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Portraits littéraires, Tome II

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II

Trois écrivains du plus grand renom débutaient alors à peu près au même moment, chacun de son côté, sous l'impulsion excitante de la Révolution française, et on les peut voir d'ici s'agiter, se lever sous le nuage immense, comme pour y démêler l'oracle: on reconnaît madame de Staël, M. de Maistre, et M. de Chateaubriand.

Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai début, M. de Chateaubriand, en ce fameux Essai sur les Révolutions, versant à flots le torrent de son imagination encore vierge et la plénitude de ses lectures, révélait déjà, sous une forme un peu sauvage, la richesse primitive d'une nature qui sut associer plus tard bien des contraires; d'admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers qu'il complique à plaisir et qu'il entre-croise; à travers ces rapprochements perpétuels avec l'antiquité, jaillissent des coups d'oeil singulièrement justes sur les hommes du présent: lui-même, après tout, l'auteur de René comme des Études, l'éclaireur inquiet, éblouissant, le songeur infatigable, il est bien resté, jusque sous la majesté de l'âge, l'homme de ce premier écrit.

Madame de Staël, qui, à la rigueur, avait déjà débuté par ses Lettres sur Jean-Jacques, et qui devait accomplir un jour sa course généreuse par ses éloquentes et si sages Considérations, laissait échapper alors ses réflexions, ou plutôt ses émotions sur les choses présentes, dans son livre de l'Influence des Passions sur le Bonheur; mais ce titre purement sentimental couvrait une foule de pensées vives et profondes, qui, même en politique, pénétraient bien avant.

M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais débuts antérieurs, éclatait pour la première fois par un écrit étonnant, que les années n'ont fait, à beaucoup d'égards, que confirmer dans sa prophétique hardiesse, et qui demeure la pierre angulaire de tout ce qu'il a tenté d'édifier depuis. Dès le premier mot, il indique le point de vue où il se place: comme Montesquieu, il commence par l'énoncé des rapports les plus élevés, mais c'est en les éclairant de la Providence: «Nous sommes tous attachés au trône de l'Être suprême par «une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir.» Ce sont les voies de la Providence dans la Révolution française que l'auteur se propose de sonder par ses conjectures et de dévoiler autant qu'il est permis. L'originalité de la tentative se marque d'elle-même. Le XVIIIe siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d'en haut, perdus en France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois, il convient de rappeler qu'un homme que M. de Maistre a beaucoup lu tout en s'en moquant un peu, le Philosophe inconnu, Saint-Martin publiait, à la date de l'an III (1795), sa Lettre à un Ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, curieux opuscule dans lequel le point de vue providentiel est formellement posé196. Que M. de Maistre ait lu cette Lettre de Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n'en saurait guère douter, parce qu'elle dut parvenir très-vite à Lausanne, où se trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces années. Or, si l'on suppose M. de Maistre recevant, ainsi qu'il est très-probable, la communication de cette brochure dans le temps où il écrivait son pamphlet de Claude Têtu, mûr comme il était sur la question et tout échauffé par le prélude, il lui suffit d'un éclair, pour l'enflammer; il dut se dire à l'instant, dans sa conception rapide, que c'était le cas de refaire la brochure de Saint-Martin, non plus avec cette mollesse et cette fadeur à demi inintelligible, non dans un esprit particulier de mysticisme et dans une phraséologie béate qui tenait du jargon, mais avec franchise, netteté, autorité, en s'adressant aux hommes du temps dans un langage qui portât coup et avec des aiguillons sanglants qui ne leur donneraient pas envie de rire.

Note 196: (retour)

Et pour que l'on comprenne mieux dans quel sens analogue à celui de M. de Maistre, voici ce qu'après un préambule sur ses principes spiritualistes et sur la liberté morale, Saint-Martin disait à son ami: «Supposant donc... toutes ces bases établies et toutes ces vérités reconnues entre nous deux, je reviens, après cette légère excursion, me réunir à toi, te parler comme à un croyant, te faire, dans ton langage, ma profession de foi sur la Révolution française, et t'exposer pourquoi je pense que la Providence s'en mêle, soit directement, soit indirectement, et par conséquent pourquoi je ne doute pas que cette Révolution n'atteigne à son terme, puisqu'il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.»

«En considérant la Révolution française dès son origine, et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu'à une image abrégée du Jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu'une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées, et où les justes et les méchants reçoivent dans un instant leur récompense; car, indépendamment des crises par lesquelles la nature physique sembla prophétiser d'avance cette Révolution, n'avons-nous pas vu, lorsqu'elle a éclaté, toutes les grandeurs et tous les ordres de l'État fuir rapidement, pressés par la seule terreur, et sans qu'il y eût d'autre force qu'une main invisible qui les poursuivît? N'avons-nous pas vu, dis-je, les opprimés reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l'injustice avait usurpés sur eux?

«Quand on la contemple, cette Révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national, qui est si éloigné de concevoir, et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique; ce qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main cachée qui a dirigé la Révolution qui pût en écrire l'histoire.

«Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle frappe à la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu'elle frappe encore plus fortement sur le clergé...» Et il poursuit en s'attachant à exposer le mode de vengeance providentielle sur le clergé dans le sens qu'il entend. M. de Maistre, lui, l'entendait un peu différemment; mais peu importent ces variétés: la donnée providentielle est la même.

Les dates, les circonstances locales, l'analogie du point de vue général et même d'un certain ordre d'idées aux premières pages, tout concourt à prêter à cette conjecture une vraisemblance que rien d'ailleurs ne dément 197.

Note 197: (retour) Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits des Soirées de Saint-Pétersbourg, particulièrement dans le onzième Entretien.—Il est aussi un beau passage d'une lettre de Bolingbroke à Swift (6 mai 1730), qui se rattache naturellement, et sans tant de mysticisme, au livre des Considérations de De Maistre. Bolingbroke parle d'un écrit de Pope et du bien qui peut en résulter pour le genre humain: «J'ai pensé quelquefois, dit-il, que si les prédicateurs, les bourreaux, et les auteurs qui écrivent sur la morale, arrêtent ou même retardent un peu les progrès du vice, ils font tout ce dont la nature humaine est capable; une réformation réelle ne saurait être produite par des moyens ordinaires: elle en exige qui puissent servir à la fois de châtiments et de leçons; c'est par des calamités nationales qu'une corruption nationale doit se guérir.»

Les Considérations sur la France peuvent elles-mêmes être considérées sous plus d'un aspect. Celui qui domine, cette idée de gouvernement providentiel dont nous parlons, qui s'y Jessine en deux ou trois grands chapitres, et que l'auteur reprendra plus tard avec prédilection et raffinement, ne se produit ici que justifié par la grandeur même de la catastrophe: la voix de Dieu s'élance toute majestueuse du milieu des orages du Sinaï. En quoi la nation française est coupable; en quoi les Ordres immolés ont mérité de l'être; comment il y a solidarité au sein du même Ordre, comment la peine du coupable est réversible jusque sur l'innocent, et le mérite de celui-ci reversible à son tour sur la tête de l'autre; quelle mystérieuse vertu fut de tout temps attachée au sacrifice et à l'effusion du sang humain sur la terre; quelle effrayante dépense il s'en est fait depuis l'origine jusqu'aux derniers temps, à ce point que «le genre humain peut être considéré comme un arbre qu'une main invisible taille sans relâche, et qui va toujours en gagnant sous la faux divine:»—telles sont les hautes questions, tels les dogmes redoutables que remue en passant l'esprit religieux de l'auteur; et à la façon dont il les soulève, nul, après l'avoir lu, même parmi les incrédules, ne sera tenté de railler. M. de Maistre, en ses Considérations et ailleurs, est, de tous les écrivains religieux, celui peut-être qui nous oblige à nous représenter de la manière la plus concevable, la plus présente et la plus terrible, le Jugement dernier; il donne à penser là-dessus, même aux sceptiques blasés de nos jours, parce qu'il fait concevoir l'inévitable fin et le coup de filet du réseau universel, d'une manière ordonnée, toute spirituelle, tout appropriée aux intelligences sévères. Il nous met presque dans l'alternative ou de ne croire à aucune loi régulatrice, ou de croire avec lui.

En s'emportant dans ce vigoureux écrit à des assertions extrêmes, intempérantes, en ne voulant voir que le caractère purement satanique de la Révolution, il garde pourtant, s'il est permis d'employer à son égard un tel mot sans offense, une certaine mesure; ses conjectures du moins observent encore, par rapport à ce qu'elles deviendront plus tard, une sorte de modestie que j'aime à relever: «...Il n'y a point, dit-il en un beau passage198, il n'y a point de châtiment qui ne purifie, il n'y a point de désordre que l'Amour éternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité199. Jamais nous ne verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous nous tromperons; mais dans toutes les sciences possibles, excepté les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits à conjecturer? et si nos conjectures sont plausibles, si elles ont pour elles l'analogie, si elles s'appuient sur des idées universelles, si surtout elles sont consolantes et propres à nous rendre meilleurs, que leur manque-t-il? Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes; ou plutôt, puisqu'elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies?»

Note 199: (retour) C'est son Suave mari magno...., mais non point ici sans une véritable onction de christianisme.

Un second aspect des Considérations, c'est celui des événements positifs et des jugements historiques que l'auteur y a appliqués; on n'en saurait assez admirer la sagacité et la portée précise. Une foule de vues qui n'ont prévalu et n'ont été vérifiées que par la suite apparaissent là pour la première fois; l'auteur, en ayant l'air de tirer à bout portant dans la mêlée, a prévenu et indiqué d'avance les visées de l'histoire. Aussi, tous ceux qui ont passé après lui dans l'étude de ces temps l'ont-ils pris, même ses adversaires politiques, en haute et singulière estime. M. de Maistre a très-bien vu le premier que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie (c'est-à-dire l'intégrité des États du roi futur) ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme200. Le discours idéal qu'il prête (chap. II) à un guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses compagnons d'armes à sauver la France et le royaume quand même, est d'une éloquence politique qui parle d'elle-même à toutes les âmes: il conclut par ces paroles si souvent citées, et que M. Mignet inscrivait, il y a près de vingt ans, en tête de son histoire: «Mais nos neveux, qui s'embarrasseront très-peu de nos souffrances et qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront conservé l'intégrité du plus beau royaume après celui du Ciel.»—Le rôle, la fonction, la magistrature de la France entre toutes les nations d'Europe n'a été nulle part plus magnifiquement reconnue. Langue universelle, esprit de prosélytisme, il y voit les deux instruments et comme les deux bras toujours en action pour remuer le monde.

Note 200: (retour) C'est aussi l'opinion formelle d'un connaisseur très-intéressé dans la question, de celui qui n'est autre que ce premier roi futur (j'en demande bien pardon à M. de Maistre).—Voir les Mémoires de Napoléon, tome I, page 4.

Un troisième et remarquable aspect qui, dans les Considérations, se rattache au précédent, et qui prouve à quel point l'auteur avait bien vu, c'est le nombre de conjectures, de promesses, et même de prédictions qui se sont trouvées justifiées. Sous la question, toute civile et politique en apparence qu'elle était devenue, il découvre le caractère religieux, le sens théologique si vérifié par ce qui s'est produit à nos yeux depuis quarante ans, et lors de la grande réaction de 1800, et dans ce mouvement actuel, persistant et encore inépuisé des esprits. Il ne craint pas de poser le grand dilemme dans toute sa rigueur: «Si la Providence efface, sans doute c'est pour écrire... Je suis si persuadé des vérités que je défends, que lorsque je considère l'affaiblissement général des principes moraux, la divergence des opinions, l'ébranlement des souverainetés qui manquent de base, l'immensité de nos besoins et l'inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu'il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. C'est entre ces deux suppositions qu'il faut choisir, suivant le parti qu'on a pris sur la vérité du christianisme.» S'il se prononce dans les pages qui suivent, et avec une incomparable éloquence, pour le triomphe immortel de ce christianisme tant combattu, il a du moins donné jour à la perspective sur le rajeunissement. Je sais bien qu'il l'interprétait pour son compte en un sens rigoureux et orthodoxe, mais de plus libres que lui peuvent varier en idée la nuance.

En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une Restauration et en dictait d'avance le bulletin avec l'ordre et la marche de la cérémonie. Le chapitre intitulé: Comment se fera la Contre-révolution si elle arrive? est charmant, vrai, piquant. On a pour conclusion dernière une suite d'extraits de Hume sur la fin du Long-Parlement à l'agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de remarquer que l'auteur oublie de pousser assez loin la citation et l'allusion, qu'il s'arrête avant 1688, avant Guillaume et la Déclaration des droits? On pourrait, dès cet écrit, noter chez M. de Maistre une tendance à prédire qui est devenue par la suite une forme extrême de sa pensée, un faible, je dirai presque un tic dans un esprit si sérieux. A propos de la ville de Washington, qu'on avait décidé de bâtir exprès pour en faire le siège du Congrès: «On a choisi, dit-il, l'emplacement le plus avantageux sur le bord d'un grand fleuve; on a arrêté que la ville s'appellerait Washington; la place de tous les édifices publics est marquée, et le plan de la Cité-reine circule déjà dans toute l'Europe. Essentiellement il n'y a rien là qui passe les bornes du pouvoir humain; on peut bien bâtir une ville. Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d'humanité dans cette affaire, et l'on pourrait gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu'elle ne s'appellera pas Washington, ou que le Congrès n'y résidera pas.» Beaucoup des prédictions de M. de Maistre (ne l'oublions pas) ne sont ainsi que des gageures.

De la part d'un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s'explique à merveille. Qu'on se figure l'effet que durent produire et les événements religieux de 1800-1804, et les événements politiques de 1814, sur celui même qui les avait si pleinement conjecturés. A force d'avoir prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit trop. On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi; on ferait une liste piquante des autres. Ainsi, celle de tout à l'heure sur la ville de Washington, ainsi à la fin du Pape 201: «Souvent j'ai entretenu des hommes qui avaient vécu longtemps en Grèce et qui en avaient particulièrement étudié les habitants. Je les ai trouvés tous d'accord sur ce point, c'est que jamais il ne sera possible d'établir une souveraineté grecque... Je ne demande qu'à me tromper; mais aucun oeil humain ne saurait apercevoir la fin du servage de la Grèce, et s'il venait à cesser, qui sait ce qui arriverait?»—Eh! mon Dieu!—ni plus ni moins,—le roi Othon.

Note 201: (retour) Livre IV, chapitre XI.

Cette intrépidité d'assertions au futur amène dans le détail de singulières discordances qui font sourire, et qui, j'en suis certain (mais voilà que je fais comme lui), s'il pouvait se relire aujourd'hui de sang-froid, le feraient sourire lui-même. Prédisant dans ses Considérations les bienfaits de la future restauration royale, il s'écriait: «Pour rétablir l'ordre, le roi convoquera toutes les vertus; il le voudra sans doute, mais, par la nature même des choses, il y sera forcé.... Les hommes estimables viendront d'eux-mêmes se placer aux postes où ils peuvent être utiles....» Voilà un idéal de 1814 et de 1815, une vraie idylle politique que j'aurais crue à l'usage seulement des crédules et des niais du parti. Si l'on osait retourner contre l'illustre auteur ses armes d'ironie, ce serait le cas de se le permettre:

A mon gré le De Maistre est joli quelquefois.

Et dans la préface du Pape, datée de mai 1817, lorsqu'il s'écrie: «Le sacerdoce doit être l'objet principal de la pensée souveraine. Si j'avais sous les yeux le tableau des ordinations, je pourrais prédire de grands événements....» En effet, sur ce tableau des ordinations, il aurait trouvé, parmi les noms de la noblesse française qu'il y cherchait, celui de l'abbé-duc de Rohan. Fertile matière à de grands événements Futurs!—Mais n'anticipons pas.

Rappelé de Lausanne en Piémont au commencement de 1797, M. de Maistre n'y retourna que pour assister aux vicissitudes de sa patrie et à la ruine de son souverain. Lorsqu'il vit Charles-Emmanuel IV, qui venait de succéder à Victor-Amédée III, obligé d'abandonner ses États de terre-ferme, il se réfugia lui-même à Venise. M. Raymond a conservé des détails touchants sur la pauvreté et la sérénité du noble exilé en cette crise extrême. Logé avec sa femme et ses deux enfants dans une seule pièce du rez-de-chaussée à l'hôtel du résident d'Autriche, qui n'avait pu lui faire accepter davantage, il s'y livrait encore à l'étude, à la méditation, et le soir, quand son hôte (le comte de Kevenhüller), le cardinal Maury et d'autres personnages distingués, venaient s'y asseoir auprès de lui, il les étonnait par l'étendue de son coup d'oeil et sa vigueur d'espérance: «Tout ceci, disait-il, n'est qu'un mouvement de la vague; demain peut-être elle nous portera trop haut, et c'est alors qu'il sera difficile de gouverner.»

Après diverses fluctuations résultant des événements, M. de Maistre fut mandé en Sardaigne par son souverain et nommé régent de la Grande-Chancellerie de ce royaume ainsi réduit. Le 12 janvier 1800, il arriva à Cagliari, la capitale, et y remplit les fonctions multipliées que comportait sa charge, jusqu'à ce qu'en septembre 1802 il fut nommé ministre plénipotentiaire à la cour de Saint-Pétersbourg. Durant ce séjour à Cagliari, ses travaux littéraires durent nécessairement s'interrompre; il trouva pourtant moyen, sinon d'écrire, du moins d'étudier encore. Il y avait à Cagliari, raconte M. Raymond, un religieux dominicain, Lithuanien de nation et professeur de langues orientales. Chaque jour M. de Maistre avait à peine achevé son repas que le Père Hintz (c'était le nom du savant) arrivait chargé de vieux livres, et des dissertations s'établissaient à fond entre eux sur le grec, l'hébreu, le copte. M. de Maistre y renouvela et y fortifia ses connaissances philologiques déjà si étendues, attentif à remonter sans cesse aux racines cachées et ne séparant jamais de la lettre l'esprit. La matière des Soirées de Saint-Pétersbourg se prépare.

En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y reçut la bénédiction du Saint-Père, lui le plus véritablement romain de ses fils. Arrivé à Saint-Pétersbourg le 13 mai 1803, il n'en devait plus repartir que quatorze ans après, le 27 mai 1817. Tout ce qui nous reste à examiner de sa carrière littéraire est là. S'il ne publia en effet, dans cet intervalle, que l'opuscule sur le Principe générateur des Constitutions politiques, il y composa tous ses autres ouvrages, le Pape, les Soirées, (sauf la dernière écrite à Turin), le Bacon, etc., etc. Il était parti seul et demeura ainsi plusieurs années sans avoir près de lui sa famille, de sorte que sa vie d'homme d'étude et de savant n'était guère interrompue. Ses fonctions diplomatiques d'ailleurs ne lui prenaient que peu de temps; il représentait son souverain, alors si appauvri, honorifiquement et, autant dire, gratuitement. Je ne veux citer qu'un trait de sa loyauté désintéressée à l'usage des monarchies, même des monarchies représentatives. Un jour, à titre d'indemnité pour des vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter cent mille livres de la part de l'empereur; il les envoya à son roi.—«Qu'en avez-vous fait?» lui demanda quelques temps après le général chargé de les lui remettre.—«Je les ai envoyées à mon souverain.» «Bah! ce n'était pas pour les envoyer qu'on vous les avait données.»—Quant à lui, il lui suffisait d'avoir un peu de représentation pour l'honneur de son maître: souvent il dînait seul, avec du pain sec. C'est ainsi que savent vivre ceux qui croient.

Comme diplomate pratique, il n'est pas difficile de se figurer son caractère: «Le comte de Maistre est le seul homme qui dise tout haut ce qu'il pense, et sans qu'il y ait jamais Imprudence», ainsi s'exprimait un collègue qui avait traité avec lui. Il ne s'inquiétait pas de cacher son âme, mais de l'avoir nette: «Je n'ai que mon mouchoir dans ma poche, disait-il; si on vient à me le toucher, peu m'importe! Ah! si j'avais un pistolet, ce serait autre chose, je pourrais craindre l'accident.» Mais c'est à l'écrivain qu'il nous faut revenir et nous attacher.

L'écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans toutes les circonstances, si nous ne nous occupions encore de l'homme. La plupart des écrits de M. de Maistre, en effet, ont été composés dans la solitude, sans public, comme par un penseur ardent, animé, qui cause avec lui-même. Dans son long séjour en Russie, ce noble esprit, si vif, si continuellement aiguisé par le travail et l'étude, n'a presque jamais été averti, n'a presque jamais rencontré personne en conversation qui lui dît Holà! Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il se soit mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser ses ultra-vérités? On m'a lu, il y a quelques années, une belle lettre de lui, qu'il écrivit à une dame de Vienne en réponse à des représentations et à des conseils qu'elle lui avait adressés sur certains défauts de son caractère; la manière dont il s'exécutait et s'excusait m'a paru à la fois aimable et ferme, d'une vérité tout à fait charmante. Je regrette de n'avoir pas été mis à même de publier cette page qui m'avait été si précieuse à entendre; mais voici ce que j'ai pu recueillir auprès de quelques personnes bien compétentes qui, à cette seconde époque de sa vie, l'ont beaucoup connu, et dont je voudrais combiner les dépositions, sans trop en altérer le mouvement et la vie. Je résume un peu à bâtons rompus: patience! la physionomie, à la fin, ressortira.

Il n'écrit que tard, on le sait, par occasion, pour rédiger ses idées; savant jurisconsulte, tenant par ce côté encore à Rome, la ville du droit, il ne se considère que comme un amateur plume en main, et n'en va que plus ferme, comme ces novices qui, dans le duel, vous enferrent d'emblée avec l'épée. Du XVIe siècle par ses fortes études, il est du XVIIIe par les saillies et par le trait qu'il ne néglige pas, qu'il recherche même. Vu de ce profil, c'est, si vous le voulez, un très-bel esprit, nerveux, brillant et mondain, qui a lu beaucoup d'in-folios et qui les cite: le goût peut trouver à y redire; les allusions aux choses lues et les citations sont trop fréquentes.

En conversation, il se montrait encore supérieur à ses écrits; ce qui s'y laisse voir de saillant, de roide, d'un peu mauvais goût parfois, venait mieux à point et comme en jeu dans la parole même, et supporté par sa personne. Il avait, on l'a dit, de la grâce, de l'amabilité, pourtant toujours des duretés très-aisément, dès que s'émouvaient certaines vérités. Il lui échappait de dire à des personnes, capables d'ailleurs de l'entendre, lorsqu'elles tenaient bon et avaient l'air de contester: «Je ne conçois pas qu'on n'entende pas cela quand on a une tête sur les épaules.» On a remarqué que dans la conversation, quand il ne discutait pas, ou même quand il discutait, il n'entendait guère les réponses; il était, tour à tour et très-vite, ou très-animé ou très-endormi: très-animé quand il parlait, volontiers endormi quand on lui répondait: puis, sitôt qu'on se taisait, il rouvrait son oeil le plus vif et reprenait de plus belle202. Il ne jouait jamais en conversation que le rôle d'attaquant, comme dans ses livres.

Note 202: (retour)

Un soir, à Pétersbourg, le prince Viasemski entra chez M. de Maistre, qu'il trouva dormant en famille, et M. de Tourguenef, qui était venu en visite, voyant ce sommeil, avait pris le parti de dormir aussi; le prince, homme d'esprit et poëte, rendit ce concert d'un trait: «De Maistre dort, lui quatrième (à quatre), et Tourguenef à lui tout seul.» Cela fait une jolie épigramme russe, mais les épigrammes sont intraduisibles; il faut nous en tenir à notre La Fontaine:

Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette.

Vivant, il n'a pas eu d'école; il n'exerça que des influences individuelles, rares. S'il y gagna d'ignorer la popularité, même la gloire, et d'échapper au disciple, cette proie et cette lèpre du grand homme, c'est un avantage qu'il paya par d'autres inconvénients. Pour explication de ses défauts, de ses excès spirituels, de ce ton roide et tranchant, il faut penser à la solitude où il vivait, à ce manque d'un enseignement, toujours réciproque, où l'esprit enseignant se corrige à son tour et prend mesure sur celui qu'il veut former, à l'absence fréquente de discussion ou même d'intelligence égale autour de lui. Dans ce désert habituel, il ne savait pas combien sa voix était haute et perçante, car rien ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions favorites, et qui lui revenait bien souvent, était à brûle-pourpoint. C'était le secret de sa tactique qui lui échappait, c'était son geste; il faisait ainsi: il s'avançait seul contre toute une armée ennemie, le défi à la bouche, et tirait droit au chef à brûle-pourpoint. Il s'attaquait à la gloire, au triomphe, et de là des excès de représailles. Dans la détresse spirituelle de Rome, c'était le Scévola chrétien, et que trois cents autres ne suivaient pas.

On perdrait soi-même la juste mesure si on le voulait juger sur le pied d'un philosophe impartial. Il y a de la guerre dans son fait, du Voltaire encore. C'est la place reprise d'assaut sur Voltaire à la pointe de l'épée du gentilhomme. L'assaut est brillant, meurtrier; mais j'en suis bien fâché pour la place, le gentilhomme valeureux ne la gardera pas.

«Il y a des jours où l'esprit s'éveille au matin, l'épée hors du fourreau, et voudrait tout saccager.» On est tenté parfois d'appliquer cette pensée à ce pur esprit, si aiguisé, si militant; on se le représente, sentinelle comme perdue en cette lointaine Russie, s'éveillant le matin tout en flamme, en fureur de vérité, dans son cabinet solitaire, ne sachant où frapper d'abord, mais voulant tout saccager de ce qu'il croit l'erreur, tout reconquérir et venger comme avec le glaive de l'Archange.

Dans l'ordre secondaire des vérités historiques, il n'a pas ménagé les coups en tous sens et les paradoxes; on sait trop le plus célèbre sur l'Inquisition espagnole, cette institution salutaire; c'étaient des conséquences forcées qu'il tirait en haine du lieu-commun. Il y avait conviction encore chez lui, mais conviction instantanée et moins essentielle: «Dans toutes les questions, écrivait-il à une amie, j'ai deux ambitions: la première, le croirez-vous? ce n'est pas d'avoir raison, c'est de forcer l'auditeur bénévole de savoir ce qu'il dit.» Quant à l'auditeur non bénévole, il n'était pas fâché de le mettre hors d'état de savoir ce qu'il disait. Il faut surtout voir, dans la plupart de ses paradoxes, des chicanes d'érudition, des contre-parties neuves qu'il faisait à la déclamation du ses adversaires, pour les jeter en colère et hors d'eux-mêmes: c'était un démenti bien retentissant qu'il leur lançait jusque sur leur point le plus fort, pour les faire délirer. A insolent insolent et demi.

Il y a de ces esprits élevés, hardis, même insolents (je répète ce mot inévitable), qui ne vous enfoncent ainsi la vérité que par leurs pointes. On la trouve aussitôt comme par opposition à eux; mais, sans eux et sans leur insulte, on ne l'aurait pas trouvée. On pourrait citer nombre de ces vérités dues à de Maistre, auxquelles on ne se serai! jamais élevé graduellement et progressivement en partant du point de vue libéral. Il vous fait brusquement sauter, on s'écrie; on revient un peu en deçà, on y est. C'est sans doute ce qu'il avait voulu.

Il voulait s'égayer aussi; il avait sa verve. Il disait souvent à l'un de ses amis en le consultant à propos des Soirées de Saint-Pétersbourg: «Mettons cela, ajoutons cela encore, ça les fera enrager là-bas.» Il écrivait à un autre: «Laissons-leur cet os à ronger.»—Là-bas, c'est-à-dire Paris, Paris et l'esprit qui y régnait; c'était pour lui à la fois Carthage à détruire, Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes, qui aime avant tout qu'on s'occupe d'elle, quand ce serait pour l'insulter et pour la battre, Athènes s'est montrée reconnaissante.

Au fait, il aimait la France, quoiqu'il ne dût jamais venir à Paris que quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait dire nous; il est vrai que ce bonheur-là lui fut accordé bien rarement.

Sa colère ressemblait tout à fait à celle de l'Écriture: «Mettez-vous en colère et ne péchez pas.» C'était un tonnerre en vue du soleil de vérité et dans les sphères sereines, la colère de l'intelligence pure. Il eût vu Bacon, qu'au premier mot de rencontre et d'accord, au moindre signe commun dans le même symbole, il lui aurait sauté au cou.

On l'a pu trouver bien dur pour les protestants; il a l'air, en vérité, de ne les admettre à aucun degré comme chrétiens, comme frères. On cite son mot presque affreux à Mme de Staël, qui le voyant à Saint-Pétersbourg, le voulut mettre sur l'Église anglicane et sur ses beautés: «Eh bien, oui, madame, je conviendrai qu'elle est parmi les Églises protestantes ce qu'est l'orang-outang parmi les singes.» Ce qui doit choquer dans ce mot n'est pas ce qui tombe sur l'Église anglicane, laquelle cumule en effet toutes les cupidités et les hypocrisies. Pourtant on peut opposer de M. de Maistre un beau et touchant passage dans le Principe générateur203. Insistant sur la nécessité d'un interprète vivant et d'un pontife de vérité: «Nous seuls, dit-il, croyons à la parole, tandis que nos chers ennemis s'obstinent à ne croire qu'à l'écriture.... Si la parole éternellement vivante ne vivifie l'écriture, jamais celle-ci ne deviendra parole, c'est-à-dire vie. Que d'autres invoquent donc tant qu'il leur plaira la parole muette, nous rirons en paix de ce faux Dieu, attendant toujours avec une tendre impatience le moment où ses partisans détrompés se jetteront dans nos bras, ouverts bientôt depuis trois siècles.» Tout ce passage est d'un bel accent.

Note 203: (retour) Paragraphe XXII.

Particulièrement lié à Lausanne et à Genève avec beaucoup d'hérétiques, il sut cultiver et garder jusqu'à la fin leur amitié. Un jour qu'il avait parlé avec beaucoup de feu contre les premiers fauteurs de la Révolution, Mme Huber (de Genève) lui dit: «Oh! mon cher comte, promettez-moi qu'avec votre plume si acérée vous n'écrirez jamais contre M. Necker personnellement.» Elle était un peu cousine de M. Necker. Il promit. A quelque temps de là, vers 1819, à l'occasion, je crois, du congrès de Carlsbad ou d'Aix-la-Chapelle, parut une brochure de l'abbé de Pradt où M. Necker était maltraité. On crut un moment que M. de Maistre en était l'auteur. Quelqu'un le dit à Mme Huber: «Eh bien! votre comte de Maistre, il vous a bien tenu parole....»Elle répondit: «Je n'ai pas lu le livre ni ne le lirai; mais si M. Necker y est attaqué, il n'est pas du comte de Maistre, car il n'a en tout que sa parole.» Belle certitude morale en amitié, de la part d'un de ces chers ennemis!

M. de Maistre, me dit-on encore, était à certains égards un homme inconséquent: il se plaisait à tout, à toute lecture, au trait qui l'attirait. On raconte que Sieyès et M. de Tracy lisaient perpétuellement Voltaire; quand la lecture était finie, ils recommençaient; ils disaient l'un et l'autre que tous les principaux résultats étaient là. M. de Maistre, sans le lire sans doute ainsi par édification, l'ouvrait souvent aussi et par divertissement, pour se mettre en humeur. Telle femme de ses amies n'a connu beaucoup de Voltaire que par lui. Mais c'était à son imagination qu'il accordait ce plaisir, sans jamais laisser entamer l'idée ni la foi. Excursion faite, la conclusion rigoureuse revenait toujours.

Sous ce dernier aspect, on peut le donner comme le plus conséquent des hommes, celui de tous chez qui la foi, l'idée acceptée et crue, était le plus devenue la substance et faisait le plus véritablement loi. A quelque point de la circonférence qu'on le prit, sur toutes les parties et dans tous les points de son être et de sa vie, sa foi entière était à l'instant présente, s'assimilant tout du vrai, et en chaque doctrine qui se présentait, martinisme ou autre, séparant le faux comme à l'aide d'un centre discernant et d'un foyer épurateur; discrimen acre. Ici point de concessions, de doutes, d'influence vaguement reçue, de limites indécises. L'omniprésence de sa foi y pourvoyait. Si j'en crois de bons témoins, il mérite d'être reconnu celui de tous les hommes peut-être en qui un tel phénomène s'est le plus rencontré et qui s'est le moins permis.

Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensée était sûre, sa vie grave; vraiment religieux dans la pratique, il n'avait rien de ce qu'on appelle dévot.

Sur les choses purement politiques, il avait une conviction qu'on pourrait dire secondaire, un peu de ce mépris ultra-montain à l'endroit des puissances par où a commencé feu l'abbé de La Mennais. Il pourrait bien m'être arrivé, écrit-il quelque part très-ingénieusement, le même malheur qu'à Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se trouva avoir blessé une divinité.—Il est persuadé qu'à choses nouvelles il faut hommes nouveaux, et qu'après la Restauration les vieux et lui-même sont hors de pratique.—On lui parlait un jour de quelque défaut d'un de ses souverains: «Un prince, répondit-il, est ce que le fait la nature; le meilleur est celui qu'on a.» Il disait encore: «Je voudrais me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux peuples: Les abus valent mieux que les révolutions; et aux rois: Les abus amènent les révolutions

A l'article de Rome, il n'a nul doute; il accorde tout, et plus même que certains Romains ne voudraient 204. Ce fameux passage des Soirées sur un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a été interprété dans le sens le plus contraire au sien, et il s'en serait révolté, affirment ses amis les plus chers, s'il avait vécu: «Ce serait la pensée la plus capable de réveiller sa cendre, si elle pouvait être réveillée par nos bruits.» Il accordait tout à Rome et tellement, qu'il lui accordait cette évolution nouvelle qu'elle se suggérerait à elle-même; mais il ne l'admettait pas hors de là 205.

Note 204: (retour) Voir ci-après l'Appendice, à la fin du présent volume.
Note 205: (retour) Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu'on a pu s'y méprendre; la voici un peu construite et condensée, comme l'on fait toujours lorsqu'on tire à soi: «Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur la terre, le genre humain ne peut rester en cet état.... Mais attendez que l'AFFINITÉ NATURELLE DE LA RELIGION ET DE LA SCIENCE les réunisse dans la tête d'un seul homme de génie. L'apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux et mettra fin au XVIIIe siècle, qui dure toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier, comme les siècles proprement dits.... Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas.» (Soirées de Saint-Pétersbourg, tome II, pages 279, 288, 294, édition de 1831, Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu composite, je le répète, a été citée et commentée dans les Lettres d'Eugène Rodrigue, mort très-jeune, et l'un des plus vigoureux penseurs de l'école saint-simonienne.

Il eût été attentif, m'assure-t-on, à plusieurs des jeunes tentatives; il l'était toutes les fois qu'il ne voyait pas hostilité décidée. Il jugeait par lui-même, et discernait, sans paresse, sans préjugés; l'originalité se retrouvait en chacun de ses Jugements.—Au reste, il n'a guère eu rien à voir à aucune de ces tentatives que nous appelons nôtres; il était disparu auparavant. Contemporain du XVIIIe siècle, il l'a toujours en présence. Quand il dit notre siècle, c'est de celui-là qu'il s'agit pour lui.

Revenons un peu à ses ouvrages. La Révolution française fut son grand moment, son point de maturité et d'initiation clairvoyante. Tout ce qui était là, même à travers la poussière, même dans le sang, il le vit bien; mais ce qui se prépara ensuite, il n'était plus à côté pour l'observer. De là ses opinions de plus en plus particulières. Son esprit confiné en Russie, dans ce belvédère trop lointain, continua de conclure, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul. Quand il se trouva à Paris un moment, en 1817, sa montre ne marquait plus du tout la même heure que la France: était-ce à l'horloge des Tuileries qu'était toute l'erreur?

Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner; rien toutefois n'est tel que de voir et d'observer en même temps. Si M. de Maistre a compris d'emblée, à ce degré de justesse, la Révolution française, c'est, nous l'avons assez montré, qu'il l'avait vue de près et sentie à fond par sa propre expérience douloureuse. Ce fut là sa grande inspiration originale et vraie. A mesure qu'il s'en éloigne, il va s'enfonçant dans la prédiction; il croit sentir en lui je ne sais qu'elle force indéfinissable, ce que nous appellerions l'entrain d'une grande nature en verve. L'impulsion est donnée; comme Jeanne d'Arc continua de combattre, il continue de prédire après que le Dieu, c'est-à-dire le rayon juste du moment, s'est retiré de lui. Le voilà (ô infirmité humaine!) qui se monte d'autant plus fort et qui tombe dans l'excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique et hautain, encore semé d'aperçus, de lueurs merveilleuses, mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but. A Pétersbourg, il est seul ou n'a affaire qu'à des esprits absolus. La solitude entête; l'aurore boréale illumine; il écrit n'étant qu'à un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l'embrasser, tenir à la fois les deux pôles et l'entre-deux. Dans ce palais des glaces qu'il habite, les objets se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l'illusion. Ce qui est certain, c'est qu'il ne voit plus la France que de loin, par les grands événements extérieurs: ce qui s'y engendre et s'y prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n'a pas de nom encore, il ne le sait pas.

Rien d'étonnant donc, rien d'injurieux à M. Le Maistre, que de reconnaître qu'il lui est arrivé, à cet esprit si élevé et si avide des hautes vérités, la même chose qu'on a précisément remarquée de certains empereurs et conquérants: il a eu ses deux phases. Dans la première, s'il ne marche pas avec, il marche droit du moins sur son temps; il le contredit, il le croise, en le devançant, en l'expliquant. Dans la seconde, il veut pousser son oeuvre individuelle, qu'il croit universelle, son pur paradoxe absolu; il veut faire rétrograder ou dévier son temps, il le violente; ce ne sont plus que des éclats.

En mai 1809, il achevait d'écrire son petit traité sur le Principe générateur des Constitutions politiques. C'est le premier ouvrage de lui qui s'échappa de son portefeuille après son long silence; il le publia à Saint-Pétersbourg dans les premiers mois de 1814206. Un exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu après la Charte: furieux contre la concession royale, le théoricien de la Législation primitive n'eut rien de plus pressé que de faire réimprimer le Principe générateur par manière de contre-partie et de réfutation ad hoc. Louis XVIII, l'auguste auteur, piqué dans sa plus belle page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois il avait écrit une lettre de compliments à l'époque des Considérations. M. de Maistre, apprenant cet imbroglio, s'empressa d'écrire à M. de Blacas pour se justifier de tout dessein de réfutation; il invoqua les deux grandes preuves, l'alibi et l'art de vérifier les dates: il était à Saint-Pétersbourg, il y écrivait l'ouvrage en 1809, il l'y publiait au commencement de 1814, avant que Louis XVIII fût rentré en France. Comme procédé, il avait parfaitement raison, et il demeurait absous. Mais, au fond, M. de Bonald ne s'était pas trompé sur la portée de l'ouvrage, qu'il avait pris au bond. Le Principe générateur, à chaque page, est comme un soufflet donné à la Charte et à nos constitutions écrites.

Note 206: (retour) M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe générateur fut publié à Saint-Pétersbourg dès 1810; l'exact Quérard le porte à cette année également; mais je crois que c'est une méprise qui provient de la date mise à l'ouvrage (mai 1809). L'auteur dit positivement dans la préface qu'il garde son opuscule en portefeuille depuis cinq ans.

Déjà dans les Considérations, M. de Maistre avait fort insisté sur l'ancienne constitution monarchique écrite es-coeurs des Français; il revient expressément ici sur l'origine divine de toute constitution destinée à vivre. Nourri de l'antiquité, abreuvé à ses hautes sources et à ses sacrés réservoirs, il comprend la force et nous révèle le génie inhérent des législateurs primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il est lui-même, comme esprit, de cette lignée des Pythagore et des Platon; il en retrouve et en fait puissamment sentir l'inspiration politique et civile, voisine du sanctuaire; en ce sens on a eu raison de dire ce beau mot, qu'il est le Prophète du passé207.

Note 207: (retour) Ballanche, Prolégomènes.

Mais un autre ordre de temps est venu; de nouvelles conditions générales ont été introduites dans le monde; un Lycurgue s'y briserait. Il faut subir son temps pour agir sur lui. M. de Maistre ne voit que les principes antiques, et les voyant vivants et pratiqués (avec moins de rigueur pourtant qu'il ne le dit) dans le passé, dans un passé récent, il a l'air de croire qu'on pourra les replanter exactement tels ou à peu près dans l'avenir, dans un avenir prochain; il se trompe. Ces principes, autrefois et hier encore vivants, ainsi replantés, deviennent aussi abstraits et aussi morts que ceux des constitutionistes et des faiseurs sur papier dont il se moque. On ne replante pas à volonté les grands et vieux arbres; et des nouveaux, c'est le cas, pour le réfuter, de dire avec lui: Rien de grand n'a de grand commencement, crescit occulto velut arbor cevo. En effet, à travers ce qu'il appelle un pur interrègne, un chaos, quelque chose en dessous s'est péniblement formé, ou du moins trituré, pétri, préparé; c'est ce quelque chose de nouveau et de mixte qui doit faire le fond du prochain régime et qui doit vivre. Il manquait à M. de Maistre, absent, de l'avoir vu de près, encore sans nom (car le nom de tiers-état dont Sieyès l'avait baptisé au début n'était que l'ancien). La Constitution de l'an III, dont l'auteur des Considérations se moque, tenait déjà compte à sa manière, autant qu'elle le pouvait dans l'effervescence, de cette moyenne encore informe de la nation que les journées de Fructidor et autres coups d'État refoulèrent. Le Consulat surtout en tint compte et s'y fonda; l'Empire à la fin la méconnut tout à fait et se perdit. C'est également pour avoir méconnu ce quelque chose de mixte qu'elle avait tant contribué à créer et à organiser, que la Restauration a péri; c'est parce qu'il le respecte, qu'il l'accommode, et qu'en gros il le contente, que le régime présent est en train de vivre. Il oublie même un peu trop de le diriger, et il y cède trop.—Soit.—C'est le défaut contraire au précédent.—Ce n'est pas un très noble régime, dira-t-on, qu'un tel régime représentatif et monarchique, avec une seule hérédité, sans aristocratie véritable, sans démocratie entière et Franche.—Non: mais c'est un régime sensé, modéré, tolérable assurément, et, qui plus est, assez heureux.—Mais vivra-t-il? s'écriera le théoricien absolu; qu'on ne me parle pas de cet enfant au maillot! Combien a-t-il d'années? Qu'on attende!—Oui, on attendra. Je ne répondrai point que cette forme de gouvernement elle-même ne soit une préparation, un intervalle, une transition à de plus souveraines. Mais toutes les formes de gouvernement en sont là. Il suffit qu'elles vivent avec honneur un certain laps d'années, et qu'elles procurent durant ce temps à un certain nombre de générations repos et bonheur, de la manière dont celles-ci l'entendent. Après quoi ces formes passent, elles se brisent, elles se transforment. Les historiens, les théoriciens viennent alors, les dégagent de ce qui les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des contemporains, et en font à leur tour des principes et des systèmes qu'ils opposent aux nouvelles formes naissantes et à peine ébauchées. Ainsi va le monde; et, pour qui a la tournure d'esprit religieuse, il y a moyen encore, dans tout cela, de retrouver Dieu.—Je crois avoir répondu fort terre-à-terre, mais non pas trop indirectement, à la doctrine du Principe générateur.

En traduisant et en publiant (1816) avec des additions et des notes le traité de Plutarque sur les Délais de la Justice divine dans la Punition des Coupables, M. de Maistre donnait la mesure de la largeur et de la spiritualité de son christianisme; en se faisant l'introducteur et comme l'hôte généreux du sage païen, il disait à tous que les bras toujours ouverts de son Christ n'étaient pas étroits. Son fameux ouvrage du Pape, publié en 1819, semblait au contraire rétrécir et rehausser singulièrement le seuil du temple. Il n'aurait voulu que le rendre à jamais stable et visible, en le fondant sur le rocher.

M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique. Il était pénétré du gouvernement temporel de la Providence et en avait vu les coups de foudre dans notre Révolution; mais, au lieu de se borner à reconnaître et à constater, il s'avisa de vouloir compter en quelque sorte ces coups, d'en sonder la loi mystérieuse et de remonter au dessein suprême. Son esprit positif et précis ne pouvait s'accommoder d'une vague idée et d'un à-peu-près de Providence, ne se manifestant que çà et là. Or, pour faire cette Providence complète et vigilante, et sans cesse unie à l'homme, il fallait lui trouver un organe et un oracle permanent. Il n'était pas homme, comme les mystiques, comme Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais quelle petite Église secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse, dont le sacerdoce catholique n'eût été qu'un simulacre sans vertu, une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protestants et aux chrétiens libres, disséminés, croyant à la Bible sans interprète, c'est-à-dire, selon lui, à l'écriture sans la parole et sans la vie, il ne s'y arrêtait même pas. Pour lui, le siège et l'instrument de la chose sacrée devait être manifeste et usuel, visible et accessible à toute la terre; ce ne pouvait être que Rome; et comme les objections abondaient, il se fit fort de les lever historiquement, dogmatiquement, et de tout expliquer: tour de force dont il s'est acquitté moyennant quelques exploits incroyables de raisonnement, moyennant surtout quelques entorses çà et là à l'exactitude et à l'impartialité historiques, comme Voltaire, Daunou et les autres détracteurs en ont donné dans l'autre sens; mais les entorses de De Maistre sont magnifiques et à la Michel-Ange. Les autres, les enragés et les malins, n'ont donné que des crocs-en-jambe.

Je sais tout ce qu'on peut opposer de front et dans le détail à une pareille théorie et à l'histoire qu'elle suppose et qu'elle impose. De ce qu'une chose, selon qu'il le croit, est nécessaire pour le salut moral du genre humain, M. de Maistre en conclut qu'elle est et qu'elle est vraie. Ce raisonnement est héroïque, il mène loin. Chaque esprit systématique, au nom du même raisonnement, va nous apporter sa promesse ou sa menace. M. de Maistre nous dira que, lui, il ne rêve pas, qu'il y a possession pour son idée, qu'il y a le fait subsistant et reconnu; mais ce fait lui-même est une question. Pourtant, jusque dans l'excès de sa théorie pontificale, M. de Maistre ne faisait encore que marquer sa foi vive et à tout prix au gouvernement providentiel. Bien des historiens et des philosophes nous parlent dans leurs discours officiels de la Providence, de laquelle ils ne se préoccupent pas du tout ailleurs, ne la prenant que comme il prennent leur toque ou leur bonnet de cérémonie. Le problème qui consiste à chercher à cette Providence un signe distinct, un fanal terrestre, auquel on puisse la reconnaître pour s'y diriger, demeure tout entier pendant et nous écrase. Les politiques, (je ne les en blâme pas) et tous les intéressés qui font semblant de croire ont beau voiler l'abîme rouvert, l'anxiété douloureuse de bien des âmes le trahit. Entre une Rome à laquelle on ne croit plus qu'assez difficilement, et une Providence philosophique qui n'est guère qu'un mot vague pour les discours d'apparat, bien des esprits inquiets et sincères se réfugient dans une sorte de religion de la nature et de l'ordre absolu, qui a déjà essayé plusieurs costumes en ces derniers temps.

I1 n'entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter historiquement un livre tel que celui du Pape; dogmatiquement, ce n'est point aux sceptiques qu'il s'adresse, la couleuvre serait trop forte du premier coup. C'est aux chrétiens plus ou moins séparés et pourtant fidèles encore à la hiérarchie, c'est aux catholiques gallicans, aux épiscopaux anglicans, aux Églises grecques photiennes, qu'il va chercher querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand, mâle, éclairé d'images, simple d'ordinaire, avec des taches d'affectation; si on peut noter du mauvais goût par points, on n'y rencontre jamais du moins de déclamation ni de phrases. Il y a du sophiste, a-t-on dit; soit; mais il n'y a jamais de rhéteur. Arrangez cela comme vous voudrez.

Quelles que soient les croyances ou les non-croyances du lecteur, il ne peut qu'admirer historiquement le beau passage (livre II, chapitre V) sur la translation de l'empire à Constantinople et sur la fable de la donation, qui est très-vraie. De telles vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent bien de petits excès. Un résultat incontestable qu'aura obtenu M. de Maistre, c'est qu'on n'écrira plus sur la papauté après lui, comme on se serait permis de le faire auparavant. On y regardera désormais à deux fois, on s'avancera en vue du brillant et provoquant défenseur, sous l'inspection de sa grande ombre. Tout en le combattant, on l'abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après, il les amène sur son terrain, il les traîne à la remorque. N'est-ce pas une partie de ce qu'il a voulu?

Un fait positif et piquant, c'est que, dans ce terrible ouvrage du Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait?) adoucies, plus d'un trait relatif à Bossuet, par exemple. J'ai eu l'honneur de connaître à Lyon le savant respectable et modeste 208 que M. de Maistre n'avait jamais vu, mais à qui il avait accordé entière confiance; ce fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de librairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l'édition du Pape et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance régulière s'était engagée, dans laquelle le consciencieux éditeur ne ménageait pas les objections, les critiques; M. de Maistre s'y montrait bien souvent docile, et avec une remarquable facilité, dénué en effet de toute prétention littéraire proprement dite, comme un homme du monde dont ce n'était pas le métier. Il n'y avait que les cas réservés où l'idée de ces damnés Parisiens lui revenait en tête et le faisait insister sur sa phrase: «Laissons cela, ils aimeront cela;» ou bien: «Bah! laissons-leur cet os à ronger.» Je prends plaisir à répéter ce mot qui est une clef essentielle dans le De Maistre.

Note 208: (retour) M. Déplace. Voir sur cet homme de bien la très-utile Notice de M. Collombel, laquelle confirme et développe pleinement nos assertions. J'en donne un extrait dans l'Appendice ci-après, à la fin de ce volume.

Le livre intitulé de l'Église gallicane dans son rapport avec le souverain Pontife n'est qu'un appendice du Pape. Écrit en 1817 à la fin du séjour en Russie, il ne parut qu'en 1821, vers le temps de la mort de l'auteur, qui en avait disposé lui-même la publication par une préface d'août 1820. c'est dans ce fameux pamphlet qu'il s'attaque plus expressément à Bossuet et à Pascal, à Port-Royal et au jansénisme. Le chapitre dans lequel j'ai dû examiner et réfuter cette polémique fait partie de l'ouvrage sur Port-Royal que je continue, et il est tout entier écrit depuis longtemps. Dans un sujet que j'ai étudié assez à fond et sur un terrain circonscrit où je me sens le pied solide, je ne crains pas d'affronter, de choquer M. de Maistre, qui y arrive avec quelque peu de cette légèreté et de ce bel air superficiel qu'il a reproché à tant d'autres. Mais détacher et donner ici ce chapitre serait chose impossible pour l'étendue, et même peu assortie pour le ton. Quand je fais le portrait d'un personnage, et tant que je le fais, je me considère toujours un peu comme chez lui; je tâche de ne point le flatter, mais parfois je le ménage; dans tous les cas, je l'entoure de soins et d'une sorte de déférence, pour le faire parler, pour le bien entendre, pour lui rendre cette justice bienveillante qui le plus souvent ne s'éclaire que de près. Lorsqu'une fois cette tâche est remplie, je me retrouve au-dehors, je suis en mesure de m'exprimer plus librement, me souvenant toujours, s'il est possible, de ce que j'ai dit et jugé; mais je parle plus haut, s'il est besoin, et du ton que m'inspire la rencontre. Telle est ma morale en ce genre de critique et de portraiture littéraire; c'est ainsi que j'observe les moeurs de mon sujet.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg suivirent de près l'Église gallicane, et parurent la même année (1821). Il ne leur manque, pour être complètes, que quelques pages du dernier Entretien, et une autre Soirée de conclusion que l'auteur voulait ajouter sur la Russie, par reconnaissance de l'hospitalité qu'il y avait trouvée. Les Soirées sont le plus beau livre de M. de Maistre 209, le plus durable, celui qui s'adresse à la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et intelligents. On ne lit plus Bonald, on relit comme au premier jour son libre et mordant coopérateur. Chez lui, l'imagination et la couleur au sein d'une haute pensée rendent à jamais présents les éternels problèmes. L'origine du mal, l'origine des langues, les destinées futures de l'humanité,—pourquoi la guerre?—pourquoi le juste souffre?—qu'est-ce que le sacrifice?—qu'est-ce que la prière?—l'auteur s'attaque à tous ces pourquoi, les perce en tous sens et les tourmente: il en fait jaillir de belles visions. La forme d'entretien amène à chaque pas la variété, l'imprévu, met en jeu l'érudition, justifie la boutade et le sarcasme, tout en laissant jour à l'effusion et à l'éloquence. Le chevalier, le Français, homme du monde et honnête homme, c'est le bon sens noble, ouvert et loyal; le sénateur, le Russe-grec, c'est la science élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière, c'est l'élan philosophique; le comte est ou veut être le théosophe prudent et rigoureux: on a, dans ce concert des trois, quelque chose d'un Platon chrétien. Celui qui consent à se laisser emporter dans cette sphère supérieure, et à diriger son regard selon le rayon, sent par degrés, en montant, de grandes difficultés s'aplanir, et bien des notes discordantes d'ici-bas s'apaiser en harmonie.

Note 209: (retour) «Les Soirées sont mon ouvrage chéri. J'y ai versé ma tête; ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais.» Lettre du comte de Maistre ù M. Déplace, du 11 décembre 1820.

En lisant les Soirées, on se demande involontairement: M. de Maistre était-il donc un pur catholique du passé? Ne se rattachait-il par aucune vue, par aucun éclair, à ce christianisme futur dont M. de Chateaubriand lui-même, en ses derniers écrits, semble ne pas répudier la venue 210, dont M. Ballanche a semblé, dès l'abord, ouïr et répéter avec douceur les Vagues échos? M. de Maistre, malgré tout ce qu'on peut dire, en croyant bien n'en pas être, et en protestant contre, n'y conspirait-il point, autant que personne, par mainte pensée hautement échappée? Et s'il n'y a rien de nouveau en lui, comment se fait-il que, sur ses drapeaux, la plus novatrice des sectes religieuses de notre âge ait pu inscrire à son heure tant de paroles prophétiques, à lui empruntées, pour manifeste et pour devise?

Note 210: (retour) Voir les Études historiques, chapitre de l'exposition «Le christianisme n'est point le cercle inflexible de Bossuet; c'est un cercle qui s'étend à mesure que la société se développe...»

Ce sont là des questions que nous posons à peine, mais qui se lèvent devant nous; et comme la lecture de De Maistre met, bon gré mal gré, en train de prédire, nous nous risquerons à ajouter: Quoi qu'il puisse arriver dans un avenir quelconque, et même (pour ne reculer devant aucune prévision), même si quelque chose en religion devait définitivement triompher qui ne fût pas le catholicisme pur, que ce fût une convergence de toutes les opinions et croyances chrétiennes, ou toute autre espèce de communion, De Maistre aurait encore assez bien compris l'alternative à l'heure de crise, il aurait assez ouvert les perspectives profondes et assez plongé avant son regard, pour s'honorer à jamais, comme génie, aux yeux des générations futures vivant sous une autre loi; il ne leur paraîtrait à aucun titre un Julien réfractaire, mais bien plutôt encore une manière de prophète à contre-coeur comme Cassandre, une sibylle merveilleuse.

C'est trop nous hasarder à ces extrémités d'horizon où l'absurde et le possible se touchent; rentrons vite dans la limite qui nous convient. Qu'on ne vienne pas tant s'étonner, après les Soirées, que M. de Maistre, étranger, ait si bien écrit dans notre langue: quand on est de cette taille comme écrivain, on a droit de n'être pas traité avec cette condescendance. Compatriote de saint François de Sales, il écrit dans sa langue, qui se trouve en môme temps la nôtre, dans une langue postérieure à celle de Montesquieu, et qui tient de celle-ci pour les beautés comme pour les défauts. Son style, je le répète, est ferme, élevé, simple; c'est un des grands styles du temps. S'il y a du Sénèque, comme on l'a remarqué ingénieusement, où donc n'y en a-t-il pas aujourd'hui? Mais chez lui les défauts de goût, notez-le bien, ne sont que passagers, pas beaucoup plus forts, après tout, que ceux de Montesquieu lui-même. Et ce style a l'avantage d'être tout d'une pièce, portant en soi ses défauts, sans rien de plaqué comme chez d'autres talents qu'à bon droit encore on admire.

Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d'une qualité qui fait le charme principal des écrits de son frère.—une certaine naïveté gracieuse et négligente, la molle atque facetum, l'aphelia. Je tiens de bonne source que la première fois qu'il eut entre les mains le Voyage autour de ma Chambre, il n'en sentit pas toute la finesse légère. Il y avait même fait des corrections et ajouté des développements qui nuisaient singulièrement à l'atticisme de ce charmant opuscule; mais il eut assez de confiance dans le goût d'une femme, d'une amie, qu'il voyait alors beaucoup à Lausanne, pour sacrifier ses corrections et rétablir le Voyage, à peu de chose près, dans sa simplicité primitive. Lorsque plus tard à Saint-Pétersbourg, en 1812, il en donna une nouvelle édition en y joignant le Lépreux, il y mit une préface spirituelle assurément, mais un peu roide et prétentieuse dans son persiflage. Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu s'empêcher d'être guindé dans le Temple de Gnide?

M. Villemain nous a appris que cette gracieuse navigation sur la Néwa, qui fait comme l'entrée en scène et la bordure des Soirées, est de la plume du comte Xavier: alliance délicate! déférence touchante! Il s'agissait d'un paysage; M. de Maistre ne s'était pas cru capable de le peindre.

Je voile ses Lettres sur l'Inquisition (1822); on les passerait à peine à un homme d'esprit, très-nerveux, qui aurait été condamné à subir du Dulaure toute sa vie. En insistant outre mesure sur un sujet odieux et pénible que la déclamation avait exploité sans doute, et où peut-être il y avait des amendements historiques à proposer, M. de Maistre a trop oublié que, là où il s'agit de sang versé et de tortures, la discussion extrême, le summum jus a tort. Il est des endroits sensibles de l'humanité qu'il ne faut pas retourner rudement, pas plus que, dans un hôpital, certaines plaies du malade, pour se donner le plaisir de faire une démonstration théorique et anatomique exacte.

On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les ordres et de toutes les robes, bien de ces subtilités et de ces saletés que Pascal a dénoncées particulièrement chez les Révérends Pères; on trouverait, je le crois, dans les greffes des anciens Parlements, beaucoup de ces horreurs qu'on est convenu d'imputer surtout à l'Inquisition; mais qu'importe? il est un degré de récidive et d'habitude où l'on endosse très-justement (pour parler comme de Maistre) les délits du voisin, et où l'on paye pour les autres: Escobar ni l'Inquisition ne s'en relèveront.

Pour le Bacon, c'est autre chose, et, si maltraité qu'il ait pu paraître du fait de notre auteur, il est de force à soutenir l'assaut. M. de Maistre n'a pas été amené d'emblée à combattre Bacon, pas plus que Voltaire. Extraordinairement frappé de la Révolution française (il faut toujours en revenir là), l'ayant jugée satanique dans son esprit, il en vint à se retourner contre Rousseau d'abord, puis surtout contre Voltaire, comme étant le grand auteur satanique et anti-chrétien. Quant à Bacon, il y mit plus de temps et de détours; il aimait évidemment à le lire et à le citer. Cette belle parole du moraliste, que la religion est l'aromate qui empêche la science de se corrompre, lui revient souvent. Pourtant, il nous l'avoue, à voir les éloges universels et assourdissants décernés à Bacon par tout le XVIIIe siècle encyclopédique, il entra en véhémente suspicion à son égard, et depuis ce moment le procès du chancelier commença. Il l'avait pincé déjà en plus d'un passage des Soirées; mais ce n'était pas incidemment qu'il pouvait avoir raison d'un tel accusé; passe pour Locke, simple bourgeois en philosophie, dont il avait fait justice en un Entretien 211.

Note 211: (retour) Dans le VIe. C'est dans le Ve qu'il avait commencé à accoster Bacon, à lui porter tant de piquantes atteintes: «Bacon fut un baromètre qui annonça le beau temps, et, parce qu'il l'annonçait, on crut qu'il l'avait fait.» Et lorsque, ne voulant pas de lui pour soleil, il essaie de se rabattre à une aurore: «Et même, ajoute-t-il, on pourrait y trouver de l'exagération, car lorsque Bacon se leva, il était au moins dix heures du matin.» Une telle escarmouche aurait paru à tout autre un combat, mais, pour de Maistre, c'était peloter en attendant partie.

M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour pénétrer les ennemis cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon), pour les démasquer dans leurs circuits et leurs ruses. Il crut voir en Bacon un tel adversaire tout fourré d'hermine, et dès lors il se fit devoir et plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c'était une maladresse de diminuer le nombre des grands partisans prétendus du christianisme et d'en retrancher Bacon, que c'était tirer sur ses troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler à sa manière, franche simplicité, si ce n'est duplicité. C'est, en effet, traiter le christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de ménagements et d'être dorloté. Cet ordre de considérations anodines ne fait rien à l'affaire, à la vérité, qui est de savoir si Bacon a inventé ou non une méthode, et dans quelle vue il la voulait, et où cela menait. Dès qu'une fois De Maistre interroge, il est évident qu'il se ressouvient de son métier de magistrat; il n'a point appris à procéder comme nos bons jurés. La manière si habituelle en ce monde de prendre les choses par la queue est l'opposé de la sienne, qui allait d'abord au chef, à la racine.

Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu'il intente à Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a été très-peu défendu. Les chefs de l'école éclectique régnante n'ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du précurseur de Locke ce soufflet solennel qu'ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de lui donner 212. Je n'ai pas assez lu ni étudié Bacon pour avoir droit d'exprimer sur son compte une idée complète; mais toutes les fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé par les éloges en quelque sorte fanatiques que je voyais décerner invariablement à Bacon en tête de chaque préface, dans tout livre de physique, de physiologie et de philosophie, j'essayai de l'aborder, je fus assez surpris d'y trouver un tout autre homme que celui de la méthode expérimentale stricte et simple qu'on préconisait 213; j'y trouvai un heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein d'idées et de vues dont quelques-unes hasardées et même superstitieuses, mais surtout riche de projets ingénieux, d'aperçus attrayants (hints, impetus), d'observations morales revêtues d'une belle forme, dorées d'une belle veine, et capables de faire axiome avec éclat. Une telle gloire, où l'imagination a sa part dans la science pour la féconder, en vaut bien une autre, ce me semble.

Note 212: (retour) L'attaque de De Maistre a plutôt mis en train contre Bacon. M. F. Huet, dans une thèse ingénieuse (1838), s'est attaché à évincer tout à fait Bacon, comme autorité, du domaine de la philosophie intellectuelle; il lui a refusé toute initiative essentielle en cette partie. Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Riaux, qui a mis une judicieuse introduction aux Oeuvres de Bacon (Charpentier, 1843), s'est tenu dans un milieu plus spécieux, plus vraisemblable. Il faut regretter que l'utile et savant travail de M. Bouillet (Oeuvres de Bacon, 1834) ait paru avant l'attaque de De Maistre. J'indiquerai encore un sage article de M. Diodati (Bibliothèque universelle de Genève, janvier 1837). Dans le journal l'Européen (février 1837), M. Buchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres celle-ci, que jusqu'à présent on citait Bacon à tort et à travers, et qu'un résultat de l'ouvrage de M. de Maistre sera du moins qu'on n'osera plus invoquer l'oracle contesté qu'en pleine connaissance de cause.
Note 213: (retour) Quelques-uns des purs de l'extrême XVIIIème siècle, qui y avaient regardé de très-près (comme Daunou), estimaient moins Bacon, mais c'était un secret qu'on se gardait.

M. de Maistre n'était pas homme à y rester insensible, et il se serait maintenu, on peut l'affirmer, plus favorable à Bacon, s'il n'avait aussi été impatienté de tout ce qu'on a débité de lieux-communs à son propos. C'est bien là l'effet, par exemple, que devait produire Garat, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des anciennes Écoles normales: il trouva moyen de mettre hors des gonds l'excellent Saint-Martin, l'un des élèves, lequel, tout pacifique qu'il était, l'attaqua sur ses prétentions baconiennes avec chaleur et, qui plus est, netteté, mais en rendant tout respect à Bacon 214.—Beaucoup des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le répéter?) les éclats d'un homme d'esprit impatienté d'avoir entendu durant des heures force sottises, et qui n'y tient plus; les nerfs s'en mêlent: il va lui-même au delà du but, comme pour faire payer l'arriéré de son ennui.

Note 214: (retour) Voir au tome III des Séances des Écoles normales (édit. de 1801), page 113; Saint-Martin y marque énergiquement combien personne ne ressemble moins au simple et mince Condillac que l'ample et fertile Bacon: «Quoiqu'il me laisse beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non-seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus... Je suis bien sûr que j'aurais été entendu de lui, et j'ai lieu de croire que je ne l'aurais pas été de Condillac.... Aussi l'on voit bien qu'il vous gêne un peu. Après vous être établi son disciple, vous n'approchez de son école que sobrement et avec précaution.»

Cet examen de Bacon, publié seulement en 1836, aurait-il été modifié, complété, c'est-à-dire adouci par lui, s'il l'avait lui-même donné au public? On y sent, au ton de la querelle, un tête-à-tête de cabinet et toute la liberté du huis clos. On m'assure qu'il le considérait comme un ouvrage terminé, sauf la préface qu'il avait dans la tête, disait-il toujours. Pensons du moins qu'il aurait soigneusement vérifié sur place tous les textes, afin d'éviter le reproche d'avoir quelquefois prêté, par aggravation, au sens de celui qu'il inculpait. Dans aucun de ses livres d'ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus brillamment et plus profondément lui-même. Les chapitres des causes finales et de l'union de la religion et de la science renferment sur l'ordre et la proportion de l'univers, sur l'art, sur la peinture chrétienne, sur le beau, quelques-unes, certes, des plus belles pages qui aient jamais été écrites dans une langue humaine. On y lit cette définition qu'il faudrait graver en lettres d'or, et qui explique, hélas! si bien l'absence de son objet en de certains âges: «Le Beau, dans tous les «genres imaginables, est ce qui plaît à la vertu éclairée

Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et défini Aristote comme pas un de l'école ne l'eût fait; on sent de quel avantage pour lui c'a été de pratiquer de près et sans intermédiaire ces hauts modèles 215; ni Bonald, ni Lamennais 216, ni aucun de ce bord catholique, n'a été trempé de forte science comme lui. Et il sent l'antiquité non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et Pythagore, mais jusque dans celui qu'il appelle, avec un mélange de respect et de charme, le docte et élégant Ovide. Puis, tout en goûtant ces savoureuses douceurs, il ne s'y laisse point piper ni amuser; il veut le sens, le but sérieux. Si abeille qu'il soit, c'est à la ruche qu'il revient toujours. Un de ses plus vrais griefs contre Bacon, c'est qu'il le voit comme une plume de paon de la philosophie, un bel-esprit amoureux de l'expression et content quand il a dit: les Géorgiques de l'âme.

Note 215: (retour) Il voulut tout lire à la source; il apprit l'allemand pour mieux pénétrer tout Kant. Sur un exemplaire de ce philosophe, il avait écrit en tête: Placo putrefactus.
Note 216: (retour) Quand je parle de Lamennais dans cet article, il va sans dire que c'est toujours du Lamennais d'avant George Sand, d'un Lamennais antédiluvien; ils lurent en correspondance, de Maistre et lui. «M. de Maistre pourtant (et l'éloquent novateur s'en plaignait) ne comprenait pas son second volume de l'Indifférence,» ce qui signifie qu'il lui faisait des objections et n'entrait pas volontiers dans cette méthode un peu trop scolastique et logique avec son esprit platonicien. Au reste, il est trop clair aujourd'hui qu'ils n'ont jamais dû s'entendre pleinement. Quant à M. de Bonald, M. de Maistre ne le vit jamais, mais ils s'écrivaient aussi; l'ouvrage du Pape lui fut adressé par l'auteur en offrande avec une épigramme de Martial, un xénion. Voilà le gentil Martial en bien grave message.

En cela même nous croyons que M. de Maistre se montre infiniment trop sévère. Et nous aussi, simple historien littéraire, il est un côté par lequel nous ne saurions assez vénérer Bacon et le saluer, comme notre premier guide et inventeur. Qu'on lise, au livre II De Augmentis Scientiarum, le chapitre IV, dans lequel, distinguant les différentes espèces d'histoire civile, 1° l'ecclésiastique ou sacrée, 2° la civile proprement dite, 3° la littéraire, il s'attache à dessiner le cadre de celle-ci, comme entièrement absente. «Et pourtant, dit-il avec cet éclat ingénieux qui lui est propre, l'histoire du monde dénuée de cette partie essentielle, c'est la statue de Polyphème à qui on aurait arraché son oeil.» Tout le plan qu'il trace dans cette page est admirable d'ordre et de soins, de conseils de détail, et n'a pas cessé d'être le programme de tout historien, de tout biographe littéraire digne de ce nom. Il sait très-bien insister sur ce qu'il ne s'agit pas ici de procéder à la manière des critiques, de perdre son temps à louer ou à blâmer, mais qu'il importe de raconter, d'expliquer les choses elles-mêmes historiquement, avec intervention sobre de jugements. Il insiste encore sur ce qu'il ne s'agit pas seulement de compiler, de prendre chez les historiens et les critiques une matière toute digérée, mais de saisir par ordre les livres essentiels, les monuments principaux, chacun dans son moment, et alors, non pas en les lisant jusqu'au bout et tout entiers, mais en les dégustant, en sachant en saisir l'objet, le style, la méthode, d'évoquer par une sorte d'enchantement magique le génie littéraire d'un temps.—Et cela, il le conseille, non point pour la pure gloire des lettres, non pour le pur amour ardent qu'il leur porte (bien qu'il en soit dévoré), non par pure curiosité poussée à l'extrême (avis à nous autres, amateurs trop minutieux!), mais dans un but plus sérieux et plus grave, pour suggérer aux doctes dans l'usage et l'administration de leur science un meilleur régime, de meilleures méthodes, une prudence et une sagacité plus éclairées. «Il y a lieu, ajoute-t-il en concluant, de se donner le spectacle des mouvements et des perturbations, des bonnes et des mauvaises veines, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre civil, et d'en profiter.»—Ainsi s'exprime Bacon en termes formels, et ce n'est que de nos jours, et depuis très-peu d'années, qu'en France une telle histoire est ébauchée à grand'-peine!

Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respectueux, si notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix si hautes et si imposantes, nous lui dirions:

«Consolez-vous, Ombre illustre! ils avaient voulu faire de vous un chef de leur école, un précurseur d'eux-mêmes, et vous avaient tiré à eux, ajusté à leur taille, et présenté sous un jour étroit, faux et dans lequel, en vous idolâtrant sans cesse, ils vous avaient diminué. D'autres sont venus qui ont défait tout cela, qui vous ont rejeté de leur philosophie, laquelle (je leur en demande bien pardon), pour être plus savante et moins maigre que la précédente, me semble bien artificielle aussi. Consolez-vous encore une fois d'être hors de toutes ces questions d'école, car qui dit école dit une chose officielle, convenue et à demi mensongère, et qui, d'un côté ou d'un autre, croulera. Excommunié par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les héritiers de ce Descartes qui ne doutait de rien, restez, vous, ce que vous étiez,—un libre et hardi investigateur de toute noble étude, un amateur éclairé de toute connaissance et de toute belle pensée, un écrivain éclatant et perçant, dont les mots honorent tous les sentiers où vous avez passé, et avec qui l'on trouve à s'enrichir chaque jour, dans quelque voie que l'on s'engage. Restez vous-même, ô Bacon! et, quelle qu'ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez salué à jamais un des auteurs originaux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de l'humaine culture!»

Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste correspondance. Un grand nombre des lettres qu'il écrivait, par le sérieux des questions et le développement qu'il y donne, seraient dignes de l'impression. On en a pu juger d'après le peu qui s'est échappé çà et là, et qu'on a publié dans divers journaux 217. A tous les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilité exquise, qu'il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de charme idéal pour sa vie austère; il recherchait volontiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d'extraire quelques passages d'une de ces correspondances, qui date des années 1812-1814. Je prendrai presque au hasard; l'homme saisi dans l'intimité achèvera de s'y dessiner.

Note 217: (retour) Voir le Mémorial catholique, juin et juillet 1824; le journal la Presse, 8 novembre 1836; l'Institut catholique, recueil mensuel qui se publie à Lyon, tome IV, août 1843, etc., etc.

«..... Je me tiens très-honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame) de vous avoir appris un mot; mais ce qui me serait un peu plus agréable, ce serait de jouir avec vous de la chose même dont je n'ai pu vous apprendre que le nom. Castelliser avec votre famille serait pour moi un état extrêmement doux, et puisque vous y seriez, il faudrait bien prendre patience; mais, hélas! il n'y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé; il ne me reste que des coeurs; c'est une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L'estime que vous voulez bien m'accorder est mise par moi au rang de ces possessions précieuses qu'heureusement personne n'a droit de confisquer. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errants protégeaient les dames; aujourd'hui c'est aux dames à protéger les chevaliers errants: ainsi, trouvez bon que je me place sous votre suzeraineté.» «.... Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre ami—, qui aime mieux manquer de tout à Paris que d'être ici à sa place, au sein d'une grande et honorable aisance; mais regardez-y bien, vous y verrez la démonstration de ce que j'ai eu l'honneur de vous dire mille fois: je suis moins sûr de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d'un profond ulcère dans le fond de ce coeur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce monde n'est qu'une représentation; partout on met les apparences à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c'est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où? mais quand? mais à quelle dose? C'est ce qu'on ignore. Rien n'empêche que l'acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre; alors donc lorsqu'il lui dira:

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire, il dit la vérité. Mais s'il avait envie de l'étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens imitent bien l'homme! Nous, de notre côté, nous déployons le même talent dans le drame du monde, tant l'homme imite bien le comédien! Comment se tirer de là?»

«....Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l'assurer, dès que j'ai eu connaissance de l'incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo... Ah! le vilain monde! souffrances si l'on aime, souffrances si l'on n'aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit Chateaubriand, dans une coupe d'absinthe.—Bois, mon enfant, c'est pour te guérir.—Bien obligé; cependant, j'aimerais mieux du sucre.—A propos de sucre, j'ai reçu votre lettre du....»

Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien précieuses et maniérées; mais ce qui paraît tel au lecteur a souvent été une pure plaisanterie agréable de société:

«....Que dire de ce que nous voyons? rien. Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles? Nous en verrons d'autres, tenez cela pour sûr, et ne croyez pas que rien finisse comme on l'imagine. Les Français seront flagellés, tourmentés, massacrés, rien n'est plus juste, mais point du tout humiliés. Sans les autres, et peut-être malgré les autres, ils feront...—Eh! quoi donc?—Ah! madame, tout ce qu'il faut et tout ce qu'on n'attendait pas. Voilà un vers qui est tombé de ma plume, mais n'ayez pas peur de la rime, c'est bien assez de la raison.»

«Que vous aurez de choses à nous dire (1813), et que j'aurai pour mon compte de plaisir à vous entendre! Je vous ai envié celui de parcourir un pays si intéressant (la Prusse probablement) dans un moment d'enthousiasme et d'inspiration. Je ne cesserai de le dire comme de le croire, l'homme ne vaut que parce qu'il croit. Qui ne croit rien ne vaut rien. Ce n'est pas qu'il faille croire des sornettes; mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. Nous en parlerons plus longuement. Quel immense sujet, madame, que les considérations politiques dans leurs rapports avec de plus hautes considérations!

Tout se tient, tout s'accroche, tout se marie; et lors même que l'ensemble échappe à nos faibles yeux, c'est une consolation cependant de savoir que cet ensemble existe, et de lui rendre hommage dans l'auguste brouillard où il se cache 218.—Depuis que vous nous avez quittés, j'ai beaucoup griffonné, mais je ne suis pas tenté de faire une visite à M. Antoine Pluchard 219. Il n'y a point ici un théâtre pour parler un certain langage. Le grand théâtre 220 est maintenant fermé, et qui sait si et quand et comment il se rouvrira?

Note 218: (retour) Voilà l'expression humble et vraie d'une sorte d'obscurité humaine jusqu'au sein de la foi; il en a tenu trop peu de compte dans ses écrits.—Se rappeler pourtant le beau passage assez analogue des Considérations, que j'ai cité au commencement de cet article.
Note 219: (retour) Le libraire-imprimeur à Pétersbourg.
Note 220: (retour) Toujours la France.

Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait me donner audience, mais sans aucun projet quelconque que celui de laisser tout à Rodolphe 221. Si par hasard, pendant que je me promène encore sur cette pauvre planète, il se présentait un de ces moments d'à-propos sur lesquels le tact ne se trompe guère, je dirais à mes chiffons: Partez, muscade! mais, quoique je regarde comme sûr que ce moment arrivera, cependant son importance me persuade «qu'il est encore fort éloigné.»

Note 221: (retour) Son fils, qui servait alors dans les armées coalisées.

On n'est pas fâché de surprendre son opinion sur Napoléon et les généraux alliés qui le combattent (1814):

«Au moment où je vous écris, je n'ai point encore de lettres de Rodolphe. Malgré tout ce qu'on me dit, je suis fort en peine, non pas tant pour cette blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi; car il fait chaud dans cette France. Tout ce qui se passe me rappelle la fameuse réponse faite à Charles-Quint par un gentilhomme français son prisonnier.—Monsieur un tel, combien y a-t-il d'ici à Paris?—Sire, CINQ JOURNÉES, avec une profonde révérence.—Au reste, madame, après le congrès qui a donné à notre ami Napoléon les deux choses dont il avait le plus besoin, le temps et l'opinion, on n'a le droit de s'étonner de rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manoeuvres de cet enragé et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j'entends parler dans les salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité de nos généraux, je me sens le gosier serré par je ne sais quel rire convulsif aimable comme la cravate d'un pendu.»

On n'aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et méprisant, tel qu'il se le passe quelquefois.—Sur la bigarrure de Pétersbourg en ces années de refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante:

«... Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans le genre du salmigondis? Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte de Congo a été baptisé dans l'église catholique de Saint-Pétersbourg: le célébrant était un jésuite portugais; la marraine, la première dame d'honneur de la feue reine de France, madame la princesse de Tarente; le parrain, le ministre du roi de Sardaigne. Le néophyte a été interrogé et a répondu en anglais.—Do you believe?I believe.—En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à cette époque.»

Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d'ironique et haute mélancolie que lui inspire la vue d'une pauvre jeune fille qui se meurt:

«La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible; on dirait que c'est une injustice. Ah! le vilain monde! j'ai toujours dit qu'il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous venions à réfléchir bien sérieusement qu'une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour être partagée entre nous, comme il plaît à la loi inconnue qui mène tout, et que, si vous atteignez vingt-six ans, c'est une preuve qu'un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine s'habiller. C'est notre folie qui fait tout aller. L'un se marie, l'autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins du monde qu'il ne verra point ses enfants, qu'il n'entendra pas le Te Deum, et qu'il ne logera jamais chez lui. N'importe! tout marche, et c'est assez.»

En mai 1817, M. de Maistre disait adieu à Saint-Pétersbourg, pour rentrer dans, sa patrie. L'empereur Alexandre lui témoigna par mille distinctions flatteuses et charmantes, comme il savait aisément les rendre, tout le cas qu'il faisait de lui. Un des vaisseaux de la flotte, qui partait alors pour la France, fut mis à sa disposition: «Une circonstance aussi inattendue, écrivait-il, m'envoie à Paris, ville très-connue, et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais connaître.» Il y séjourna bien peu de temps: arrivé à Paris le 24 juin, il était rendu à Turin le 22 août. Toutes les dignités et les plus hautes fonctions l'y attendaient. Indépendamment du titre de Premier Président, il eut la charge de ministre d'État et de régent de la Grande-Chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l'Europe et le sol qui tremblait sur bien des points n'étaient pas propres à donner du calme à ce noble esprit excité; ses illuminations sombres ne faisaient que gagner en avançant: il avait de ces tristesses de Moïse et de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du 5 septembre 1818 au chevalier de..., il écrivait:

«Combien l'homme est malheureux! examinez bien; vous verrez que, depuis l'âge de la maturité, il n'y a plus de véritable joie pour lui. Dans l'enfance, dans l'adolescence, on a devant soi l'avenir et les illusions; mais, à mon âge, que reste-t-il? On se demande: Qu'ai-je vu? Des folies et des crimes. On se demande encore: Et que verrai-je? Même réponse, encore plus douloureuse. C'est à cette époque surtout que tout espoir nous est défendu. Nés fort mal à propos, trop tôt ou trop tard, nous avons essuyé toutes les horreurs de la tempête sans pouvoir jouir de ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes. Sûrement, Dieu n'a pas remué tant de choses pour ne rien faire; mais, franchement, méritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que rien n'a pu convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens, et qui ne sommes pas meilleurs que si nous n'avions vu aucuns miracles?

«Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de m'adresser la même question que je lis dans votre lettre: Pourquoi n'écrivez-vous pas sur l'état actuel des choses? Je fais toujours la même réponse: du temps de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces inconcevables souverains; mais, aujourd'hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne maison pour qu'on puisse se permettre de leur dire la vérité. La Révolution est bien plus terrible que du temps de Robespierre; en s'élevant, elle s'est raffinée. La différence est du mercure au sublimé corrosif. Je ne vous dis rien de l'horrible corruption des esprits; vous en touchez vous-même les principaux symptômes. Le mal est tel, qu'il annonce évidemment une explosion divine. Mais quand? mais comment? Ah! ce n'est pas à nous de connaître le temps, etc.»

Cette perspective d'une explosion prochaine était devenue son idée fixe. A le voir avec la tête haute toujours découverte, ses beaux cheveux blancs et son verbe ardent, enflammé, il avait l'air d'un prophète: «C'est comme notre Etna, disait un jour un seigneur sicilien qui sortait de causer avec lui, il a la neige sur la tête et le feu dans la bouche: Pare il nostro Etna: la neve in testa ed il fuoco in bocca

Peu de temps avant sa mort, il écrivait à un de ses amis de France: «Je sens que mon esprit et ma santé s'affaiblissent tous les jours. Hic jacet, voilà ce qui va bientôt me rester de tous les biens de ce monde. Je finis avec l'Europe, c'est s'en aller en bonne compagnie.»—On m'assure pourtant que ce fut six semaines seulement avant sa mort qu'il écrivit ce fameux portrait de Voltaire pour le mettre dans les Soirées, au IVe Entretien déjà composé.

Vers la fin de décembre 1820, de graves symptômes se déclarèrent; sa démarche, ordinairement si ferme et si rapide, devint chancelante, et on n'osait plus le laisser sortir seul: «Nous nous apercevions bien qu'il perdait ses forces, écrivait un témoin ami, mais nous étions loin de le croire en danger; nous supposions plutôt cet affaiblissement dû à l'âge, dont les effets se hâtaient plus que d'ordinaire et s'accumulaient plus rapidement. Mais lui, quoiqu'il n'eût aucune maladie, il se sentait frappé à mort. Je me rappelle que j'avais commencé son portrait, et que, voulant le mettre dans son costume de chancelier, il me promit de venir, je «crois, le jour de l'an où il devait faire sa cour au roi. Il vint en effet; et comme je lui disais qu'il n'aurait pas dû venir ce jour-là, car il paraissait très-fatigué d'avoir monté notre escalier, il me répondit, en baissant la voix pour que sa fille qui l'accompagnait ne l'entendît pas: J'ai voulu venir aujourd'hui, car je ne pourrai plus revenir, et cela avec un sourire si calme et si naturel que l'on aurait cru qu'il s'agissait d'un petit secret qui aurait pu causer quelque contrariété. En effet, il cessa de faire des visites; mais il continuait à s'occuper et à travailler comme à son ordinaire; il n'avait ni fièvre ni aucune maladie appréciable, seulement un dégoût de la nourriture qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu'elle lui fît mal. Il s'affaiblissait si visiblement, que sa famille s'alarmait, et les médecins aussi, parce qu'ils ne pouvaient en deviner la cause. Je passais chez lui presque toutes les soirées, et je lui ai entendu faire plusieurs fois allusion à sa mort prochaine, et toujours de la même manière, c'est-à-dire avec une paix admirable et le soin de ménager sa famille, pour laquelle il n'avait jamais été si tendre et si affectueux. Il s'est fait administrer deux fois, pendant le mois qui a précédé sa mort» (dont une fois le 29 janvier, jour de la fête de saint François de Sales). Et ailleurs, dans une lettre de source encore plus intime, on lit ces détails qui conduisent de plus en plus près et jusqu'à la fin: «Nous osions cependant nous livrer quelquefois à l'espérance, parce que ses facultés morales n'avaient jamais été si vives ni si prodigieuses; pendant cinquante jours qu'a duré sa maladie, il n'a cessé de s'occuper des affaires de sa charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la politique; il nous a dicté plus de cinquante lettres, et trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son esprit ne se ressentait point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant: Vous serez fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu'un pur esprit. «Les bonnes oeuvres n'ont jamais cessé de l'occuper, et il versa beaucoup de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu'une pauvre femme qu'il avait recommandée au ministre des finances venait de recevoir une somme considérable: une joie pure colora pour la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu avec attendrissement...» Il expira le 26 février 1821, à l'âge de près de soixante-huit ans.

Les années qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en en contredisant certaines autres, n'ont fait qu'élever de plus en plus haut son nom et l'autorité de son esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant et si dédaigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d'école, et qu'on s'est mis à le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L'histoire de son influence posthume serait assez longue, assez compliquée, et, ce me semble, fastidieuse à faire aujourd'hui. C'est de lui surtout qu'il serait exact de dire ce qu'il a dit lui-même de tout écrivain, d'après Platon, que la parole écrite ne représente pas toute la parole vive et vraie de l'homme, car son père n'est plus là pour la défendre. M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple servile et qui le prend à la lettre: il l'égaré. Mais il est fait surtout pour l'adversaire intelligent et sincère: il le provoque, il le redresse.

Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on faire regarder d'un certain côté, que le disciple qui s'attache aux termes mêmes de De Maistre et le suit au pied de la lettre est bête. La bête a l'inconvénient de ne venir jamais seule; elle introduit le fripon.

Mais coupons vite avec cette queue fâcheuse et parfaitement indigne d'un sujet si noble et si grand; tenons-nous jusqu'au bout en présence de la haute, de l'intègre et vénérable figure. Rappelons-nous à son propos ce que Bossuet a dit de Rancé dont on venait dénoncer les exagérations, et appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau mot de Saint-Cyran sur saint Bernard: «C'a été un vrai gentilhomme chrétien

Juillet-Août 1843.

(Comme article essentiel à joindre à celui-ci sur le comte de Maistre, voir ce que j'ai écrit lors de la publication de ses Lettres, au tome IV des Causeries du Lundi; et sur sa Correspondance diplomatique, un article dans le Moniteur du 3 décembre 1860. Voir aussi Port-Royal, tome III, livre III, chap. xiv.)




GABRIEL NAUDÉ

Il me semble difficile, lorsqu'on est arrivé en quelque endroit nouveau, en quelque coin du monde, pour s'y établir et y vivre quelque temps, de ne pas s'enquérir tout d'abord de l'histoire du lieu (et, si obscur, si isolé qu'il soit, c'est bien rare qu'il n'en ait point): quels hommes y ont passé, s'y sont assis à leur tour; quels l'ont fondé, donjon ou clocher, maison d'étude ou de prière; quels y ont gravé leur nom sur le mur, ou seulement y ont laissé un vague écho dans les bois. Ce passé une fois ressaisi, ces hôtes invisibles et silencieux une fois reconnus, on jouit mieux, ce semble, du séjour, on le possède alors véritablement, et le Genius loci, que notre hommage a rendu propice, anime doucement chaque objet, y met l'âme secrète, et accompagne désormais tous nos pas. Ainsi surtout doit-on faire s'il s'agit d'un lieu de quelque renom, d'une fondation destinée précisément à perpétuer la mémoire des hommes et des choses. C'est ce que je n'ai eu garde de négliger pour notre bibliothèque Mazarine, depuis qu'un indulgent loisir m'y a fait asseoir, et que le régime du plus aimable des administrateurs 222 nous y rend les douceurs d'Évandre; je me suis senti sollicité du premier jour à rechercher l'histoire des prédécesseurs. Un de ces derniers, M. Petit-Radel, a écrit fort savamment (je dirais peut-être un autre mot si ce n'était, lui aussi, un ancêtre) l'historique de l'établissement qu'il administrait. Fondation de Mazarin, mais n'ayant été livrée au public dans le local et sous la forme actuelle que bien après lui, desservie durant tout le XVIIIe siècle par une dynastie purement théologique de docteurs en Sorbonne, cette bibliothèque s'ouvrit, au moment de la Révolution, û des noms de conservateurs un peu mélangés. Là, Sylvain Maréchal siégea; il fallut purifier la place. Là, Palissot, vieillard souriant, revenu de la satire, se consola dans le voisinage de l'Institut de ne pouvoir pas en être. Boullers, nommé un instant pour lui succéder en 1814, n'y parut jamais: il se contenta d'envoyer demander le premier jour, par un reste de vieille habitude, où étaient les écuries et remises du logement de Palissot, afin d'y loger sans doute les chevaux qu'il n'avait plus. Montjoie, l'auteur des Quatre Espagnols, si oublié, ne prit que le temps d'y entrer, de s'en réjouir et d'y mourir. Mais tous ces hôtes passagers qui ne pourraient qu'égayer d'une anecdote un fond si grave, que sont-ils auprès du fondateur même, je veux dire le bibliothécaire de Mazarin et le grand bibliographe d'alors, ce Gabriel Naudé dont le cachet est là partout sous nos yeux, dont l'esprit se représente à chaque instant dans le choix des livres et s'y peint comme dans son oeuvre? C'est à lui que je m'attacherai aujourd'hui, moins encore au savant qu'à l'homme; moi, le dernier venu et le plus indigne de sa postérité directe, je veux gagner mon titre d'héritier et lui consacrer, à lui le grand sceptique, cet article tout pieux, au moins en ce sens-là.

Note 222: (retour) M. de Feletz.

Un de nos jeunes et curieux amis a fait, il y a bien des années déjà, une étude de Naudé en cette Revue 223; il s'est appliqué à toute sa vie, s'est étendu sur ses divers ouvrages, et a pris plaisir autour de l'érudit. C'est au moraliste, au penseur, que je vise plutôt ici; c'est l'esprit de la personne et le procédé de cet esprit que je vais m'efforcer de dégager, de faire saillir de dessous la croûte d'érudition assez épaisse qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais il faut l'en tirer pour l'y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de Naudé encore, lequel n'a ni point de vue apparent ni relief saisissable, et qui étouffe son idée comme à dessein sous une masse de citations et de digressions! Il s'agit, dans ce bloc confus et presque informe, de retrouver et de tailler le buste de l'homme. Au bout d'une des salles de la Mazarine un buste de lui existe en marbre, et fait pendant à celui de Racine; j'ai souvent admiré le contraste, et je ne sais si c'est ce que l'ordonnateur a voulu marquer: ce sont bien certainement les deux esprits qui se ressemblent le moins, les deux écrivains qui se produisent le plus contrairement; l'un encore tout farci de gaulois, cousu de grec et de latin, et d'une diction véritablement polyglotte, l'autre le plus élégant et le plus poli; celui-ci le plus noble de visage et si beau, celui-là si fin. Il y a de quoi passer entre les deux. Mais le point où je voudrais relever et voir placer le buste de Naudé, c'est à son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre Montaigne et Bayle: il fait le noeud de l'un à l'autre, un très gros noeud, assez dur à délier, mais qui en vaut la peine. Ôtez encore une fois l'enveloppe et l'écorce, je résume le sens et j'appelle mon auteur par son vrai nom: un sceptique moraliste sous masque d'érudit.

Note 223: (retour) Revue des Deux Mondes, 15 août 1836, article de M. Labitte.

Gabriel Naudé est qualifié Parisien, en tête de ses livres, selon la vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon. Il naquit en février 1609, sur la paroisse Saint-Méry, de parents bourgeois, qui, voyant ses heureuses dispositions, le mirent de bonne heure aux études. On cite d'ordinaire ses deux maîtres de philosophie, célèbres pour le temps, Frey et Padet; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que Guy Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant à s'expliquer sur les sentiments religieux de Naudé, écrivait à Spon 224: «Tant que je l'ai pu connoître, il m'a semblé fort indifférent dans le choix de la religion et avoir appris cela à Rome, tandis qu'il y a demeuré douze bonnes années; et même je me souviens de lui avoir ouï dire qu'il avoit autrefois eu pour maître un certain professeur de rhétorique au collége de Navarre, nommé M. Belurgey, natif de Flavigny «en Bourgogne, qu'il prisoit fort...» Or, ce professeur de rhétorique se vantait notoirement d'être de la religion de Lucrèce, de Pline, et des grands hommes de l'antiquité; pour article unique de foi, on l'entendit alléguer souvent certain choeur de Sénèque dans la Troade: «Bref, ajoute Guy Patin, M. Naudé avoit été disciple d'un tel maître,» et il conclut en citant ce vers expressif du Mantouan que tous les biographes devraient méditer:

Qui viret in foliis venit a radicibus humor.

Cherchez bien, cette humeur et cette séve qui verdoie diversement dans le feuillage, elle provient de la racine.

Note 224: (retour) Nouveau Recueil de Lettres choisies de Guy Patin, tome V, page 283.

Le XVIe siècle finissait d'hier quand Naudé naquit. On se figure difficilement ce que devait paraître cette féconde et forte époque aux yeux de ceux qui en sortaient, qui en héritaient, et pour qui elle était véritablement le dernier et grand siècle. Il faut voir comme Naudé s'en exprime en toute occasion; les admirateurs du XVIIIe siècle n'en disaient pas plus à l'issue de leur âge fameux. Tant de découvertes successives et croissantes, canons, imprimeries, horloges, un continent nouveau, tout récemment l'économie des cieux cédant ses secrets aux observations d'un Tycho-Brahé et aux lunettes d'un Galilée, voilà ce que Naudé, jeune, avide de toute connaissance, eut d'abord à considérer, et il s'en exalte avec Bacon. On aime à l'entendre proclamer la félicité de notre dernier siècle, et on sourit en songeant que c'est celui même duquel nos littérateurs instruits d'il y a trente ans s'accordaient à parler comme d'une époque presque barbare. La ressource de l'humanité, en avançant, est de se débarrasser du bagage trop pesant et d'oublier: ainsi elle trouve moyen de se redonner par intervalles un peu de fraîcheur et une soif de nouveauté. Cardan, Pic de la Mirandole, Scaliger, ces colosses de science, ou mieux, pour parler comme notre auteur, ces preux de pédanterie, aussi merveilleux et plus vrais que ceux de la Table-Ronde, étaient donc les maîtres familiers de Naudé et les rudes jouteurs auxquels avait affaire incessamment son adolescence. Quant à ceux qui avaient écrit en français, tels que Bodin, Charron et Montaigne, il n'y pouvait voir que ses compagnons de plaisir, tant c'était facilité de les aborder au prix des autres. Le XVIe siècle (on avait droit de le croire à l'immensité de l'inventaire) avait et possédait tout,—tout, hormis ce seul petit fruit assez capricieux, qui ne vient, on ne sait pourquoi, qu'à de certaines saisons et à de certaines expositions de soleil, je veux dire le bon goût, ce présent des Grâces 225.

Note 225: (retour) S'il l'eut sur un point, ce fut en architecture et sculpture sous les Valois, pas en une autre branche.

Le bon goût dans les choses littéraires, et la méthode, cet autre bon goût qui est particulier aux sciences, le XVIe siècle n'en sut point le prix ni l'usage. Galilée seul fit exception comme savant, et offrit l'instrument exact à l'âge qui succéda. Auparavant, la confusion tout le long du chemin compromettait la recherche, et encombrait en fin de compte la découverte. L'astronomie de ces temps continuait de se mêler à l'astrologie, la chimie à l'alchimie, la géométrie aux nombres mystiques; la physique n'avait pas fait divorce avec les charlatans. Ce n'était pas le vulgaire seul qui parlait de magie. Les superstitions de toutes sortes trouvaient place à côté de l'audace de la pensée et jusque dans l'incrédulité philosophique. Les plus grands esprits, Cardan, Bodin, Agrippa, Postel, inclinent par moments au vertige et aux chimères. Le résultat de cette vaste époque effervescente à son lendemain et auprès des esprits rassis, judicieux, critiques, qui l'embrasseraient par la lecture, devait être naturellement le doute, au moins le doute moral, philosophique; et de toutes parts le XVIe siècle finissant l'engendra.

On avait tout dit, tout pensé, tout rêvé; on avait exprimé les idées et les recherches en toute espèce de style, dans une langue en général forte, mais chargée et bigarrée à l'excès. Qu'y avait-il à faire désormais? Quelques écrivains, médiocrement penseurs, doués seulement d'une vive sagacité littéraire, ouvrirent dès l'abord une ère nouvelle pour l'expression; le goût, qui implique le choix et l'exclusion, les poussa à se procurer l'élégance à tout prix et à rompre avec les richesses mêmes d'un passé dont ils n'auraient su se rendre maîtres. Ainsi opérèrent Malherbe et Balzac. Quant au fond même des idées, la révolution fut plus lente à se produire; on continua de vivre sur le XVIe siècle et sur ses résultats, jusqu'à ce que Descartes vint décréter à son tour l'oubli du passé, l'abolition de cette science gênante, et recommencer à de nouveaux frais avec la simplicité de son coup d'oeil et l'éclair de son génie. Naudé, lui, n'avait aucun de ces caractères qui étaient propres au siècle nouveau; il ne se souciait en rien de l'expression littéraire, il ne s'en doutait même pas; et pour ce qui est d'innover et de renchérir en fait de système, s'il avait jamais pensé à le faire, c'eût été dans les lignes mêmes et comme dans la poussée du XVIe siècle, en reprenant quelque grande conception de l'antiquité et en greffant la hardiesse sur l'érudition. Mais s'il eut à un moment ces velléités d'enthousiasme, comme semble l'attester son admiration de jeune homme pour Campanella, elles furent courtes chez lui; il retomba vite à l'état de lecteur contemplatif et critique, notant et tirant la moralité de chaque chose, repassant tout bas les paroles des sages, et, pour vérité favorite, se donnant surtout le divertissement et le mépris de chaque erreur. Naudé appartient essentiellement à cette race de sceptiques et académiques d'alors, dont on ne sait s'ils sont plus doctes ou plus penseurs, étudiant tout, doutant de tout entre eux, que Descartes est venu ruiner en établissant d'autorité une philosophie spiritualiste, croyante dans une certaine mesure, et capable de supporter le grand jour devant la religion 226. A voir l'anarchie morale qui régnait durant le premier tiers du siècle, et l'impuissance d'en sortir en continuant la tradition, on apprécie l'importance de cette brusque réforme cartésienne à titre d'institution publique de la philosophie. Quant à l'autre espèce de sagesse plus à huis-clos et dans la chambre, qui ne s'enseigne pas, qui ne se professe pas, qui n'est pas une méthode, mais un résultat, pas un début ni une promesse, mais une habitude et une fin, et de laquelle il faut répéter avec Sénèque: Bona mens non emitur, non commodatur, c'est-à-dire qu'elle est une maturité toute personnelle de l'esprit, on peut s'en tenir à Gabriel Naudé.

Note 226: (retour) Le dernier des sceptiques érudits de cette race de Naudé et de beaucoup le plus mitigé et le plus élégant, quoiqu'au fond y tenant par les racines, c'est Huet, le très-docte évêque d'Avranches. Il combattit Descartes sur la certitude et reprit en main la thèse de Sanchez: Quod nihil scitur. Mais chez Huet on peut dire que le scepticisme a moins l'air encore d'être déguisé qu'enchevêtré dans l'érudition; on ne sait trop jusqu'où il l'étend et à quel point juste sa religion s'y concilie. Son manteau d'évêque recouvre presque tout. La portée réelle de son esprit est restée douteuse au milieu de cette immensité de savoir et de cette longanimité d'indifférence. Il y aurait un beau travail à faire sur lui.

Nul, en son temps, ne l'a pratiquée mieux que lui et dans les vraies conditions du genre, à petit bruit, sans amour-propre, sans montre, à l'abri des gros livres et comme sous le triple retranchement des catalogues; car, avec lui, c'est derrière tout cela qu'il la faut chercher.

Au sortir de sa philosophie, pendant laquelle se noua sa liaison avec Guy Patin, il s'adonna à l'étude de la médecine, d'abord sous M. Moreau. C'était en 1622. Sa réputation de capacité et de science s'étendait déjà hors des écoles. Il avait publié un petit livre, le Marfore ou discours contre les libelles, dont je ne parlerai pas, attendu que je ne sais personne qui l'ait lu ni vu. Le président de Mesmes, de cette famille de Mécènes qui avait nourri Passerat et qui devait adopter Voiture, le prit pour son bibliothécaire. Il parait que Naudé quitta cette place un peu assujettissante pour aller étudier à Padoue, en 1626; il en fut rappelé par la mort de son père. En 1628, la Faculté de médecine le choisit pour faire le discours latin d'apparat, proprement dit le paranymphe, qui était d'usage à la réception des licenciés; c'était une grande solennité scholaire. Avant de leur décerner le bonnet doctoral ou, comme on disait, le laurier, et de les lancer dans le monde, la Faculté, en bonne mère, les faisait louer et préconiser en public. Ils étaient neuf cette fois, parmi lesquels des noms plus tard célèbres, Brayer, Guenaut, Rainssant. Naudé s'acquitta de son office avec splendeur; il prit comme corps de sujet, indépendamment des neuf petits panégyriques, l'antiquité de l'École de médecine de Paris. On fut si content de sa harangue en beau latin fleuri, plus que cicéronien et panaché de vers latins en guise de péroraison, qu'on l'admit tout d'une voix à compter lui-même parmi les candidats à la licence, de laquelle il s'était trouvé exclu par son voyage d'Italie. Peu après, Pierre Du Puy, qui l'estimait fort, parla de lui au cardinal de Bagni, ancien nonce en France, qui avait besoin d'un bibliothécaire et secrétaire. Naudé s'attacha à ce cardinal, et le suivit en Italie à la fin de 1630 ou au commencement de 1631; il y resta onze années pleines, n'étant revenu à Paris qu'en mars 1642, pour y être bibliothécaire de Richelieu, puis de Mazarin. Les cardinaux et les bibliothèques, ce furent là, comme on voit, le constant abri et comme le gîte de Naudé.

Ces onze ou douze années d'Italie et de Rome durent avoir grande influence sur lui et sur ses habitudes d'esprit; mais on peut dire qu'il y était bien préparé par la nature. Il suffira pour cela de parcourir quelques-uns des écrits qu'il publia antérieurement. Avant de les lire et de les citer, une remarque pourtant, une précaution est nécessaire. Pour Naudé qui débute vers 1623, et qui s'en va passer hors de France de longues années, Malherbe ni Balzac ne sont guère jamais venus. Il écrit en français, sauf l'esprit et le sens, comme le Père Garassus ou comme le Père Petau, quand ce dernier s'en mêle. Naudé y ajoutait des traits de plume à la Mlle Gournay, même des fleurettes parfois à la Camus pour le joli des citations. Camus, Mlle Gournay, Garassus et Petau, ce sont ses vrais contemporains en style français (si français il y a). S'il appelle Montaigne le Sénèque de la France, il n'en profite guère que pour s'accorder les citations latines à son exemple. Il prise Charron plus qu'il ne l'imite en écrivant. En fait de poëtes modernes, il les ignore. Il parle de la Pléiade comme étant venue depuis peu, et Du Hartas, le grand encyclopédique, paraît seul lui avoir été très-présent; il le met dans son projet de Bibliothèque en tiers avec le Tasse et l'Arioste auprès d'Homère et de Virgile. Guillaume Colletet, ce rimeur né suranné, est son seul poète moderne contemporain.

Dans une lettre de Rome, Janus Erythreus, c'est-à-dire Rossi, parlant d'un dernier voyage qu'y fit Naudé en 1643, pendant lequel le bibliothécaire infatigable achetait des livres à la toise pour le cardinal Mazarin et vidait tous les magasins de bouquinistes, nous le représente, au sortir de ces coups de main, tout poudreux lui-même de la tête aux pieds, tout rempli de toiles d'araignées à sa barbe, à ses cheveux, à ses habits, tellement que ni brosses ni époussettes semblaient n'y pouvoir suffire. Eh bien! le style de Naudé (il faut d'abord s'y faire) est plein de toiles d'araignées comme sa personne.

Encore une fois, ce n'est pas une raison pour se détourner; il vaut la peine qu'on l'accoste sous ce costume. Rien de moins scholar au fond et de moins pédant que lui; il vérifie, aussi bien que Bayle, ce mot de Nicole, que le pédantisme est un vice, non de robe, mais d'esprit; et, se rendant justice à lui-même au chapitre 1er de ses Coups d'État, il a pu dire: «.....Car il est vrai que j'ai cultivé les Muses sans les trop caresser, et me suis assez plu aux études sans trop m'y engager. J'ai passé par la philosophie scholastique sans devenir éristique, et par celle des plus vieux et modernes sans me partialiser:

Nullius addictus jurare in verba magistri.

«Sénèque m'a plus servi qu'Aristote; Plutarque que Platon; Juvénal et Horace qu'Homère et Virgile; Montaigne et Charron que tous les précédents... Le pédantisme a bien pu gagner quelque chose, pendant sept ou huit ans que j'ai demeuré dans les colléges, sur mon corps et façons de faire extérieures, mais je me puis vanter assurément qu'il n'a rien empiété sur mon esprit. La nature, Dieu merci, ne lui à pas été marâtre.»

Son premier écrit français connu (je laisse de côté l'introuvable Marfore) est son Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des Frères de la Rose-Croix, publiée en 1623. Vers cette année-là, en effet, «le roi étant à Fontainebleau, le royaume tranquille et Mansfeld 227 trop éloigné pour en avoir tous les jours des nouvelles, l'on manquoit de discours sur le change,» enfin les sujets de conversations par toutes les compagnies étaient épuisés, lorsqu'un mystificateur ou un fou s'avisa de remuer tout Paris par une affiche placardée aux coins de rue et qui annonçait la venue mystérieuse des frères Rose-Croix pour tirer les hommes d'erreur de mort, et révéler le grand secret final. Ces Rose-Croix se rattachaient sans doute à la société de frères que Bacon dit avoir existé à Paris, et dont il raconte une séance 228. C'est cette mystification et cette fourberie des promesses de l'affiche que Naudé entreprend de réfuter et d'éclaircir. Après s'être raillé, au début, de l'éternelle badauderie des Français, il explique très-bien comment cette chimère, cette crédulité, contagieuse des Rose-Croix a pu naître de l'enivrement d'invention qui suivit le XVIe siècle. Après tant de nouveautés que l'âge des derniers parents avait vues sortir, on arrivait aisément à se persuader qu'il n'y avait plus qu'une seule découverte et qu'une seule merveille qui en méritât le nom. La nature, jouant de son reste, ramassait toutes ses forces pour produire ce dernier bouquet d'illumination et d'artifice. A lire quelques-uns des arguments de Naudé, on croirait (sauf le style un peu différent) lire certaines boutades de Charles Nodier raillant les sectes novatrices de notre âge, les saint-simoniens ou autres. Sous la plume des deux railleurs, l'exemple de Postel, de ses ineffables rêveries et de sa mère Jeanne, qui devait émanciper, racheter les femmes (car Jésus-Christ, disait Postel, n'avait racheté que les hommes), revient souvent comme limite extrême des folies savantes. Le Postel fut présent de bonne heure à Naudé pour lui prouver que tout se peut dire et croire, pour lui apprendre à se méfier de la sottise humaine, jusqu'en de grands esprits et au sein de la plus haute doctrine. A l'âge de vingt-trois ans, Naudé nous paraît déjà dans ce livre ce qu'il sera toute sa vie, revenu et guéri de l'ambition des nouveautés où il s'était fantasié d'abord, se rabattant au passé de préférence et aux opinions des anciens, visant à se réfugier, à pénétrer de plus en plus dans la vérité secrète et entre sages, sub rosa, comme il dit 229. Le chapitre VII, dans lequel il commente à sa guise le conseil d'Aristote, que celui qui veut se réjouir sans tristesse n'a qu'à recourir à la philosophie, nous le montre, au milieu de cette fougue du temps, savourant ce profond plaisir du sceptique qui consiste à voir se jouer à ses pieds l'erreur humaine, et laissant du premier jour échapper ce que, vingt-cinq ans plus tard, il exprimera si énergiquement dans le Mascurat: «Car, à te dire vrai, Saint-Ange, l'une des plus grandes satisfactions que j'aie en ce monde, est de découvrir, soit par ma lecture, ou par un peu de jugement que Dieu m'a donné, la fausseté et l'absurdité de toutes ces opinions populaires qui entraînent de temps en temps les villes et les provinces entières en des abîmes de folie et d'extravagances.» Aussi quelle pitié pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes! Il fut servi à souhait durant sa vie.

Note 227: (retour) Un des grands généraux de la guerre de Trente Ans, qui guerroyait alors dans les Pays-Bas ou en Westphalie.
Note 228: (retour) Voir de Maistre, Examen de Bacon, tome I, page 94.
Note 229: (retour)

La rose, dans l'antiquité, était l'emblème à la fois du plaisir et du mystère; c'est pourquoi on la suspendait aux festins:

Est rosa flos Veneris, eujus quo furte laterent,

Harpocrati matris dona dicavil Amor.

Inde rosam mensis* hospes suspendit amicis,

Conviva ut sub ea dicta taceuda sciat.

Naudé, qui cite cette épigramme dans la préface de ses Rose-Croix, l'a remise depuis dans son Mascurat, et en a fait la plus jolie page de ce gros in-4°: «La fable ancienne ou moderne dit que le Dieu d'Amour lit présent au Dieu du Silence, Harpocrate, d'une belle fleur de rose, lorsque personne n'en avoit encore vu et qu'elle étoit toute nouvelle, afin qu'il ne découvrît point les secrètes pratiques et conversations de Vénus sa mère; et que l'on a pris de là occasion de pendre une rose ès chambres où les amis et parents se festinent et se réjouissent, afin que, sous l'assurance que cette rose leur donne que leurs discours ne seront point éventés, ils puissent dire tout ce que bon leur semble.»—Cette dévotion du silence a encore inspiré à Naudé une jolie épigramme, la seule même assez gracieuse qu'on trouve dans le recueil de ses vers. C'est un discours supposé dans la bouche d'un Faune pour avertir les promeneurs à l'entrée d'un petit bois qui faisait partie de son domaine de Gentilly:

Nunc animis linguisque viti, juvenesque favete, etc.

Avec Naudé on a, en fait de sagesse, le sub rosa exactement opposé à l'ex cathedra.—Un moderne des plus modernes, qui, assurément, ne connaissait pas l'épigramme et l'historiette mythologique de la Rose, l'élégant et brillant comte d'Orsay, a dit un mot qui en rend à merveille l'esprit et qui en est pour nous le meilleur commentaire. Ruiné et criblé de dettes, on lui conseillait d'écrire ses Mémoires et de raconter tant de choses curieuses qu'il savait sur la haute société, dans laquelle il avait passé sa vie; un libraire de Londres lui promettait bien des guinées pour cela; quelques amis même le pressaient: «Non, c'est impossible, répondit le comte: je ne trahirai jamais des gens avec qui j'ai diné.»—Le comte d'Orsay et Gabriel Naudé! qu'importe le costume? les galantes âmes se rencontrent.

Bien qu'en plus d'un passage de ce livre sur les Rose-Croix, la religion chrétienne ne semble pas suffisamment distinguée de ce qui est touché tout à côté, il apparaît assez clairement que l'auteur ne favorise en rien les nouveautés religieuses qui ont troublé le royaume et porté atteinte à la foi des aïeux. Il incline pour l'ordre politique avant tout, pour la raison d'État, et, tout en se conservant sceptique, il se prépare à être très-romain.

L'Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie, publiée en 1625, est un livre très-savant dont le sujet, pour nous des plus bizarres, ne peut s'expliquer que par la grossièreté des préjugés d'alentour. Il s'agit tout simplement de prouver que Zoroastre, Orphée, Pythagore, Numa, Virgile, etc., etc., e tutti, n'étaient point des sorciers ni des magiciens au sens vulgaire, et que s'ils peuvent s'appeler mages, c'est suivant la signification irréprochable et pure de la plus divine sagesse. On a besoin, pour comprendre que ce livre de Naudé a été utile et presque courageux, de se représenter l'état des opinions en France au moment où il parut. On était alors dans une sorte d'épidémie de sorcellerie entre le procès delà maréchale d'Ancre et celui d'Urbain Grandier. Ce courant de folles idées, ce souffle aveugle dans l'air, attisait plus d'un bûcher. Atrocité ici, mauvais goût là. On mêlait les sorciers à tout, même aux élégies d'amour, et non pas, croyez-le bien, à la façon de l'antiquité. Ogier, à vingt ans, composait une héroïde à l'imitation d'Ovide sur la sotte histoire que voici et qui courait, dit-il, tout Paris: «Un M. de F., après des recherches passionnées, épouse Mlle de P., fille de beaucoup de mérite, mais peu accommodée des biens de la fortune, puis incontinent après son mariage l'abandonne lâchement. Ses parents favorisent son divorce, disent qu'il a été ensorcelé, etc.» C'étaient là les sujets à la mode, les gentillesses dans les belles compagnies. Le XVIe siècle, si grand et si fertile qu'il eût été pour les esprits des doctes et pour les penseurs, avait laissé au vulgaire et, pour parler plus simplement, au public, toute sa rouille; il ne l'avait pas civilisé. Le public, à son tour, on peut le dire, n'avait pas civilisé non plus les savants. Scaliger et Cardan, les deux plus grands personnages modernes selon Naudé, les deux seuls qu'on pût opposer aux plus signalés des anciens, avaient poussé le plagiat de l'antiquité jusqu'à parler d'une façon presque sérieuse de leurs démons familiers, et jusqu'à se donner l'air d'y croire. Ainsi la moyenne des esprits restait grossière, et la sublimité des élus se montrait sauvage. On n'avait à compter dans chaque ordre qu'avec les initiés et les profès. J'ai dit que le XVIe siècle possédait tout, mais c'était en bloc; la science s'y faisait en gros, en grand, et ne s'y débitait pas. Il fallait pour cet échange mutuel entre tout le monde et quelques-uns et pour ce second travail de la dissémination des lumières la lente action de deux siècles, une langue à l'usage de tous, non plus latine ni pédantesque, l'influence paisible et bienfaisante des chefs-d'oeuvre, un frottement prolongé de société, et la coopération gracieuse d'un sexe que les Saumoise de tout temps n'ont apprécié que trop peu; en un mot il fallait, après Scaliger, que vinssent Mme de La Fayette et Voltaire. En 1624, le Père Garassus avait publié le livre de la Doctrine curieuse des Beaux-Esprits modernes, dans lequel il cherchait partout des libertins et des athées; Naudé put en prendre l'idée de venger, par contre-partie, les grands esprits de l'antiquité qui avaient, d'ailleurs été compromis, il nous l'apprend positivement, dans les suites de cette querelle. Une brochure publiée au sujet du livre de Garasse avait traité Virgile de nécromancien et d'enchanteur au sens de l'enchanteur Merlin. Naudé en tira prétexte pour son Apologie. Il serait trop fastidieux de le suivre dans les contes à dormir debout qu'il se croit obligé de discuter, et dans la rude guerre qu'il y fait à de stupides démonographes. Nous admettons d'emblée que la nymphe Égérie n'était pas un démon succube, et aussi que le grand chien noir de Corneille Agrippa n'était pas le diable en personne. Ce qui se marque plus volontiers pour nous dans le livre, et peut nous y intéresser encore, c'est un goût de science reculé et recélé du vulgaire, et le tenant à distance lui et ses sottes opinions, c'est le culte secret d'une sagesse qui, comme il le dit, n'aime pas à se profaner. Naudé a dédain, par-dessus tout, de la foule moutonnière et du grand nombre: il se plaît à répéter avec Sénèque: Non tam bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant, Les choses humaines ne se trouvent pas si bien partagées que ce soit le mieux qui agrée au plus grand nombre 230. Il paraît très-persuadé «que notre esprit rampe bien plus facilement qu'il ne s'essore, et que, pour le délivrer de toutes ces chimères, il le faut émanciper, le mettre en pleine et entière possession de son bien, et lui faire exercer son office qui est de croire et respecter l'histoire ecclésiastique, raisonner sur la naturelle, et toujours douter de la civile.» Pour preuve de soumission à l'histoire ecclésiastique, tout aussitôt après ce passage il entame un petit éloge de l'empereur Julien, «de cet empereur, dit-il, autant décrié pour son apostasie que renommé pour plusieurs vertus et perfections qui lui ont été particulières 231.» L'histoire ecclésiastique ainsi exceptée, il est évident qu'en toute matière, civile du moins et naturelle, Naudé fait volontiers une double part, l'une de la sottise et de la crédulité des masses, l'autre de la singulière industrie de quelques habiles. Il croit surtout à la crédulité humaine, et s'en retire en répétant pour son compte:

Note 230: (retour) Il réitère et développe cette pensée avec une rare énergie au chapitre IV de ses Coups d'État: «....Ses plus belles parties (de la populace) sont d'être inconstante et variable, approuver et improuver quelque chose en même temps, courir toujours d'un contraire à l'autre, croire de léger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer; bref, tout ce qu'elle pense n'est que vanité, tout ce qu'elle dit est faux et absurde, ce qu'elle improuve est bon, ce qu'elle approuve'mauvais, ce qu'elle loue infâme, et tout ce qu'elle fait et entreprend n'est que pure folie.» Ce sont de telles manières de voir, avec leur accompagnement politique et religieux, qui faisaient dire plaisamment à Guy Patin que son ami Naudé était un grand puritain; il entendait par là fort épuré des idées ordinaires.
Note 231: (retour) Apologie, chap. VIII.

......Credat Judaeus Apella,

Non ego...........

La science humaine dans tout son fin et son retors et son déniaisé, pour parler comme lui, voilà l'objet propre, le champ unique de Naudé. J'allais ajouter qu'il y a une chose à laquelle il n'a rien compris et dont il ne s'est jamais douté, pour peu qu'elle existe encore, c'est l'autre science, celle du Saint et du Divin; et qu'il semble tout à fait se ranger à cet axiome volontiers cité par lui et emprunté des jurisconsultes: Idem judicium de iis quae non sunt et quae non apparent, Ce qu'on ne peut saisir est comme non avenu et mérite d'être jugé comme n'existant pas232. Mais j'irais trop loin en parlant ainsi; on ne saurait trop se méfier de ces jugements absolus en telle matière, et l'Apologie renferme sur Zoroastre, Orphée et Pythagore, sur toutes ces belles âmes calomniées, ces génies des lettres,

Omnes coelieolas, omnes supera alla tenentes,

des pages élevées, presque éloquentes, qui indiquent chez lui le sentiment ou du moins l'intelligence du Saint plus que je n'aurais cru. Il pense avec Montaigne trop de bien de Plutarque, il l'estime trop hautement le plus judicieux auteur du monde, pour fifre entièrement dénué d'une certaine connaissance religieuse dont Plutarque a été comme le dépositaire et le suprême pontife chez les païens. Bien que cette disposition reparaisse très-peu chez Naudé, et que je doive avec lui la négliger dans ce qui suit, qu'il me suffise d'en avoir marqué l'éclair et d'avoir entrevu de ce côté comme un horizon.

Note 232: (retour) «Les eaux de Sainte-Reine ne font point de miracles. Il y a longtemps que je suis de l'avis de feu notre bon ami M. Naudé, qui disoit que, pour n'être trompé, il ne falloit admettre ni prédiction, ni mystère, ni vision, ni miracles.» Guy Patin (Nouvelles Lettres à Spon, tome II, page 183).

Deux ans après l'Apologie, il donna un petit opuscule qui nous sied mieux et où il se peint directement dans son vrai jour: Advis pour dresser une Bibliothèque, présenté à M. le président de Mesmes (1627). Composé, on le voit, en vue d'un patron, comme la plupart de ses autres écrits, celui-ci du moins nous traduit la plus chère des pensées de l'auteur, sa véritable et intime passion. Naudé n'en eut qu'une, mais il l'eut toute sa vie, et avec les caractères de constance, d'enthousiasme et de dévouement qui conviennent aux généreuses entreprises. Sa passion à lui, son idéal, ce fut la bibliothèque, une certaine bibliothèque comme il n'en existait pas alors, du moins en France. Lui si sage, si indifférent sur le reste, si incapable de s'étonner et de s'irriter, nous le verrons un jour malheureux et vulnérable de ce côté, et même éloquent dans sa blessure. Ce qu'il parvint à réaliser à grand-peine vingt ans plus tard avec le cardinal Mazarin, il le concevait, jeune, auprès du président de Mesmes; il préludait à celte création (car c'en fut une), à cette espèce d'institution et d'oeuvre. Expliquons-nous bien comment Naudé entendait la bibliothèque.

La passion des livres, qui semble devoir être une des plus nobles, est une de celles qui touchent de plus près à la manie; elle atteint toutes sortes de degrés, elle présente toutes les variétés de forme et se subdivise en mille singularités comme son objet même. On la dirait innée en quelques individus et produite par la nature, tant elle se prononce chez eux de bonne heure; et, bien qu'elle se mêle dans la jeunesse au désir de savoir et d'apprendre, elle ne s'y confond pas nécessairement. En général, toutefois, le goût des livrés est acquis en avançant. Jeune, d'ordinaire, on en sent moins le prix; on les ouvre, on les lit, on les rejette aisément. On les veut nouveaux et flatteurs à l'oeil comme à la fantaisie; on y cherche un peu la même beauté que dans la nature. Aimer les vieux livres, comme goûter le vieux vin, est un signe de maturité déjà. M. Joubert, dans une lettre à Fontanes, a dit: «Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j'ai toujours oubliée. Achetez et lisez les livres faits par les vieillards, qui ont su y mettre l'originalité de leur caractère et de leur âge. J'en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable: d'abord le vieil Homère; mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle; vous les connaissez amplement, en leur qualité de poëtes: mais procurez-vous un peu Varron, Marculphi Formuloe (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface, dont vous pouvez vous contenter); Cornaro, de la Vie sobre. J'en connais, je crois, encore un ou deux; mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts quoique ridés, des voix sonores et cassées, l'autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leur cabinet; il faut qu'un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque.» Nulle part ce que j'appellerai l'idéal du vieux livre renfrogné, l'idéal du bouquin, n'a été mieux exprimé qu'en cette page heureuse; mais M. Joubert y parle surtout au nom de l'amateur qui veut lire. Il y a celui qui veut posséder. Pour ce dernier, le goût des livres est une des formes les plus attrayantes de la propriété, une des applications les plus chères de cette prévoyance qui s'accroît en vieillissant; il a ses bizarreries et ses replis à l'infini, comme toutes les avarices. Les tours malicieux, les ruses, les rivalités, les inimitiés même qu'il engendre, ont quelque chose de surprenant et de marqué d'un coin à part. On a observé que les haines entre bibliothécaires ont également quelque chose de sourd, de subtil, de silencieux, comme le ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous sommes loin de tous ces vices et de ces raffinements avec Naudé, qui a la passion dans sa noblesse, dans sa vérité première et dans sa franchise.

Naudé n'estime les bibliothèques dressées qu'en considération du service et de l'utilité que l'on en peut recevoir. Concevant cette utilité dans le sens le plus large et le plus philosophique, il propose le plan d'une bibliothèque universelle, encyclopédique, qui comprenne toutes les branches de la connaissance et de la curiosité humaines, et dans laquelle toutes sortes de livres sans exclusion soient recueillis et classés. De plus, il la veut publique moyennant de certaines précautions, et il sait intéresser à cette publicité, par d'adroits chatouillements, la vanité des Pollions et des Mécènes. Il n'y avait à cette époque en Europe que trois bibliothèques véritablement publiques, la Bodléenne à Oxford, l'Ambrosienne à Milan, et celle de la maison des Augustins ou l'Angélique, à Rome, tandis que dans l'ancienne Rome on en avait compté vingt-neuf selon les uns, trente-sept suivant les autres. En France, à Paris, parmi les riches bibliothèques alors renommées, y compris celle du Roi, il n'y en avait aucune qui répondît au voeu de Naudé, c'est-à-dire qui fût ouverte à chacun et de facile entrée, et fondée dans le but de n'en dénier jamais la communication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin. Ce fut son innovation à lui, son instigation active. Il y poussait dès lors le président de Mesmes; vingt ans après il y convertissait le cardinal Mazarin et avait la satisfaction, vers 1648, à la veille même de la Fronde, de voir la merveilleuse bibliothèque amassée et ordonnée par ses soins s'ouvrir le jeudi à tous les hommes d'étude qui s'y présenteraient. Par une attention touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachant la sauvagerie de bien des gens de lettres, il avait fait pratiquer une porte particulière afin de leur éviter l'embarras d'avoir affaire aux grands laquais de l'hôtel et de passer même devant eux, ce qui en pouvait effaroucher quelques-uns 233. Notons bien ce titre d'honneur, ce bienfait essentiel de Naudé, et en même temps son inconséquence. S'il méprise le public dans ses livres et ne daigne pas le distinguer d'avec la populace, voilà qu'il le devine et qu'il le sert par la tentative de toute sa vie. Il rêve la bibliothèque publique et universelle avec la même persistance et la même chaleur que Diderot a pu mettre à l'Encyclopédie; il se consume à l'édifier par toutes sortes de travaux et de voyages; il n'aime la gloire que sous cette forme, mais c'est à ses yeux une belle gloire aussi, et, au moment où il semble l'avoir atteinte, il échoue, ou du moins il peut croire qu'il a échoué. Quoi qu'il en soit, l'honneur lui en reste; il est le premier à qui la France dut cette sorte de publicité et de conquête, l'idée et l'exemple de l'accès facile vers ces nobles sources de l'esprit. En cela il fut bien le contemporain et le coopérateur des Conrart, des Colbert, des Perrault (de loin on mêle un peu les noms), de tous ceux enfin du nouveau siècle qui, par les académies, par les divers genres de fondations, d'encouragements ou de projets, contribuèrent à mettre en dehors la pensée moderne et à la vulgariser. Lui, le moins promoteur en apparence et le moins en avant, pour les façons, des écrivains de sa date, il eut sa fonction sociale aussi.

Note 233: (retour) Voir le Mascurat, page 246. Cette porte particulière n'eut pas temps de s'ouvrir, à cause des troubles. L'hôtel du cardinal Mazarin tenait précisément le même local qu'occupe aujourd'hui la Bibliothèque du Roi. Il était dans les destinées que le voeu, le plan de Naudé se réalisât en ce même lieu et sur toute son échelle. Au tome VI des Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi, M. Paulin Paris fait ressortir ces analogies.

Ce petit Adeis sur les bibliothèques renferme plus d'une fine remarque; tout en rangeant ses livres, Naudé ne se fait faute déjuger les auteurs et les sujets. Il est décidément injuste pour les romans, qu'il estime une pure frivolité, comme si Rabelais et Cervantes n'étaient pas venus. Sur tout le reste, il se montre ouvert, équitable, accueillant. Son esprit se déclare dans les motifs de ses choix; il veut qu'on ait en chaque matière controversée le pour et le contre, afin d'entendre toutes les parties 234: ce sont des couples de lutteurs enchaînés qu'on ne sépare pas. Les hérétiques donc (moyennant quelques précautions de forme) s'avancent à distance respectueuse des orthodoxes. A côté des anciens qu'il vénère, il n'oublie les novateurs qui le font penser, qui lui suggèrent toutes les conceptions imaginables, et surtout lui ôtent l'admiration, ce vrai signe de notre faiblesse. Plus loin, il s'élève contre les préventions et les exclusions en fait de livres, «comme si ce n'étoit, dit-il, d'un homme sage et prudent de parler de toutes choses avec indifférence...» Et à la fin il parvient à nous glisser encore sa conclusion favorite, à savoir «le bon droit des Pyrrhoniens fondé sur l'ignorance de tous les hommes.» En étudiant beaucoup un érudit qui, certes, a du rapport avec Naudé, il m'a de plus en plus semblé que M. Daunou était l'héritier direct, le rédacteur accompli (non inventeur), et en quelque sorte le secrétaire posthume du XVIIIe siècle. Eh bien! Naudé peut être dit non moins exactement le bibliothécaire du XVIe; il en recueille et en classe les livres, et, en les rangeant, il se donne le spectacle de cette grande mêlée de l'esprit humain. La reprise moderne des vieux systèmes lui remet en mémoire ces deux cent quatre-vingts sectes de l'antiquité toutes fondées sur la recherche et la définition du souverain Bien. Sa philosophie de l'histoire est des plus simples, et n'en est peut-être pas moins vraie pour cela. A propos des trains et des vogues d'idées qui se succèdent depuis deux mille ans, vogue platonicienne, aristotélique, scholastique, hérétique et de Renaissance, Naudé se borne à remarquer que le même train de doctrine dure jusqu'à ce que vienne un individu qui lui donne puissamment du coude et en installe un autre à la place. Et c'est l'ordinaire des esprits, dit-il, de suivre ces fougues et changements divers, comme le poisson fait la marée. Aussi, quand la marée se retire, il en reste quelques-uns sur la grève et des plus beaux: les gens du rivage en font leur profit et les dépècent 235.

Note 234: (retour) Bayle aussi avait pour maxime de garder toujours une oreille pour l'accusé.
Note 235: (retour) Il s'élève pourtant de ton en revenant sur ce sujet favori des révolutions d'idées, au chapitre VI de son Addition à l'Histoire de Louis XI. Ayant recommencé à parler de cette grande roue des siècles qui fait paraître, mourir et renaître chacun à son tour sur le théâtre du monde, «si tant est que la terre ne tourne, dit-il (car il n'a garde d'en être tout à fait aussi sûr que Copernic et Galilée), au moins faut-il avouer que non-seulement les cieux, mais toutes choses, se virent et tournent à l'environ d'icelle.» Et citant Velleius Paterculus, lequel est avec Sénèque un vrai penseur moderne entre les anciens, il en vient à admirer la conjonction merveilleuse qui se fait à de certains moments, et la conspiration active de tous les esprits inventeurs et producteurs éclatant à la fois; mais cela ne dure que peu; la lumière, si pleine tout à l'heure, ne tarde pas à pâlir, l'éclipse recommence, l'éternel conflit de la civilisation et de la barbarie se perpétue: c'est toujours Castor et Pollux qui reparaissent sur la terre l'un après l'autre, ou plutôt c'est Atrée et Thyeste qui régnent successivement en frères peu amis. Et au nombre des causes de ces mystérieuses vicissitudes, Naudé ne craint pas de mettre «la grande bonté et providence de Dieu, lequel, soigneux de toutes les parties de l'univers, départit ainsi le don des arts et des sciences, aussi bien que l'excellence des armes et établissement des empires, ou en Asie, ou en Europe, permettant la vertu et le vice, vaillance et lâcheté, sobriété et délices, savoir et ignorance, aller de pays en pays, et honorant ou diffamant les peuples en diverses saisons; afin que chacun ait, part à son tour au bonheur et malheur, et qu'aucun ne s'enorgueillisse par une trop longue suite de grandeurs et prospérités.» C'est là une belle page et digne de Montaigne. (Voir aussi le début du chapitre IV des Coups d'État.)

Lorsqu'on vendit, en 1657, la bibliothèque de M. Morcau, l'ancien professeur de Naudé et de Guy Patin, ce dernier écrivait à Spon: «Ce qui reste de la bibliothèque de M. Morcau se vend à la foire, j'entends les livres de philosophie, d'humanités et d'histoire. Il avoit fort peu de théologie et haïssoit toute controverse de religion; même je l'ai mainte fois vu se moquer de ceux qui s'en mettoient en peine. Je pense qu'il était de l'avis de M. Naudé, qui se moquoit des uns et des autres, et qui disoit qu'il falloit faire comme les Ita«liens, bonne mine sans bruit, et prendre en ce cas-là pour devise:

Intus ut libet, foris ut moris est.

Je prends acte à regret du fond des sentiments; mais on n'aurait certainement pas trouvé dans la bibliothèque de Naudé de ces lacunes qui se notaient dans celle de M. Moreau. Il avait le bon esprit d'y mettre même ce qu'il n'aimait guère; là aussi il savait faire la part de la coutume: «Finalement, dit-il, il faut pratiquer en cette occasion l'aphorisme d'Hippocrate qui nous avertit de donner quelque chose au temps, au lieu et à la coutume, c'est-à-dire que certaine sorte de livres ayant quelquefois le bruit et la vogue en un pays qui ne l'a pas en d'autres, et au siècle présent qui ne l'avoit pas au passé, il est bien à propos de faire plus ample provision d'iceux que non pas des autres, ou au moins d'en avoir une telle quantité qu'elle puisse témoigner que l'on s'accommode au temps et que l'on n'est pas ignorant de la mode et de l'inclination des hommes.» En cela Naudé préparait directement les matériaux de l'histoire littéraire, telle que l'entendait Bacon.

A un certain endroit où il indique les moyens d'agrandir et d'accroître les bibliothèques, on sourit de voir le bon Naudé conseiller à mots couverts la ruse et le machiavélisme dont certains bibliophiles de tous les temps ont su les secrets. Il ne craint pas d'alléguer l'exemple de la république de Venise qui, pour empêcher qu'on enlevât de Padoue la fameuse bibliothèque de Pinelli, la fit saisir au moment du départ, sous prétexte qu'il y avait dans les manuscrits du défunt des copies de certains papiers d'État. C'est un petit avis que suggère Naudé aux magistrats et personnes en charge ayant bibliothèques, pour en user à l'occasion et faire main basse sur de bons morceaux; il a toujours eu un faible pour les coups d'État. Que nos bibliophiles, nos chercheurs de vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop les indignés; car eux-mêmes (je ne parle que de quelques-uns) se jouent encore, m'assure-t-on, tous les tours possibles, réticences, supercheries entre amis, que sais-je! C'était de bonne guerre alors comme aujourd'hui 236.

Note 236: (retour) Parmi les ruses les plus permises, il faut mettre celle que raconte Rossi dans la lettre où il parle des acquisitions de Naudé à Rome en 1645. Naudé entrait dans une boutique de libraire et demandait le prix, non pas de tel ou tel volume, mais des masses entières et des piles qu'il voyait entassées devant lui. Cette méthode inusitée déjouait un peu le libraire, qui hésitait, qui lâchait un mot: on marchandait. Mais Naudé, en pressant, en poussant, en harcelant, enveloppait si bien son homme, qu'il obtenait de lui un prix dont ensuite l'honnête marchand, à tête reposée, ne manquait pas de se repentir; car il y aurait eu souvent plus de profit pour lui à vendre ses volumes au poids à l'épicier ou à la marchande de beurre. Naudé faisait un peu à sa manière comme ces paysans bas-normands qui, dans les discussions d'intérêt, à force de bégayer, d'ânonner, de faire le niais, vous arrachent d'impatience la concession à laquelle ils visent. Il y a ruse et stratagème à cela, il n'y a pas dol qualifié.

Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont il voudrait doter la France, Naudé n'a garde d'omettre les noms célèbres qui ont honoré de tels établissements chez les anciens. Parmi nos illustres ancêtres les bibliothécaires (car je n'y veux reconnaître ni compter les esclaves et les affranchis), il cite donc en première ligne Démétrius de Phalere, Callimaque, Ératosthène, Apollonius, Zénodote, chez les Ptolémées, pour la bibliothèque d'Alexandrie; Vairon et Hygin à Rome, pour la Palatine. Ainsi Varron et Démétrius de Phalère, voilà des ancêtres. Il est vrai que la réalité du fait se peut contester à l'égard de Démétrius de Phalère, qui était un bien grand seigneur pour cet office; mais Callimaque, Apollonius, Varron et Gabriel Naudé, cela, suffit bien.—Je tire toutes ces drôleries de son livre môme, dussé-je paraître de ceux un peu légers dont il dit, non sans dédain, qu'ils ne recherchent en tout que la fleur:

Decerpunt flores et summa encumina captant.

Son Addition à l'Histoire de Louis XI (1630) est le dernier ouvrage qu'il publia avant son départ pour l'Italie. Il y prélude d'instinct à ses coups d'État et à son prochain code de la science des princes par la prédilection qu'il marque pour le plus advisé de nos rois, pour l'Euclide et l'Archiméde de la politique, comme il le qualifie. Voulant montrer que Louis XI n'était pas du tout aussi ignorant qu'on l'a prétendu et que l'a dit surtout le léger historien bel-esprit Mathieu, il reprend le côté littéraire de l'histoire de ce règne; c'est un prétexte pour lui d'y rattacher une foule de particularités sur les livres, sur le prix qu'on y mettait dans les vieux temps, de raconter au long la renaissance des lettres et de discuter à fond les origines de l'imprimerie introduite en France précisément sous Louis XI. Au nombre des écrits attribués à ce prince, il omet la part, si gracieuse pourtant et si piquante, qui lui revient dans la composition des Cent Nouvelles nouvelles, ce sur quoi nous insisterions de préférence aujourd'hui. Mais Naudé, nous l'avons dit, ne faisait aucun cas des romans et contes en langue vulgaire, et ne daignait s'enquérir de leur plus ou moins d'agrément; s'il s'est montré quelque peu savant en us, ç'a été par cet endroit.

Il ne l'est pas du tout d'ailleurs dans le choix de la thèse qu'il entreprend ici de prouver. S'il veut que Louis XI ait été. un prince plus lettré qu'on ne l'a dit, ce n'est pas qu'il attribue aux lettres plus d'influence qu'il ne faut sur l'art de gouverner. Loin de là, il pose tout d'abord la différence qu'il y a entre les lettrés d'ordinaires mélancoliques et songearts, et les hommes d'action et de gouvernement auxquels sont dévolues des qualités toutes contraires: Paucis ad bonam mentem opus est litteris, répétait-il d'après Sénèque. Il ne faut pas tant de lecture dans la pratique à un esprit bien fait; et il insiste sur cette vérité de bon sens en homme d'esprit, tout à fait dégagé du métier.

Son voyage d'Italie et le long séjour qu'il y fît achevèrent vite de l'aiguiser et de lui donner toute sa finesse morale. Ces douze années, depuis l'âge de trente jusqu'à quarante-deux ans, lui mirent le cachet dans toute son empreinte. Devenu l'un des domestiques, comme on disait, du cardinal de Bagni, adopté dans la famille, il se consacra tout entier à ses devoirs envers le noble patron, à l'agrément libéral et studieux de cette société romaine qui savait l'apprécier à sa valeur. On était alors sous le pontificat d'Urbain VIII, de ce poète latin si élégant et si fleuri, qui se souvenait volontiers de ses distiques mythologiques, et qui continuait de les scander tout en tenant le gouvernail de la barque de saint Pierre. Dans cette Rome des Barberins, Naudé put se croire d'abord transporté au règne de Léon X, d'un Léon X un peu affadi: son goût littéraire ne sentait peut-être pas assez la différence. Tous ses écrits de cette époque ne furent plus composés qu'en vue de quelque circonstance particulière et en quelque sorte domestique; moins que jamais le public apparut à sa pensée, ce grand public prochain qui allait être le seul juge. Pour le cardinal, son maître, homme d'État, il composa son livre des Coups d'État; pour son neveu, le comte Fabrice de Guidi, il fit en latin le petit traité de l'Étude libérale, à l'usage des jeunes gentilshommes; pour un autre neveu, le comte Louis, le gros traité latin sur l'Étude militaire, à l'usage des guerriers instruits. Il dressait en même temps pour leur père, le marquis de Montebello, une généalogie et une histoire de cette famille des Guidi-Bagni. Coeur délicat sans doute et reconnaissant, on le voit empressé de payer sa bienvenue à chacun des membres; lui aussi il se sent riche à sa manière, il veut rendre et donner. On peut soupçonner de plus sans injure qu'étranger et nécessiteux, il n'était pas fâché de recevoir. Je ne fais qu'indiquer d'autres opuscules latins, tous également de circonstance, ses cinq thèses médico-littéraires, agréables réminiscences du doctorat 237, espèces d'étrennes et de cartes de visite qu'il envoyait à des amis anciens ou nouveaux; son traité de la Bibliographie politique, adressé au Père Gaffarel, qui l'avait consulté sur ces sortes d'écrits. De toutes ces productions de Naudé composées durant le séjour d'Italie et couvées, pour ainsi dire, sous le manteau et sous la pourpre, on ne lit plus maintenant, on ne cite plus guère à l'occasion que ses Coups d'État; et, par leur renom de machiavélisme, ils ont presque entaché sa mémoire.

Note 237: (retour) Il alla, en 1633, prendre ses degrés à Padoue, à cause de la charge de médecin honoraire de Louis XIII que son cardinal lui avait fait obtenir.

Nous n'essayerons pas de le justifier plus qu'il ne convient. Naudé n'appartient en rien à cette école de publicistes déjà émancipée au XVIe siècle, et qui deviendra la philosophique et la libérale dans les âges suivants. Sa politique, à lui, garde son arrière-pensée méfiante à travers tous les temps. A son arrivée en Italie, il était déjà foncièrement de l'avis de Louis XI, et il admettait cet article unique du symbole des gouvernants: Qui nescit dissimulare nescit regnare. S'il y avait erreur de sa part à cela, comme il est bienséant aujourd'hui de le reconnaître, ce n'était pas à la cour romaine qu'il pouvait s'en guérir; ce n'était point en quittant la France sous Richelieu pour la retrouver bientôt sous Mazarin. Naudé se pique dès l'abord de se bien séparer de ces auteurs qui, traitant de la politique, ne mettent pas de fin à leurs beaux discours de Religion, Justice, Clémence, Libéralité; il laisse cette rhétorique à Balzac et consorts. Pour lui, il tient à prouver aux habiles que, bien qu'homme d'étude, il entend aussi le fin du jeu. Il commence par poser avec Charron «que la justice, vertu et probité du Souverain, chemine un peu autrement que celle des particuliers.» A-t-il tort de le prétendre? En exceptant toujours le temps présent, ce qui est d'une politesse rigoureuse, et en ne considérant que l'éternelle histoire, qu'y voyons-nous? Un moderne penseur l'a répété, et il nous est impossible de le dédire: Ne mesurons pas les hommes publics à l'aune des vertus privées; s'ils sont véritablement grands, ils ont leur point de vue et leur rôle à part: ils font ce que d'autres ne feraient pas, ils maintiennent la société. C'est à l'abri de leurs qualités, de leurs défauts, quelquefois même, hélas! de leurs forfaits que les hommes privés arrivent à exercer en paix toutes leurs vertus. C'est peut-être parce que Richelieu a fait tomber la tête du duc de Montmorency, qu'il a été plus loisible à tel bon bourgeois de vivre honnête homme en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et l'histoire en main, si l'on ose réfléchir, on a peine à ne pas tirer l'austère résultat.

Naudé, au premier chapitre de son livre, soutient, en s'appuyant de l'autorité de Cardan et de Campanella, que, pour bien peindre un homme ou pour bien traiter un sujet, il faut se transmuer dedans; et il cite spirituellement l'exemple de Du Bartas, qui, pour faire sa fameuse description du cheval, galopait et gambadait des heures entières dans sa chambre, contrefaisant ainsi son objet. Je ne pousserai pas si loin, en parlant de Naudé, la transfusion et la métamorphose, je serrerai de près mon auteur, sans pour cela m'y confondre ni l'approuver. Mais, puisque l'occasion s'en présente, j'userai du droit de simple moraliste pour énoncer ce que je crois vrai, dussé-je par là sembler contredire l'étalage vertueux et philanthropique des acteurs intéressés, ou la simplicité bienheureuse et perpétuellement adolescente de quelques optimistes de talent.

Telle philosophie, telle politique, ou, pour parler plus exactement, telle morale, telle politique. La politique n'est que l'art de mener les hommes, et cet art dépend de l'idée qu'on se fait d'eux. La Rochefoucauld donne la main à Machiavel. Jeune, d'ordinaire on estime l'humanité en masse, et l'on est plutôt de la politique libérale. Plus tard, on arrive à mieux connaître, à ce qu'on croit, c'est-à-dire trop souvent à moins estimer les hommes; et si l'on est conséquent, on incline alors pour la politique sévère. Mais cette sévérité, fruit amer de l'expérience humaine, n'admet pas nécessairement la fraude et n'exclut pas la justice; et j'aime à penser toujours, malgré la rareté du fait, que la volonté ferme du bien, une sagacité pénétrante jointe à l'absence de toute imposture, une équité inexorable, seraient encore les voies les plus sûres de gouverner, de tenir le pouvoir,—de le tenir, il est vrai, non pas de le gagner ni de l'obtenir.

Naudé n'en demandait pas tant aux souverains de son temps, et, dans cette chambre close du cardinal de Bagni, il n'est plus que de la religion de Louis XI, de Philippe de Macédoine, ou du vieil et perfide Ulysse; il cite à propos Tibère. Il donne la recette de ce qu'il croit permis au besoin, assassinat, empoisonnement, massacre; il divise et subdivise le tout avec un sang-froid inimaginable. Les conseils de modération qu'il y mêle ne font que mieux ressortir l'immoral du fond; on croirait par moments qu'il se joue: c'est comme un chirurgien curieux qui assemble des exemples de tous les jolis cas, ou comme un chimiste amateur qui étiquette avec complaisance tous ses poisons, en inscrivant sur chacun la dose indispensable et suffisante. Ce qui se dirait à peine dans quelque hardi colloque à voix basse et dans quelque débauche de cabinet entre un Borgia et son conclaviste, il le rédige et l'écrit238. Son apologie de la Saint-Barthélemy (au chap. III) est trop connue et résume le reste. Si, dans la façon dont il la présente, il se trouve historiquement quelques points de vérité incontestables, ils ne rachètent en rien l'horreur de l'action ni l'odieux du récit. Ce n'est point quand le sang coule à flots que l'historien doit faire parade d'essuyer et de braquer si posément sa lunette. Lui aussi, il lui convient d'être entraîné par le sentiment d'humanité et de se faire peuple un jour. Guy Patin ne trouvait, pour excuser son ami sur ce méfait, que l'influence du lieu où il écrivait alors. Lorsqu'on entre au Vatican, qu'aperçoit-on en effet dès la grande salle d'antichambre? La Saint-Barthélemy peinte et Coligny immolé.

Note 238: (retour) ***put text here On lit, il est vrai, dans la préface de la première édition, que le livre n'est imprimé qu'à douze exemplaires. Passe encore, cela ne sortait pas de la confidence. Mais bientôt il en courut plus de cent. Telle est l'inconséquence toujours: on n'écrit pas pour le public, et on imprime pour lui.

Et en cette opinion extrême, n'admirez-vous pas comme Naudé et de Maistre se rencontrent? le grand croyant et le grand sceptique! c'est le cercle ordinaire, le manège de l'esprit humain.

Disons-le bien vite, en ceci Naudé, encore plus que de Maistre, se calomniait: cet apologiste de la Saint-Barthélémy est le même qui, à Rome, se montra si bon, si humain, si chaleureux pour Campanella persécuté. Après vingt-sept ans de prison, ce dominicain philosophe venait d'être rendu à la liberté par la bonté d'Urbain VIII. Naudé avait toujours admiré et vénéré Campanella (ardentis penitus et portentosi vir ingenii, comme il l'appelle sans cesse), Campanella novateur et investigateur en toutes choses, en philosophie, en ordre social, conspirateur et chef de parti un moment239, et qui du fond d'un cachot obscur retraçait et rêvait sa Cité du Soleil. Pour célébrer cette délivrance toute récente encore, Naudé adressa, en 1632, au pape Urbain VIII, un panégyrique latin imité de ceux des anciens rhéteurs, Thémiste, Eumène. On sent, à ses frais inaccoutumés d'éloquence, qu'il parle au pontife lettré, au poëte disert, à l'Urbanité même (il fait le jeu de mots), à celui qui, suivant son expression, a moissonné tout le Pinde, butiné tout l'Hymette, et bu toute l'Aganippe. Ce ne sont que fleurs et qu'encens, ce n'est, que sucre, que miel et que rosée. Le style latin de Naudé laissa toujours à désirer pour la vraie élégance. Mais cette assez mauvaise prose poétique, cette flatterie plus que française, cette reconnaissance trop italienne, tous ces défauts du panégyrique composent, dans le cas présent, une très belle et très noble action, à savoir la défense et l'apologie, aux pieds du Saint-Siège, de la science et de la philosophie, hier encore persécutées240.

Note 239: (retour) «Et lorsque Campanella eut dessein de se faire roi de la Haute-Calabre, il choisit très à propos pour compagnon de son entreprise un frère Denys Pontius, qui s'était acquis la réputation du plus éloquent et du plus persuasif homme qui fût de son temps... etc.» (Naudé, Coups d'État, chap. IV.)
Note 240: (retour) Voir, dans les lettres latines de Naudé, la 31e à Campanella, et la dédicace reconnaissante que celui-ci lit à Naudé de son petit traité de Libris propriis et recta Ratione studendi.—Osons dire toute la vérité. Il existe, au tome X de la Correspondance manuscrite de Peiresc (Bibliothèque du Roi), une lettre de Naudé qui semble donner un bien triste démenti à ces témoignages publics, à cet échange de bons offices et de magnifiques démonstrations entre lui et Campanella. Il paraît que ce dernier, après sa sortie de Rome et son arrivée en France, s'était licencié sur le compte de Naudé en je ne sais quelles paroles et imputations qui pouvaient avoir de la gravité. La lettre de Naudé à Peiresc, datée de Riète, 30 juin 1636, nous montre plus que nous ne voudrions l'irritation de l'offensé et son jugement secret sur l'homme qu'il avait tant admiré et célébré publiquement. On y a l'envers complet de tout à l'heure. Campanella y est taxé d'ingratitude, de légèreté, de charlatanisme effronté et d'insupportable orgueil; ce sont les inconvénients de plus d'un grand esprit, et on en a connu de tout temps qui avaient peu à faire pour tomber dans ces défauts-là. Naudé, qui n'avait admiré qu'une seule fois avec cette ferveur, et qui s'en trouvait dupe, jura sans doute qu'on ne l'y reprendrait plus. Il faut toutefois qu'il soit revenu à des sentiments plus favorables à son ancien ami, puisqu'il ne fit imprimer le Panégyrique dont nous avons parlé qu'en 1644, pour prêter hautement secours à la mémoire de Campanella mort beatissimis Thomae Campanellae Manibus, contre de certaines calomnies dont elle venait d'être l'objet. Le Panégyrique imprimé et la lettre manuscrite n'en font pas moins le plus sanglant contraste, et donnent une rude leçon au biographe littéraire qui se lierait avec candeur à ce qu'on imprime. (Voir l'Appendice à la tin du présent volume.)

Parmi les singularités de ce traité sur les Coups d'État, on a remarqué qu'il commence par Mais, comme le Moyen de Parvenir commence par Car. Naudé faisait nargue à la rhétorique dès le premier mot.

Parmi les opinions particulières qui ne font faute, est celle qui range dans les inventions des coups d'État la venue de la Pucelle d'Orléans, «laquelle, ajoute Naudé en passant, ne fut brûlée qu'en effigie.» Il ne daigne pas s'expliquer davantage. Guy Patin va plus loin et nous dit que, loin d'être brûlée, elle se maria et eut des enfants 241. Naudé se complaisait un peu à ces sortes d'opinions paradoxales, et il admettait très-aisément la mystification du vulgaire en histoire. Il aurait cru volontiers au mariage secret de Bossuet comme il croyait au brûlement postiche de la Pucelle. C'est là un faible dans cet esprit si sain. A force de chercher finesse, on s'abuse aussi.

Note 241: (retour) Voir sur cette version le Mercure galant de novembre 1683.

«Qui peut savoir et dire ce qu'arrive à penser sur toute question fondamentale un homme de quarante ans, prudent, et qui vit dans un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette prudence?» Naudé n'oubliait jamais cette pensée en lisant l'histoire; il en faisait surtout l'application aux grands esprits cultivés depuis la renaissance des lettres, et ce qu'il avait en Italie sous les yeux l'y confirmait. Dans cette familiarité du cardinal de Bagni et des Barberins, il dut être de ceux qui trouvent, après tout, que c'eût été un bel idéal que d'être cardinal romain dans le vrai temps. Lui qui n'était pas philosophe ni protestant à demi, il jugeait qu'il y avait plus de place encore pour des opinions quelconques sous la noble pourpre flottante de ses patrons que sous l'habit noir serré du ministre; mais c'était à condition toujours de n'en rien laisser passer242. Il revint d'Italie avec ce pli romain très-marqué. Ses amis, au retour, s'aperçurent d'un changement en lui. Tout en restant bon et simple d'ailleurs, sa prudence s'était fort raffinée. Dans l'habitude de la vie, il ne se confiait à personne,—«à personne, hormis à M. Moreau et à moi, nous dit Guy Patin; et quand il avoit reconnu la moindre chose dans quelqu'un, il n'en revenoit jamais: sentiment qu'il avoit pris des Italiens.»

Note 242: (retour) Dans une page du Mascurat (190), on voit trop bien en quel sens Naudé est catholique et soumis à l'Église; c'est de la même manière et dans le même esprit que Montaigne se déclarait contre les huguenots lorsqu'ils interprétaient les Écritures. La raison qu'allègue Naudé est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat répond à Saint-Ange, qui vient d'exprimer la conviction naïve qu'aucune doctrine pernicieuse ne saurait se fonder sur la Sainte-Écriture: «Si tu ajoutes bien entendue, dit Mascurat, je suis de ton côté; mais, à faute de suivre l'interprétation que la seule Église catholique donne à ces Livres sacrés, ils sont bien souvent causés de beaucoup de désordres, tant es moeurs à cause du livre des Rois et autres pièces du Vieil Testament, qu'en la doctrine, laquelle est bien embrouillée dans le Nouveau et par les Épîtres de saint Paul principalement: Mare enim est Scriptura divina, habens in se sensus profundos et altitudinem tudinem propheticorum enigmatum, comme disoit saint Ambroise...» Quand j'entends un sceptique, citer si respectueusement un grand saint, je me dis qu'il y a anguille sous roche.

La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage. Le cardinal Antoine Barberin le prit alors à son service et le recueillit avec un empressement affectueux. L'étoile de Naudé le voua toute sa vie aux Éminentissimes. Rappelé l'année suivante en France pour être bibliothécaire du Cardinal-ministre, il ne quitta Rome que comblé des bienfaits de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte inopinée du cardinal de Bagni ait laissé des traces dans son humeur. Il considéra dès lors sa fortune comme un peu manquée; il reconnut qu'après avoir tant usé de lui, de sa science et de ses services, on ne lui avait ménagé aucun sort pour l'avenir; il en devint disposé à se plaindre quelquefois de la destinée plus qu'il n'avait coutume de faire auparavant 243. Nous le rencontrons fréquemment les années suivantes dans les lettres de Guy Patin, et c'est à cette date seulement que la petite société de Gentilly commence. Mais, à travers ses relations resserrées avec ses amis de France, Naudé, tout occupé de former la bibliothèque du cardinal Mazarin, s'absentait encore pour de longs et nombreux voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de nouveau, en Allemagne, rapportant de chaque tournée des milliers de volumes et des voitures tout entières. Il nous a donné le bulletin de ses doctes caravanes dans le Mascurat 244. Enfin, au commencement de 1647, il n'eut plus qu'à coordonner son immense butin, à organiser en quelque sorte sa conquête. Ç'allait être un beau jour pour lui, le plus beau jour de sa vie, que celui où la publicité de cet établissement unique eût été complète 245; déjà la porte particulière à l'usage des savants était pratiquée sur la rue; déjà l'inscription latine destinée à figurer au-dessus, et qui devait dire à tous les passants (aux passants qui savaient le latin) d'entrer librement, se gravait sur le marbre noir en lettres d'or; Naudé touchait à l'accomplissement du rêve et du labeur de toute sa vie. C'est à ce moment précis que se rapporte la lettre souvent citée de Guy Patin (27 août 1648) 246: «M. Naudé, bibliothécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendi comme il est le mien, nous a engagés pour dimanche prochain à aller souper et coucher nous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que nous y ferons la débauche: mais Dieu sait quelle débauche! M. Naudé ne boit naturellement que de l'eau et n'a jamais goûté vin. M. Gassendi est si délicat qu'il n'en oseroit boire, et s'imagine que son corps brûleroit s'il en avoit bu. C'est pourquoi je puis bien dire de l'un et de l'autre ce vers d'Ovide:

Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis 247.

Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l'écriture de ces deux grands hommes, j'en bois fort peu; et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être quelque chose davantage, pour être tous trois guéris du loup-garou et du mal des scrupules, qui est le tyran des consciences. Nous irons peut-être jusque fort près du sanctuaire...» Naudé célébrait à sa manière, dans cette petite orgie de Gentilly, sub rosa, la prochaine dédicace de ce temple de Minerve et des Muses dont il tenait les clefs, quand, le lendemain ou le jour même de la fête, la Fronde éclata 248. Ainsi vont les projets humains sous l'oeil d'en haut ou sous le je ne sais quoi qui les déjoue. L'inscription en resta là, et le public aussi. A la seconde Fronde, ce fut bien autre chose, et, le 29 décembre 165l, le parlement rendit l'arrêt de vandalisme qui ordonnait la vente de la bibliothèque et des meubles du cardinal. Mais n'anticipons pas. Quand Naudé vit la Fronde, il put être affligé, il n'en fut point surpris. Il avait de longue main, dans ses Rose-Croix, compté sur la badauderie des Français; dans ses Coups d'État, s'il nous en souvient (chap. iv), il avait peint la populace en traits énergiques et méprisants, que l'émeute présente semblait faite exprès pour vérifier. Si tout s'était borné à cette première Fronde, il y aurait eu plutôt encore de quoi s'en gaudir entre amis.

Note 243: (retour) Une lettre de lui à Peiresc, du 20 juillet 1634 (Correspondance de Peiresc, tome X, manuscrits de la Bibliothèque du Roi), nous trahit le secret de toutes les démarches, sollicitations et suppliques trop peu dignes auxquelles la nécessité et la peur de manquer poussaient Naudé en terre étrangère: il subit l'air du pays.
Note 245: (retour) Une sorte de publicité existait dès les années précédentes: la bibliothèque s'ouvrait tous les jeudis aux savants qui se présentaient: il y en avait quelquefois de quatre-vingts à cent qui y étudiaient ensemble (Mscurat, page 244).—Voir aussi, dans les Lettres latines de Roland Des Marels, la 31e du livre II; il y remercie Naudé en souvenir de quelque séance.
Note 246: (retour) Lettres choisies de Guy Palin, tome I, page 35.
Note 247: (retour) Autre témoignage: «Naudé étoit d'une vie sobre et chaste; il eut aversion de tout temps pour les assaisonnements de viandes et les recherches de table; en fait de fruits, il ne mangeoit que des châtaignes et des noisettes. Il étoit de taille élevée, de corps allègre et dispos.» (Voir l'Éloge latin de Naudé, par Pierre Hallé.)
Note 248: (retour) Les barricades sont, précisément de la même date que la lettre de Guy Patin jour pour jour, 27 août.

L'intervalle des deux Frondes fut un assez bon temps pour Naudé; il y composa (1649) son ouvrage le plus intéressant, le plus original et le plus durable: Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier jusques à la Déclaration du premier avril mil six cens quarante-neuf, ou plus brièvement le Mascurat. C'est un dialogue entre deux imprimeurs et colporteurs de mazarinades, Mascurat et Saint-Ange. Sous ce couvert, il y défend chaudement et finement le cardinal son maître, et montre la sottise de tant de propos populaires qui se débitaient à son sujet; puis, chemin faisant, il y parle de tout. La bonne édition du Mascurat, la seconde, est un gros in-4° de 718 pages. Le livre fait encore aujourd'hui les délices de bien des érudits friands; Charles Nodier, dit-on, le relit ou du moins le refeuillette une fois chaque année. M. Bazin, l'historien de la France sous Mazarin, en a beaucoup profité dans son spirituel récit. Naudé, si enfoui par le reste de ses oeuvres, garde du moins, par celle-ci, l'honneur d'avoir apporté une pièce indispensable et du meilleur aloi dans un grand procès historique: son nom a désormais une place assurée en tout tableau fidèle de ce temps-là. Je voudrais pouvoir donner idée du Mascurat à des lecteurs gens du monde, et j'en désespère. Dans ce style resté franc gaulois et gorgé de latin, il trouve moyen de tout fourrer, de tout dire; je ne sais vraiment ce qu'on n'y trouverait pas. Il y a des tirades et enfilades de curiosités et de documents à tout propos, des kyrielles à la Rabelais, où le bibliographe se joue et met les séries de son catalogue en branle, ici sur tous les novateurs et faiseurs d'utopies (pages 92 et 697), là sur les femmes savantes (p. 81); plus loin, sur les bibliothèques publiques (p. 242); ailleurs, sur tous les imprimeurs savants qui ont honoré la presse (p. 691); à un autre endroit, sur toutes les académies d'Italie (p. 139, 147), que sais-je249? Pour qui aurait un traité à écrire sur l'un quelconque de ces sujets, le Mascurat fournirait tout aussitôt la matière d'une petite préface des plus érudites; c'est une mine à fouiller; c'est, pour parler le langage du lieu, une marmite immense d'où, en plongeant au hasard, l'on rapporte toujours quelque fin morceau.

Note 249: (retour) Et encore (page 370) il enfile toutes sortes d'historiettes sur des réponses faites par bévue, et se moque en même temps de la rhétorique; il y trouve son double compte d'enfileur de rogatons érudits et de moqueur des tours oratoires.—Il ne trouve pas moins son double compte de fureteur historique et de défenseur du Mazarin, lorsqu'il se donne (page 266) le malin plaisir d'énumérer tous les profits et pots-de-vin de l'intègre Sully, lequel «tira trois cens mille livres pour la démission, de sa charge des Finances et de la Bastille; soixante mille pour celle de la Compagnie de la Reine-Mère; cinquante mille pour celle de Surintendant des Bâtiments; deux cens mille pour le Gouvernement de Poitou; cent cinquante mille pour la charge de Grand-Voyer, et deux cens cinquante mille pour récompense ou plutôt courretage de beaucoup de bénéfices donnés à sa recommandation.» Et le fin Naudé part de là pour opposer le désintéressement du Mazarin; mais il tenait encore plus, je le crains bien, à ce qu'il avait lâché en passant contre cette renommée populaire de Sully.

La scène se passe au cabaret; on y boit à même des pots, on y mange des harengs saurets, tout s'en ressent. On a remarqué que la plaisanterie d'une nation ressemble (règle générale) à son mets ou à sa boisson favorite. On n'a donc ici ni le pudding de Swift, ni le Champagne ou le moka de Voltaire. Le Mascurat de Naudé, c'est une espèce de salmigondis épais et noir, un vrai fricot comme nos aïeux l'aimaient, où il y a bien du fin lard et des petits pois. On y lit (p. 231) une grande discussion sur la poésie macaronique; ce livre est une espèce de macaronée aussi.

Au commencement du Mascurat il n'est pas huit heures et demie du matin (page 13): les deux compagnons entrent au cabaret et s'attablent pour discourir à l'aise a mane ad vesperam (p. 38). A la page 322, on les voit qui dînent. Page 349, Saint-Ange frappe pour demander à boire. Page 379, il continue de mâcher et de boire. Page 385, il est question de plat qui se refroidit. Page 386, Mascurat s'absente un bon quart d'heure, ou une bonne heure, dit Saint-Ange qui l'attend. C'en est assez pour donner idée de la composition étrange de cet autre Neveu de Rameau. A travers ces divers incidents de la journée, le dialogue dure toujours.

Le caractère de Saint-Ange, c'est le gros bon sens, près de Mascurat qui représente l'érudit rusé: «Tu m'emportes, lui dit à certain moment Saint-Ange, comme l'aigle fait la tortue, hors de mon élément; revenons...» Et plus loin, lorsque Mascurat lui énumère complaisamment les grands génies de première classe, les douze preux de pédanterie: Archimède, Aristote, Euclide, Scot (Duns), Calculator, etc. (je fais grâce des autres), le matois Saint-Ange répond: «Tu m'endors quand tu me parles de tous ces auteurs-là que je ne connois point; il y avoit l'autre jour un homme bien sensé, chez «Blaise, qui n'y faisoit pas tant de finesse; car il disoit que la Sagesse de Charron et la République de Bodin étoient les meilleurs livres du monde, et sa raison étoit que le premier enseigne à se bien gouverner soi-même, et le second à bien gouverner les autres... Ce discours, à te dire vrai, me tient lieu de démonstration et me persuade bien davantage que ne font tous les mathématiciens et philosophes; mais tu as l'esprit si sublime que tu voudrois toujours être avec les auteurs de la première classe. Pour moi, je me tiens aux médiocres, c'est-à-dire à ceux que tu appelles honnêtes gens et bons esprits.» Naudé, en écrivant cette charmante page, ne comprenait-il donc pas que le nombre de ces honnêtes gens et de ces bons esprits vulgaires à la Saint-Ange allait augmenter assez pour faire un public qui ne serait plus la populace? Le tiers état de Sieyès était au bout, notre classe moyenne.

Si Naudé ne comptait pas assez sur ce prochain monde des bons esprits, il semble avoir encore moins soupçonné qu'une autre portion plus délicate s'y introduirait, et que l'heure approchait où il faudrait écrire en français pour être lu même des femmes. Chez Naudé, les femmes n'entrent pas; latin à part, il y a des grossièretés.

La finesse d'ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie même de l'auteur entre ces deux bons compères, Saint-Ange et Mascurat, va aussi loin qu'on peut supposer. Je veux trahir et prendre sur le fait sa méthode habituelle. A un endroit, par exemple, il énumère au long les académies d'Italie; rien de plus intéressant pour les esprits académiques; on croirait, à la complaisance du détail, que Naudé admire, qu'il se prend; pas du tout. Prenez garde: voilà qu'à la fin, citant Pétrone sur les déclamateurs, il montre que ces façons pompeuses d'exercice littéraire ne servent au fond de rien, que les vrais grands écrivains sont de date antérieure, que les bons esprits vont à ces nouvelles Académies comme les belles femmes au bal, c'est-à-dire sans en chercher autre profit que d'y passer le temps agréablement et de s'y faire voir et admirer.—Sur quoi Saint-Ange, un peu surpris du revers, dit à Muscurat: «Tu fais justement comme ces vaches qui attendent que le pot au lait soit plein pour le renverser250...» Voilà, en bon français, la méthode de Gabriel Naudé et des grands sceptiques.

En matière religieuse, il ne procède pas autrement, et c'est ici que le mot de sournoiserie s'applique à merveille. Ainsi, à propos de l'Alcoran, dont les paroles, dit Mascurat (page 345), sont très-belles et bonnes, quoique la doctrine en soit fort mauvaise, Saint-Ange se récrie, et Mascurat répond entre autres choses: «... Joint aussi qu'il est hors le pouvoir d'un homme, tant habile qu'il soit, de connoître quelle est la religion des Turcs, soit pour la foi ou les cérémonies, par la seule lecture de l'Alcoran; tout de même, SANS COMPARAISON TOUTEFOIS, qu'un homme qui n'auroit lu que le Nouveau Testament, ne pourroit jamais connoître le détail de la religion catholique, vu qu'elle consiste en diverses règles, cérémonies, établissements, institutions, traditions et autres choses semblables que les papes et les conciles ont établies de temps en temps, et pièces après autres, conformément à la doctrine contenue implicité ou explicité dans ledit livre.» On a le venin.

J'aime mieux citer une belle page philosophique, et même religieuse à la bien prendre, qui rentre dans une pensée souvent exprimée par lui. Il s'agit de je ne sais quel conseil (page 229) dont Saint-Ange croit que les politiques d'alors pourraient tirer grand profit; Mascurat répond: «Quand ils le feroient, Saint-Ange, ils ne réussiroient pas mieux au gouvernement des États et empires que les plus doctes médecins font à celui des malades; car il faut nécessairement que les uns et les autres prennent fin, tantôt d'une façon et tantôt de l'autre: Quotidie aliquid in tam magno orbe mutatur, nova urbium fundamenta jaciuntur, nova gentium nomina, extinctis nominibus prioribus aut in accessionem validioris conversis, oriuntur (chaque jour quelque changement s'opère en ce vaste univers; on jette les fondations de villes nouvelles; de nouvelles nations s'élèvent sur la ruine des anciennes dont le nom s'éteint ou va se perdre dans la gloire d'un État plus puissant). Je ne dis pas toutefois qu'un peu de régime ne fasse grand bien, et que tant de livres qu'écrivent tous les jours les médecins de vita proroganda soient inutiles; mais aussi en faut-il demeurer dans leurs termes, et ne pas attendre des remèdes l'éternité que Dieu seul s'est réservée.»—Et dans les Coups d'État (chap. IV) il avait dit: «Il ne faut donc pas croupir dans l'erreur de ces foibles esprits qui s'imaginent que Rome sera toujours le siége des saints Pères, et Paris celui des rois de France.» Je trouve que, de nos jours, les sages eux-mêmes ne sont pas assez persuadés que de tels changements restent toujours possibles, et l'on met volontiers en avant un axiome de nouvelle formation, bien plus flatteur, qui est que les nations ne meurent pas.

Je ne pousserai pas plus loin ce qui aussi bien n'aurait aucun terme, car il faudrait extraire à satiété, sans pouvoir jamais analyser. La conclusion du Mascurat est spirituelle et va au-devant des objections d'invraisemblance.—Saint-Ange: «Tu me dis de si belles choses, que, si elles étoient imprimées, on ne s'imagineroit jamais qu'elles vinssent du cabaret ni qu'elles eussent été dites par deux libraires ou imprimeurs...» Et Mascurat répond en citant des exemples de l'antiquité: «... Au contraire, je vois dans Plutarque et Athénée que les plus doctes de ce temps-là tenoient des propos aussi sérieux entre la poire et le fromage et ayant le verre à la main, comme nous l'avons maintenant, que tous les Académistes de Cicéron en ses plus délicieuses vignes, in Tusculano, in Cumano, in Arpinati.» Il continue, selon son usage, d'épuiser tous les exemples de dialogues anciens qui se tiennent, tantôt au milieu des rues, comme le Gorgias, tantôt dans une maison du Pirée, comme la République, ou bien encore sous le portique du temple de Jupiter ou aux bords de l'Ilissus. De là à un cabaret de la Cité évidemment il n'y a qu'un pas. Et sur ce que ce sont deux imprimeurs qui ont dit ces belles choses, Mascurat, qui a voyagé, cite l'exemple des savetiers italiens dont la politique est encore plus raffinée que celle des imprimeurs de ce pays-ci: «Finalement, ajoute-t-il, pourquoi trouver étrange que nous ayons dit tant de choses en un jour, puisque nous voyons tant de tragédies nous représenter en pareil espace de temps des histoires que l'on ne jugeroit jamais, à cause d'une infinité de rencontres et d'incidents, avoir été faites dans l'espace de vingt-quatre heures... Et puis, si le Timée, le Gorgias, le Phédon et les dialogues de Republica et de Legibus de Platon, quoiqu'ils soient bien plus longs que les nôtres, ont bien été faits en un jour..., pourquoi ne voudra-t-on pas que nous ayons dit, depuis cinq heures du matin jusques à sept heures du soir, ce que, s'il étoit imprimé, il ne faudroit guère davantage de temps pour lire?...» Il en faut un peu plus, quoi qu'il en dise; et, avec notre dose d'attention d'aujourd'hui, ne vient pas à bout qui veut de ce gros in-4° immense. C'est pourquoi nous y avons tant insisté.251

Note 251: (retour) M. Artaud, dans son ouvrage sur Machiavel (tome II, pages 336-350), cite un ouvrage manuscrit français qui est une apologie remarquable de l'illustre Florentin, et il se dit tenté de l'attribuer à Gabriel Naudé. Mais, sans parler des autres objections, comme cette apologie ne put être composée que vers ou après 1649, Naudé eut bien assez à faire, en ces années, avec son Mascurat d'abord, puis avec les tracas et calamités qui vont l'envahir, pour qu'on ne puisse lui imputer un travail dont on ne verrait d'ailleurs pas le but sous sa plume.

La seconde Fronde vint renverser encore une fois la fortune de Naudé et lui porter au coeur le coup le plus sensible, celui qu'un père eût éprouvé de la perte d'une fille unique, déjà nubile et passionnément chérie. L'arrêt du parlement de Paris qui ordonnait la vente de la bibliothèque du cardinal lui arracha un cri de douleur et presque d'éloquence. Dans un Advis imprimé (1651) à l'adresse de nos Seigneurs du Parlement, il exhale les sentiments dont il est plein: «.....Et pour moi qui la chérissois comme l'oeuvre de mes mains et le miracle de ma vie, je vous avoue ingénuement que, depuis ce coup de foudre lancé du ciel de votre justice sur une pièce si rare, si belle et si excellente, et que j'avois par mes veilles et mes labeurs réduite à une telle perfection que l'on ne pouvoit pas moralement en désirer une plus grande, j'ai été tellement interdit et étonné, que si la même cause qui fit parler autrefois le fils de Crésus, quoique muet de sa nature, ne me délioit maintenant la langue pour jeter ces derniers accents au trépas de cette mienne fille, comme celui-là faisoit au dangereux état où se trouvoit son père, je serois demeuré muet éternellement. Et, en effet, messieurs, comme ce bon fils sauva la vie à son père en le faisant connoitre pour ce qu'il étoit, pourquoi ne puis-je pas me promettre que votre bienveillance et votre justice ordinaire sauveront la vie a cette fille, ou, pour mieux dire, à cette fameuse bibliothèque, quand je vous aurai dit, pour vous représenter en peu de mots l'abrégé de ses perfections, que c'est la plus belle et la mieux fournie de toutes les bibliothèques qui ont jamais été au monde et qui pourront, si l'affection ne me trompe bien fort, y être à l'avenir.»—Et il finit en répétant les vers attribués à Auguste, lorsque celui-ci décida de casser le testament de Virgile plutôt que d'anéantir l'Enéide:

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