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Pour la patrie: Roman du XXe siècle

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The Project Gutenberg eBook of Pour la patrie: Roman du XXe siècle

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Title: Pour la patrie: Roman du XXe siècle

Author: Jules Paul Tardivel

Release date: July 20, 2005 [eBook #16336]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle.
http://www.fsj.ualberta.ca/biblio/default.htm

Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean
(University of Alberta) for making it available.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POUR LA PATRIE: ROMAN DU XXE SIÈCLE ***

POUR LA PATRIE

ROMAN DU XXe SIÈCLE

Ne læteris inimica mea super me, quia cecidi: consurgam, cum sedero in tenebris, Dominus lux mea est.

Ô mon ennemie, ne vous réjouissez point de ce que je suis tombée; je me relèverai après que je me serai assise dans les ténèbres; le Seigneur est ma lumière.

Michæas, propheta, VII, 8.
MONTRÉAL
CADIEUX & DEROME
LIBRAIRES-ÉDITEURS
1895

AVANT-PROPOS

Le R. P. Caussette, que cite le R. P. Fayollat dans son livre sur l'Apostolat de la presse, appelle les romans une invention diabolique. Je ne suis pas éloigné de croire que le digne religieux a parfaitement raison. Le roman, surtout le roman moderne, et plus particulièrement encore le roman français me paraît être une arme forgée par Satan lui-même pour la destruction du genre humain. Et malgré cette conviction j'écris un roman! Oui, et je le fais sans scrupule; pour la raison qu'il est permis de s'emparer des machines de guerre de l'ennemi et de le faire servir à battre en brèche les remparts qu'on assiège. C'est même une tactique dont on tire quelque profit sur les champs de bataille.

On ne saurait contester l'influence immense qu'exerce le roman sur la société moderne. Jules Vallès, témoin peu suspect, a dit: “Combien j'en ai vu de ces jeunes gens, dont le passage, lu un matin, a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l'existence. Balzac, par exemple, comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères! Sous ses pas, que de consciences écrasées! Combien, parmi nous, se sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient mourir une page arrachée à la Comédie humaine.... Amour, vengeance, passion, crime, tout est copié, tout. Pas une de leurs émotions n'est franche. Le livre est là.” [Citation du père Fayollat.]

Le roman est donc, de nos jours une puissance formidable entre les mains du malfaiteur littéraire. Sans doute, s'il était possible de détruire, de fond en comble, cette terrible invention, il faudrait le faire, pour le bonheur de l'humanité; car les suppôts de Satan le feront toujours servir beaucoup plus à la cause du mal que les amis de Dieu n'en pourront tirer d'avantages pour le bien. La même chose peut se dire, je crois, des journaux. Cependant, il est admis, aujourd'hui, que la presse catholique est une nécessité, même une œuvre pie. C'est que, pour livrer le bon combat, il faut prendre toutes le armes, même celles qu'on arrache à l'ennemi; à la condition, toutefois, qu'on puisse légitimement s'en servir. Il faut s'assurer de la possibilité de manier ces engins sans blesser ses propres troupes. Certaines inventions diaboliques ne sont propres qu'à faire le mal: l'homme le plus saint et le plus habile ne saurait en tirer le moindre bien. L'école neutre, par exemple, ou les sociétés secrètes, ne seront jamais acceptées par l'Église comme moyen d'action. Ces choses-là, il ne faut y toucher que pour les détruire; il ne faut les mentionner que pour les flétrir. Mais le roman, toute satanique que puisse être son origine, n'entre pas dans cette catégorie. La preuve qu'on peut s'en servir pour le bien, c'est qu'on s'en est servi ad majorem Dei gloriam. Je ne parle pas du roman simplement honnête qui procure une heure d'agréable récréation sans disposer dans l'âme des semences funestes; niais du roman qui fortifie la volonté, qui élève et assainit le cœur, qui fait aimer davantage la vertu et liait le vice, qui inspire de nobles sentiments, qui est, en un mot, la contrepartie du roman infâme.

Pour moi, le type du roman chrétien de combat, si je puis m'exprimer ainsi, c'est ce livre délicieux qu'a fait un père de la Compagnie de Jésus et qui s'intitule: le Roman d un Jésuite. C'est un vrai roman, dans toute la force du terme, et jamais pourtant Satan n'a été mieux combattu que dans ces pages. J'avoue que c'est la lecture du Roman d'un Jésuite qui a fait disparaître chez moi tout doute sur la possibilité de se servir avantageusement, pour la cause catholique, du roman proprement dit. Un ouvrage plus récent, Jean-Christophe, qui a également un prêtre pour auteur, n'a fait que confirmer ma conviction. Puisqu'un père jésuite et un curé ont si bien tourné une des armes favorites de Satan contre la Cité du mal, je me crois autorisé à tenter la même aventure. Si je ne réussis pas, il faudra dire que j'ai manqué de l'habileté voulue pour mener l'entreprise à bonne fin; non pas que l'entreprise est impossible.

Un journal conservateur, très attaché au statu quo politique du Canada, répondant un jour à la Vérité, s'exprimait ainsi: “L'aspiration est une fleur d'espérance. Si l'atmosphère dans laquelle elle s'épanouit n'est pas favorable, elle se dessèche et tombe; si, au contraire, l'atmosphère lui convient, elle prend vigueur, elle est fécondée et produit un fruit; mais si quelqu'un s'avise de cueillir ce fruit avant qu'il ne soit mûr, tout est perdu. La maturité n'arrive qu'à l'heure marquée par la Providence, et il faut avoir la sagesse d'attendre.” [La Minerve, 11 septembre 1894.]

Dieu a planté dans le cœur de tout Canadien français patriote “une fleur d'espérance.” C'est l'aspiration vers l'établissement, sur les bords du Saint-Laurent, d'une Nouvelle-France dont la mission sera de continuer sur cette terre d'Amérique l'œuvre de civilisation chrétienne que la vieille France a poursuivi avec tant de gloire pendant de si longs siècles. Cette aspiration nationale, cette fleur d'espérance de tout un peuple, il lui faut une atmosphère favorable pour se développer, pour prendre vigueur et produire un fruit. J'écris ce livre pour contribuer, selon mes faibles moyens, à l'assainissement de l'atmosphère qui entoure cette fleur précieuse; pour détruire, si c'est possible, quelques unes des mauvaises herbes qui menacent de l'étouffer.

La maturité n'arrive qu'à l'heure marquée pas la divine Providence, sans doute. Mais l'homme peut et doit travailler à empêcher que cette heure providentielle ne soit retardée; il peut et doit faire en sorte que la maturation se poursuive sans entraves. Accuse-t-on le cultivateur de vouloir hâter indûment l'heure providentielle lorsque, le printemps, il protège ses plants contre les vents et les gelées et concentre sur eux les rayons du soleil?

Entre l'activité inquiète et fiévreuse du matérialiste qui, dans son orgueil et sa présomption, ne compte que sur lui-même pour réussir, et l'inertie du fataliste qui, craignant l'effort, se croise les bras et cherche à se persuader que sa paresse n'est que la confiance en Dieu; entre ces deux péchés opposés, et à égale distance de l'un et de l'autre, se place la vertu chrétienne qui travaille autant qu'elle prie; qui plante, qui arrose et qui attend de Dieu la croissance.

Que l'on ne s'étonne pas de voir que mon héros, tout en se livrant aux luttes politiques, est non seulement un croyant mais aussi un pratiquant, un chrétien par le cœur autant que par l'intelligence. L'abbé Ferland nous dit, dans son histoire du Canada, que “dès les commencements de la colonie, on voit la religion occuper partout la première place”. Pour atteindre parmi les nations le rang que la Providence nous destine, il nous faut revenir à l'esprit des ancêtres et remettre la religion partout à la première place; il faut que l'amour de la patrie canadienne-française soit étroitement uni à la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ et au zèle pour la défense de son Église. L'instrument dont Dieu se servira pour constituer définitivement la nation canadienne-française sera moins un grand orateur, un habile politique, ou un fougueux agitateur, qu'un parfait chrétien qui travaille qui s'immole et qui prie: moins un Kossuth qu'un Garcia Moreno.

Peut-être m'accusera-t-on de faire des rêves patriotiques qui ne sauraient se réaliser jamais.

Ces rêves,—si ce ne sont que des rêves,—m'ont été inspirés par la lecture de l'histoire de la Nouvelle-France la plus belle des temps modernes, parce qu'elle est la plus imprégnée du souffle apostolique et de l'esprit chevaleresque. Mais sont-ce purement des rêves? Ne peut-on pas y voir plutôt des espérances que justifie le passé, des aspirations réalisables vers un avenir que la Providence nous réserve, vers l'accomplissement de notre destinée nationale?

Rêves ou aspirations, ces pensées planent sur les lieux que j'habite; sur ces hauteurs, témoins des luttes suprêmes de nos pères; elles sortent de ce sol qu'on arrosé de leur sang les deux races vaillantes que j'aime, je puis le dire, également, parce qu'également j'appartiens aux deux.

Ma vie s'écoule entre les plaines d'Abraham et les plaines de Sainte-Foye, entre le champ de bataille où les Français ont glorieusement succombé et celui où glorieusement ils ont pris leur revanche. Est-il étonnant que dans cette atmosphère que des héros ont respirée, il me vienne des idées audacieuses; qu'en songeant aux luttes de géants qui se sont livrées jadis ici pour la possession de la Nouvelle-France, j'entrevoie pour cet enjeu de combats mémorables un avenir glorieux? Est-il étonnant que, demeurant plus près de Sainte-Foye que des plaines d'Abraham, je me souvienne sans cesse que la dernière victoire remportée sur ces hauteurs fut une victoire française; que, tout anglais que je suis par un côté, j'aspire ardemment vers le triomphe définitif de la race française sur ce coin de terre que la Providence lui a donné en partage et que seule la Providence pourra lui enlever?

Pendant vingt années de journalisme, je n'ai guère fait autre chose que de la polémique. Sur le terrain de combat où je me suis constamment trouvé, j'ai peu cultivé les fleurs, visant bien plus à la clarté et à la concision qu'aux ornements du style. Resserré dans les limites étroites d'un journal à petit format, j'ai contracté l'habitude de condenser ma pensée, de l'exprimer en aussi peu de mots que possible, de m'en tenir aux grandes lignes, aux points principaux. Qu'on ne cherche donc pas dans ces pages le fini exquis des détails qui constitue le charme de beaucoup de romans. Je n'ai pas la prétention d'offrir au public une œuvre littéraire délicatement ciselée ni une étude de mœurs patiemment fouillée: mais une simple ébauche où, à défaut de gracieux développements, j'ai tâché de mettre quelques idées suggestives que l'imagination du lecteur devra compléter.

Si tel homme public, journaliste, député ou ministre, retrouve dans ces pages certaines de ses thèses favorites sur les lèvres ou sous la plume de personnages peu recommandables, qu'il veuille bien croire que je combats, non sa personne, mais ses doctrines.

J.-P. Tardivel.

Chemin Sainte-Foye, près Québec, Jeudi Saint, 1895.

Prologue

Hæc omnia tibi dabo, si cadens adoraveris me.

Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant vous m'adorez.

Matt, IV, 9.

Eblis! Eblis! Esprit de lumière! Éternel Persécuté! Dieu vaincu mais vengeur! Moi, ton Élu, moi, ennemi juré de ton ennemi Adonaï, je t'invoque. Apparais à mes yeux, âmes de l'univers! Esprit de feu, viens affermir ce bras consacré à ton œuvre de destruction et de vengeance! Viens me guider dans la lutte contre le Persécuteur!

Ainsi parlait un tout jeune homme, debout devant une sorte d'autel où brûlaient des parfums. Au-dessus de l'autel était un immense triangle lumineux.

L'aspect du jeune homme était en harmonie avec ses terribles paroles. Son œil noir flamboyait, ses traits, que la nature avait faits très beaux, étaient bouleversés par la haine. Tout chez lui portait l'empreinte de la passion, de la vengeance, et d'une sombre énergie.

Autour de lui s'étalaient des meubles d'une grande richesse. Des objets d'art, des statues, des tableaux respirant la plus affreuse luxure ornaient la pièce au fond de laquelle s'élevait l'autel satanique.

Du dehors venaient, confus et indistincts, les bruits de la grande ville. Car bien que la nuit fût déjà fort avancée, Paris, dans ces jours de trouble qui marquèrent la fin de l'année 1931, dormait peu.

A peine le jeune homme eut-il cessé de parler qu'une forme vague apparut entre l'autel et le triangle, au milieu de la fumée des parfums. Ou plutôt, c'était la fumée même qui, au lieu de monter en bouffées irrégulières, comme auparavant, prenait cette forme mystérieuse.

Le luciférien frémit.

—Eblis! Eblis! s'écria-t-il, tu viens! tu viens!

Rapidement, la forme devint de moins en moins confuse. Ses contours se découpèrent nettement. C'était la forme que les artistes donnent aux anges. L'apparition était lumineuse; mais sa lumière n'était pas éclatante et pure; elle était comme troublée et obscurcie. Le visage du fantôme était voilé.

—Eblis! s'écria le jeune homme de plus en plus exalté, parle à ton Élu! Dis-lui où il doit aller, ce qu'il faut faire pour travailler au triomphe de ta cause, pour te venger d'Adonaï?

Une voix qui n'avait rien d'humain, un murmure qui semblait venir de loin, et qui parlait plutôt à l'intelligence qu'à l'oreille, répondit:

—Traverse les mers, rends-toi sur les bords du Saint-Laurent où tes ancêtres ont jadis planté l'Étendard de mon éternel Ennemi. C'est là que ton œuvre t'attend. La Croix est encore debout sur ce coin du globe. Abats-la. Compte sur mes inspirations.

La voix se tut. L'apparition s'évanouit. A sa place, il n'y avait que la fumée des parfums qui montait en spirales vers le triangle.

Chapitre I

Omnis enim qui male agit, odit lucem.

Quiconque fait le mal, hait la lumière.

Joan, III, 20.

—Quelle nuit! Il fait noir comme au fond d'une caverne.

—C'est bien la nuit qu'il faut pour nous. Suis-moi et ne parle pas.

Les deux hommes qui ont échangé ces paroles quittent, à pas précipités, une belle maison située sur une des principales rues de Québec, et se dirigent, par les voies les moins fréquentées, vers l'un des faubourgs. Ils ont, du reste, peu de difficulté à se dérober aux regards des passants, car les rues sont désertes. Il fait une nuit terrible. La pluie tombe par torrents, une pluie froide, poussée par le vent du nord-est qui mugit autour des maisons et les ébranle jusque dans leurs fondements. Les lumières électriques sont éteintes; la tempête qui sévit depuis deux jours a complètement désorganisé le service.

C'est une nuit au commencement de novembre de l'année 1945.

Une bourrasque, plus violentes que les autres, S'abat sur la ville. La pluie tourmentée devient poussière; et le vent, s'engouffrant dans les cheminées, hurle lugubrement.

—Brrr! fait celui qui a parlé le premier. On dirait que tous les diables sont décharnés! Est-ce loin encore?

—Nous y serons dans un instant, dit son compagnon. Mais, pour moi, j'aime la tempête qui brise les croix, qui renverse les églises, qui fait trembler les hommes. C'est le souffle du grand Persécuté qui passe, Dieu de la nature! Il secouera ses chaînes. Il triomphera. Il écrasera son éternel Ennemi. Il se délivrera lui-même et nous délivrera avec lui de la tyrannie d'Adonaï. Oui, j'aime tout ce qui est force, tout ce qui est rage, tout ce qui est fureur, tout ce qui renverse, tout ce qui brise, tout ce qui détruit.

En parlant ainsi, cet homme s'est arrêté. Son regard levé vers le ciel est aussi sombre que la nuit. Sa main fermée fait un geste de menace, et ses paroles de blasphème sortent en sifflant entre ses dents fortement serrées.

—Tu parles comme un vrai kadosch! fait l'autre, avec un accent légèrement ironique.

—Et toi, on dirait parfois que tu es un adonaïte déguisé!

Puis ils continuent leur route en silence.

Les deux compagnons arrivent bientôt à une ruelle plus obscure encore que les rues environnantes. Ils s'y engagent furtivement, et frappent, d'une manière particulière, à la porte d'une habitation basse dont toutes les fenêtres sont fermées par de solides volets. Il y a rapide échange de mots de passe; puis la porte s'entr'ouvre et les deux ouvriers de ténèbres se glissent plutôt qu'ils n'entrent dans la maison.

Ouvriers de ténèbres! Oui, car c'est dans cette maison obscure que se réunit le conseil central de la Ligue du Progrès de la province de Québec. Cette ligue n'est rien autre chose que la franc-maçonnerie organisée en vue des luttes politiques. Sauf le nom et certaines singeries jugées inutiles, c'est le carbonarisme: même organisation, même but, mêmes moyens d'action.

La province de Québec a marché rapidement dans les voies du progrès moderne depuis quarante ans. Les grands bouleversements sociaux dont la France fut le théâtre au commencement du vingtième siècle, ont jeté sur nos rives un nombre considérable de nos cousins d'outre-mer. Parmi ces immigrants quelques bons sont venus renforcer l'élément sain et vraiment catholique de notre population. Mais la France mondaine, sceptique, railleuse, impie et athée, la France des boulevards, des théâtres, des cabarets, des clubs et des loges, la France ennemie déclarée de Dieu et de son Église a aussi fait irruption au Canada. Depuis longtemps les théâtres sont florissants à Québec et à Montréal, et des troupes de comédiens font des tournées dans les principaux centres: Trois-Rivières, Saint-Hyacinthe, Joliette, Saint-Jean, Sorel, Chicoutimi, gâtant les mœurs, ramollissant les caractères. La littérature corruptrice qui sort de Paris comme un fleuve immonde se répand sur notre pays depuis plus d'un demi-siècle. Elle a porté ses fruits de mort. Grand nombre de cœurs ont été empoisonnés, et de ces cœurs gâtés s'élève un souffle pestilentiel qui obscurcit les intelligences. La foi baisse.

Tous le voient, tous l'admettent aujourd'hui. Il y a encore beaucoup de bon dans les campagnes, dans les masses profondes des populations rurales; mais les gens de bien sont paralysés par l'apathie et la corruption des classes dirigeantes.

Ne nous étonnons donc pas de retrouver dans notre pays, au milieu du vingtième siècle, toutes les misères que la France et les autres pays de l'Europe connaissaient déjà au siècle dernier.

Entrons maintenant avec les deux hommes que nous avons suivis , entrons avec eux dans cette salle brillamment éclairée des réunions nocturnes de la ligue antichrétienne. Sur les murs, on voit différents emblèmes sataniques. Plusieurs frères causent entre eux. Le fauteuil du président est encore inoccupé.

À l'arrivée des deux sectaires dont nous avons entendu la conversation, tous les assistants se lèvent et s'inclinent. Celui des deux qui a blasphémé se rend tout droit au fauteuil, et ouvre la séance. C'est le maître. À la lumière qui inonde la salle nous voyons la figure de cet hommes aux paroles terribles. Sur ces traits, d'une régularité parfaite, sont écrites toutes les passions, l'orgueil et la haine surtout. Son âme, qui se reflète dans ses yeux flamboyant, est noire comme la nuit qu'il fait au dehors, violente comme la tempête qui bouleverse en ce moment la nature. C'est la nuit et la tempête incarnées. Pourtant, cet homme sait se contenir. Et c'est à cette rage contenue, à cette rage qu'on entend gronder sans cesse comme un feu souterrain, mais qui éclate rarement, qu'il doit son empire sur ceux qui l'entourent. Il les domine et les captive.

—Frères, dit la président, je vous ai réunis ce soir pour conférer avec vous sur une matière de la plus haute importance. Personne d'entre vous n'ignore les grands événements politiques qui se sont produits depuis quelques jours. Avant-hier, grâce à nos efforts, grâce à notre entente avec nos frères des autres provinces, la législature de Québec s'est prononcée selon nos désirs. Il ne restait plus qu'elle sur notre chemin, vous le savez. Maintenant, il faut concentrer toutes nos forces et toutes nos ressources sur le parlement fédéral. C'est là que la grande et décisive bataille doit se livrer contre la superstition et la tyrannie des prêtres. Si nous remportons la victoire, c'en est fait à tout jamais du cléricalisme en ce pays....

—Et de notre nationalité, et de notre langue aussi, dit celui qui avait accompagné le président.

—Qu'importe la nationalité, qu'importe la langue, reprend le maître, en lançant à son interrupteur un regard chargé de sombres éclairs. Qu'importent ces affaires de sentiment si, en les sacrifiant, nous parvenons à écraser l'infâme, à déraciner du sol canadien la croix des prêtres, emblème de la superstition, étendard de la tyrannie. J'ai déjà dit à celui qui m'a interrompu qu'il semble parfois être un Adonaïte déguisé. Je le lui répète, et j'ajoute: qu'il prenne garde à lui!

—Pourtant, maître, fait un sectaire, il faut admettre que notre secrétaire, le frère Ducoudray, rend de nobles services à la cause par son excellent journal la Libre Pensée. S'il y a une feuille anticléricale dans le pays, c'est bien la Libre Pensée, n'est-ce-pas?

—Je le sais, poursuit le président, en faisant un grand effort pour se contenir. Mes paroles ont été sans doute trop vives; j'en demande pardon au frère Ducoudray. J'admire son talent et le zèle anticlérical qu'il déploie dans la rédaction de la Libre Pensée. Mais je ne puis m'empêcher de craindre pour lui, car je sais qu'il a été élevé dans la superstition....

—Il y a pourtant longtemps que j'ai brisé avec elle, dit Ducoudray.

—Assez! fait le maître. N'en parlons plus!... Je disais donc que la bataille décisive doit se livrer à Ottawa. Nous avons à choisir entre le statu quo, l'union législative et la séparation des provinces. Vous le savez, c'est l'union législative que nous convoitons; c'est par elle que nous briserons l'influence des prêtres, que nous étoufferons la superstition, que nous répandrons la vraie lumière, que nous délivrerons le peuple du joug infâme qu'il porte depuis des siècles. Pour réussir il faut de la hardiesse, sans doute; mais aussi de la prudence, une tactique savante, une stratégie habile. Voici notre plan de campagne en deux mots: l'union législative sous le manteau du statu quo. Nous n'arriverons pas à l'union par le chemin direct. Les masses du peuple de cette province sont encore trop fanatisées, trop dominées par les prêtres pour que nous puissions leur faire accepter l'union législative si nous leur présentons ouvertement notre projet. Ce serait nous exposer à une défaite certaine....

—Faut-il donc que la Libre Pensée change de tactique? demanda Ducoudray quelque peu intrigué.

—Pas du tout, reprend le président. Au contraire, vous devez faire plus de tapage que jamais en faveur de l'union législative. Mais vous aurez besoin de dire que vous la demandez uniquement en vue de l'économie et du progrès matériel du pays. Gardez-vous bien de laisser échapper le moindre aveu touchant le véritable but que nous voulons atteindre par l'union législative. Pendant que la Libre Pensée et son école demanderont l'union législative à hauts cris, je ferai de la diplomatie. Ne soyez pas surpris si, au premier jour, je tourne ostensiblement le dos ou mouvement unioniste; si je passe armes et bagages dans le camp du statu quo; si je deviens l'un des chefs de ce parti. Vous, Ducoudray, vous m'attaquerez alors avec cette belle violence de langage qui vous est habituelle; vous me dénoncerez comme conservateur outré, comme réactionnaire. Appelez-moi clérical, si vous voulez. Ces attaques me vaudront la confiance des conservateurs; et cette confiance me permettra de manœuvrer à mon aise.

—Et que faudra-t-il dire de Lamirande et de sa bande de fanatiques? interroge Ducoudray.

—Tout ce que vous avez dit jusqu'ici, et même davantage, si c'est possible. Vous direz qu'ils ne demandent la séparation que par ambition personnelle, et par fanatisme; que s'ils y réussissent, leur premier soin sera de rétablir l'inquisition, de faire voter des lois pour forcer tout le monde à assister à la basse messe six fois la semaine, et à la grand-messe et aux vêpres, le dimanche....

—Avec abonnement obligatoire au journal de Leverdier pour tous les pères de famille!...

—Très bien! frère Ducoudray, je vois que vous saisissez parfaitement mon idée, et je suis convaincu que vous la traduirez fidèlement. En accablant les cléricaux et les ultramontés de ridicule, vous convaincrez les conservateurs de la nécessité de se maintenir dans leur juste milieu et d'éviter les deux extrêmes, l'extrême radical et l'extrême catholique. C'est dans cette disposition d'esprit que je les veux pour leur faire accepter plus sûrement mes projets.

Pendant plus d'une heure encore, ces ouvriers de ténèbres continuent ainsi leur œuvre. Puis, ils se dispersent et s'en vont comme ils sont venus, à la dérobée.

Chapitre II

Quam malæ famæ est, qui derelinquit patrem.

Combien est infâme celui qui abandonne son père.

Eccli. III, 18.

Le même soir, il se passait, dans un autre endroit de Québec, une scène bien différente. Malgré le temps affreux, plusieurs membres de la Saint-Vincent-de-Paul s'étaient rendus à la sacristie de la basilique pour assister à la réunion hebdomadaire de la conférence Notre-Darne.

Parmi les assistants était le Dl Joseph Lamirande. Celui-là, il n'y avait pas de tempête capable de le faire manquer à un devoir quelconque. Il pouvait avoir quarante ans. Sa figure grave et douce exprimait une très grande énergie tempérée par la bonté. Personne ne se souvenait de l'avoir entendu rire ni de l'avoir vu triste ou sombre. Mais s'il ne riait guère, souvent, lorsqu'il parlait, un beau sourire illuminait ses traits et sa voix prenait des accents d'une tendresse infinie. Arrivée à la conférence, il était allé s'asseoir sur le dernier banc, au milieu d'un groupe d'ouvriers, et se mêla à leur conversation.

Après la prière et la lecture d'usage, le président de la conférence prit la parole:

—Messieurs, plusieurs personnes m'ont averti ce matin qu'un vieillard, venu on ne sait d'où, se trouve dans un galetas de la rue de l'Ancien Chantier, au Palais, où il est allé se réfugier. Il est malade, évidemment, et paraît être dans un dénuement absolu. Il parle peu à ceux qui le questionnent et ne veut pas dire son nom. Ce n'est pas lui-même qui demande de l'assistance; ce sont quelques gens du voisinage qui ont cru devoir appeler l'attention de la conférence sur ce cas quelque peu extraordinaire. On craint que cet étrange vieillard ne meure de faim et de misère si la Saint-Vincent-de-Paul ne s'occupe de lui immédiatement. Je crois que nous devons ordonner une visite d'enquête pour demain matin.

Après un instant de silence:

—Personne ne s'y oppose? Eh bien! la visite d'enquête est ordonnée. Qui va s'en charger?... Le Dr Lamirande voudra bien la faire avec M. Saint-Simon qui n'est pas ici, mais qui accompagnera sans doute volontiers le docteur. Si quelqu'un peut faire du bien à l'âme et au corps de ce malheureux vieillard, c'est bien vous, docteur.

—Je ferai mon possible, monsieur le président, et dès demain matin.

Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, Lamirande accompagné de M. Hercule Saint-Simon, directeur du Progrès catholique, se rend au Palais.

Quel ironie dans ce nom! Jadis, “du temps des Français”, s'élevait dans ce quartier le palais de l'Intendant. Mais il y a longtemps que cet édifice est tombé en ruines et que les ruines mêmes sont disparues. De l'ancienne splendeur du palais il ne reste plus que le nom donné à un quartier de la ville, et plus particulièrement à une petite localité située entre Saint-Roch et la Basse-Ville. Le souvenir même de l'ancien palais est tellement effacé que beaucoup de personnes se demandent pourquoi ce quartier se nomme ainsi. Par une étrange vicissitude de la fortune, l'endroit appelé plus particulièrement le Palais est devenu le quartier pauvre par excellence. Que de misères, morales et physiques, s'entassent dans ces logements délabrés, mal éclairés, malpropre, souvent infects!

—Oh, la triste chose que la pauvreté! dit Saint-Simon. Elle est la cause de tout le mal moral et physique dans le monde.

—Elle est sans doute triste, répond Lamirande, puisqu'elle est un des fruits amers du premier péché; mais elle est plutôt triste dans sa cause que dans ses effets. Jésus-Christ, ne l'oublions pas, mon ami, était pauvre. Il a béni et ennobli la pauvreté, et Il nous a laissé les pauvres comme ses représentants. S'il n'y avait point de misères morales et corporelles à soulager, sur quoi s'exercerait la sainte charité,? Et sans la charité que deviendrait le monde livré à l'égoïsme? Cette terre cesserait d'être une vallée de larmes, soit, mais elle deviendrait un vaste et horrible désert.

—Vous avez peut-être raison, théoriquement, mais en pratique je trouve la pauvreté très incommode, répliqua Saint-Simon.

—Mais vous n'êtes pas pauvre, vous, dit Lamirande en souriant. Vous badinez. Par pauvreté, on entend le manque du nécessaire ou du très utile.

—Tout est relatif dans le monde, fait son compagnon. Sans doute, si vous me comparez à celui que nous allons visiter, je ne suis pas pauvre. Mais comparé à d'autres, à Montarval, par exemple, je le suis affreusement.

—Pourtant, celui qui peut se donner le nécessaire et même l'utile n'a pas le droit de se dire pauvre. Il est permis, sans doute, de travailler à rendre sa position matérielle meilleure, mais à la condition de ne point murmurer contre la Providence si nos projets ne réussissent pas au gré de nos désirs. La richesse que vous souhaitez serait peut-être une malédiction pour vous. Soyons certains, cher ami, que Dieu, qui nous aime, nous donne à chacun ce qui nous convient davantage. Il connaît mieux que nous nos véritables besoins.

—L'Aurea mediocritas, soupira le journaliste, convient aux esprits médiocres, à ceux qui n'ont point d'ambition, qui vivent au jour le jour, qui n'aspirent pas à la gloire, au pouvoir, qui ne rêvent pas de grandeurs, qui se renferment dans leur petit négoce et dont l'horizon se borne à la porte de leur boutique ou au bout de leur champ. À ceux-là l'heureuse médiocrité chantée par les poètes. Mais ceux qui, comme vous et moi, vivent de la vie intellectuelle, devraient être riches, l'homme qui travaille de la tête du matin au soir, qui pense pour ses semblables, qui leur fournit des idées, a besoin, pour se reposer, pour se retremper, d'un certain luxe matériel. Non seulement il en a besoin, il y a droit. Du reste, de nos jours, la richesse, c'est le pouvoir. Pour faire le bien, il faut être riche, absolument. Que voulez-vous qu'un pauvre diable, comme vous ou moi, fasse dans le monde moderne? Si nous étions riches, quels ravages ne ferions-nous pas dans le camp ennemi!

En parlant ainsi Saint-Simon s'était exalté peu à peu. Il gesticulait avec violence. Lamirande le regardait avec piété et terreur.

—Pauvre ami, dit-il, ce sont là de bien fausses idées qui vous sont venues je ne sais d'où. Pour les réfuter en détail il me faudrait plus de loisir que je n'en ai ce matin. D'ailleurs, vous devez sentir vous-même que ce sont de misérables sophismes: car vous n'ignorez pas que les grandes choses, même dans l'ordre purement humain, n'ont guère été accomplies par les riches. C'est une tentation, mon ami, repoussez-là par la prière.

Saint-Simon haussa les épaules et secoua la tête, mais ne répondit pas.

Lamirande et son compagnon, arrivés à destination, pénètrent dans une misérable baraque; ils montent trois escaliers branlants et s'arrêtent à la porte d'une petite chambre sous les combles. Le docteur frappe et une voix aigrie lui dit d'entrer. Il ouvre la porte et un spectacle navrant se présente à ses regards; une chambre basse, sombre, nue, froide et sale; au fond de la pièce un pauvre grabat sur lequel est étendu un vieillard. L'œil exercé de Lamirande lit sur le visage de cet homme les ravages de la maladie, ou plutôt de la faim et de la misère. Il voit non moins distinctement les traces d'une grande souffrance morale. Ce vieillard n'est pas un pauvre ordinaire. Ses habits, d'une coupe élégante et assez propres encore, forment un singulier contraste avec l'affreux aspect de la chambre. Lamirande s'approche du lit et regarde attentivement le vieillard.

—Où ai-je donc vu ces traits? se dit-il en lui-même.

Puis tout haut:

—Mon cher monsieur, vous paraissez souffrant. Nous sommes venus, mon ami et moi, vous porter secours. Vous avez besoin de manger, sans doute; vous avez besoin de remèdes et de soins. Ne voulez-vous pas que je vous fasse entrer à l'Hôtel-Dieu? Vous y seriez infiniment mieux qu'ici....

Une expression pénible et amère contracta le visage du vieillard.

—Non, dit-il, je veux mourir ici; quelqu'un m'enterrera, ne serait-ce que pour se débarrasser de mon cadavre.

—Il ne s'agit pas de vous enterrer, mon cher monsieur, dit Lamirande, mais de vous soigner et de vous guérir.

—Pourquoi vous intéressez-vous à moi? dit le vieillard. Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas.... Je n'ai pas d'ami....

—Oh oui! vous avez des amis. Nous ne vous connaissons pas, il est vrai, mais nous voyons que vous êtes seul, que vous êtes malade, que vous êtes un membre souffrant de Jésus-Christ. Cela suffit pour vous donner droit à notre amitié....

—Qui êtes-vous? Pourquoi venez-vous ici? Que ne me laissez-vous pas mourir en paix?

—Je m'appelle Lamirande. Je suis venu ici parce que la société Saint-Vincent-de-Paul m'a envoyé vous voir et vous soulager. Quant à mourir, êtes-vous bien sûr de mourir en paix?

En prononçant ces dernières paroles d'une voix émue, Lamirande jeta sur le vieillard un regard pénétrant. L'étranger se troubla. Lamirande continua:

—Ayez donc confiance en moi; dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez et pourquoi vous êtes dans ce misérable galetas? Dites-moi ce que nous pouvons faire pour vous?

Le lèvres du vieillard frémirent, ses yeux se mouillèrent.

—Vous êtes réellement bons, tous deux, dit-il. Pardonnez-moi si je vous ai si mal reçus tout à l'heure. J'ai le cœur plein d'amertume et il déborde. Mais je n'ai besoin de rien, laissez-moi, je vous en prie. Peu vous importe mon nom, peu vous importe mon histoire.

Et l'étranger dirigea son regard vers Saint-Simon. Lamirande crut comprendre que le pauvre abandonné ne voulait pas parler en présence de deux personnes. Aussi prit-il la détermination de revenir seul.

Après avoir échangé encore quelques paroles avec leur étrange protégé, les deux visiteurs prirent congé de lui et dirigèrent leurs pas vers d'autres réduits où des pauvres plus loquaces et plus communicatifs les attendaient.

Deux heures plus tard, Lamirande, se trouvant libre, retourna seul auprès du vieillard. En gravissant le dernier escalier, il ne put s'empêcher de saisir ce bout de conversation:

—Alors je vous mettrai en pension quelque part à la campagne. Il m'est impossible de faire plus.

—Je te le répète, fils dénaturé, je mourrai dans ce galetas. Je n'accepterai pas cette bouchée de pain que tu me jettes comme à un chien. Tu as honte de moi! Eh bien! tu ne seras pas longtemps exposé à rougir de ton père!

À ce moment Lamirande frappa à la porte entrouverte.

—C'est sans doute quelque pauvre voisin du quartier, dit tout bas le vieillard à son fils. Va ouvrir. On croira que c'est une simple visite de charité que tu fais à un étranger malade.

La porte s'ouvrit et Lamirande se trouva face à face avec Aristide Montarval, jeune Français, riche, brillant, établi au Québec depuis plusieurs années. Sans être amis, les deux hommes se connaissaient bien. Un instant ils échangèrent un regard qui valait de longues explications. Lamirande put lire sur le visage du jeune Français, le dépit, la crainte, la colère, la rage même; tandis que Montarval resta comme interdit sous l'empire de ces yeux qui, il le sentait bien, plongeaient jusqu'au fond de son âme.

Ce fut cependant Montarval qui, payant d'audace, rompit le silence:

—Que venez-vous faire ici? dit-il sur un ton hautain et provocateur.

Je viens soulager votre père, puisque vous l'abandonnez aux soins des étrangers, répondit Lamirande avec calme.

—Ah! c'est comme cela que vous écoutez aux portes hypocrite que vous êtes, s'écria Montarval hors de lui-même.

Lamirande ne daigna pas lui répondre et l'écartant d'un geste, il pénétra dans la chambre et se rendit auprès du vieillard que cette scène avait fortement ému.

—Monsieur, lui dit Lamirande, en montant l'escalier, j'ai surpris bien involontairement votre secret. Souffrez que je vous amène chez moi.

Le vieillard fondit en larmes.

—Oh! dit-il, que vous êtes bon! mais je ne puis accepter votre offre. Je veux mourir ici inconnu, afin que mon fils n'ait pas honte de moi. Car c'est mon fils unique, et je l'aime, malgré tout ce qu'il m'a fait souffrir.

En parlant ainsi, le vieillard s'était assis sur son grabat. Lamirande put constater la ressemblance entre les traits du père et ceux du fils. Deux visages assombris, l'un par le chagrin, l'autre par les passions. Le père inspirait de la sympathie, le fils, une invincible répugnance.

Lamirande s'assied à côté du vieillard, et passe doucement son bras autour de lui pour le soutenir.

—Parlez, monsieur. épanchez votre cœur, cela vous soulagera.

—Ah! mon fils, poursuivit le vieillard, comme s'il parlait à lui-même, je ne le maudis pas, car s'il est mauvais aujourd'hui, c'est ma faute. Je l'ai élevé sans correction, j'ai laissé ses caprices, ses funestes penchants grandir avec lui. Il me semblait que c'était là de l'amour paternel. Aujourd'hui je vois ma folie. Il m'a ruiné. Puis il a quitté la France, il y a bien des années. Je ne savais pas où il était, car il ne m'écrivait jamais. Ce fut par hasard que je vis dans un journal canadien, qu'il était établi à Québec, qu'il était riche. Je l'aimais toujours, et résolus de venir le retrouver, car j'étais si seul. Ah! que ne suis-je resté là-bas, dans ma solitude. J'étais pauvre, j'avais du chagrin en pensant à mon fils absent; mais au moins je n'avais pas le cœur brisé comme il l'est aujourd'hui.... J'avais juste assez de petites économies pour payer mon passage à Québec. En arrivant ici je me suis rendu tout droit chez mon fils....

La voix du vieillard s'étouffa dans les sanglots. Après quelques instants, il continua:

—Le malheureux! il ne voulut pas reconnaître son père! Il me traita d'imposteur, me mit à la porte de sa maison et me dit, avec des menaces, de ne plus jamais mettre les pieds. Vous comprenez le reste. Je me suis réfugié ici pour mourir'

Lamirande, vivement impressionné par ce récit, laissa le vieillard pleurer en silence pendant quelques instants, le soutenant toujours. Puis il l'interrogea doucement.

—Mais si votre fils n'a pas voulu vous reconnaître, comment se fait-il donc qu'il soit venu vous trouver ici?

—Je voudrais croire à un mouvement de repentir, mais hélas! par ce qu'il m'a dit, je vois trop qu'il n'a agi que par peur du scandale. Il a craint que mon histoire ne fût connue.... Il a voulu m'envoyer dans un hôpital ou me mettre en pension à la campagne. Il rougirait d'avoir son vieux père chez lui. Je ne puis accepter le morceau de pain qu'il me jette.... C'était son cœur que je voulais; il me le refuse.... Je n'ai qu'à mourir inconnu pour lui épargner la honte....

Un nouveau paroxysme de sanglots l'empêcha de continuer.

Pendant que le vieillard exhalait ainsi la douleur, le fils avait allumé un cigare, et, le dos tourné vers le lit, il regardait par la fenêtre, tambourinant sur les vitres crasseuses. Profitant de l'interruption dans les confidences de son père, il se retourna vivement. Il avait un reflet de l'enfer dans les yeux. Cependant, il refoula sa rage avec un calme apparent.

—Il me semble que voilà bien des paroles inutiles. Je ne veux pas, je ne puis pas m'embarrasser de ce vieillard. Que ferais-je de lui chez moi, moi qui suis garçon? Je lui fais une offre raisonnable et il la refuse. Que voulez-vous que je fasse?

Et le fils dénaturé se dirigea vers la porte.

Lamirande qui soutenait toujours le vieillard prêt à défaillir, s'écria:

—Mais c'est épouvantable ce que vous dites là, monsieur Montarval. Est-ce ainsi qu'un fils doit traiter son père?

—Je puis me dispenser de vos sermons, fit Montarval.

—De mes serinons, oui; mais vous ne pouvez vous dispenser d'obéir au commandement de Dieu qui nous ordonne d'honorer nos parents.

—Encore un sermon! ricana Montarval. Est-ce que je m'occupe des commandements de votre Dieu, moi?

—Mais, pauvre insensé, vous voulez donc vous damner!

—Appelez ça comme vous voudrez, mais je ne veux pas de votre ciel où il faudra croupir éternellement dans un ignoble esclavage aux pieds du tyran Jéhovah. Je veux être libre dans ce monde et dans l'autre, entendez-vous?

Lamirande frémit. Il avait souvent lu de pareilles horreurs dans les livres qui traitent du néomanichéisme; mais c'était la première fois que ses oreilles entendaient un tel cri d'enfer, que ses yeux voyaient les feux de l'abîme éclairer de leur sombre lueur un visage humain. “Seigneur Jésus! murmura-t-il, je vous demande pardon de ce blasphèmes.” Puis se tournant vers le blasphémateur:

—Laissons ce sujet, car je ne veux plus entendre de ces abominations. Mais si vous ne craignez pas le jugement de Dieu, ne redoutez-vous pas, au moins, la justice des hommes? Je puis vous dénoncer, si non aux tribunaux, du moins à l'opinion publique.

—Mais vous ne le ferez pas. Je nierai, et où sont vos preuves?

De sa main gauche, Lamirande indiqua le vieillard que son bras droit soutenait toujours.

—Il ne parlera pas, fît Montarval, je le connais.

—Mais ma parole suffira, dit Lamirande. Entre mon affirmation et votre dénégation, les honnêtes gens n'hésiteront pas.

—Au besoin, le vieux niera avec moi pour me sauver du déshonneur. Contre deux négations votre affirmation ne vaudra rien.

—J'attendrai que votre père soit mort pour vous dénoncer.

Montarval perdit contenance, car il comprenait fort bien qu'on ajouterait foi plutôt à la parole de Lamirande qu'à la sienne.

Le vieillard jeta un regard suppliant sur son protecteur.

—De grâce! monsieur, ne le dénoncez pas, ne le déshonorez pas....

—Mais il mérite les mépris des hommes.

—Oh! de grâce, je vous en prie, ne le dénoncez pas.

—Allons, mon cher monsieur, fit Lamirande, venez-vous en chez moi. Vous êtes brisé par la fatigue et l'émotion; vous avez besoin de repos. Plus tard nous reviendrons sur ce pénible sujet. Venez!

—Vous tenez réellement à m'amener chez vous? interrogea le vieillard.

—Oui, j'y tiens beaucoup, plus même que je ne puis vous dire.

—Eh bien! j'irai, mais à une condition: c'est que vous me promettiez de ne jamais le dénoncer.

Lamirande hésita. Faire cette promesse, c'était en quelque sorte s'engager à laisser le crime impuni. Persister dans sa détermination vis-à-vis du fils dénaturé, c'était condamner le père à mourir misérablement sur ce grabat. Puis il songea à l'âme de ce pauvre abandonné.... Son âme était peut-être plus malade encore que son corps.... Il n'hésitait plus.

—C'est bien! je vous le promets.

Puis se retournant vers le fils.

—Misérable! Les hommes ne connaîtront pas votre crime et votre honte. Mais la malédiction de Dieu vous atteindra. Allez!

—Je vous sais gré de cette bienveillante permission et de vos bons souhaits, fit Montarval qui avait repris son aplomb et son audace accoutumés.

Et sans adresser une seule parole à son père, sans le regarder, il sortit de la chambre en fredonnant un motif d'opéra.

—Il est parti, mon fils est parti! murmura le malheureux père.

—Permettez-moi de le remplacer auprès de vous, dit Lamirande. Venez; ne restons pas ici davantage.

L'étranger se laissa conduire comme un enfant. Une voiture attendait Lamirande, et au bout de quelques minutes protecteur et protégé descendaient à la porte d'une modeste demeure de la Haute-Ville.

—Nous voici rendus, dit Lamirande en donnant le bras au vieillard chancelant. Entrons.

—Que dira votre femme en vous voyant installer dans votre maison un étranger, un moribond?

—Elle dira que vous êtres le bienvenu.

À ce moment, madame Lamirande vint au-devant d'eux. Si le vieillard avait eu des craintes sur la réception qui l'attendait, la vue de cette figure de madone dut le rassurer.

—Ma femme, dit Lamirande, voici un étranger qui est dans le malheur. La divine Providence nous le confie. Nous allons l'accueillir pour l'amour de Jésus-Christ. Pour des motifs que je respecte, il désire n'être pas connu. Nous nous contenterons donc d'avoir soin de lui.

—Monsieur, dit la jeune femme en pressant affectueusement la main du vieillard, pendant que dans ses yeux brillait une lumière céleste, vous êtes mille fois le bienvenu. Nous tâcherons, par nos bons soins, de vous faire oublier vos chagrins qui sont grands, je le vois.

Le pauvre délaissé essaya de remercier ses bienfaiteurs; mais il ne put que balbutier quelques mots inintelligibles. Les forces lui manquèrent tout à coup, et il serait tombé lourdement sur le parquet si Lamirande ne l'eût soutenu.

On le transporta sur un lit. Il était sans mouvement et sans vie apparente. Madame Lamirande le crut véritablement mort.

—Non, fit Lamirande, il n'est pas mort reprendra même bientôt connaissance, mais il s'en va rapidement. Il n'en a que pour quelques heures. Dis à la servante de courir chez le père Grandmont. Qu'il vienne sans tarder.

Puis le jeune médecin s'empressa de donner au malade les soins que réclamait son triste état. Il eut bientôt la satisfaction de le voir revenir peu à peu à la vie. Enfin, le vieillard ouvrit les yeux et jeta un regard inquiet autour de lui.

—Qu'est-ce?... Où suis-je?... Oh! je me souviens de tout maintenant.... Mon protecteur, que vous êtes bon! Merci! mille fois merci! Mais je ne serai pas longtemps un fardeau pour vous. Je sens que je vais mourir....

—Oui, mon ami, dit doucement le médecin, vous allez mourir. Il faut songer à votre âme; il faut songer à Dieu et à ses jugements, mais aussi à sa miséricorde.

—Ah! répond le mourant, il y a longtemps, bien longtemps que je néglige mes devoirs religieux. Mon cœur s'était endurci. J'étais tombé, non pas dans l'incrédulité, précisément, mais dans l'indifférence. Votre charité a fondu les glaces de mon âme. Je veux me confesser. Voulez-vous envoyer chercher un prêtre.

Je sens que je n'ai pas de temps à perdre.

—Un vénérable père jésuite que j'ai envoyé sera ici dans quelques instants... C'est lui qui entre. Confiez-vous à lui sans crainte. C'est la bonté même. Sa passion, c'est de sauver les âmes, c'est de ramener les pécheurs à Dieu.

Comme il prononçait ces mots la porte s'ouvrit et le père Grandmont entra. Ses cheveux blancs comme la neige encadraient un visage de saint, visage sillonné de profondes rides, mais surnaturellement beau, car on y lisait un amour immense de Dieu et du prochain.

—Que la paix de Notre-Seigneur soit avec vous mes enfants, dit-il, en s'avançant vers le lit. Notre ami a plus besoin de moi que de vous, n'est-ce pas, mon cher docteur?... Et bien! laissez-nous.

Lamirande et sa femme se retirèrent. Longtemps les deux vieillards restèrent seuls. Quant le père Grandmont vint trouver Lamirande, il était rayonnant d'une joie céleste: il avait réconcilié une âme avec Dieu!

—Ah! mon cher ami, dit-il, que le bon Dieu est bon! Voilà une phrase que nous répétons souvent sans y attacher beaucoup d'importance. Mais que c'est donc vrai! La miséricorde de Dieu! Qui pourra jamais en mesurer l'étendue? Non seulement elle est infinie, sans bomes; non seulement elle est prête à pardonner tout péché; mais elle est agressive; elle nous poursuit jusqu'à notre dernier soupir; jusqu'à notre dernier soupir nous n'avons qu'à nous jeter dans cet océan d'amour pour atteindre le port éternel. Oh! pourquoi tant de pécheurs ne profitent-ils pas du temps de la miséricorde qu'on appelle la vie? Pourquoi repousser la miséricorde de Dieu pour affronter sa justice qui est non moins infinie... Allez, mon ami, faites préparer la chambre. Je vais lui administrer l'Extrême Onction et lui donner le saint Viatique.

Quelques instants plus tard, Lamirande, sa femme, sa petite fille Marie et l'unique servante de ce modeste ménage étaient pieusement agenouillés autour du lit de douleur, pendant que le père Grandmont administrait au mourant les derniers sacrements de l'Église.

Le vieillard tomba bientôt après dans une syncope prolongée. Puis reprenant tout à coup connaissance et serrant convulsivement la main de Lamirande, il murmura:

—Merci!... Jésus! Marie! Joseph!... Mon fils!...

Ce furent ses dernières paroles.

Chapitre III

Gratia super gratiam, mulier sancta et pudorata.

La femme sainte et pleine de pudeur, est une grâce qui passe toute grâce.

Eccli. XXVI, 19.

Jetons un regard sur le passé.

Quinze années avant les événements que nous venons de relater, Joseph Lamirande, âgé de vingt-cinq ans, venait d'être admis à la pratique de la médecine. Il avait choisi cette profession uniquement pour faire du bien à ses semblables; car une modeste aisance que lui avait laissée son père, le dispensait de gagner son pain de chaque jour. Il savait, toutefois, que l'aisance n'est pas donnée à quelques privilégiés pour qu'ils passent leurs jours dans l'oisiveté et la mollesse. Au contraire, plus l'homme est débarrassé des soucis matériels de l'existence, plus il doit consacrer sa vie au service du prochain. Celui qui ne se procure le nécessaire qu'au prix d'un rude et incessant labeur est quelque peu excusable de songer à lui-même d'abord, aux autres ensuite. Mais le chrétien que Dieu a exempté du soin de pourvoir à sa propre subsistance, n'est-il pas tenu à se dépenser pour les autres? C'était donc pour se rendre utile à ses concitoyens que Lamirande avait embrassé la profession médicale. Il devint bientôt notoire que ceux qui pouvaient payer les services d'un homme de l'art ne devaient pas s'adresser à lui. Les très pauvres étaient ses seuls patients; et il les soignait avec la même attention, la même assiduité que met dans l'exercice de sa profession auprès des riches le médecin qui a la légitime ambition de se créer une clientèle lucrative.

Le jeune docteur Lamirande était lié d'amitié, depuis longtemps, avec la famille Leverdier, dont le chef était mort, laissant une veuve et des orphelins dans des circonstance difficiles. Lamirande avait aidé la mère à faire instruire ses enfants. L'aîné, Paul, plus jeune de quelques années seulement que son protecteur, doué d'un talent brillant, s'était livré de bonne heure au journalisme. Lamirande le suivait avec intérêt, le dirigeait par ses bons conseils, et entrevoyait avec satisfaction le jour où son jeune ami serait à la tête d'un journal et pourrait donner libre carrière à son ardent patriotisme. Les deux hommes s'aimaient comme des frères.

Du vivant du père, la famille Leverdier avait adopté une orpheline, Marguerite Planier, un peu plus âgée que Paul. Douce, affectueuse, dévouée, intelligente, les qualités de son esprit et de son cœur l'emportaient même sur les charmes de son visage qui était cependant d'une beauté peu ordinaire.

Dans son immortel poème, le chantre des Acadiens peint son héroïne, Évangéline, par ce vers remarquable, l'un des plus beaux de la langue anglaise:

When she had passed, it seemed like the ceasing of exquisite music.

“Quand elle s'était éloignée, on aurait dit qu'une musique exquise avait cessé de se faire entendre.”

Cette harmonie délicieuse, Lamirande voulut en jouir toute sa vie.

Un soir du mois de juin, il se promenait avec son ami sur les hauteurs de Sainte-Foye, sous les beaux arbres qui bordent chaque côté du chemin et dont les branches gracieusement courbées se joignent et se confondent, formant un long tunnel de verdure.

—Mon ami, dit le jeune médecin, que dirais-tu si un lien nouveau s'ajoutait à ceux qui nous unissent déjà?

—Je dirais que voilà un nouveau bonheur pour moi, répondit Leverdier avec enthousiasme. Mais quel est ce nouveau lien? Pourtant je le devine, et pour cela je n'ai pas besoin d'être sorcier. Tout sage que tu es, les battements de ton cœur sont assez visibles, crois-m'en. Tu aimes ma sœur adoptive, elle t'aime, et vous allez vous marier; car rien ne s'y oppose et personne n'interviendra pour gâter votre bonheur. Certes, ce n'est pas comme dans les romans où le héros et l'héroïne ne parviennent à s'unir qu'après s'être arraché tous les cheveux, avoir versé des torrents de larmes et essayé de débarrasser la terre de leur inutile présence. Vous n'en serez pas moins heureux.... Mais soyons sérieux. Vraiment, je suis enchanté....

—Et pourtant je ne t'ai pas encore dit de quoi il s'agit, dit Lamirande en souriant doucement. Avoue que les prémisses posées ne renferment pas les conclusions. Je songeais peut-être à te proposer la fondation d'un journal....

—Cependant, je ne me trompe pas, dit avec impétuosité le jeune homme.

—Eh bien! mon cher ami, répondit Lamirande, devenu grave, tu ne te trompes pas. Je ne puis te dire combien je suis heureux de voir que ce projet t'agrée. J'avais peur....

—Tu avais peur de quoi? Tu es trop sincère pour dire que tu ne te croyais pas digne d'entrer dans notre famille! de quoi donc avais-tu peur?

—Toi qui es si bon devineur, tu dois être capable de te l'imaginer.

—Non, j'avoue qu'ici je perds mon latin entièrement.

—Je craignais de trouver en toi un rival!

—Un rival!

—Mais oui! tu n'ignores pas que Marguerite n'est pas plus ta sœur qu'elle n'est la mienne; et je ne conçois pas qu'on puisse la connaître comme tu la connais sans l'aimer... comme je l'aime.

—Si c'est là toute ta crainte, rassure-toi. J'aime ma grande sœur Marguerite comme ma jeune sœur Hélène, et pas autrement. L'idée qu'elle doit être ta femme, loin de me causer le plus léger chagrin, me remplit de bonheur.... Du reste, tu le sais, d'ici à longtemps mes jeunes frères auront besoin de moi. Je ne pourrai même pas songer à me marier avant dix ans.

Longtemps les deux amis se promenèrent sous les beaux arbres, devisant sur le grand bonheur qui était entré dans la vie de l'un d'eux et que l'autre partageait fraternellement. Le soleil s'enfonça derrière les Laurentides empourprées; les ombres, les frais et le silence du soir se répandirent sur la campagne endormie; et les deux heureux causaient toujours. Leurs cœurs étaient calmes comme la nature en ce moment. Il leur semblait que jamais les grands ormes caressés doucement par la brise ne seraient dépouillés de leur parure ni tordus par les tempêtes de l'automne; il leur semblait aussi que jamais la paix et la joie qui remplissaient leur âme ne pourraient faire place à l'inquiétude, à la tristesse, à l'amertume.

Enfin, ils se dirigèrent vers la ville. En passant devant la chapelle de Notre-Dame-du-Chemin, dont la porte était encore ouverte, Lamirande, poussée par une sorte d'inspiration, dit à son compagnon: “Nous sommes heureux, n'oublions pas les malheureux. Parmi ceux que nous aimons il y en a peut-être que la douleur accable. Entrons dire un Ave Maria pour celui ou celle des nôtres qui souffre le plus en ce moment”.

Sans aucun doute ce fut pour la sœur unique de Paul que les deux amis, sans le savoir, offrirent leur courte mais fervente prière.

Hélène Leverdier avait seize ans. Joyeuse, enjouée, charmante, ses grands yeux gris riaient toujours et n'avaient jamais pleuré depuis la mort de son père. Elle était la vie de la maison. Quelles rêveries innocentes passaient par cette jeune tête? Nul n'aurait pu les deviner; elle-même n'aurait guère pu les définir. Lamirande la regardait comme une enfant et la traitait comme si elle eût été réellement la sœur de celle qu'il voulait épouser. Voyait-elle que Larnirande et Marguerite s'aimaient? Aimait-elle cet homme grave, plus âgé qu'elle de près de dix ans? Savait-elle seulement ce que c'est que l'amour? Elle n'aurait probablement pas pu répondre à ces questions. Elle ne s'était rendu compte que d'une chose, c'est qu'elle était parfaitement heureuse lorsque Lamirande était auprès d'elle et que, sans être malheureuse lorsqu'il n'y était pas, elle attendait toujours son arrivée avec impatience.

Ce même soir du mois de juin, à l'heure du crépuscule, Marguerite fît à Hélène la douce confidence de son bonheur. Un sanglot navrant et une expression d'indicible douleur firent comprendre à Marguerite ce que jusque-là Hélène elle-même avait à peine soupçonné.

—Pauvre sceur! s'écria l'aînée en ouvrant ses bras à l'enfant.

Hélène s'y jeta et pleura longtemps. Enfin, elle put murmurer:

—Tu as surpris un secret que j'ignorais presque moi-même.... Qu'il n'en soit plus jamais question, même entre nous. Oublie ce que tu as vu; ou si tu ne peux l'oublier, n'y pense qu'en priant pour moi.... Mon cœur est brisé, mais avec la grâce de Dieu il ne deviendra pas coupable. Prie pour moi, chère Marguerite, afin que je ne t'envie jamais ton bonheur!

Marguerite ne put que répéter en serrant l'enfant sur son cœur:

—Pauvre sœur! Pauvre sœur!

Devenue la femme de Lamirande, Marguerite fut heureuse; mais le souvenir de ce soir d'été, de ce pâle visage angoissé, entrevu à la lumière indécise du crépuscule, la poursuivait toujours et tempérait son bonheur d'une amertume salutaire.

Pour Hélène, elle avait lutté et prié; et elle avait remporté la victoire que Dieu accorde toujours à ceux qui luttent et qui prient; victoire qui ne supprime pas la souffrance mais qui la rend supportable en la sanctifiant. Personne, à part Marguerite, ne s'était jamais douté de la blessure, puis de la cicatrice qu'elle portait au cœur. La jeune fille enjouée était subitement devenue grave, sans mélancolie, voilà tout ce que le monde avait remarqué. Ses grands yeux ne riaient plus, mais ils avaient acquis une profondeur et une douceur infinies.


Les anges que Dieu donna à Lamirande ne firent que passer sur la terre pour s'envoler aussitôt au ciel; tous, moins la petite Marie. Malgré le chagrin naturel que lui causa la perte de ses enfants, le jeune médecin s'inquiétait parfois de l'intensité de son bonheur domestique. Si je fais un peu de bien à mes semblables, se disait-il, n'en suis-je pas amplement récompensé dès cette vie? Et S'il faut souffrir pour mériter le ciel, que deviendrai-je, ô mon Dieu! Cependant, il ne demandait pas d'épreuves, croyant humblement que le ciel ne lui en envoyait pas à cause de sa faiblesse.

Quelques années avant l'époque où s'ouvre notre récit, il était entré dans la vie politique, par pur dévouement, pour mieux servir l'Église et la Patrie. La pensée d'arriver par ce moyen aux honneurs ne lui vint seulement pas à l'esprit. Et pourtant il aurait pu légitimement aspirer aux premières places, car il était doué d'une intelligence supérieure, d'une éloquence peu ordinaire, d'un extérieur agréable, d'un caractère sympathique. Mais il avait remarqué que ceux qui recherchent les grandes charges de l'État n'en font pas toujours, une fois qu'ils les ont obtenues, un usage utile au pays; et craignant de faire comme tant d'autres, il se contenta de son titre de simple député au parlement fédéral.

Son ami, Paul Leverdier, avec son aide, avait enfin réussi à fonder un journal libre de toute attache de parti: la Nouvelle-France.

Revenons maintenant à l'année 1945.

Chapitre IV

Odi et projeci festivitates vestras: et non capiam odorem cœtuum vestrorum.

Je hais vos fêtes et je les abhorre; je ne puis souffrir vos assemblées.

Amos V, 21.

Grand mouvement politique à Ottawa, capitale de la Confédération. La Chambre des députés est convoquée en session extraordinaire. Le Sénat est aboli depuis longtemps. Les députés, les journalistes, les entrepreneurs des travaux publics, les solliciteurs de faveurs ministérielles arrivent de toutes parts; il encombrent les hôtels, ils envahissent les bureaux publics, les couloirs de la Chambre, les clubs, les salons. Quel tourbillon d'affaires plus ou moins inavouables et de plaisirs plus ou moins illicites!

Les journées sont consacrées aux combinaisons, aux intrigues, aux complots en petit comité, aux spéculation véreuses, aux achats et aux ventes de votes et de consciences en conciliabule plus petit encore; les nuits se passent en dîners et en bals.

Un mois s'est écoulé depuis la rencontre de Lamirande et de Montarval, dans la masure de la rue de l'Ancien-Chantier.

La neige couvre le sol. Ce manteau, d'une blancheur éclatante, a caché la boue, l'herbe desséchée et les feuilles mortes. La terre tout à l'heure désolée, noire et souillée, est maintenant belle et pure; elle resplendit et renvoie au ciel un reflet des clartés qu'elle en reçoit. Belle neige! image de la miséricorde divine qui couvre d'un vêtement immaculé les laideurs de l'âme pécheresse mais repentante. Ce n'est plus l'innocence baptismale; ce n'est plus le printemps avec ses tendres fleurs, ses doux gazouillements d'oiseaux, ses murmures de mille ruisseaux, ses brises embaumées, ses bruissements de feuilles, son encens exquis, sa musique suave comme la prière de l'enfance. Non rien n'est comparable à la beauté printanière ni à l'innocence de l'âme régénérée que le souffle du péché n'a point ternie. Mais quand les ardeurs de l'été ont brûlé la terre, quand les pluies et les tempêtes de l'automne l'ont couverte de boue et jonchée des dépouilles de la forêt, la neige descend, douce, blanche et pure; et la terre redevient belle aux yeux des hommes. Ainsi, quand les passions ont ravagé l'âme, quand les crimes et les vices l'ont défigurée, la grâce de Dieu descend sur elle et la couvre d'un manteau, le manteau du pardon, qui réjouit la vue des anges. Mais la terre souillée reçoit son manteau sans le solliciter; l'âme coupable doit demander le sien à Celui qui ne méprise jamais un cœur contrit et humilié.

Lamirande et Leverdier se livraient à de telles réflexions, tout en cheminant, par un magnifique clair de lune, vers la somptueuse résidence de sir Henry Marwood, premier ministre de la Confédération. Sir Henry demeurait dans le quartier fashionable d'Ottawa appelé prosaïquement Sandy Hill. Le chef du cabinet donnait, ce soir-là, une brillante réception, suivi d'un grand dîner politique. Lamirande et Leverdier y avaient été invités, ils ne savaient trop pourquoi, et ils se rendaient à l'invitation assez à contrecœur.

—Qu'est-ce que nous allons faire à ce fricot-là, dit Leverdier, rompant tout à coup le silence. Nous allons y rencontrer un tas de francs-maçons, des farceurs politiques, de brasseurs d'affaires malpropres, et pas un de nos amis. Ce sera merveilleusement assommant, mon cher...! Si nous n'y allions pas, après tout....

—Non, reprend son compagnon, faisons ce sacrifice. Je t'assure que je n'y vais pas par goût. Ces dîners où l'on reste des heures à table, où les mets sont apprêtés avec une recherche efféminée, où l'on mange simplement pour manger, me paraissent inspirés beaucoup plus par le démon de la gourmandise et de l'intempérance que par l'ange de l'hospitalité. Cependant, en soi, ce n'est pas un mal d'assister à un dîner politique, et nous avons besoin de nous mêler à cette réunion. Nous dirons tout à l'heure, avant d'arriver, le Sub tuum, afin d'obtenir la protection de Celle qui, aux noces de Cana, sollicita un miracle pour l'avantage de banqueteurs.

—L'idée est d'autant meilleure qu'aux dangers ordinaires des banquets s'ajoute pour nous l'ennui d'une dure corvée.

—C'est une corvée nécessaire, mon cher ami. Il nous faut absolument savoir, dans la crise actuelle, ce que tous ces illustres gredins pensent, disent et se proposent de faire. Nous avons besoin de le savoir pour les combattre plus efficacement.

—Mon cher Lamirande, je commence à croire que ton préservatif contre les excès de table est le seul remède qui vaille quelque chose contre le mal politique qui nous ronge. Tes discours et mes articles sont magnifiques, je veux bien le croire, mais il faut avouer qu'ils n'ont pas un succès éclatant. Si nous serrions nos discours et nos articles, et si nous sortions nos chapelets!

—Oui, sortons nos chapelets, prions davantage, mais luttons ferme en même temps, luttons jusqu'au bout, luttons même contre tout espoir humain. Quand nous aurons fait notre petit possible et que nous l'aurons fait de notre mieux; quand nous aurons prié de toutes nos forces, écrit de toutes nos forces, parlé de toutes nos forces, le bon Dieu ne demandera pas davantage et fera le reste.

—Tu parles d'or, mon cher député, répliqua le journaliste. Dieu m'est témoin que je ne veux pas renoncer à la lutte. Je voulais dire seulement que le succès sera accordé plutôt à nos prières qu'à nos travaux. Du reste, le succès!—par succès j'entends le retour pratique du monde au christianisme—viendra-t-il jamais? Je ne le crois pas. Il me semble que ce superbe édifice qu'on nomme la civilisation moderne, n'ayant pas pour base celui qui est l'unique fondement, doit s'effondrer dans une barbarie pire que celle qui détruisit l'orgueilleux empire romain... Je lutte parce qu'il faut lutter, et non parce que j'ai quelque espoir de voir le moindre succès en ce monde... Le grand succès sera dans la Vallée de Josaphat.

—Sans doute, répliqua Lamirande, il ne faut pas travailler uniquement pour le succès en ce monde. Il faut accepter d'avance tous les insuccès qu'il plaira à Dieu de nous envoyer. Mais il est permis de lutter avec espoir de réussir, même ici-bas; il est permis de souhaiter que Dieu daigne féconder nos efforts et exaucer nos prières, non pas pour que nous en éprouvions une jouissance personnelle, mais pour que notre pays soit sauvé de la ruine universelle. Tout s'abîme dans la barbarie maçonnique, pire que celle d'Attila et de Genséric, c'est vrai; mais qui nous dit que Dieu ne voudra pas épargner ce petit coin du monde qui nous est si cher, ce Canada français dont l'histoire est si belle, afin qu'il soit le point de départ d'une nouvelle civilisation? Je ne puis m'empêcher de l'espérer.

—Est-ce que le succès ne gâterait pas le peu de mérite que nous pouvons avoir? interrogea Leverdier.

—Non. Il suffît, pour que le succès le plus éclatant ne gâte rien, que nous soyons toujours soumis à la volonté de Dieu... Toutefois, la réussite est dangereuse, je l'avoue. Sais-tu, mon cher Leverdier, qu'il est beaucoup plus difficile, et sans doute plus méritoire, d'accepter chrétiennement le bonheur que l'adversité?

—Je ne saisis pas bien ta pensée. Explain! comme vous dites au Parlement!

—Eh bien! le malheur, en nous faisant toucher du doigt l'inanité des choses de ce monde, nous ramène naturellement à Dieu, à moins d'une perversion absolue. Le bonheur, au contraire, nous porte à oublier notre fin dernière. Dans la prospérité, dit Tertullien, l'âme arrête ses regards au Capitole; mais dans l'adversité, elle les élève vers le ciel, où elle sait que réside le vrai Dieu. Les heureux de ce monde qui se tiennent unis à Dieu sont rares, sans doute, mais ils doivent recevoir une récompense toute spéciale dans le ciel, car ils passent par une épreuve particulièrement difficile. Être riche sans être attaché à la richesse, c'est déjà un effort méritoire; mais être entouré d'amis et de parents qui vous aiment et que vous aimez, connaître les pures joies de la famille sans en goûter les amertumes, jouir de la santé, voir ses projets réussir, être heureux, en un mot, sur la terre, et cependant soupirer sans cesse après la céleste Patrie, comme le chrétien doit le faire, n'est-ce pas là l'idéal, le chef-d'œuvre de la grâce?

Quelques instants de silence suivirent cette effusion de Lamirande. Les deux amis marchaient lentement, appuyés l'un sur l'autre. Leurs pensées s'élevaient de plus en plus vers le ciel dans un magnifique élan d'amour et de saint enthousiasme.

Il y a des moments où la présence de notre âme se fait sentir en dedans de nous d'une manière physique et matérielle, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle est là, aussi tangible que notre cœur de chair. Elle cherche à s'échapper de sa prison. Elle monte toujours; elle gonfle notre poitrine au point de causer une véritable douleur, douleur délicieuse cependant. Il nous semble que quelque chose va se briser en nous, qu'une partie de notre être va nous quitter pour se lancer dans les espaces. Lutte mystérieuse et enivrante de l'âme immortelle contre le corps qui la tient captive et enchaînée; lutte que tous doivent éprouver quelquefois; lutte qui se produit indépendamment de notre volonté! Qui n'a pas été ainsi bouleversé tout à coup, soit dans un moment de ferveur; soit en entendant de la belle musique, surtout les chants de l'Église; soit en présence de la grande nature, des beautés du firmament, ou de quelque acte de sublime dévouement chrétien? Ah! c'est notre âme qui entend la voix de son Créateur et qui se lance instinctivement vers Lui!

Lamirande et Leverdier étaient en proie, tous deux, à ces profondes émotions, et ils marchaient en silence.

—Nous voici, dit enfin Leverdier. C'est le moment de nous réfugier en lieu sûr. Et les deux amis récitèrent ensemble à mi-voix, le Sub tuum.

—Rien ne nous presse, fait Lamirande, disons le Salve Regina pour demander la conversion d'un ami qui m'est bien cher.

Puis ils sonnent à la porte d'une fastueuse maison dont les larges fenêtres laissent échapper sur la neige des flots de lumière.

—Qui est cet ami dont tu demandes la conversion? demande Leverdier en attendant qu'on ouvre la porte.

—C'est Georges Vaughan, l'un des députés de Toronto à la Chambre fédérale. Nous allons le rencontrer ce soir, sans doute. C'est une âme naturellement droite et belle; mais malheureusement il n'a pas la foi.

—Il croit au moins en Dieu?

—Non, il ne semble croire en rien du tout en dehors et au-dessus de cette vie.

—C'est un monstre alors!

—C'est un malheureux plutôt. Encore une fois, son âme est naturellement belle. Prions pour que Dieu lui accorde le don inestimable de la foi.

À ce moment la porte s'ouvre. Un laquais les aide à se débarrasser de leurs paletots; un autre les conduit au salon où sont déjà réunies les sommités de la politique canadienne. L'immense pièce est inondée d'une clarté douce et pénétrante produite par un appareil électrique que dissimulent les riches lambris; une odeur enivrante remplit l'atmosphère, tandis qu'un orchestre invisible fait entendre une harmonie qu'on dirait lointaine. Des groupes discutent avec animation les récents événements politiques.

Sir Henry Marwood vient au-devant des nouveaux arrivés et leur fait un accueil gracieux. Il accable Lamirande surtout de paroles flatteuses.

—Qu'est-ce que le vieux renard me veut? pensa Lamirande. Rien de bon, c'est certain. Soyons sur nos gardes!

C'était une figure remarquable que celle de sir Henry Marwood; une figure remarquable par son irrégularité et sa laideur autant que par un air extraordinairement intelligent et rusé. Ses petits yeux, que faisait paraître encore plus petits un nez d'une grosseur prodigieuse, pétillaient d'esprit; mais ils ne pouvaient pas rencontrer le regard calme et lumineux du jeune député.

—Mon cher Lamirande, dit sir Henry avec effusion, que je suis donc content que vous soyez venu avec votre ami Leverdier. Voyant que vous tardiez un peu, je craignais d'être privé du plaisir de votre compagnie ce soir. Sans doute, vous ne pensez pas comme moi sur une foule de questions, mais j'aime le talent et les convictions partout où je les trouve. Tous deux vous pensez fortement et vous exprimez vos pensées avec énergie et originalité. C'est assez pour que je vous admire.

—Le talent est sans doute admirable quand il est employé pour le bien, dit Lamirande; mais doit-on l'admirer quand il se consacre au mal?

—Le talent, l'intelligence, cher monsieur, c'est toujours chose digne d'admiration, parce que c'est un don de l'être Suprême, une parcelle de l'âme universelle.

—Dans l'intelligence humaine il faut, ce me semble, considérer deux choses: l'œuvre de Dieu qui est toujours belle et l'œuvre de l'homme, c'est-à-dire l'usage que l'homme fait de ses facultés. Malheureusement, cette dernière œuvre est souvent mauvaise et laide.

—Voilà que vous vous lancez dans les régions de la haute philosophie. Vous planez; mes pauvres vieilles ailes ne me permettent pas de vous suivre. Je me contente de vous admirer.

—Tous ces compliments cachent quelque piège, pensa Lamirande. Puis tout haut:

—Je crains que vous ne m'admiriez pas autant dans quelques jours quand vous m'aurez entendu dire ma façon de penser sur votre projet....

—Mais mon projet, vous ne le connaissez pas! Il vous plaira peut-être, quoique vous soyez, d'ordinaire, assez difficile.

—Je ne connais pas votre projet, il est vrai, mai je vous connais, sir Henry, et votre projet ne peut manquer de vous ressembler. Or, vous ne l'ignorez pas, vos idées et vos aspirations ne sont pas les miennes.

—Sans doute, sans doute; mais enfin vous direz ce que vous voudrez de mon projet, vous ne m'empêcherez pas d'admirer votre talent. D'ailleurs, j'aurai à vous parler d'autre chose que de la politique tout à l'heure.

À ce moment, le baron de Portal vint à passer. Sir Henry l'appela.

—Monsieur le baron, permettez que je vous présente deux de nos hommes politiques canadiens-français les plus distingués. M. Lamirande est député et je vous assure qu'il ferait honneur à n'importe quelle chambre, même à la Chambre française. Son ami, M. Leverdier, journaliste, serait remarqué même à Paris. M. le baron de Portal est arrivé tout récemment au Canada. Il voyage pour s'instruire et désire particulièrement être mis au courant de nos affaires politiques. Monsieur le journaliste est bien celui qui peut rendre cet agréable service à monsieur le baron, n'est-ce-pas?

Leverdier comprit sans peine que sir Henry voulait être seul avec Lamirande. Il s'empressa donc d'accepter l'invitation, et entama la conversation avec M. le baron de Portal.

—Certainement, dit-il, si M. le baron le désire, je me ferai un plaisir de l'initier à nos affaires politiques qui sont plutôt intéressantes que belles.

Et le journaliste lança à sir Henry un petit sourire malicieux.

—Ah! le coquin, s'écria le premier ministre, en faisant un petit geste, moitié amical, moitié menaçant, il ne me vantera pas, bien sûr. N'importe, il a du talent, lui aussi, et j'admire le talent, même quand il s'exerce contre moi!

Et prenant Lamirande par le bras, il s'éloigna avec lui.

Le baron de Portal et Leverdier allèrent s'asseoir sur une causeuse. Leur entretien nous renseignera sur l'état politique du Canada en l'an de grâce 1945.

—Je m'intéresse beaucoup à votre pays, dit le baron, mais j'avoue que vos affaires politiques m'intriguent quelque peu. Où en êtes-vous à l'heure présente? Je sais vaguement que le Canada était naguère colonie britannique et qu'il ne l'est plus. Expliquez-moi donc cela, je vous en prie, monsieur le journaliste.

—Volontiers, reprit Leverdier. La chose est bien simple. Depuis quelques années, vous le savez comme moi, l'Angleterre, jadis si fière, est tombée au rang des puissances de troisième ordre. À l'extérieur, elle a perdu les Indes, ou à peu près. La Russie ne tardera pas à s'emparer de ce qui lui reste de son empire oriental. En Afrique, l'Allemagne lui arrache ses colonies, morceau par morceau. L'Australie a secoué le joug impérial. L'Irlande vient de reconquérir son entière indépendance. L'Écosse s'agite de nouveau; et, à l'intérieur, les sociétés secrètes qu'elle a réchauffées et proposées l'ont bouleversée et affaiblie. Elle avait encore le Canada. Mais un beau matin, le gouvernement des États-Unis, ayant à sa tête un président américanissime, et profitant d'une difficulté diplomatique où l'Angleterre avait évidemment tort, s'est avisé de poser, comme ultimatum, la rupture du lien colonial. Nous soupçonnons fortement nos francs-maçons du Canada et ceux des États-Unis d'avoir été au fond de cette affaire. Quoi qu'il en soit, l'Angleterre, réduite à l'impuissance, dut se rendre à cet ultimatum. Il y a trois mois à peine, elle donnait avis officiel au Canada que le ler mai prochain le gouverneur-général serait rappelé et qu'il n'aurait pas de remplaçant.

—C'est-à-dire que vous voilà libres, fit le baron.

—Oui, reprit le journaliste, nous voici libres. Mais qu'allons nous faire de notre liberté? Le cadeau est quelque peu embarrassant. Très certainement le cabinet de Washington avait une arrière-pensée en nous faisant octroyer notre indépendance: c'est dans le dessein de nous faire l'honneur de nous annexer de force, sous un prétexte quelconque. Mais la Providence s'en mêle, et voilà tout à coup nos entreprenants voisins en guerre avec l'Espagne à propos de l'île de Cuba; tandis que du côté du Mexique il y a des nuages très noirs; sans compter les grèves qui éclatent de plus en plus nombreuses, prenant les proportions d'une guerre civile chronique. Plus moyen de songer à s'annexer le Canada. Nous cherchons donc à nous constituer en pays tout à fait autonome.

—Cela doit être une tâche assez facile.

—Malheureusement non. Trois voies s'ouvrent devant nous: le statu quo, l'union législative et la séparation. Un mot d'explication sur chacune. Si nous adoptions ce que l'on appelle le statu quo, la transition se ferait à peu près sans secousse. Nous resterions avec notre constitution fédérative, notre gouvernement central et nos administrations provinciales. Le gouverneurgénéral, au lieu d'être nommé par l'Angleterre, serait élu par nous, voilà toute la différence. Le parti conservateur, actuellement au pouvoir à Ottawa, est favorable au statu quo. Ce parti se compose des modérés. Les modérés, cela veut dire, en premier lieu, tous les gens en place, avec leurs parents et amis, ainsi que ceux qui ont l'espoir de se placer, avec leurs parents et leurs amis; ensuite, les entrepreneurs et les fournisseurs publics avec tous ceux qui les touchent de près ou de loin; enfin, les personnes qui n'ont pas assez d'énergie et d'esprit d'indépendance pour vouloir autre chose que ce que veulent les journaux qu'ils lisent et les chefs politiques qu'ils suivent.

—Le parti du statu quo doit être formidable par le nombre! Je me demande s'il reste quelque chose pour les deux autres partis.

—Dans toutes les provinces il y a des partisans de l'union législative. Ce sont principalement les radicaux les plus avancés, les francs-maçons notoires, les ennemis déclarés de l'Église et de l'élément canadien-français. Dans la province de Québec ce groupe est très actif. À sa tête est un journaliste nommé Ducoudray, directeur de la Libre-Pensée, de Montréal. Il va sans dire que les unionistes cachent leur jeu, autant que possible. Ils demandent l'union législative ostensiblement pour obtenir plus d'économie dans l'administration des affaires publiques. Mais ce n'est un secret pour personne que leur véritable but est l'anéantissement de la religion catholique. Pour atteindre la religion, ils sont prêt à sacrifier l'élément français, principal appui de l'Église en ce pays.

—Voilà un parti que ne se recommande guère aux honnêtes gens! J'ai hâte de vous entendre parler du troisième.

—Le troisième groupe est celui des séparatistes. M. Lamirande, que vous avez vu tout à l'heure, en est le chef, et votre humble serviteur en fait partie. Nous trouvons que le moment est favorable pour ériger le Canada français en État séparé et indépendant. Notre position géographique, nos ressources naturelles, l'homogénéité de notre population nous permettent d'aspirer à ce rang parmi les nations de la terre. La Confédération actuelle offre peut-être quelques avantages matériels; mais au point de vue religieux et national elle est remplie de dangers pour nous; car les sectes ne manqueront pas de la faire dégénérer en union législative, moins le nom. D'ailleurs, les principaux avantages matériels qui découlent de la Confédération pourraient s'obtenir également par une simple union postale et douanière. Notre projet, dans la province de Québec, a l'appui des catholiques militants non aveuglés par l'esprit de parti. Le clergé, généralement, le favorise, bien qu'il n'ose dire tout haut ce qu'il pense, car depuis longtemps le prêtre, chez nous, n'a pas le droit de sortir de la sacristie. Dans les autres provinces cette idée de séparation paisible a fait du chemin. Il y a un groupe assez nombreux qui est très hostile à l'union législative et qui préférerait la séparation au projet des radicaux. Ce groupe se compose des catholiques de langue anglaise et d'un certain nombre de protestants non fanatisés. Il a pour cri de ralliement: Pas d'Irlande, pas de Pologne en Amérique! Il ne veut pas que le Canada français soit contraint de faire partie d'une union qui serait pour lui un long et cruel martyre. Le chef parlementaire de ce parti est M. Lawrence Houghton, protestant, mais homme intègre, honorable et rempli de respect pour l'Église, de sympathie pour l'élément français. Voilà, monsieur le baron, un aperçu de la situation politique du Canada en ce moment. J'espère que je me suis exprimé avec assez de clarté?

—Votre récit m'a vivement intéressé, cher monsieur, et je vous en remercie. Je suis séparatiste, moi aussi, je vous l'assure, et je ne conçois pas qu'un Français catholique puisse être autre chose, sans trahir sa religion et sa nationalité. Mais, dites-moi, le parlement d'Ottawa est-il actuellement réuni pour régler cette question?

—Oui, monsieur le baron. Le gouvernement fédéral, dont notre hôte est le très habile et très rusé chef, a réussi à faire voter pour toutes les législatures des “résolutions” qui autorisent le parlement d'Ottawa à régler définitivement la question de notre avenir politique et national. Nous avons combattu ce projet devant la législature de Québec, voulant réserver aux provinces au moins le droit de veto; mais ç'a été en vain: l'esprit de parti, l'intrigue et la corruption l'ont emporté sur nous. Nous voici donc à Ottawa pour tenter un dernier et suprême effort, sans grand espoir de succès, toutefois.

—Quelle sera, pensez-vous, l'issue de la lutte?

—Sous prétexte d'améliorer la constitution actuelle, Sir Henry va déposer, ces jours-ci, le projet d'une nouvelle loi organique. Ce sera, j'ai tout lieu de le croire, une véritable union législative déguisée sous le nom de confédération. On prétendra maintenir les grandes lignes du statu quo; en réalité, ce sera l'étranglement de l'Église et du Canada français. Entre nous, Sir Henry est franc-maçon de haute marque, c'est-à-dire profondément hostile à l'Église. S'il ne propose pas ouvertement l'union législative, c'est qu'il craint un échec, voilà tout.

—Vous le soupçonnez de jouer double jeu?

—Certainement, et ce n'est pas un jugement téméraire, je vous l'assure. S'il a invité Lamirande et moi, c'est dans quelque dessein perfide.

—Pourvu qu'il ne vous compromette pas! Le voilà en tête-à-tête avec votre ami.

—Ne craignez pas pour Lamirande, il est solide comme le roc et assez intelligent pour ne pas se laisser prendre par Sir Henry. Nous nous sommes rendus à son invitation exprès pour connaître un peu les pièges qu'il tend et les intrigues qu'il veut nouer.

Pendant ce colloque entre le journaliste et le baron, Sir Henry Marwood avait conduit Lamirande un peu à l'écart. Il le tenait toujours affectueusement par le bras.

—Mon cher monsieur Lamirande, dit le vieux diplomate de sa voix la plus câline, il y a longtemps que je désire m'entretenir familièrement, à cœur ouvert, avec vous. Vous m'avez souvent combattu, mais je me suis toujours vivement intéressé à vous. Vous êtes un jeune homme de talent et d'avenir. Je vous considère comme le véritable représentant de votre race. Votre race, quoi que vous en pensiez, je ne lui veux que du bien. Je désire l'honorer en votre personne.

—Vous êtes bien trop flatteur, répondit froidement Lamirande qui entrevoyait déjà où son interlocuteur voulait en venir.

Il me croit capable de me vendre, pensa le député. Hélas! il a vu tant des nôtres se livrer à lui pour un peu d'or ou quelques misérables honneurs.

Son premier mouvement fut de repousser avec indignation l'offre que Sir Henry n'avait pas encore clairement formulée. Mais il se ravisa. Ne brusquons rien, se dit-il; par les efforts qu'il fera pour se débarrasser de moi, je pourrai juger de la noirceur du projet qu'il nous prépare.

Lamirande gardant le silence, Sir Henry continua:

—Je sais que votre ambition n'est pas personnelle, que vous ne désirez rien pour vous-même, que votre unique passion est de rendre service à votre pays, à vos compatriotes. J'admire ce noble désintéressement. Vous êtes député, non par goût, mais par devoir, n'est-ce pas? et si une autre position, où vous pourriez rendre encore plus de services aux vôtres, vous était offerte, vous l'accepteriez, n'est-il pas vrai?

—Sans doute, répondit Lamirande, je ne suis pas député par goût, mais je ne vois guère d'autre poste où je pourrais, en ce moment, être de quelque utilité réelle à mes compatriotes.

—J'en vois un, moi, et je vous l'offre; c'est celui de consul général du Canada, du futur Canada libre, à Paris ou à Washington, à votre choix!

Pour que le vieux scélérat m'offre un tel prix se dit Lamirande en lui-même, il faut qu'il ait grand besoin de m'éloigner du pays. Son projet doit être diabolique! Après un moment de silence, il jeta sur Sir Henry un regard qui força le tentateur à baisser les yeux.

—Certes, dit-il, votre offre est magnifique, trop belle; elle est même suspecte. Je vous prie de croire que mon poste, pour le moment, est ici, et ici je resterai.

—Mais vous n'y pensez pas! Quel bien vous pourriez faire à Paris, en établissant des relations plus intimes entre la France et le Canada; ou à Washington, en travaillant à l'avancement de ceux de vos compatriotes qui sont encore là-bas.

—Je pourrais peut-être y faire un peu de bien, mais mon devoir est de rester ici et de travailler à vous empêcher de faire du mal. Du reste, pourquoi m'offrez-vous cette position maintenant? Pourquoi n'avez-vous pas attendu le règlement de notre avenir national? Croyez-vous, Sir Henry Marwood, que je ne lis pas jusqu'au fond de votre âme?

La voix de Lamirande vibrait d'émotion. Sir Henry ne pouvait pas regarder le jeune député en face. Le vieil intrigant, qui avait mené à bonne fin cent affaires de ce genre, se sentait dominé, écrasé. Toutefois, changeant de ton, il fît un dernier effort, un coup d'audace.

—Très bien! dit-il, d'une voix devenue subitement dure et cassante. Jouons cartes sur table. Mon projet ne vous conviendra pas, j'en suis convaincu. Vous le combattez; mais vous le savez aussi bien que moi, tout ce que vous pourrez faire n'empêchera pas mon projet d'être accepté par la Chambre. Dès lors, pourquoi rejeter un poste où vous pourriez être utile à vos amis, à votre race? Vous allez les priver, par simple entêtement, pour le simple plaisir de me faire la guerre, d'avantages très considérables. Est-ce juste. Est-ce patriotique?

—Mais si vous ne redoutez rien de mon opposition, pourquoi tant d'efforts pour obtenir mon silence? Et si c'est par sympathie pour notre race que vous agissez, pourquoi exiger que j'achète cette position au prix d'une infâme trahison? Sir Henry, je suis chez vous et je ne vous dirai pas les paroles que vous méritez d'entendre. Mais vous comprendrez sans peine qu'après ce qui vient de se passer je ne puis rester davantage sous votre toit ni m'asseoir à votre table. J'ai bien l'honneur de vous saluer.

Puis il s'éloigna avec dignité, laissant le premier ministre tout abasourdi. Dans sa longue expérience des hommes et des choses, sir Henry n'avait jamais rien vu de semblable.

—Après tout, je l'admire, murmura-t-il. Et cette fois il était sincère en le disant.

Lamirande se dirigea vers l'endroit du salon où Leverdier causait encore avec le baron de Portal.

—Bien fâché, mon cher, dit-il, d'interrompre ton entretien avec M. le baron, mais il faut que je m'en aille et tu voudras sans doute partir avec moi.

Leverdier saisit la situation, et, s'excusant auprès du baron, il alla rejoindre son ami.

—Il a voulu t'acheter, sans doute, et tu l'as planté là! très bien! Mais faut-il absolument que nous nous en allions tout de suite? Je voudrais bien savoir un peu ce qui se brasse.

—J'en sais assez! Allons-nous en! Je te raconterai cela tout à l'heure. Allons-nous en au plus tôt. Ce n'est pas un endroit pour des chrétiens ici. L'atmosphère est toute remplie, tout épaisse de démons. On les voit presque. Viens-t'en!

Leverdier n'hésitait plus. En se dirigeant vers la porte du salon les deux amis rencontrèrent un jeune Anglais à la figure ouverte et agréable.

—Mon cher Vaughan, s'écria Lamirande, que je suis content de te rencontrer! Je te présente mon ami Leverdier, mon bras droit; ou plutôt je devrais dire que c'est moi qui suis son bras droit; car il est journaliste, c'est-à-dire faiseur et défaiseur de députés. Toi, mets ton paletot et viens nous accompagner jusqu'à la rue Rideau. Tu reviendras ensuite à temps pour le dîner.

—Vous ne dînez donc pas ici? demanda Vaughan surpris. Qu'est-ce que cela signifie?

—Viens, et nous causerons de cela au clair de la lune.

Tout en cheminant du côté de l'hôtel du parlement, Lamirande raconta à ses amis ce qui venait de se passer entre le premier ministre et lui. Puis s'adressant à Vaughan:

—Comment trouves-tu le procédé de ton respectable chef?

—D'abord, répliqua le jeune Anglais, il n'est pas mon chef. J'ai des idées politiques qui me guident, mais des chefs politiques qui me mènent, je n'en ai pas. Du reste, tu sais jusqu'à quel point j'abhorre ces abominables manigances qu'on appelle la diplomatie. Tout cela est honteux et indigne de la nature humaine.

—Pourtant, mon pauvre ami, la nature humaine devient l'esclave de ces manigances du moment que la religion cesse de la soutenir et de la fortifier.

—Sans vouloir me vanter, je puis dire que le seul respect de ma dignité humaine me protège contre ces bassesses.

—Tu n'as pas fini de vivre. Attends l'avenir avant de te prononcer définitivement. Tu n'as peut-être pas encore rencontré une tentation sérieuse sur ta route. Pour moi, je suis convaincu que, tôt ou tard, tu te jetteras, soit dans les bras de l'Église, soit dans quelque abîme effroyable. Car le sentiment de sa dignité, sans la grâce divine, ne saurait soutenir l'homme et le prémunir contre les chutes jusqu'au bout de sa carrière. Mais parlons politique... Tu n'as pas de chef, dis-tu; tu renies sir Henry et ses procédés; tu partages toutefois ses idées, tu soutiens ses projets, librement et honnêtement, soit; mais ces idées et ces projets, sir Henry ne les fait prévaloir que grâce à ces abominables manigances que tu condamnés avec tant de chaleur. Cela ne te fait-il pas douter un peu de la bonté de ces idées et de ces projets? N'est-il pas raisonnable de dire que ce qui est vraiment bon n'a pas besoin, pour réussir, de ces moyens ignobles?

—Je condamne ces moyens et je ne voudrais jamais les employer moi-même; mais je reconnais qu'il est difficile d'obtenir un succès quelconque dans le monde politique sans y avoir recours, à cause de l'esprit de vénalité qui règne partout.

—Et la fameuse dignité humaine, qu'en fais-tu?

—Si tout le monde avait le sentiment de cette dignité, elle suffirait; mais tout le monde ne l'a pas.

—Pourquoi tout le monde ne respecte-t-il pas cette dignité humaine, puisque ce sentiment est purement naturel? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas honnêtes?

—Le sais-je, moi! Pourquoi tous les hommes n'ont-ils pas la beauté physique? Pourquoi y a-t-il des infirmes, des bossus, des sourds-muets, des borgnes, des aveugles?

—D'un autre côté, il y a trop d'ordre, trop d'harmonie dans le monde visible pour qu'un homme raisonnable puisse parler du hasard. Admets donc un Dieu Créateur de toutes choses; une divine Providence qui surveille et gouverne toutes choses; une vie future où chacun sera récompensé selon ses œuvres; une chute originelle qui a gravement affaibli et vicié la nature humaine; un Dieu Sauveur qui a racheté l'homme déchu et lui a donné les moyens de reconquérir l'héritage céleste; admets ces vérités et tu pourras résoudre tous les redoutables problèmes que nous offre l'humanité.

—J'admets volontiers que ton système est d'une logique rigoureuse: tout s'y tient et s'enchaîne. S'il y a quelque chose de vrai en fait de religion, c'est la doctrine catholique. Mais... nous parlerons de cela plus tard. Maintenant, au revoir. Il faut que je m'en retourne.

Les trois compagnons se séparent. Vaughan retourne chez sir Henry, tandis que Lamirande et Leverdier regagnent leur hôtel.

—Tu avais bien raison, dit Leverdier; c'est un grand malheureux plutôt qu'un monstre. Si nous pouvions apprendre aux hommes à croire comme nous leur apprenons à lire!

—La foi est un don gratuit que Dieu accorde à qui il veut. Remercions-le de ce qu'il a daigné nous faire ce don inestimable, tandis que tant d'autres, qui en auraient fait peut-être un meilleur usage que nous, ne l'ont pas reçu. Prions surtout pour ceux qui n'ont pas la foi. Ils sont comme les paralytiques dont parle l'Évangile qui ne pouvaient pas se porter d'eux-mêmes à la rencontre du Sauveur pour être guéris: il leur fallait le secours de voisins charitables. Les autres malades qui représentent les pécheurs qui ont la foi, pouvaient se rendre sans aide aux pieds du Christ. Si grandes que fussent leurs infirmités, si horribles que fussent leurs plaies, ils étaient moins à plaindre que les paralytiques, puisqu'ils pouvaient se placer sans aide sur le chemin de l'Homme-Dieu et crier: Jésus, Fils de David, ayez pitié de nous! Imitons les âmes charitables de la Judée qui transportaient les perclus aux bords des chemins où Jésus devait passer. Portons les perclus spirituels, ceux qui n'ont pas la foi, portons-les par nos prières et nos bonnes œuvres au-devant du divin Maître afin qu'il les guérisse!

Pendant que les deux croyants s'entretenaient ainsi en regagnant leur appartement, Vaughan s'en allait lentement du côté opposé. Il était pensif. Les paroles de Lamirande l'avaient étrangement bouleversé. Un malaise vague, indéfinissable, comme le pressentiment d'un malheur, l'oppressait. Des aspirations confuses, qu'il ne pouvait pas analyser, agitaient son âme.

George Vaughan avait rencontré Lamirande plusieurs années auparavant dans un voyage à Québec. Dès les premières paroles échangées il s'était établi entre eux une vive sympathie. Tous deux possédaient un caractère franc, loyal, ouvert; tous deux éprouvaient de l'attrait pour la vraie politique et une invincible répulsion pour cette politique de contrebande dont la base est la corruption et dont le principal moyen d'action est l'intrigue. Mais là se bornaient la ressemblance entre eux. Autant le Canadien français était croyant, autant le jeune Anglais était sceptique.

Plus tard, s'étant retrouvés à Ottawa, la sympathie des premiers jours se changea en une véritable et sincère amitié. Vaughan ne se demandait guère d'où lui venait cette singulière affection pour Lamirande; ou plutôt il l'attribuait à une grande similitude de goûts et de caractère. Lamirande, plus clairvoyant, était convaincu que le courant mystérieux qu'il avait senti s'établir entre cet étranger et lui dès leur première rencontre ne pouvait s'expliquer par une cause naturelle. Croyant fermement au surnaturel, il s'était dit que cette amitié était l'œuvre de l'ange gardien de Vaughan; que cet esprit céleste avait choisi ce moyen pour conduire au salut l'âme confiée à ses soins.

Vaughan, avons-nous dit, était sceptique. Ce poison de l'incrédulité, il se l'était inoculé, dès son enfance, dans les écoles publiques de sa province. Devenu jeune homme il avait passé plusieurs années à Londres et à Paris, et la vie qu'il y mena, sans être une vie de débauche, n'était pas faite pour le rendre croyant. Mais s'il était sceptique, il n'était pas athée militant. Il ne niait pas l'existence d'un Dieu Créateur. Il lui semblait même qu'il devait y avoir un Principe universel quelconque. À la rigueur, il pouvait passer pour déiste. À ceux qui lui parlaient du monde surnaturel il répondait invariablement: “Je ne nie rien et je n'affirme rien”.

Cependant, après s'être lié avec Lamirande, il avait étudié la religion catholique; et à l'époque où nous le voyons il la connaissait mieux que bien des catholiques. Il répétait souvent, comme nous l'avons entendu dire ce soir, que s'il y avait quelque chose de vrai en fait de surnaturel, c'était la doctrine de l'Église. Mais s'il avait la science que l'homme peut acquérir par ses forces naturelles, il n'avait pas la foi que Dieu seul communique à l'âme par la grâce. Ses entretiens avec Lamirande sur la religion le troublaient toujours; néanmoins, il n'aurait pas voulu y renoncer pour la plus belle fortune du monde, car tout incroyant qu'il était, la foi de son ami le fascinait. Ce soir, il est plus tourmenté qu'à l'ordinaire. “Ah! se dit-il avec un soupir, en rentrant chez sir Henry, si je pouvais croire comme Lamirande!” C'est la première fois que son cœur, rempli jusqu'ici de sentiments vagues, émet un vœu aussi nettement formulé.

Les convives se mettent à table, et bientôt Vaughan, entraîné par le tourbillon de la conversation, oublie son trouble de tout à l'heure. Il est devenu, encore une fois, l'homme du monde affable, correct, spirituel mais sceptique.

Au dîner, Vaughan se trouve placé à côté de M. Aristide Montarval, député de la ville de Québec. Une élection partielle avait eu lieu au commencement de décembre, par suite de la démission inexpliquée du député siégeant; et Montarval qui, jusque-là, ne s'était guère mêlé de politique et qui passait pour un radical avancé, s'était tout à coup présenté comme conservateur contre un autre conservateur de vieille date. À la surprise générale, sir Henry l'avait accepté, lui nouveau converti, comme candidat ministériel, de préférence à son concurrent. Ce titre de candidat ministériel, joint à l'appui des radicaux qui ne semblaient pas trop froissés de le voir se présenter comme conservateur, lui avait valu un éclatant triomphe qui ne laissa pas d'intriguer le monde politique. Cette élection, sur laquelle il plane un certain mystère, est l'un des sujets de conversation à la table de sir Henry. Montarval est très riche, et s'est déjà distingué comme orateur. C'est une belle acquisition pour le parti conservateur, se dit-on de toutes parts; car il est bien connu que le nouveau député, sans prendre une part ostensible aux affaires politiques, avait toujours professé et propagé les idées avancées. Sir Vincent Jolibois, le principal représentant de l'élément français dans le cabinet, avait même manifesté timidement des scrupules de reconnaître l'orthodoxie ministérielle et conservatrice de cette candidature. Il s'en était ouvert à son collègue et chef, sir Henry Marwood. Celui-ci l'avait rassuré en disant que Montarval avait un talent remarquable et que le talent est toujours digne d'admiration. Sir Vincent s'était rendu à ce raisonnement sans réplique. D'ailleurs, avait-il dit à un ami qui, lui aussi, avait des craintes au sujet de cette candidature néo-conservatrice, il faut maintenir la discipline dans les rangs du parti, et du moment que notre chef est satisfait nous devons l'être également. De même qu'il ne faut pas être plus catholique que le pape, de même aussi il ne faut pas être plus conservateur que le chef du parti.

C'est ainsi que le radical Montarval était devenu conservateur. La Nouvelle-France ayant hasardé une simple observation sur la facilité avec laquelle le parti conservateur absorbait et s'assimilait les aliments les plus indigestes, il y eut dans la presse un tollé général contre Leverdier. Pendant quinze jours on le traita, dans les deux langues, de grossier, de malappris, d'hypocrite, de jaloux, d'ambitieux, etc. Même la Libre-Pensée, qui avait abîmé Montarval pour s'être fait réactionnaire, fournit sa bonne part à ce concert malsonnant d'imprécations.

Vaughan lia conversation avec son voisin; et comme on parle volontiers de ceux qu'on aime, il voulut entretenir le nouveau député de leur collègue absent, Lamirande. À la mention de ce nom, il remarqua dans les yeux de Montarval une telle expression de haine qu'il se sentit glacé.

—Décidément, se dit-il en lui-même, notre nouveau collègue n'est pas un homme sympathique! Quelle différence entre Lamirande et lui! Lamirande attire, celui-ci repousse. Les deux pôles d'un aimant, quoi! Est-ce magnétisme animal? Est-ce autre chose?

Le festin se prolongea jusqu'à une heure avancée et se termina sans incident remarquable.

Chapitre V

Noli diligere somnum, ne te egestas opprimat.

N'aimez point le sommeil, de peur que la pauvreté ne vous accable.

Prov. XX, 13.

Rendus à leur modeste appartement, rue Wellington, Lamirande et Leverdier se mirent à discuter sérieusement la situation politique.

—Elle est très grave, dit Lamirande, car je suis convaincu que sir Henry Marwood médite quelque coup de Jarnac plus perfide qu'à l'ordinaire. Mais que faire?

—Pour moi, dit Leverdier, je vais écrire sur le champ un article qui fera un peu d'émoi dans le camp ministériel, j'en réponds.

—C'est très bien; et pendant que tu seras ainsi occupé je vais brocher quelques lettres pour mettre nos amis au courant de la situation.

Député et journaliste se mirent à la besogne de bon cœur. Voici l'article qu'écrivit Leverdier et qu'il intitula:

DORMEZ EN PAIX!

“La semaine prochaine, sir Henry Marwood soumettra aux Communes son projet pour régler définitivement le sort politique du Canada.

“Pour nous, Canadiens français, il s'agit de notre avenir national. Tout ce que nous avons de plus cher et de plus sacré est en jeu: notre religion, notre langue, nos institutions, nos lois, notre autonomie.

“Existerons-nous comme peuple demain? Voilà le problème redoutable qui se dresse devant nous.

“La presse ministérielle et soi-disant conservatrice répand sur le pays les flots de son optimiste somnifère. Dormez, dit-elle, aux habitants de la province de Québec, donnez en paix, dormez sur toutes vos oreilles, car sir Henry est premier ministre et sir Vincent est son très humble serviteur.

“Quelle inquiétude pouvez-vous avoir? Sir Henry est franc-maçon, c'est vrai, mais il respecte l'Église, il raffole de notre langue qu'il parle couramment, il admire nos institutions. Il était jadis partisan déclaré de l'union législative, mais aujourd'hui il verserait son sang pour le maintien du statu quo. L'autonomie des provinces n'a pas d'ami plus sincère que ce centralisateur converti. Qu'on dorme en paix, puisque ce gardien né de nos droits veille.

“Des esprits chagrins, disait l'autre jour le Mercure, organe en chef des ministres dans la province de Québec, des esprits chagrins cherchent à créer du malaise parmi nos populations en soulevant des préjugés contre nos hommes publics, contre les chefs conservateurs qui ont reçu de Dieu la mission de conduire notre pays dans les voies du progrès moral et matériel.

“Méchants esprits chagrins, dormez donc plutôt!

“De quel droit, esprits chagrin, rappelez-vous sans cesse que le chef du cabinet est affilié à la secte maçonnique; que sir Vincent, collègue de sir Henry, a jadis, voté pour l'école neutre et obligatoire; que M. Vilbrèque, autre collègue de sir Henry, dans un accès d'anglomanie, a déploré, un jour, les dépenses excessives que l'usage de la langue française occasionne; que M. Dutendre, troisième collègue français de sir Henry, a déclaré que les législatures provinciales ne sont, après tout, que de grands conseils municipaux. Ce sont là des préjugés que vous soulevez très indignement contre de braves gens qui distribuent le patronage, les impressions et les subventions d'une façon tout à fait orthodoxe. Sir Vincent n'a-t-il pas dit, l'été dernier, dans son grand discours-programme, qu'un “pays où le patronage est distribué d'une manière judicieuse et équitable est un pays bien gouverné, c'est-à-dire heureux.”

“Pourquoi doutez-vous, esprits chagrins?

“Il s'agit d'élaborer un projet de constitution qui sauvegarde les droits de l'Église, les droits des parents sur l'éducation de leurs enfants, les droits de l'élément français, l'autonomie provinciale; donc confions, en toute sûreté, la réalisation de ce projet à des francs-maçons, à des partisans de l'État enseignant, à des ennemis de notre langue et de nos institutions provinciales. La discipline de parti le veut ainsi. Or il n'y a que les “esprits chagrins” qui préfèrent la logique à la discipline de parti.

“Douter de l'efficacité du patronage bien distribué, c'est un crime; s'insurger contre la discipline de parti au profit de la logique, c'est un acte de folie.

“Donc, habitants de la province de Québec, dormez en paix, car sir Henry et ses brillants collègues veillent sur nous.”


Leverdier donna lecture à Lamirande de ces quelques lignes.

—Ce n'est pas un article extraordinaire, dit le journaliste, mais il fera hurler la presse ministérielle, et en hurlant, elle se compromettra. Que pouvons-nous faire davantage pour le moment? Nous sentons bien, toi et moi, qu'il se trame ici quelque noir complot. Mais nous ne saurions faire partager nos convictions au public. Raconter ta conversation avec Sir Henry, c'est nous exposer à un démenti catégorique de sa part, car ce n'est pas un mensonge qui ferait reculer le vieux scélérat. D'ailleurs, nos propres gens sont tellement entichés de lui qu'ils regarderaient cette tentative de corruption comme un acte très gracieux. Voyez! diraient-ils cet excellent sir Henry a voulu honorer notre race, et cet entêté de Lamirande l'a grossièrement insulté Nous sommes bien malades!

—En effet, l'avenir est très sombre, répliqua Lamirande; mais ne perdons pas espoir même quand tout sera désespéré. N'oublions pas que Lazarre était enseveli et sentait déjà mauvais lorsque le Seigneur l'a ressuscité!

Chapitre VI

Et ambulant per vias tenebrosas.

Ils marchent par des voies ténébreuses.

Prov. II, 13.

Deux jours après la réception et le banquet chez sir Henry, les journaux de la capitale annoncèrent que le premier ministre était tellement indisposé qu'il ne ,pouvaient ni assister aux séances de la Chambre ni recevoir des visiteurs. La vérité vraie, c'est qu'il avait quitté Ottawa le lendemain du dîner et s'était rendu secrètement à Kingston où il gardait le plus strict incognito.

Vers neuf heures du soir, il sortit de l'hôtel où il était descendu et se rendit à une maison isolée d'un des faubourgs de la ville. Il frappa d'une manière toute particulière. Quelqu'un à l'intérieur lui pose des questions auxquelles il répond; puis la porte S'ouvre, et sir Henry se trouve dans le lieu de réunion du Suprême Conseil de la Ligue du Progrès. Ce Suprême Conseil se compose de deux délégués de chaque Conseil Central. Celui qui préside est le même que nous avons vu diriger le Conseil Provincial de Québec. L'un des représentants du Conseil Central de Montréal est Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée, que nous avons aussi vu figurer à la vieille capitale.

À peine sir Henry est-il arrivé que la séance s'ouvre par une horrible prière à Satan que le président récite en se tournant vers un immense triangle placé au fond de la salle. Devant ce triangle, dont la principale pointe est en bas, emblème de Lucifer, de l'encens brûle sur un autel.

—Mes frères, dit le président, nous voici au complet. Je vous félicite de votre exactitude à vous rendre aux séances du Suprême Conseil. Aussi, grâce au zèle que vous déployez dans vos travaux, pouvons-nous envisager l'avenir avec confiance. Lors de notre dernière réunions, j'avais l'honneur de vous communiquer officiellement la nouvelle que nos efforts avaient pleinement réussi; qu'avec le concours intelligent de nos frères en Angleterre et aux États-Unis, le lien colonial était rompu. C'était le premier pas dans la bonne voie. Mais ce n'était qu'un premier pas. Vous le savez, notre dessein était de faire entrer immédiatement le Canada dans l'union américaine. Malheureusement, les graves événements que vous connaissez, nous ont forcés à ajourner indéfiniment la réalisation de ce projet. Il a fallu adopter un autre but politique. Le comité exécutif a estimé que, vu l'impossibilité d'incorporer le Canada aux États-Unis, c'était l'union législative de toutes les provinces qui nous offrait le meilleur moyen d'extirper radicalement du sol canadien l'infâme superstition qui empêche notre peuple de marcher dans les sentiers du véritable progrès. Cette décision a été ratifiée par le Suprême Conseil à sa dernière réunion. Le comité exécutif a donc exercé l'influence dont notre ordre dispose sur les législatures provinciales pour les amener toutes à remettre au parlement fédéral le règlement définitif de la question de notre avenir politique. Aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous annoncer officiellement que cette partie de notre programme est exécutée. Le frère Marwood, à ma demande, a aussitôt convoqué le parlement fédéral. Nous avons maintenant à délibérer sur ce qu'il convient de faire à Ottawa. Que vous en semble-t-il? La parole est aux frères qui ont quelques observations à faire, quelque projet à soumettre à ce Suprême Conseil?

Après un instant de silence.

—Le frère président, fit un affilié, a sans doute quelque proposition à nous soumettre ', nous l'écoutons.

—En effet, j'ai un projet à soumettre au Conseil mais je voudrais, auparavant, entendre les observations que mes frères peuvent avoir à faire sur la situation.

—Nous pourrions mieux délibérer, dit le même affilié, si le frère président voulait bien nous faire connaître d'abord son projet. Il est bien rare que le Conseil ait à modifier les plans de son chef.

—En bien! reprend le président, voici comment j'envisage la situation. Nous ne saurions réussir à faire accepter l'union législative en la proposant ouvertement au parlement. Les députés canadiens-français, les députés catholiques des autres provinces et le groupe Houghton n'en voudront jamais. Il faut donc que le projet gouvernemental soit assez habilement conçu et rédigé pour établir effectivement l'union législative tout en conservant les apparences et le nom d'une confédération. Il faut que nous nous contentions aujourd'hui de déposer les germes de l'union; plus tard, et peu à peu, nous développerons notre œuvre jusqu'à son entier épanouissement. Il faut que dans chaque garantie accordée aux provinces il y ait un mot, une phrase équivoque que nous puissions, en temps opportun, interpréter en faveur du pouvoir central. Voici un projet de constitution que j'ai préparé, avec l'aide du comité exécutif, et que je soumets à la considération du Suprême Conseil. Le frère secrétaire voudra bien en donner lecture.

Le frère secrétaire, qui n'est autre que le frère Ducoudray, lit le document qui est un véritable chef-d'œuvre d'habileté infernale. Pas un article sans piège dissimulé avec un art surhumain; pas une disposition sans équivoque savamment agencée. Tous les frères sont dans l'admiration. Le projet est agréé presque sans discussion.

—Il est donc statué, dit le président, par le Suprême Conseil de la Ligue du Progrès, que le projet de constitution que nous venons d'adopter doit être présenté au parlement sans délai. Le secrétaire gardera l'original dans les archives du Suprême Conseil et il en remettra une copie authentique au frère Marwood. Il est ordonné, de plus, que le frère Marwood fera voter ce projet par le parlement fédéral et qu'il ne pourra point le modifier ou le laisser modifier sans le consentement du Comité exécutif. Est-ce là le plaisir de ce Suprême Conseil?

Tous manifestent leur assentiment, et le frère secrétaire fait au registre les inscriptions voulues par le règlement de la Ligue.

—Et si le parlement refuse de voter ce projet, demande le frère Marwood, que faudra-t-il faire? J'ai peur que, malgré l'incontestable habileté de la rédaction, Lamirande et Houghton ne fassent voir la véritable portée de cette nouvelle constitution.

—Nous avons fait la part très large à la prudence, répond le président; maintenant, il faut de la hardiesse, de l'audace pour réussir. Si la Chambre regimbe, vous la ferez dissoudre. Un appel aux électeurs nous sera favorable, car nous prendrons les moyens voulus pour qu'il le soit. L'esprit de parti et la corruption sont toujours les forces vives de la politique. Comptez là-dessus, frère Marwood, sur notre admirable organisation qui enveloppe tout le pays, et spécialement sur l'aide de notre Dieu, le Dieu de la Liberté, du Progrès et de la Vengeance. Mais ce Lamirande, est-ce bien certain que vous ne pourrez pas le corrompre?

—Le corrompre! Vous ne l'ignorez pas, frère Président, j'ai fait de mon mieux , et les frères savent que je ne manque pas précisément de talent quand il s'agit de me débarrasser d'un adversaire gênant. Eh bien! je n'ai pas pu l'entamer. Et je connais assez les hommes pour savoir que c'est inutile de recommencer mes efforts auprès de lui.

Puis le frère Marwood raconte au Suprême Conseil ce qui s'était passé entre Lamirande et lui, le soir du banquet.

Le président se penchant vers Ducoudray, lui dit tout bas.

—Rappelle-toi bien tous ces détails que Marwood vient de nous raconter; prends-en note. Cela nous servira en temps et lieu.

—Je ne vois pas, dit Ducoudray, comment nous pourrons tourner cet incident contre Lamirande. C'est plutôt en sa faveur....

—Tu verras plus tard l'usage que nous pourrons en faire.

Bientôt le Suprême Conseil se disperse. Le président et le frère Marwood se rendent ensemble à Ottawa; tandis que Ducoudray emporte les archives avec lui à Montréal.

Chapitre VII

Prudentia carnis mors est.

La prudence de la chair est mort.

Rom. VII, 6.

Leverdier ne s'était pas trompé: son article souleva une tempête. Le Mercure, principal organe ministériel, ouvrit le feu par un écrit pompeux. En voici quelques extraits:

“Nous sommes arrivés à une époque décisive de notre histoire; le moment est solennel: une nation va naître. De simple colonie que nous étions tout à l'heure, nous passons à l'état de peuple libre et entièrement indépendant. Le moment est donc solennel, avons-nous dit, et nous devrions tous tenir un langage digne de la grandeur des événements qui se préparent.

“Nous avons profondément regretté de lire, ces jours-ci, dans une feuille obscure de Québec, un article très déplacé, et par la forme et par le fond. La forme est légère, triviale, badine, ironique. Ce n'est pas ainsi qu'il convient de discuter les graves questions du jour. Pour le fond, c'est pis encore: appel aux préjugés religieux et nationaux, manque de charité chrétienne, manque de respect envers l'autorité constituée, manque de déférence envers nos chefs politiques. Tous les manquements à la fois y sont.

“L'auteur de cet écrit pousse l'indélicatesse et la passion jusqu'à rappeler que notre chef politique, le premier ministre de ce pays, fait partie de la franc-maçonnerie. Sans doute, nous condamnons la franc-maçonnerie puisque notre église la condamne; mais il ne faut pas oublier que les églises protestantes ne la condamnent pas, et que sir Henry est protestant. Il ne faut pas oublier que non seulement les églises protestantes ne condamnent pas la franc-maçonnerie, mais que plusieurs ministres protestants, et des plus éminents, appartiennent à cette société. Ce qui prouve, et que les religions protestantes ne voient pas la franc-maçonnerie d'un mauvais œil, et que la franc-maçonnerie n'est pas hostile, comme certains exaltés le prétendent, à toute religion, au christianisme même.

“Malgré ces vérités incontestables, on fait un crime à sir Henry d'être franc-maçon. On veut jeter le doute et le trouble dans l'esprit de notre population; on veut lui rendre suspects les chefs de l'État; on sape l'autorité; on attise le feu des préjugés nationaux et religieux. Tout cela est révolutionnaire et antisocial. Nous vivons dans un pays de population mixte, ne l'oublions jamais; nous sommes la minorité en ce pays, ne l'oublions pas, non plus. Vivons donc en paix avec les protestants, les Anglais et les francs-maçons. C'est notre devoir puisque la Providence nous a placé au milieu de ces divers éléments. Respectons leurs opinions si nous voulons qu'ils respectent les nôtres. Donnons-leur fraternellement la main. Ne les aigrissons pas si nous ne voulons pas qu'ils se coalisent contre nous pour nous écraser. Soyons de notre époque et de notre pays. Ayons confiance dans la sagesse et le patriotisme de nos chefs. Confions-nous à leur loyauté, et soyons assurés que nos privilèges seront respectés. Ne portons pas une main sacrilège sur la Confédération. Contentons-nous de la perfectionner, en nous laissant guider, dans cette œuvre si délicate, par les chefs qui ont reçu la mission de conduire le pays. Ceux qui demandent l'union législative ne sont pas plus révolutionnaires que les utopistes dangereux qui voudraient désunir les provinces. Nous sommes dans un juste milieu; restons-y.”

Toutes la petite presse ministérielle se mit aussitôt à faire entendre la même note avec des variations qui étaient principalement des attaques violentes et personnelles contre Lamirande et Leverdier qu'on accusa de jalousie, d'ambition, de haine. Plusieurs de ces écrivains, qui étaient grassement payés pour chanter les louanges des ministres, s'indignaient à la pensée que cette scandaleuse croisade contre l'autorité civile entreprise par la Nouvelle-France et ses partisans était inspirée par l'amour du lucre! Et, invariablement, ces discours se terminaient par un fervent appel à la charité chrétienne.

La Libre-Pensée, organe des radicaux ouvertement favorables à l'union législative, fît feu et flammes, elle aussi, contre les séparatistes. Crétins, calotins, hypocrites, impuissants, rongeurs de balustres, cagots, cafards, jésuites de robe courte, escobars, arriérés, éteignoirs, tenants du moyen âge, ennemis du progrès, fanatiques, inquisiteurs, Torquemadas au petit pied, descendants encroûtés de Pierre l'Ermite, tartufes, Basiles, voilà le canevas sur lequel ce journal et ses satellites brodaient. Tous demandaient, à hauts cris, au nom de l'économie, l'union législative. Nous sommes trop gouvernés, répétaient-ils sans cesse. Plus de provinces, plus de législatures provinciales, plus de mesquins préjugés de races et de religion. Abattons tout cela et établissons un gouvernement unique, fort, large, économe, et une seule nationalité.

À Québec se publiait dans ce temps-là un journal intitulé le Progrès catholique, dirigé par Hercule Saint-Simon que le lecteur a déjà vu, en compagnie de Lamirande, faire une visite d'enquête pour le compte de la Saint-Vincent-de-Paul.

Homme de talent réel, mais peu sympathique, le rédacteur du Progrès avait dans le regard quelque chose de faux et de froid qui faisait éprouver un étrange malaise à tous ceux qui venaient en contact avec lui. Doué d'une certaine allure énergique, violente même, il passait, aux yeux de ceux qui ne voient que la surface des choses, pour un homme fortement trempé, pour un caractère. Avant l'époque où commence notre récit, il s'était jeté avec une grande ardeur dans le mouvement séparatiste, à la suite de Lamirande et de Leverdier. Mais tout en les proclamant ses chefs, tout en arborant leur drapeau, il ne voulait pas toujours suivre leurs conseils ni adopter leur langage ferme et modéré, leurs procédés marqués au coin de la sagesse. Depuis un mois surtout il semblait s'être fait casseur de vitres de profession.

Sans doute, il faut parfois casser les vitres, en réalité, comme au figuré. Un homme est renfermé dans une chambre où l'air respirable manque complètement. La porte est fermée à clé, barricadée; toutes les issues sont hermétiquement closes. L'homme étouffe. Déjà il est sans connaissance. Que faire? Vous cassez une vitre. L'homme respire, il est sauvé. Dans le monde moral, il y a des situations analogues où il est nécessaire de casser les vitres. C'est le seul moyen qui reste de faire circuler un peu d'air pur dans les prisons où la routine et les préjugés ont renfermé et asphyxient leurs victimes. Mais M. Saint-Simon ne faisait guère plus autre chose que casser les vitres. Il en cassait partout, toujours et à propos de rien. Le bruit des vitres cassées avait attiré sur lui tous les regards sans toutefois lui gagner les cœurs.

Le rédacteur du Progrès catholique répondit donc à l'article de la Nouvelle-France par un éclat formidable. Il intitula son écrit: Est-ce la guerre que l'on veut? Dans cet écrit, non seulement il demandait la sortie de la province de Québec de la Confédération, mais il poussait les Canadiens français à s'organiser militairement, à se procurer des armes et à se rendre à Ottawa pour surveiller les délibérations du parlement. Il fît une charge incroyable contre tous les protestants, sans distinction, déclarant qu'ils étaient tous ligués contre les catholiques pour les massacrer. Et il terminait son article d'énergumène en donnant clairement à entendre que le jour où la province de Québec serait délivrée du joug fédéral, les Anglais qui s'y trouveraient n'auraient qu'à se bien tenir.

En lisant cet article, Leverdier eut un mouvement de sainte colère. Il quitta précipitamment le cabinet de lecture du parlement, traversa le couloir et, appelant un page, fit mander Lamirande qui était à son siège de député.

—As-tu vu la dernière bêtise de Saint-Simon? s'écria-t-il.

—Oui, fit tranquillement Lamirande, j'ai vu cet écrit, c'est plus qu'une bêtise, c'est un crime.

—Cet homme-là est-il fou?

—Non, mon ami, il n'est pas fou. Il est quelque chose de pire qu'un fou.

—Je ne vois guère rien de pire et de plus dangereux qu'un fou qui se mêle d'écrire, répliqua vivement Leverdier.

—Un traître est plus dangereux qu'un fou, fit Lamirande.

—Grand Dieu! s'écria le journaliste, tu le soupçonnes de nous trahir! Tu vas plus loin que moi, je ne l'accuse que d'un manque incroyable de tact et de jugement.

—Je vais plus loin que toi, en effet. Je ne porte pas un jugement téméraire en te disant que Saint-Simon nous trahit froidement.

—Mais sur quoi te bases-tu pour croire à tant de perfidie chez cet homme qui, après tout, prétend défendre la même cause que nous?

—Tu n'ignores pas que l'on peut trahir une cause tout en prétendant la défendre. C'est même le procédé favori de nos jours. C'est le raffinement de la trahison.

—Oui, mais enfin, as-tu quelque preuve contre lui? Sur quoi s'appuient tes soupçons?

—Ce ne sont pas des soupçons, c'est une certitude morale, une conviction profonde.

—Mais encore, dis-moi sur quoi elle repose, cette certitude morale? Tu n'as pas l'habitude de juger à la légère et sans preuves. J'avoue que l'article est affreux, abominable. En le lisant, j'ai frémi d'indignation, et si j'avais eu le malheureux sous la main, je ne sais pas trop ce que je lui aurais fait. Mais, après tout, ne peut-on pas mettre cet écrit sur le compte de la bêtise humaine, qui est grande, tu le sais.

—Oui elle est grande, mais la perversité humaine est grande aussi. Ce sont deux immensités dont Dieu seul peut voir les limites. Si je n'avais que l'écrit de Saint-Simon pour me guider, je jugerais l'incident probablement comme toi. Mais je sais que ce malheureux était naguère affreusement travaillé par le démon de la richesse et j'ai lieu de craindre qu'il n'ait succombé à la tentation. J'ai appris, ce matin même, que depuis quelque temps Saint-Simon voit M. Montarval dans l'intimité.

—Je sais, en effet, qu'ils sont intimes.

—Je l'ignorais jusqu'ici. Mais ce que je n'ignorais pas, c'est que M. Montarval est l'homme le plus épouvantable que j'aie jamais vu... un monstre... J'en frissonne encore. Je ne puis t'en dire davantage, je me suis engagé au silence sur certains détails. Cet engagement ne me lie peut-être pas d'une façon absolue; mais, enfin, qu'il me suffise de te dire que celui qui fréquente assidûment Aristide Montarval ne saurait être autre chose qu'un misérable. Les événements ne me donneront que trop tôt raison.

Bien que quelque peu intrigué, Leverdier n'insista pas davantage. Il connaissait trop bien son ami pour douter de la sûreté de son jugement. Après un moment de silence, le journaliste reprit:

—Mais l'article, que faut-il en faire?

—Je viens de faire tout en mon pouvoir pour réparer le mal. Au commencement de la séance, j'ai désavoué l'écrit et son auteur. J'ai déclaré que cet article insensé n'exprime pas nos sentiments; que nous ne sommes pas animés par la haine des autres peuples qui habitent ce pays, mais pas l'amour de notre race, de notre nationalité, de notre religion, de notre langue et de nos traditions; que nous croyons mieux sauvegarder toutes ces choses sacrées en nous retirant de la Confédération, maintenant que l'occasion s'en présente; mais que nous ne menaçons personne. Je crois que tu feras bien de répéter la même chose dans ton journal. Pour le moment; il n'y a rien autre chose à faire. Les événements vont se précipiter. Attendons.

Chapitre VIII

Nihil est iniquius quam amare pecuniam: hic enim et animam suam venalem habet.

Il n'y a rien de plus injuste que d'aimer l'argent; car un tel homme vendrait son âme même.

Eccli. X, 10.

Hercule Saint-Simon s'était lancé dans le journalisme sans préparation morale, sans avoir purifié ses intentions. Il voulait faire le bien au moyen de son journal; mais, tout en faisant le bien, il comptait arriver en même temps à l'aisance d'abord, puis à la richesse. Le pain quotidien, c'est-à-dire le nécessaire pour un homme de sa position sociale, n'était pas assez: il lui fallait les douceurs de la vie. Et comme le journalisme vraiment catholique est plus fécond en déceptions et en déboires qu'en succès financiers, il s'aigrissait et s'irritait de plus en plus. Voyant qu'il n'avait pas l'abnégation voulue pour continuer son œuvre, ingrate au point de vue mondain, il aurait dû l'abandonner et chercher ailleurs, par des moyens légitimes les biens terrestres qu'il convoitait. Mais il aimait le journalisme à cause du prestige et de l'influence que cette profession confère à celui qui l'exerce avec talent. Le bruit des polémiques le grisait, les discussions auxquelles on se livrait autour de son nom flattaient sa vanité. Rester journaliste honnête, même journaliste catholique, tout en devenant riche, tel était d'abord son rêve.

Il commença par faire des réclames, moyennant finance, en faveur de certaines entreprises commerciales et industrielles. Comme ces entreprises étaient honorables, il pouvait, à la rigueur, se dire qu'il recevait le prix d'un travail légitime; mais ses besoins factices augmentant toujours et ce genre d'affaires lui paraissant bientôt restreint, il agrandit le cadre de ses opérations. Lorsque les promoteurs de grandes entreprises ne venaient pas à lui, il allait à eux, et leur donnait habilement à entendre que le moyen le plus sûr de ne pas trouver en lui un adversaire acharné, c'était de payer grassement son concours. Puis, glissant toujours sur la pente, il mit sa plume au service d'affaires douteuses, interlopes, enfin absolument mauvaises.

Pourtant la richesse n'arrivait pas encore assez vite. Son caractère de journaliste catholique, qu'il conserva toujours, apparemment, le gênait. Aux temps agités où commence notre récit, il entrevit la possibilité de faire fortune d'un seul coup. Mais pour atteindre ce but, il lui faudrait abandonner ses nationaux dans leurs luttes patriotiques, se livrer aux ennemis de sa race, favoriser leurs menées ténébreuses, trahir, en un mot, la cause sacrée de la patrie et de la religion. Le malheureux se cramponnait à cette idée qui lui revenait sans cesse: je n'irai pas jusqu'au bout, et quand je serai riche, indépendant de tout le monde, je pourrai facilement, et en peu de temps, réparer le mal que j'aurai fait.

Il en était là, lorsque nous l'avons entendu émettre ses sophismes sur la puissance de l'or et la nécessité de la richesse pour accomplir le bien dans le monde politique. À l'époque de sa conversation avec Lamirande était-il déjà perdu? Depuis longtemps il était tenté, affreusement tenté par le démon qui fit tomber un des Douze. Toutefois, comme nul n'est jamais éprouvé au-dessus de ses forces, il aurait pu résister à ce redoutable assaut, s'il eût suivi le sage conseil de son véritable ami: une courte et fervente prière, un seul cri de détresse vers le Cœur de Jésus, et il était sauvé.

Lorsque les disciples allaient être engloutis par les vagues, ce fut une prière de quatre mots qui écarta le danger: Domine, salva nos, perimus!

Mais un mouvement d'orgueil étouffa ce cri qui montait déjà à ses lèvres. C'était une dernière grâce qu'il repoussait.

En quittant Lamirande, il était entièrement sous l'empire du Tentateur. Une rage étrange contre tous ses anciens, et particulièrement contre le meilleur de tous, s'était emparée de son âme. Autant il estimait et admirait jadis le jeune député, autant maintenant il le détestait. Auparavant, même au milieu de ses faiblesses et de ses misères, il aurait voulu imiter les vertus de Lamirande, posséder son désintéressement, sa force de caractère. Ces salutaires aspirations s'étaient subitement changées en une jalousie atroce et cruelle. Trop lâche pour s'élever jusqu'aux hauteurs où se tenait son ancien ami, il aurait voulu l'entraîner avec lui dans la fange où il allait se plonger. Et se sentant impuissant à ravaler ce chrétien à son propre niveau, il prit la détermination de lui faire autant de mal que possible.

Il était dans cette disposition d'esprit lorsqu'un soir il rencontra M. Montarval au club qu'il avait la mauvaise habitude de fréquenter sous prétexte d'y recueillir des nouvelles et des idées.

—Eh bien! monsieur Saint-Simon, s'écria M. Montarval, comment va le journalisme à bons principes? À merveille, sans doute, car lorsqu'on travaille pour votre bon Dieu il parait que tout le reste, la bonne chère, les beaux habits, les meubles de luxe et les chevaux pur sang, il parait, dis-je, que tout cela vous vient par surcroît. Est-ce bien le cas? Dites donc?

Au lieu de répondre avec fierté à ce persiflage blasphématoire, le malheureux rougit en balbutiant:

—Il ne faut pas prendre tout à la lettre dans la Bible.... On y trouve beaucoup d'allégories et de choses obscures.... Tout ce que je puis dire, c'est que le journalisme comme je l'ai fait jusqu'ici ne donne malheureusement pas la fortune. C'est bien dommage, car c'est une profession que j'aime.

—Il y aurait peut-être moyen de rendre cette profession plus lucrative, répliqua Montarval qui dardait sur Saint-Simon son regard perçant.

Le journaliste se troubla, baissa les yeux et murmura un peut-être à peine intelligible. Mais c'en était assez pour fixer Montarval sur la valeur de son homme.

—Venez chez moi, dit-il; nous converserons là à notre aise.

Saint-Simon le suivit, et quelques instants après ils gravissaient le perron qui conduisait à la somptueuse demeure du jeune Français. Cette résidence princière dominait la terrasse Frontenac et le fleuve Saint-Laurent. De ses fenêtres Montarval avait une vue magnifique. À droite, Saint-Romuald et les campagnes du sud bornées au loin par une frange de montagnes bleues; en face, Notre-Dame et Saint-Joseph-de-Lévis; à gauche, l'île d'Orléans et la riante côte de Beaupré adossée aux Laurentides. La maison était meublée avec un luxe oriental. Tout y respirait la mollesse et la volupté. C'était la réalisation du rêve de Saint-Simon.

Montarval conduisit le journaliste à une vaste pièce, moitié salon, moitié cabinet de travail. Un valet, répondant à son appel, apporta du vin et des cigares.

—Maintenant, dit-il, nous pouvons causer sans crainte d'être dérangés. Ainsi, continua-t-il, le journalisme à bons principes ne mène pas à la fortune! Un sage a dit que la vertu sans argent est un meuble inutile.

—En effet, répliqua Saint-Simon, le manque de ressources paralyse la presse en ce pays; il paralyse, en général, nos hommes publics. Dans un pays constitutionnel, pour pouvoir se livrer avec avantages au journalisme ou à la politique, il faut posséder la fortune. Pourquoi vous qui êtes riche ne vous lancez-vous pas dans la politique? Vous y feriez bientôt votre chemin.

—J'y ai songé quelquefois, et j'y songe dans le moment, répond Montarval. Il me serait facile, sans doute, de me faire élire; mais un député, pour arriver rapidement, a besoin d'un journal sur lequel il puisse compter. Je pourrais bien en fonder un, me direz-vous. Oui, mais, je l'avoue, je m'entends peu aux affaires. J'aurais peur, si je m'aventurais dans le journalisme, d'y laisser la peau et les os. Je serais prêt à payer une somme ronde pour avoir l'appui d'un journal, sans être disposé à risquer ma fortune.

Montarval s'arrêta ici pour donner à ses paroles le temps de produire tout leur effet sur le journaliste. Il versa un verre de vin et le présenta à Saint-Simon qui le saisit d'un mouvement nerveux et le but d'un trait, sans regarder son tentateur. Celui-ci, dégustant son tokai tranquillement, continua:

—Ne pourrions-nous pas en venir à une entente, vous et moi? Vous êtes journaliste, vous connaissez votre métier, mais les fonds vous manquent. Moi, j'ai des fonds, mais pas d'expérience. Nous possédons chacun un excellent avoir, mais, pour faire fructifier nos capitaux respectifs, il faudrait les unir. Qu'en dites-vous?

—L'idée me parait excellente. Veuillez me faire connaître les détails de votre projet.

—Oh! c'est bien simple. Je vous donnerai, disons vingt mille piastres; ou plutôt, pour que l'affaire soit plus régulière, je vous les prêterai contre billet; mais avec l'entente formelle que je ne vous en demanderai pas le remboursement aussi longtemps que le journal me donnera satisfaction.

—Mais quelle ligne de conduite le journal devrait-il tenir pour vous donner satisfaction? Faudrait-il changer entièrement de ton?

—Pas du tout. Je ne demanderais guère de changements, car si je me présente ce sera comme conservateur....

—Comme conservateur! fait Saint-Simon avec étonnement. Il me semblait que, sans vous mêler de politique, vous aviez des idées un peu....

—Avancées, vous voulez dire. Des folies de jeunesse! Pour faire quelque chose de sérieux, il faut en rabattre beaucoup et devenir conservateur, bon gré mal gré. Si je veux avoir un journal à ma disposition, c'est uniquement pour reproduire mes discours et me tourner discrètement un petit compliment de temps à autre, sans que la réclame y paraisse trop.

—Dans ces conditions, répond Saint-Simon, devenu très pâle, je ne vois rien qui s'oppose à l'affaire que vous voulez bien me proposer.

—Alors, terminons-la sans plus de retard. Je vais vous faire un chèque pour la somme mentionnée et vous me donnerez votre billet à vue....

Une demi-heure après, Saint-Simon sortait de chez Montarval. Il était un homme vendu, un vil esclave. Il le comprenait parfaitement et avait un profond dégoût de lui-même. Mais le démon de l'argent était toujours à ses côtés et lui tenait ce langage: “Après tout, on ne te demande pas un si grand sacrifice; quelques bouts de réclame par-ci, par-là. Presque tous les journaux en font”.

—Mais, lui disait son ange gardien, si l'on te demande quelque infamie, que feras-tu?

—Tu remettras l'argent en payant le billet, et tout ,sera dit, murmura le démon.

—Et si tu as dépensé l'argent, pourras-tu payer le billet qui est fait à présentation?

—Dépose l'argent à la banque, et contente-toi de toucher l'intérêt. De cette façon tu seras toujours en état de faire honneur au billet si l'on veut exiger de toi quelque chose qui répugne à ta conscience.

Ce dernier argument du démon prévalut sur les avertissements de l'ange, et Saint-Simon déposa à la banque le prix de sa liberté. Et le démon, qui est habile, le laissa en paix pendant quelques jours. Quand la première horreur qui avait envahi l'âme du journaliste se fut émoussée, le mauvais esprit revint à la charge.

—Il te faudrait faire telles améliorations dans ton établissement, mieux monter ta maison afin de recevoir convenablement ceux qui vont te visiter; ta table, ta cave, tes habits laissent à désirer.

—Et le billet, disait tout bas l'ange gardien comment paieras-tu le billet si l'on te demande de te déshonorer?

—Oh! tu pourras facilement trouver à faire un emprunt si le public voit que tes affaires ont l'air de prospérer. L'argent attire l'argent. D'ailleurs, ajoutait effrontément le malin esprit, il ne faut pas se méfier de la Providence.

—Il faut s'y fier, mais non pas la tenter, répondit l'ange.

Mais, comme la première fois, Saint-Simon écouta le Tentateur, et se livrant à ses penchants naturels, dépensa, en quelques jours, plusieurs milliers de piastres.

Montarval, qui faisait surveiller tous les mouvements de sa victime, jugea que le moment était venu de faire un pas de plus. Rencontrant de nouveau Saint-Simon au club, il lui dit:

—Je n'aime pas tout à fait le ton de votre journal, et comme vous ne voudriez sans doute pas le changer, à cause de vos principes inflexibles, il serait peut-être mieux de rescinder notre marché avant qu'il soit trop tard.

Le journaliste bondit sous ces paroles méprisantes comme si un bras vigoureux lui eût cinglé le visage d'un coup de fouet. Que n'aurait-il donné en ce moment pour être en état de jeter à la face de son corrupteur son or maudit! Il eut un instant la pensée de rompre avec Montarval, d'emprunter de l'argent pour payer son billet; ou s'il n'y réussissait pas, de laisser son séducteur saisir son imprimerie et ses meubles. Il eut une violente aspiration vers la liberté et un profond dégoût pour l'ignoble esclavage où il se voyait descendre. Mais c'était un mouvement purement humain, sans vraie force, par conséquent. Les difficultés de sa position, les sacrifices qu'il lui faudrait faire, difficultés et sacrifices que le démon avait soin de grossir démesurément, l'effrayèrent. Allons, se dit-il, pas de sottise voyons au moins ce qu'il me veut. Puis, tout haut:

—En quoi le journal ne vous plaît-il pas, monsieur?

—Vous le savez, répondit Montarval, je me fais conservateur. Je demande, par conséquent, le statu quo. Je suis également opposé à l'union législative et à la séparation des provinces. Votre journal est séparatiste.

Cela ne pourra pas faire, vous le comprenez comme moi.

—Si je cessais, pour un temps, de parler de cette question brûlante....

—Cela ne suffirait pas. C'est du positif et non du négatif qu'il me faut.... Je crois qu'il vaudra mieux rescinder notre marché. C'est si facile. Remettez-moi mon chèque et je vous remettrai votre billet. Nous n'en serons pas moins amis....

—Alors vous exigez que je combatte le mouvement séparatiste dont j'ai toujours été le défenseur enthousiaste! C'est ce qu'on appelle vulgairement virer de bord. En navigation, c'est une manœuvre assez facile à exécuter; en journalisme, cela se pratique souvent, mais c'est toujours désagréable.

—Précisément, fit Montarval, et c'est parce que je prévois que vos principes seront un obstacle à cette manœuvre que je vous propose tout de suite la rupture de notre marché... Quand serez-vous prêt à payer le billet, ou à remettre le chèque, car vous l'avez peut-être encore en votre possession? Je ne désire pas vous presser. Il est aujourd'hui mercredi, disons samedi prochain, avant midi....

Le journaliste eut un nouveau mouvement de révolte, mais plus faible que le premier. Le démon lui souffla à l'oreille:

—Après tout, c'est une question purement politique. D'excellents catholiques sont opposés au mouvement séparatiste et favorables au statu quo. Tu peux facilement expliquer ton changement de front par des raisons spécieuses.

—Malheureux, dit l'ange, tu ne vois donc pas que tu glisses rapidement vers l'abîme? Tu ne vois donc pas que ce qui peut être une opinion honnête chez d'autres serait, chez toi, le fruit de la corruption et une trahison. Puisque l'on emploie de tels moyens en faveur du statu quo, c'est que cette solution cache quelque piège. D'ailleurs, tu connais l'homme qui te tente tu sais que c'est un misérable....

Montarval regardait fixement sa victime. On eût dit qu'il suivait sur la figure pâle et défaite du journaliste les péripéties de la lutte qui se livrait dans cette âme affaiblie.

—Eh bien! dit-il, en se levant comme pour s'en aller; c'est entendu que vous me remettrez les vingt milles piastres d'ici à samedi midi... Je passe toujours les matinées chez moi.

—Attendez! s'écria le misérable journaliste. Après y avoir bien réfléchi, je ferai le changement que vous désirez. C'est une question où il est bien permis de modifier son opinion. Je me prononcerai graduellement en faveur du statu quo.

Un sourire diabolique crispa les lèvres du tentateur, mais Saint-Simon ne le vit pas car il avait les yeux baissé.

—Je n'exige pas autant que cela, dit Montarval. Je vous demande de combattre les séparatistes, mais je ne veux pas que vous donniez votre appui au statu quo; pas pour le moment, du moins. Et pour rendre votre tâche plus facile, je veux que vous combattiez l'idée de séparation, non en la blâmant, mais en l'exagérant de toutes manières, en faisant de ce mouvement un épouvantail pour tous les Anglais du pays, en le compromettant aux yeux des Canadiens français. Vous saisissez bien ma pensée, n'est-ce pas?

—Oui, parfaitement.

—Eh bien! au revoir. J'espère que, désormais, votre journal aura des articles très forts en faveur de la séparation. Si la chose ne vous convient pas vous avez toujours l'alternative que vous savez. Au revoir Et là-dessus ils se quittèrent.

Dès ce moment, Saint-Simon cessa de lutter. Il se livra à son rôle infâme avec tant de zèle que Montarval lui en témoigna son admiration. D'exagération en exagération, d'excès en excès, il en était arrivé finalement à écrire l'article criminel que Lamirande désavoua publiquement devant le parlement.

Ce désaveu lui valut un torrent d'injures de la part du journaliste déchu qui traita son ancien ami de pusillanime, de peureux, de lâche, de traître à sa race. Il poussa le cynisme jusqu'à dire que Lamirande était vendu corps et âme aux Anglais!

Chapitre IX

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