← Retour

Pour la patrie: Roman du XXe siècle

16px
100%

Notus a longe potens lingua audaci.

L'homme puissant et audacieux en paroles se fait connaître de bien loin.

Eccli. XXI, 8.

La mine a éclaté. Sir Henry a déposé son projet de constitution et la discussion est engagée.

Le premier ministre ouvre le feu par un petit discours mielleux et cauteleux, où il essaie de cacher sous des fleurs de rhétorique le venin de son œuvre. Il adresse même des compliments très flatteurs aux Canadiens français, les comble d'éloges, rappelle les principaux traits de leur histoire. Il termine sa harangue en exprimant l'espoir que, toute agitation cessant, on votera son projet. La paix, la prospérité et la grandeur future du pays l'exigent.

À peine le premier ministre a-t-il prononcé son dernier mot que Lamirande est debout, terrible dans sa colère de chrétien et de patriote. Pendant deux heures et demie, il parle, il tonne, il fulmine. Sous sa puissante logique, toute la perfidie de cette constitution élaborée au fond des loges apparaît en pleine lumière. Il met à nu tous les pièges, toutes les chausse-trappes qu'une main sournoisement habile avait cachés dans chaque article du projet. Il démontre que sous le régime Proposé l'autorité des provinces ne serait plus qu'un vain mot; que les législatures, dépouillées de leur autonomie, seraient à la merci du gouvernement central; que les tribunaux provinciaux seraient sans prestige; que toutes les sources du revenu seraient absorbées par le fisc d'Ottawa; que sous prétexte de favoriser l'instruction, l'État s'en emparerait; que la langue française pourrait être abolie comme langue officielle, même dans la province de Québec, le jour où la majorité de la Chambre des communes le voudrait; en un mot, qu'on menait le pays tout droit, mais hypocritement, à l'union législative.

À mesure qu'il déchirait tous les voiles et mettait à découvert les ruses du gouvernement, une émotion croissante s'emparait des députés et du public qui encombrait les tribunes. Quand il eut fini de parler, la consternation était peinte sur le visage des ministres et de leurs principaux partisans. Un grand silence se fit, suivi bientôt d'une sourde rumeur. Les députés se réunirent par groupes, inquiets, bouleversés. Personne ne se levait pour prendre la parole.

Enfin, sir Henry Marwood, très agité, se contenant à peine, fait remarquer au président qu'il est six heures. La séance est levée au milieu de la plus grand confusion. Presque tous les députés français, Lawrence Houghton et ses amis, entourent Lamirande et le félicitent chaleureusement.

Sir Henry jette un coup d'œil sur cette scène tumultueuse et son expérience des assemblés délibérantes lui dit que Lamirande l'emporte, que le projet sera sûrement rejeté. Il quitte précipitamment la salle des délibérations. Dans le couloir il rencontre Montarval.

—Nous sommes perdus, dit le premier ministre, à voix basse. Le projet ne passera pas. Lamirande l'a tué du premier coup. Nous avons trop forcé la note. Qu'allons-nous faire?

—C'est bien simple, répond Montarval; vous allez me faire dissoudre cette chambre-là dès ce soir. Rendez-vous immédiatement à Rideau Hall et conseillez la dissolution au gouverneur. Il faut qu'il soit ici à ait heures pour renvoyer les députés devant le peuple.

—Mais se sera un coup d'état!

—Sans doute, mais c'est de l'audace qu'il faut maintenant. Nous n'avons plus que cette ressource et nous devons en user largement. D'ailleurs, vous avez un prétexte tout trouvé, et pour le gouverneur et pour le public: en face de cette opposition inattendue, vous désirez consulter l'électorat.

—Et si le verdict populaire nous est défavorable?

—Il faut prendre les moyens voulus pour qu'il ne le soit pas. Il faut semer l'argent à pleines mains; mettre le trésor à sec, si c'est nécessaire; exciter le fanatisme des provinces anglaises et compter sur la corruption et l'esprit de parti dans la province de Québec. De l'audace, vous dis-je, de l'audace!

—Mais je vais avoir une crise ministérielle sur les bras. Après le discours de Lamirande, les ministres français vont démissionner.

—Qu'importe! J'en remplacerai un, et vous trouverez toujours deux imbéciles ambitieux pour prendre les autres portefeuilles. D'ailleurs, l'émotion va se calmer, car nous l'étoufferons avec de l'or. Ne perdez pas votre sang-froid et marchez.

Le premier ministre suivit ce conseil, et à huit heures du même soir la Chambre était dissoute.

Chapitre X

Sum ego homo infirmus.

Je suis un homme faible.

Sap. IX, V.

Sir Vincent Jolibois, collègue de sir Henry, remit son portefeuille dans un mouvement de véritable indignation. C'était son premier acte d'énergie depuis plus d'un quart de siècle qu'il était dans la politique. Ce fut aussi son dernier. Peu habitué à vouloir, à penser par lui-même, à agir avec indépendance, à former des résolutions viriles, et à s'y maintenir, le peu de caractère qu'il avait reçu de la nature s'était peu à peu complètement atrophié.

Au sortir de l'émouvante séance où Lamirande avait démasqué la perfidie du premier ministre, tout bouleversé encore par cette parole brûlante, sir Vincent s'était rendu chez sir Henry et l'avait prié d'accepter sa démission. Si celui-ci avait résisté un peu, peut-être serait-il revenu sur ses pas. Mais le vieux chef fit l'indigné et posa en victime. Il accepta la démission de son collègue, séance tenante, et lui fit sentir, en même temps, toute l'inconséquence de sa conduite. Est-ce au moment où la tempête gronde, dit-il, que les officiers doivent abandonner le navire? Si vous ne pouviez pas accepter ma politique il faillait me le dire plus tôt et ne pas attendre qu'elle fût soumise aux députés.

Ce reproche était fondé. Sir Vincent avait eu connaissance du projet, mais n'en avait pas vu la perfidie. Il était donc dans une fausse position. Il sortit de chez sir Henry le trouble dans l'âme: sans portefeuille et avec la conscience d'avoir mal rempli son devoir.

Lamirande apprenant que sir Vincent s'était retiré du cabinet alla le trouver aussitôt.

—On m'apprend, sir Vincent, dit-il en entrant chez l'ex-ministre, que vous avez démissionné. Je viens vous offrir mes respectueuses félicitations et vous prier de vous mettre immédiatement à la tête du mouvement séparatiste.

—Oui, j'ai démissionné, malheureusement... je veux dire forcément; car je ne puis pas prendre la responsabilité de la politique du gouvernement en face de l'interprétation que la chambre semble y donner à la suite de votre discours.

—Mais cette interprétation n'est-elle pas la seule possible?

—Oh! je le suppose. C'est bien malheureux, tout de même. Voilà les esprits excités, le parti conservateur exposé à un désastre. Ne pensez-vous pas, mon cher monsieur Lamirande, qu'il eût été mieux de ne pas critiquer si vivement le projet du gouvernement? Il aurait sans doute été facile de s'entendre et d'introduire dans le projet certains amendements, certaines garanties pour la province... Vous avez sans doute très bien parlé; mais un peu de diplomatie ne nuit pas, voyez-vous. C'est bien malheureux, tout cela.

—Ne voyez-vous pas, sir Vincent, que quelques amendements n'auraient pas pu sauvegarder notre position. Le projet est radicalement mauvais, d'un bout à l'autre. C'est un vaste piège. Vous en êtes convaincu, puisque vous avez démissionné.

—Oui, j'ai cru que c'était un piège... Le projet est certainement mauvais; mais peut-être aurions-nous pu nous entendre. C'est trop tard maintenant, le mal est fait. Les esprits sont excités, ma démission est acceptée, je ne suis plus ministre, et je ne puis plus rien.

—Oui, sir Vincent, vous pouvez encore beaucoup, précisément parce que vous n'êtes plus ministre. Vous pouvez vous mettre à la tête de la province. À part les radicaux, qui sont relativement peu nombreux, tous les Canadiens français se rallieront autour de vous si vous arborez résolument le drapeau national.

—Mais ce mouvement national bouleverse les esprits. Le parti conservateur en souffre. Je suis essentiellement conservateur, moi, je ne veux rien de révolutionnaire, rien d'extrême. Je suis partisan de la modération et de la conciliation. Puis les protestants et les Anglais, il ne faut pas les irriter. Saint-Simon va trop loin, et il se dit de votre parti. Croyez-moi, monsieur Lamirande, il vaut mieux s'en tenir au statu quo. C'est un moyen terme, voyez-vous, entre l'union législative et la séparation; tout le monde devrait en être satisfait.

—Mais pouvez-vous nous garantir un statu quo véritable? Ne craignez-vous pas que les intrigues de sir Henry ne l'emportent sur nous et qu'il ne réussisse à nous imposer une union législative déguisée, si nous traitons avec lui sur son terrain?

—Sir Henry est très habile, c'est incontestable, et je ne saurais promettre de l'empêcher de nous jouer quelques mauvais tour. Si j'étais resté dans le cabinet, peut-être... Je crains qu'il ne soit difficile maintenant d'obtenir un projet de confédération acceptable. Il aurait fallu beaucoup de diplomatie. Nous devons conserver nos droits, sans doute, tout en faisant des sacrifices... C'est bien malheureux!

—Puisque la politique du statu quo présente tant de difficultés et de périls, ne vaut-il pas mieux en adopter une autre? Vous savez ce que veulent les séparatistes—les vrais, non pas Saint-Simon. N'est-ce pas une politique juste et raisonnable, une politique nettement définie qui ne saurait admettre aucune surprise?

—C'est si contraire aux traditions du parti conservateur! C'est un projet vraiment révolutionnaire. Que deviendrait le grand parti conservateur fédéral si votre politique venait à prévaloir?

—Vous ne mettez pas les intérêts d'un parti au-dessus de ceux de la patrie!

—Non, mais votre politique est-elle pratique? La province de Québec peut-elle former un pays indépendant?

—Rien ne s'y oppose. Grâce au retour d'un grand nombre des nôtres des États-Unis, nous avons aujourd'hui une population homogène de plus de cinq millions. N'est-ce pas suffisant pour former un état autonome, vivant de sa vie propre?

—C'est un état catholique et français que vous voulez fonder; une Nouvelle France.

—Certainement. C'est vers ce but que notre peuple aspire depuis qu'il existe, c'est vers ce but que la divine Providence nous a conduits à travers mille obstacles. L'heure de Dieu sonne enfin. C'est le moment pour nous de prendre notre place parmi les nations de la terre.

—Et que ferez-vous des protestants et des Anglais que nous avons au milieu de nous?

—Vous le savez, leur nombre diminue avec une telle rapidité qu'il est facile de prévoir le jour où nous aurons pratiquement l'unité religieuse et l'unité de langue. En attendant, nous traiterons la minorité avec la plus large générosité, comme nous l'avons toujours fait, du reste.

—Vous voudriez une religion d'État. Cela n'est guère compatible avec la liberté de conscience et la liberté des cultes qui sont le fondement de la société moderne.

—Fondement peu solide, il faut l'avouer, puisque tout s'écroule. La reconnaissance par l'État de la seule véritable religion n'exclut pas, du reste, une juste tolérance civile des autres cultes là où cette tolérance est nécessaire pour éviter un plus grand mal.

—Je ne veux pas discuter ces questions avec vous. Vous avez peut-être raison, en théorie, mais je ne puis pas me mettre à la tête de ce mouvement. C'est contraire aux traditions du parti. Si ce projet venait à manquer, que ferais-je? Compromis à tout jamais, je serais réduit à l'impuissance. Ne pouvez-vous pas trouver un moyen terme, quelque chose que tout le monde puisse accepter?

Convaincu que ce serait une perte de temps d'argumenter davantage avec cet homme sans volonté et sans dévouement, Lamirande se retira et alla retrouver son ami Leverdier.

—Tu avais bien raison, mon ami, dit-il, impossible de rien faire avec sir Vincent. Il faut pourtant un chef. Les deux autres ministres français ont-ils démissionné?

—Non, certes, et ils ne le feront pas. Je viens de rencontrer le directeur du Mercure qui sort d'une conférence avec eux. C'est presque incroyable, mais ils restent dans le cabinet, par patriotisme, bien entendu! S'ils quittaient leurs postes, vois-tu, sir Henry les remplacerait par des Anglais. En y restant, ils pourront peut-être obtenir l'introduction de quelques amendements dans le projet. C'est brillant, n'est-ce pas?

—Pauvre pays! soupira Lamirande; pas d'hommes, pas de chefs!

—Il n'en faut pas tant de chefs! Un seul suffit. Tu es notre chef, soit dit sans vouloir blesser ta modestie.

—Moi, chef!

—Oui, toi, il n'y a pas à en douter. C'est toi qui nous mèneras à la victoire si nous devons y aller, à la défaite, si c'est la volonté de Dieu. Mais il n'y a que toi qui puisse conduire notre petite armée. Inutile de chercher ailleurs.

—Mais les masses ne voudront pas me suivre, et aujourd'hui il s'agit d'avoir la majorité au parlement.

—Il s'agit de faire son devoir. Dieu fera le reste.

—Tu as raison, mon ami, ne cherchons pas des chefs humains. Tout nous manque de ce côté. Nous n'avons guère de prestige politique, il est vrai, mais nous ferons notre devoir. Nous exposerons au peuple de la province aussi clairement et aussi énergiquement que possible les périls de la situation et le moyen de les écarter, et à la grâce de Dieu!

Chapitre XI

O generatio infidelis et perversa!

Ô race incrédule et dépravée!

Luc IX, 41.

Quelques jours plus tard Lamirande, Leverdier et un petit groupe d'amis, hommes de valeur réelle, mais peu connus dans les cercles politiques, lancèrent un manifeste fen-ne et calme, aux quatre coins de la province. Cet appel produisit une profonde émotion. On eût dit d'abord que tout le parti conservateur allait se rallier autour du jeune député. Dès le commencement de la crise, tous les journaux catholiques canadiens-français furent unanimes à dénoncer le projet de sir Henry comme une trahison, une infamie, un attentat contre le Canada français. Même le Mercure ne put résister au courant populaire: il publia des articles violents contre le premier ministre. Partout on convoqua des assemblées. La politique du gouvernement fut vigoureusement condamnée et la nécessité de faire sortir la province de la Confédération hautement proclamée. Si les élections eussent eu lieu dans les quinze jours qui suivirent la dissolution du parlement, pas un seul partisan de sir Henry n'aurait été élu dans toute la province.


À peine sir Vincent eut-il démissionné que la nouvelle se répandit que M. Montarval l'avait remplacé. Ce choix augmenta le mécontentement général. Les conservateurs n'avaient guère confiance en lui, car ses anciennes accointances avec les radicaux n'étaient un secret pour personne. Son manque de religion le rendait plus que suspect aux yeux des catholiques. La Libre-Pensée et les autres journaux révolutionnaires avaient beau répudier le nouveau ministre, le traiter de rétrograde, de réactionnaire et même de clérical, ils ne réussirent guère à donner le change à l'opinion qui se souleva contre le cabinet et menaça de l'emporter.

Pendant quinze jours, les ministres ne donnèrent pas signe de vie. Ils ne se montrèrent nulle part, ne firent aucune communication aux journaux, ne se laissèrent même pas interroger par les reporters. C'était une tactique habile, car en se tenant cois, ils n'ajoutèrent aucun aliment nouveau au feu qu'ils avaient allumé. Ce n'était certes pas un feu de paille; mais même le bois le plus dur, même la houille finit par se consumer. Contre des gens qui ne se défendent pas le bras le plus vigoureux est à moitié désarmé.

Seule la fureur de Saint-Simon allait toujours crescendo. Le Progrès n'était plus un journal, c'était un volcan en pleine éruption, vomissant, à jet continu, flammes, fumée, cendres, eau bouillante, pierres brûlantes et lave; de la boue, surtout. Il en amoncela des montagnes sur la tête des ministres. Il leur appliqua des épithètes tellement injurieuses, tellement outrageantes que même ceux qui étaient les plus outrés contre eux finirent par dire: c'est trop fort! De plus, il prêcha une véritable guerre d'extermination contre les Anglais et les protestants. Ses écrits furent reproduits par la presse anglaise des autres provinces et passèrent au loin pour être l'écho fidèle des sentiments et des aspirations de la masse des Canadiens français. Lamirande et Leverdier avaient beau répudier de toutes leurs forces le langage atroce du Progrès, ils ne parvenaient pas à détruire entièrement l'effet désastreux de ces appels insensés. Pendant les quinze premiers jours, Saint-Simon avait réussi à faire, dans les provinces anglaises, un mal incalculable à la cause du Canada français.

La province de Québec, toutefois, restait unie. Les majorités que les ministres auraient pu obtenir dans les autres provinces n'auraient probablement pas été suffisantes pour tenir tête à la députation compacte du Canada français. Il fallait donc, à tout prix, briser l'union qui s'était momentanément établie parmi nos compatriotes.


Oh! la puissance maudite de l'or! Auri sacra fames! s'écriait le poète latin, il y a deux mille ans. La nature humaine n'a pas changé depuis lors: l'exécrable soif de la richesse est toujours sa plus honteuse infirmité. Sans doute, l'orgueil, la luxure, l'intempérance font de terribles ravages, de nombreuses victimes. Mais existe-t-il une autre passion qui dégrade l'homme autant que l'affreuse cupidité? Existe-t-il un autre vice qui le conduit dans d'aussi insondables abîmes d'infamie? Qu'on ne l'oublie pas, c'est la soif de l'or qui a fait commettre le crime unique de Judas. Il avait été choisi par le divin Sauveur et élevé par lui à la dignité suréminente d'Apôtre; il était destiné à devenir une des colonnes de l'Église, un des évangélisateurs des peuples, un de nos pères dans la foi.

Il devait donc posséder des qualités réelles qui le désignaient au choix du divin Maître. Mais il avait un défaut: il aimait l'argent d'une manière désordonnée. Et ce défaut, malgré les grâces surabondantes qu'il dut recevoir pendant les trois années qu'il passa dans l'intimité de Jésus, le conduisit au crime le plus énorme et le plus invraisemblable qui ait été commis depuis que le monde existe. Le plus énorme, puisque jamais on n'avait vu et que jamais on ne verra pareil attentat contre une semblable Personne; le plus invraisemblable, parce que jamais mobile aussi chétif n'a fait commettre forfait aussi grand. Judas ne pouvait avoir aucune haine à assouvir, aucune injure à venger, aucune ambition à satisfaire, aucun triomphe à espérer. Il a livré son Maître, qu'il devait pourtant aimer un peu, pour la misérable somme de trente pièces d'argent, le prix d'un petit champ!

Ou l'argent qui est ainsi maître des âmes, dit Huysmans, est diabolique, ou il est impossible à expliquer.

C'est en méditant sur le crime de Judas que l'on parvient à se faire une idée de la puissance épouvantable de l'or sur le cœur de l'homme.

Cette puissance infernale, Montarval et sir Henry Marwood la connaissaient. C'est sur elle qu'ils comptaient surtout.

Deux semaines après la dissolution de la chambre, Lamirande et Leverdier se rencontrèrent au bureau de rédaction de la Nouvelle-France. Ils avaient bien travaillé, chacun de son côté. Dans une série d'articles, brillants et solides, le journaliste avait exposé la situation avec autant de force que de dignité. Le député s'était prodigué dans les réunions publiques, électrisant ses auditeurs par sa parole vibrante et chaude, par son patriotisme aussi éclairé qu'ardent.

—As-tu remarqué le Mercure depuis trois jours? demanda le journaliste à son ami.

—Je dois t'avouer qu'à part le tien je n'ai guère lu les journaux depuis que la campagne est ouverte. Que dit le dieu du commerce... et des voleurs? Mercure, singulier nom pour un journal catholique!

—C'est un nom prédestiné. Qu'est-ce que le dieu du commerce dit? Il ne dit rien. Il fait beaucoup, par exemple; il fait son métier: du commerce, des affaires.

—Explique-toi donc; je n'y comprends rien. Il me semble avoir vu dans ton journal des articles pas trop mal tournés reproduits du Mercure.

—Oui, mais cela a cessé net. Avant-hier, pas un mot sur la situation, mais un long article sur le monopole de la lumière électrique à Montréal. Hier, même silence sur la crise, accentué par une savante étude sur le commerce des grains à Chicago. Voici le numéro de ce matin qui m'arrive; pas une allusion à ce qui préoccupe tous les esprits; par contre, on y parle chemins de fer le long de trois colonnes.

—Les rédacteurs se sont peut-être épuisés. Tout le monde n'a pas ta fécondité, mon cher journaliste.

—Si les rédacteurs n'ont plus rien à dire, ils pourraient au moins jouer des ciseaux. Surtout, ils pourraient laisser faire leurs correspondants et leurs reporters. Plus de comptes rendus des réunions publiques. Quelques lignes perdues au fond des Faits divers. Un étranger qui lirait le Mercure des trois derniers jours ne pourrait jamais s'imaginer que nous passons par une crise qui met en péril notre avenir national. Mon cher ami, tu connais assez les hommes pour savoir que ce n'est pas là un simple effet de l'épuisement intellectuel de ces messieurs. C'est le cœur qui est épuisé.

—J'avoue que cela a mauvaise mine.

—Oui, très mauvaise mine. Du reste, voici un mot que je viens de recevoir d'un ami de Montréal. Il dit: “Tu as dû remarquer le silence du Mercure depuis trois jours, et tu dois en soupçonner la cause: les gens de ce journal sont gelés. Le directeur est monté à Ottawa, ces jours derniers. Je sais qu'il s'est entretenu longuement avec les ministres. Depuis son retour le Mercure a pris l'intéressante attitude que tu vois. Je tiens de bonne source que les impressions gouvernementales abondent dans les ateliers du Mercure. On y travaille jour et nuit”. Voilà ce que m'écrit mon correspondant de Montréal. Comme tu vois, le dieu du commerce fait des affaires.

—C'est-à-dire que ces malheureux se sont vendus au gouvernement, corps et âme!

—Ils appellent cela “recevoir des explications”

—Mon Dieu! s'écria Lamirande, vous n'aurez donc jamais pitié de nous! Hélas! Nous ne méritons guère que vos rigueurs, car nous ne savons plus faire le moindre sacrifice pour Vous. Nous ne savons même pas nous dévouer à la défense de nos propres intérêts, du moment que ces intérêts ne se traduisent pas par des chiffres. Voilà le fruit de cette éducation pratique à outrance qu'on nous donne depuis un quart de siècle. Les mots: honneur, dignité nationale, patriotisme, dévouement, sont des expressions vides de sens pour un grand nombre.

—Pourtant, dit Leverdier, il y a encore du bon chez nos populations rurales. Tu as dû le constater ces jours-ci, plus que jamais.

—Oui, sans doute, il y a encore du bon, il y a encore de la foi; mais aussi il existe je ne sais quelle apathie, même au milieu de l'effervescence actuelle. On sent qu'il faudrait peu de chose pour tout compromettre, pour arrêter l'élan patriotique, et nous livrer, impuissants, au pouvoir de nos ennemis. Les masses sont indignées contre le gouvernement, mais elles ne voient pas ce que nous sentons, toi et moi et quelques autres; elles ne voient pas que la politique des ministres est d'inspiration maçonnique. Il faudrait quelque fait éclatant pour leur crever les yeux; il faudrait prendre les loges en flagrant délit de conspiration, les montrer au peuple décrétant notre ruine. Nous savons, nous, que la secte infernale est au fond de ce qui se passe. Mais comment le prouver, de manière à créer chez le peuple la certitude voulue? Pour remuer les masses il faut des faits indéniables. Une preuve par induction ne suffit pas. Que ne donnerais-je pour pouvoir déchirer le voile qui cache à nos compatriotes la perfidie des loges!

—J'ai souvent songé à cela, répond le journaliste. Si j'étais riche, il me semble que je dépenserais volontiers toute ma fortune à fabriquer une clé d'or assez longue pour ouvrir toutes les loges et toutes les arrière-loges du pays.

—Je ne crois guère à la puissance de l'or pour le bien. Il est tout puissant pour le mal; mais nous ne voyons pas que Notre-Seigneur et les Apôtres s'en soient beaucoup servis pour fonder l'Église et convertir le monde. C'est par le dévouement et le sacrifice qu'ils ont changé la face de la terre. Si nous ne réussissons pas mieux, mon cher ami, soyons en convaincus, c'est parce que nous ne savons pas nous immoler.

—Pourtant, sans nous vanter, dit Leverdier, il me semble que nous pouvons nous rendre le témoignage de travailler, avec un vrai désintéressement, pour la cause que nous défendons. Ni toi, ni moi, ni plusieurs autres que je pourrais nommer n'avons pour mobile notre avancement personnel.

—Sans doute, nous avons un certain désintéressement; mais il ne faut pas confondre le désintéressement avec l'esprit de sacrifice. Un homme est désintéressé lorsqu'il prête son capital sans exiger le moindre intérêt; mais fait-il un véritable sacrifice? J'ai bien peur que si nous nous examinions de près, notre esprit de sacrifice ne nous paraîtrait pas dépasser les limites d'une vertu fort ordinaire. Supposons que, pendant que nous parlons, un ange viendrait tout à coup nous dire, de la part de Dieu, que notre cause triompherait si nous consentions à perdre la vie, ou l'honneur, ou même la santé; si nous voulions passer le reste de nos jours privés de la parole ou de la vue; quelle serait notre réponse, mon pauvre ami!

—Toi, au moins, je le sais, tu consentirais à n'importe quel sacrifice!

—Hélas! je n'en suis pas aussi certain que toi.


Le quatrième jour, le Mercure sortit de son mutisme et consacra un article à la brûlante question du jour. Dès les premières lignes, la noire trahison éclata. Voici ce que disait ce journal:

“Depuis plus de deux semaines un vent de révolution souffle sur notre province. Nous l'avouons, nous nous sommes laissé entraîner par le courant, par l'affolement général. Sans être allés aussi loin que plusieurs de nos confrères, nous avons écrit des choses que nous regrettons. Après trois jours de silence et de réflexion, nous voyons que c'est notre devoir de revenir sur nos pas et nous le faisons courageusement. Revenir sur ses pas n'est pas une opération qui flatte l'amour-propre du journaliste, mais c'est parfois un devoir, un devoir aussi impérieux que désagréable. Quand celui qui a la mission de guider l'opinion s'aperçoit qu'il fait fausse route, ce serait pour lui un crime sans nom que de persévérer, par orgueil, dans la voie néfaste où il s'est engagé. Ce crime nous ne le commettrons pas; nous ferons notre devoir, quelque pénible qu'il soit.

“Où peut, où doit nous conduire l'agitation fiévreuse dans laquelle la province est plongée depuis quinze jours? À quoi cette campagne dans laquelle nous nous sommes engagés, si inconsidérément, va-t-elle aboutir? À rien du tout, ou bien à la guerre civile. Et c'est parce que cette réponse s'impose à notre esprit avec la même force que la lumière du soleil frappe nos yeux, que nous avons pris la détermination de crier à nos compatriotes: Arrêtez! pendant qu'il est encore temps.

“Les violences de langage de quelques-uns des agitateurs parmi nous ont profondément irrité les populations des provinces anglaises.

“Nous ne pouvons pas espérer que la politique séparatiste y reçoive le moindre appui. Dans la nouvelle Chambre il n'y aura pas dix députés des autres provinces qui consentiront à la sortie de notre province de la Confédération. Quand même les soixante-cinq députés que nous envoyons à Ottawa seraient unanimes à demander cette sortie, jamais ils ne pourraient l'obtenir par des voies constitutionnelles.

“Donc, comme nous le disions tout à l'heure, la campagne inconsidérée dans laquelle nous nous sommes lancés aboutira infailliblement, soit à rien du tout, soit à la guerre civile. À la guerre civile, il ne faut pas songer. Pourquoi, alors, nous donner tant de mal pour nous trouver en face d'un résultat radicalement nul?

“Sans doute, le projet que le gouvernement a soumis n'est pas acceptable dans sa forme actuelle. Il devra être modifié dans plusieurs de ses détails. La province doit exiger des garanties. Mais, en même temps, si nous voulons être vraiment utiles à notre pays, si nous voulons être des patriotes pratiques, et non pas des utopistes et des visionnaires, il nous faut accepter le projet gouvernemental en principe et abandonner toute idée de séparation. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas écarter l'union fédérative des provinces. Dès lors, la seule politique sage n'est-elle pas de travailler à rendre cette union la plus acceptable possible?”


Cet article habile et perfide, que Montarval lui-même avait sans doute rédigé, produisit par toute la province un grand émoi. Il donna le ton à presque tous les journaux ci-devant ministériels qui, les uns après les autres, rentrèrent dans les rangs et répétèrent, avec quelques amplifications et variantes, les sophismes du Mercure. Il ne resta guère que la Nouvelle-France, à Québec, et le Drapeau national, à Montréal, pour défendre la politique de séparation. Le Progrès catholique, de Saint-Simon, continua à compromettre, par ses sorties de plus en plus violentes, la cause dont il se disait l'unique soutien véritable. Les journaux radicaux demandaient toujours ouvertement l'union législative; mais leur voix n'avait que peu d'écho. Le péril, pour la cause nationale, c'était la perfide politique du gouvernement: une union législative habilement déguisée sous le nom et les apparences d'une confédération.


Les journalistes ministériels étaient rentrés dans les rangs, ainsi qu'un grand nombre de chefs et de sous-chefs, de capitaines et de lieutenants. Il n'était guère plus possible de continuer les réunions populaires hostiles à la politique gouvernementale. Les orateurs faisaient défaut partout. Les uns se disaient malades, ou trop occupés; d'autres avouaient cyniquement qu'ils avaient changé d'opinion, que les idées du Mercure leur paraissaient sages. De tous ceux qui avaient l'habitude de la parole, Lamirande et Leverdier restaient presque seuls pour faire la lutte. Ils avaient beau se multiplier ils ne pouvaient pas être partout en même temps. Beaucoup d'assemblées convoquées par le comité national durent être contremandées; d'autres eurent lieu, mais tournèrent au profit des lâcheurs. Les ministres français commençaient à se montrer dans certaines parties de la province. Ils furent quelque peu sifflés, mais quinze jours auparavant on les aurait lapidés.

Cependant, malgré ce revirement des journalistes, des orateurs politiques et des organisateurs d'élections, le gouvernement n'osait pas encore risquer la bataille suprême. Les brefs, attendus de jour en jour, ne venaient pas. Les couches profondes du peuple étaient encore indignées contre les ministres et fortement attachées à Lamirande qui inspirait une grande confiance partout où il se montrait. Le terrain n'était donc pas suffisamment préparé pour assurer la victoire aux ministres. Tant que Lamirande serait debout, le gouvernement ne pouvait pas compter avec certitude sur le triomphe. Il fallait abattre ce gêneur. Mais comment?

Chapitre XII

Fel draconum vinum eorum, venenum aspidum insanabile.

Leur vin est un fiel de dragons, c'est un venin d'aspics qui est incurable.

Deut. XXXII, 33.

La science moderne a mis aux mains des scélérats des armes meurtrières. À la fin du dix-neuvième siècle, des explosifs violents, capables de fendre les montagnes, étaient très en vogue dans le monde des malfaiteurs. Il y a cinquante ans, les attentats par les bombes étaient fréquents. Mais la bombe était brutale et peu commode. Si elle répandait la terreur avec la mort, elle livrait fatalement celui qui s'en servait à la rigueur des lois ou à la fureur de la multitude. Au milieu de ce vingtième siècle, la bombe est passée de mode. On a fait des progrès dans l'art de tuer. De tout temps, sans doute, ont existé des poisons subtils, des ptomaïnes qui donnaient la mort sans laisser de traces; et de tout temps, aussi, des crimes nombreux doivent être attribués à ces toxiques mystérieux. Jadis, cependant, ces redoutables substances n'étaient à la portée que du petit nombre. Aujourd'hui, la science est démocratisée. La chimie est plus nécessaire aux peuples, selon les idées modernes, que la théologie; les laboratoires publics plus utiles que les églises. Connaître Dieu, ses lois, et ses grandeurs, les merveilles du monde spirituel, la destinée surnaturelle de l'homme et les moyens qu'il lui faut employer pour l'atteindre, connaître ces choses sublimes et simples à la fois, c'est un savoir démodé dont le genre humain peut se passer. Mais la chimie, voilà la science nécessaire à tous! Aussi, que voyons-nous? La bombe a disparu avec le progrès et la vulgarisation de la chimie. Elle est remplacée, avantageusement pour l'assassin, par les cultures microbiennes qui permettent de détruire sa victime en se cachant derrière le choléra, le typhus, la variole, la phtisie. On a pu même, triomphe suprême de la science, inventer des maladies nouvelles en croisant savamment les différentes races de bacilles. Quelques gouttes versées dans un breuvage donnent la mort la plus naturelle possible. La docte faculté peut s'étonner des nombreux cas sporadiques de maladies violentes qui jadis ne se rencontraient guère sans prendre la forme épidémique; elle peut se demander où est le foyer d'infection; elle peut même soupçonner parfois qu'un crime a été commis; mais elle ne saurait fournir à la justice le moindre indice qui permette à celle-ci de sévir. Un tel, que tel autre avait intérêt à faire disparaître, est frappé tout à coup d'une maladie contagieuse qui n'existait nulle part dans les environs. Les médecins peuvent bien concevoir des doutes, mais aux magistrats qui s'inquiètent ils sont bien obligés de dire: “Cet homme est mort de mort naturelle”.


Au fond d'une vaste pièce, richement meublée, moitié salon, moitié bureau de travail, il fut décidé, une nuit, que Lamirande, le gêneur, mourrait de la fièvre nouvelle qui, à cette époque, intriguait les médecins des deux mondes. Le Comité exécutif n'y était pas. Le maître seul avait pris cette détermination. Une de ses créatures fut chargée de mettre l'arrêt à exécution, au premier moment favorable.


—Il faut que je me rende à Ottawa, demain, dit Lamirande un soir à sa femme. Une dépêche de Houghton m'y appelle pour une affaire très importante.

—Veux-tu que je t'accompagne, mon mari? Quelque chose me dit que tu seras exposé à un grand danger pendant ce voyage.

—As-tu fait un mauvais rêve? demande Lamirande en souriant.

—Non, et je ne crois pas aux rêves; mais je crois aux pressentiments, ou plutôt à ces étranges avertissements que les anges peuvent et doivent nous donner parfois... Laisse-moi t'accompagner?

—Mais, chère Marguerite, s'il y a un malheur dans l'air, ne vaut-il pas mieux que tu restes afin que, s'il m'arrive quelque chose, tu sois laissée pour élever notre enfant?

—Quelque chose d'irrésistible me dit pourtant que mon devoir est de t'accompagner en cette circonstance, que je pourrai, je ne sais comment, te protéger contre quelque danger. Veux-tu que j'aille avec toi... ne me refuse pas, je t'en prie?

—Puisque tu insistes, tu viendras, ma chère femme. Un petit voyage, du reste, te fera du bien et chassera ces idées noires. Car si je crois fermement aux anges et à leurs avertissements, je crois non moins fermement à l'influence naturelle du corps sur l'âme. Une légère indisposition est suffisante pour nous faire tout voir sous les couleurs les plus sombres. Oui, nous irons ensemble à Ottawa.


Le voyage se fit sans le moindre accident.

Le vague pressentiment de Marguerite s'était dissipé comme un nuage. En revenant à Québec, Lamirande et sa femme, avec d'autres voyageurs, prirent un repas à la gare des Trois-Rivières, le train étant en retard à cause de la neige. À peine s'étaient-ils mis à table qu'un jeune garçon, inconnu et pauvrement vêtu, qui se tenait près de la porte de la salle à manger, poussa un cri effroyable et tomba comme foudroyé. Tous se lèvent, instinctivement. Seul un homme assis près de Lamirande reste à sa place. Nul ne le remarque; nul ne le voit étendre rapidement la main au-dessus de la tasse de thé que l'on vient de mettre à côté du couvert de Lamirande. Celui-ci s'est rendu auprès de l'adolescent qui se tord dans d'affreuses convulsions. Marguerite et les autres voyageurs, ainsi que les serviteurs, l'ont suivi. Personne ne fait attention à l'homme resté seul à table.

—Le voilà qui revient à lui déjà, fait Lamirande au bout d'un instant. Je n'ai jamais vu une attaque d'épilepsie, apparemment très grave, disparaître aussi rapidement. C'est vraiment extraordinaire.

Puis tous se remettent à table.

—Vois donc, on s'est trompé, dit Marguerite à son mari; on m'a donné le café et tu as le thé. Échangeons.

Et Lamirande donne sa tasse à Marguerite et prend celle de sa femme.

Ce fut le seul incident du voyage.


Encore la vaste pièce richement meublée, moitié salon, moitié bureau de travail. Il est nuit. Le maître tient ce monologue:

—Une vulgaire inattention, la gaucherie d'un garçon de café l'a fait échapper à la mort, mais à quel prix! C'est sans doute mieux ainsi. Eblis a dû inspirer lui-même cette erreur. Il verra mourir sa femme et son art sera impuissant à la sauver. Les douleurs de la fièvre qui lui était destinée auraient été des jouissances àcôté des tortures morales qu'il va endurer. À cela s'ajoutera le désespoir de ne pouvoir quitter sa femme pour prendre part à la lutte. Décidément, c'est bien mieux ainsi! Le grand Eblis est plus avisé que ses serviteurs!... Mais il faut, pourtant, que cet homme néfaste soit abattu. Il est préférable, sans doute, qu'il ne meure pas, puisqu'Eblis l'a épargné. Mort, son souvenir aurait fait du mal. On aurait peut-être eu des soupçons sur la cause de sa maladie. Mais il faut que son influence soit à jamais détruite, que ses compatriotes cessent d'avoir confiance en lui. Ce sera cent fois plus efficace que sa mort.

Ainsi se parlait à lui-même le maître, dans le silence de la nuit.

Chapitre XIII

Calumnia conturbat sapientem, et perdet robur cordis illius.

La calomnie trouble le sage, et elle abattra la fermeté de son cœur.

Eccli. VII, 8.

Redoutable puissance de la calomnie! Les ruines de l'univers, dit le poète latin, écraseraient le juste sans l'effrayer. Mais un mot perfide, un simple geste, même le silence peut, en flétrissant la réputation d'un homme, remplir son âme d'indicibles angoisses.

Deux jours après le monologue du maître, la Libre-Pensée publia ces lignes:

“Nos lecteurs le savent, nous n'avons aucune sympathie politique pour le gouvernement et son chef, sir Henry Marwood. Mais celui-ci, au moins, est un gentilhomme qui a droit au respect. Nous combattons ses projets, mais c'est par conviction. Nous connaissons quelqu'un qui les combat uniquement par dépit. M. Lamirande le grand clérical, veut-il, bien nous donner quelques renseignements, très précis, qu'il possède à ce sujet? S'il ne veut pas, nous serons obligé de les donner nous-mêmes”.

Lamirande dédaigna cette vague insinuation. Il ne pouvait même pas comprendre à quoi le journal sectaire faisait allusion, tant ses motifs étaient purs. Leverdier eut un soupçon de ce qui allait venir.

—Mais ce n'est pas possible! Du reste, si peu franc qu'il soit dans ses manœuvres politiques, sir Henry, qui est un gentilhomme, nierait pareille accusation si elle venait à se formuler contre moi en termes précis.

—Ces gens-là peuvent faire n'importe quoi pour te ruiner.

—Je te crois un peu pessimiste.

Leverdier ne l'était pourtant pas. Deux ou trois jours plus tard, la Libre-Pensée porta formellement son accusation. Il affirma, avec un grand luxe de détails, en indiquant le jour, l'heure et l'endroit où la conversation avait eu lieu, que Lamirande, pendant une réception chez sir Henry, avait dit au premier ministre qu'il donnerait son appui au projet ministériel, mais qu'en retour il voulait avoir la promesse d'une position de consul à Paris ou à Washington. Le tout était appuyé par la déclaration solennelle, dûment attestée devant un juge de paix, d'un domestique de sir Henry, nommé Duthier. La conversation avait eu lieu près d'une fenêtre où Duthier s'était retiré pour se reposer un instant. Caché par les rideaux il avait tout entendu sans être vu. Il avait d'abord gardé le silence, mais voyant la guerre injuste que M. Lamirande faisait à son bien aimé maître, il avait cru que c'était un véritable devoir pour lui de parler.

Ce Duthier était un inconnu, arrivé depuis peu de temps au pays, on ne savait trop d'où. Tout d'abord, bien peu de personnes ajoutèrent foi à ce récit, absolument invraisemblable, vu le caractère et l'état de fortune de Lamirande. Celui-ci, naturellement, opposa une dénégation formelle à cette atroce accusation, et invita privément sir Henry à mettre fin à la calomnie. Au moment même où il s'attendait à recevoir un mot de réponse, quelle ne fut sa stupéfaction de lire, dans un journal d'Ottawa, le compte-rendu suivant d'une interview qu'un reporter avait eue avec le premier ministre:

“M. Lamirande ayant nié l'accusation portée contre lui par le nommé Duthier, domestique chez sir Henry, nous avons envoyé un représentant du Sun auprès du premier ministre pour savoir exactement à quoi nous en tenir à ce sujet. Voici la conversation qui a eu lieu:

—Q. Vous avez sans doute lu, sir Henry, l'accusation portée par un de vos domestiques contre M. Lamirande et la dénégation formelle de celui-ci. Dans l'intérêt de la vérité je viens vous prier de vouloir bien dire au public ce qu'il en est.

—R. Je regrette infiniment cet incident. M. Lamirande est un jeune homme d'un grand talent qui a bien tort de me faire la guerre, mais que j'admire beaucoup, tout de même.

—Q. Vous a-t-il tenu le langage que Duthier lui prête?

—R. Ah! ces domestiques! Duthier a eu bien tort de faire cette déclaration. Je regrette beaucoup cet incident. Aussi ai-je renvoyé immédiatement cet homme de mon service. Quand un domestique entend par hasard quelque chose, c'est son devoir de se taire. Des indiscrétions comme celle que vient de faire ce malheureux Duthier sont intolérables!

—Q. Dois-je donc conclure que Duthier n'est coupable que d'une indiscrétion?

—R. Vous devenez indiscret vous-même!

—Q. Il y a donc eu conversation entre vous et M. Lamirande au sujet de la position de consul à Paris ou à Washington?

—R. M. Lamirande lui-même ne nie pas qu'une telle conversation ait eu lieu.

—Q. Vous ne voulez pas me dire quelle était la nature de cette conversation?

—R. Pensez-vous, par hasard, que je vais commettre des indiscrétions comme un domestique? Je vous le répète, je déplore profondément cet incident, et ma ferme détermination c'est de ne pas l'aggraver en m'y mêlant d'aucune façon. Vous pouvez clore votre interview, car, avec toute votre habileté, vous ne réussirez pas à me faire révéler ce qui a pu se passer entre M. Lamirande et moi dans une conversation tout à fait confidentielle. C'est inutile d'insister davantage.

“Là-dessus notre représentant prit congé de sir Henry.”


La perfidie de ces paroles atterra Lamirande. Il comprit qu'il y avait conspiration contre lui entre le premier ministre et le domestique, et que ce serait inutile d'insister auprès de sir Henry pour obtenir justice. Il raconta dans la Nouvelle-France exactement ce qui s'était passé entre sir Henry et lui. Il appuya son dire d'une déclaration de Leverdier et de Vaughan qui affirmaient que c'était bien là ce que Lamirande leur avait confié aussitôt après l'entrevue. Sir Henry se fit interroger de nouveau et nia perfidement, mais sans rien préciser.

Dans la province de Québec l'opinion se partagea. Tous les hommes sincères, surtout ceux qui connaissaient personnellement Lamirande, furent convaincus que le jeune député était la victime d'une affreuse calomnie, et ils n'en conçurent pour lui que plus d'affection, d'estime et de sympathie. Cependant, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voulaient se remettre à la remorque des ministres, profitèrent de ce prétexte pour se déclarer ouvertement contre le chef du mouvement séparatiste. Pas un sur cent, toutefois, ne croyait réellement à l'accusation; mais il n'y a rien de plus intransigeant, de plus farouche que l'homme qui, par intérêt, fait semblant de croire à une calomnie. Aussi l'ardeur de ceux qui prétendaient ajouter foi à l'histoire de Duthier et aux habiles réticences de sir Henry fut-elle extraordinaire. Elle atteignit non seulement Lamirande lui-même, mais les principes qu'il défendait. C'était une vraie déroute pour la cause nationale. Les ministres virent que c'était le moment psychologique. Ils firent lancer les “brefs” et fixèrent les élections à une date aussi rapprochée que possible, dans les derniers jours de janvier 1946.

Chapitre XIV

Omnia excelsa tua et fluctus tui super me transierunt.

Toutes vos eaux élevées comme des montagnes, et tous vos flots ont passé sur moi.

Ps. XLI, 8.

Atrocement calomnié, accusé de vénalité, lui qui était le désintéressement même; soupçonné de ne combattre le gouvernement que par dépit, lui qui ne connaissait que des sentiments nobles, qui repoussait la politique ministérielle pour obéir aux inspirations du plus sublime patriotisme, Lamirande était accablé, submergé par un dégoût immense. Avec la grâce de Dieu, obtenue par la prière et la communion fréquente, il put éloigner de son âme la haine, le désir de vengeance, toute passion mauvaise; mais il ne put échapper à une indicible tristesse qui l'enveloppait et le pénétrait comme un épais et froid nuage.

Pour comble de malheur, sa douce Marguerite tomba gravement malade, en proie à la fièvre mystérieuse qui, depuis plusieurs années, avait fait son apparition sur divers points du globe. La docte faculté avait réussi à lui donner un nom savant tiré du grec, et à décrire très minutieusement la forme et les mœurs du microbe qui en était l'incontestable auteur. Mais le moyen de détruire cette petite vie qui donnait la mort, elle ne l'avait pas encore trouvé. Comme ses confrères, dont il consulta plusieurs, Lamirande était réduit à l'impuissance en face de cet infiniment petit. On ne pouvait même pas s'imaginer où madame Lamirande avait contracté cette maladie dont il n'existait pas, en ce moment, un seul autre cas dans tout le Canada.

Retenu presque jour et nuit auprès de sa femme qui empirait toujours, Lamirande ne peut prendre qu'une part fort restreinte à la lutte suprême. Leverdier se multipliait. Il avait posé sa candidature dans un comté voisin de Québec. Puis, parcourant les campagnes de tout le district, il essayait de ranimer l'ardeur des, patriotes. Il brochait des articles pour son journal au beau milieu des comités des patriotes. Il brochait des articles pour son journal au beau milieu des comités, électoraux, tandis que cinquante personnes parlaient à tue-tête autour de lui et l'interrompaient à chaque instant. Il écrivait une phrase, puis il fallait répondre à une question; au milieu d'une période, il était obligé de s'arrêter pour régler une dispute, ou donner une direction.

Pendant ce temps, Lamirande était condamné à une inactivité relative qui le torturait. Malgré l'angoisse qui lui tenaillait le cœur à la vue de sa bien aimée Marguerite qui s'en allait vers la tombe, il ne se laissa ni absorber ni dominer par la douleur. Le patriotisme l'emporta chez lui même sur l'amour conjugal. Il ne pouvait pas se résoudre à quitter sa femme pour longtemps; mais il dirigeait les travaux du comité central, aidait à la rédaction de la Nouvelle-France et allait parler aux assemblées convoquées à Québec et dans les environs. Quant à sa propre élection, il n'avait guère besoin de s'en occuper; car ses commettants, qui le connaissaient depuis des années et qui l'aimaient, lui étaient restés fidèles. C'était là sa seule consolation au milieu des épreuves, des déboires, des inquiétudes poignantes dont il était accablé.

Chapitre XV

Qui se existimat stare videat ne cadat.

Que celui qui croit être ferme, prenne garde de ne pas tomber.

I Cor. X, 12.

Saint-Simon se présentait dans le comté de Québec, entre le candidat du gouvernement et celui de Lamirande, comme séparatiste, bien plus séparatiste que Lamirande et ses amis qu'il accusait de trahir la cause nationale.

Un jour, il convoqua une assemblée des électeurs de la Jeune-Lorette et mit Lamirande au défi de l'y rencontrer. Celui-ci accepte le défi, bien que de telles rencontres, où la discussion est rarement digne, lui répugnent souverainement. Mais refuser de faire face à son accusateur, c'est compromettre les chances, déjà faibles, de son candidat.

Depuis quelques jours le temps avait été superbe. Le soleil brillait dans un ciel d'azur. Pas un souffle de vent, et le thermomètre seul disait qu'il y avait vingt degrés au-dessous de zéro Fahrenheit. Le matin de la réunion, un changement s'était opéré dans l'atmosphère. Le mercure était monté de dix degrés, mais le froid paraissait bien plus intense. L'humidité pénétrait jusqu'aux os. Le soleil s'était levé rouge dans un ciel blafard. Au sud-ouest un banc de nuages gris se montrait; tandis que du côté opposé, du redoutable nord-est, le vent s'était élevé, très faible d'abord, à peine perceptible, mais augmentant sans cesse à mesure que les nuages s'étendaient et s'épaississaient. Bientôt la neige commence à tomber, fine, drue, pénétrante. C'est un crescendo formidable: vent, neige, poudrerie prennent à chaque instant une nouvelle fureur. Les arbres, dont les branches sont roidies par la gelée, font entendre de sinistres craquements et se tordent sous les puissantes rafales.

Malgré la tempête, l'assemblée eut lieu. Du reste, l'avant-midi les chemins étaient encore passables, et pour se rendre de Québec à Lorette on allait le vent arrière. Lamirande, absorbé par ses inquiétudes, ne fit pas attention aux mugissements dont l'air était rempli.

La réunion fut ce qu'elle devait être: désagréable, détestable. Saint-Simon porta contre Lamirande toutes les accusations qui traînaient dans les journaux depuis quelque temps. C'était un ambitieux, disait-il, qui aurait voulu s'assurer une position brillante et qui, ne l'ayant pu obtenir, combattait le gouvernement par, dépit. Sur ce thème, le misérable esclave de Montarval broda pendant trois quarts d'heure. Lamirande lui répondit avec autant de dignité et de sang-froid que possible. Un certain nombre de gens sensés et raisonnables lui étaient sympathiques; mais du sein de l'assemblée beaucoup de voix s'élevaient pour l'insulter.

Jamais Lamirande n'avait éprouvé écœurement aussi profond qu'à la fin de cette réunion; jamais il n'avait senti dans son cœur un sentiment aussi voisin de la haine.

L'assemblée finie, il fallait songer au retour. Ce fut alors que Lamirande remarqua, pour la première fois, la violence de la tempête qui avait pris des proportions extraordinaires. Le froid n'était pas tombé, et pour retourner à Québec il fallait faire face au terrible nord-est qui asphyxiait, à la neige qui cinglait. Pour Lamirande, il n'y avait pas à hésiter. Absent depuis le matin, la pensée de sa femme mourante le torturait et l'aurait fait affronter un danger plus imminent encore. Il avait, du reste, un cheval vigoureux et un cocher prudent et sobre. Dans ces conditions, le retour à Québec était un voyage très pénible, mais ce n'était pas une entreprise folle.

Ce fut, cependant, avec le pressentiment d'un malheur que les gens de Lorette virent Saint-Simon partir quelques minutes avant Lamirande. Son cheval, tout en jambes, était peu propre à lutter contre le vent, et l'on avait pu remarquer que le cocher du journaliste et le journaliste lui-même eurent recours assez copieusement à l'eau-de-vie sous prétexte de se prémunir contre le froid.

La tempête augmentait toujours. La poudrerie était devenue vraiment terrifiante. On ne pouvait pas voir à dix pas en avant ou en arrière de soi. À chaque côté du chemin, dans les champs, rien qu'un vaste tourbillon blanc, confus, fuyant avec une rapidité vertigineuse.

Le cocher de Lamirande, pour se garer de la neige, s'était tourné à gauche.

Tout d'un coup, il se fait une courte accalmie. Mais pendant cet instant, Lamirande a entrevu, à droite, dans le champ, un spectacle qui fige le sang dans ses veines: un attelage à moitié enseveli dans un banc de neige. Il reconnaît le cheval de Saint-Simon, et comme un éclair, la situation se présente à son esprit: le malheureux journaliste et son cocher se sont égarés; et déjà, sans doute, engourdis par le froid, ils sont condamnés à une mort certaine si on ne vient promptement à leurs secours.

Le cocher de Lamirande, toujours tourné à gauche, n'a rien vu.

Alors des pensées horribles traversent le cerveau de Lamirande, le brûlant comme des traits de feu. Il voit, dans un tableau, instantanément, tout le mal que cet homme néfaste a fait à la cause nationale, toutes ses noires calomnies, toutes ses abominables accusations, toutes ses criantes injustices. Il voit tout cela, et il se dit: c'est la justice de Dieu qui le frappe; laissons faire la justice de Dieu!

Oui! cette horreur était entrée dans la pensée de Lamirande et elle était tout près de pénétrer dans la partie supérieure de son âme. Il allait succomber à la tentation, il allait commettre un crime que seul lœil de Dieu pouvait voir.

Lorsque, dans deux ou trois jours, la tempête finie, on aurait retrouvé les cadavres de Saint-Simon et de son compagnon, qui aurait pu soupçonner seulement que dans une trouée de la poudrerie Lamirande avait vu le commencement de cette tragédie et l'avait laissée s'accomplir? Il fut donc penché sur le bord de l'abîme que nous côtoyons sans cesse et où tous nous tomberions à chaque instant si la grâce divine ne nous retenait: l'abîme du péché.

Avec un cri d'effroi et d'horreur à la pensée de l'épouvantable chute qu'il allait faire, il se ressaisit. La lutte, en réalité, n'avait duré qu'un instant, le temps de faire quelques pas. Il arrêta son cocher et lui fit part de ce qu'il venait de voir. Heureusement, une maison était proche. Ils obtiennent du secours; puis, avec précaution, pour ne pas s'égarer à leur tour, ils se dirigent vers l'endroit où Lamirande a entrevu les victimes de la tempête. Ils les trouvent enfin. Les malheureux ayant perdu leur robe de traîneau, n'ont rien pour se mettre à l'abri du froid. Complètement désorientés, épuisés par leurs efforts désespérés pour dégager leur cheval et pour se faire entendre, ils sont déjà à moitié plongés dans le fatal sommeil, avant-coureur de la mort.

Avec grand-peine on peut les ramener à la maison. Lamirande leur donne les premiers soins que réclame leur état, puis continue sa route, remerciant humblement Dieu de l'avoir préservé de l'abîme.

Chapitre XVI

Quoniam melior est misericordia tua super vites.

Car votre miséricorde est préférable à toutes les vies.

Ps. LXII, 4.

Les élections sont terminées. C'est un vrai désastre pour la cause nationale. Les ministres triomphent sur toute la ligne, particulièrement dans la province de Québec. Houghton est plus heureux dans la province d'Ontario. Son groupe revient plus nombreux qu'avant la dissolution. C'est le Canada français qui, trompé, dévoyé, donne au gouvernement la plus forte majorité, à ce gouvernement qui médite la ruine de l'Église et de la nationalité française! Lamirande est élu avec Leverdier et un petit nombre d'adhérents; mais la masse de la députation française se compose de partisans du cabinet. Saint-Simon est parmi les vainqueurs, grâce à l'or de Montarval qui, en secret, a soutenu cette candidature en apparence ultra-séparatiste.

Lamirande voit s'écrouler en même temps ses espérances de patriote et son bonheur domestique. Sa femme se meurt: la cruelle maladie a fait son œuvre. Douce, résignée, elle s'en va comme elle a vécu, en Parfaite chrétienne; ce qui ne veut pas dire en indifférente. Jeune encore, elle tient naturellement à la vie. Elle lutte contre la mort qui s'avance. Aimée et aimante, l'idée de la séparation d'avec son mari et son enfant l'épouvante. Mais elle répète avec le Sauveur au jardin des Oliviers: “Mon Dieu, si vous ne voulez pas que ce calice s'éloigne de moi, que Votre volonté soit faite et non la mienne!”

Pour Lamirande, il ne peut pas accepter la coupe d'amertume. Il quitte la chambre de sa femme et s'en va dans une pièce voisine se jeter à genoux devant une statue de son saint Patron, et là, il répand son âme dans une prière suprême, dans une supplication déchirante: “Grand saint Joseph, répète-t-il sans cesse vous pouvez m'obtenir de Celui dont vous avez été le père nourricier la vie de ma femme. Obtenez-moi cette grâce, je vous en conjure. Dieu a permis la destruction de mes rêves politiques, des projets de grandeur que j'avais formés pour ma patrie. Mais Il ne voudra pas m'accabler tout à fait! Saint Joseph, sauvez ma femme!”

Il priait ainsi depuis une demi-heure, les yeux fixés sur la statue. Tout à coup, il s'estime en proie à une hallucination. La douleur, se dit-il, me trouble le cerveau. Car voilà que la statue s'anime. Ce n'est plus un marbre blanc et froid qui est là devant lui, c'est un homme bien vivant. Le lis qu'il tient à la main est une vraie fleur. Et saint Joseph parle:

—Joseph, si vous insistez sur la grâce temporelle que vous demandez, elle vous sera certainement accordée. Votre femme vivra. Si au contraire, vous laissez tout à la volonté de Dieu, le sacrifice que vous ferez de votre bonheur domestique sera récompensé par le triomphe de notre patrie. Vous serez exaucé selon votre prière. Et afin que vous sachiez que ceci n'est pas une illusion de vos sens, voici!”

Et saint Joseph, détachant une feuille de sa fleur de lis la met dans la main tremblante de Lamirande.

Puis le marbre reprend la place de l'homme vivant, le lis redevient pierre, comme auparavant, mais il y manque une feuille.

Tout bouleversé, Lamirande se précipite dans la chambre de sa femme.

—Qui te parlait tout à l'heure? lui demande Marguerite. C'était une voix étrange, une voix céleste... Qu'as-tu donc, mon mari?

Lamirande, se jetant à genoux à côté du lit, et prenant sa femme doucement dans ses bras, lui raconte tout ce qui s'est passé.

—Ce n'était pas un rêve, dit-il, voici la feuille de lis que saint Joseph m'a donnée.

—Marguerite! continue-t-il, tu vivras. Car tu veux vivre, n'est-ce pas?

—Je voudrais vivre, Joseph, car Dieu seul sait combien j'ai été heureuse avec toi; mais si c'est la volonté du ciel que je meure....

—Ce n'est pas la volonté de Dieu que tu meures, puisqu'il a fait un miracle pour me dire que tu vivras.

—Mais si je vis, la patrie mourra!

—Saint Joseph n'a pas dit cela.

—Il ne t'a promis le triomphe de la patrie qu'à la condition que tu fasses le sacrifice de ton bonheur....

—Je ne pourrai jamais demander que tu meures, ma femme, ma vie!

—Mais ne pourrais-tu pas demander que la volonté de Dieu se fasse?

Lamirande garde le silence.

Marguerite rassemblant, pour un suprême effort, les derniers restes de sa vitalité, poursuit:

—Oui, mon mari, faisons ce sacrifice pour l'amour de la patrie. Tu as travaillé longtemps pour elle, mais tous tes efforts, tous les efforts de tes amis ont été vains. Et voici qu'au moment où tout paraît perdu, Dieu te promet de tout sauver si nous voulons tous deux lui offrir le sacrifice de quelques années de bonheur. C'est un dur sacrifice, mais faisons-le généreusement. Il ne s'agit pas seulement de la prospérité et de la grandeur matérielle du pays, mais aussi du salut des âmes pendant des siècles peut-être. Car si les sociétés secrètes triomphent, c'est la ruine de la religion. C'est cette pensée qui t'a soutenu dans les pénibles luttes de ces dernières semaines. C'est cette pensée qui me soutient maintenant. Pense donc, quel bien en retour de quelques années d'une pauvre vie! Ce n'est pas souvent que, par sa mort, une femme peut sauver la patrie....

Marguerite dut lutter encore avec son mari, car la mort paraissait plus redoutable à lui qui devait rester qu'à elle qui s'en allait. Perdre sa femme! Voir sa bien-aimée devenir “ce je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue”; la conduire au tombeau; la confier aux vers et à la corruption, lorsqu'il pouvait la garder encore longtemps auprès de lui, c'était affreux. Cette pensée lui causait une agonie mortelle.

Enfin, la grâce divine et les prières de Marguerite l'emportèrent sur les répugnances de la nature humaine. Avec sa femme il fit sincèrement cette prière: “Seigneur Jésus! qu'il soit fait selon votre volonté et non selon la nôtre. Ou plutôt faites que notre volonté soit conforme à la vôtre”.


La cruelle maladie suit son cours.

Le lendemain, sur le soir, Lamirande, voyant que la fin approchait, fit venir le père Grandmont. Leverdier et sa sœur Hélène étaient auprès de la mourante depuis le matin. Marguerite reçut les derniers sacrements en pleine connaissance et avec une ferveur angélique. Elle fit ses adieux, simples et touchants, à son mari et à sa fille, à sa sœur et à son frère adoptifs, au père Grandmont. Elle baissa ensuite rapidement et sembla ne plus rien voir ni entendre. Lamirande croyait qu'elle ne sortirait de ce coma que pour se réveiller dans l'éternité. Tout à coup elle fit signe à son mari qu'elle voulait lui parler. Il se pencha tendrement sur elle. Tout bas, elle lui dit: “Hélène t'a toujours aimé. Sans m'oublier, rends-la heureuse. Adieu! Au ciel!”

Puis, recommandant son âme à Dieu, elle rendit doucement le dernier soupir.


Cette nuit-là, Hélène pria et pleura longtemps auprès du corps de Marguerite.

Des pensées tumultueuses envahirent son âme et l'effrayèrent. Des désirs qu'elle avait su repousser, qu'elle croyait à jamais éteints, se réveillèrent soudain en elle et la troublèrent. Elle aurait désiré n'éprouver que de la douleur, et un autre sentiment, qu'elle n'osait nommer, se mêlait à son chagrin, l'absorbait. Elle pleurait, mais ses larmes, qu'elle aurait voulues amères et brûlantes, étaient douces. Elle désirait ne demander au ciel que le repos de l'âme de Marguerite et le courage pour Joseph, et c'était pour elle-même qu'elle priait. “Seigneur, disait-elle, vous m'avez accordé la grâce de vaincre mon cœur pendant quinze ans, soutenez-moi dans cette heure suprême. Je puis penser à lui maintenant sans crime, sans injustice envers celle que j'aimais comme une sœur et qui est sans doute auprès de Vous. S'il est possible que je sois enfin heureuse après tant d'années de souffrance, faites-moi cette grâce, ô mon Dieu! Et s'il ne doit pas en être ainsi, aidez-moi à souffrir encore et à Vous bénir toujours.”

Chapitre XVII

Cogitationes meæ dissipatæ sunt, torquentes cor meum.

Toutes mes pensées ayant été renversées, elles ne servent plus qu'à me déchirer le cœur.

Job. XVII, II.

Aussi longtemps qu'il put voir les traits de sa femme que la mort avait en quelque sorte divinisés, Lamirande se sentit calme et fort. À léglise, pendant le service, il versa d'abondantes larmes, mais le chant sublime de la messe de Requiem éleva son âme au-dessus des amertumes de la terre et l'introduisit dans les joies et le repos de l'éternité. Ce fut au retour du cimetière, quand il rentra dans sa maison où il avait connu tant de bonheur, vide maintenant, désolée à tout jamais, ce fut en ce moment qu'une tristesse toute humaine s'abattit sur lui. Le ciel qu'il avait entrevu, où son âme semblait pénétrer en quelque sorte, à la suite de l'âme de Marguerite, se ferma sur lui et le repoussa. Il ne voyait plus que cette vallée de larmes, et le chemin qu'il lui restait à parcourir paraissait interminable.

Les sœurs du couvent de Beauvoir étaient venues chercher la petite Marie, croyant bien faire, mais elles avaient enlevé de la maison le dernier rayon de lumière qui naguère encore l'illuminait si gracieusement.

Malgré les efforts de Leverdier, une sorte de désespoir s'empara de Lamirande. Il regrettait presque son sacrifice. Il se disait: j'ai été présomptueux; j'ai, par orgueil, voulu faire un acte d'héroïsme sans y être appelé, sans avoir la grâce nécessaire. Seuls les saints ont le droit d'entreprendre les choses sublimes; eux seuls ont la vocation de quitter le terrain des vertus ordinaires pour se livrer aux renoncements surhumains. Pour moi, j'aurais dû humblement choisir la voie moins parfaite mais plus sûre qui m'était offerte; j'aurais dû demander la vie de ma femme, puisque Dieu avait daigné exaucer ma prière.

Puis le doute l'envahissait. Au lieu d'être un miracle, cette apparition de saint Joseph n'était peut-être qu'un prestige diabolique. Ce ne pouvait être une simple hallucination, puisqu'il avait toujours la preuve matérielle de la réalité objective de la vision: la feuille de lis qui s'adaptait parfaitement au lis brisé de la statue. Mais le tentateur avait peut-être voulu lui tendre un piège en lui proposant un sacrifice qu'il avait accepté par orgueil plutôt que par amour de Dieu, afin de pouvoir se dire: voyez comme je suis fort, je puis renoncer à ce qui m'est le plus cher au monde!

Ensuite, un autre genre de doute survenait. Ce n'était plus le démon qui l'avait tenté et trompé. Il était bien convaincu que l'apparition était céleste; mais qu'à cause de ses résistances, à cause de ses répugnances à accepter le sacrifice, il en avait perdu tout le mérite; que la mort de sa femme serait inutile pour le pays. Humainement, tout était perdu. Dieu aurait sans doute fait un miracle pour tout sauver, puisqu'Il l'avait promis, mais c'était à la condition que l'épreuve fût courageusement acceptée. J'ai mal accueilli cette épreuve, se disait Lamirande, j'ai mal fait mon sacrifice. Dieu est donc dégagé de sa promesse. Ma femme est morte et mon pays va mourir!

Toutes ces pensées amères le jettent dans un pro fond abattement. Il ne peut se résoudre à ouvrir son cœur à Leverdier, lui parler du miracle. Il lui semble que son ami le blâmera comme il se blâme lui-même, doutera comme il doute. Voulant s'épargner cette nouvelle souffrance, il se tait.

Cette douleur sombre, sans larmes, sans épanchement du cœur, inquiète Leverdier.

—Mon ami, dit-il, il faut que tu fasses un effort pour secouer cette tristesse noire qui n'est pas du ciel. Viens avec moi, je vais te conduire à Manrèse. Tu y passeras une journée ou deux avec le père Grandmont.

—Tu as raison, dit Lamirande. Allons!

Et les deux amis se dirigent vers le chemin Sainte-Foye où plus de quinze années auparavant Lamirande avait, pour la première fois, parlé de son bonheur à son jeune ami. C'était alors le printemps; les oiseaux chantaient les louanges du Seigneur, la campagne était belle et le ciel souriait. Maintenant, c'est le triste hiver; plus de verdure, plus de chants; mais des arbres mornes, dépouillés, sous un firmament gris et froid.

Leverdier conduit son ami jusqu'à la porte de la maison de retraite.

—Au revoir, lui dit-il, que saint Ignace te console et te communique son courage.

—Merci! mon ami, merci!


Lamirande monta à la chambre du père Grandmont, chambre dont il connaissait bien le chemin. Le vénérable prêtre lui ouvrit les bras. Lamirande s'y jeta comme un enfant et raconta au ministre de Jésus-Christ tout ce qui s'était passé; toutes ses tentations, toutes ses défaillances.

Ils passèrent ensemble une partie de la nuit devant le saint sacrement, dans la petite chapelle intérieure de la maison, abîmés dans la méditation sur le néant de la vie.

De bonne heure, le père dit sa messe. Lamirande la servit et reçut le Pain céleste qui chassa de son âme les doutes, comme le soleil dissipe les brouillards de la nuit. Le calme et la confiance en Dieu étaient revenus, mais Lamirande se défiait toujours de lui-même.

—Mon père, dit-il, je suis trop faible pour continuer lœuvre que j'ai entreprise. Vous me dites que mon sacrifice, tout mal fait qu'il a été, sera accepté et que Dieu enverra, en retour, quelque secours inattendu à la patrie. Je le crois. Mais mon rôle est maintenant rempli. Je puis me retirer quelque part où, ne cherchant à pratiquer que des vertus ordinaires, je serai moins exposé à tomber.

—Pas encore, mon enfant, pas encore, dit en souriant doucement le bon religieux. Votre rôle n'est pas accompli, loin de là. Restez dans la politique, c'est-à-dire à votre poste, et attendez patiemment que Dieu réponde à votre sacrifice comme Il l'a promis et comme Il le fera, très certainement. Ces faiblesses humaines que vous déplorez, en les exagérant peut-être un peu, sont une grande grâce. Elles vous tiennent dans l'humilité, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Songez à saint Paul qui avait été ravi au troisième ciel, et qui nous dit: “De peur que la grandeur de mes révélations ne me causât de l'orgueil, Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets”. Je vous trouverais bien à plaindre et bien exposé, mon enfant, si vous étiez exempt de toute faiblesse, si vous ne craigniez de tomber à chaque instant: vous seriez une proie facile au démon de l'orgueil.

—Mais, mon père, non seulement je crains de tomber, je tombe effectivement!

—Et quand même cela serait! Relevez-vous, voilà tout. Si, pour vous rendre chez vous, vous étiez obligé de parcourir un chemin tout rempli de trous et parsemé de cailloux, la crainte, la certitude même de faire quelques chutes, de vous meurtrir les genoux et les mains, cette certitude, dis-je, ne vous détournerait pas d'entreprendre le trajet. Tomber, cela fait mal, cela humilie; niais cela n'empêche pas d'arriver au but, pourvu qu'on se relève.

—Mais pour se relever, il faut la grâce....

—Sans doute, et cette grâce est toujours accordée à qui la demande sincèrement. Si beaucoup restent par terre, c'est qu'ils aiment mieux être couchés que debout. Ils demandent peut-être à Dieu la grâce de se relever, mais c'est une demande qu'ils ne désirent pas réellement voir exaucée. Aimant la fange, ou la poussière, ou le gazon fleuri où ils sont tombés, ils veulent secrètement y rester, plutôt que de continuer leur pénible voyage. Tout en demandant à Dieu du bout des lèvres la grâce de se relever, ils seraient désolés si Dieu les relevait de force. Mais Dieu, qui voit dans le secret, ne les relève pas.

—Eh bien! mon père, je resterai à mon poste aussi longtemps que vous ne me direz pas que ma tâche dans le monde politique est achevée.

—Très bien! En effet, je vous dirai quand vous pourrez vous en aller. Ce ne sera pas de sitôt, je m'imagine, car il reste beaucoup à faire. Peut-être même Dieu vous demandera-t-il quelque nouveau sacrifice avant que tout soit terminé.

—Avec sa grâce je le ferai!

Chapitre XVIII

Ergo cujus vult miseretur.

Il est donc vrai qu'il fait miséricorde à qui il lui plaît.

Rom. IX, 18.

La rentrée des chambres est fixée au 15 février 1946.

Ce jour-là, vers cinq heures du soir, il y avait conciliabule dans les bureaux de rédaction de la Libre-Pensée, à Montréal. Montarval y était avec le rédacteur en chef du journal, Ducoudray, et quelques autres radicaux bien connus de la métropole. Il est à peine nécessaire de dire que le collègue de sir Henry, membre du cabinet conservateur, n'était pas entré dans les bureaux de la feuille impie par la porte ordinaire, mais par un passage secret communiquant avec une boutique de perruquier tenue par un affidé de la secte.

—Eh bien! s'écria Montarval, nous triomphons nous avons une majorité ministérielle écrasante. Nous présenterons de nouveau le même projet, avec quelques modifications insignifiantes dans la forme, afin de faire croire aux députés de la province de Québec qu'ils ont obtenu quelques concessions. Quant au fond, il restera ce qu'il était. J'ai même trouvé le moyen de l'améliorer quelque peu, chose que je ne croyais pas possible. Il sera voté, et dans dix ans tout sera entre nos mains.

—Oui, fait Ducoudray, tout a marché selon tes plans et nos désirs. Dieu sait....

—Encore cette expression!

—Un simple effet de l'habitude, mon cher ministre!

—Je sais que ta première éducation a été tout imprégnée de superstitions chrétiennes. Pourvu que cela ne te joue pas quelque mauvais tour! Qu'est-ce que tu allais dire?

—J'allais dire que les élections ont dû coûter affreusement cher. J'espère que toi et sir Henry avez arrangé les choses pour que cela ne paraisse pas trop dans les comptes publics. Un scandale financier au commencement du nouveau régime serait fort ennuyeux.

—Que cela ne t'inquiète pas. Je mets Lamirande, Houghton et leur poignée de fanatiques au défi de trouver la moindre irrégularité dans la caisse publique.

—À propos de Lamirande, reprend le journaliste, c'est notre ennemi, et il fallait l'abattre, l'écraser; mais si nous avions pu nous exempter d'avoir recours à cette histoire inventée sur son compte.... Était-ce bien nécessaire?

—Il ne fallait négliger aucun moyen. Aurais-tu ce que les prêtres appellent des remords de conscience, par hasard?

—Je n'ai pas de remords, parce que ma conscience a usé toutes ses dents, il y a bien longtemps; mais les coups comme celui-là, quand ils ne sont pas absolument nécessaires, m'ennuient, mécœurent... je ne sais quoi....

Et le journaliste se leva et arpenta le bureau, le visage assombri.

—Un cas de spleen bien accentué, fait l'un des assistants, causé par une mauvaise digestion. Une pilule du docteur Cohen après chaque repas pendant trois jours, voilà ce quil te faut.

Ducoudray ne répondit rien. Il continuait toujours à marcher de long en large, troublé et agité.

Montarval le regarda pendant quelques instants avec une fixité sinistre. Une lueur d'enfer passa dans ses yeux. Puis il se leva et gagna en silence le couloir secret. En passant par la boutique du perruquier, il glissa quelques mots tout bas à l'oreille de l'affidé. Celui-ci fît un signe dassentiment, tout en pâlissant.

Les autres visiteurs étant bientôt partis après Montarval, Ducoudray se trouva seul. Le dernier sorti, il ferma la porte à clé et alla s'affaisser dans un fauteuil.

—Qu'ai-je donc? se dit-il. Est-ce seulement une mauvaise digestion, ou sont-ce réellement des remords? Il me semblait que depuis des années j'avais étouffé ce que les chrétiens appellent les cris de la conscience. Et cependant j'entends parfois une faible voix qui vient je ne sais d'où et qui me dit: Tu es un misérable! Est-ce la voix de ce qu'on appelle la conscience? Serait-ce la voix de ma mère?... J'ai rêvé encore d'elle, la nuit dernière.... Son âme peut-elle venir me parler?... L'âme existe-t-elle seulement?... Il me semblait que j'étais tout petit enfant, que j'étais à genoux devant ma mère et qu'elle me montrait à prier. Je crois que je pourrais répéter les paroles qu'elle me faisait dire: “Je vous salue, Marie, pleine de grâce”... Non je ne puis pas continuer....

Longtemps il resta plongé dans une arrière rêverie. Puis, se levant brusquement: Il faut secouer cette torpeur, se dit-il, chasser ces idées.... C'est trop tard pour moi de revenir sur mes pas. Je suis allé trop loin dans le mal.... Voilà que ça revient! Le mal! Mais enfin, qu'est-ce que le mal? qu'est-ce que le bien? Décidément, il me faut quelque distraction.... J'y pense! C'est ce soir que le fameux père Grandmont commence ce qu'ils appellent une retraite, à Longueuil. Il paraît que le vieux dit des choses bien drôles. Si j'y allais! Cela changerait mes idées et me donnerait peut-être le sujet d'un joli article pour demain. Rire un peu des jésuites, ça prend toujours.

Puis il sortit, et passa devant la boutique du perruquier. Il ne remarqua pas un homme qui en sortit presque au même moment; un homme qui portait de grandes lunettes noires et qui avait le collet de son paletot relevé jusqu'aux oreilles; un homme qui craignait le froid, sans doute. L'homme aux lunettes suivit Ducoudray. Celui-ci entra dans un restaurant et se fit servir un repas. Ensuite il continua son chemin vers Longueuil. Il ne regardait pas derrière lui; mais l'eût-il fait qu'il n'eût rien vu d'étrange: un homme qui marchait à quelques pas derrière lui, le visage à l'abri du vent, les yeux protégés contre l'éclat de la neige et de la lumière électrique.

Rendu rue Notre-Dame, Ducoudray prit un traîneau de place et donna ordre au cocher de traverser à Longueuil.

La nuit était belle et froide, une de ces nuits presque aussi claires que le jour, si fréquentes au Canada dans les mois d'hiver. La lune, qui avait éteint la plupart des étoiles, versait des flots de lumière argentée sur le “pont” de glace qui couvrait le fleuve géant. La neige reflétait cette lumière en y ajoutant un éclat particulier qui permettait de lire facilement, mais qui pouvait aussi fatiguer des yeux faibles. Ducoudray avait la vue forte et jouissait de cette splendide illumination. Dans un traîneau de place qui suivait le sien, à un arpent de distance, il y avait un homme qui ne pouvait pas endurer cet éblouissement.

Le plus profond silence régnait sur le fleuve, rompu seulement par le tintement des grelots des deux chevaux. Mais Ducoudray n'entendait ni les grelots du cheval qui traînait sa voiture ni ceux du cheval qui suivait. Il était à cent lieues de Montréal, et à trente années de l'an de grâce 1946. Il était dans le paisible village en bas de Québec, bien loin en bas, où il avait passé les années de sa jeunesse, et il n'avait que sept ans. Il était aux genoux de sa mère qui lui faisait faire sa prière du soir. De l'humble mansarde où il priait, lœil découvrait l'immense étendue du fleuve, large de sept lieues, et les montagnes bleues du nord. Il revoyait ce, paysage grandiose et triste, tantôt éclairé par les pâles rayons de la lune, tantôt baigné par les feux du soleil couchant. Il respirait de nouveau les fortes odeurs du salin , il jouait encore sur la grève couverte de galets et de varechs et que le baissant avait mis à sec. Puis le montant venait couvrir d'abord les rochers au large, puis envahissait tout jusqu'au chemin, mettant à flot la vieille chaloupe.

Tout ce lointain passé lui revenait ce soir pendant qu'il cheminait rapidement vers Longueuil. La pensée de sa mère, morte lorsqu'il n'avait que huit ans, le hantait; sa mère qu'il avait tant aimée, qui avait veillé sur son berceau, lui avait appris à bégayer les noms de Jésus, de Marie et de Joseph, noms hélas! que depuis vingt ans il n'avait plus prononcés que pour les blasphémer. Jamais il n'avait été travaillé et tourmenté comme il l'est ce soir. Jamais la vie qu'il menait, vie de haine, de passion, vie de volupté et de luttes féroces contre les croyances de son enfance, jamais sa vie de sectaire ne lui avait inspiré ce sentiment profond de dégoût et de terreur qu'il éprouve en ce moment. Il croyait avoir effacé en lui tout vestige de foi, à force de fouler aux pieds toutes les lois de Dieu, à force de s'enfoncer de plus en plus dans la fange et l'impiété. En effet, pendant des années, il avait joui de cette épouvantable tranquillité qui remplace dans l'âme la grâce du remords. Et voici que depuis quelques jours cette tranquillité est disparue. Du moment qu'il n'est pas activement employé, sa pensée retourne à trente années en arrière et le transporte au village natal, à léglise où il fut baptisé et fit sa première communion, à la modeste chambre où il priait, le soir, sous le regard de sa mère.

Tout un régiment l'aurait suivi sur le pont de glace ce soir-là qu'il n'en aurait fait aucun cas.

Les cloches de la belle église de Longueuil, appelant les fidèles aux exercices de la retraite, le tirent de sa rêverie. Arrivé bientôt au village, il saute en bas de sa voiture, donne instruction au cocher de l'attendre et pénètre dans le temple. “Pourvu, pense-t-il, que ce jésuite puisse dire quelque chose de bien rococo, de bien moyen âge!” Et il va prendre une place que le bedeau, voyant qu'il est étranger, lui offre. Un autre étranger entre aussitôt après. Le bedeau veut le mettre à côté de Ducoudray, mais il préfère rester à l'ombre d'une colonne. La lumière lui fatigue la vue, dit-il. Malgré le mauvais état de ses yeux, il les tient fixés sur Ducoudray.

Le sermon fut simple et éloquent. Chez le père Grandmont, c'était le cœur qui parlait. Il aimait Dieu, il aimait les âmes; et ces deux amours donnaient à ses discours une force et une chaleur qui n'avaient guère besoin des ornements de la rhétorique pour vaincre et fondre les cœurs. Dans un autre temps, Ducoudray aurait probablement noté quelques expressions d'une forme un peu naïve et qu'en torturant convenablement il aurait pu faire servir de thème à ses railleries. Mais ce soir il n'est pas en veine de se moquer. Il est grave, recueilli et les paroles du prêtre l'impressionnent douloureusement au lieu de l'amuser.

Le prédicateur, selon l'habitude des fils de saint Ignace, parle des deux étendards, l'étendard de Jésus-Christ et l'étendard de Satan, sous l'un desquels tout homme doit nécessairement se ranger. Impossible de rester neutre entre les deux années, simple spectateur du combat; il faut être d'un côté ou de l'autre; ou marcher vers le ciel sous le drapeau de Jésus-Christ, ou vers l'enfer sous le drapeau de Lucifer. Il n'y a que deux cités, la cité du bien et la cité du mal. La première renferme tous ceux qui ont la grâce sanctifiante; la seconde, tous ceux qui n'ont pas cette grâce. Il n'y a pas d'état intermédiaire. Il faut être ou l'ami ou l'ennemi de Dieu. Personne ne peut être indifférent à son égard, comme Lui n'est indifférent à l'égard de personne. Il n'y a que deux chemins, l'un large, facile, qui descend en pente douce, au milieu des fleurs, où l'on ne rencontre point d'obstacles, point de contradictions, où l'on marche sans fatigue, entouré de délices et de voluptés; l'autre, étroit, rude, montueux, difficile, où l'on n'avance qu'avec peine et misère, tombant souvent, se blessant souvent aux aspérités du sol. Inutile de chercher une troisième route à travers la vie, il n'y en a pas, puisque pour l'homme il n'y a que deux éternités, une éternité de bonheur à laquelle conduit la voie étroite, une éternité de malheur à laquelle aboutit la voie large et facile.

Pendant plus d'une demi-heure le père Grandmont développe ces fortes et salutaires pensées, et Ducoudray l'écoute de plus en plus grave et recueilli, la tête penchée sur sa poitrine. Du coin obscur où il se tient, l'étranger aux lunettes sombres ne perd pas le moindre mouvement que fait le journaliste.

Le père Grandmont paraissait avoir fini son sermon; il se préparait même à descendre de la chaire, tout à coup, se retournant vivement vers l'auditoire, la figure illuminée par une subite inspiration, il s'écria:

—Mes frères, s'il y a parmi vous quelqu'un qui gémit sous le poids d'une montagne de crimes, quelqu'un dont l'âme est couverte d'une véritable lèpre de péchés, quelqu'un qui, pendant des années et des années, a outragé Dieu et ses lois, l'Église et ses lois, la nature humaine et ses lois, quelqu'un qui, à la vue de la fange où il s'est vautré, est saisi d'une terreur voisine du désespoir, que celui-là ne perde pas courage! Qu'il porte ses regards vers le divin Crucifié, qu'il songe qu'une seule goutte de ce sang d'un Dieu peut effacer toutes les iniquités du monde. Qu'il déteste ses péchés, mais qu'il ne désespère pas. Le repentir, un repentir sincère, peut le rendre aussi agréable à Dieu qu'il était au jour de son baptême, au jour de sa première communion. S'il lui semble que tant de crimes demandent quelque grande expiation, qu'il fasse généreusement le sacrifice de sa vie, s'il faut la sacrifier, pour réparer le mal qu'il a fait.

Qu'il soit assuré qu'ainsi, par les mérites infinis de Jésus-Christ, il peut devenir un grand saint de grand pécheur qu'il était. Mes frères, pendant la bénédiction du très saint sacrement, priez tous avec ferveur pour que, s'il y a parmi vous quelqu'un ainsi accablé, il reçoive de l'hostie sainte, par l'intercession de Marie, Refuge des pécheurs, la grâce de secouer le joug de Satan.

Puis le prédicateur quitte la chaire. Le salut commence et tous se mettent à genoux. Pour la première fois depuis vingt ans, Ducoudray, l'âme bouleversée, s'agenouille, lui aussi.

Qui pourrait décrire la lutte formidable qui se livre alors dans ce cœur longtemps l'esclave du démon. Quelques jours auparavant, il avait reçu une première grâce, la grâce du dégoût: la vie qu'il menait ne lui inspirait plus aucune satisfaction. Mais ce n'était pas le repentir, ce n'était pas un mouvement surnaturel. Les paroles du prêtre, surtout les dernières qui, il le sentait, avaient été inspirées au prédicateur expressément pour lui, avaient fait naître dans son âme de nouvelles pensées, des sentiments inconnus. Le dégoût qu'il éprouvait depuis quelque temps changeait de caractère, se spiritualisait. Ce n'était plus un ennui vague, un malaise indéfinissable, mais une véritable horreur. Et à cette horreur se mêlait l'amour de Dieu, de ce Dieu qu'il avait tant offensé. Ô! se disait-il, si je pouvais réparer tout le mal que j'ai fait, me débarrasser de ce fardeau qui m'écrase, si je pouvais sortir des griffes de Satan et me jeter dans les bras de Jésus-Christ, que je serais heureux!

Que de pauvres âmes tiennent ce langage! que de misérables pécheurs voudraient sortir de l'état affreux où ils se trouvent, mais qui ne parviennent pas à dire: je veux. Une fausse honte les retient, un démon muet les possède. Ils n'auraient qu'un pas à faire, qu'un mot à dire; et ce pas, ils ne le font point, ce mot, ils ne le disent point. Mystère insondable de la grâce de Dieu qui est toujours suffisante pour sauver et qui ne sauve pas toujours; et qui, parfois, sans jamais détruire le libre arbitre, est versée dans l'âme avec tant d'abondance qu'elle semble arracher l'homme au mal comme malgré lui!

Ducoudray s'arrêtera-t-il au fatal je voudrais, ou prononcera-t-il le sublime je veux qui fait tomber les chaînes de l'esclavage spirituel?

Comme tous les pécheurs qui voudraient se convertir, il éprouve la tentation de la fausse honte, sentiment à la fois si puéril et si redoutable. Mais chez lui, à cette tentation qui suffit à éloigner tant de pauvres malades du céleste médecin, se joint une épouvante infiniment moins vague. Il sait, à n'en pouvoir douter, qu'il ne peut faire les choses à moitié; que pour pouvoir revenir à Jésus-Christ il faut qu'il quitte l'horrible secte où il s'est engagé et dont il possède tous les secrets. Non seulement il devra la quitter—cela ne serait rien—mais il devra la dénoncer, il devra pour réparer le mal qu'il a commis, divulguer les ténébreuses machinations auxquelles il a été mêlé. C'est là, il ne l'ignore pas, son arrêt de mort. D'un côté, encore quelques années d'une existence misérable puis une éternité de malheur. De l'autre, un coup de poignard, puis un bonheur sans fin. C'est ainsi que, dans une lumière crue, la situation, nette et tranchée, se présente à son esprit. En théorie, le choix est facile: l'enfer d'un côté; le ciel de l'autre, et entre les deux quelques années de vie en plus ou en moins. Qui pourrait hésiter? Et cependant qui d'entre nous n'hésiterait pas? Que dis-je! Qui d'entre nous ne sent pas que, à moins d'une grâce spéciale, c'est l'enfer et les quelques années de vie qu'il choisirait? Tant est faible, incroyablement faible la nature humaine déchue! Cette faiblesse désespérante, Ducoudray l'éprouve. Elle l'épouvante, elle l'écrase. Il voit avec terreur que, pour l'amour d'un peu de cette vie qui ne lui inspire pourtant qu'ennui et dégoût, il va choisir l'enfer. Il se sent impuissant à aire, par lui-même, le moindre effort pour sortir de l'abîme. Et du fond de cet abîme, il s'écrie, dans un élan de vraie humilité: Mon Dieu! ayez pitié de moi! Vierge sainte! aidez-moi!

Alors de la divine hostie part un jet de cette grâce qui donne aux plus faibles la force de braver la mort.

Chapitre XIX

Mucro, mucro, evagina te ad occidendum.

Épée, épée, sors du fourreau pour verser le sang.

Ezch. XXI, 28.

La bénédiction du très saint sacrement est terminée. Lentement la foule se retire. Les sacristains éteignent les lumières, d'abord à l'autel, puis dans le chœur, enfin dans la nef. Il n'en reste que deux ou trois qui jettent dans le vaste édifice une lueur incertaine. Au moment de fermer les portes, le bedeau remarque que deux hommes sont encore dans léglise; l'un à genoux, la tête cachée dans ses mains, la poitrine gonflée de sanglots; l'autre debout, près d'une colonne, qui regarde fixement le premier. Le bedeau touche l'homme à genoux. “On ferme”, lui dit-il. Ducoudray tressaille comme un homme qu'on réveille subitement. Il se lève aussitôt.

—Il faut que je voie le père Grandmont, dit-il; il faut que je le voie tout de suite.

En parlant ainsi, son regard tombe, pour la première fois, sur l'homme à moitié caché derrière la colonne. Un frémissement le secoue et une sensation de froid envahit tous ses membres.

—Déjà! pensa-t-il. Mon Dieu, je suis prêt mais donnez-moi seulement trois heures!

—Vous pouvez voir le père au presbytère, dit le bedeau; ou dans la sacristie, il y est peut-être encore. Passez par le sanctuaire.

Puis le brave homme se dirige vers l'autre étranger qui paraît hésiter.

—Voulez-vous voir le père, vous aussi?

—Oui... non... c'est-à-dire que je voudrais suivre mon ami. Il va au presbytère, sans doute?

—Oui, en vous hâtant vous pouvez le rejoindre.

L'étranger fit quelques pas dans la direction du chœur, puis revint vers la porte.

—Je vais sortir et attendre mon ami devant le presbytère, dit-il.

—Voilà un particulier, grommela le bedeau en verrouillant la grande porte, qui n'a pas l'air de trop savoir ce qu'il veut.

Il savait parfaitement, au contraire, ce qu'il voulait; mais il avait eu comme un éblouissement qui lui avait fait perdre un instant la tête. Était-ce un effet de la forte chaleur qu'il faisait dans léglise? Était-ce autre chose? Il ne se le demanda seulement pas, mais éclata en imprécations contre lui-même pour ce moment d'indécision.

—Que je suis donc maladroit! se dit-il. J'aurais pu le rejoindre, sans doute, avant qu'il fût entré au presbytère, quand même c'eût été à la porte.... Il aurait été seul, probablement.... Il faut maintenant que j'attende ici, car il ne doit pas retourner à Montréal.

À ce moment Ducoudray franchissait la porte du presbytère, étonné de voir que l'homme aux lunettes noires ne l'avait pas suivi.

—Merci mon Dieu, murmura-t-il. Je ne Vous demande que trois heures! Accordez-moi ce délai, non pas pour moi-même, mais pour la cause de Votre sainte Église!

Un domestique le conduisit à la chambre du père Grandmont. Celui-ci le reçut avec une grande affabilité et l'invita à s'asseoir.

—Mon père, dit Ducoudray, vous ne me connaissez pas.

—En effet, je n'ai pas cet honneur, dit le religieux.

—Ce ne serait pas un honneur de me connaître, dit le journaliste, car je suis un grand misérable. Mais je veux me convertir, ou plutôt me confesser; car la grâce de Dieu m'a converti tout à l'heure dans léglise pendant que vous prêchiez. À la fin de votre sermon le ciel vous a inspiré certaines paroles que beaucoup ont dû trouver étranges. Je les ai comprises parce qu'elles étaient à mon adresse. Je suis le pécheur dont vous parliez. Voulez-vous me confesser ? Pouvez-vous me confesser? Je ne suis pas un pécheur ordinaire, je suis un monstre.

—Mon Dieu que vous êtes bon, que votre miséricorde est infinie! s'écria le prêtre.

Et prenant les mains du journaliste il l'attira à lui affectueusement.

—Mon frère, dit-il, que je suis heureux! Et quelles réjouissances parmi les anges! Venez! j'ai tous les pouvoirs pour vous absoudre, quelque grave que soit votre cas.

Puis, il conduisit son pénitent au petit confessionnal placé dans un coin de la chambre, et le malheureux, se jetant à genoux, déposa aux pieds du ministre de Jésus-Christ son insupportable fardeau. Il se releva tout rayonnant. Longtemps le vénérable prêtre le tint serré sur sa poitrine, murmurant: “Quelle joie! Mon Dieu, quelle joie!”

—Mon père, dit Ducoudray, vous savez ce qu'il me reste à faire. J'ai en ma possession tous les secrets de l'horrible secte, toutes ses archives. Il faut que je communique tout cela à l'archevêque de Montréal avant demain matin, cette nuit même; car, je le sais, je suis déjà condamné à mort. Le chef de la secte, me soupçonnant, m'a fait suivre par un de ses ultionistes qui m'a vu à léglise, qui a dû remarquer mon émotion, qui m'attend au dehors et qui me frappera au premier moment favorable. Je ne crains pas la mort. Au contraire, je suis heureux d'offrir ma vie à Dieu en expiation de mes crimes. Mais je ne veux pas qu'on m'assassine avant que j'aie eu le temps de dévoiler les abominations du satanisme. C'est pour cela, et non par crainte de la mort, que je vous demande de m'aider à me déguiser.

Une demi-heure plus tard, deux prêtres sortaient du presbytère; l'un était un vieillard, l'autre dans toute la force de l'âge. Le jeune ecclésiastique était visiblement embarrassé dans sa soutane. Mais l'homme aux lunettes noires n'eut aucun soupçon. Il se contenta de murmurer: “Deux calotins! Le plus jeune a l'air fameusement gauche”.

Les deux prêtres prirent une voiture que le domestique était allé chercher cinq minutes auparavant.

Au bout d'une autre demi-heure, comme le guetteur commençait à s'inquiéter sérieusement et à se demander s'il ne devait pas sonner, le domestique sortit de nouveau. Il avait l'air de chercher quelqu'un. L'homme aux lunettes le suivit du regard. Il le vit parler au cocher qui avait amené Ducoudray de la ville et lui donner de l'argent. Le cocher partit aussitôt.

—Voilà une mystification! se dit-il.

Et s'approchant du jeune domestique.

—Peux-tu me dire si le monsieur qui est entré au presbytère vers neuf heures est parti?

—Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune homme; je ne l'ai pas vu depuis que je lui ai ouvert la porte.

—Mais n'est-ce pas son cocher que tu viens de payer et de renvoyer?

—Ça se peut bien. Monsieur le curé m'a dit d'aller trouver le cocher qui avait amené un homme de Montréal, un monsieur avec une grande moustache blonde, de lui payer sa course et de lui dire que le monsieur n'aurait plus besoin de lui.

—Le monsieur couche au presbytère peut-être?

—Je n'en sais rien, monsieur. Vous êtes bien curieux, je trouve.

Et le jeune domestique s'éloigna pour rentrer au presbytère.

—Oui, fit l'étranger en le suivant, je suis un peu curieux, mais je n'ai plus qu'une question à te faire. Connais-tu les deux prêtres qui sont sortis tout a l'heure?

—J'en connais un, c'est le père qui prêche la retraite; l'autre, je ne le connais pas, je ne l'ai pas vu entrer.

—Ah! tu ne l'as pas vu entrer! Je comprends tout, maintenant, continua-t-il, parlant à lui-même. Que je suis donc stupide! Voilà deux fois que je le manque!

Le pauvre domestique, ahuri, et sentant vaguement qu'il a trop parlé, rentre précipitamment au presbytère.

L'étranger s'éloigne rapidement. À une faible distance de léglise un magasin est encore ouvert. Il y entre et demande qu'on lui indique où se trouve le bureau public de télégraphe et de téléphone. C'est dans le voisinage. Il y court. Le gardien du bureau est seul.

L'étranger lui fait un signe presque imperceptible auquel l'employé répond par un geste fait comme par hasard. Un deuxième signe provoque une deuxième réponse. Alors l'étranger s'assied devant le double instrument. Se servant d'abord du téléphone, il se met lui-même directement en communication avec un certain numéro à Montréal. Il sonne. On lui répond.

—Est-ce bien le numéro 11 demande-t-il?

Ce numéro n'a rien de commun avec les numéros du téléphone.

Comme la réponse a été satisfaisante, il continue:

—Attention au télégraphe, je vais écrire.... Es-tu prêt?... Eh bien! voici:

Et déposant le récepteur du téléphone, il prend la plume télégraphique et écrit la note suivante qui se reproduit, à l'instant, à Montréal, lettre par lettre, et dans l'écriture même de celui qui tient le crayon électrique à Longueuil.

“Au nom du Grand Maître, le numéro 7, à Longueuil, au numéro 11. Le numéro 2 nous trahit. J'en ai la preuve certaine. Le Grand Maître le soupçonnant, m'a donné l'ordre de le suivre et de le supprimer si je venais à découvrir qu'il nous trahissait. Or sa trahison est absolument certaine. Il vient de m'échapper, déguisé en prêtre. Rends-toi immédiatement à sa maison. C'est là qu'il ira tout d'abord, sans doute, pour prendre les archives. Au nom du Grand Maître et en vertu de l'ordre qu'il m'a donné je te commande de supprimer le numéro 2. Fais vite. Il est peut-être déjà trop tard.”

Puis, mettant soigneusement dans sa poche la copie de cet atroce billet, l'homme aux lunettes noires, ayant payé ce qu'il devait au bureau, sortit et reprit aussitôt le chemin de Montréal.


Le lendemain matin, deux femmes se rendant à la messe de cinq heures à léglise du Gesù, aperçoivent, rue Sainte-Catherine, un homme gisant sur le trottoir, près d'une porte-cochère, dans une mare de sang. Épouvantées, elles jettent des cris perçants qui attirent d'autres personnes allant à léglise ou à leur ouvrage. Un groupe se forme bientôt. Quatre hommes soulèvent le corps inerte et sanglant, inanimé, mais encore chaud, et le transportent au poste de police voisin. En jetant les yeux sur l'homme assassiné, le chef du poste s'écrie C'est M. Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée!

Chapitre XX

Paratus sum et non sum turbatus.

Je suis tout prêt, et je ne suis point troublé.

Ps. CXVIII, 60.

La sinistre nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Dès huit heures, tout Montréal avait appris l'assassinat du journaliste tristement célèbre. Les journaux publièrent aussitôt des éditions spéciales que les gamins vendaient par centaines, le visage rayonnant, le verbe haut. Un meurtre! quelle bonne aubaine! Aux coins des rues, dans les bars électriques, aux portes des hôtels et des gares de chemins de fer, ils criaient de toute la force de leurs poumons . “Terrible meurtre à Montréal. M. Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée, assassiné d'un coup de poignard dans la rue Sainte-Catherine, à deux pas du poste de police,” sur le même ton qu'ils auraient proclamé le résultat d'une course ou d'une élection.

De bonne heure, le coroner forma son jury et commença son enquête, au poste de police où le cadavre avait été déposé. D'abord les renseignements étaient bien maigres. Aux bureaux de la Libre-Pensée on savait que M. Ducoudray était sorti la veille au soir, vers six heures, sans dire où il allait, et il n'était pas revenu. De ce côté-là, c'est tout ce que l'on put apprendre. Au poste de police près duquel le meurtre avait été commis on n'avait rien entendu. A la maison où il occupait un appartement de quatre chambres on ne l'avait pas vu depuis le matin. S'il y était rentré on ne l'avait pas aperçu et il n'y avait certainement pas couché. Une des servantes qui avait passé vers dix heures devant la chambre qui lui servait de bureau y avait entendu marcher quelqu'un et était bien surprise de trouver, le lendemain matin, que le lit n'avait pas été défait.

Le médecin chargé d'examiner le cadavre constata que la mort avait été causée par un seul coup de poignard dans le dos, qui avait tranché l'aorte. Le poignard, une arme formidable, avait été retrouvé à côté du cadavre. Le coup avait dû être porté par quelqu'un caché dans la porte-cochère. L'assassin devait avoir le bras puissant et la main très sûre. Il devait aussi posséder quelques connaissances anatomiques pour avoir pu atteindre, avec autant de précision, une partie vitale. Le vol n'avait pas été le mobile du crime, puisqu'on trouva sur le corps une somme d'argent assez considérable et une montre de prix.

C'est tout ce qu'on put découvrir, et le coroner allait ajourner l'enquête, lorsqu'au grand étonnement de tous, l'archevêque de Montréal, accompagné du père Grandmont, entra au poste.

Les deux vénérables ecclésiastiques sont très émus. Ils demandent à voir le cadavre. On les conduit dans une petite cellule où le journaliste assassiné était couché sur un lit de camp. Ils se jettent à genoux et prient un instant avec ferveur.

—Cher martyr! dit l'évêque en se relevant, vous m'aviez bien dit que j'aurais avant vingt-quatre heures, une preuve indiscutable de la vérité de vos révélations. La voilà la preuve, aussi affreuse que convaincante!

Le coroner, en entendant ces paroles, croit à une méprise.

—Monseigneur, dit-il, l'homme assassiné est M. Ducoudray, rédacteur du journal anticlérical, la Libre-Pensée.

—Je le sais, mon ami, réplique le prélat, et lorsque vous aurez entendu le témoignage du père Grandmont et le mien vous comprendrez ce que je viens de dire.

Le père Grandmont rendit son témoignage d'abord. Après avoir raconté en quelques mots ce que nous connaissons déjà des derniers moments de Ducoudray, il continua ainsi:

—Pour permettre à M. Ducoudray de sortir du presbytère sans être reconnu par celui qui l'avait suivi de Montréal à Longueuil, je lui fis donner par M. le curé une soutane et un chapeau romain. Il se rasa la moustache, et emporta ses habits dans un petit sac de voyage que je lui prêtai. Je le priai de me permettre de l'accompagner jusqu'à Montréal. En sortant du presbytère, je vis un homme qui avait l'air d'attendre quelqu'un. Il portait des lunettes noires et un foulard, ou le collet de son paletot relevé cachait le bas de son visage. Il me serait impossible de le reconnaître. Évidemment, il ne se douta de rien en nous voyant, car il ne nous suivit pas. M. Ducoudray m'assura qu'il était parfaitement fixé sur l'identité de l'individu.—“C'est un ultioniste, m'a-t-il dit, un de ceux qui sont chargés d'exécuter les sentences de mort que prononce l'horrible secte à laquelle j'appartenais il y a une heure à peine.”—“Mais, lui répliquai-je, la société n'a pas pu se réunir, n'a pas pu vous condamner à mort.”—“Dans les cas urgents, l'ordre du Chef suffit, m'expliqua-t-il. Le chef, renseigné par des esprits, supérieurs par la clairvoyance à l'homme le plus intelligent, avait évidemment des soupçons à mon endroit, et il m'a fait suivre par cet ultioniste en lui donnant l'ordre de me supprimer—c'est le mot employé—s'il découvrait chez moi une conduite louche. L'émotion que je n'ai pu cacher, que je n'ai pas songé à cacher dans léglise, suivie de ma visite au presbytère, est plus que suffisante pour me valoir un arrêt de mort. Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas tenté de m'assassiner pendant que j'allais de léglise au presbytère. Il faut qu'une intervention céleste l'en ait empêché. Vous le savez, je suis le secrétaire de la société, et, en cette qualité, j'ai la garde de toutes les archives, je suis en possession de tous les secrets de la secte. C'est pourquoi ils remueront ciel et terre pour me supprimer avant que j'aie le temps de rien dévoiler.”

—Voilà, continua le père Grandmont, un résumé fidèle de ce que M. Ducoudray m'a dit, tant au presbytère que pendant le trajet aussi rapide que possible, de Longueuil à Hochelaga. Pressé de me donner le nom de l'ultioniste qui le poursuivait, il ne voulut pas le faire.—“Je lui pardonne d'avance, me dit-il, et de grand cœur; j'ai tant besoin que Dieu et les hommes me pardonnent.”

—À la porte de sa maison, poursuivit le père Grandmont, je le quittai, après lui avoir donné rendez-vous, vers une heure du matin, dans léglise du Gesù. Il voulait entendre la messe et communier, afin de se préparer à la mort. Il était alors dix heures et demie du soir, environ. Je me rendis au collège, j'exposai la situation en peu de mots au supérieur, et j'obtins la permission d'attendre mon cher pénitent dans léglise. Peu après l'heure convenue, il arriva. Il me dit qu'il avait réussi à remettre les archives de la société entre les mains de monseigneur l'archevêque; qu'il avait été suivi par deux ultionistes depuis sa maison jusqu'à l'archevêché; que trois fois il croyait que tout était fini, mais qu'une protection visible du ciel l'avait sauvé; qu'en revenant de l'évêché au Gesù il avait constaté que trois sicaires le poursuivaient; que pendant ce trajet encore il avait éprouvé la même protection surnaturelle.—“Maintenant, me dit-il, qu'ils fassent leur œuvre; je suis prêt à mourir, je désire mourir pour expier mes crimes.” Il entendit la messe et reçut la sainte communion avec une ferveur vraiment angélique. Après notre action de grâces, je le suppliai de rentrer avec moi au collège pour la nuit; ou, au moins, de nous permettre, au frère qui avait servi la messe et à moi, de l'accompagner chez lui. Il refusa avec douceur mais avec une fermeté qui n'admettait pas de réplique.—“Ce ne serait, dit-il, qu'un répit de quelques heures. Rien au monde, aucune puissance humaine ne peut me sauver de la mort qui m'attend. Quand même je ne sortirais jamais du collège, ils trouveraient le moyen d'y pénétrer avant quarante-huit heures. En ce moment je suis encore soutenu par le Pain de vie et je ne crains pas la mort. Serai-je aussi bien préparé plus tard? Je pars donc, sachant parfaitement bien que je ne me rendrai pas chez moi; car, je le sens, la protection céleste qui n'était accordée en vue de ce que j'avais à accomplir, me sera désormais retirée. Ainsi soit-il! Adieu mon père! Merci! ô mille fois merci de m'avoir ouvert les portes du ciel.” Et il partit ainsi, malgré nos supplications. Ai-je besoin de vous dire que le frère et moi nous voulûmes le suivre et que nous ne renonçâmes à notre projet qu'en constatant que M. Ducoudray en était profondément peiné.

Et les larmes coulèrent abondantes sur les joues ridées du père Grandmont.

Monseigneur donna ensuite son témoignage.

—Entre dix et onze heures, comme je me préparais à me mettre au lit, on sonna à la porte de l'évêché. Le domestique ouvrit et vint me dire qu'un prêtre voulait me voir pour une affaire qui ne souffrait pas de délai. Je le fis entrer dans ma chambre. Il portait un sac de voyage et un paquet assez volumineux. Il me déclara aussitôt qu'il n'était pas prêtre, me dit son nom et me raconta en quelques mots ce que le père Grandmont vient de vous relater. Il me remit ensuite des documents qu'il déclara être les archives d'une société secrète et me donna de longues explications sur cette organisation. Je ne crois pas devoir entrer dans plus de détails en ce moment. J'avoue que, tout en l'écoutant avec attention et le plus vif intérêt, je me demandais si tout cela n'était pas une terrible mystification. Il parut lire ma pensée dans mes yeux, car il me dit:—“Monseigneur, avant vingt-quatre heures, vous aurez la preuve que je ne vous mystifie pas.” L'entrevue dura environ deux heures. Avant de partir il me demanda la permission d'ôter son habillement de prêtre.—“Je n'ai plus besoin de me déguiser”, me dit-il. Il m'avait expliqué auparavant qu'il s'était ainsi travesti pour n'être pas reconnu; mais il ne m'avait pas dit un mot des ultionistes qui le poursuivaient. Je le fis passer dans ma chambre à coucher, et, bientôt après, il en sortit habillé en laïque. Il me remit la soutane et le chapeau qu'il portait et me pria de les faire remettre au curé de Longueuil. Puis il partit, après avoir demandé ma bénédiction. Je le conduisis à la porte moi-même. Je passai le reste de la nuit à examiner les documents qu'il m'avait laissés. En apprenant sa fin tragique, ce matin, j'ai compris que j'avais eu affaire, non à un mystificateur, mais à un miraculé, à un grand pécheur devenu tout à coup un grand saint, par un effet extraordinaire de la grâce divine.


À la suite de ces deux témoignages qui, aussitôt qu'ils furent connus, jetèrent la ville et le pays tout entier dans une émotion impossible à décrire, l'enquête fut ajournée pour permettre à la police de faire des recherches. Elle en fît, mais inutilement. Elle découvrit facilement le cocher qui avait conduit l'homme aux lunettes noires à Longueuil et l'avait ramené deux ou trois heures après jusqu'à la gare Dalhousie où il était descendu; mais pour lui c'était un étranger qu'il n'avait jamais vu auparavant ni depuis.

On interrogea le propriétaire du magasin de Longueuil, où lultioniste avait demandé des renseignements. Tout ce qu'il savait, c'est que vers dix heures du soir, la veille du meurtre, un étranger, portant des lunettes noires et ayant le visage caché par le collet de son paletot, avait demandé où se trouvait le bureau de téléphone et de télégraphe.

Le gardien du bureau fut soumis à un interrogatoire sévère, car on le soupçonnait, à cause de ses allures suspectes, d'en savoir plus long que les autres sur l'identité de l'homme aux lunettes; mais tout ce que l'on put lui faire dire, c'est que l'étranger avait téléphoné et écrit à quelqu'un, à Montréal, avec qui il s'était mis en communication lui-même; qu'il n'avait pas remarqué avec quel numéro il s'était mis ainsi en communication; qu'il avait seulement entendu demander si c'était le numéro 11 qui répondait. Ce numéro 11 ne jeta aucune lumière sur le mystère; car le numéro 11 du téléphone-télégraphe, en février 1946, était le numéro de l'Hôtel-Dieu.

Après plusieurs jours d'enquête, le jury rendit le verdict suivant:

“Nous trouvons que Charles Ducoudray est mort d'un coup de poignard infligé par une personne inconnue. Nous sommes d'avis que l'assassin est membre d'une société secrète à laquelle Ducoudray appartenait et dont il avait révélé les secrets à l'autorité religieuse; et que c'est pour le punir de cette révélation qu'on l'a poignardé.”

Chapitre XXI

Expidit enim mihi mori mages quam vivere.

Il m'est plus avantageux de mourir que de vivre.

Job III, 6.

Ducoudray était mort depuis dix jours. On ne parlait encore que des témoignages extraordinaires que l'archevêque de Montréal et le père Grandmont avaient rendus à l'enquête du coroner. À Ottawa, la Chambre siégeait à peine une demi-heure par jour, tant les esprits étaient préoccupés et distraits. Le projet de loi du gouvernement n'avait pas même subi sa première lecture. Pour des motifs qu'il est facile de deviner, sir Henry Marwood et Montarval voulaient en saisir la Chambre le plus tôt possible; mais les autres ministres et les principaux partisans du cabinet, ne connaissant pas ce que redoutaient les deux chefs, étaient d'un avis contraire. “Donnez aux esprits le temps de se calmer, disaient-ils. Ce meurtre de Ducoudray, qui n'a sans doute aucune signification politique, a cependant créé un grand malaise parmi les députés de la province de Québec. Aborder le débat dans de telles conditions, c'est s'exposer à des complications dangereuses.” Sir Henry, en tant que vieux parlementaire, ne pouvait méconnaître la force de ces raisons; mais en tant que sectaire, il comprenait tout le danger auquel les retards l'exposaient, lui et ses complices. Aux yeux de la députation, il ne pouvait agir qu'en homme politique expérimenté; de sorte que, à chaque séance, lorsque l'ordre du jour appelait la prise en considération de l'unique bill important, le vieux chef criait: Stand!

—Pourtant, dit sir Henry à Montarval, un après-midi qu'ils étaient en conférence secrète, il faut en finir. Malaise ou pas de malaise parmi la députation, nous commencerons la discussion demain pour la mener aussi rondement que possible, jusqu'à ce que le bill ait subi sa troisième lecture. Avez-vous des nouvelles de Montréal?

—Oui, répondit Montarval, j'ai des nouvelles elles sont mauvaises. Comme vous le savez, aussitôt que possible après le désastre, j'ai corrompu un des domestiques de l'archevêché. Il était sur le point de mettre la main sur les archives, lorsqu'il s'est fait prendre. Naturellement, il a été mis à la porte. Je pourrais facilement faire supprimer l'archevêque, mais à quoi bon? Cela ne nous remettrait pas en possession des archives; et sa suppression, même si elle était causée par une maladie que je pourrais lui faire contracter, exciterait davantage les esprits. Ça été une faute de tactique de supprimer Ducoudray par le poignard. L'imbécile que j'avais chargé de la besogne a mal compris mes instructions. Je lui avais dit de le poignarder avant qu'il pût trahir. Après la trahison, le poignard n'a fait qu'augmenter le mal. Nous avons tant d'autres manières de nous débarrasser de nos traîtres. J'avais pris des mesures pour faire incendier l'archevêché, dans l'espoir de tout détruire, mais au moment de mettre le projet à exécution, j'ai appris que le vieil évêque avait été plus vif que moi: il avait fait photographier toutes les principales pièces! À l'heure qu'il est chaque évêque du pays en a une copie. Il y a sans doute des copies placées ailleurs.

—Vous expliquez-vous, demanda sir Henry, le silence de l'archevêque de Montréal?

—Je ne suis pas fixé sur ce point, répondit Montarval. Peut-être n'attend-il que pour frapper un grand coup avec tous ses collègues. Je sais qu'il y a un va-et-vient continuel entre les évêchés depuis quelques jours. Peut-être aussi ai-je réussi à lui faire peur....

—Qu'avez-vous donc fait?

—J'ai eu recours à un plan suprême. De tous les coins du pays où nous avons un affidé ou un instrument je lui ai fait adresser des lettres anonymes lui disant que s'il révèle les secrets à lui confiés par Ducoudray, ou s'en sert en aucune façon, tous les prêtres seront assassinés dans les vingt-quatre heures. Je fais même voyager plusieurs agents sûrs qui déposent de ces lettres aux bureaux de poste les plus reculés, dans les endroits les plus invraisemblables où notre société n'a pu prendre racine.

—Mais si quelqu'un allait vous dénoncer! Si quelqu'un refusait d'écrire la lettre anonyme demandée.

—Ce n'est pas cela! Je ne demande à personne d'écrire. J'ai dit que je faisais adresser des lettres à l'évêque de tous les coins du pays c'est plutôt expédier que j'aurais dû dire. En effet, chaque lettre est écrite, cachetée, adressée et affranchie par moi-même ou par un de mes deux secrétaires que vous connaissez, mise dans une autre enveloppe et envoyée à un associé avec un mot lui disant de la jeter au bureau de poste. C'est un service qu'on peut demander, sans aucun danger, au moins avancé de nos amis, même à ceux d'entre eux qui ne soupçonnent seulement pas le véritable but de notre organisation, qui n'y voient qu'une compagnie d'assurance.

—Voilà une idée lumineuse, un vrai trait de génie, s'écria sir Henry, la figure tout épanouie. Que vous avez du talent!

—C'est le seul espoir qui nous reste. À l'heure qu'il est la table de l'évêque doit être littéralement couverte de ces lettres. La mort de Ducoudray est de nature à lui faire croire que ce n'est pas une vaine menace et c'est là tout ce qu'il y a d'avantageux dans la suppression violente du traître. Peut-être en viendra-t-il à la conclusion qu'il doit se taire. J'ai eu bien soin de ne pas le menacer personnellement. Au contraire, plusieurs des lettres disent formellement qu'on ne lui touchera pas, qu'on le laissera vivre pour contempler les cadavres de ses prêtres.

—C'est peut-être encore un trait de génie, fait sir Henry, mais moi, à votre place, j'aurais certainement fait des menaces à l'évêque lui-même!

—C'est que vous, Marwood, vous connaissez les hommes du monde. Moi, je connais les adorateurs du Christ notre Ennemi. Il est toujours dangereux de leur fournir l'occasion de poser en martyrs. On ne sait jamais à quel excès d'immolation de soi-même peut les porter le fanatisme que celui qu'ils adorent leur souffle. Si j'avais fait des menaces à l'évêque, à l'heure qu'il est, sans aucun doute, tout serait dévoilé. En menaçant les prêtres, j'espère au moins le faire hésiter assez longtemps pour nous permettre de triompher ici, au parlement. Une fois la loi votée, quoi qu'il arrive ensuite, nous aurons pour nous la force du fait accompli qui est toujours une puissance.

—Je vous accorde, dit le premier ministre, que votre plan est, en effet, merveilleux. Décidément, vous avez un talent hors ligne!

—Si ce plan ne réussit pas, répliqua Montarval, j'avoue que je suis au bout de mes ressources; c'est un désastre sans nom qui nous est réservé. En attendant que nous connaissions notre sort, il faut, de toute nécessité, que nous hâtions l'adoption du projet de loi, sans pourtant presser la chambre assez pour exciter les soupçons.


Presque en même temps que se tenait cette conversation entre les deux conspirateurs, Lamirande et Leverdier se promenaient ensemble dans une des grandes allées qui conduisent de la rue Wellington à l'hôtel du Parlement. C'était vers la fin de février et le temps était beau, presque doux. Le soleil couchant dorait et empourprait les petits nuages lanugineux qui flottaient paresseusement çà et là dans le ciel bleu. Il y avait dans l'air ce quelque chose d'indéfinissable qui annonce que la saison rigoureuse touche à sa fin, ce quelque chose qui “sent le printemps”, selon l'expression populaire. Les deux amis n'étaient pas en harmonie avec le calme profond de la nature. Tous deux étaient troublés, inquiets, préoccupés; et le cœur de Lamirande était encore tout saignant, tout meurtri. La vertu chrétienne ne consiste pas dans l'insensibilité, dans l'indifférence, dans le stoïcisme; mais dans la souffrance vivement sentie et supportée avec patience et résignation, en union parfaite avec les souffrances de l'Homme et de la Mère des douleurs.

Ils se promenaient donc tristement devant cet édifice où se jouaient les destinées de leur race. En ce moment, ils ne remarquaient pas les splendeurs du couchant, la tiédeur de l'atmosphère.

—Est-il possible, dit Lamirande, que nous nous soyons trompés à ce point! Ce ne sont pourtant pas des papiers sans importance que ce pauvre Ducoudray a remis à l'archevêque de Montréal. Il doit y avoir dans ces archives la preuve indiscutable que cette constitution est lœuvre directe des loges; que nous sommes en face d'une conspiration vraiment infernale pour empêcher la Nouvelle-France, fille aînée de l'Église en Amérique, de prendre son rang parmi les nations de la terre. Et cependant, l'archevêque de Montréal garde le silence! Je n'y comprends rien; et si je n'avais une foi invincible dans la promesse de mon saint Patron je serais tenté de désespérer!

—Voilà deux fois depuis quelques jours, que tu parles de promesse. En apprenant la conversion et la mort tragique de Ducoudray tu as dit: “Voilà la promesse qui s'accomplit!” Qu'est-ce que cela signifie?

—Pardon, mon ami, le mot m'a échappé. Même à toi, que j'aime comme un frère, je ne puis dire davantage maintenant. Plus tard, tu sauras tout.

Et au souvenir de son dur sacrifice, de sa bien-aimée qu'il avait vouée à la mort par patriotisme, ses yeux se remplirent de larmes et il ne put réprimer un sanglot.

—Pauvre ami; que tu souffres! murmura Leverdier.

Les deux compagnons continuèrent leur promenade quelque temps en silence.

—L'absence de toute nouvelle de monseigneur, reprit enfin Leverdier, est, en effet, extraordinaire et décourageante. Comme toi, je suis fermement convaincu que les documents remis à l'évêque doivent contenir des armes qui, mises entre nos mains en temps opportun, nous permettraient peut-être de sauver la position, si compromise qu'elle soit. Pourtant, l'archevêque de Montréal ne doit pas agir sans motifs sérieux.

—J'en suis intimement persuadé, moi aussi. Il finira sans doute par répondre à la lettre que je lui ai écrite le lendemain de son témoignage. Dans cette lettre, comme tu le sais, je lui demandais si dans les papiers reçus de Ducoudray, il n'avait rien trouvé qui pût nous être de quelque secours.

À ce moment, un des jeunes pages de la Chambre s'approche des deux amis et remet un pli cacheté à Lamirande. En l'ouvrant, celui-ci reconnaît immédiatement l'écriture: c'est un télégramme, ou plutôt une lettre écrite par télégraphe de la main même de l'archevêque de Montréal.

—Comme toujours, dit Lamirande, c'est en parlant du soleil qu'on en voit les rayons. Voici précisément la réponse à ma lettre.

Puis il lut ce qui suit:

“Archevêché de Montréal, le 27 février 1946, cinq heures du soir. Mon cher M. Lamirande. Si cela vous est possible, venez me voir aujourd'hui. Plusieurs de mes vénérés collègues sont ici, et tous ensemble nous voulons vous faire une grave et importante communication qui ne peut se transmettre par écrit. En attendant le plaisir de vous rencontrer, veuillez me croire votre tout dévoué serviteur en Notre-Seigneur.—†J.-C., archevêque de Montréal.”

—Enfin, s'écria Lamirande, voilà une nouvelle qui a bonne mine! Si monseigneur n'avait rien trouvé d'important pour nous dans les papiers de la secte, il ne me ferait pas descendre à Montréal pour me le dire, c'est évident. Puisqu'il me mande auprès de lui, c'est sans aucun doute, pour me remettre les pièces de la main à la main.

—Espérons que tu ne te trompes pas, fait Leverdier.

—Comment, me tromper! En doutes-tu?

—J'ai peur que la solution ne soit pas aussi facile que tu le penses. Je ne puis pas croire que les hommes néfastes auxquels nous avons affaire soient déjà à bout de ressources. Je redoute quelque machination infernale. Je ne puis rien préciser, mais il me semble que la secte diabolique n'est pas encore vaincue. Montarval et sir Henry ont-ils l'air atterré que nous croyions leur trouver au lendemain de la mort de Ducoudray?

—Je dois avouer, en effet, que Montarval, au moins, s'il éprouve quelque crainte, n'en laisse rien paraître sur sa figure, toujours hautaine et impassible. Sir Henry me semble plus mal à l'aise qu'à l'ordinaire... Enfin, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Un train rapide part à six heures. J'ai le temps de le prendre. Avant huit heures je serai à l'archevêché, et ce soir même, sans doute, je pourrai te faire connaître le résultat de mon entrevue.

Puis, les deux amis se séparent.

Bientôt après le train, mu par le puissant courant électrique que les rails mêmes communiquent aux roues, courant produit par la force de la marée de Québec, emporte Lamirande vers la grande cité à une vitesse de plus de quatre-vingts milles à l'heure. Mais cette vitesse paraissaient une lenteur à l'impatient député qui aurait voulu, en ce moment, que son corps pût se transporter avec la rapidité de la pensée. Il ne partageait pas les vagues appréhensions de son ami. Plus il pensait aux graves événements des derniers jours, plus il était convaincu que le dénouement était proche, un dénouement favorable à ses patriotiques espérances. L'archevêque avait trouvé la preuve d'une conspiration maçonnique contre la province, il avait réuni ses collègues, ils avaient préparé une lettre collective, avec pièces à l'appui; cette lettre allait lui être communiquée; et, ainsi armé, il vaincrait l'esprit de parti; le patriotisme l'emporterait enfin, les députés repousseraient le néfaste projet du gouvernement et la Nouvelle France naîtrait sur les ruines de la secte antichrétienne.

Tel était le riant tableau qui réjouissait son cœur, qui absorbait toute son attention, qui le rendait insensible aux objets extérieurs, au mouvement vertigineux du train, au tournoiement des champs et des bois. Aucune pensée d'ambition, même légitime, ne ternissait la beauté de ce tableau. Si, jadis, dans ses rêves d'avenir, il n'avait pas pu toujours éloigner de son esprit la pensée qu'il serait peut-être un jour le chef de cette nation qui allait enfin se constituer libre de toute entrave; s'il avait parfois même désiré ce poste afin d'y travailler à la gloire de Dieu et au bonheur de son pays; la grande douleur par laquelle il venait de passer avait purifié davantage cette âme déjà si noble si désintéressée. Ses aspirations politiques ne renfermaient plus aucun élément d'avancement personnel. Quand la grande victoire serait remportée, il ne chercherait qu'à s'effacer, qu'à rentrer dans l'obscurité d'une vie modestement utile à ses compatriotes. Le souvenir de sa douce Marguerite, l'affection de son enfant, la conscience d'avoir fait un sacrifice immense pour l'amour de son pays, c'était plus qu'il ne fallait pour remplir son cœur en ce monde. Il sentait qu'il pouvait, non seulement sans envie, mais avec bonheur, voir d'autres occuper le poste élevé auquel, dans le passé, il se croyait appelé. Il lui suffisait de penser que ce poste de chef de la Nouvelle France libre n'aurait jamais pu exister s'il n'avait immolé son plus grand amour humain. Car il voyait aussi clairement que si c'était écrit en toutes lettres devant lui, que la conversion de Ducoudray avait été accordée en récompense de son sacrifice. Convaincu que cette grâce était la réponse du ciel à son libre abandon de son bonheur, il ne pouvait douter de l'efficacité du moyen que la Providence adoptait pour opérer le salut du pays.

C'était donc sans l'ombre d'une inquiétude dans l'âme qu'il se présenta à l'archevêché.

Il fut aussitôt conduit au grand salon où l'archevêque de Montréal, entouré de tous ses suffrageants et de plusieurs évêques des deux autres provinces ecclésiastiques de Québec et d'Ottawa, attendait évidemment sa visite. Le député mit un genou en terre et demanda la bénédiction du vénérable métropolitain.

—Mon cher enfant, dit le vieil évêque, dans une effusion de paternelle affection, que le bon Dieu vous bénisse et qu'il vous accorde la grâce de supporter chrétiennement la grande épreuve qui vous est réservée. À ces mots, Lamirande se sentit foudroyé. Il se releva, pâle et chancelant. La chambre tournait autour de lui comme une immense roue. Il dut s'appuyer sur le dossier d'un fauteuil pour ne pas tomber.

—Monseigneur, s'écria-t-il enfin, expliquez-vous, je vous en prie! Est-ce possible que vous n'ayez rien trouvé qui puisse nous aider à déjouer la conspiration infernale qui existe, j'en suis convaincu?

Tous les prélats s'étaient levés et faisaient cercle autour de l'archevêque de Montréal et du député.

—Hélas! répondit le vieillard, loin de n'avoir rien trouvé, j'ai trop trouvé... C'est épouvantable.

Et un frémissement de douleur le secoua. Il était aussi ému que Lamirande. Celui-ci passa subitement de l'abattement à la joie.

—Je comprends, monseigneur, dit-il, que vous avez été épouvanté, car à la lecture de ces pièces vous avez dû vous trouver en face de l'enfer. Mais plus la conspiration est clairement diabolique, plus il sera facile de la faire échouer.

—Mon pauvre ami, reprit l'évêque, vous ne pouvez pas deviner la vérité. J'ai demandé, tout à l'heure, au bon Dieu de vous accorder la grâce de supporter, en chrétien, une grande épreuve. Cette épreuve, la voici: j'ai trouvé dans les papiers que M. Ducoudray m'a remis tout ce que vous soupçonnez et probablement davantage; mais je ne puis pas vous permettre de vous en servir!

—Pourquoi, monseigneur? s'écria Lamirande vivement intrigué mais nullement découragé.

—Venez voir, dit l'évêque en conduisant le député vers une table chargée de lettres.

—Voyez ces lettres, continua-t-il; lisez-en quelques-unes;... prenez-les au hasard.

Lamirande obéit. À son tour il murmura: “C'est épouvantable!”

—Il y en a cinq cent trente-sept comme les cinq que vous venez de lire, reprit l'évêque, et elles disent toutes la même terrible chose. Examinez-les. Elles viennent de toutes les parties du pays. J'ai commencé à en recevoir, le jour même de la mort de Ducoudray, de Montréal et des environs. Puis, à mesure évidemment, que la nouvelle se répandait, elles me venaient de partout. J'en ai reçu aujourd'hui du fond de la Gaspésie et du lac Abitibi. Les unes sont mal écrites, mal orthographiées; d'autres ne contiennent pas une faute de français et l'écriture indique l'habitude d'écrire; il y en a qui sont écrites au mécanigraphe, d'autres au crayon. Il n'y en a pas deux écrites de la même main ou sur la même sorte de papier; pas deux enveloppes pareilles; rien, enfin, qui indique une mystification; et Dieu sait que mes vénérables collègues et moi avons cherché la preuve de cette mystification que nous soupçonnions fortement tout d'abord. Mais plus nous cherchions cette preuve, plus nous trouvions la preuve du contraire. Enfin, la conviction s'impose à nous tous que ces lettres ont réellement été écrites de partout.

—Oui, monseigneur, reprit vivement Lamirande, écrites de partout, sans doute, mais en vertu d'un mot d'ordre parti de Montréal!

—C'est possible, cher monsieur; je dirai même que c'est certain. Mais songez-y bien, et vous vous convaincrez comme nous que ce mot d'ordre que nous admettons ne fait qu'ajouter à l'horreur de la situation, loin de la diminuer. Nous avons là la preuve qu'il existe une organisation épouvantable qui a des ramifications dans toutes les parties du pays, et qu'une seule main conduit, qu'une seule tête dirige.

—Mais est-il possible de croire que notre pays soit possédé à ce point par le démon!

—Hélas! hélas! nous en avons là la preuve, répliqua le prélat en indiquant de la main le monceau de lettres. Il y a huit jours, un ange du ciel me l'aurait dit que je l'eusse à peine cru. Il faut bien se rendre à l'évidence de ces terribles lettres. Mon Dieu! mon Dieu quelle désolation!

Et de grosses larmes coulaient sur les joues flétries du saint évêque.

—Mais, monseigneur, croyez-vous, vos vénérables collègues croient-ils, que les auteurs de ces menaces osent les mettre à exécution? Croyez-vous réellement que si vous vous serviez des informations que vous avez reçues vos prêtres soient assassinés?

—Ducoudray poignardé en pleine rue Sainte-Catherine, pour ainsi dire sous les yeux de la police, n'est-ce pas une réponse terriblement péremptoire à votre question?

Lamirande ne put contester la force de cette réplique. Tous gardèrent le silence pendant quelques instants.

—Si, au moins, ils m'avaient menacé, en même temps que mes prêtres, reprit l'archevêque, ma décision aurait été bientôt prise, avec la grâce de Dieu. J'aurais pu dire à mes collaborateurs: “Voici un grand devoir à accomplir; cela nous coûtera peut-être la vie à vous et à moi; accomplissons-le quand même et que la volonté de Dieu soit faite!” Mais voyez l'habileté infernale de ces malheureux! Pas une des lettres ne contient une menace contre moi personnellement; au contraire, beaucoup disent qu'on aura grand soin de ne pas me toucher afin que, voyant mourir mes prêtres et ceux des autres diocèses, les uns après les autres, je puisse voir toute l'étendue du désastre que j'aurai causé....

—Mais, ne voyez-vous pas, monseigneur, s'écria Lamirande avec l'énergie d'un homme qui se sent submergé par des flots et qui se cramponne au moindre objet, ne voyez-vous pas que cette unanimité dans les menaces indique clairement que tout cela est sorti d'une seule et même tête?

—Oui, répond tristement l'évêque, d'une seule tête, sans doute, mais d'une tête qui dirige mille bras!

—Il n'est pas possible, s'exclama le député, il n'est pas possible que dans cette province il y ait mille assassins comme celui qui a frappé Ducoudray, ou cinq cents, ou cent, ou cinquante, ou même vingt-cinq!

—Vous admettrez au moins, cher monsieur, qu'il y en a trois, puisque trois ont poursuivi ce pauvre Ducoudray. Un seul l'a frappé, c'est vrai, mais vous ne doutez pas, je suppose, que les deux autres fussent également décidés à le faire. Or que de sang ne pourraient répandre trois assassins comme ces trois monstres, un seul même! Peut-être ne pourraient-ils pas assassiner tous les prêtres, mails ils en tueraient un grand nombre; et je ne puis pas en condamner un seul à mourir pendant que moi je suis condamné à vivre!

—Et le pays, monseigneur, est-ce que par votre silence vous ne le condamnez pas à mort? Vous êtes convaincu, comme moi, que si la constitution, fruit de la conspiration ténébreuse que Ducoudray vous a révélée, nous est imposée, notre province est à tout jamais livrée, pieds et poings liés, à la secte infernale. Elle sera sa victime, elle sera sa proie. Dans quel misérable état sera l'Église au bout de quelques années si cette constitution maçonnique est adoptée? Dans quel état sera la foi, dans quel état seront les mœurs de nos populations? Si la pensée que vos révélations peuvent être la cause indirecte de la mort de quelques prêtres vous épouvante à bon droit, songez, monseigneur, je vous en conjure, songez que votre silence sera la cause plus directe de la perte éternelle de Dieu sait combien d'âmes!

Le vieil évêque pleurait.

—Ah! murmura-t-il, si je pouvais mourir moi-même!

—Monseigneur, reprit le député, l'exécution du devoir exige parfois des sacrifices infiniment plus durs que la mort elle-même qui, pour nous chrétiens, n'est, après tout, que le passage douloureux à une vie meilleure.

—Si j'exposais mes prêtres à la mort pendant que moi-même je suis en sûreté, je me rendrais odieux à tout jamais, odieux à moi-même....

—C'est pourquoi je disais tout à l'heure que la ,,dort n'est pas toujours le plus grand sacrifice que Dieu puisse nous demander. Se rendre odieux à soi-même et aux autres, c'est mille fois plus terrible que mourir, pour un homme de cœur.... Mais si le devoir est là, monseigneur!

—Si j'avais la certitude que je ne me rendrais pas odieux au ciel, en même temps; si j'étais certain que mon devoir est là où vous le voyez; si j'avais au moins lieu d'espérer que mes révélations nous délivreraient du joug maçonnique qui nous menace! Mais je n'ai aucun tel espoir. J'ai songé à tout ce que vous dites, mon cher monsieur; j'ai examiné la situation avec mes collègues. Nous avons compté les députés. En supposant que mes révélations dussent tourner contre le ministère tous ses partisans catholiques, il lui resterait encore une majorité, faible sans doute, mais enfin suffisante pour voter la loi. Avez-vous pensé à cela, mon cher monsieur? Avez-vous fait ce calcul?

Lamirande n'avait pas pensé à cela, il n'avait pas fait ce calcul. Il resta un moment interdit.

—Mais ces révélations, reprit-il bientôt, ne pourraient manquer de détacher de la politique ministérielle un certain nombre de députés qui ne sont pas catholiques; mon ami Vaughan, par exemple, et son groupe.

—Vous le croyez, sans doute; vous l'espérez, du moins; mais vous ne pouvez pas en être moralement certain. Tandis que nous sommes moralement certains du contraire; car nous savons par la doctrine, et par une longue expérience qui confirme la doctrine, que la vraie foi est la base nécessaire de tout véritable bien. Là où la foi existe il y a un fondement solide. Cette foi, comme le roc, peut-être cachée par la terre, par les flots, par la fange, mais vous pouvez l'atteindre et y asseoir votre édifice. Bâtir là où il n'y a pas de foi, c'est sur le sable. Nous pouvons raisonnablement compter sur tous les députés catholiques, parce que tous sont censés avoir la foi. Mais il ne nous est pas permis de compter sur les députés qui n'ont pas la foi catholique, pas même sur ceux d'entre eux qui ont l'âme naturellement honnête. De sorte que, mon cher ami, voyez dans quelle position je me trouve: j'ai la certitude morale, premièrement, que si je parle j'expose mes prêtres à la mort; deuxièmement, que ce sera sans utilité pour le pays.

Lamirande garda le silence, cherchant une issue à cette terrible impasse. L'évêque reprit:

—Il y a une seule chose que je puisse et doive faire. Vous avez été horriblement calomnié par Ducoudray qui a lancé contre vous l'atroce accusation d'avoir voulu vous vendre au gouvernement. Le malheureux ne m'a laissé aucun document à ce sujet, mais il m'a supplié de dire au public que c'est là une pure invention, que c'est le contraire qui est vrai; que vous avez été tenté par sir Henry et que vous avez noblement repoussé la tentation. Là le devoir pour moi est certain. Du reste, comme c'est un simple incident qui ne tient pas au fond des révélations que Ducoudray m'a faites, j'espère que les assassins ne mettront pas leurs menaces à exécution pour si peu.

—Certes, répondit Lamirande, cette calomnie m'a vivement blessé; et elle a fait un grand tort à la cause que je défends. Sans elle, le résultat des élections aurait peut-être été tout autre. Mais, aujourd'hui, ma réhabilitation personnelle est une chose bien secondaire. Ce n'est pas cela qui pourrait changer un seul vote au parlement. Et peut-être l'auteur des menaces jugerait-il cette révélation autrement que vous le jugez; peut-être frapperait-il. Je vous en prie, monseigneur, n'en dites rien. Je ne veux exposer personne même à un danger incertain pour l'amour de ma réputation, surtout dans un moment où cette réputation n'importe plus aucunement à l'intérêt public.

—Vous avez un noble cœur, dit l'évêque très ému.

Un long et pénible silence suivit. Quelque chose disait à Lamirande que c'était lui qui avait raison, et cependant il ne trouvait rien de péremptoire à répondre au raisonnement de son vénérable contradicteur.

—Votre résolution, monseigneur, est donc inébranlable? demanda-t-il enfin.

—Oui, mon enfant, dit affectueusement l'évêque. C'est mon devoir, devoir affreusement pénible, car je ne me fais aucune illusion sur le sort qui nous est réservé. Dieu m'est témoin que s'il s'agissait de ma propre vie je la sacrifierais volontiers pour tenter seulement de sauver le pays, même sans espoir de succès. Mais c'est une terrible chose que de sacrifier la vie de ceux qui nous sont chers.

—C'est, en effet, une chose terrible, murmura le député comme parlant à lui-même; cependant, avec la grâce de Dieu, même cela se peut.

—Le pourriez-vous, monsieur Lamirande?

—Je puis dire que je le pourrais, monseigneur, puisque je l'ai déjà fait!

—Comment! vous l'avez fait! Que voulez-vous dire?...

Alors, étouffant d'émotion, la voix entrecoupée de sanglots, il raconta aux évêques, en toute humilité, son grand sacrifice. Tous mêlèrent leurs larmes aux siennes. Les uns après les autres, ils vinrent l'embrasser, sans pouvoir dire un mot.

—Ce que j'ai fait, messeigneurs, dit-il, ne pouvez-vous pas le faire? Ma femme est morte parce que je l'ai voulu, et cependant je vis.

—La position n'est pas la même, mon enfant, dit l'archevêque. Votre noble femme avait consenti à mourir....

Soudain, à ces mots, le visage de Lamirande s'illumina d'une clarté céleste. Il avait trouvé l'issue qu'il cherchait. Il se jeta à genoux.

—Merci de cette parole, monseigneur; j'y vois le salut du pays. Donnez-moi votre bénédiction, je pars.

Se relevant vivement, il salua l'auguste assemblée et s'en alla, laissant les évêques dans l'étonnement.

Chapitre XXII

Chargement de la publicité...