Pour la patrie: Roman du XXe siècle
Ubi enim est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.
Car où est votre trésor, là est aussi votre cœur.
Pendant longtemps Lamirande, le père Grandmont, Vaughan et les quatre religieuses restèrent anéantis, agenouillés autour du lit. Ce fut Lamirande qui, le premier, revint à lui. Il se leva et alla toucher Vaughan légèrement sur l'épaule. Le jeune Anglais tressauta. Il était comme dans un ravissement: la main de Lamirande le ramena au sentiment des choses qui l'entouraient.
—Ami, lui dit Lamirande, tu voulais voir du surnaturel, tu en as vu. Crois-tu maintenant?
—Oui, je crois, répondit Vaughan; mais ce n'est pas la vue du miracle qui m'a donné la foi. Ou plutôt, ce n'est pas le miracle qui m'a converti, qui a changé mon cœur, qui a déchiré le voile. Certes, en voyant ta fille ressusciter, tous les doutes sur la réalité de la vie future qui hantaient mon esprit se sont évanouis à l'instant. Mais ce n'était pas là la foi qui sauve. À mesure que la lumière se faisait dans mon intelligence, mon cœur semblait s'endurcir davantage, le voile s'épaississait toujours. Si ta fille était restée en vie, je serais sorti d'ici aussi croyant que toi, mais nullement converti. Pour que tu aies pu renoncer au bonheur de garder ton enfant, il a fallu quun fleuve de grâces se répandit sur toi. Je l'ai senti. C'était comme un torrent qui, après avoir rempli ton cœur, s'est débordé sur le mien, Ce torrent m'entraînait, et, cependant, j'aurais pu résister. Je n'ai le mérite que de m'être laissé emporter. Mon cœur s'est subitement amolli, le voile s'est déchiré. Me voici non seulement croyant mais converti, c'est-à-dire voyant le ciel et voulant y arriver. Ta sublime abnégation a été l'instrument dont Dieu s'est servi pour faire de moi un disciple de Celui qui a exaucé ta prière et à Qui tu as librement sacrifié ton dernier bonheur ici-bas.
Les deux amis s'embrassèrent longuement.
Le père Grandmont s'étant approché d'eux, Vaughan lui dit:
—Mon père, je vous répète les paroles que l'Éthiopien dit à saint Philippe sur la route de Jérusalem à Gaza: “Qu'est-ce qui empêche que je ne sois baptisé?”
—Et moi, fît le religieux, je répondrai avec saint Philippe: “Cela se peut, si vous croyez de tout votre cœur”.
—“Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu”, répondit Vaughan, comme avait répondu deux mille ans auparavant le ministre de la reine Candace.
Le père Grandmont interrogea le jeune Anglais et s'aperçut bientôt qu'il était parfaitement instruit de la religion.
Dans la chapelle du couvent, le vénérable religieux versa sur le front du converti l'eau sainte du baptême. Lamirande servit de parrain à son ami, la sœur Antonin, de marraine. Ce fut un spectacle bien touchant: ce ministre de Dieu dont le beau visage encadré de cheveux argentés s'illuminait de joie; ces deux hommes d'âge mûr graves et recueillis; les religieuses dans leurs stalles, immobiles sous leurs grands voiles blancs; l'autel où brillaient mille cierges comme en un jour de fête; tout cela formait un tableau digne, par sa suavité, du pinceau de Raphaël.
Il était près de dix heures du soir lorsque la cérémonie fut terminée.
Et maintenant, dit Vaughan, retournons au plus tôt à Ottawa. J'ai un grand devoir à remplir là-bas, de grands torts à réparer.
—Faut-il que je m'éloigne sitôt de mon enfant dit Lamirande; j'aurais voulu passer la nuit auprès d'elle. Nous pourrions prendre le premier train demain matin. Je me sens l'âme brisée par l'émotion. J'ai besoin de quelques heures, non de sommeil, mais de prière.
—Soit, répliqua son ami, mais il faut que je télégraphie un mot à Houghton.
Il se rendit à un bureau voisin et télégraphia au chef de l'opposition:
“Pour l'amour de Dieu, ne laissez pas mettre la troisième lecture aux voix avant notre retour”.
Puis il retourna au couvent, et les deux amis, avec le père Grandmont, passèrent la nuit dans la prière et de pieux entretiens. Vaughan édifia ses deux compagnons par les élans de sa foi, par sa ferveur, par sa pitié tendre et confiante comme celle d'un enfant.
De grand matin, le père Grandmont dit la messe. Lamirande et Vaughan reçurent de sa main la sainte communion. Vaughan était tout radieux, transfiguré.
—Que Dieu est bon, dit-il à son ami, que Sa grâce est puissante! Mon cœur était de glace, il y a quelques heures à peine; maintenant, il est tout de feu. Naguère, je ne voyais rien de beau, rien de grand en dehors des choses matérielles et humaines, à présent, tout ce qui est terrestre me paraît petit et insignifiant. Auparavant, le ciel était bien loin et encore plus incertain; maintenant, la vie future est pour moi la vie réelle par excellence, et la vraie patrie est là-haut. Le vrai bonheur, je ne l'ai jamais éprouvé avant ce jour, la vraie joie m'était inconnue. Je suis tout changé, et tout me paraît changé. Je vois tout autrement, je comprends tout autrement, la vie, la mort, le monde, les hommes, les événements, le passé, le présent, l'avenir. Et c'est la grâce divine qui a opéré ce changement prodigieux en moi. N'est-ce pas que cette grâce est puissante et que Dieu est bon?
Lamirande était ravi d'entendre son ami chanter son bonheur dans ce langage enthousiaste.
—Oui, répondit-il, Dieu est infiniment bon et Sa grâce, infiniment puissante; mais Sa bonté ne se manifeste pas toujours de la même manière, et Sa grâce, pour être toujours puissante, n'est pas toujours sensible. Ton âme est inondée de délices. C'est un véritable avant-goût du ciel. Dieu t'accorde sans doute cette faveur pour te confirmer dans Son service. Mais ne sois ni surpris, ni affligé, ni découragé, si, plus tard, cette ferveur délicieuse que tu ressens aujourd'hui est remplacée par une sécheresse désolante, un dégoût affreux; si le ciel qui te paraît maintenant tout près et souriant, s'éloigne et semble d'airain; si ton âme, en ce moment pleine d'onction et de nobles pensées, se fait aride comme le désert; si la prière, qui est aujourd'hui un élan naturel et spontané de ton cœur vers Dieu, devient une véritable corvée, plus pénible que le plus dur labeur. Notre-Seigneur éprouve souvent par la sécheresse ses plus fidèles serviteurs. Cette épreuve t'est peut-être réservée. Si elle t'arrive un jour, ne te laisse pas abattre. Prie, quand même tu ne trouverais aucune satisfaction dans la prière, quand même il te semblerait que tu n'aimes plus Dieu et que Dieu ne s'occupe plus de toi. C'est que la prière faite dans la sécheresse peut être plus agréable au ciel que les oraisons qui sortent sans effort du cœur plongé dans la ferveur sensible. C'est sur les rochers arides, plutôt que sur les terres plantureuses, que l'on trouve les fleurs aux nuances les plus délicates, au parfum le plus exquis.
L'entretien fut interrompu par les préparatifs du départ. Lamirande, accompagné par Vaughan et le père Grandmont, se rendit une dernière fois à la chambre mortuaire. Longtemps, il regarda sa fille bien aimée. La nature réclama ses droits: il versa d'abondantes larmes qui n'avaient cependant rien d'amer. Puis, triomphant de cette dernière faiblesse, il s'écria:
—Mon Dieu! je vous remercie des bienfaits que Vous venez de répandre sur nous. En retour d'un léger sacrifice, Vous m'avez accordé la conversion de mon ami, et par cette conversion, Vous avez assuré l'avenir de la patrie. Le sacrifice est en effet léger aux yeux de la foi, bien qu'il ait déchiré affreusement mon cœur. Ma fille est infiniment heureuse auprès de Vous, et la séparation, si douloureuse soit-elle, n'est que momentanée au regard de l'éternité. Et pour récompenser ma souffrance de quelques années, librement acceptée, Vous délivrez tout un peuple du joug de Satan; Vous renversez les derniers obstacles accumulées par l'enfer pour empêcher ce peuple de parvenir à ses destinées providentielles; Vous garantissez la liberté de Votre Église en ce pays; Vous facilitez ainsi le salut de millions d'âmes encore à naître. Tous ces bienfaits inestimables, Vous les accordez généreusement parce qu'un cœur humain a eu la grâce de s'immoler pour l'amour de Vous. Mon Dieu! je Vous remercie et je Vous bénis!
À peine Lamirande et Vaughan étaient-ils partis d'Ottawa pour Québec que Montarval en fut averti; car il avait ses espions qui le tenaient a courant de tout. Le malheureux Duthier n'avait pas été le seul au service du chef de la secte. La nouvelle de ce départ subit et la connaissance de la cause pénible qui l'avait motivé jetèrent Montarval dans un trouble étrange qu'il ne pouvait s'expliquer. Il avait le pressentiment que le dénouement approchait, et qu'il lui serait fatal; et ce voyage lui semblait avoir quelque rapport, qu'il ne pouvait ni découvrir ni même soupçonner, avec la ruine prochaine de tous ses projets. Une heure avant le commencement de la séance, il se renferma dans une pièce secrète de la maison qu'il occupait, pièce où personne ne pénétrait jamais, sous aucun prétexte. Cette chambre, toute tendue de rouge, était un temple satanique. Les hideux emblèmes du culte infernal s'y étalaient. Montarval, en proie à une sombre agitation, se plaça devant une sorte d'autel où brûlait de l'encens et commença une horrible évocation:
—Viens, Eblis! Dieu de la désolation infinie et du désespoir sans bornes; Inspirateur de toute révolte contre les lois cruelles de Jéhovah, de toute haine de l'abjecte vertu et de l'infâme sainteté; Sublime Auteur de tout orgueil, de tout crime, de tout péché, de toute douleur, de toute mort, de tout ce que les prêtres d'Adonaï appellent le mal; Vaillant Destructeur de la tyrannie éternelle, Ennemi Implacable du Christ, de son Église, de ses prêtres; Infatigable Libérateur de la race humaine; Toi qui détournes les hommes des jouissances humiliantes du ciel et les prépares aux âpres délices de ton royaume de feu et de liberté; viens, ô Esprit de vengeance, Éternel Persécuté, Révolté éternel! Voici l'heure suprême! Moi, ton fidèle serviteur, je n'aperçois plus bien le chemin à suivre, les ténèbres m'environnent, les hésitations m'assaillent, les noirs pressentiments me poursuivent.
Viens me révéler ce que va faire celui des mortels qui combat notre projet avec le plus d'acharnement, viens me montrer comment obtenir le succès final.
Pendant qu'il parlait, un souffle glacial remplit la pièce. Puis, au milieu de la fumée blanche de l'encens, une forme vague de proportions gigantesques se dessina; et une voix qui semblait venir du lointain se fit entendre.
—Une puissance plus forte que ma toute-puissance m'empêche de communiquer librement avec toi en ce moment. Cette puissance hostile, je la vaincrai un jour, j'en délivrerai l'univers entier; mais maintenant, elle me tient cruellement enchaîné. Il ne m'est possible que de te dire ceci: Ne perds pas une minute, précipite les événements....
La voix se tut subitement et la forme s'évanouit.
La discussion sur la troisième lecture du projet de constitution commença à l'ouverture de la séance à trois heures. Le premier ministre exprima l'espoir que les débats ayant plus qu'épuisé le sujet, la Chambre remplirait la formalité de la troisième lecture sans délai: ressasser les arguments que tant de députés avaient fait valoir pour et contre le projet serait une perte de temps regrettable. Il fît clairement entendre que les ministres s'opposeraient à l'ajournement de la séance avant que la question fût mise aux voix.
Houghton, Leverdier et les autres chefs de l'opposition ne se laissèrent pas arrêter par les sophismes de sir Henry. Ils étaient déterminés à prolonger le débat jusqu'au retour de Lamirande, coûte que coûte; non qu'ils eussent, à part Leverdier, le moindre espoir de rien gagner; mais parce qu'ils respectaient et aimaient trop leur collègue pour ne pas lui donner cette dernière marque de leur sympathie et de leur estime. À cause de la faible majorité du gouvernement, ils n'avaient plus à redouter une application arbitraire de la clôture; le groupe de Vaughan, favorable pourtant au projet, ne l'aurait pas permis. Le débat recommença donc plus acerbe que jamais. Seulement, le mot d'ordre était donné du côté ministériel: pas un député de la droite ne se levait pour répondre aux arguments de la gauche. [On le sait, dans les parlements où prévalent les coutumes anglaises, les députés de l'opposition siègent toujours à la gauche du président quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses.] Celle-ci dut supporter seule, encore une fois, tout le fardeau de la discussion.
Vers dix heures du soir Houghton reçut la dépêche de Vaughan. Il la montra à Leverdier et à trois autres députés français dont la parfaite discrétion lui était connue.
—Prenez bien garde, leur dit-il, d'en souffler mot à qui que ce soit.
—Pourquoi? lui demanda Leverdier. C'est pourtant de nature à encourager nos amis; car cette dépêche indique clairement que Vaughan a subitement changé d'idée et qu'il sera avec nous.
—Et c'est précisément parce que cette dépêche dit clairement que Vaughan est avec nous que je vous conjure d'en garder le secret absolu. Je vous l'ai montrée, à vous quatre, pour que vous ne soyez pas tentés de faiblir un seul instant; mais encore une fois, pour l'amour de Dieu, n'en soufflez mot à personne; car si cette nouvelle parvenait à certaines oreilles, que vous pouvez voir d'ici, nous aurions sans aucun doute, un nouvel accident de chemin de fer à déplorer; et cette fois l'accident pourrait mieux atteindre son but infernal.
—Vous pensez! dit l'un des quatre.
—J'en suis intimement convaincu, répondit le chef de l'opposition. La seule chose qui pourrait empêcher un nouvel accident de se produire, si certain personnage était mis au fait de ce que nous savons, c'est que les deux individus soupçonnés d'être les auteurs de la récente catastrophe viennent d'être arrêtés à Montréal. Mais ils peuvent n'être pas seuls de leur espèce. De sorte que, gardez le secret de cette dépêche, si vous aimez Lamirande et Vaughan, et si vous voulez servir votre pays.
—Ne craignez rien, lui répondit-on. Mais si ces deux misérables sont pris, ils diront peut-être le nom de l'instigateur de leur crime.
—C'est possible, pourvu que cet instigateur ne leur ouvre la porte de la prison avec une clé d'or, ou quelque autre d'un métal moins précieux.
À minuit, Houghton proposa l'ajournement de la Chambre, disant que la séance avait duré assez longtemps, qu'il n'était pas raisonnable de forcer les députés à se prononcer définitivement sur une aussi grave question sans leur donner le temps de réfléchir, qu'une journée de délai ne mettrait pas le pays en danger. Il s'engageait, comme chef de l'opposition, à laisser terminer le débat à la fin de la prochaine séance, si, de son côté, le gouvernement voulait consentir à l'ajournement de la Chambre. Mais les ministres repoussèrent cette proposition, déclarant qu'ils ne consentiraient à l'ajournement de la Chambre qu'après le vote sur la troisième lecture.
Ce refus hautain et brutal eut un excellent résultat il exaspéra au dernier point les membres de l'opposition. Les esprits étaient montés, et on résolut, à gauche, de tenir tête au gouvernement, de prolonger la séance indéfiniment. C'était précisément ce que Houghton et Leverdier voulaient: Lamirande et Vaughan auraient maintenant le temps de revenir. La gauche s'organisa donc pour le reste de la nuit.
Comme l'opposition à l'ajournement venait du gouvernement, c'était aux ministériels qu'incombait la tâche de maintenir la présence d'un nombre suffisant de députés pour permettre à la Chambre de siéger. La gauche n'avait qu'à fournir les orateurs pour les douze heures, de minuit à midi. Houghton trouva facilement douze de ses partisans prêts à parler chacun une heure. Il comptait sur le retour de Vaughan vers midi; s'il n'arrivait pas, il serait possible de faire une nouvelle combinaison qui prolongerait la séance jusqu'au soir.
Qui n'a été témoin d'une de ces séances où la minorité, pour protester contre ce qu'elle considère comme une injustice, une tyrannie de la part de la majorité, décide de siéger indéfiniment. L'élément comique et même grotesque se mêle presque toujours à ces scènes. Les députés ministériels, obligés de rester en nombre suffisant pour empêcher l'ajournement “faute de quorum” prennent des postures et des allures qui n'ont rien de poétique ou de distingué. Les uns, enfoncés dans leurs fauteuils, le chapeau rabattu sur les yeux, ou à demi-couchés sur leurs pupitres, dorment et ronflent. D'autres, sans fausse honte, se font apporter qui un bifteck, qui une côtelette, et combattent l'ennui à coups de fourchette. Du côté de l'opposition les banquettes sont vides. Tous sont allés se reposer dans les bureaux. Il ne reste que celui qui est chargé de continuer le débat, entouré de deux ou trois amis, en cas d'un accident quelconque. Si celui qui parle est habitué à ce jeu parlementaire, il saura se ménager. D'abord, il parlera très lentement, et s'éloignera du sujet autant qu'il le pourra sans s'exposer à un rappel à l'ordre. Il citera, à tout propos, et longuement, l'inévitable Todd, l'inéludable May, l'inéludable Bourinot qui étaient les auteurs classiques des parlements canadiens à la fin du dix-neuvième siècle et qui le sont encore au milieu du vingtième. Lire quelques pages de ces auteurs, cela repose l'esprit, sinon de l'auditoire, du moins de celui qui parle, en le dispensant du travail d'arranger ses phrases ou de courir après les idées. Si les quelques amis qui restent pour assister l'orateur s'aperçoivent qu'il patauge trop et que le président est à la veille de lui ôter la parole, ils trouveront le moyen de faite naître un incident quelconque pour lui donner le temps de se ressaisir. Enfin, quand il est tout à fait au bout de ses ressources, on lui fait signe de s'asseoir, un autre prend sa place, et recommence les mêmes citations émouvantes de Todd, de May et de Bourinot. Peu à peu, les esprits de détendent, on se défâche à gauche, on s'amollit à droite, et l'on finit par en arriver à un compromis quelconque. C'est la fin ordinaire de ces séances qu'on prolonge ab irato.
La mémorable séance du dernier parlement de la Confédération canadienne, commencée à trois heures du 25 mars 1946, ne devait pas se terminer par un compromis, mais par la défaite des uns et le triomphe des autres.
Toute la nuit, la discussion fut animée: ce n'était pas encore un débat purement factice. Plusieurs députés français, Leverdier entre autres, avaient encore réellement quelque chose à dire, et ils parlèrent avec chaleur.
Le matin du 26 mars se lève gris et terne. La pluie a cessé, mais un brouillard épais enveloppe et pénètre tout. À mesure que l'avant-midi s'écoule, l'aspect de la Chambre devient plus triste. Le parquet est jonché de journaux froissés, de chiffons de papiers, de livres bleus. Les orateurs qui se succèdent ne parlent visiblement plus que pour gagner du temps. Vers onze heures, Houghton reçoit une dépêche de Vaughan datée de Saint-Martin: “Tenez bon, nous serons à Ottawa à midi et demi”. Il n'y a plus rien à redouter: il est impossible maintenant à l'ennemi de préparer un nouvel accident de chemin de fer. Le chef de l'opposition montre donc librement la dépêche à ses collègues. Elle passe de mains en mains.
—Encore un coup de cœur, dit Houghton, il nous arrive du secours.
L'animation qui se manifeste du côté de l'opposition après la lecture de cette dépêche n'échappe pas à Montarval qui n'a presque pas quitté son siège depuis la veille. Une colère sombre et impuissante l'agite.
Le bruit se répand rapidement que Lamirande et Vaughan arrivent et que ce dernier est maintenant contre le projet de loi. L'excitation est à son comble. Les tribunes se remplissent, les députés prennent leurs sièges. Il y a une sorte de fièvre dans l'air. Chacun sent que le dénouement est proche.
Enfin, à une heure moins quelques minutes, Lamirande et Vaughan entrent dans la salle des délibérations. Une longue salve d'applaudissements les accueille. Puis, beaucoup de députés vont offrir leur condoléances à Lamirande: la mort de sa fille était déjà connue, bien que les circonstances extraordinaires qui l'ont accompagnée n'eussent pas encore été révélées. Tous sont frappés du changement survenu chez Vaughan. Ce n'est plus le même homme rieur, insouciant, quelque peu sceptique. Il est grave, maintenant, mais sans une ombre de tristesse. Au contraire, une joie calme est empreinte sur ses traits, qui respirent un je ne sais quoi de doux, de noble, de grand qu'on n'y avait jamais remarqué.
Le député qui avait la parole lorsque Lamirande et Vaughan sont entrés voit qu'il n'a plus besoin de continuer son discours. Il y met fin ex abrupto, faisant grâce à la Chambre de plusieurs pages de May qu'il se préparait à lire. Les précédents n'ont plus d'intérêt pour personne. C'est l'avenir qu'on veut connaître.
—Monsieur le président, dit Vaughan, aussitôt qu'il put prendre la parole, je me propose de voter contre la dernière lecture de ce projet de constitution que j'ai toujours défendu avec opiniâtreté. Mais je veux, auparavant, dire à la Chambre, en quelques mots, la raison de ce changement radical qui s'est opéré dans mes opinions politiques. Mes idées politiques ont complètement changé parce qu'il s'est produit en moi un profond changement moral. On a beau dire, la religion, c'est-à-dire le lien qui nous unit à Dieu, aura toujours une influence prépondérante sur la politique, c'est-à-dire sur le lien qui unit les hommes entre eux. L'homme qui croit réellement en Dieu, principe et fin de toutes choses; l'homme qui croit réellement en Jésus-Christ, Fils de Dieu, venu en ce monde pour racheter le genre humain et nous ouvrir le ciel: l'homme qui croit réellement en la sainte Église catholique, fondée par Jésus-Christ sur Pierre et les apôtres pour continuer à travers les âges son œuvre de rédemption et de salut; l'homme qui croit fermement à ces grandes vérités fondamentales ne peut pas voir les choses de la politique de la même manière que celui qui n'y croit pas. Quand je dis les choses de la politique, je parle de la vraie politique, non des questions de voies ferrées, de navigation, de commerce; mais de ces grands problèmes dont la solution décide de l'avenir des peuples. Jusqu'ici, en discutant le projet de constitution dont la Chambre est saisie, ne n'envisageais que le côté purement humain de la question; je ne voyais que la grandeur et la prospérité matérielles du pays; et il me semblait que cette grandeur serait mieux assurée par l'union étroite des provinces que par leur séparation. Je m'aperçois maintenant que même au point de vue terrestre j'étais dans une étrange erreur, tant il est vrai qu'on ne voit pas bien les choses de ce monde à moins de s'élever au-dessus d'elles. Mais en ce moment la grandeur matérielle du pays me paraît d'une importance toute secondaire. La question qui s'impose à mon esprit, avant toute autre, la voici: Cette constitution que nous sommes appelés à voter n'est-elle pas destinée à mettre des entraves à l'action de l'Église catholique, à détruire cette action entièrement si c'était possible? Les pièces qui nous ont été communiquées, l'autre jour, prouvent que cette constitution a été conçue dans une pensée hostile à l'Église, au salut des âmes, par conséquent. Hier, j'étais prêt à voter cette constitution quand même, à la voter tout en voyant qu'elle devait servir à opprimer l'Église, à ruiner la foi. J'étais prêt à commettre ce crime politique, parce que pour moi, matérialiste insensé, courbé vers la terre, j'attachais une plus grande importance aux choses qui passent qu'aux choses de l'éternité, aux questions d'étendue territoriale et de prestige national qu'au salut ou à la perte des âmes. Aujourd'hui, si cette constitution devait nous assurer le plus grand, le plus riche, le plus puissant empire du monde et ne mettre en péril que le salut d'une seule âme, je sacrifierais volontiers ma vie plutôt que de la sanctionner par mon vote. Et si ce grand changement s'est opéré en moi; si je vois les choses tout autrement, que le les voyais hier, c'est que je suis parti d'ici incroyant et que je reviens croyant. Je reviens croyant comme mon ami. La lumière qui l'éclaire, m'éclaire. Tout ce qu'il croit, je le crois, tout ce qu'il aime, je l'aime, tout ce qu'il adore, je l'adore, tout ce qu'il espère, je l'espère. On me demandera peut-être comment, à quelque occasion ce changement s'est opéré. C'est là un sujet trop sacré, trop intime pour que je puisse même l'effleurer ici. Qu'il me suffise de dire que l'effet, si étonnant qu'il vous paraisse, est encore bien moins extraordinaire que la cause qui l'a produit. Et maintenant un mot à ceux de mes amis que j'ai pu aveugler par mes sophismes en faveur de ce projet néfaste. S'ils ne peuvent envisager la question comme je l'envisage aujourd'hui, au point de vue surnaturel, qu'ils l'envisagent au moins comme l'honorable chef de l'opposition, au point de vue de la saine raison. Qu'ils considèrent que cette constitution est dirigée contre la religion, la langue, la nationalité de tout un peuple; qu'elle a pour objet l'unification du Canada par la destruction de ce qu'un tiers de notre population a de plus cher au monde. Qu'ils se persuadent qu'une œuvre politique fondée sur une pareille base ne saurait être ni féconde ni stable. C'est dans la séparation que nous trouverons la véritable grandeur, la véritable prospérité, parce que nous y trouverons la paix.
Le jeune Anglais reprit son siège, et il se fît un grand silence, à la fois solennel et émotionnant, et plus approbateur qu'un tonnerre d'acclamations. La Chambre avait compris que toute manifestation bruyante aurait été déplacée en pareil moment. Pas un seul député ne se leva ensuite pour prendre la parole. Tout était dit, tout était fini.
Houghton et Lamirande firent de nouveau la motion de rigueur: “Que ce bill ne soit pas lu une troisième fois maintenant, mais dans six mois”. Le président mit cette proposition aux voix. Le résultat de l'épreuve n'était pas douteux, car il était bien connu que Vaughan entraînerait avec lui au moins sept députés. Ce déplacement de huit voix mettait le gouvernement en minorité de onze: 127 contre 116, tels furent les chiffres que donna le greffier.
À peine le président a-t-il proclamé ce résultat, que l'opposition, restée silencieuse après le discours de Vaughan, éclate en applaudissements insolites et se livre à une démonstration de joie délirante. Les députés se donnent de chaleureuses poignées de mains, se félicitent, rient, pleurent, trépignent, frappent sur leurs pupitres, poussent des cris insensés, jettent en l'air les menus objets qui leur tombent sous la main; tant il est vrai que les hommes les plus graves deviennent parfois de véritables enfants sous le coup d'une forte émotion. Lamirande seul est calme au milieu de cette tempête.
Chapitre XXXII
Miserabili obitu, vita functus est.
Il finit sa vie par une misérable mort.
Lorsque le président a pu enfin rétablir un peu d'ordre, sir Henry Marwood, pâle, défait, se lève et tout en proposant l'ajournement de la Chambre, annonce que le cabinet va donner immédiatement sa démission.
Quant à Montarval, cloué à son siège, il ne semble pas avoir connaissance de ce qui se passe autour de lui. Si ses collègues n'eussent pas été si fiévreusement excités ils auraient vu dans ses yeux une flamme de rage et de désespoir pleine d'une indicible horreur. Lamirande la remarqua et frissonna.
Les députés se dispersent dans les couloirs, à la bibliothèque, au dehors, dans les allées où la brume est toujours épaisse et pénétrante. Lamirande, Houghton, Leverdier et Vaughan se promènent ensemble en arrière de l'hôtel du parlement, à l'écart des groupes plus bruyants. Ils éprouvèrent le besoin de se communiquer leurs pensées, leurs émotions. Houghton vient de dire: “La religion qui a pu opérer un tel changement chez Vaughan n'est pas une religion comme les autres; elle doit être la seule vraie, et je vais l'étudier sérieusement”, lorsqu'un gardien des terrains publics accourt tout effaré.
—Messieurs, leur dit-il, un grand malheur est arrivé M. Montarval s'est tiré un coup de revolver dans la tête.
Les quatre amis suivent le gardien au pas de course. Il les conduit à l'endroit le plus écarté de l'allée qui longe la falaise au-dessus de l'Outaouais, et qu'on appelle The Lovers's Walk. Là, gisant dans la boue, la tête trouée d'une balle, baignant dans son sang, mais encore en vie, ils voient le malheureux sectaire. Au moment où ils arrivent, il fait de vains efforts pour se soulever et reprendre son arme tombée à quelques pieds de lui. On le relève et on le couche sur un banc. Lamirande examine la blessure et constate qu'elle est nécessairement mortelle. Puis ils le transportent dans un pavillon qui se trouve auprès. Le gardien, sur l'ordre de Lamirande, court à l'hôtel du parlement chercher un coussin, de l'eau et quelque stimulant. Sur son chemin il rencontre un père oblat qu'une impulsion mystérieuse a dirigé de ce côté. Le religieux, apprenant la triste nouvelle accourt au pavillon. Un spectacle affreux s'offre à ses regards. Le suicidé est étendu sur une table. Il agonise. Sa respiration n'est plus qu'un râle. De sa tempe droite coule un mince filet de sang qui tombe goutte à goutte sur le plancher. Ses yeux sont ouverts, fixes et vitreux.
—A-t-il sa connaissance? demanda le religieux.
—Je ne le crois pas, répond Lamirande. Il avait certainement lorsque nous l'avons trouvé, mais depuis que nous l'avons transporté ici il n'a donné aucun signe qui indique qu'il nous reconnaît.
Bientôt le gardien revient. On place le coussin sous la tête du blessé, et Lamirande humecte ses lèvres d'un peu d'eau-de-vie. Le stimulant produit son effet. Le malheureux cherche à se tourner. On l'aide. Au même instant, un lambeau des brouillards du dehors, que le vent commence à agiter, entre par la porte ouverte, ondule au milieu du pavillon, puis, glisse et va former dans un coin un léger nuage, indécis et vague. Montarval le regarde fixement. Lamirande lui donne encore quelques gouttes d'eau-de-vie. Le mourant fait signe au médecin de se baisser, et avec effort:
—Lamirande, je vous hais!
—Et moi, répond celui-ci je vous pardonne de grand cœur et je vous conjure de songer au jugement du Dieu terrible devant qui vous allez bientôt paraître. Ce Dieu est terrible, mais Il est aussi infiniment miséricordieux. Vous pouvez encore vous jeter dans Ses bras.
—Je hais votre Dieu! râle le moribond.
—C'est affreux! murmure l'oblat en portant son crucifix à ses lèvres. Mon Dieu, pardonnez-lui cet horrible blasphème, il ne sait ce qu'il dit!
Montarval, qui s'est soulevé un peu en s'appuyant sur son coude, regarde toujours le coin du pavillon où se trouve le petit nuage. Les yeux de tous se tournent instinctivement de ce côté? Est-ce une illusion d'optique? ou le paquet de brouillard prend-il réellement une forme moins vague, une forme humaine, colossale? Si c'est une illusion, tous la partagent, car tous voient cette forme, et tous éprouvent une terreur qui fige le sang dans les veines.
—Eblis! Eblis! s'écrie tout à coup le mourant, tu m'as trompé tu m'avais promis le triomphe, et j'ai subi une défaite humiliante, je suis menacé de révélations qui me conduiront en prison, peut-être sur l'échafaud....
Il ne peut continuer, les forces l'abandonnent, et il retombe sur le coussin. Il n'a cependant pas perdu connaissance. Le prêtre s'approche du moribond et lui montrant le crucifix:
—Voici Celui qui ne trompe jamais, ni dans ce monde ni dans l'autre. Satan, Eblis, comme vous l'appelez est le prince du mensonge. Il vous a trompé dans la vie présente, il vous trompe sur la vie future. Son royaume est l'enfer, lieu d'horribles tourments. Jésus-Christ, notre Dieu, vous offre le pardon avec le ciel. Renoncez au démon avant que l'éternité vous engloutisse.
Le sectaire se soulève de nouveau, soutenu par une force visiblement surhumaine.
—Votre Dieu, dit-il entre ses dents serrées, je le hais, je le hais! Son ciel, lieu d'humiliation dégradante, je n'en veux pas. J'aime mieux l'enfer, quel qu'il soit.
En proférant ces paroles de damné, il repousse le crucifix avec un geste de colère. C'est son dernier acte. Aussitôt, un frisson convulsif le secoue de la tête aux pieds; ses yeux s'ouvrent démesurément et prennent une expression d'indicible épouvante; ses membres se roidissent, et son âme s'échappe de son corps dans un cri de désespoir que n'oublieront jamais les six témoins de cette scène affreuse.
—Allons-nous en! s'écrie le religieux. Ce lieu est rempli de démons, c'est l'enfer.
Et tous se précipitent au dehors, le visage blanc de terreur, la chair frémissante et horripilée.
—Dieu miséricordieux! s'écrie Lamirande, si c'est possible, ayez pitié de lui!
Chapitre XXXIII
Cursum consummavi.
J'ai achevé ma course.
Le surlendemain, de grand matin, Lamirande, Leverdier et Vaughan, arrivés d'Ottawa par le train de nuit, se dirigent vers le couvent de Beauvoir. Le temps est ravissant. La triste pluie a cessé, les brouillards ont disparu, le vent ne gémit plus dans les grands pins. Il a gelé pendant la nuit, et les arbres, couverts de frimas, ressemblent à de gigantesques panaches qui, tranchant sur le bleu foncé du ciel, forment un tableau d'une beauté tellement bizarre que le peintre le plus hardi n'oserait tenter de le reproduire.
Bien qu'en ce moment leur présence à Ottawa soit nécessaire, Leverdier et Vaughan n'ont pas voulu laisser leur ami venir seul rendre à son enfant les derniers devoirs. Houghton aurait vivement désiré les accompagner; mais, pour lui, quitter la capitale, c'était impossible.
La chute du gouvernement, la mort misérable de Montarval ont produit une révolution dans tous les esprits. Le mauvais génie du pays étant disparu, les intrigues cessent et les choses politiques prennent leur cours naturel. La politique de la séparation qui naguère paraissait à tant de personnes un rêve, une chimère, s'empare maintenant de tout le inonde. Même ceux qui ne l'approuvent pas encore l'acceptent comme une chose inévitable. Il ne s'agit plus que de mettre cette politique à exécution, le plus promptement possible. Houghton est chargé de cette tâche, et il travaille à former un cabinet pour liquider la situation. Il s'était adressé tout d'abord à Lamirande. Celui-ci, sans refuser d'entrer dans le gouvernement qui ne devait exister que le temps nécessaire pour effectuer la séparation, avait demandé trois jours de grâce.
—Quand mon enfant sera dans sa dernière demeure, dit-il, je vous donnerai ma réponse définitive. En attendant, travaillez, avec Leverdier et Vaughan, à la formation de votre cabinet, comme si je n'existais pas.
—C'est difficile, répliqua Houghton, de ne pas tenir compte de l'existence d'un homme qui a été l'instrument dont la Providence s'est servie pour créer le mouvement actuel qui entraîne le pays vers de nouvelles destinées.
—Cependant, reprend Lamirande, il faut vous habituer à cette pensée. Les uns sont appelés à commencer une œuvre, tandis que d'autres doivent la terminer. Celui qui sème ne récolte pas toujours. Moïse fit sortir le peuple de Dieu de la terre d'Égypte, mais c'est Josué qui l'introduisit dans la terre de Chanaan.
—Moïse avait eu un moment d'hésitation; c'est pour cela qu'il ne lui a pas été donné de traverser le Jourdain à la tête de son peuple.
—Et qui vous dit que je n'ai pas douté, comme Moïse dans le désert de Sinaï?
Les religieuses du couvent de Beauvoir avaient demandé à Lamirande, comme une insigne faveur, que la épouille mortelle de Marie leur fût confiée. On la déposa donc dans le caveau de leur chapelle.
Longtemps Lamirande resta agenouillé sur les froides dalles. Ses deux amis auraient voulu demeurer auprès de lui, mais il leur fit signe de se retirer. Il voulait être seul avec Dieu et son enfant... Quand enfin il vint rejoindre ses deux compagnons, ceux-ci remarquèrent sur ses traits, dans ses yeux, avec la trace de larmes abondantes, un reflet céleste, une lumière indéfinissable qu'ils n'y avaient jamais vue.
Ensemble, ils reprirent le chemin de la ville et de la gare; mais lorsqu'ils furent rendus près du chemin de fer, Lamirande s'arrêta soudain comme quelqu'un qui se souvient tout à coup d'une affaire importante.
—Partez, vous deux, dit-il, par le premier train Houghton a besoin de vous au plus tôt. Quant à moi, j'ai quelques courses à faire, quelques personnes à voir ici. Je prendrai un autre train.
Puis, serrant les mains de ses deux amis avec effusion, il s'éloigna rapidement. Eux, tout surpris, ne songèrent ni à le questionner ni à l'arrêter. Lorsqu'ils furent un peu revenus de leur étonnement, il était déjà loin.
—Devons-nous le suivre? dit Vaughan.
—Je crois qu'il vaut mieux faire ce qu'il nous a dit, reprit Leverdier.
—Ne trouvez-vous pas quelque chose d'étrange dans sa conduite?
—Oui, quelque chose d'étrange, ou plutôt quelque chose de nouveau; mais ce quelque chose n'a rien d'inquiétant. Allons!
Et les deux amis partirent pour Ottawa, fermement convaincus que Lamirande les y rejoindrait bientôt. Mais ils ne le virent plus jamais, ni à Ottawa ni ailleurs.
Le cinquième jour après les funérailles, l'inquiétude causée par la disparition de Lamirande était devenue très vive. On songeait sérieusement à descendre à Québec pour y commencer des recherches, lorsque Leverdier reçut la lettre suivante:
“New York, le 2 avril 1946.
“Bien cher ami,—Vous devez être tous dans l'inquiétude à mon sujet. Soyez rassurés, il ne m'est advenu rien de fâcheux. Je suis en parfaite santé et sain d'esprit.
“Je quitte le monde pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Je saurai bien m'ensevelir de telle sorte que personne ne me trouvera jamais.
“Cher ami, ce n'est pas un sentiment d'amertume, rien qui ressemble à la misanthropie qui me fait prendre cette détermination. Mon cœur n'a pas cessé d'aimer les choses terrestres. Le bonheur légitime d'ici-bas a toujours pour moi un attrait puissant. J'entrevois un avenir qui me sourit: une position élevée dans la patrie; la confiance, l'estime, la reconnaissance de mes concitoyens; de nouveaux liens domestiques qui m'uniraient plus étroitement encore à toi; une femme admirable; de blondes têtes d'enfants... Ah! ne t'imagine pas que ce doux rêve me laisse indifférent, et qu'il ne m'en coûte pas d'y renoncer! Mais lorsque tu auras appris du père Grandmont certains événements que je t'ai cachés, tu admettras que celui qui a été l'objet de faveurs si extraordinaires ne doit pas rester dans le monde. Quand un homme a vu ce que j'ai vu, entendu ce que j'ai entendu, souffert ce que j'ai souffert, il ne lui reste plus qu'une chose à faire ici bas: prier, en attendant que Dieu l'appelle à Lui.
“Si je ne vous ai pas fait connaître d'avance ma détermination, à toi, à Vaughan et à Houghton, c'est que je voulais nous éviter des discussions qui auraient été probablement pénibles et certainement inutiles. J'ai consulté le père Grandmont qui m'approuve entièrement. Ne le questionne pas sur ma destination, il l'ignore.
“Et maintenant, avant de te dire adieu, un mot, un dernier mot de politique, et un mot d'affaires. Le père Grandmont te remettra ce que j'appelle mon testament politique. Tu en donneras communication aux amis, particulièrement à Houghton et à Vaughan. Vous y trouverez tout ce que j'aurais pu faire pour vous aider dans la tâche qui reste à accomplir: la séparation des provinces et l'organisation de la Nouvelle France. Je suis entré, ce me semble, dans tous les détails de ces deux grandes questions. Pesez le tout devant Dieu et prenez en ce qui vous paraîtra utile. Quand même je serais resté au milieu de vous, je n'aurais pu vous rien dire de plus. J'ai mis dans ce document tout mon petit bagage de savoir, d'expérience et de vues sur l'avenir. D'ailleurs, ce qui est surtout nécessaire, c'est, avec l'intégrité de la foi catholique, l'union intime de nos compatriotes. Or cette union, je le sens, se fera plus facilement autour de mon souvenir qu'autour de ma personne.
“Avec mon testament politique le père Grandmont te remettra une procuration qui t'autorise à disposer de tout ce qui m'appartient. Je n'ai qu'un objet vraiment précieux: la statue miraculeuse de saint Joseph. J'aurais voulu te la donner: le père Grandmont me l'a demandée avec tant d'instance pour la chapelle de Notre-Dame-du-Chemin que je n'ai pu la lui refuser. À toi je donne la feuille de lis qui en a été détachée par saint Joseph lui-même.
“Après avoir donné quelques souvenirs, à leur choix, à mes chers amis Vaughan et Houghton, tu feras de mes biens trois parts égales: une pour les pauvres, une pour ta sœur Hélène afin qu'elle puisse faire l'aumône en priant pour moi, une pour le développement de lœuvre que tu diriges.
“Enfin, saluez affectueusement pour moi tous les amis.
“Ami! Frère! adieu à tout jamais dans ce monde, et au revoir dans le beau ciel que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a conquis au prix de son très précieux sang. Ainsi soit-il.”
Épilogue
Expectans expectavi Dominum.
J'ai attendu, et je ne me suis point lassé d'attendre le Seigneur.
Dans son numéro du 15 février, la Croix, de Grenoble, France, publia la communication suivante:
Saint-Laurent-du-Pont, ce 13 février 1977.
Monsieur le rédacteur,
Il vient de s'éteindre, non loin d'ici, à la Grande Chartreuse, une vie bien humble, bien cachée, bien mystérieuse, mais qui a dû être grande et glorieuse aux yeux de Dieu; puisque le passage de cette âme du temps à l'éternité a été accompagné de phénomènes célestes vraiment extraordinaires.
Le frère Jean n'est plus de ce monde. Vous n'avez peut-être jamais entendu parler du frère Jean. Peu de personnes, en France, l'ont vu, encore moins l'ont remarqué.
Il y a plus de trente ans, arrivait un jour, à la Grande Chartreuse, un homme âgé d'une quarantaine d'années, bien mis, à l'air distingué, parlant le français, mais évidemment étranger à notre pays. Il demanda à voir le père abbé qui était alors dom Augustin, de sainte mémoire. Il resta plusieurs heures avec lui, dit la tradition. Ce qui se passa entre eux, nul ne l'a jamais su. Les moines et les frères qui vivaient alors se rappellent qu'au sortir de cette entrevue le père et l'étranger étaient singulièrement émus. Tous deux avaient beaucoup pleuré, mais d'émotion plutôt que de peine; car leurs visages, tout en gardant la trace des larmes, étaient rayonnants d'une grande joie. Le même jour, l'étranger prit l'habit de frère et le nom de Jean, et depuis lors il n'est jamais sorti du couvent, si ce n'est, dans ces dernières années, pour faire des commissions au laboratoire, à Fourvoirie, à Currière, à Saint-Pierre. Il descendait même parfois à Saint-Laurent, et aussi conduisait les voyageurs sur le Grand Som. Monter sur ce sommet des Alpes paraissait être sa seule passion, si l'on peut s'exprimer ainsi. Tous les autres ordres de ses supérieurs, il les exécutait ponctuellement, avec empressement, avec une obéissance parfaite; mais quand le père procureur lui disait d'accompagner des visiteurs au Grand Som, on voyait passer sur son humble visage et éclater dans ses yeux si doux une lueur de joie enfantine. On lui demanda, un jour, pourquoi il aimait tant à escalader ce pic. Il répondit: “C'est si beau là-haut et l'on s'y trouve si près du ciel!”
Nul n'a jamais su au monastère à part dom Augustin, qui il était ni d'où il venait. Possédant une éducation évidemment supérieure, il n'a jamais voulu être autre chose que simple frère. Pendant longtemps, avec la permission de l'autorité, il n'a pas mis les pieds hors du couvent et il ne venait jamais en contact avec aucun étranger. Lorsque, il y a quinze ans, dom Augustin était sur son lit de mort, il fit venir autour de lui tous les moines et leur enjoignit de dire à celui qui le remplacerait bientôt de respecter le secret du frère Jean, comme lui-même l'avait si longtemps respecté. À l'heure qu'il est, le successeur actuel de saint Bruno, dom François, ne sait pas plus que vous et moi qui était ce modeste frère qui a certainement joué un grand rôle quelque part dans le monde. Et ce rôle a dû être aussi bienfaisant que remarquable; car le frère Jean n'était certainement pas quelque grand pécheur réfugié dans cette solitude pour faire pénitence. Il suffisait de regarder dans ses yeux si limpides, si calmes pour convaincre que jamais l'âme dont ils étaient le miroir n'avait été souillée par le crime, bouleversée par le remords. On aurait dit quelqu'un dont le rôle dans le monde, pour une raison ou pour une autre, était accompli, et qui était venu ici, sur ces hauteurs sereines, attendre son entrée dans la céleste Patrie.
J'ai dit que personne, à part dom Augustin, n'a jamais su qui il était. Personne ne l'a jamais su, mais moi, je l'ai soupçonné, et voici comment j'ai cru saisir le secret du frère Jean.
L'été dernier, au mois d'août, j'accompagnai à la Grande Chartreuse deux amis de Paris, dont l'un, M. G., a beaucoup voyagé, particulièrement en Amérique. Il a passé plusieurs mois dans la Nouvelle France. Comme le temps était beau, nous voulions monter sur le Grand Som. On nous donna pour guide et compagnon le frère Jean qui, malgré ses soixante-dix ans, nous devançait facilement. À chaque instant, il lui fallait ralentir le pas pour nous attendre.
Nous étions sur le sommet depuis une vingtaine de minutes, jouissant en silence du spectacle grandiose qui se déroulait sous nos regards ravis, lorsque le son de deux voix, parlant avec animation, vint frapper nos oreilles. Deux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans s'approchaient du rocher où nous étions tous les quatre assis, sans nous apercevoir. L'un d'eux cria à l'autre qui s'était un peu éloigné de lui: “Par ici, Leverdier, voici un point de vue superbe!” Je vis le frère Jean tressaillir et pâlir au nom de Leverdier; tandis que mon ami M. G. poussa un petit cri de joie et de surprise. Il se leva, et adressa la parole aux deux jeunes gens qui étaient maintenant tout près de nous:
—J'ai entendu, dans votre conversation, le nom de Leverdier. J'ai bien connu autrefois, M. Paul Leverdier, qui a été président de la Nouvelle France. Celui de vous deux qui s'appelle Leverdier serait-il son parent, par hasard?
—Oui, monsieur, fit l'un des jeunes gens, en nous faisant un salut plein de courtoisie, celui que vous avez connu est mon père.
Naturellement, les deux voyageurs vinrent se joindre à notre groupe, et la conversation s'engagea. Mon ami G. interrogea vivement le jeune Leverdier sur son père et sur sa patrie.
—Quelles heures charmantes, dit-il, j'ai passées avec votre père! Il m'a raconté, par le menu, les événements vraiment extraordinaires, pénibles et touchants, qui ont marqué l'établissement de la république de la Nouvelle France, aujourd'hui si florissante. Je ne connais rien de plus beau; vous n'ignorez pas, sans doute, cette glorieuse épopée?
—En effet, répondit le jeune étranger, j'ai souvent entendu mon père faire ce récit merveilleux.
—Et la disparition de son ami Lamirande, celui qui, disait votre père, avait sauvé le pays par son sublime sacrifice, est-elle toujours restée enveloppée de mystère.
—Toujours, monsieur. Nous sommes convaincus qu'il s'est renfermé dans quelque monastère de l'Europe, mais nous n'avons jamais eu de ses nouvelles. Mon père a dû vous parler de M. Vaughan, cet ami de M. Lamirande qui était présent au miracle du couvent de Beauvoir. Vous le savez, peut-être, M. Vaughan, aussitôt que les affaires politiques de cette époque furent un peu réglées, a voyagé pendant deux ans en Europe, visitant tous les monastères, couvents et lieux de retraite imaginables. Il est allé même jusqu'en Terre Sainte. Je l'ai souvent entendu parler de ce voyage à mon père. Toutes ses recherches furent vaines; le mystère est resté insondable.
—Et ce misérable journaliste—son nom m'échappe—qui avait joué le rôle si odieux, qui s'était vendu corps et âme au grand chef du satanisme, qu'est-il devenu?
—Vous voulez parler de Saint-Simon, sans doute. Il a eu une bien triste fin. Il est mort fou, l'an dernier, après avoir passé je ne sais combien d'années dans une maison de santé. Il était possédé de la folie de la richesse. Il croyait toujours avoir autour de lui des monceaux d'or. Je l'ai vu une fois, c'était un spectacle navrant.
—Revenons plutôt à ce bon Lamirande. Votre pays lui est-il reconnaissant? A-t-il au moins conservé son souvenir?
—Oui, son nom est béni par tout notre peuple. Il est révéré comme un saint et comme le père de la patrie. Nombre de jeunes gens s'appellent Joseph en souvenir de lui. Moi-même je me nomme Joseph Lamirande Leverdier. Mon père a dû vous parler de la statue miraculeuse de saint Joseph. Elle est toujours dans la chapelle de Notre-Dame-du-Chemin que vous avez sans doute visitée. Cette chapelle est devenue un lieu de pèlerinage national, et aux pieds de cette statue des milliers d'âmes trouvent des grâces de choix, surtout l'esprit de sacrifice et de dévouement, la force de s'immoler, d'accomplir les devoirs pénibles.
—Et parlez-moi de votre bonne tante Hélène. Vit-elle encore? attend-elle toujours le retour de M. Lamirande?
—Hélas! elle croit encore que M. Lamirande reviendra. C'est le seul point sur lequel cette chère tante... comment dirai-je?... n'entend pas les choses comme les autres. Elle est la providence des pauvres; toujours douce, toujours bonne. Dans tout ce bel épisode, les peines du cœur qu'elle a éprouvées sont les seules ombres au tableau. Il me semble que M. Lamirande, au lieu de s'enfermer dans un couvent, aurait dû....
Le jeune voyageur ne put terminer sa phrase. Le frère Jean, portant la main au cœur, tomba évanoui. Nous nous empressâmes autour de lui. Bientôt il reprit connaissance.
—Ce n'est rien, dit-il. Chez moi, sans doute, le cœur ne vaut pas les jambes; il se trouble dans cette atmosphère.
Il alla s'asseoir un peu plus loin. Au bout de quelques minutes, il se dit assez remis pour pouvoir descendre. Sur mes compagnons et sur les deux jeunes voyageurs, cet incident ne créa aucune impression extraordinaire. Ils croyaient simplement à un évanouissement causé par la fatigue. Moi qui connaissais le mystère qui entourait le frère Jean, moi qui l'avais vu tressaillir et pâlir en entendant prononcer le nom de Leverdier, j'étais fermement convaincu que l'émotion seule avait déterminé cette défaillance du cœur. J'étais entièrement persuadé que nous descendions la montagne en compagnie du héros de la Nouvelle France; et j'étais fortement tenté, je l'avoue, de faire part de ma conviction à mes compagnons de route. Mais je résistai à la tentation. Pourquoi, me disais-je, arracher à ce bon frère le secret que Dieu lui a permis de garder si longtemps? Ne serait-ce pas une sorte de profanation? J'eus la force de retenir ma langue.
Mais il faut en finir. Dans les derniers jours de janvier, le frère Jean tomba gravement malade. Il se prépara admirablement à la mort et fit preuve d'une résignation héroïque. Bien que ses souffrances fussent sans doutes atroces, jamais la moindre plainte ne lui échappa, jamais il n'eut le plus léger mouvement d'impatience. Une certaine contraction musculaire, et tout involontaire, indiquait seule les douleurs qu'il éprouvait. Les moines étaient dans l'admiration. Ils voyaient que c'était un véritable saint qui les quittait. Aussi entouraient-ils son lit d'agonie d'un profond respect. Au moment suprême, le chef de la maison et plusieurs des pères étaient auprès du frère mourant, récitant les prières des agonisants et répétant, pour lui, les noms de Jésus, de Marie et de Joseph. Ses yeux étaient fermés, il respirait à peine, mais ses traits crispés par la souffrance disaient que la vie n'était pas éteinte. Tout à coup, une harmonie angélique et un parfum non moins céleste, qu'aucun langage humain ne saurait décrire, remplirent la modeste cellule.
Nous savions tout de suite, m'ont raconté les moines, que cette harmonie et ce parfum venaient du ciel, parce que c'était notre âme qui les percevait d'abord, les communiquant ensuite à nos sens, au contraire de ce qui se produit ordinairement. C'était quelque chose de vraiment indéfinissable et indescriptible. Puis—je laisse la parole aux pères—puis, cette harmonie et ce parfum augmentant toujours, non d'intensité mais de suavité, nous vîmes, d'abord intérieurement pour ainsi dire, puis des yeux de notre corps, se former au-dessus du lit comme des nuages d'une blancheur éclatante, et, au milieu des nuages, la figure d'une enfant de huit à dix ans, figure bien humaine par ses traits, mais portant un reflet de la lumière de gloire. Et l'enfant parla, ses paroles parvenant à nos oreilles, d'une manière mystérieuse, par notre âme: “Père, dit-elle, l'Enfant-Jésus m'a envoyée vous chercher. Venez!” Et le frère Jean, ouvrant les yeux, se soulevant à demi, étendant ses bras vers la céleste apparition, s'écria: “Ma fille! Enfin! Merci, mon Dieu!” Et comme un souffle lumineux son âme quitta son corps qui retomba sur la couche. Longtemps nous restâmes abîmés dans la prière. Lorsque nous nous relevâmes, il n'y avait de surnaturel dans la cellule que le sourire qui illuminait les traits du frère Jean.