-même en septembre 1831, ouvrit durant quelques mois ses colonnes aux essais du jeune Bertrand164. Je retrouve là le premier jet et la première forme de tout ce qu'il n'a fait qu'augmenter, retoucher et repolir depuis. C'est dans ce journal qu'il dédiait à l'auteur des Deux Archers, à l'auteur de Trilby, les jolies ballades en prose dont la façon lui coûtait autant que des vers. Les vers non plus n'y manquaient pas; je lis, à la date du 10 juillet, la Chanson du Pèlerin qui heurte, pendant la nuit sombre et pluvieuse, à l'huis d'un châtel; elle était adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutéce, Victor Hugo, et pouvait sembler une allusion ou requête poétique ingénieuse:

Note 164: (retour) Le premier numéro, qui parut le 1er mai 1828, contenait, de lui, une petite chronique de l'an 1304, intitulée Jacques-les-Andelys, et depuis lors presque dans chaque numéro, jusqu'à la fin de septembre, époque de la suspension du journal, il y inséra quelque chose.
Chargement de la publicité...