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Portraits littéraires, Tome II

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—Comte, en qui j'espère,

Soient, au nom du Père

Et du Fils,

Par tes vaillants roîtres

Les félons et traîtres

Déconfits!

J'entends un vieux garde,

Qui de loin regarde

Fuir l'éclair,

Qui chante et s'abrite,

Seul en sa guérite,

Contre l'air.

Je vois l'ombre naître,

Près de la fenêtre

Du manoir,

De dame en cornette

Devant l'épinette

De bois noir.

Et moi, barbe blanche,

Un pied sur la planche

Du vieux pont,

J'écoute, et personne

A mon cor qui sonne

Ne répond.

—Comte, en qui j'espère,

Soient, au nom du Père, etc.

Voilà des rimes et un rhythme qui, ce semble, suffiraient à dater la pièce à défaut d'autre indication. C'était le moment de la ballade du roi Jean et de la ballade à la Lune, le lendemain de la Ronde du Sabbat et la veille des Djinns. L'espiègle Trilby faisait des siennes, et Hoffmann aussi allait opérer. Bertrand, dans sa fantaisie mélancolique et nocturne, était fort atteint de ces diableries; on peut dire qu'entre tous il était et resta féru du lutin, cette fine muse: Quem tu Melpomene semel....

Son rôle eût été, si ses vers avaient su se rassembler et se publier alors, de reproduire avec un art achevé, et même superstitieux, de jolis ou grotesques sujets du Moyen-Age finissant, de nous rendre quelques-uns de ces joyaux, j'imagine, comme les Suisses en trouvèrent à Morat dans le butin de Charles le Téméraire165. Bertrand me fait l'effet d'un orfèvre ou d'un bijoutier de la Renaissance; un peu d'alchimie par surcroît s'y serait mêlé, et, à de certains signes et procédés, Nicolas Flamel aurait reconnu son élève.

Note 165: (retour)

Je n'en yeux pour témoin que ce chapelet de menus couplets défilés grain à grain en l'honneur de la défunte cité chevaleresque:

DIJON.

O Dijon, la Tille

Des glorieux ducs,

Qui portes béquille

Dans tes ans caducs!

Jeunette et gentille,

Tu bus tour à tour

Au pot du soudrille

Et du troubadour.

A la brusquembille

Tu jouas jadis

Mule, bride, étrille,

Et tu les perdis.

La grise bastille

Aux gris tiercelets

Troua ta mantille

De trente boulets.

Le reître qui pille

Nippes au bahut,

Nonnes sous leur grille,

Te cassa ton luth.

Mais à la cheville

Ta main pend encor

Serpette el faucille,

Rustique trésor.

O Dijon, la fille

Des glorieux ducs,

Qui portes béquille

Dans tes ans caducs,

Çà, vite une aiguille,

Et de ta maison

Qu'un vert pampre habille,

Recouds le blason!

En répondant à la précédente ballade du Pélerin et en parlant aussi des autres morceaux insérés dans le Provincial, Victor Hugo lui avait écrit qu'il possédait au plus haut point les secrets de la forme et de la facture, et que notre Emile Deschamps lui-même, le maître d'alors en ces gentillesses, s'avouerait égalé. Par malheur Bertrand ne composa pas à ce moment assez de vers de la même couleur et de la même saison pour les réunir en volume; mécontent de lui et difficile, il retouchait perpétuellement ceux de la veille; il se créait plus d'entraves peut-être que la poésie rimée n'en peut supporter. Doué de haut caprice plutôt qu'épanché en tendresse, au lieu d'ouvrir sa veine, il distillait de rares stances dont la couleur ensuite l'inquiétait. Voici pourtant une charmante pièce naturelle et simple, où s'exprime avec vague le seul genre de sentiment tendre, et bien fantastique encore, que le discret poëte ait laissé percer dans ses chants:

LA JEUNE FILLE.

Est-ce votre amour que tous regrettez? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe.»
(ATALA).

Rêveuse et dont la main balance

Un vert et flexible rameau,

D'où vient qu'elle pleure en silence,

La jeune fille du hameau?

Autour de son front je m'étonne

De ne plus voir ses myrtes frais;

Sont-ils tombés aux jours d'automne

Avec les feuilles des forêts?

Tes compagnes sur la colline

T'ont vue hier seule à genoux,

O toi qui n'es point orpheline

Et qui ne priais pas pour nous!

Archange, ô sainte messagère,

Pourquoi tes pleurs silencieux?

Est-ce que la brise légère

Ne veut pas t'enlever aux cieux?

Ils coulent avec tant de grâce,

Qu'on ne sait, malgré ta pâleur,

S'ils laissent une amère trace,

Si c'est la joie ou la douleur.

Quand tu reprendras solitaire

Ton doux vol, soeur d'Alaciel,

Dis-moi, la clef de ce mystère,

L'emporteras-tu dans le ciel?

30 septembre 1828.

Sans prétendre sonder, à mon tour, le secret de cette destinée de poëte et mettre la main sur la clef fuyante de son coeur, il me semble, à voir jusqu'à la fin sa solitaire imagination se dévorer comme une lampe nocturne et la flamme sans aliment s'égarer chaque soir aux lieux déserts,—il me semble presque certain que cette jeune Fille idéale, cet Ange de poésie, celle que M. de Chateaubriand a baptisée la Sylphide, fut réellement le seul être à qui appartint jamais tout son amour; et comme il l'a dit dans d'autres stances du même temps:

C'est l'Ange envolé que je pleure,

Qui m'éveillait en me baisant,

Dans des songes éclos à l'heure

De l'étoile et du ver-luisant.

Toi qui fus un si doux mystère,

Fantôme triste et gracieux,

Pourquoi venais-tu sur la terre

Comme les Anges sont aux cieux?

Pourquoi dans ces plaisirs sans nombre,

Oublis du terrestre séjour,

Ombre rêveuse, aimai-je une Ombre

Infidèle à l'aube du jour166?

Note 166: (retour) Plus tard pourtant, si nous en croyons quelques légers indices, il aurait aimé moins vaguement, ou cru aimer; mais, même alors, le meilleur de son coeur dut être toujours pour l'Ange et pour l'Ombre.

De ces premières saisons de Bertrand, en ce qu'elles avaient de suave, de franc malgré tout et d'heureux, rien ne saurait nous laisser une meilleure idée qu'une page toute naturelle, qu'il a retranchée ensuite de son volume de choix, précisément comme trop naturelle et trop prolongée sans doute, car il aimait à réfléchir à l'infini ses impressions et à les concentrer, pour ainsi dire, sous le cristal de l'art. Mais ici nous le prenons sur le fait; ce n'est plus à l'huis d'un châtel que frappe mignardement le pèlerin, c'est tout bonnement à la porte d'une ferme, durant une course à travers ces grasses et saines campagnes:

«Je n'ai point oublié, raconte-t-il, quel accueil je reçus dans une ferme à quelques lieues de Dijon, un, soir d'octobre que l'averse m'avait assailli cheminant au hasard vers la plaine, après avoir visité les plateaux boisés et les combes encore vertes de Chamboeuf167. Je heurtai démon bâton de houx à la porte secourable, et une jeune paysanne m'introduisit dans une cuisine enfumée, toute claire, toute pétillante d'un feu de sarment et de chènevottes. Le maître du logis me souhaita une bienvenue simple et cordiale; sa moitié me fit changer de linge et préparer un chaudeau, et l'aïeul me força de prendre sa place, au coin du feu, dans le gothique fauteuil de bois de chêne que sa culotte (milady me le pardonne!) avait poli comme un miroir. De là, tout en me séchant, je me mis à regarder le tableau que j'avais sous les yeux. Le lendemain était jour de marché à la ville, ce que n'annonçait que trop bien l'air affairé des habitants de la ferme, qui hâtaient les préparatifs du départ. La cuisine était encombrée de paniers où les servantes rangeaient des fromages sur la paille. Ici une courge que la bonne Fée aurait choisie pour en faire un carrosse à Cendrillon, là des sacs de pommes et de poires qui embaumaient la chambre d'une douce odeur de fruits mûrs, ou des poulets montrant leur rouge crête par les barreaux de leur prison d'osier. Un chasseur arriva, apportant le gibier qu'il avait tué dans la journée; de sa carnassière qu'il vida sur la table s'échappèrent des lièvres, des pluviers, des halbrans, dont un plomb cruel avait ensanglanté la fourrure ou le plumage. Il essuya complaisamment son fusil, l'enferma dans une robe d'étamine, et l'accrocha au manteau de la cheminée, entre l'épi insigne de blé de Turquie et la branche ordinaire du buis saint. Cependant rentraient d'un pas lourd les valets de charrue, secouant leurs bottes jaunes de la glèbe et leurs guêtres détrempées. Ils grondaient contre le temps qui retardait le labourage et les semailles. La pluie continuait de battre contre les vitres; les chiens de garde pleuraient piteusement dans la basse-cour. Sur le feu que soufflait l'aïeul avec ce tube de fer creux, ustensile obligé de tout foyer rustique, une chaudière se couronnait d'écume et de vapeurs au sifflement plaintif des branches d'étoc168 qui se tordaient comme des serpents dans les flammes: c'était le souper qui cuisait. La nappe mise, chacun s'assit, maîtres et domestiques, le couteau et la fourchette en main, moi à la place d'honneur, devant un énorme château embastionné de choux et de lard, dont il ne resta pas une miette. Le berger raconta qu'il avait vu le loup. On rit, on gaussa, on goguenarda. Quelles honnêtes figures dans ces bonnets de laine bleue! quelles robustes santés dans ces sayons de toile couleur de terreau! Ah! la paix et le bonheur ne sont qu'aux champs. Le métayer et sa femme m'offrirent un lit que j'aurais été bien fâché d'accepter: je voulus passer la nuit dans la crèche. Rien de rembranesque comme l'aspect de ce lieu qui servait aussi de grange et de pressoir: des boeufs qui ruminaient leur pitance, des ânes qui secouaient l'oreille, des agneaux qui tétaient leur mère, des chèvres qui traînaient la mamelle, des pâtres qui retournaient la litière à la fourche; et, quand un trait de lumière enfilait l'ombre des piliers et des voûtes, on apercevait confusément des fenils bourrés de fourrage, des chariots chargés de «gerbes, des cuves regorgeant de raisins, et une lanterne éteinte pendant à une corde. Jamais je n'ai reposé plus délicieusement. Je m'endormis au dernier chant du grillon tapi dans ma couche odorante de paille d'orge, et je m'éveillai au premier chant du coq battant de l'aile sur les perchoirs lointains de la ferme.»—Et c'est là pourtant ce que, vous, qui le sentez et le dépeignez si bien, vous quittez toujours169!

Note 167: (retour) Combe, creux de vallée de toutes parts entourée de montagnes et n'ayant qu'une issue.
Note 168: (retour) Étoc, souche morte.
Note 169: (retour) On peut rapprocher celle page de Bertrand de la pièce célèbre du poëte Burns: Le Samedi soir dans la chaumière. On verrait en quoi cette dernière, indépendamment de la forme poétique, reste encore très-supérieure. Car, là où Bertrand veut être surtout pittoresque, Burns se montre en outre cordial, moral, chrétien, patriote. Son épisode de Jenny introduit et personnifie la chasteté de l'émotion; la Bible, lue tout haut, renvoie sur toute la scène une lueur religieuse. Puis viennent ces hautes pensées sur la grandeur de la vieille Écosse qui s'appuie à de telles images du foyer: Sic fortis Etruria crevit. Nul exemple n'est capable de faire mieux saisir le côté quelque peu défectueux de l'école et de la manière que Bertrand adopta et poussa de plus en plus. Même à ses meilleurs moments, il s'est trop retranché des sources vives.—On ne saurait aussi, à propos de cette page, ne pas se souvenir de l'admirable tableau qui termine l'idylle de Théocrite, les Thalysies. Ces trois morceaux en regard appellent bien des pensées. Si enfin l'on y joint le charmant tableau de l'Euboïque de Dion Chrysostome et l'arrivée du naufragé dans la cabane du chasseur, on aura au complet tous les sujets de comparaison.

La suspension du Provincial laissait Bertrand libre, et nous le vîmes arriver à Paris vers la fin de 1828 ou peut-être au commencement de 1829. Il ne nous parut pas tout à fait tel que lui-même s'est plu, dans son Gaspard de la Nuit, à se profiler par manière de caricature: «C'était un pauvre diable, nous dit-il de Gaspard, dont l'extérieur n'annonçait que misères et souffrances. J'avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive, qu'effilait «une barbe nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant.» Nous vîmes simplement alors un grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux noirs très-vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux. Il semblait timide ou plutôt sauvage. Nous le connaissions à l'avance, et nous crûmes d'abord l'avoir apprivoisé. Il nous récita, sans trop se faire prier, et d'une voix sautillante, quelques-unes de ses petites ballades en prose, dont le couplet ou le verset exact simulait assez bien la cadence d'un rhythme: on en a eu l'application, depuis, dans le livre traduit des Pèlerins polonais et dans les Paroles d'un Croyant. Bertrand nous récita, entre autres, la petite drôlerie gothique que voici, laquelle se grava à l'instant dans nos mémoires, et qui était comme un avant-goût en miniature du vieux Paris considéré magnifiquement du haut des tours de Notre-Dame:


LE MAÇON.

LE MAÎTRE MAÇON:—«Regardez ces bastions, ces contre-forts: on les dirait construits pour l'éternité.»

(Schilleb.—Guillaume Tell.)

Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les airs échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arcs-boutants et la ville aux trente églises.

Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile échancrée et immobile du tiercelet.

Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre tourne autour des piliers.

Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse, et sa queue nouée d'un ruban.

Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude, criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois fiché à la pointe d'un mai.

Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s'endormit couchée les bras en croix, il aperçut de l'échelle, à l'horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l'azur.»

On aura remarqué la précision presque géométrique des termes et l'exquise curiosité pittoresque du vocabulaire. Tout cela est vu et saisi à la loupe. De telles imagettes sont comme le produit du daguerréotype en littérature, avec la couleur en sus. Vers la fin de sa vie, l'ingénieux Bertrand s'occupait beaucoup, en effet, du daguerréotype et de le perfectionner. Il avait reconnu là un procédé analogue au sien, et il s'était, mis à courir après.

Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux gothiques de l'artiste dijonnais pouvait surtout sembler à l'avance une ciselure habilement faite, une moulure enjolivée et savante, destinée à une cathédrale qui était en train de s'élever. Ou encore c'était le peintre en vitraux qui coloriait et peignait ses figures par parcelles, en attendant que la grande rosace fût montée.

Bertrand nourrissait à cette époque d'autres projets plus étendus, et il n'entendait que préluder ou peloter, comme on dit, par ces sortes de bambochades. Ses amis de Dijon se flattaient de voir bientôt paraître de lui quelque roman historique qui aurait remué leur chère Bourgogne. Mais ces longs efforts suivis n'allaient pas à son haleine, et, comme tant d'organisations ardentes et fines, c'est dans le prélude et dans l'escarmouche qu'il s'est consumé. Singulière, insaisissable nature, que les gens du monde auraient peine à comprendre et que les artistes reconnaîtront bien! Rêveur, capricieux, fugitif ou plutôt fugace, un rien lui suffit pour l'attarder ou le dévoyer. Tantôt à l'ombre, le long des rues solitaires, on l'eût rencontré rôdant et filant d'un air de Pierre Gringoire,

Comme un poëte qui prend des vers à la pipée.

Tantôt, les coudes sur la fenêtre de sa mansarde, on l'eût surpris par le trou de la serrure causant durant de longues heures avec la pâle giroflée du toit. Il avait plus d'un rapport, en ces moments, avec le peintre paysagiste La Berge, mort d'épuisement sur une herbe ou sur une mousse. Mais Bertrand ne s'en tenait pas là, il allait, il errait. Un rayon l'éblouit, une goutte l'enivre, et en voilà pour des journées.

Aussi, même en ces mois de courte intimité, nous le perdions souvent de vue; il disparaissait, il s'évanouissait pour nous, pour tous, pour ses amis de Dijon, auxquels il ne pouvait plusse décider à écrire. Dans une lettre du 2 mai 1829, que nous avons sous les yeux, Charles Brugnot lui en faisait reproche d'une manière touchante, en le rappelant aux champêtres images du pays et en le provoquant à plus de confiance et d'abandon: «Vous avez beau faire, mon cher Bertrand, je ne puis m'accoutumer à vous laisser là-bas dans votre imprenable solitude. Quelque obstiné que soit votre silence, je l'attribue plutôt à votre souffrance morale qu'à l'oubli de ceux qui vous aiment... (Et après quelques conjectures sur la vie de Paris:) En revanche, mon cher Bertrand, nous avons des promenades à travers champs qui valent peut-être les soirées d'Emile Deschamps. Nous avons les pêchers tout rosés sur la côte, et les pruniers, les cerisiers, les pommiers, «tout blancs, tout rosés, tout embaumés, où le rossignol chante; la verdure des premiers blés, qui cache l'alouette tombée des nues, et la solitude de nos Combes qui verdissent et gazouillent. Je voudrais vous apporter ici sur des ailes d'hirondelle, vous déposer à Gouville; là se trouveraient votre mère, votre jolie soeur, deux ou trois de vos amis. Nous déjeunerions sur l'herbe fraîche, nous irions errant tout le jour sur la verdure des bois et des champs; et puis, le soir, vous auriez vos ailes d'hirondelle qui vous reporteraient à votre case de Paris. Ce serait le réveil après un doux songe.—N'est-ce pas que vous donneriez bien huit jours de Paris pour une journée comme celle-là?

«A défaut de promenades, ayons donc des lettres. Retrouvons-nous dans nos lettres. Les indifférents découragent; les coeurs connus remettent de la chaleur et de la vie dans ceux de leurs amis, quand ils se touchent. Un livre qui connaissait l'homme a dit: Voe soli! Ne vous consumez pas ainsi de tristesse et d'amertume, mon cher Bertrand. Pensez à nous, écrivez-nous, vous serez soulagé!»

Ces bonnes paroles l'atteignaient, le touchaient sans doute, mais ne le corrigeaient pas. Il souffrait de ce mal vague qui est celui du siècle, et qui se compliquait pour lui des circonstances particulières d'une position gênée. Un moment, la Révolution de Juillet parut couper court à son anxiété, et ouvrir une carrière à ses sentiments moins contraints; il l'avait accueillie avec transport, et nous le retrouvons à Dijon, durant les deux années qui suivent, prenant, à côté de son ami Brugnot et même après sa mort, une part active et, pour tout dire, ardente, au Patriote de la Côte-d'Or. Le réveil ne fut que plus rude; ce coup de collier en politique l'avait mis tout hors d'haleine; l'artiste en lui sentait le besoin de respirer. Par malheur, la littérature elle-même avait fait tant soit peu naufrage dans la tempête, et si Bertrand avait recherché de ce côté la place du doux nid mélodieux, il ne l'aurait plus trouvée. Mais il ne paraît pas s'être soucié de renouer les anciennes relations; le hasard seul nous le fit rencontrer une ou deux fois en ces dix années; il s'évanouissait de plus en plus.

Que faisait-il? à quoi rêvait-il? Aux mêmes songes sans doute, aux éternels fantômes que, par contraste avec la réalité, il s'attachait à ressaisir de plus près et à embellir. Il avait repris ses bluettes fantastiques; il les caressait, les remaniait en mille sens, et en voulait composer le plus mignon des chefs-d'oeuvre. On sait, dans l'antique églogue, le joli tableau de cet enfant qui est tout occupé à cueillir des brins de jonc et à les tresser ensemble, pour en façonner une cage à mettre des cigales. Eh bien! Bertrand était un de ces preneurs de cigales; et pour entière ressemblance, comme ce petit berger de Théocrite, il ne s'aperçut pas que durant ce temps le renard lui mangeait le déjeuner.

«ITEM, il faut vivre,» comme le répétait souvent un poëte notaire de campagne que j'ai connu. La vie matérielle revenait chaque jour avec ses exigences, et, si sobres, si modiques que fussent les besoins de Bertrand, il avait à y pourvoir. Je ne suivrai point le pauvre poëte en peine dans la quantité de petits journaux oubliés auxquels, çà et là, il payait et demandait l'obole. Un drame fantastique, ou, comme il l'avait intitulé, un drame-ballade, fut présenté par lui à M. Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, qui exprima le regret de ne pouvoir l'adaptera son théâtre. Un moment il sembla que l'existence de Bertrand allait se régler: il devint secrétaire de M. le baron Roederer, qui connaissait de longue main sa famille, et qui eut pour lui des bontés. Mais Bertrand, à ce métier du rêve, n'avait guère appris à se trouver capable d'un assujettissement régulier. Et puis, lui rendre service n'était pas chose si facile. Content de peu et avide de l'infini, il avait une reconnaissance extrême pour ce qu'on lui faisait ou ce qu'on lui voulait de bien; on aurait dit qu'il avait hâte d'en emporter le souvenir ou d'en respecter l'espérance, et au moindre prétexte commode, au moindre coin propice, saluant sans bruit et la joie dans le coeur, il fuyait:

J'esquive doucement et m'en vais à grands pas,

La queue en loup qui fuit, et les yeux contre-bas,

Le coeur sautant de joie et triste d'apparence170....

Note 170: (retour) Mathurin Regnier, satire VIII.

A travers cela il avait trouvé, chose rare! et par la seule piperie de son talent, un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût, et il ne s'agissait plus que de l'imprimer. Mais l'éditeur, comme l'auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet. Bref on attendit, et le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand, une fois l'affaire conclue et le denier touché, s'en était allé selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant il revint, et ne trouvant pas l'éditeur au gîte, il lui laissa pour memento gracieux la jolie pièce qui suit:


A M. EUGÈNE RENDUEL.

SONNET.

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,

Dès l'aube, à mi-coteau rit une foule étrange.

C'est qu'alors dans la vigne, et non plus dans la grange,

Maîtres et serviteurs, joyeux, s'assemblent tous.

A votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous?

Le matin vous éveille, éveillant sa voix d'ange.

Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange;

Nous avons une vigne:—eh bien! vendangeons-nous?

Mon livre est cette vigne, où, présent de l'automne,

La grappe d'or attend, pour couler dans la tonne,

Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.

J'invite mes voisins, convoqués sans trompettes,

A s'armer promptement de paniers, de serpettes.

Qu'ils tournent le feuillet: sous le pampre est le fruit.

5 octobre 1840.

Cependant, à trop attendre, sa vie frêle s'était usée, et cette poétique gaieté d'automne et de vendanges ne devait pas tenir. Une première fois, se trouvant pris de la poitrine, il était entré à la Pitié dans les salles de M. Serres, sans en prévenir personne de ses amis; la délicatesse de son coeur le portait à épargner de la sorte à sa modeste famille des soins difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit mois qu'il y resta, il put voir souvent passer M. David le statuaire, qui allait visiter un jeune élève malade. M. David avait de bonne heure, dès 1828, conçu pour le talent de Bertrand la plus haute, la plus particulière estime, et il était destiné à lui témoigner l'intérêt suprême. Bertrand lui a, depuis, avoué l'avoir reconnu de son lit; mais il s'était couvert la tête de son drap, en rougissant. Après une espèce de fausse convalescence, il retomba de nouveau très-malade, et dut entrer à l'hospice Necker vers la mi-mars 1841. Mais, cette fois, sa fierté vaincue céda aux sentiments affectueux, et il appela auprès de son lit de mort l'artiste éminent et bon, qui, durant les six semaines finales, lui prodigua d'assidus témoignages, recueillit ses paroles fiévreuses et transmit ses volontés dernières. Bertrand mourut dans l'un des premiers jours de mai. M. David suivit seul son cercueil; c'était la veille de l'Ascension; un orage effroyable grondait; la messe mortuaire était dite, et le corbillard ne venait pas. Le prêtre avait fini par sortir; l'unique ami présent gardait les restes abandonnés. Au fond de la chapelle, une soeur de l'hospice décorait de guirlandes un autel pour la fête du lendemain.

L'humble nom, du moins, subsistera désormais autre part encore que sur la croix de bois du cimetière de Vaugirard, où le même ami l'a fait tracer. C'est le manuscrit exactement préparé par l'auteur pour l'impression, qui, retiré, moyennant accord, des mains du premier éditeur, se publie aujourd'hui à Angers sous des auspices fidèles; cette résurrection éveillera dans la patrie dijonnaise plus d'un écho. Je n'ai pas à entrer ici dans le détail du volume; je n'ai fait autre chose que le caractériser par tout ceci, en racontant l'homme même: depuis la pointe des cheveux jusqu'au bout des ongles, Bertrand est tout entier dans son Gaspard de la Nuit. Si j'avais à choisir entre les pièces pour achever l'idée du portrait, au lieu des joujoux gothiques déjà indiqués, au lieu des tulipes hollandaises et des miniatures sur émail de Japon qui ne font faute, je tirerais de préférence, du sixième livre intitulé les Silves, les trois pages de nature et de sentiment, Ma Chaumière, Sur les Rochers de Chévremorte, et Encore un Printemps. La première doit être d'avant 1830, lorsqu'avec un peu de complaisance on se permettait encore de rêver un roi suzerain en son Louvre; les deux autres portent leur date et nous rendent avec une grâce exquise le très-proche reflet d'une réalité douloureuse. Les voici donc, et avec leurs épigraphes, pompon en tête; quand on cite le minutieux auteur, il y aurait conscience de rien oublier.


MA CHAUMIÈRE.

En automne, les grives viendraient s'y reposer, attirées par les baies au rouge vif du sorbier des oiseleurs.

(Le baron R. MONTHERMÉ.)

Levant ensuite les yeux, la bonne vieille vit comme la bise tourmentait les arbres et dissipait les traces des corneilles qui sautaient sur la neige autour de la grange.

(Le poëte allemand Voss.—Idylle XIII.)

Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au Lord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelque giroflée qui fleure l'amande.

Mais l'hiver, quel plaisir, quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et dans la brume!

Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns jouter, les autres prier encore!

Et quel plaisir, la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle lointaine juchée aux avant-postes du village endormi!

Ah! si le roi nous lisait dans son Louvre,—ô ma Muse inabritée contre les orages de la vie,—le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une pauvre chaumine!


SUR LES ROCHERS DE CHÈVREMORTE171.

Note 171: (retour) A une demi-lieue de Dijon.

Et moi aussi j'ai été déchiré par les épines de ce désert, et j'y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille.

(Les Martyrs, livre X.)

Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent d'amour ensemble.

Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée; et rien, pour charmer l'oreille, que le cri du petit oiseau qui quête un brin d'herbe.

Désert qui n'entends plus la voix de Jean-Baptiste! Désert que n'habitent plus ni les ermites ni les colombes!

Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, une main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé.

Le poëte est comme la giroflée qui s'attache frêle et odorante au granit, et demande moins de terre que de soleil.

Mais, hélas! je n'ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie!

22 Juin 1832.


ENCORE UN PRINTEMPS.

Toutes les pensées, toutes les passions qui agitent le coeur mortel sont les esclaves de l'amour. (COLERIDGE.)

Encore un printemps,—encore une goutte de rosée qui se bercera un moment dans mon calice amer, et qui s'en échappera comme une larme.

O ma jeunesse! tes joies ont été glacées par les baisers du temps, mais tes douleurs ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur leur sein.

Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie, ô femmes! s'il y a eu dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi, quelqu'un de trompé, ce n'est pas vous!

O printemps! petit oiseau de passage, notre hôte d'une saison, qui chantes mélancoliquement dans le coeur du poëte et dans la ramée du chêne!

Encore un printemps,—encore un rayon du soleil de mai au front du jeune poëte, parmi le monde, au front du vieux chêne parmi les bois!

Paris, 11 mai 1836.

Que conclure, en finissant, de cette infortune de plus ajoutée à tant d'autres pareilles, et y a-t-il quelque chose à conclure? Faut-il prétendre, par ces tristes exemples, corriger les poëtes, les guérir de la poésie; et pour eux, natures étranges, le charme du malheur raconté n'est-il pas plutôt un appât? Constatons seulement, et pour que les moins entraînés y réfléchissent, constatons la lutte éternelle, inégale, et que la société moderne, avec ses industries de toute sorte, n'a fait que rendre plus dure. La fable antique parle d'un berger ou chevrier, Comatas, qui, pour avoir trop souvent sacrifié de ses chèvres aux Muses, fut puni par son maître et enfermé dans un coffre où il devait mourir de faim; mais les abeilles vinrent et le nourrirent de leur miel. Et quand le maître, quelques temps après, ouvrit le coffre, il le trouva vivant et tout entouré des suaves rayons. De nos jours, trop souvent aussi, pour avoir voulu sacrifier imprudemment aux Muses, on est mis à la gêne et l'on se voit pris comme dans le coffre; mais on y reste brisé, et les abeilles ne viennent plus.

Juillet 1842.




LE COMTE DE SÉGUR.

Les écrivains polygraphes sont quelquefois difficiles à classer; s'ils se sont répandus sur une infinité de genres et de sujets, sur l'histoire, la politique du jour, la poésie légère, les essais de critique et les jeux du théâtre, on cherche leur centre, un point de vue dominant d'où l'on puisse les saisir d'un coup d'oeil et les embrasser. Quelquefois ce point de vue manque; le jugement qu'on porte sur eux s'étend alors un peu au hasard et demeure dispersé comme leur vie et les productions mêmes de leur plume. Mais on est heureux lorsqu'à travers cette variété d'emplois et de talents on arrive de tous les côtés, on revient par tous les chemins au moraliste et à l'homme, à une physionomie distincte et vivante qu'on reconnaît d'abord et qui sourit.

C'est ce qui doit nous rassurer aujourd'hui que nous avons à parler de M. de Ségur. Sa longue vie, traversée de tant de vicissitudes, serait intéressante à coup sûr, peu aisée pourtant à dérouler dans son étendue et à rassembler: lui-même, en la racontant, il s'est arrêté après la période brillante de sa jeunesse. Ses ouvrages littéraires sont nombreux, divers, nés au gré des mille circonstances: ses oeuvres dites complètes ne les renferment pas tout entiers. Mais à travers tout, ce qui importe le plus, l'homme est là pour nous guider et nous rappeler; il reparaît en chaque ouvrage et dans les intervalles avec sa nature expressive et bienveillante, avec son esprit net, judicieux et fin, son tour affectueux et léger, sa morale perpétuelle, touchée à peine, cette philosophie aimable de tous les instants qui répand sa douce teinte sur des fortunes si différentes, et qui fait comme l'unité de sa vie.

Ses Mémoires nous le peignent à ravir durant les quinze dernières années de l'ancienne monarchie jusqu'à l'heure où éclata la Révolution de 89. Né en 1753, il avait vingt ans à l'avénement de Louis XVI au trône. Lui, le vicomte de Ségur son frère, La Fayette, Narbonne, Lauzun, et quelques autres, ils étaient ce que Fontanes appelait les princes de la jeunesse. C'est toujours une belle chose d'avoir vingt ans; mais c'est chose doublement belle et heureuse de les avoir au matin d'un règne, au commencement d'une époque, de se trouver du même âge que son temps, de grandir avec lui, de sentir harmonie et accord dans ce qui nous entoure. Avoir vingt ans en 1800, à la veille de Marengo, quel idéal pour une âme héroïque! avoir vingt ans en 1774, quand on tenait à Versailles et à la cour, c'était moins grandiose, mais bien flatteur encore: on avait là devant soi quinze années à courir d'une vive, éblouissante et fabuleuse jeunesse.

M. de Ségur nous fait toucher en mainte page de ses Mémoires la réunion de circonstances favorables qui rendait comme unique dans l'histoire ce moment d'illusion et d'espérance. La littérature du XVIIIe siècle avait été presque en entier consacrée à établir dans l'opinion les droits des peuples, à retrouver et à promulguer les titres du genre humain. Les classes privilégiées avaient, les premières, accepté avec ardeur ces doctrines grandissantes qui les atteignaient si directement: c'était générosité à elles, et l'on aime en France à être généreux. La jeune noblesse, en particulier, se piquait de marcher en avant et de sacrifier de plein gré ce que nul, en fait, ne lui contestait à cette heure et ce que cette bonne grâce en elle relevait singulièrement. Elle manifestait son adoption des idées nouvelles par toutes sortes d'indices plus ou moins frivoles, par l'anglomanie dans les modes, par la simplicité du frac et des costumes: «Consacrant tout notre temps, dit M. de Ségur, à la société, aux fêtes, aux plaisirs, aux devoirs peu assujettissants de la cour et des garnisons, nous jouissions à la fois avec incurie, et des avantages que nous avaient transmis les anciennes institutions, et de la liberté que nous apportaient les nouvelles moeurs: ainsi ces deux régimes flattaient également, l'un notre vanité, l'autre nos penchants pour les plaisirs.

«Retrouvant dans nos châteaux, avec nos paysans, nos gardes et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir féodal, jouissant à la cour et à la ville des distinctions de la naissance, élevés par notre nom seul aux grades supérieurs dans les camps, et libres désormais de nous mêler sans faste et sans entraves à tous nos concitoyens pour goûter les douceurs de l'égalité plébéienne, nous voyions s'écouler ces courtes années de notre printemps dans un cercle d'illusions et dans une sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n'avait été destiné qu'à nous. Liberté, royauté, aristocratie, démocratie, préjugés, raison, nouveauté, philosophie, tout se réunissait pour rendre nos jours heureux, et jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisants.»

Ainsi on ne se privait de rien en cet âge d'or rapide; on était aisément prodigue de ce qu'on n'avait pas perdu encore; on cumulait légèrement toutes les fleurs. Les gentilshommes faisaient comme ces princes qui se donnent les agréments de l'incognito, certains d'être d'autant plus reconnus et honorés. Au sortir d'un duel où l'on avait blessé un ami, on arrivait au déjeuner de l'abbé Raynal pour y guerroyer contre les préjugés; on était le soir du quadrille de la Reine après avoir joui d'une matinée patriarcale de Franklin; on courait se battre en Amérique, et l'on en revenait colonel, pour assister au triomphe des montgolfières ou aux baquets de Mesmer, et mettre le tout en vaudeville et en chanson.

Ce qu'il faut se hâter de dire à la louange de ces hommes aimables, de ces courtisans-philosophes si élégants et si accomplis, c'est que, quand vinrent les épreuves sérieuses, ils ne se trouvèrent pas trop au-dessous: la fortune eut beau s'armer de ses foudres et de ses orages, elle échoua le plus souvent contre leur humeur. On sait l'attitude inaltérable de Lauzun au pied de l'échafaud, celle de Narbonne au milieu des rigueurs fameuses de cette retraite glacée. Sans avoir eu à se mesurer à ces conjonctures tout à fait extrêmes, les deux frères Ségur, le comte et le vicomte, avec les nuances particulières qui les distinguaient, surent garder, eux aussi, leur bonne grâce et toutes leurs qualités d'esprit, plume en main, dans l'adversité.

Ce que ne gardèrent pas moins, en général, les personnages de cette époque et de ce rang qui survécurent et dont la vieillesse honorée s'est prolongée jusqu'à nous, c'est une fidélité remarquable, sinon à tous les principes, du moins à l'esprit des doctrines et des moeurs dont s'était imbue leur jeunesse; c'est le don de sociabilité, la pratique affable, tolérante, presque affectueuse, vraiment libérale, sans ombre de misanthropie et d'amertume, une sorte de confiance souriante et deux fois aimable après tant de déceptions, et ce trait qui, dans l'homme excellent dont nous parlons, formait plus qu'une qualité vague et était devenu le fond même du caractère et une vertu, la bienveillance.

Mais ne devançons point les temps; nous sommes à ces années d'avant la Révolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles. Pour M. de Ségur, cette époque peut se partager en deux moitiés séparées par la guerre d'Amérique. A son retour, il entre dans la vie déjà sérieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu'alors il n'avait fait qu'entremêler avec agrément les camps et la cour, cultiver la littérature légère, et arborer les goûts de son âge, non sans profiter vivement de toutes les occasions de s'éclairer ou de se mûrir au sein de ces inappréciables sociétés d'alors, qu'il appelle si bien des écoles brillantes de civilisation. C'est ce sérieux dissimulé sous des formes aimables qui en faisait le charme principal, et dont le secret s'est perdu depuis. On en retrouve le regret en même temps que l'expression en plus d'une page des Mémoires de M. de Ségur; car combien, sous cette plume facile, d'aperçus historiques profonds et vrais! Le lecteur amusé qui court est tenté de n'en pas saisir toute la réflexion, tant cela est dit aisément.

M. de Ségur, au retour de sa campagne d'Amérique, rapportait en portefeuille une tragédie en cinq actes de Coriolan, qu'il avait composée dans la traversée à bord du Northumberland et qui fut jouée ensuite par ordre de Catherine sur le théâtre de l'Ermitage. Quelques contes, des fables, de jolies romances, de gais couplets, lui avaient déjà valu les encouragements du duc de Nivernais, du chevalier de Bouflers, et les conseils de Voltaire lui-même, au dernier voyage du grand poëte à Paris. Ce gracieux bagage de famille et de société172 offrait à la fin son étiquette et comme son cachet dans une spirituelle approbation et un privilège en parodie qui étaient censés émaner de la jeune épouse de l'auteur, petite-fille d'un illustre chancelier:

Note 172: (retour) Une partie se trouve dans les Mélanges, et le reste dans le Recueil de Famille, volume qui n'a eu qu'une demi-publicité.

D'Aguesseau de Ségur, par la grâce d'amour,

L'ornement de Paris, l'ornement de la cour,

A tous les gens à qui nous avons l'art de plaire,

C'est-à-dire à tous ceux que le bon goût éclaire,

Salut, honneur, plaisir, richesse et volupté,

Presque point de raison et beaucoup de santé!

Notre époux trop enclin à la métromanie, etc., etc.

............................................

A ces causes voulant bien traiter l'exposant,

............................................

Nous défendons à tous confiseurs, pâtissiers,

Marchands de beurre ainsi qu'à tous les épiciers,

De rien envelopper jamais dans cet ouvrage,

Quoiqu'à vrai dire il soit tout propre à cet usage;

Ou bien paieront dix fois ce qu'alors il vaudra,

Modique châtiment qui nul ne ruinera.

Voulons que le précis du présent privilège

Soit écrit à la fin du livre qu'il protège;

Que l'on y fasse foi comme à l'original,

Et que les gens de bien n'en disent point de mal.

Ordonnons à celui de nos gens qui sait lire

De bien exécuter ce que l'on vient d'écrire;

De soutenir partout prose, vers et couplets,

Nonobstant les clameurs, nonobstant les sifflets:

Tel est notre plaisir et telle est notre envie.

Fait dans notre boudoir, bureau digne d'envie,

Le premier jour de l'an sept cent quatre-vingt-un,

Et de nos ans un peu plus que le vingt et un.

Signé d'Aguesseau, comtesse de Ségur.

Et plus bas, Laure de Ségur.

(C'était la fille de l'auteur, âgée alors de moins de trois ans.)

Pourtant les dépêches écrites par M. de Ségur durant sa campagne d'Amérique avaient donné de sa prudence et de sa finesse d'observation une assez haute idée, pour qu'au retour M. de Vergennes songeât à le demander au maréchal son père, et à le lancer activement dans la carrière des négociations. Le poste qu'on lui destinait au début était des plus importants: il s'agissait de représenter la France auprès de l'impératrice Catherine. Les études sérieuses et positives auxquelles dut se livrer à l'instant le jeune colonel devenu diplomate, témoignaient des ressources de son esprit et marquèrent pour lui l'entrée des années laborieuses. Ces années furent bien brillantes encore durant tout le cours de cette ambassade, où il sut se concilier la faveur de l'illustre souveraine et servir efficacement les intérêts de la France. Profitant de l'aigreur naissante qu'excitait contre les Anglais la politique toute prussienne et électorale de leur roi, usant avec adresse de l'accès qu'il s'était ouvert dans l'esprit du prince Potemkin, il parvint à signer, vers les premiers jours de l'année 1787, avec les ministres russes, un traité de commerce qui assurait à la France tous les avantages dont jusqu'alors les Anglais avaient exclusivement joui. Ce succès fut, en quelque sorte, personnel à M. de Ségur, qui, dans ses Mémoires et dans ses divers écrits, a pu s'en montrer fier à bon droit. Effacé à son arrivée par les ministres d'Angleterre et d'Allemagne, il n'avait dû qu'à lui-même, à cet heureux accord de décision et de bonne grâce qui ne se rencontre qu'aux meilleurs moments, de se conquérir de plain-pied une considération dont l'effet s'étendit par degrés jusque sur ses démarches politiques. Si quelque intérêt s'attache aujourd'hui pour nous à cette négociation, il tient tout entier, on le conçoit, à la façon dont le négociateur nous la raconte, et au jeu subtil des mobiles qu'il nous fait toucher. La bizarrerie capricieuse du prince Potemkin ne fut pas le moindre ressort au début de cette petite comédie. Il était grand questionneur, se piquant fort d'érudition, surtout en matière ecclésiastique. Ce faible une fois découvert, M. de Ségur n'avait qu'à le mettre sur son sujet favori, qui était l'origine et les causes du schisme grec, et, l'entendant patiemment discourir durant des heures entières sur les conciles oecuméniques, il faisait chaque jour de nouveaux progrès dans sa confiance. Les autres personnages de la cour ne sont pas moins agréablement dessinés. «En s'étendant un peu longuement sur ce séjour en Russie, écrivions-nous il y a plus de quinze ans déjà, lors de l'apparition des Mémoires, l'auteur ou mieux le spirituel causeur a cédé sans doute à plus d'un attrait: là où lui-même a rencontré tant de plaisirs et de faveurs qu'il se plaît à redire, d'autres qui lui sont chers ont recueilli dans les dangers d'assez glorieux sujets à célébrer. Il y a dans ce rapprochement de famille de quoi faire naître plus d'une idée et sur la différence des époques et sur celle des manières littéraires. En se rappelant les éloquents, les généreux récits du fils, on aime à y associer par comparaison les mérites qui recommandent ceux du père, la mesure insensible du ton, ce style d'un choix si épuré, d'une aristocratie si légitime, et toute cette physionomie, si rare de nos jours, qui caractérise dans les lettres la postérité, prête à s'éteindre, des Chesterfield, des Nivernais, des Bouflers173

Note 173: (retour) Globe, 16 mai 1826.

Prête à s'éteindre! ainsi pouvions-nous écrire il y a quelques années encore. Le temps depuis a fait un pas, et cette postérité dernière est à jamais éteinte aujourd'hui.

Une partie intéressante des Mémoires de M. de Ségur est consacrée aux détails du voyage en Crimée où l'ambassadeur de France eut l'honneur d'accompagner Catherine. Ce voyage romanesque et même mensonger, tout rempli d'illusions et de prestiges, eut des résultats positifs et des effets historiques. Potemkin n'avait songé, en le combinant, qu'à ses intérêts de favori; il voulait, à l'aide de cette marche triomphale, enlever sa souveraine à ses rivaux, la fasciner et l'enorgueillir par le spectacle d'une puissance imaginaire, l'enguirlander, c'est bien le mot, je crois. Mais ce motif unique et tout particulier ne fut pas compris de loin ni même de près; on en supposa d'autres plus graves. Les cabinets étrangers, et même les ambassadeurs qui étaient de la partie, crurent voir des intentions menaçantes sous ces airs de fête, et à force de craindre une agression des Russes contre la Porte, on la fit naître à l'inverse de la part de celle-ci. M. de Ségur sait nous intéresser à ce jeu dont il nous montre au doigt point par point le dessous; il en ranime à ravir dans son récit le divertissement et les mille circonstances.

Est-ce avant, est-ce après ce voyage, qu'il eut à poser lui-même une limite dans les degrés de cette faveur personnelle qu'il avait ambitionnée auprès de l'illustre souveraine, faveur précieuse et qu'il ne voulait pourtant pas épuiser? Je crois bien que ce fut avant le voyage et dans l'été qui précéda la signature de son traité de commerce. On sait que la glorieuse impératrice n'avait pas seulement des pensées hautes, et qu'elle conserva jusqu'au bout le don des caprices légers. Aimable, jeune, empressé de plaire, il était naturel que M. de Ségur traversât à un moment l'idée auguste et mille fois conquérante. Lorsqu'on le questionnait en souriant là-dessus, il répondait par un de ces récits qui ne font qu'effleurer. Il avait été invité par l'impératrice à l'une des résidences d'été, Czarskozélo ou toute autre, et divers indices, jusqu'au choix de l'appartement qu'on lui avait assigné, semblaient annoncer ce qu'avec les reines il est toujours un peu plus difficile de comprendre. Or M. de Ségur, chargé d'une mission délicate qui était en bonne voie, tenait apparemment à y réussir sans qu'on pût attribuer son succès à une habileté trop en dehors de la politique. Il avait de plus quelques autres raisons sans doute, comme on peut supposer qu'en suggère aisément la morale ou la jeunesse. Mais comment avertir à temps et avec convenance une fantaisie impérieuse qui d'ordinaire marchait assez droit à son but? Comment conjurer sans offense cette bonne grâce imminente et son charme menaçant? Chaque après-midi, à une certaine heure, dans les jardins, l'impératrice faisait sa promenade régulière: deux allées parallèles étaient séparées par une charmille; elle arrivait d'ordinaire par l'une et revenait par l'autre. Un jour, à cette heure même de la promenade impériale, M. de Ségur imagina de se trouver dans la seconde des allées au moment du détour, et de ne pas s'y trouver seul, mais de se faire apercevoir, comme à l'improviste, prenant ou recevant une légère, une très-légère marque de familiarité d'une des jolies dames de la cour qu'il n'avait sans doute pas mise dans le secret.—Au dîner qui suivit, le front de Sémiramis apparut tout chargé de nuages et silencieux; vers la fin, s'adressant au jeune ambassadeur, elle lui fit entendre que ses goûts brillants le rappelaient dans la capitale, et qu'il devait supporter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone. A quelques objections qu'il essaya, elle coupa court d'un mot qui indiquait sa volonté.—M. de Ségur s'inclina et obéit; mais lorsqu'il revit ensuite l'impératrice, toute bouderie avait disparu: la souveraine et la personne supérieure avaient triomphé de la femme. C'est plus que n'en faisaient aux temps héroïques les déesses elles-mêmes: Spretoeque injuria formoe174.

Note 174: (retour) S'il est vrai, comme on l'a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l'ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d'une politique peu scrupuleuse; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d'un ancien dédain. Il y a de, ces retours tardifs de l'amour-propre blessé.

Lorsque M. de Ségur rentra dans sa patrie après cinq années d'absence, la Révolution de 89 venait d'éclater: un autre ordre d'événements et de conjonctures s'ouvrait au milieu de bien des espérances déjà compromises et de bien des craintes déjà justifiées. Pour la plupart des hommes de la période précédente, les rêves éblouissants allaient s'évanouir; les rivages d'Utopie et d'Atlantide s'enfuyaient à l'horizon: les voyages en Crimée étaient terminés. Les Mémoires de M. de Ségur finissent là aussi, comme s'il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa belle et vive jeunesse. Son rôle pourtant en ces années agitées ne fut pas inactif; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle où plusieurs de ses amis le précédaient. Nommé au mois d'avril 91 ambassadeur extraordinaire à Rome en remplacement du cardinal de Bernis, la querelle flagrante avec le Saint-Siège l'empêcha de se rendre à sa destination. Il refusa bientôt le ministère des affaires étrangères qui lui fut offert à la sortie de M. de Montmorin; mais il accepta de la part de Louis XVI une mission particulière à Berlin auprès du roi Frédéric-Guillaume. Il ne s'agissait de rien moins qu'après les conférences de Pilnitz, de détacher doucement le monarque prussien de l'alliance autrichienne, et de le détourner de la guerre. Dans un intéressant ouvrage publié en 1801 sur les dix années de règne de Frédéric-Guillaume, M. de Ségur a touché les circonstances de cette négociation délicate où il crut pouvoir se flatter, un très-court moment, d'avoir réussi. Les Mémoires d'un Homme d'État sont venus depuis éclairer d'un jour nouveau et par le côté étranger toute cette portion longtemps voilée de la politique européenne; les mille causes qui déjouèrent la diplomatie de M. de Ségur, et qui auraient fait échouer tout autre en sa place, y sont parfaitement définies175. Le moment était arrivé où dans ce déchaînement de passions violentes et de préventions aveugles, il n'y avait certes aucun déshonneur pour les hommes sages, pour les esprits modérés, à se sentir inhabiles, et impuissants.

Note 175: (retour) Mémoires tirés des papiers d'un Homme d'État, t. 1, p. 180-194.—Un adversaire et sans aucun doute un ennemi personnel du comte de Ségur, Senac de Meilhan, a écrit, à ce sujet, cette page peu connue: «... La présomption que l'homme est porté à avoir de ses talents et de son esprit faisait croire à plusieurs jeunes gens qu'ils joueraient (en 1789) un rôle éclatent; mais la Révolution, en mettant en quelque sorte l'homme à nu, faisait évanouir promptement cette illusion, qu'il était aisé de se faire à l'homme de cour, à celui du grand monde, qui se flattait d'obtenir dans l'Assemblée les mêmes succès que dans la société. Le ton, les manières, une certaine élégance qui cache le défaut de solidité, l'art des à-propos, tout cela se trouve sans effet au milieu d'hommes étrangers au grand monde et habitués à réfléchir. Le comte de Ségur est un exemple frappant de médiocrité démasquée, de présomption déjouée, d'infidélité punie. Les succès qu'il avait eus dans la société avaient enflé son ambition, il crut avoir dans la Révolution une occasion de s'élever promptement, et se flattant, d'être l'oracle de l'Assemblée, il quitta une Cour (la Cour de Russie) où quelques agréments dans l'esprit et des connaissances en littérature lui avaient obtenu un accueil flatteur. Il s'empressa de venir à Paris, armé de sa tragédie de Coriolan, d'une douzaine de fables et de cinq à six chansons. Madame de Staël alla au-devant du futur premier ministre, Jeanne Gray à la main, et tous deux s'électrisèrent en faveur de la démocratie; mais bientôt le mérite du comte fut apprécié à sa valeur, et il fut trop heureux d'obtenir d'être ministre à Berlin. Traité avec le plus grand mépris dans cette Cour, et privé de l'espoir de jouer un rôle à Paris, la mort lui parut être sa seule ressource; mais il porta sur lui une main mal assurée; le courage manqua à ce nouveau Caton, pour achever... L'amour de la vie prévalut, un chirurgien fut appelé, et le comte prouva qu'il ne savait ni vivre ni mourir.» Quand on a eu affaire dans sa vie à des haines aussi cruelles et aussi envenimées que cette page en fait supposer, on a quelque mérite à n'avoir jamais pratiqué qu'indulgence et bienveillance, comme l'a fait M. de Ségur.

Les événements se précipitaient; M. de Ségur et les siens demeurèrent attachés au sol de la la France lorsqu'il n'était déjà plus qu'une arène embrasée. Son père le maréchal fut incarcéré à la Force, et lui détenu avec sa famille dans une maison de campagne à Châtenay, celle même où l'on dit qu'est né Voltaire. Le volume intitulé Recueil de Famille nous le montre, en ces années de ruine, plein de sérénité et de philosophie, adonné aux vertus domestiques, égayant, dès que le grand moment de Terreur fut passé, les tristesses et les misères des êtres chéris qui l'entouraient. Son esprit n'avait jamais plus de vivacité que quand il servait son coeur. Chaque événement, chaque anniversaire de cette vie intérieure était célébré par de petites comédies, par des vaudevilles qu'on jouait entre soi, par de gais ou tendres couplets qui parfois circulaient au delà: quelques personnes de cette société renaissante se rappellent encore la chanson qui a pour titre: les Amours de Laure. En même temps, dès qu'il le put, M. de Ségur reprit son rôle de témoin attentif aux choses publiques; de Châtenay il accourait souvent à Paris; il voyait beaucoup Boissy-d'Anglas et les hommes politiques de cette nuance. S'il ne fut point lui-même à cette époque membre des assemblées instituées sous le régime de la Constitution de l'an III, s'il n'eut point l'honneur de compter parmi ceux qui, comme les Siméon, les Portalis, luttèrent régulièrement pour la cause de l'ordre, de la modération et des lois, et qui, eux aussi, suivant une expression mémorable, faisaient alors au civil leur Campagne d'Italie176, il la fit au dehors du moins et comme en volontaire dans les journaux. Plus d'une fois, m'assure-t-on, dans les moments d'urgence, il prêta sa plume aux discours de Boissy-d'Anglas et de ses autres amis. En 1801 enfin, il contribua au rétablissement des saines notions historiques et au redressement de l'opinion par deux publications importantes et qui méritent d'être rappelées.

Note 176: (retour) Éloge de M. Siméon, par M. le comte Portalis, p. 24.

La Politique de tous les Cabinets de l'Europe sous Louis XV et sous Louis XVI, contenant les écrits de Favier et la correspondance secrète du comte de Broglie, avait déjà paru en 93; mais M. de Ségur en donna une édition plus complète, accompagnée de notes et de toutes sortes d'additions qui en font un ouvrage nouveau où il mit ainsi son propre cachet. La politique extérieure de la France avait subi un changement décisif de système lors du traité de Versailles (1756), au début de la guerre de Sept Ans: de la rivalité jusqu'alors constante avec l'Autriche, on avait passé à une étroite alliance en haine du roi de Prusse et de sa grandeur nouvelle. Les principaux chefs et agents de la diplomatie secrète que Louis XV entretenait à l'insu de son ministère étaient très-opposés à cette alliance, selon eux décevante et inféconde, avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le retour aux anciennes traditions où la France avait puisé si longtemps gloire et influence. Ils n'avaient pour cela qu'à énumérer, comme résultats du système contraire, les pertes de la dernière guerre, le partage honteux de la Pologne, et à constater une sorte d'abaissement manifeste du cabinet de Versailles dans les conseils de l'Europe. D'une autre part, il était incontestable que d'habiles ministres, tels que M. de Choiseul et M. de Vergennes, avaient su tirer de cette situation nouvelle, l'un par le Pacte de famille, l'autre à l'époque de la guerre d'Amérique, des ressources imprévues qui avaient balancé les désavantages et réparé jusqu'à un certain point l'honneur de notre politique. Élevé à l'école de ces deux ministres, M. de Ségur oppose fréquemment ses vues modérées et judicieuses aux raisonnements un peu exclusifs du comte de Broglie et de Favier, et il en résulte d'heureux éclaircissements. Il nous est toutefois impossible de ne pas admirer la sagacité et presque la prophétie de Favier, quand il insiste sur les inconvénients constants de cette alliance autrichienne qu'on a vue depuis encore si fertile en erreurs et en déceptions: «Il faut, écrivait-il en faisant allusion au mariage du Dauphin (Louis XVI) et de Marie-Antoinette, il faut avoir peu de connaissance de l'histoire pour croire qu'on puisse en politique se reposer sur les assurances amicales qu'on se prodigue, ou au moment de la formation d'une alliance, ou à celui d'une union faite ou resserrée par des mariages. La prudence exige de n'y compter qu'autant que les intérêts communs s'y trouvent, et l'expérience de tous les siècles apprend que ces liaisons de parenté sont souvent plus embarrassantes qu'utiles quand les intérêts sont naturellement opposés.»—Un des soins de M. de Ségur dans ses notes est de rejoindre, autant que possible, la morale et la politique, et de ne plus les vouloir séparer. Voeu honorable, mais qui est plus de mise dans les livres que dans la pratique, même depuis qu'on croit l'avoir renouvelée! De telles maximes, d'ailleurs, qui n'ont pas pour principe unique l'agrandissement, avaient peu le temps de prendre racine au lendemain du grand Frédéric et au début de Napoléon.

Une autre publication de M. de Ségur, qui date de la même année (1801), est sa Décade historique, ou son tableau des dix années que comprend le règne du roi de Prusse Frédéric-Guillaume II (1786-1797). Sous ce titre un peu indécis, l'auteur n'avait sans doute cherché qu'un cadre pour retracer l'histoire des préliminaires de notre Révolution, ses diverses phases au dedans et ses contre-coups au dehors jusqu'à l'époque de la paix de Bâle. On peut soupçonner toutefois qu'en y rattachant si expressément en tête le nom assez disparate du roi de Prusse, en serrant de près avec une exactitude sévère le règne de ce champion si empressé de la coalition, qui fut le premier à rengainer l'épée et à déserter dans l'action ses alliés compromis, M. de Ségur prenait à sa manière, et comme il lui convenait, sa revanche de la non-réussite de Berlin. Si ce roi eut avec lui des torts de procédé, comme on l'a dit et comme vient de le répéter un écrit récent177, il les paya dans ce tableau fidèle; une plume véridique est une arme aussi. M. de Ségur ne l'a jamais eue si ferme, si franchement historique. Ici d'ailleurs comme toujours (est-il besoin de le dire?), et soit qu'il jugeât les affaires du dehors, soit qu'il déroulât les crises révolutionnaires du dedans, il usait d'une équitable mesure. Marie-Joseph Chénier, en parlant de cet écrit en son Tableau de la Littérature, lui a rendu une justice à laquelle ses réserves mêmes donnent plus de prix. Placé à son point de vue modéré et purement constitutionnel de 91, l'auteur eut le mérite d'exposer les faits intérieurs et de faire ressortir ses vues sans trop irriter les passions rivales. Quant au point de vue extérieur et européen, ce livre d'un diplomate instruit et qui avait tenu en main quelques-uns des premiers fils, commençait pour la première fois en France à tirer un coin du voile que les Mémoires d'un Homme d'État ont, bien plus tard, soulevé par l'autre côté. M. d'Hauterive, l'année précédente, avait publié son ouvrage de l'État de la France à la fin de l'an VIII. Au sein de cette régénération universelle d'alors qui s'opérait simultanément dans les lois, dans la religion, dans les lettres, les publications de MM. de Ségur et d'Hauterive eurent donc leur part; elles contribuèrent à remettre sur un bon pied et à restaurer, en quelque sorte, la connaissance historique et diplomatique contemporaine.

Note 177: (retour) La Russie en 1839, par M. le marquis de Custine, lettre deuxième.

Un Gouvernement glorieux s'inaugurait, avide de tous les services brillants et des beaux noms: la place de M. de Ségur y était à l'avance marquée. Successivement nommé au Corps législatif, à l'Institut, au Conseil d'État et au Sénat, grand maître des cérémonies sous l'Empire, nous le perdons de vue à cette époque au milieu des grandeurs qui le ravissent aux lettres, mais non pas à leur amour ni à leur reconnaissance: une élégie de madame Dufrenoy a consacré le souvenir d'un bienfait, comme il dut en répandre beaucoup et avec une délicatesse de procédés qui n'était qu'à lui. Il aimait, en donnant, à rappeler ces années de détresse, ces journées d'humble et intime jouissance où lui-même il avait dû au travail de sa plume la subsistance de tous les siens. La première Restauration traita bien M. de Ségur: Louis XVIII, étant comte de Provence, avait voulu être pour lui un ami, que dis-je? un frère d'armes178. Dans les Cent-Jours, M. de Ségur n'eut d'autre tort que celui de croire qu'il pourrait revoir en face l'Empereur et se délier. Lorsqu'on veut rompre avec une maîtresse impérieuse et longtemps adorée, il ne faut pas affronter sa présence: sinon, un geste, un coup d'oeil suffisent, et l'on a repris ses liens. M. de Ségur, le lendemain du merveilleux retour de l'île d'Elbe, s'était rendu aux Tuileries pour y porter ses hommages et comptant bien y faire agréer ses excuses: il en revint ce qu'il avait été auparavant, c'est-à-dire grand-maître des cérémonies. La seconde Restauration se vengea avec dureté, et durant trois années M. de Ségur, dépouillé de ses dignités, de ses pensions, de son siége à la Chambre des pairs, dut recourir de nouveau à sa plume qui ne lui fit point défaut. C'est alors qu'il composa son Histoire universelle, simple, nette, instructive, antérieure à bien des systèmes et à bon droit estimée. Dans une Lettre à mes enfants et à mes petits-enfants, placée en tête du manuscrit de cette Histoire tout entier écrit de la main de madame de Ségur, on lit ces paroles touchantes:

Note 178: (retour) On peut voir dans les Mémoires l'anecdote du bal de l'Opéra.

Paris, ce 1er décembre 1817.

«Je n'ai pas de fortune à vous léguer; celle que je tenais de mes pères m'a été enlevée par la Révolution, et j'ai été privé par le Gouvernement royal de presque toute celle que je devais à mes travaux et aux services rendus à ma patrie...

«Je vous lègue ce manuscrit: il est tel que je l'ai dicté du premier jet, sans ponctuation, sans corrections; le public a l'ouvrage tel que je l'ai corrigé; mais j'ai voulu déposer dans vos mains ce manuscrit comme je l'ai dicté, et je désire que l'aîné de ma famille le conserve toujours religieusement.

«C'est un legs précieux, honorable, sacré... J'avais perdu par une goutte sereine un oeil dans la guerre d'Amérique; de longs travaux avaient affaibli l'autre; les médecins me menaçaient de le perdre, si je l'exerçais trop. Cependant la ruine de ma fortune me rendait le travail indispensable; je me décidai à écrire cet ouvrage; et, pour me conserver la vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mère,... élevée dans toutes les délicatesses du grand monde, âgée de soixante ans, presque toujours souffrante,... me servant de secrétaire avec une constance et une patience inimitables, a écrit de sa main, d'abord toutes les notes qui m'ont servi à rédiger, et ensuite tout ce livre: ainsi toute cette Histoire universelle a été tracée par sa main...»

Cette Histoire universelle qui aboutissait à la fin du Bas-Empire avait pour suite naturelle une Histoire de France, et M. de Ségur se décida à l'entreprendre: il l'a poussée jusqu'au règne de Louis XI inclusivement. En louant les qualités saines de jugement, de composition et de diction qui ne cessent de recommander ce long et utile travail, nous n'essayerons pas de le discuter par comparaison avec tant d'autres plus modernes qui ont eu pour but et même pour prétention de renouveler presque tous les aspects d'un si vaste champ. Mais ce nous est un vif regret que l'auteur, eût-il dû courir sur certains intervalles, n'ait pu mener son oeuvre jusqu'à travers le XVIIIe siècle; nul n'était plus désigné que lui pour retracer la suite et l'ensemble politique de ce temps encore neuf à peindre par cet aspect; il s'y fût montré original en restant lui-même.

M. de Ségur se délassait de ces travaux sévères par des morceaux plus courts, par des Essais d'observation et de causerie qui, insérés d'abord dans plusieurs journaux, ont été recueillis sous le titre de Galerie morale et politique (1817-1823): cet ouvrage, où l'auteur apparaît aussi peu que possible et où l'homme se découvre au naturel, était aussi celui des siens qu'il préférait. Nous partageons de grand coeur cette prédilection. M. de Ségur prend là sa place au rang de nos moralistes les plus fins et les plus aimables; on a comme la monnaie, la petite monnaie blanche de Montaigne, du Saint-Évremond sans afféterie, du Nivernais excellent. Je ne sais qui a dit de Nicole qu'il réussissait particulièrement dans les sujets moyens qui ne fourniraient pas tout à fait la matière d'un sermon. M. de Ségur réussit volontiers de même dans quelques-uns de ces petits sujets qui feraient aussi bien le refrain d'un couplet philosophique et qui lui fournissent un Essai:—Rien de trop!Arrêtez-vous donc!—On est embarrassé avec lui de citer, parce que cette causerie plaît surtout par sa grâce courante et qu'elle s'insinue plus qu'elle ne mord. Son frère le vicomte, avec moins de fond, avait plus de trait et de pointe: M. de Ségur est plutôt un esprit uni, orné, nuancé; il ne sort pas des tons adoucis. N'allez rien demander non plus de bien imprévu, de bien surprenant, à la morale qu'il propose; Horace, Voltaire et bien d'autres y ont passé avant lui; c'est celle d'un Aristippe non égoïste et affectueux. Il ne croit pas pouvoir changer l'homme, il ne se pique même pas de le sonder trop à fond; mais il le sent tel qu'il est, et il tâche d'en tirer parti. Il sait le mal, mais il y glisse plutôt que d'enfoncer, et il vous incline au mieux, au possible. Sa morale est surtout usuelle. A côté des exemples à la Plutarque dont il l'autorise, et qui feraient un peu trop lieu-commun en se prolongeant, arrive un souvenir d'hier, un mot de Catherine, une de ces anecdotes de XVIIIe siècle que M. de Ségur conte si bien; on passe avec lui d'Épaminondas à l'abbé de Breteuil, et le tout s'assaisonne, et l'on rentre en souriant dans le réel de la vie. Un des Essais nous le résume surtout et nous le rend dans sa physionomie habituelle et dans l'esprit qui ne cessait de l'animer; c'est le morceau sur la Bienveillance: «Il est une vertu, dit-il, la plus douce et la plus éclairée de toutes, un sentiment généreux plus actif que le devoir, plus universel que la bienfaisance, plus obligeant que la bonté...» Qu'on lise le reste de l'Essai, on l'y trouvera tout entier. La bienveillance, comme il l'entend, n'est autre que la charité sécularisée, se souvenant et se rapprochant de son étymologie de grâce, telle qu'il l'avait entrevue dans sa jeunesse chez madame Geoffrin, telle qu'il l'eût pu désigner non moins heureusement par un nom plus moderne de femme dont c'est le don accompli et l'immortelle couronne179.

Note 179: (retour) Madame Récamier.

Ces pages agréables et sensibles de la Galerie eurent leur récompense que les livres de morale n'obtiennent pas toujours. Si elles firent alors plaisir à beaucoup, elles firent du bien à quelques-uns. L'indulgence pratique et communicative qu'elles respirent ne fut pas toute stérile. Un jour, en avril 1822, M. de Ségur reçut une lettre timbrée de Montpellier dont voici quelques extraits:

«Monsieur le comte,

Souffrez qu'un inconnu vous rende un hommage qui doit au moins avoir cela de flatteur pour vous, que vous y reconnaîtrez, j'en suis sûr, le langage de la vérité. Jouet d'une basse et odieuse intrigue... (et ici suivent quelques détails particuliers)...,—le temps me vengera, me disais-je, c'est inévitable; et je brûlais du désir de voir ce temps s'écouler, et mon âme se livrait à un sentiment haineux, à un espoir, à un désir de vengeance qui troublaient toutes mes facultés morales, qui minaient, qui consumaient toutes mes facultés physiques... j'étais malheureux, bien malheureux. J'eus occasion de lire votre Galerie morale et politique: bientôt un peu de calme entra dans mon sein; je suivais avec intérêt le voyageur que vous guidez dans l'orageux passage de la vie; j'aurais voulu l'être, ce voyageur, je le devins. Je reconnus aisément avec vous que les maladies de l'âme, plus cruelles que celles du corps, nous ôtent toute tranquillité; je ne l'éprouvais que trop. Bientôt vous m'apprîtes qu'il était douteux que ma haine fit à mes ennemis le mal que je leur souhaitais, que ce qui était seulement certain était le mal qu'elle me faisait à moi-même. Vous m'exhortâtes à pardonner, à rendre le bien pour le mal, à montrer à ceux qui me haïssaient leur injustice, en leur prouvant mes vertus, à les forcer ainsi à l'admiration, à la reconnaissance, et vous m'assurâtes du plus beau triomphe qu'une âme généreuse pût souhaiter... J'eus le bonheur de pleurer et bientôt le courage de combattre. Ce combat ne fut pas long, ni même bien pénible... Je l'ai remporté, ce triomphe, il est complet. La sérénité rentrée dans mon âme se peignit bientôt dans mes regards, et je vois déjà dans les yeux de ceux que j'appelais mes ennemis un étonnement et un sentiment de regret, de honte et de compassion bienveillante qui va presque à l'admiration et au respect... je suis heureux, bien heureux. Un seul regret eût encore un peu altéré ce bonheur; ma reconnaissance pour mon guide, pour mon bienfaiteur, m'eût pesé, si je n'avais pu la lui faire connaître...»

Rentré à la Chambre des pairs au moment où M. Decazes usait de sa faveur pour ramener du moins quelque conciliation entre tant de violences contradictoires, M. de Ségur passa les onze dernières années de sa vie dans un loisir occupé, dans les travaux ou les délassements littéraires, entremêlés aux devoirs politiques que les circonstances d'alors imposaient à tous les hommes d'un libéralisme éclairé. Le succès de ses Mémoires fut grand et dut le tenter à une continuation que tous désiraient: ce fut peut-être bon goût à lui de laisser les lecteurs sur ce regret et d'en rester pour son compte aux années brillantes et sans mélange. Ce fut à coup sûr une noble action que de se refuser à quelques instances plus pressantes; le libraire-éditeur ne lui demandait qu'un quatrième volume qu'il aurait intitulé Empire. La somme qu'il offrait était telle que le permettaient alors les ressources opulentes de la librairie et le concert merveilleux de l'intérêt public: trente billets de 1,000 fr. le jour de la remise du manuscrit. M. de Ségur n'hésita point un moment: «Je dois tout à l'Empereur, «disait-il dans l'intimité; quoique je n'aie que du bien personnel «à en dire, il y aurait des faits toutefois qui seraient «inévitables; il y en aurait d'autres qui seraient mal interprétés «et qui pourraient actuellement servir d'arme à ses «ennemis et tourner contre sa mémoire.—Oh! plus tard, «je ne dis pas.»

M. de Ségur mourut180 au lendemain du triomphe de Juillet. Quinze jours auparavant, un matin, sur son canapé, quatre vieillards étaient assis, lui, le général La Fayette, le général Mathieu Dumas et M. de Barbé-Marbois; le plus jeune des quatre était septuagénaire; ils causaient ensemble de la situation politique et de leurs craintes, des révolutions qu'ils avaient vues et de celles qu'ils présageaient encore. C'était un spectacle touchant et inexprimable pour qui l'a pu surprendre, que cet entretien prudent, fin et doux, que ces vieillesses amies dont l'une allait être bien jeune encore, et dont aucune n'était lassée.

Note 180: (retour) Le 27 août 1830.

Mais j'aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti à la morale familière dont M. de Ségur n'était un si fidèle et si persuasif organe que parce qu'il la pratiqua. Sa bonté de coeur attentive et délicate ne se démentit pas un seul jour au milieu des souffrances souvent très-vives qui précédèrent sa fin. Un jour qu'il dictait selon sa coutume, son secrétaire distrait peut-être, ou entendant mal la voix déjà altérée, lui fit répéter le même mot deux et trois fois; à la troisième, un mouvement de vivacité et d'humeur échappa. La dictée continuant, M. de Ségur eut soin d'adresser à plusieurs reprises la parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire; mais il put deviner, à l'accent un peu ému des réponses, l'impression pénible qu'il avait causée. La dictée s'achevait et le secrétaire finissait d'écrire, lorsque tout d'un coup il aperçut le vieillard de soixante-dix-huit ans qui s'était levé du canapé où il reposait et qui s'approchait de lui en tâtonnant: «Mon ami, je vous ai fait tout à l'heure de la peine, pardonnez-moi.» Ce furent ses paroles. Le secrétaire, bien digne d'ailleurs d'un tel témoignage, ne put que saisir cette main vénérable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne sais si je m'abuse, mais un tel trait bien simple, si on l'omettait quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et l'on n'aurait pas tout entier devant les yeux l'auteur de l'Essai sur la Bienveillance.

15 mai 1843.




JOSEPH DE MAISTRE.

En tardant si longtemps, depuis la première promesse que nous en avions faite181, à venir parler de cet homme célèbre, de ce grand théoricien théocratique, il semble que, sans l'avoir cherché, nous ayons aujourd'hui rencontré une occasion de circonstance et presque un à-propos. Les Discussions religieuses, qui font ce qu'elles peuvent pour se réveiller autour de nous, viennent rendre ou prêter à tout ce qui concerne le comte de Maistre une sorte d'intérêt présent que ce nom si à part et orgueilleusement solitaire n'a jamais connu, et dont il peut, certes, se passer. Pour nous, nous n'essayerons pas de le mêler plus qu'il ne convient à ces querelles, qu'il surmonte de toute la hauteur de sa venue précoce et de son génie. Nous l'étudierons d'abord en lui-même, nous y reconnaîtrons et nous y suivrons de près l'homme antique, immuable, à certains égards prophétique, le grand homme de bien qui a senti le premier et proclamé avec une incomparable énergie ce qui allait si fort manquer aux sociétés modernes en cette crise de régénération universelle. En le prenant dès le berceau, dans son éducation, dans sa carrière et sa nationalité extérieures et contiguës à la France, nous aurons déjà fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et sur lesquelles, d'ici, le parti adversaire l'a voulu uniquement saisir. Ces exagérations pourtant, en ce qu'elles ont de trop réel, nous les poursuivrons aussi, nous les dénoncerons dans la tournure même de son talent, dans l'absolu de son caractère; nous en mettrons, s'il se peut, à nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux et sincère, nous prouvons aux admirateurs, je dirai presque aux coreligionnaires de l'auguste et vertueux théoricien, que nous ne l'avons pas méconnu, et si en même temps nous maintenons devant le public impartial les droits désormais imprescriptibles du bon sens, de la libre critique et de l'humaine tolérance!

Note 181: (retour) Voir l'étude sur le comte Xavier de Maistre, insérée dans la Revue des deux Mondes, numéro du Ier mai 1839; on ne l'a pas mise dans ce volume, d'après la règle qu'on s'est posée de n'y pas faire entrer de vivants.—(Cette étude sur le comte Xavier est entrée depuis dans le tome II des Portraits contemporains, 1846.)


I

L'aîné du comte Xavier et l'un des plus éloquents écrivains de notre littérature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit à Chambéry le 1er avril 1753. Voltaire, à Ferney, ne se doutait pas, en face du Mont-Blanc, que là grandissait, que de là sortirait un jour son redoutable ennemi, son moqueur le plus acéré. Le père du futur vengeur, magistrat considéré, après des charges actives noblement remplies, était devenu président au sénat de Savoie182; son grand-père maternel, le sénateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n'avait eu que des filles, s'attacha à ce petit-fils, et toute la sollicitude des deux familles se réunit complaisamment sur la tête du jeune aîné, qui devait porter si haut leur espérance183. Dès l'âge de cinq ans, l'enfant eut un instituteur particulier, qui, deux fois par jour, après son travail, le conduisait dans le cabinet de son grand-père de Motz. La nourriture d'étude était forte, antique, et tenait des habitudes du XVIe siècle, mieux conservées en Savoie que partout ailleurs. L'esprit du grand jurisconsulte Favre n'avait pas cessé de hanter ces vieilles maisons parlementaires. Tout concourait ainsi, dès le début, à faire de M. de Maistre ce qu'il apparaît si impérieusement dans ses écrits, le magistrat-gentilhomme, l'héritier et le représentant du droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.

Note 182: (retour) J'emprunte beaucoup, pour les détails positifs, à l'Éloge inséré au tome XXVII des Mémoires de l'Académie des Sciences de Turin, et qui fut prononcé en janvier 1822 par M. Raymond, physicien et ingénieur distingué de Savoie: c'est la plus exacte notice qu'on ait écrite sur la vie qui nous occupe.
Note 183: (retour) Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois frères, un évêque et deux militaires, gens distingués a tous égards, mais que rien d'ailleurs ne rattache plus particulièrement à lui.

Tout enfant, il eut une impression très-vive et qui ne s'effaça jamais: c'était l'époque où l'on supprimait en France l'ordre des jésuites (1764); cet événement faisait grand bruit, et l'enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa récréation en criant: On a chassé les jésuites! Sa mère l'entendit et l'arrêta: «Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle; vous comprendrez un jour que c'est un des plus grands malheurs pour la religion.» Cette parole et le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présents; il était de ces jeunes âmes où tout se grave.

Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très-consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruction; la reconnaissance se mêla naturellement chez lui à ce que par la suite, en écrivant d'eux, la doctrine lui suggéra184.

Note 184: (retour) Voir dans le Principe générateur les beaux paragraphes XXXV et XXXVI.

Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il paraît avoir suivi en même temps les cours du collége de Chambéry; un jour, en effet, me raconte-t-on185, un écolier l'ayant défié sur sa mémoire, qu'il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari: il s'agissait de réciter tout un livre de l'Enéide, le lendemain, en présence du collège assemblé. M. de Maistre ne fit pas une faute et l'emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de collège: «Eh bien! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que je serais homme à vous réciter sur l'heure ce même livre de l'Enéide aussi couramment qu'alors?» Telle était la force d'empreinte de sa mémoire; rien de ce qu'il y avait déposé et classé ne s'effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste casier à tiroirs numérotés qu'il tirait selon le cours de la conversation, pour y puiser les souvenirs d'histoire, de poésie, de philologie et de sciences, qui s'y trouvaient en réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu'elle obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de tous les grands esprits.

Note 185: (retour) Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un devoir rigoureux de reconnaissance en déclarant que je dois infiniment, pour toute cette première partie de mon travail, à M. le comte Eugène de Costa, compatriote de M. de Maistre; mais je crois sentir encore plus qu'envers d'aussi délicates natures la seule manière de reconnaître ce qu'on leur doit est d'en bien user.

Et pour suivre l'image: plus le casier est plein, plus les tiroirs nombreux, séparés par de minces et impénétrables cloisons, prêts à se mouvoir chacun indépendamment des autres et à ne s'ouvrir que dans la mesure où on le veut, et mieux aussi la tête peut se dire organisée.

A vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à l'université de Turin. L'année suivante, en 1774, il entra comme substitut-avocat-fiscal-général surnuméraire (c'est le titre exact) au sénat de Savoie, et il suivit les divers degrés de cette carrière du ministère public jusqu'à ce qu'en avril 1788 il fut promu au siège de sénateur, comme qui dirait conseiller au parlement: c'est dans cette position que la Révolution française le saisit. Des renseignements puisés à la meilleure des sources nous permettent d'assurer qu'il était entré dans cette vie parlementaire et magistrale un peu contre son goût, mais qu'il s'y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu'il s'agissait d'une condamnation capitale, était vive: il n'hésitait pas dans la sentence quand il la croyait dictée par la conscience et par la vérité; mais ses scrupules, son anxiété à ce sujet, démentent assez ceux qui, s'emparant de quelque lambeau de page étincelante, auraient voulu faire, de l'écrivain entraîné une âme peu humaine. Lors de la restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette carrière de judicature ni reprendre la responsabilité du sang à verser.

Il faut qu'on s'accoutume de bonne heure avec nous à ces contrastes, sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai comte de Maistre, à celui qui a vécu et qui n'est pas du tout l'ogre de messieurs du Constitutionnel d'alors, mais un homme dont tous ceux qui l'ont connu vantent l'amabilité et dont plusieurs ont goûté les vertus intérieures, vertus résultant (comme on me le disait très-bien) de sa soumission parfaite: intolérant au dehors, tout armé et invincible plume en main, parce qu'il ne sacrifiait rien de ses croyances, il était, ajoute-t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu'il sacrifiait sa volonté. Éblouissant, séduisant comme on peut le croire, et même très-souvent gai dans la conversation, il y portait toutefois par moments une vivacité de timbre et de ton, quelque chose de vibrante, comme disent les Italiens, et l'accent seul en montant aurait semblé usurper une supériorité «qui ne m'appartient pas plus qu'à tout autre,» s'empressait-il bien vite de confesser avec grâce. Mais revenons.

Voué de bonne heure à des occupations qu'il n'eût pas naturellement préférées, il sut réserver pour les études qui lui étaient chères les moindres parcelles de son temps, avec une économie austère et invariable. Il ne se déplaçait jamais sans but, il ne sortait jamais sans motif: de toute sa vie, nous dit M. Raymond, il ne lui est arrivé d'aller à la promenade.—Hélas! combien différent de tant d'esprits de nos jours qui n'ont jamais fait autre chose dans leur vie qu'aller à la promenade soir et matin!—Il est vrai qu'il poussait cela un peu loin; l'avouerai-je? il répondait un jour en riant à quelques personnes qui l'engageaient à venir avec elles jouir d'un soleil de printemps: «Le soleil! je puis m'en faire un dans ma chambre avec un châssis huilé et une chandelle derrière!» Il plaisantait sans doute en parlant ainsi; il trahissait pourtant sa vraie pensée. Intelligence platonique, vivant au pur soleil des idées, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre univers qu'une, lanterne de plus, un moment allumée pour la caverne des ombres. On devine aussi à ce moi une nature positive que n'a dû entamer ni attendrir en aucun temps la rêverie. Rêver, nous le savons trop, c'est niaiser délicieusement, c'est vivre à la merci du souffle et du nuage, c'est laisser couler les heures vagues et amusées ou l'ennui plus cher encore. Lui donc, comme Pline l'Ancien, auquel en cela on l'a justement comparé, il n'aurait pas perdu une minute de temps utile, même pendant ses repas. Son régime fut de bonne heure fixé: il travaillait régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d'un travail que par l'autre, aidé à cet effet par une attention vigoureuse et par une grande force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque excellemment que ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est dans l'ordre moral le respect, et dans l'ordre intellectuel l'attention. Certes M. de Maistre n'a pas fait défaut à l'une plus qu'à l'autre de ces deux rares conditions, mais encore moins, s'il est possible, à la dernière. Cette faculté d'attention, comme la mémoire qui en est le résultat, constitue un signe et un don inséparable des natures prédestinées. Durant son séjour à Pétersbourg, moins distrait par d'autres devoirs, M. de Maistre ne quittait plus l'étude. Il avait une table ou un fauteuil tournant: on lui servait à dîner sans que souvent il lâchât le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et continuait le travail à peine interrompu. N'oublions pas, comme trait bien essentiel, qu'à quelque heure et dans quelque circonstance qu'une personne de sa famille entrât, elle le trouvait toujours heureux du dérangement, ou plutôt non pas même dérangé, mais bon, affectueux et souriant. Aussi, lorsque j'eus l'honneur d'interroger de ce côté, les termes d'amabilité parfaite et de bonté tendre furent ceux par lesquels on me répondit tout d'abord, et ils étaient prononcés avec un accent ému, pénétré, qui déjà m'en confirmait le sens et qui m'apprenait beaucoup: «La plus belle partie de sa vie est la partie cachée et qu'on ne dira pas!»

Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance religieuse à notre vieille race parlementaire et gallicane des L'Hôpital et des de Thou, si supérieur parla gravité des moeurs à cette autre postérité plus récente et bien docte encore de nos gentilshommes de robe, de Brosses ou Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu'aucun d'eux dans les hautes études; il vaquait tout le jour aux fonctions de sa charge, à l'approfondissement du droit, et il lisait Pindare en grec, les soirs.

Une certaine gaieté, qu'on n'aurait jamais attendue, y ajoutait pourtant par accès sa pointe et le rapprochait des nôtres, de nos excellents personnages d'autrefois. Vers 1820, un très-jeune homme qui était reçu chez M. de Maistre, et qui s'effrayait de lui voir entre les mains quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un jour fort étonné de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse quelques couplets du vieux temps, la Tentation de saint Antoine, par exemple. Et je me rappelle ma propre surprise à moi-même lorsque, interrogeant un poète illustre sur M. de Maistre qu'il avait fort connu, il m'en parla d'abord comme d'un conteur presque facétieux et de belle humeur.

Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu'après l'âge de quarante ans. Quoiqu'il eût donné quelques opuscules auparavant, ses Considérations sur la Révolution française, en 96, furent son premier coup d'éclat et de maître. Son talent d'écrivain sortit tout brillant et coloré du milieu de ses fortes études, comme un fleuve déjà grand s'élance du sein d'un lac austère. On aime pourtant à suivre les sources et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs du rocher. Ces quarante premières années de préparation, d'accumulation et de profondeur, ne nous ont pas encore tout dit.

Quoiqu'on ait peu de renseignements sur la nature des travaux qui remplirent avec le plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut conjecturer sans trop d'erreur que les questions de philosophie religieuse l'occupaient dès lors beaucoup. Ayant perdu, par l'effet des événements de 92, un amas énorme de recueils manuscrits, M. de Maistre les regrettait extrêmement plus tard lorsqu'il écrivit ses Soirées, et disait que les pages qu'il en aurait tirées auraient porté au double les développements donnés à certaines questions dans ce dernier ouvrage.

Fut-il tout d'abord ce que ses brillants écrits l'ont montré, théoricien intrépide d'une pensée qui contredisait si absolument celle de son siècle? Sa vie et sa doctrine n'eurent-elles qu'une seule et même teneur entière et rigide en toute leur durée? ou bien M. de Maistre eut-il en effet, lui aussi, une époque de tâtonnement et d'apprentissage, une jeunesse? Il serait trop extraordinaire qu'il eût commencé d'emblée par une opposition si brusque à tout ce qui circulait. Les grands esprits apprennent vite, mais ils apprennent; ils reculent, ils ensevelissent leurs sources, mais ils en ont. Le temps des purs prophètes et des jeunes Daniels est passé; c'est à l'école de l'histoire, à celle de l'expérience pratique et présente que se forment les sages et les mieux voyants. Deux discours de M. de Maistre, l'un publié lorsqu'il n'avait que vingt-deux ans, et l'autre prononcé quand il en avait vingt-quatre, vont nous le produire au début, ayant déjà l'instinct du style et du nombre, mais des plus rhétoriciens encore, assez imbu des idées ou du moins de la phraséologie du jour, et tout à fait l'un des jeunes contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques finissants.

Le premier opuscule qu'on ait de lui, publié à Chambéry en 1775, a pour sujet et pour titre l'Éloge de Victor-Amédée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, prince de Piémont, avec cette épigraphe: Détestables flatteurs, présent le plus funeste, etc. Le candide panégyriste en effet, s'abandonne avec ivresse, mais il ne flatte pas. Dans cette espèce d'épithalame adressé au père et au roi au moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec Clotilde de France et pour fêter leur voyage en Savoie, le jeune substitut épanche en prose poétique sa fidélité exaltée envers son souverain. Il vante les vertus patriarcales de l'époux: «...A qui vais-je parler? Quoi? dans le XVIIIe siècle je vanterai les douceurs de l'amour conjugal?... Eh bien! je parlerai...» Et il raconte l'anecdote de l'étranger qu'il conduit à travers les appartements du palais et qui, arrivé dans le cabinet du roi, dit: «Je ne vois point le lit du roi.»—«Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c'est que le lit du roi; mais si vous voulez voir celui du mari de la reine, passons dans l'appartement de Ferdinande...» Il loue la religion du roi, il le loue de faire disparaître l'ignorance: l'enthousiasme, alors de rigueur, pour l'agriculture, pour les lumières, circule au milieu de ce culte de la religion conservé. Ce sont des déclamations sur les travaux construits: «Une digue immense arrête le Rhône prêt à engloutir les coteaux délicieux de Chautagne. Cruelle Isère, tu rendras la proie...» On noterait, si l'on voulait, quelques contrastes fortuits et piquants avec ce qu'il écrira plus tard: «J'avoue cependant qu'il y a dans tous les pays des hommes dont on ne saurait acheter les services trop cher: ce sont les histrions, les saltimbanques, les délateurs, les eunuques, les archers, les BOURREAUX, les traitants.... Car, ces gens-là n'ayant rien de commun avec l'honneur, on n'a que de l'argent à leur donner.» Le bourreau placé entre les tratants et les histrions! il le mettra plus à part une autre fois. Il loue encore le prince d'être l'évêque extérieur, comme on disait de Constantin, de se montrer également éloigné du relâchement et de la sévérité; et parlant des pays où l'accusation d'irréligion se renouvelle sans cesse parce qu'elle est toujours sûre d'être écoutée: «Que dis-je? n'a-t-on pas poussé l'extravagance et la cruauté jusqu'à allumer des bûchers, jusqu'à faire couler le sang au nom du Dieu très-bon? Sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres offraient à l'affreux Teutatès, car cette idole insensible n'avait jamais dit aux hommes: Vous ne tuerez point, vous êtes tous frères; je vous haïrai si vous ne vous aimez pas.» Le voeu de tolérance cher au XVIIIe siècle trouve là son écho.

En même temps l'auteur, qui n'a pas encore toute sa cohérence, s'élève contre les incrédules «qui réclament à grands cris la liberté de penser... Qu'est-ce qui les empêche de penser? Ce sont les discours, ce sont les écrits que Victor défend avec raison.»

Tout à côté, La Fayette lui-même n'aurait pas désavoué la ferveur de cet élan sur la guerre d'Amérique: «La liberté, insultée en Europe, a pris son vol vers un autre hémisphère; elle plane sur les glaces du Canada, elle arme le paisible Pennsylvanien, et du milieu de Philadelphie elle crie aux Anglais: Pourquoi m'avez-vous outragée, vous qui vous vantez de n'être grands que par moi?»—Le tout finit et se couronne par un pompeux éloge de la France: «Charles, Clotilde, augustes époux, vous allez retracer à nos yeux les vertus de Ferdinande et de Victor!... Confondons les intérêts des deux États, et que les Français s'accoutument à se croire nos concitoyens. Toujours ce peuple aimable aura de nouveaux droits sur nos coeurs; chez lui, les grâces s'allient à la grandeur; la raison n'est jamais triste; la valeur n'est jamais féroce, et les roses d'Anacréon se mêlent aux panaches guerriers des Du Guesclin...» M. de Maistre pensera toujours, plus qu'il n'en voudrait convenir, à la France et à Paris, à cette Athènes absente qu'il saluait si gracieusement au début; mais il la peindra tout à l'heure moins anacréontique et un peu moins couleur de rose. La lune de miel ne dura pas.

Le second opuscule qui se rapporte à ces années est un discours (resté manuscrit) que M. de Maistre prononça, en 1777, devant le sénat de Savoie, à l'une de ces rentrées solennelles où le jeune substitut avait la parole au nom du ministère public; d'après les extraits qu'on veut bien m'en transmettre, je n'y puis voir qu'une amplification de parquet sur les devoirs du magistrat. Si l'on cherchait à y surprendre les premières impressions, les premières émotions de l'homme public et de l'écrivain, on devrait y reconnaître surtout l'influence de Rousseau. Les locutions familières au philosophe de Genève. l'Être des êtres, l'Être suprême, et surtout la vertu, y sont prodiguées; le mot de préjugés résonne souvent. Certains souvenirs des républiques grecques y figurent et trahissent à la fois l'inexpérience et la générosité du jeune homme. Je ne donnerai ici qu'un passage décisif en ce qu'il prouve que l'auteur, à ce moment, n'était point encore du tout revenu des idées généralement courantes sur le pacte ou contrat social:

«Sans doute, messieurs, tous les hommes ont des devoirs à remplir; mais que ces devoirs sont différents par leur importance et leur étendue! Représentez-vous la naissance de la société; voyez ces hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de naître, tous abdiquent volontairement une partie de leur liberté; tous consentent à faire courber les volontés particulières sous le sceptre de la volonté générale; la hiérarchie sociale va se former; chaque place impose des devoirs; mais ne vous semble-t-il pas, messieurs, qu'on demande davantage à ceux qui doivent influer plus particulièrement sur le sort de leurs semblables, qu'on exige d'eux un serment particulier, et qu'on ne leur confie qu'en tremblant le pouvoir de faire de grands maux?

«Voyez le ministre des autels qui s'avance le premier: «Je connais dit-il, toute l'autorité que mon caractère va me donner sur les peuples; mais vous ne gémirez point de m'en avoir revêtu. Ministre de paix, de clémence et de charité, la douceur respirera sur mon front; toutes les vertus paisibles seront dans mon coeur; chargé de réconcilier le ciel et la terre, jamais je n'avilirai ces fonctions. Auguste interprète de Dieu parmi vous, on ne se déliera point des oracles qu'il rendra par ma bouche, car je ne le ferai jamais parler pour mes intérêts.»

Il est évident qu'il y a, dans ce portrait du ministre de paix, comme une réminiscence peu lointaine du Vicaire savoyard. Après le prêtre, l'orateur fait intervenir le guerrier, puis le magistrat, dont les devoirs sont le thème auquel particulièrement il s'attache. Mais jusqu'à présent le de Maistre que nous cherchons et que nous admirons n'est point encore trouvé.

Les années qui s'écoulèrent jusqu'au coup de tocsin de la Révolution française le laissèrent tel sans doute, étudiant et méditant beaucoup, mûrissant lentement, mais ne se révélant pas tout entier aux autres ni probablement à lui-même. Rien ne faisait pressentir l'illustration littéraire et philosophique, à la fois tardive et soudaine, dont il allait se couronner. C'était un magistrat fort distingué, non pas précisément (quoi qu'en ait dit quelqu'un de bien spirituel) un mélange de courtisan et de militaire: il n'avait de militaire que son sang de gentilhomme, et du courtisan il n'avait rien du tout. Dans cette espèce même de mercuriale dont nous parlions tout à l'heure, nous pourrions citer, sur l'indépendance et le stoïcisme imposés au magistrat, des paroles significatives qui dénoteraient toute autre chose que le partisan du bon plaisir royal186.

Note 186: (retour) «... Qu'on ne dise pas, messieurs, qu'il est maintenant inutile de nous élever à ce degré de hauteur que nous admirons chez les grands hommes des temps passés, puisque nous ne serons jamais dans le cas de faire usage de cette force prodigieuse. Il est vrai que, sous le règne de rois sages et éclairés, les circonstances n'exigent pas de grands sacrifices, parce qu'on ne voit pas de grandes injustices; mais il en est que les meilleurs souverains ne sauraient prévenir; et si quelqu'un ose assurer qu'en remplissant ses devoirs avec une inflexibilité philosophique, on ne court jamais aucun danger, à coup sûr cet homme-là n'a jamais ouvert les yeux. D'ailleurs, messieurs, la vertu est une force constante, un état habituel de l'âme, tout à fait indépendant des circonstances. Le sage, au sein du calme, fait toutes les dispositions qu'exige la tempête, et quand Titus est sur le trône, il est prêt à tout, comme si le sceptre de Néron pesait sur sa tête...

L'est-il jamais devenu depuis lors dans le sens positif qu'on lui impute? il y aurait lieu, en avançant, de le contester. Ce qui n'est pas douteux, c'est que M. de Maistre passait, non seulement dans sa jeunesse, mais beaucoup plus tard, tout près de la Révolution, pour adopter les idées nouvelles, les opinions libérales. Dans quel sens et jusqu'à quel point? c'est ce qu'il a été impossible d'éclaircir, et l'on n'a pu recueillir à ce sujet que la particularité que voici:

Trop de latitude accordée au pouvoir militaire en matière civile avant amené quelques abus dans une petite ville de Savoie, M. de Maistre témoigna assez hautement sa désapprobation pour s'attirer, de la part de l'autorité supérieure à Turin, une vive réprimande. Peu de temps après, lorsque la Savoie fut envahie, il trouva piquant de se disculper, au moyen de cette lettre ministérielle, du reproche de servilisme que lui lançait quelque partisan de la nouvelle république, quelque fougueux Allobroge de fraîche date.

L'abbé Raynal étant venu à Aix en Savoie, M. de Maistre, fort jeune encore, alla le voir avec quelques amis; mais une première visite suffit à la connaissance: l'absence de dignité dans l'homme le détrompa vite (s'il en était besoin) des déclamations philanthropiques de l'historien.

Du reste aucun événement proprement dit, ayant trait à la vie extérieure de M. de Maistre en ces années, n'a laissé de souvenir; sa situation était plus que jamais assise, un mariage vertueux avait achevé de la fixer; il aurait pu consumer, enfouir ainsi dans l'étude, dans la méditation, dans ces sortes d'extraits volumineux qu'on fait pour soi-même et auxquels manque toujours la dernière main, cette foule de pensées et de trésors dont on n'aurait jamais démêlé le titre ni le poids; il aurait pu, en un mot, ne jamais devenir le grand écrivain que nous savons, quand la Révolution française éclata et vint dégager en lui le talent, en frapper l'effigie, y mettre le casque et le glaive.

L'armée française, sous les ordres de Montesquiou, envahit la Savoie le 22 septembre 1792. Fidèle à son prince, le sénateur de Maistre partit de Chambéry le lendemain 23; désirant néanmoins juger par lui-même de l'ordre nouveau, et profitant d'un décret de sommation adressé aux émigrés, il revint au mois de janvier 93: c'est durant ce séjour hasardeux qu'il eut sans doute à faire usage, pour sa justification, de la lettre ministérielle dont on a parlé. Suffisamment édifié sur le régime de liberté, il quitta de nouveau la Savoie en avril, et se retira à Lausanne, comme dans un vis-à-vis et sur un observatoire commode. Il passa dans cette ville, de tout temps si éclairée et si ornée alors d'étrangers de distinction, trois années entières, et ne rentra en Piémont qu'au commencement de 97. Le roi Victor-Amé lui donna pour mission à Lausanne de correspondre avec le bureau des affaires étrangères; et de transmettre ses observations sur la marche des événements en France et alentour. Les dépêches de M. de Maistre étaient soigneusement recueillies par les ministres étrangers résidant à Turin, et devenaient de la sorte un document européen. Bonaparte, nous apprend M. Raymond, trouva par la suite cette correspondance tout entière dans les archives de Venise. Qu'est-elle devenue? Elle aurait, comme étude de l'homme, bien du prix. Devant rendre compte aux autres de ses impressions successives, M. de Maistre atteignit vite à toute la hauteur de ses pensées.

Plusieurs écrits imprimés viennent, au reste, suppléer à ce qui nous manque et nous mettre entre les mains le fil qui désormais ne cesse plus. M. de Maistre publia successivement vers cette époque:

1° Des Lettres d'un Royaliste savoisien à ses Compatriotes. M. Raymond n'en indique que deux, mais j'ai eu sous les yeux la quatrième; elles parurent d'avril à juillet 1793.

2° Un Discours à madame la marquise de C. (Costa) sur la vie et la mort de son fils Alexis-Louis-Eugène de Costa, lieutenant au corps des grenadiers royaux de Sa Majesté le roi de Sardaigne, mort, âgé de seize ans, à Turin, le 21 mai 1794, d'une blessure reçue, le 27 avril précédent, à l'attaque du Col-Ardent (Turin, 1794), avec cette épigraphe:

Frutto senil insu 'l giovenil flore. (TASSE.)

C'est aussi en cette même année 94 que se publiait par les soins du comte Joseph, parrain et tuteur du livre, le charmant Voyage autour de ma Chambre de son aimable frère. Ces années de séjour à Lausanne, on le voit, furent fécondes.

Jean-Claude Têtu, maire de Montagnole, district de Chambéry, à ses chers concitoyens les habitants du Mont-Blanc, salut et bon sens! (Daté de Montagnole, le 10 août 1795).

Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens, dédié à la Nation française et à ses législateurs. (Daté du 15 juillet 1796).

Cette année 96 est celle où parurent, à Neufchâtel d'abord, les Considérations sur la France, par lesquelles M. de Maistre entrait décidément dans la publicité européenne et devenait l'oracle éloquent d'une doctrine; mais les écrits que je viens d'énumérer, et très-différents des deux productions de jeunesse précédemment citées, restent la préface naturelle, l'introduction explicative et immédiate des Considérations. Il y aura intérêt à parcourir, à connaître par extraits ces pamphlets et brochures devenus très-rares, et qui même, sans une bienveillance toute particulière qui est venue au-devant de mes désirs, me fussent sans doute demeurés introuvables et inconnus.

Je n'ai eu sous les yeux que la quatrième Lettre d'un Royaliste savoisien à ses Compatriotes, datée du 3 juillet 1793; je ne parlerai donc que de celle-ci, qui avait été précédée nécessairement de trois autres, et qui semblait même réclamer une suite. La révolution est consommée en Savoie depuis l'invasion de septembre 1792; l'auteur dit aux siens: Voyez et comparez. L'objet de cette quatrième lettre est énoncé en tête: Idée des lois et du gouvernement de Sa Majesté le roi de Sardaigne, avec quelques réflexions sur la Savoie en particulier.

«Heureux, lit-on au début, heureux les peuples dont on ne parle pas! Le bonheur politique, comme le bonheur domestique, n'est pas dans le bruit; il est le fils de la paix, de la tranquillité, des moeurs, du respect pour les anciennes maximes du gouvernement, et de ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes et l'obéissance en instinct.» Et l'auteur montre que tel a été le caractère constant et le régime de la maison de Savoie, en qui il loue surtout le talent de gouverner sans jamais se brouiller avec l'opinion. Il commence par citer quelques-unes des déclamations proférées et publiées à l'occasion de l'Assemblée générale des Allobroges, «la raison éternelle et la souveraineté du peuple ayant exercé dans cette Assemblée nationale des Allobroges l'empire suprême que les armes françaises leur avaient reconquis.» Il ne manque pas les invectives burlesques contre ces institutions qui sacrifiaient le sang et les sueurs du peuple à l'entretien des palais et des châteaux (les palais de Savoie!). A ces banales insultes l'auteur oppose le tableau de ce qu'était ce gouvernement modéré et paternel: il montre en Savoie le clergé et la noblesse ne formant pas de corps séparé dans l'État; les libertés de l'Église gallicane observées par opposition à ce qui avait lieu en Piémont; le haut clergé sans faste, exemplaire de moeurs; le bas clergé (expression qui était inconnue) jouissant de toute considération, et la noblesse elle-même paraissant assez souvent dans cette classe des simples curés. Quant à cette noblesse proprement dite, elle avait des privilèges sans doute, mais des privilèges très-limités; la qualité de noble était avant tout un titre honorifique qui obligeait plus étroitement envers l'État. Chaque jour les grands emplois faisaient entrer dans la noblesse des hommes, qui obtenaient ainsi une illustration marquée, sans devenir pourtant tout d'un coup les égaux des gentilshommes de race:

«La noblesse est une semence précieuse que le souverain peut créer, mais son pouvoir ne s'étend pas plus loin; c'est au temps et à l'opinion qu'il appartient de la féconder.»

Suivent des détails de l'ancienne organisation locale.—Le roi de Sardaigne avait publié un célèbre édit du 19 décembre 1771, pour l'affranchissement des terres en Savoie et l'extinction des droits féodaux. Depuis plus de vingt ans, le tribunal supérieur chargé de cette opération délicate n'avait jamais suspendu ses fonctions.—Mais, à chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique générale sillonnent le sujet et élargissent les horizons: «Il est bon, dit le publiciste, en tout ceci purement judicieux, qu'une quantité considérable de nobles se jette dans toutes les carrières en concurrence avec le second ordre; non-seulement la noblesse illustre les emplois qu'elle occupe, mais par sa présence elle unit tous les états, et par son influence elle empêche tous les corps dont elle fait partie de se cantonner... C'est ainsi qu'en Angleterre la portion de la noblesse qui entre dans la Chambre des communes tempère l'âcreté délétère du principe démocratique qui doit essentiellement y résider, et qui brûlerait infailliblement la Constitution sans cet amalgame précieux.»

Et plus loin: «Observez en passant qu'un des grands avantages de la noblesse, c'est qu'il y ait dans l'État quelque chose de plus précieux que l'or187

Note 187: (retour) Ceci commence a se faire sentir. Je dirai plus: en France, le triomphe de la classe moyenne et d'une certaine élite éclairée, mais pleine de sa propre opinion, nous a appris qu'il était bon aussi pour l'agrément qu'il y eût, dans la société quelque chose, non pas de plus précieux que l'esprit, mais de non fondé exclusivement sur l'esprit, j'entends un certain esprit fier de lui-même et de sa doctrine.

Il raille de ce bon rire, qui s'essaye d'abord comme en famille, ses compatriotes devenus les citoyens tricolores, et se moque des raisonnements sur les assignats: «Lorsque je lis des raisonnements de cette force, je suis tenté de pardonner à Juvénal d'avoir dit en parlant d'un sot de son temps: Ciceronem Allobroga dixit188; et à Thomas Corneille d'avoir dit dans une comédie en parlant d'un autre sot: Il est pis qu'Allobroge.» Mais déjà il passe à tout moment la frontière et ne se retient pas sur le compte de la grande nation: «Quand on voit ces prétendus législateurs de la France prendre des institutions anglaises sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut s'empêcher de songer à ce général romain qui fit enlever un cadran solaire à Syracuse et vint le placer à Rome, sans s'inquiéter le moins du monde de la latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c'est que le bon général ne savait pas l'astronomie.»

Note 188: (retour) Satire VII; il s'agit d'un certain Rufus qui traitait Cicéron d'Allobroge, comme qui dirait de Racine qu'il est un Béotien ou un crétin.

Sur la justice il y a d'assez belles choses, rien qui sente le peintre futur du bourreau. Il rappelle toutefois que, lorsqu'on parlait des prisonniers d'État renfermés à Miolans, unique prison de ce genre en Savoie, on était plutôt tenté de s'en prendre au trop de clémence du prince; que trop souvent les prisons d'État autorisaient les erreurs de cette clémence, qu'elles dérobaient celui qui était plutôt dû au gibet ou aux galères, «et faisaient oublier cette maxime d'un homme célèbre, la plus belle chose peut-être que les hommes aient jamais dite: La justice est la bienfaisance des rois.»—Plus loin, à propos des prisons de Chambéry, il se plaît à faire ressortir le témoignage favorable de l'envoyé du Ciel, Howard. Ainsi, sur cette théorie de la rigueur, il n'a pas encore de parti pris.

Il appelle de tous ses voeux, en finissant, la restauration de Victor-Amé et s'élève avec passion, avec ironie déjà, contre les ambitieux voisins qui tant de fois, et au commencement du XVIIe siècle et depuis lors, ont troublé cet heureux pays: «Rejetez loin de vous ces théories absurdes qu'on vous envoie de France comme des vérités éternelles et qui ne sont que les rêves funestes d'une vanité immorale. Quoi! tous les hommes sont faits pour le même gouvernement, et ce gouvernement est la démocratie pure! Quoi! la royauté est une tyrannie! Quoi! tous les politiques se sont trompés depuis Aristote jusqu'à Montesquieu!... Non, ce n'est point sur la terre la moins fertile en découvertes qu'on a vu ce que l'univers n'avait jamais su voir, ce n'est point de la fange du Manège que la Providence a fait germer des vérités inconnues à tous les siècles:

......... Sterilesne elegit arenas

Ut caneret paucis, mersitque hoe pulvere verum?»189

Note 189: (retour) Lucain, livre IX. C'est Caton qui dit admirablement cela de l'oracle d'Ammon au milieu des sables.

Et suit un éloge de la monarchie en une de ces images qui vont devenir familières à l'écrivain et qui saisissent la pensée comme les yeux: «La monarchie est réellement, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une aristocratie tournante qui élève successivement toutes les familles de l'État; tous les honneurs, tous les emplois sont placés au bout d'une espèce de lice où tout le monde a droit de courir; c'est assez pour que personne n'ait droit de se plaindre. Le Roi est le juge des courses.»—Que vous en semble? A voir s'ouvrir cette lice grandiose et presque olympique dont Montesquieu eût envié avec la justesse le relief éclatant, il devient clair que le lecteur de Pindare n'a point perdu ses veilles, et que M. de Maistre est déjà trouvé.

Le Discours à madame la marquise de Costa nous le rend avec des défauts de jeunesse et presque de rhétorique encore, qui tiennent au genre; mais en même temps on ne perd pas longtemps de vue l'écrivain nouveau, le penseur original et hardi qui se décèle, qui se dresse par endroits et va décidément triompher. Les premières pages sont un peu dans l'imitation et le ton de Voltaire faisant l'éloge funèbre des officiers morts pendant la campagne de 1741, dans le ton de Vauvenargues lui-même déplorant la perte de son jeune et si intéressant ami Hippolyte de Seytres. L'auteur ne vient pas pour distraire, il ne veut pas munie consoler, il ne veut que s'attrister avec une mère. Il célèbre dès le début l'éducation morale par opposition à l'éducation scientifique:—Laisser mûrir le caractère sous le toit paternel,—ne pas répandre l'enfance au dehors. L'homme moral est plus tôt formé qu'on ne croit. Au reste, aucun système d'éducation ne saurait être généralisé: ici on appliqua l'amour; Eugène était son nom, le Bien-né. Le panégyriste s'étend un peu sur les anecdotes d'enfance, puerilia: un jour, on trouva l'enfant occupé à souffler de toutes ses forces le feu dans une chambre sans lumière: «Je travaille, dit-il, pour faire revenir mon nègre,» il appelait ainsi son ombre.—Eugène fut un enfant préservé. Il cultive les arts, la peinture. Est-ce à Genève qu'il va suivre ses études? La périphrase l'indiquerait, mais le nom n'y est pas; l'auteur en est encore aux périphrases comme plus élégantes. Des pensées élevées et politiques se font jour à travers cette gracieuse déclamation. Eugène, selon l'usage, entre au sortir de l'enfance dans la carrière militaire: «Il ne dépend point de nous de créer les coutumes; elles nous commandent. Leurs suites morales et politiques sont l'affaire du Souverain; la nôtre est de les suivre paisiblement et de ne jamais déclamer contre elles.»—Et sur la pureté de moeurs d'Eugène dans sa vie de garnison: «Pour lui le mauvais exemple était nul, ou changeait de nature; il n'avait d'autre effet que de le porter à la vertu, par un mouvement plus rapide, composé de l'attrait du bien et de l'action répulsive du mal sur cette âme pure comme la lumière.»

Au moment où la Révolution éclate, on dirait que l'auteur lui emprunte son plus mauvais style pour la peindre: «Un épouvantable volcan s'était ouvert à Paris: bientôt son cratère eut pour dimension le diamètre de la France, et les terres voisines commencèrent à trembler. O ma patrie! ô peuple infortuné!...» Et ailleurs: «Aussi vile que féroce, jamais elle (la Révolution) ne sut ennoblir un crime ni se faire servir par un grand homme; c'est dans les pourritures du patriciat, c'est surtout parmi les suppôts détestables ou les écoliers ridicules du philosophisme, c'est dans l'antre de la chicane et de l'agiotage qu'elle avait choisi ses adeptes et ses apôtres.» Ce style-là, loin d'être du bon de Maistre, n'est que du mauvais La Mennais. Voici qui est mieux:

«Mais c'est précisément parce que la Révolution française, dans ses bases, est le comble de l'absurdité et de la corruption morale, qu'elle est éminemment dangereuse pour les peuples. La santé n'est pas contagieuse; c'est la maladie qui l'est trop souvent. Cette Révolution bien définie n'est qu'une expansion de l'orgueil immoral débarrassé de tous ses liens; de là cet épouvantable prosélytisme qui agite l'Europe entière. L'orgueil est immense de sa nature: il détruit tout ce qui n'est pas assez fort pour le comprimer; de là encore les succès de ce prosélytisme. Quelle digue opposer à une doctrine qui s'adressa d'abord aux passions les plus chères du coeur humain, et qui, avant les dures leçons de l'expérience, n'avait contre elle que les sages? La souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité, le renversement de toute subordination, le droit à toute sorte d'autorité: quelles douces illusions! La foule comprend ces dogmes, donc ils sont faux; elle les aime, donc, ils sont mauvais. N'importe! elle les comprend, elle les aime. Souverains, tremblez sur vos trônes!»

Le contre-coup retentit en Savoie; là, ce n'aurait été qu'une querelle de famille; mais Paris convoite les pauvres montagnes: un petit nombre de scélérats (je copie) répond au cri d'appel. Le roi, se croyant menacé, arme. Le 22 septembre 1792, la Savoie est envahie par l'armée française, et le Piémont près de l'être. Après la défense du Saint-Bernard (1793), Eugène, grièvement malade, court des dangers: il semblait «que la Providence voulût tenir ses parents continuellement en alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les accoutumer à le perdre.» Il passe les quartiers d'hiver de 93-94 à Asti. Mais le génie de Bonaparte prélude déjà à ses prochaines destinées d'Italie, et dicte les opérations de la campagne qui va s'ouvrir.190 Dès le 6 avril 94, éclate l'attaque générale des Français sur toute la chaîne du comté de Nice. Le 27, Eugène, se trouvant avec sa compagnie au sommet de la Saccarella, qui domine le Col-Ardent, marche à l'attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la jambe; ses grenadiers l'emportent; trois semaines après, à Turin, il succombe des suites de sa blessure.—Au moment de sa mort, «son âme, naturellement chrétienne, se tourna vers le Ciel... Il pria pour ses parents, les nomma tous et ne plaignit qu'eux.»

Note 190: (retour) Mémoires de Napoléon, tome I, page 61.

Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts chrétiennes dont on était désaccoutumé depuis si longtemps en notre littérature, et que le génie de M. de Chateaubriand, quelques années après, devait remettre en si glorieux et si pathétique honneur:

«L'orage de la Révolution avait poussé jusqu'à Turin un solitaire de l'ordre de la Trappe. L'homme de Dieu, présent à ce spectacle, défendait de la part du Ciel la tristesse et les pleurs. Séparé de la terre avant le temps, il ne pouvait plus descendre jusqu'aux faiblesses de la nature; il accusait nos voeux indiscrets et notre tendresse cruelle; il n'osait point unir ses prières aux nôtres: il ne savait pas s'il était permis de désirer la guérison de l'ange. Son enthousiasme religieux effraya celle qui vous remplaçait auprès de votre fils (une belle-soeur de Mme de Costa); elle pria l'anachorète exalté de diriger ailleurs ses pensées et de ne former aucun voeu dans son coeur, de peur que son désir ne fût une prière: beau mouvement de tendresse, et bien digne d'un coeur parent de celui d'Eugène!»

L'auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe célèbre de Tacite à Agricola, reproduite elle-même de celle de Cicéron à l'orateur Crassus: «Heureux Eugène! le Ciel ne t'a rien refusé, puisqu'il t'a donné de vivre sans tache et de mourir à propos.—Il n'a point vu, madame, les derniers crimes... Il n'a point vu en Piémont la trahison... Il n'a point vu l'auguste Clotilde sous l'habit du deuil et de la pénitence...» Mais voici le finale qui s'élève, se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout à fait du grand de Maistre:

«Il faut avoir le courage de l'avouer, madame, longtemps nous n'avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l'avons prise pour un événement; nous étions dans l'erreur: c'est une époque, et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l'histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les fièvres de l'opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces moments de repos qui servent d'intervalle aux convulsions d'une nature condamnée et souffrante!—Fuyons, madame; Encelade se tourne.—Mais où fuir? Ne sommes-nous pas attachés par tous les liens de l'amour et du devoir? Souffrons plutôt, souffrons avec une résignation réfléchie: si nous savons unir notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n'être que des patients, nous serons au moins des victimes.

«Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens tout à fait imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés.191 Mais par combien de malheurs la génération présente achètera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra? C'est ce qu'il n'est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent que tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univers un état violent, absolument contre nature dans toute l'énergie du terme. Pour nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous connaîtrons un jour; ne nous fatiguons point à chercher les pourquoi, même lorsqu'il serait possible de les entrevoir. La nature des êtres, les opérations de l'intelligence et les bornes des possibles nous sont inconnues. Au lieu de nous dépiter follement contre un ordre de choses que nous ne comprenons pas, attachons-nous aux vérités pratiques. Songeons que l'épithète de très-bon est nécessairement attachée à celle de très-grand; et c'est assez pour nous: nous comprendrons que sous l'empire de l'Être qui réunit ces deux qualités, tous les maux dont nous sommes les témoins ou les victimes ne peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régénération également nécessaires. N'est-ce pas lui qui a dit, par la bouche de l'un de ses envoyés: Je vous aime d'un amour éternel? Cette parole doit nous servir de solution générale pour toutes les énigmes qui pourraient scandaliser notre ignorance. Attachés à un point de l'espace et du temps, nous avons la manie de rapporter tout à ce point; nous sommes tout a la fois ridicules et coupables.»

Note 191: (retour) Toute l'oeuvre prochaine, l'oeuvre philosophique et théosophique de De Maistre, va sortir de là: c'est le premier instant où on la voit poindre.

En terminant, l'auteur s'adresse encore à l'Ombre chérie d'Eugène et retombe un peu dans la déclamation, au moins pour la forme; mais les germes de son système de réversibilité et d'ordre providentiel viennent de se montrer et n'ont plus qu'à pousser leur développement. Comme saint Augustin, en présence des épouvantables catastrophes de son siècle, il conçoit sa Cité de Dieu.

Cité étrange chez l'un comme chez l'autre, plus belle de titre et de conception que justifiable de détail, dans laquelle le bon sens, la sagesse humaine, trouvent à s'achopper presque à chaque pas, mais où les esprits vraiment religieux se satisferont de quelques hautes clartés!

Le pamphlet publié et distribué à Chambéry en août 95, sous le nom de Jean-Claude Têtu, est une Provinciale savoyarde à la portée du peuple, une petite lettre de Paul-Louis en style du cru. Partant le sel en est gros et gris, mais il y en a sous la trivialité. Il s'agit de profiter du nouveau bail réclamé par la France au sujet de la Constitution de l'an III, pour réveiller l'opinion royaliste dans le pays et pour pousser à une Restauration:

«..... Nous avons tous sur le coeur cette triste comédie de 1792, lorsqu'une poignée de vauriens, qui se faisaient appeler la nation, écrivirent à Paris que nous voulions être Français. Vous savez tous devant Dieu qu'il n'en était rien, et comme quoi nous fûmes tous libres de dire non, à la charge de dire oui?192

Note 192: (retour) Il est bon, en histoire, de contrôler les récits l'un par l'autre, de se placer tour à tour sur chacun des revers des monts. Croirait-on bien, par exemple, à lire ces assertions positives, qu'il s'agit du même fait que l'historien de la Révolution française a résumé si couramment avec son agréable vivacité? «Tandis que ses lieutenants poursuivaient les troupes sardes, Montesquiou se porta à Chambéry le 28 septembre, et y fit son entrée triomphale, à la grande satisfaction des habitants, qui aimaient la liberté en vrais enfants des montagnes, et la France comme des hommes qui parlent la même langue, ont les mêmes moeurs et appartiennent au même bassin. Il forma aussitôt une assemblée de Savoisiens pour y faire délibérer une question qui ne pouvait pas être douteuse, celle de la réunion à la France.» (Thiers, tome III). Claude Têtu va essayer de répondre dans ce qui suit à cette dernière opinion si spécieuse. L'historien victorieux nous a dit la journée de l'entrée triomphale; M. de Maistre, l'un des battus, nous racontera tout à l'heure le lendemain et le tous-les-jours.

Or, voici une belle occasion de donner un démenti à ceux qui nous firent parler mal à propos. Aujourd'hui, nous ne sommes plus si épouvantés que nous l'étions alors; nous avons un peu repris nos sens. Croyez-moi, disons tout rondement que nous n'en voulons plus.

Vous croirez peut-être qu'il y a de l'imprudence à parler si clair? Au contraire, vous pourrez par là faire grand plaisir à la C. N. (Convention nationale). Tout le monde sait assez qu'elle a besoin et partant envie de la paix. Or, cette réunion à la France la gêne, et le voeu de la nation, quoiqu'il n'ait jamais existé que dans la boîte à l'encre du citoyen Gorin,193 forme cependant un obstacle très-fort aux yeux de la C. N., qui est retenue par le point d'honneur plus que par la valeur de notre pays.

Note 193: (retour) L'imprimeur du département.

En lui disant la vérité, vous la mettrez à l'aise, et elle vous en saura gré: ce raisonnement est clair comme de l'eau de roche.

Mais supposons qu'elle pense autrement, qu'elle veuille à tout prix garder la Savoie et qu'elle y réussisse, que vous arriverait-il pour avoir dit que vous regrettez votre ancien souverain? Il vous arriverait d'être particulièrement estimés et chéris par la C. N. elle-même. Tout le monde ne sait-il pas qu'on aime les gens fidèles partout où ils se trouvent? Quand il y a de la révolte, de l'impertinence ou de l'insurgerie, à la bonne heure que les maîtres se fâchent; mais quand on parle poliment, chacun est libre de dire sa raison; on peut tirer son chapeau devant le drapeau tricolore et dire qu'on a de l'amitié pour la croix blanche. Par Dieu! chacun a son goût peut-être!—En disant qu'on aime les poires, méprise-t-on les pommes?

Si la C. N. vous gardait même après cette déclaration, elle vous aimerait comme ses yeux; c'est moi qui vous le dis.

Mais ce n'est pas tout. Quand même nous demeurerions Français, il ne faut pas croire que ce fût pour longtemps; un peu plus tôt, un peu plus lard, la chose volée revient toujours à son maître. La Savoie est au roi de Sardaigne depuis huit cents ans, personne ne peut lui faire une anicroche là-dessus; pourquoi la lui garderait-on? Parce qu'on la lui a prise, apparemment. Quelle chienne de raison! Demandez au tribunal criminel du district, vous verrez ce qu'il vous en dira.

La Savoie a bien été prise d'autres fois. On l'a gardée trois ans, cinq ans, sept ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en sera de même cette fois.

Le roi de France qui était avant celui qui était avant le dernier, fut un grand fier-à-bras, à ce que tout le monde dit: c'est une chose sûre qu'il faisait peur à tout le monde, et cependant, quoiqu'il convoitât la Savoie et qu'il s'évertuât beaucoup pour l'avoir, il ne put jamais en passer son envie.

Dans ma jeunesse, je ne comprenais pas pourquoi notre petite Savoie n'était pas une province de France, et comment cette drumille avait pu vivre si longtemps à côté d'un gros brochet sans être croquée; mais, en y pensant depuis, j'ai vu combien feu ma grand'mère avait raison quand elle me disait: Jean-Claude, mon ami, quand tu< ne comprends pas quelque chose, fie-toi à celui qui a fait le manche des cerises.

La Savoie n'est pas à la France parce qu'il ne faut pas qu'elle soit à la France. Si les Français la possédaient, l'Italie serait flambée; ils bâtiraient dans notre pays des forteresses à tout bout de champ; ils feraient des chemins larges comme la grande allée du Verney jusque sur nos plus hautes montagnes.194 A la place de l'hospice Saint-Bernard, où l'on donne la soupe aux pèlerins, il y aurait une bonne citadelle avec des canons et de la poudre, et toute la diablerie que vous savez; et puis, au premier moment d'une guerre, ce serait une bénédiction de les voir dégringoler de l'autre côté! Soyez sûrs qu'ils y descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une fois on est en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est fait, disent que ce n'est plus qu'une promenade. Si M. l'empereur était assez grue pour souffrir que ces gaillards gardassent la Savoie, il ferait tout aussi bien de les mettre en garnison à Milan.

Note 194: (retour) Vérifié par le Simplon.

Mais tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas être surpris en Italie. Diantre! c'est bien différent d'être dans un pays ou d'y aller.

Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu'ils soient bien amusés d'entendre les tambours des Français de l'autre côté du lac? Les Génevois, qui ne sont que des marmousets, les fatiguent déjà passablement; jugez comme ils ont envie de toucher de tous côtés la république française! Sûrement les Français ne pourraient pas leur faire un plus grand plaisir que de s'en aller d'où ils sont venus. Les Suisses et les Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se font point d'ombrage. Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne viennent pas casser nos pots!

Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu'on la rende, et quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour la retenir dans le moment présent, croyez-vous que ce fût pour longtemps? Bah! les choses forcées ne durent jamais.

Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez pas leurrer par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu'on se rosse un jour de vogue, surtout lorsqu'on est un peu gris, on ne sent pas les coups; mais c'est le lendemain qu'on se trouve bleu par-ci et bleu par-là, qu'on se sent roide comme le manche d'une fourche, et qu'il n'y a pas moyen de mettre un pied devant l'autre.

«Quand la France sera froide, vous l'entendrez crier.»

Ce sont là, il me semble, de ces accents vibrants qui dénotent que, même sous le masque du Jacques Bonhomme et du Sancho de son pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser longtemps. Plus loin, pour exprimer que les Français ne sont pas encore guéris ni près de guérir du mal révolutionnaire: «S'ils étaient véritablement ennuyés d'être malades, dit-il, est-ce qu'ils ne se donneraient pas tous le mot pour faire venir de la thériaque de Venise?» Louis XVIII, comme on sait, était alors à Venise. Le maire de Montagnole continue de prendre ses compatriotes par tous les bouts, par l'énumération de tous leurs griefs, en réservant pour le dernier coup l'intérêt de la religion catholique si cher aux populations. Je continue de citer tout ce qui me paraît un peu saillant, ce pamphlet curieux étant parfaitement inconnu et introuvable aujourd'hui:

«Il y a plus de deux cents ans qu'il y eut déjà un tapage en France pour les affaires de huguenots. Notre curé en parlait un jour avec M. le châtelain: il appelait cela la Digne ou la Ligue, ou la Figue, enfin quelque chose en igue. Mais c'était diabolique. Il disait que celle machine dura je ne sais combien de temps, trente ou quarante ans, je crois. Sainte Vierge Marie! cela ne fait-il pas dresser les cheveux? C'est bien pire aujourd'hui, puisqu'alors il y avait des rois, des princes, des seigneurs, des parlements, en un mot tout ce qu'il fallait pour faire la besogne après la folie passée; mais à présent que tout le royaume est en loques, ce sera le diable à confesser pour tout refaire. Serait-il possible que nous fussions mêlés là-dedans? Libéra nos, Dominus.

«Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des habits de drap d'Elbeuf et des boutons d'acier, que c'est pour vous que le four chauffe, et que vous serez toujours les maîtres? Ah bien! oui, fiez-vous-y. On a déjà fait main-basse sur les'municipalités de campagne, ainsi adieu aux rois de village! il n'y a plus de districts, ainsi adieu aux rois de petites villes! ne voyez-vous pas comme tout s'achemine à vous rendre des zéros en chiffre? Quand tout sera tranquille, le peuple donnera les places à ceux que vous teniez en prison; et si, pendant cette tempête, quelques champignons sont sortis de terre, vous n'y gagnerez rien, car les ci-après sont bien plus insolents que les ci-devant.

«On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts. Sans doute qu'on n'ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce moment, pour raison; mais seriez-vous assez simples pour croire que, dès qu'on sera maître de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis? La C. N. a fait tant d'assignats! tant d'assignats! que si on les collait tous par les bords, il y aurait de quoi couvrir la France de papier. Malgré ce qu'on en a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste pour 14 milliards: or, savez-vous ce que c'est que 14 milliards? Pour faire celle somme en numéraire, il faudrait autant de louis qu'il y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Chambéry, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant collecteur de la taille, qui sait l'arithmétique comme son Pater, a fait ce compte sur ma table.

«Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin, pour faire face aux dépenses, on vous demandera l'argent que vous avez, et même celui que vous n'avez pas.

«Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la dernière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du culte: oui; mais vous savez bien qu'on n'a rien tenu de ce qu'on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu'on établit l'Église constitutionnelle. Il n'y eut qu'un cri en Savoie contre cette manipulation ecclésiastique; mais vos électeurs eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le jour qu'ils s'assemblèrent pour l'élection de ce drôle d'évêque qui nous a tant fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentants du peuple dit expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deux pièces de canon à la porte de la cathédrale: voilà comment on fut libre.

«Nous avons d'ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l'un des représentants, n'a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu'il a débité à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes: Nous avons promis de votre part la liberté du culte aux habitants du Mont-Blanc, et nous les avons trompés?

«C'est clair, cela; mais ce que ce bon apôtre n'a pas dit, c'est qu'il était venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu'il a blâmé dans les autres.

«Ce n'est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous ne voulons pas: nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s'appelle rien. On nous l'avait promis; pourquoi nous a-t-on trompés?

«Je l'entendis, ce curé d'Embremenil, le 16 février 1793, lorsqu'il se donna tant de peine dans la cathédrale de Chambéry pour nous prouver que l'Église constitutionnelle était catholique. Son discours emberlucoqua beaucoup de gens; mais, quoiqu'il ait de l'esprit comme quatre, il ne me fit pas reculer de l'épaisseur d'un cheveu. Quand je le vis en chaire, sans surplis, avec une cravate noire, ayant à côté de lui un chapeau rond au lieu d'un bonnet à houppe, et nous disant citoyen au lieu de mes frères ou mon cher auditeur, je me dis d'abord en moi-même:

Cet homme est schismatique.

«En effet, quelle apparence que le bon Dieu n'ait fait la religion que pour les esprits pointus, et qu'il n'y ait pas quelque manière facile de connaître ce qui est faux? Quand il viendra quelque grivois d'apôtre vous prêcher un Credo de sa façon, au lieu de s'embarquer dans de grands alibi-forains qui font tourner la tête, vous n'avez, qu'à le regarder bien attentivement; je veux ne moissonner de ma vie si vous ne découvrez pas sur sa personne quelque chose d'hérétique, ne fût-ce qu'un bouton de veste.

«Mais, baste! la C. N. se moque de l'Église constitutionnelle, ce n'est pas l'embarras; le mal est qu'elle déteste la nôtre et qu'elle n'en veut point. Ainsi c'est à vous de voir si vous voulez vous trouver sans religion.

«La liberté du culte qu'on vous a promise depuis quelque temps, n'est qu'une farce. Si vous êtes catholiques, essayez un peu de jeter à la poste une lettre adressée à Sa Sainteté, le Pape, à Rome, vous verrez si elle arrivera.

«C'est cependant drôle qu'un catholique ne puisse pas écrire au Pape!

«Et vos évêques, où sont-ils? et vos prêtres, pourquoi ne vous les rend-on pas? Est-ce agir rondement de promettre une Église catholique, et de bannir les prêtres catholiques?—Mais, dira-t-on, nous en avons en Savoie.—Oui, ils y sont à leurs périls et risques. On les a calomniés, insultés, emprisonnés, fusillés. On recommencera demain, aujourd'hui, quand on voudra. On n'a point révoqué la loi qui les déporte ni celle qui confisque leurs biens, après une loi solennelle qui leur permettait de les administrer par procureur.

«Ne vous laissez donc pas tromper: la rancune contre notre religion est toujours la même, et, si l'on a fait quelque chose en sa faveur, ce n'est pas par amitié, ce n'est pas par justice, c'est par crainte. Les gens de l'ouest195 n'ont pas voulu démordre, il a bien fallu accorder quelque chose, mais c'est bien à contre-coeur et de mauvaise grâce.

Note 195: (retour) Les Bretons, les Vendéens.

«Boissy-d'Anglas est, à ce qu'on dit, un des bons enfants de l'Assemblée; je ne crois pas qu'il aime à tourmenter son prochain. Cependant, quand il fit son rapport sur la liberté du culte, au nom des trois comités, il dit tout net que les intérêts de la religion étaient des chimères. Il ajouta: «Je ne veux point décider s'il faut une religion aux hommes..., s'il faut créer pour eux des illusions et laisser des opinions erronées devenir la règle de leur conduite. C'est à la philosophie à éclairer l'espèce humaine et à bannir de dessus la terre les longues erreurs qui l'ont dominée. C'est par l'instruction que seront guéries toutes les MALADIES de l'esprit humain. Bientôt vous ne les connaîtrez que pour les mépriser, ces dogmes absurdes, enfants de l'erreur et de la crainte: bientôt la religion des Socrate, des Marc-Aurèle, des Cicéron, sera la seule religion du monde.... Ainsi vous préparerez le seul règne de la philosophie.... Vous couronnerez avec certitude la révolution commencée par la philosophie.»

«Il faudrait avoir les yeux pochés pour ne pas voir ici un homme en colère, qui se console du décret dans la préface.

«Je mentirais au reste si j'assurais que je comprends tout ce morceau, et que je connais les trois théologiens dont il parle; mais je gagerais bien à tout hasard mes deux charrues contre un exemplaire de la nouvelle Constitution, que Socrate, Marc-Aurèle et Cicéron étaient protestants.»

L'objection contre les trois théologiens pouvait porter coup en Savoie, à cette date de 1795; hors de là elle n'est que gaie.

Et ceci n'est pas, autant qu'on pourrait bien le croire, un accident du genre. Certes M. de Maistre, par le fond habituel de sa pensée, restera toujours un écrivain profondément sérieux; mais pourtant on n'a pas fait en lui la part de ce qui très-souvent dans le détail n'est que gai. On y aurait gagné de le voir beaucoup plus au naturel et moins terrible.

La dernière des brochures préliminaires de M. de Maistre, que j'aie à analyser, est son Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens (1796). Ici, comme il s'adresse à la législature de France, il sait prendre le ton convenable, bien qu'énergique, et non sans quelques-uns encore de ces éclats de parole qui vont devenir le cachet inséparable de son talent. C'est d'abord tout un tableau de la Terreur en sa malheureuse patrie. Puisque les grands historiens s'occupent si peu de ces vérités de détail, de ces bagatelles provinciales et locales, qui gêneraient leurs évolutions, qu'on veuille bien permettre au biographe de ne pas les négliger. Les Français, comme on l'a dit, étant entrés en Savoie le 22 septembre 1792, on ne vit, pendant un mois, que ce qu'on voit dans toutes les conquêtes; mais bientôt, les assemblées primaires ayant été convoquées, elles nommèrent des députés qui se réunirent à Chambéry sous le nom d'Assemblée nationale des Allobroges. L'homme influent dans cette Assemblée qui ne siégea que huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta presque tous les décrets, fut le député Simond, de Rumilli dans le Mont-Blanc, ci-devant prêtre, guillotiné en 1794. Une loi de cette Assemblée invita tous les citoyens qui avaient émigré dès le 1er août 1792 à reprendre leur domicile dans le terme de deux mois, sous peine de confiscation de tous leurs biens. On antidatait l'émigration, comme on voit, et on la faisait même antérieure à l'entrée des Français dans le pays: c'était pour atteindre certains grands propriétaires.

Les militaires firent leur devoir et restèrent à leur poste, fidèles à leurs serments. Presque tous les autres (et M. de Maistre de ce nombre), les femmes surtout et les enfants, rentrèrent en Savoie sur la foi de l'Assemblée. Au coeur de l'hiver, ils arrivèrent en foule et reprirent domicile dans le délai qui s'était prolongé jusqu'au 27 janvier 93; mais, au lieu de la tranquillité qu'ils avaient droit d'attendre, ils ne trouvèrent qu'une persécution cruelle. L'auteur du mémoire, témoin oculaire, en signale les hideuses particularités qui ne sont qu'une variante de ce qui se passait alors universellement; on emprisonne les hommes d'une part, les femmes de l'autre; on sépare les mères et les enfants; on sépare les époux: «C'était, disait le représentant Albitte, pour satisfaire à la décence. «La cruauté dans le cours de cette Révolution a souvent eu, s'écrie l'auteur, la fantaisie de plaisanter: on croit voir rire l'Enfer: il est moins effrayant quand il hurle.»

Le règlement des prisons destinées à enfermer les suspects les accuse d'un crime tout nouveau, d'être coalisés de VOLONTÉ avec les ennemis de la république; sur quoi l'auteur ajoute: «Caligula ne punissait que les rêves, il oublia les désirs!»

Le 1er septembre 1793, tout d'un coup, en vertu d'une détermination soudaine, à minuit, on tire les détenus de prison et on les transporte sur des charrettes de Chambéry à Grenoble, où ils manquent en arrivant d'être massacrés par la populace. Puis un autre caprice les ramène de Grenoble à Chambéry: le 9 thermidor les sauve: «Sans le 9 thermidor, dit l'auteur du mémoire, c'est une opinion universelle dans le département du Mont-Blanc, tous les prisonniers devaient être égorgés.»

Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arriver: tous ceux qui purent s'échapper le firent et se réfugièrent soit en Piémont, soit en pays neutre. Et ici l'auteur invoquant les actes mêmes de la Convention après le 9 thermidor, démontre que ces émigrés par force majeure ne sont pas des émigrés.

Redevenue libre, la Convention, dans sa séance du 9 mars 1795, disait anathème au coup d'État du 31 mai qui avait proscrit les prétendus fédéralistes.—Une nouvelle loi (celle du 22 prairial) vint au secours des malheureux qui n'avaient fui la terre de liberté que pour échapper à la hache de Robespierre: elle rappelait ceux qui s'étaient soustraits depuis le 31 mai 93.

L'auteur discute avec fermeté et éloquence pour réclamer le bénéfice de cette loi en faveur des prétendus émigrés savoisiens. Il s'adresse, en terminant, aux Conseils, il apostrophe le Directoire exécutif et le rappelle à la clémence et à la justice au début d'un régime nouveau. M. de Maistre est ici le Lally-Tolendal de sa contrée, comme dans son pamphlet de Claude Têtu il s'en était montré par avance le Paul-Louis Courier.

Ces préliminaires une fois accomplis, cette dette payée, et comme tout échauffé encore de sa guerre de montagnes, il sort enfin de la politique locale et s'élève au rôle de publiciste européen par ses Considérations sur la France. L'aspect change: ce n'est plus à un Vendéen de Savoie qu'on va avoir affaire, c'est à un contemplateur plutôt stoïque et presque désintéressé. On a souvent admiré comment M. de Maistre, un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement jugé du premier coup, et de si haut, la Révolution française; c'est, on vient de le faire assez comprendre, qu'il n'y était pas étranger, c'est qu'il l'avait subie et soufferte dans le détail; il ne l'a si bien jugée en grand que parce qu'il en avait pâti de très-près, et en même temps de côté. La double position (outre le génie) était nécessaire. A un certain moment, il a pu se détacher de la question locale et planer du dehors sur l'ensemble. Nous allons l'y suivre et le considérer dans cette phase nouvelle, définitive. Jusqu'ici il nous a suffi de le faire connaître graduellement et de le produire, non absolu encore, par des extraits, par des analyses, en nous effaçant. Malgré notre désir et notre insuffisance, il nous sera difficile de continuer à faire de même, et de contenir tout jugement contradictoire en face de l'intolérance fréquente des siens.

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