Pour la patrie: Roman du XXe siècle
Bonus pastor animam suam fat pro ovibus suis.
Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis.
Un train partait pour Ottawa à dix heures et un quart. Lamirande eut juste le temps d'y monter. À minuit il était de retour à la capitale. Leverdier, ne l'attendant pas avant le matin, s'était couché. Lamirande n'hésita pas à réveiller son ami. Il lui communiqua tout ce qui s'était passé, moins l'incident de la fin de l'entrevue. À ce propos, il se contenta de dire:
—Pour couper court à mon histoire, j'ai compris qu'il n'y a qu'une chose à faire pour décider l'archevêque à révéler les secrets qu'il possède, c'est de faire en sorte que les membres du clergé lui disent unanimement: “Monseigneur, parlez, nous acceptons les conséquences de cette révélation, quelque terribles qu'elles puissent être pour nous”. Or j'ai assez de confiance dans le patriotisme du clergé pour croire que si la position lui est clairement exposée il n'aura qu'une voix pour tenir ce noble langage.
—Je partage ta confiance, répondit simplement le journaliste.
—À lœuvre donc, sans plus de retard Les deux amis se mirent aussitôt à rédiger une lettre circulaire. Au bout d'une heure ils avaient fini leur tâche. La pièce se lisait comme suit:
“Chambre des communes, Ottawa, le 28 février 1946.
“Monsieur l'abbé,
“Vous connaissez, sans doute, la conversion de Charles Ducoudray, sa fin non moins tragique que chrétienne; vous avez lu les témoignages que Mgr l'archevêque de Montréal et le R.P. Grandmont ont rendus à l'enquête du coroner; vous savez que Ducoudray a été assassiné pour avoir communiqué à l'autorité religieuse les secrets de la société occulte à laquelle il appartenait. Les journaux ont longuement parlé de tous ces incidents extraordinaires. Mais là s'arrêtent les renseignements que possède le public. Jusqu'ici on se perd en conjectures sur la nature des secrets que l'héroïque converti a révélés à Mgr de Montréal.
“Depuis longtemps, ceux qui sont mêlés aux affaires politiques soupçonnent l'existence en ce pays d'une organisation ténébreuse et vraiment satanique qui travaille, dans l'ombre, mais avec une terrible efficacité, à la ruine de notre chère province. Les efforts surhumains que l'on fait pour réprimer les élans du patriotisme des nôtres et pour empêcher le Canada français de devenir une nation autonome au moment même où la divine Providence rend la réalisation de ce projet facile; cette constitution habilement et perfidement rédigée que l'on veut nous imposer; tout cela indique clairement, ce me semble, une conspiration antireligieuse et antifrançaise ourdie par les loges.
“C'est sous l'empire de cette conviction que, le lendemain de la mort de Ducoudray, j'ai écrit à Mgr l'archevêque de Montréal pour lui demander s'il n'aurait pas trouvé, dans les papiers de la secte, la preuve de cette conspiration. Pendant dix jours, Mgr a gardé le silence. Enfin, hier soir, il m'a mandé auprès de lui. Je m'y suis rendu, rempli de joie et de confiance, comptant avoir bientôt des armes assez fortes pour nous permettre de remporter une victoire décisive sur la secte. Imaginez ma douleur en entendant Mgr me dire que j'étais condamné à une immense déception. “N'avez-vous rien trouvé dans les papiers de Ducoudray?” lui dis-je. “Au contraire, me répondit Mgr, j'ai trop trouvé.” Puis il me montra une table couverte de lettres anonymes, venues de tous les coins du pays, qui menacent de mort tous les prêtres si l'évêque révèle les secrets livrés par Ducoudray ou s'en sert en aucune façon. Je n'ai pu examiner toutes les lettres moi-même, mais Mgr m'assure qu'il les a étudiées, avec ses collègues de l'épiscopat, et qu'il n'a rien trouvé qui puisse faire croire à une simple mystification; et le meurtre de Ducoudray ne permet pas de dire que ce sont là de vaines menaces. Si la rédaction de ces lettres, au nombre de plus de cinq cents, est variée à l'infini, le fond de toutes est le même: on menace les prêtres, mais on a grand soin de dire qu'on ne touchera pas à l'évêque. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'habilité infernale de ce procédé qui met l'évêque dans l'impossibilité morale d'agir. Ah! si on l'avait menacé seul, ou même si on l'avait menacé en même temps que ses prêtres, sa décision eût été bientôt prise. Mais comment se décider à exposer d'autres à une mort cruelle pendant que lui-même est en sûreté? Mgr de Montréal ne le peut pas.
“L'uniformité dans les menaces indique clairement qu'une seule tête les a dictées, si plusieurs mains les ont écrites; mais cela n'améliore pas la position, loin de là; car une seule tête qui commande à tant de bras meurtriers épouvante Mgr, et avec raison. Une organisation qui peut frapper impunément un homme en pleine ville de Montréal peut commettre bien d'autres crimes analogues, il n'y a pas à se le cacher.
“Pour vous exposer la position dans toute son intégrité, je dois ajouter qu'une autre raison fait hésiter Mgr à révéler les secrets qu'il possède; c'est qu'il est convaincu que ce serait inutile. Supposé, dit-il, que ces révélations sur le caractère maçonnique du projet de loi actuellement devant la Chambre engagent tous les députés catholiques à le repousser, il n'en resterait pas moins une majorité, faible si vous voulez, mais enfin une majorité en faveur de la politique du gouvernement. À cela je ne puis guère rien répondre, car les chiffres donnent certainement raison à Mgr. J'espère seulement que de telles révélations inspireraient assez d'horreur à un certain nombre de députés ministériels non catholiques pour nous donner la majorité. Mgr ne partage pas cet espoir; du moins, il le trouve trop faible pour se croire autorisé à exposer la vie de ses prêtres. S'il s'agissait de sa propre vie je suis bien convaincu qu'il n'hésiterait pas un seul instant à exposer les machinations de la secte, quand même il aurait la conviction que cela n'entraînerait pas le rejet du projet de loi; car il se dirait: Fais ce que dois, arrive que pourra.
“Voilà, monsieur l'abbé, la situation dans toute son horreur. Je croirais faire injure à votre intelligence, à votre dévouement et à votre patriotisme en ajoutant à ce simple exposé des faits le moindre commentaire ou en formulant la moindre demande.
“Veuillez agréer, monsieur l'abbé, mes hommages les plus sincères,
Toute la nuit les deux amis travaillèrent à faire des copies de cette lettre et à les adresser à tous les prêtres de la province, tant du clergé régulier que du clergé séculier. À neuf heures du matin tout était prêt. Ils étaient presque morts de fatigue et tombaient de sommeil.
—Allons, dit Lamirande, déposer ces lettres au bureau de poste avant de prendre un peu de repos. Plus tôt elles partiront, mieux ce sera.
—Tu songes à les déposer à la poste ici, à Ottawa? fit Leverdier.
—Pourquoi pas?
—Mais parce que Montarval, qui doit avoir des affidés partout, surtout au bureau de la poste, les ferait supprimer, tout simplement. Je suis parfaitement convaincu que si nous les confions à la poste ici, pas une de ces lettres n'arrivera à destination.
—Tu as peut-être raison, je n'avais pas songé à cela. Les déposer à Hull ou à quelqu'autre ville des environs ne serait pas mieux. S'il surveille le service postal à Ottawa il doit le surveiller également à Montréal, même à Québec. Que faire?
—J'ai une idée! s'écria le journaliste. Il n'est pas probable que le bureau de Toronto soit surveillé. J'irai les déposer là. Ce sera porter la guerre en Afrique!
—Ton idée a du bon, mais elle n'est bonne qu'à demi; car Montarval doit nous surveiller encore plus que les agents de poste. On lui rend compte de chaque pas que nous faisons, j'en suis convaincu. Tu connais le fameux Duthier, l'ancien domestique de sir Henry, devenu l'un des huissiers de la Chambre. Eh bien! cet individu était sur le train, hier soir, lorsque je suis descendu à Montréal; il était encore sur le train qui M'a ramené à Ottawa la nuit dernière. Il me filait, je n'en ai aucun doute. Si tu allais à Toronto il serait sur tes trousses. Je crois avoir trouvé la solution de la difficulté. Il faut que Vaughan porte ces lettres à Toronto, Il peut s'y rendre sans exciter de soupçons. Allons le trouver.
Dix minutes plus tard les deux amis étaient rendus chez le jeune Anglais qui se préparait à sortir.
—Vaughan, dit Lamirande, veux-tu me rendre un service, sans me questionner?
—Oui, certainement, si ce que tu demandes est praticable.
—Oh! c'est facile. Je te demande de bien vouloir prendre le train à dix heures et demie pour Toronto....
—C'est précisément ce que je me proposais. Quelle commission peux-tu bien avoir à faire à Toronto?
—Je te demande de déposer au bureau de poste de Toronto quelques centaines de lettres, voilà tout.
—Pourquoi ne les déposes-tu pas ici?
—Tu ne devais pas faire de questions!
—En effet! Mais où sont tes lettres? C'est encore une question. Celle-là est permise, sans doute!
—Elles sont chez Leverdier. Pardonne-moi si je fais le mystérieux. Tu connaîtras tout plus tard. Pour le moment je puis te dire seulement que j'ai de graves raisons de croire que si je déposais ces lettres, ici à Ottawa, elles ne se rendraient pas à destination.
—Cela me suffit. Sans doute je brûle d'envie de savoir quel roman se cache là-dessous, mais je suis assez raisonnable pour attendre l'explication promise.
—Merci, mon cher ami, dit Lamirande.
—Allons, fit Vaughan! c'est presque l'heure du train.
Et prenant un tout petit sac de voyage, il se dirigea vers la porte.
—N'as-tu pas une valise plus forte? lui demanda Lamirande. Nous ne pourrons pas mettre le quart des lettres dans cette petite machine-là... Pourtant, continua-t-il, j'ai une autre idée. Le sac que tu as là va faire. Allons.
Ils sortent. Dans la rue, tout près de la maison où demeure le jeune Anglais, ils croisent l'huissier Duthier.
—As-tu vu l'individu? dit Lamirande tout bas à Leverdier. Il nous suit à la piste.
Rendus à leur pension, Lamirande et Leverdier mirent les lettres dans une valise que Leverdier emporta. Lamirande en prit une autre qui était vide.
—Qu'est-ce que tu veux faire avec cela? lui demanda son compagnon.
—Mystifier l'espion Duthier. Il est permis de se distraire un peu. Après les fatigues et les émotions des dix-huit dernières heures, j'ai besoin de délassement.
Vaughan les attendait dans la rue. En voyant arriver ses deux amis, chacun une valise à la main, il poussa une exclamation de surprise. Lamirande lui fit signe de ne pas parler fort. Duthier stationnait de l'autre côté de la rue devant un magasin, absorbé dans la contemplation d'un bel étalage de cravates.
—En avez-vous assez pour remplir deux valises? demanda l'anglais à mi-voix.
Et comme Lamirande, au lieu de répondre, se mit à sourire, il reprit:
—En effet, j'oublie toujours que je ne dois pas faire de questions.
—Celle-là encore est une question permise, dit Lamirande. Dans la malle que j'emporte il n'y a rien du tout. C'est uniquement pour me prouver à moi-même et à Leverdier que nous ne t'imposons pas une corvée inutile.
—La corvée n'est rien; c'est le mystère qui l'entoure que je voudrais comprendre. Ce que tu viens de me dire est un pur logogriphe.
—Tu en auras l'explication dans le prochain numéro.
—Pourvu qu'il ne se fasse pas trop attendre! En causant ainsi les trois députés arrivèrent au chemin de fer. Le timbre de la gare venait de sonner cinq coups.
—Juste à temps, dit Vaughan. Au revoir!
—Nous t'accompagnons, dit Lamirande.
Les deux amis montèrent en voiture avec le jeune Anglais et s'installèrent à côté de lui comme des gens qui se mettent en voyage. Vaughan était vivement intrigué, mais il avait résolu de ne plus faire de questions.
Un instant après Duthier entra et prit un siège auprès des trois amis, déploya un journal et se mit à lire les nouvelles du jour avec un intérêt marqué.
—Tiens-toi prêt, dit tout bas Lamirande à Leverdier.
À peine avait-il donné cet avertissement que le timbre de la gare sonna deux coups et le chef du train fit entendre le traditionnel: All aboard! Le convoi s'ébranla. Alors Lamirande saisissant la valise vide qu'il avait placée dans le filet avec l'autre et disant rapidement Au revoir! à Vaughan de plus en plus intrigué, s'élança hors du train, suivi de Leverdier. Ils purent sauter sur le quai de la gare sans difficulté. Duthier, qui ne s'attendait aucunement à ce manège, et qui était réellement plus ou moins occupé à lire, ne s'aperçut du départ de ceux qu'il avait mission de suivre que lorsqu'ils étaient sur la plate-forme de la voiture. À son tour il quitta précipitamment son siège et courut vers la porte. Par malheur, à ce moment, une femme de proportions énormes, tenant un enfant et des paquets en nombre indéfini, s'avisa de quitter son siège, où le soleil l'incommodait. Elle bloquait le chemin.
—Laissez-moi passer, madame, hurla Duthier furieux.
La pauvre femme ahurie se rangea de son mieux, et l'huissier passa en faisant rouler par terre une boîte à chapeau et un sac de biscuits.
Le retard n'avait pas été considérable. Toutefois, le train avait acquis une certaine vitesse. Rendu sur le marche-pied, l'infortuné Duthier hésita un instant; mais la vue de Lamirande et de Leverdier qui stationnaient sur le quai de la gare que le train avait déjà dépassé, le décida. Il sauta. Mais évidemment il n'excellait pas à sauter d'un train en mouvement. Il exécuta une pirouette superbe et alla rouler dans le sable qui bordait la voie. Se relevant de fort mauvaise humeur, il constata qu'il n'avait d'autre mal qu'un habit et un pantalon endommagés. Il aurait voulu passer ailleurs que par la gare où plusieurs flâneurs avaient été témoins de sa mésaventure; mais se souvenant que s'il avait risqué ses membres, c'était pour ne pas perdre de vue Lamirande, il fit de nécessité vertu, et, s'époussetant tant bien que mal, il se dirigea vers la station. Des sourires mal dissimulés l'accueillirent, et, Lamirande, allant à sa rencontre, lui glissa, en passant, ces quelques mots: “Au moins, faites-vous payer comme il faut!”
Pendant ce temps, le train emportait Vaughan à toute vitesse vers Toronto. Le jeune député se perdait en conjectures sur ce qui venait de se passer. Lamirande lui avait donné la clef de la valise restée dans le filet. Il descendit la malle, l'ouvrit, et constata que les lettres dont elle était remplie étaient toutes adressées à des prêtres. Mais il était loin de se douter que des réponses que ces lettres provoqueraient dépendaient les destinées de tout un peuple.
Chapitre XXIII
Noli verbosus esse in multitudine presbyterorum.
Ne vous répandez point en de grands discours dans l'assemblée des anciens.
Le même jour, à l'ouverture de la séance de la Chambre, les tribunes étaient bondées de spectateurs; car la nouvelle s'était répandue qu'enfin le gouvernement allait ouvrir le feu en proposant la première lecture du bill intitulé: “Acte pour pourvoir à l'établissement et au gouvernement de la République du Canada”. L'attente générale ne fut pas trompée. À trois heures et quelques minutes, lorsque la Chambre eut disposé des “pétitions”, des “rapports” et des “motions”, Sir Henry se leva. Les applaudissements éclatèrent parmi les députés ministériels. Les députés anglais étaient enthousiastes. Du côté des Canadiens français on pouvait remarquer une certaine réserve, et même une ombre d'inquiétude.
Le discours du premier ministre, très spécieux, très littéraire, s'élevant parfois jusqu'à l'éloquence, augmenta l'enthousiasme des uns et parut rassurer les autres. Sir Henry fit l'histoire des événements politiques des dernières années. Le Canada, dit-il, est un pays exceptionnellement heureux, puisqu'il acquiert son autonomie, sa complète indépendance, sans bouleversements, sans heurt, sans révolution, sans effusion de sang. Comme un beau fruit mûr, il se détache naturellement, sans secousse, sans violence, de l'arbre qui l'a produit. N'allons pas gâter lœuvre admirable de cette force qu'on nomme l'Etre suprême qui a disposé toutes choses de façon à nous permettre de fonder une grande nation, s'étendant d'un océan à l'autre, occupant la moitié d'un immense continent. Des esprits étroits et chagrins voudraient détruire cette belle œuvre, voudraient morceler ce vaste empire, voudraient désunir ce grand peuple, sous prétexte qu'il existe parmi nous des différences de langues et de religions. Ces différences de langues et de religions constituent un argument en faveur plutôt de l'union que de la séparation, car elles donneront à l'ensemble une agréable variété dans l'unité; elles créeront une saine émulation parmi les divers éléments qui composent notre peuple; et elles permettront l'exercice de cette grande vertu civique qui est essentielle à la prospérité des nations: la tolérance. Le premier projet que le gouvernement a eu l'honneur de soumettre à la Chambre a été mal compris. On a insinué, sans oser le dire formellement, surtout sans pouvoir le prouver, que ce projet était le fruit de je ne sais quelle noire conspiration contre la religion et la langue d'une partie des habitants de ce pays. On a parlé vaguement de sociétés secrètes, de loges maçonniques ou autres, complotant dans l'ombre la ruine de certaines idées, de certaines institutions. On a prétendu trouver les traces de ce travail occulte dans la rédaction même du projet. C'est une vraie douleur de constater que des notions aussi vieillies trouvent encore des défenseurs au milieu de ce vingtième siècle. Il est incontestable que ces appels aux préjugés religieux et nationaux d'un tiers de la population ont produit d'abord un certain émoi. Même l'un de nos collègues a cru devoir nous abandonner pour obéir au mouvement qui s'était créé. Mais le calme et la réflexion ont opéré des prodiges. Tous, ou à peu près, sont aujourd'hui d'accord pour dire qu'on avait vu un grand péril là où se trouve en réalité le salut. Le silence de ceux qui sont particulièrement chargés de la sauvegarde des intérêts religieux des catholiques doit être une preuve, même pour les plus timides et les plus soupçonneux, que la constitution soumise à la ratification de la Chambre n'est hostile à aucune croyance religieuse. C'est une œuvre purement politique qui ne menace la religion ou la nationalité de personne, et l'on doit la juger d'après les sains principes politiques, non d'après des préjugés de race et de religion ou des craintes puériles et chimériques.
Pendant plus d'une heure sir Henry continua sur ce ton cauteleux et perfide.
Lawrence Houghton lui répondit. Le chef de l'opposition anglaise déclara que, selon la coutume parlementaire, il ne demanderait pas à la Chambre de voter sur la première lecture du bill qui n'est qu'une pure formalité. Mais, dit-il, je veux qu'il soit bien compris que nous, mes amis et moi, nous entendons combattre ce projet jusqu'à la fin et par tous les moyens que les règlements de la Chambre mettent à notre disposition. Par suite d'un aveuglement que je ne puis comprendre et que je ne veux pas qualifier, les députés de la province de Québec, à part un petit nombre, semblent vouloir accepter la constitution qu'on leur propose, s'il faut juger de leurs intentions par les applaudissements qu'ils viennent de prodiguer à l'honorable premier ministre. Je ne veux pas paraître plus canadien-français que les représentants attitrés de la province de Québec ni plus catholique que ceux de mes collègues de la Chambre qui professent le culte romain; mais je ne puis m'empêcher de voir et de dire que cette constitution, qu'elle ait été élaborée au fond d'une loge ou dans le cabinet du premier ministre, n'a qu'un seul but: l'étranglement de l'élément français et de la religion catholique. On me dira peut-être: mais si les Français et les catholiques veulent se laisser étrangler par le gouvernement central, qu'est-ce que cela peut bien vous faire, à vous, Anglais et protestants? Sans doute, nous n'avons ni la mission ni la prétention de protéger les Français et les catholiques malgré eux; mais nous savons que, tôt ou tard, le Canada français et catholique s'apercevra de son erreur, se réveillera de son étrange sommeil, secouera cet hypnotisme dans lequel on l'a plongé. Il regrettera amèrement alors son entrée dans cette union qui n'est pas faite pour lui; il voudra en sortir; et il y aura des luttes longues, épuisantes, désastreuses, aboutissant peut-être à la guerre civile. Voilà ce que nous voyons clairement. Dans notre propre intérêt, comme dans celui du Canada français, nous cherchons à prévenir le désastre que le gouvernement nous prépare par cette union d'éléments qui ne sauraient vivre en paix s'ils ne sont indépendants les uns des autres. Le Canada anglais et le Canada français pourront, nous l'espérons, s'accorder comme voisins, unis par un simple traité douanier et postal; jamais ils ne feront bon ménage si on tente de les lier l'un à l'autre par ce projet de constitution qui n'est, après tout, qu'une union législative mal déguisée. Entre les deux races qui habitent ce pays il y a trop de différences fondamentales pour pouvoir en faire une nation véritablement unie. Pour arriver à l'unité, il faudra, ou la fusion pacifique des deux en une seule, ou l'absorption également pacifique de l'une par l'autre, ou bien l'anéantissement violent de l'une de ces races. Or les deux premières solutions sont manifestement impossibles. Il suffit d'étudier un peu l'histoire pour se convaincre que les peuples ne se fusionnent pas sans injustice, sans violence, sans conquête, sans oppression. On dit souvent que le peuple anglais est lui-même le produit d'une fusion des Anglo-Saxons avec les Normands. Oui, mais les Normands avaient vaincu les Saxons, et qui nous dira jamais les haines, les malédictions, les amertumes, les douleurs de toutes sortes qui ont précédé et accompagné cette fusion? Qui nous dira jamais tout ce que les Anglo-Saxons ont souffert avant de former avec leurs vainqueurs un seul et même peuple? Nous ne sommes pas disposés à tenter une telle expérience. Ce pays est assez vaste pour contenir plusieurs peuples, plusieurs nations. La Providence a groupé les Français d'Amérique principalement dans la partie nord-est de ce continent. C'est le berceau de leur race. Ils y sont en nombre suffisant, aujourd'hui, pour former une nation autonome. Qu'ils le fassent! Ils semblent en ce moment ne pas comprendre leurs destinées nationales; mais je l'ai dit, ils sont véritablement hypnotisés. Cet ensorcellement ne peut durer longtemps. Nous ne voulons pas que, lorsqu'ils sortiront de cet assoupissement contre nature, lorsque le patriotisme reprendra chez eux ses droits, il se trouvent au fond de la fosse qu'on creuse sous leurs pas. Nous ne le voulons pas, je le répète, dans notre propre intérêt, autant, plus même, que dans le leur.
Ce discours si vrai, si franc, si lumineux créa une vive impression sur la Chambre. Plus d'un député français se sentit tout honteux d'être obligé d'avouer, au fond de son cœur, que cet Anglais protestant venait de faire à la réputation du Canada français une leçon aussi terrible que bien méritée.
Montarval se leva pour répondre. Peu d'applaudissements. Malaise étrange sur la Chambre.
Le ministre s'aperçut qu'il faudrait peu de chose pour déterminer une véritable panique parmi les partisans français du cabinet. Il lisait sur leur figures les doutes et les hésitations qui les tourmentaient. En un instant, il comprit quel remède il fallait appliquer à la situation. Avant de commencer son discours, il se pencha vers son collègue, sir Henry, et lui dit quelques mots à l'oreille. Le premier ministre parut surpris, mais Montarval lui fit un signe qui voulait dire: “C'est cela!” Alors le chef du cabinet écrivit un billet; puis sortit dans le couloir derrière le siège du président. Duthier s'y trouvait. Sir Henry lui fit un signe imperceptible pour tout autre. L'huissier vint à la rencontre du premier ministre, mais sans paraître le voir. Au moment où les deux hommes se croisaient, sir Henry glissa dans la main de l'employé le billet qu'il avait écrit. Deux minutes après, Duthier l'avait fait remettre par un page à Saint-Simon.
Montarval se borna à quelques observations assez vagues. Le but que nous poursuivons, dit-il, est le développement de lœuvre de la Confédération inaugurée il y a près de quatre-vingts ans; c'est de rapprocher, c'est de lier, c'est de cimenter les éléments épars sur toute la surface de ce qui fut l'Amérique anglaise et qui sera l'Amérique canadienne; c'est de faire de tous ces éléments une nation. On a parlé de fonder une Nouvelle France. Ce serait un malheur national. Au lieu de républiques minuscules, fondons un grand et beau pays. Sans doute, César a dit qu'il préférait être le premier dans un village que le second dans Rome. Mais c'était là le cri de l'égoïsme et de l'ambition, ce n'était pas l'expression d'un sentiment patriotique. Le vrai patriote s'inquiète, non du poste qu'il doit occuper dans la patrie, mais du rang que la patrie doit atteindre parmi les nations. Pour moi, j'aspire simplement à être citoyen d'un grand pays.
Lorsque Montarval eut terminé son discours, le président, après avoir attendu quelques instants, mit la question aux voix pour la forme. Avant qu'il ait le temps de dire: Carried! Adopté! Saint-Simon est debout.
—Monsieur le président, s'écrie-t-il de sa voix aigre, ce projet de constitution est tellement odieux qu'il ne doit pas être lu. Je propose donc qu'il ne soit pas lu une première fois maintenant, mais dans six mois.
—Il faut que l'honorable député ait un secondeur, dit le président.
—Par courtoisie, dit Montarval, j'appuie la motion de l'honorable député, afin qu'il puisse constater, dès à présent, que la Chambre n'est pas de son avis.
La proposition étant ainsi régularisée, le député du comté de Québec prononça un discours d'une extrême violence, flagellant le gouvernement, les Anglais, les protestants, ayant grand soin, toutefois, de n'employer aucun argument solide pour combattre le projet ministériel. C'était une sortie furibonde contre tout ce qui n'était pas canadien-français et catholique. Après cette harangue échevelée, qui dura une demi-heure, la politique du gouvernement n'avait pas reçu une égratignure, tandis que les plates injures à l'adresse des ministres leur avaient ramené les sympathies de leurs partisans, un instant ébranlés. La Chambre ne dissimulait pas le dégoût profond que ce discours lui avait causé.
—Monsieur le président, fit Lamirande, aussitôt que Saint-Simon eût repris son siège, je n'ai seulement que deux mots à dire: un mot de remerciement et un mot de protestation. Du fond de mon cœur je remercie l'honorable chef de l'opposition de ses nobles paroles. Si la Nouvelle France se réveille de sa léthargie à temps pour conquérir sa liberté qui lui échappe, elle lui devra une dette d'éternelle reconnaissance; elle lui érigera des statues sur le piédestal desquelles on lira cette inscription: “À Lawrence Houghton, homme d'État anglais et protestant, la patrie française et catholique reconnaissante”. Et si elle ne se réveille pas; si elle succombe sous l'étreinte de ses ennemis, l'histoire répétera, en parlant de lui, cette parole que le poète latin met sur les lèvres d'Hector annonçant à Énée la ruine prochaine de Troie:
Si Pergama dextra defendi passent, etiam hac defensa fuissent.
[Si le bras d'un mortel eût pu défendre Pergame, assurément, ce bras l'eût défendue.]
Mais j'espère que l'histoire n'aura pas à enregistrer ce cri de douleur; j'espère encore que les intrigues de l'heure présente—et en disant ces mots Lamirande arrêta sur Montarval un regard qui fît pâlir le sectaire—que les abominables intrigues, que les iniquités de l'heure présente ne prévaudront pas et que la Nouvelle France vivra.
Et maintenant, monsieur le président, le mot de protestation est à l'adresse du député du comté de Québec. De toute la force de mon âme je condamne les sentiments détestables qu'il vient d'exprimer. Dans le véritable patriotisme, dans le patriotisme que reconnaît et approuve la religion de Jésus-Christ, il n'entre que l'amour de la patrie. La haine des autres races ne doit pas y être. Le patriote qui ne se contente pas d'aimer sa patrie, mais qui hait la patrie des autres, est un faux patriote qui, tôt ou tard, trahira la cause qu'il prétend défendre, si déjà il ne la trahit.
La motion de Saint-Simon fut mise aux voix. Pas un seul député ministériel ne broncha; tous, comme un seul homme, votèrent la première lecture qui fut décrétée à une forte majorité.
—Les voilà enrégimentés, dit tout bas Montarval à sir Henry. Ils ont voté une première fois en faveur du bill. Il faudra maintenant un coup terrible pour les empêcher de voter une deuxième et une troisième fois dans le même sens. Le point important, dans toute bataille, c'est de faire en sorte que vos troupes essuient le premier feu de l'ennemi dans des conditions aussi avantageuses que possible.
—Décidément, vous avez du génie! dit sir Henry.
Chapitre XXIV
Per infamiam et bonam famam.
Parmi la mauvaise et la bonne réputation.
Au sortir de la séance, Lamirande et Leverdier, Houghton et quelques autres députés de l'opposition se réunirent.
—Mon cher Lamirande, dit Houghton, qu'allons-nous faire? Que pouvons-nous faire? Nous avons le droit, le bon sens, la justice, toutes les belles choses du monde, de notre côté; mais nous avons contre nous les gros bataillons. La deuxième et la troisième lecture de ce projet d'iniquité se voteront infailliblement, à une immense majorité, comme la première lecture vient de se voter... à moins que la province de Québec ne se réveille, et rien n'indique que son sommeil soit près de finir.
—Rien ne l'indique extérieurement, répondit Lamirande, mais je l'espère tout de même; et cet espoir n'est pas un sentiment vague, il repose sur un fondement solide: le dévouement, le patriotisme, l'esprit de sacrifice de notre clergé. Dans quelques jours, il peut se produire un événement qui réveillera la province de Québec comme jamais pays n'a été réveillé.
—Puisque vous avez un tel espoir, dit Houghton, nous devons nous organiser en vue de gagner du temps. Il faut retarder la deuxième et la troisième lecture autant que possible.
Le lendemain la bataille commença. Des deux côtés, il fallait user d'une grande habileté. Le gouvernement, tout en pressant l'adoption du néfaste projet, devait bien se garder de laisser voir une hâte indécente qui aurait pu exciter les soupçons des uns et froisser les susceptibilités des autres. Beaucoup de députés ministériels voulaient parler sur cette question si importante. Leurs discours étaient préparés depuis longtemps. Leur imposer silence, c'eût été aussi imprudent que de condamner la soupape de sûreté d'une machine à vapeur. L'opposition pouvait critiquer, combattre la mesure; mais se livrer à une obstruction trop apparente, c'était fournir à la majorité le prétexte d'appliquer la redoutable clôture du débat.
À la proposition du gouvernement, “que le bill soit maintenant lu pour la deuxième fois”, Houghton et Lamirande opposèrent l'amendement traditionnel: “pas maintenant, mais dans six mois”. Puis les discours commencèrent.
Les attaques de l'opposition étaient tellement vigoureuses, tellement logiques que les ministres et les autres chefs du parti ministériel étaient bien obligés de répondre. S'ils avaient gardé le silence, comme c'était un peu leur intention, d'abord, la démoralisation aurait pu s'introduire dans le gros de l'armée. Donc, pendant cinq ou six jours, c'était un feu roulant. Mais tout s'épuise ici-bas, même un débat parlementaire. Les principaux orateurs de l'opposition avaient vidé leur sac, et la répétition des mêmes arguments par des orateurs de mérite secondaire ne provoquaient plus que de courtes et rares répliques du côté ministériel. Tandis que dans les premiers jours de la discussion chaque discours prononcé à gauche de l'orateur faisait lever à droite trois ou quatre députés qui brûlaient d'y répondre; maintenant les membres de l'opposition étaient obligés de se succéder les uns aux autres.
L'après-midi du septième jour, au commencement de la séance, Lamirande, Houghton et Leverdier étaient réunis pour discuter la situation.
—Voilà une semaine que cela dure, dit Houghton à Lamirande, et nous sommes rendus au bout de nos forces. Avez-vous quelques nouvelles?
—Pas encore, et je n'en attends guère avant quatre ou cinq jours encore.
—Ne vaudrait-il pas mieux alors laisser voter la deuxième lecture et nous reprendre sur la discussion en “comité général” et enfin sur la troisième lecture?
Leverdier penchait du côté de Houghton mais Lamirande était d'avis contraire.
—Je ne puis me décider, fit-il, à laisser voter la deuxième lecture maintenant, car quelque chose me dit que nous aurons plus tard besoin des délais que nous pouvons obtenir en “comité général” et sur la troisième lecture. Vous ne voyez là qu'un simple pressentiment, peut-être, mais il est assez fort et assez persistant pour m'engager à ne pas le mépriser.
—Je respecte tout chez vous, mon cher Lamirande, dit Houghton, même vos pressentiments; mais vraiment je ne vois pas comment nous allons pouvoir prolonger le débat sur la deuxième lecture pendant quatre ou cinq jours encore. Dès demain, peut-être même ce soir, ils vont nous appliquer la clôture.
—Je le sais, répondit Lamirande; aussi faut-il soulever un incident qui suspende forcément les débats pendant quelques jours.
—Oui, mais comment? Je ne vois aucun incident à l'horizon, dit le chef de l'opposition.
—Comment?
—Je vais mettre le secrétaire d'État en accusation et demander une enquête.
—Avez-vous des preuves contre lui?
—Dans le moment, je n'en ai aucune dont je puisse me servir.
—Vous m'étonnez vraiment... J'ai dû mal comprendre. Ce n'est pas vous qui porterez jamais une accusation calomnieuse contre un adversaire, même si vous aviez la certitude de faire triompher ainsi la plus juste des causes.
—Certes, vous avez raison! “La fin justifie les moyens” est, quoiqu'on en dise, une doctrine que l'Église catholique condamne. Il ne faut jamais faire le mal, quand même on croirait obtenir par là un grand bien. La théologie nous enseigne que s'il était possible de vider l'enfer en commettant un seul péché véniel, il ne faudrait pas le commettre. Aussi je n'ai pas dit que j'allais porter une accusation fausse contre M. Montarval. Au contraire, je suis aussi certain que ce dont je vais l'accuser est vrai que je suis sûr de vous voir devant moi en ce moment.
—Une telle certitude, reprit Houghton, est suffisante pour mettre votre conscience à l'aise, je le comprends. Mais, vous ne l'ignorez point, il ne suffit pas de savoir qu'une accusation est vraie, il faut aussi pouvoir la prouver; et vous m'avez dit tout à l'heure que vous n'avez pas de preuve!
—Pas de preuve dont je puisse me servir devant un comité.
—Alors comment pouvez-vous songer à porter une accusation?
—La preuve peut arriver d'un jour à l'autre.
—Et si elle n'arrive pas?
—Je serai un homme ruiné à tout jamais, au point de vue politique et social.
—Au moins, vous n'y allez pas en aveugle! Vous savez exactement où cela peut vous conduire.
—Exactement.
—Est-ce bien prudent ce que tu veux faire là, mon cher ami? fit Leverdier qui avait jusque-là gardé le silence.
—Au point de vue humain, c'est une folie. Au point de vue humain je devrais attendre pour agir que j'eusse en ma possession les preuves dont tu connais comme moi l'existence.
—Mais ta réputation, tu ne dois pas l'exposer. C'est un bien qui ne t'appartient pas exclusivement. Elle appartient à tes amis, à ton pays.
—Tu admettras que ma réputation m'appartient autant, au moins, que ma vie. Or l'homme a le droit d'exposer sa vie pour sauver la vie de ses semblables. Pour accomplir une grande œuvre de charité, nous avons même le droit de courir au-devant d'une mort certaine. Il s'agit de sauver tout un pays et je n'aurais pas le droit d'exposer mon honneur!
—Pour un homme de cœur, fit Houghton, l'honneur est un bien plus précieux que la vie... et vous voulez l'exposer! C'est un acte vraiment héroïque devant lequel je reculerais certainement moi-même, mais que j'admire.
—Mais ce terrible risque, reprit Leverdier, est-il nécessaire, est-il même utile? Ne vaudrait-il pas mieux, après tout, laisser voter la deuxième lecture, puisque nous ne pouvons guère plus la retarder par les moyens ordinaires, et prolonger la discussion autant que possible en comité et sur la troisième lecture?
—Quelque chose qui n'est pas naturel, répondit Lamirande d'un ton grave, quelque chose de solennel et d'impératif, me dit que nous aurons besoin, plus tard, de tous les délais que pourront nous donner ces deux phases de la discussion. C'est un avertissement auquel je n'ose résister... Vous croyez tous deux au surnaturel, à l'existence des esprits, à leur pouvoir de communiquer directement avec l'âme. Eh bien! c'est à un message d'en haut que j'obéis... Mon Dieu! si vous saviez tout, mes chers amis vous ne chercheriez pas à me détourner de ce devoir.
Tous trois étaient vivement émus. Ils gardèrent le silence pendant quelques instants.
—Du reste, reprit Lamirande, comme parlant à lui-même, à quoi me servira l'honneur si l'iniquité de cet homme triomphe! La perte de ma réputation! Ce ne sera qu'une goutte de plus dans l'océan d'amertume et de désolation qui submergera notre malheureuse patrie, si Dieu permet, à cause de nos crimes, que ce complot de l'enfer réussisse. En exposant mon honneur, en l'offrant en sacrifice, je puis peut-être gagner les quelques jours qui sont nécessaires pour que la lumière puisse se faire. Et si la lumière ne se fait pas, si la patrie succombe, le fardeau sera moins lourd à porter pourvu que je puisse me rendre le témoignage d'avoir tout sacrifié pour elle.
—Ma résolution est irrévocable, dit-il, en s'adressant à ses deux compagnons. À la reprise des débats, à huit heures ce soir, je brûle mes vaisseaux!
À la séance du soir, au moment où l'on croyait que tout débat était fini et que la deuxième lecture du bill était sur le point de se voter, Lamirande se leva. Un grand silence se fit aussitôt, car tout le monde comprit comme instinctivement, qu'il allait se passer quelque chose de grave.
—Monsieur le président, dit-il, pour me servir du barbarisme consacré par l'usage, je soulève une question de privilège, et je fais la déclaration que voici: j'accuse un membre de cette Chambre, l'honorable Aristide Montarval, député de la division centre de la ville de Québec, et secrétaire d'État, d'avoir conspiré et comploté avec diverses personnes, en vue de tromper cette Chambre et le pays sur la nature du projet de constitution actuellement devant nous, et j'ajoute que le dit projet de constitution est le fruit de conspirations et de complots contraires à l'intérêt public, au bon ordre et à la paix; j'accuse, de plus, l'honorable Aristide Montarval d'employer actuellement des moyens illicites, savoir des lettres de menace, pour empêcher cette Chambre d'acquérir une connaissance vraie de la nature du projet de constitution qu'elle est appelée à voter. Je demande, par conséquent, qu'il soit nommé un comité spécial pour examiner cette accusation, entendre la preuve et faire rapport.
Ces paroles étranges, prononcées d'une voix forte et pénétrante, causèrent, il est à peine besoin de le dire, un profond émoi parmi la députation et dans les tribunes. Une sourde rumeur remplace le silence de tout à l'heure. En parlant, Lamirande, quoi qu'il s'adressât au président, comme le veut l'usage parlementaire, avait tenu son regard fixé sur Montarval qui, malgré son audace, n'en put soutenir l'éclat. Visiblement, le ministre était terrifié. Il se remit, cependant, bientôt. Son intelligence hors ligne lui permit de saisir la situation. Lamirande sait tout, se dit-il, mais il ne peut rien prouver. Mes lettres de menace ont produit leur effet; l'archevêque a refusé de lui remettre nos archives. Il porte cette accusation pour gagner du temps et dans l'espoir que l'archevêque changera d'idée.
Aussitôt que le calme fut rétabli, Montarval se leva:
—L'honorable député de Charlevoix, dit-il avec son mauvais sourire, a oublié une chose pourtant essentielle: il n'a pas offert de prouver son accusation, encore plus vague qu'elle n'est grave. Est-ce bien un oubli? Cette omission n'est-elle pas plutôt voulue?
Et il reprit son siège comme pour attendre une réponse:
—Monsieur le président, dit Lamirande, lorsqu'un député porte une accusation contre un collègue il est tenu de la prouver. S'il ne la prouve pas, tant pis pour lui. Si je ne prouve pas l'accusation que je viens de porter, la Chambre pourra m'infliger le châtiment qu'elle jugera convenable; elle pourra m'expulser de cette enceinte si elle trouve que j'ai agi malicieusement, sans cause suffisante; et je m'en irai déshonoré à tout jamais. L'honorable ministre le voit, je sais parfaitement ce qui m'attend si je ne prouve pas ce que j'affirme. Mon honneur, auquel je tiens probablement autant que le secrétaire d'État tient au sien, me fait un devoir de ne négliger aucun moyen à ma disposition pour établir la vérité de mon accusation.
—Eh bien! répliqua Montarval, je serai bref. Je nie, tout simplement, l'accusation, et je la nie de la manière la plus formelle et la plus ample: je la nie in toto; je déclare qu'elle ne repose sur rien, qu'elle est entièrement, absolument fausse et ne renferme pas une parcelle de vérité. Pour prouver que je ne crains pas l'enquête, non seulement j'accepte la proposition de nommer un comité spécial, mais je laisse à mon accusateur le soin de former ce comité à sa guise. Qu'il n'y fasse entrer, s'il le veut, que ses propres amis, que des adversaires du gouvernement.
—Nous laisserons le choix des membres du comité au président, dit simplement Lamirande.
—Très bien! répliqua Montarval. Et que le comité se réunisse au plus tôt. Maintenant, aux affaires sérieuses!
Le gouvernement aurait voulu faire voter la deuxième lecture immédiatement, mais Houghton intervint fortement et fit voir qu'il ne serait pas convenable de voter le projet, même en deuxième lecture, aussi longtemps que la Chambre ne serait pas fixée sur la valeur de cette accusation. Les ministres, inspirés par Montarval, étaient disposés à ne pas tenir compte des observations du chef de l'opposition et à précipiter le vote. Par amitié personnelle pour Lamirande, Vaughan, qui était à la tête d'un groupe assez important du parti ministériel, demanda du délai. Quelques députés ministériels français, qui avaient remarqué l'effet produit sur Montarval par l'accusation, eurent des inquiétudes. “Si c'était vrai, après tout”, se disaient-ils. Ils insistèrent donc, à leur tour, sur la nécessité de surseoir. Ces débats occupèrent toute la séance, et le gouvernement dut céder.
C'était un premier succès pour Lamirande: il avait gagné du temps, mais à quel prix!
C'était le jeudi soir. Le lendemain, le comité se réunirait. Il pourrait, sans paraître trop exigeant, demander qu'on lui accordât jusqu'au lundi, pour préparer sa cause. Mais rendu au lundi, il lui faudrait ou procéder ou avouer qu'il n'avait pas de preuve à offrir! Ce n'était pas seulement l'expulsion de la Chambre, le déshonneur politique qui l'attendait. Il allait devenir la risée de tout le pays. Il passerait pour un véritable fou aux yeux de tout le monde.
Pour affronter le mauvais vouloir, la colère, la haine de ses semblables, il suffit d'un courage ordinaire; mais s'exposer, de propos délibéré, au ridicule, c'est de l'héroïsme. Aussi Lamirande se sentit-il accablé d'une angoisse mortelle. Arrivé à son logement, après la séance, il s'en ouvrit à Leverdier.
—Mon cher, dit-il, prie pour moi comme tu n'as jamais prié, car je suis tenté comme je ne l'ai jamais été. C'est que l'orgueil, l'amour propre est le sentiment le plus difficile à vaincre que connaisse le pauvre cœur humain. L'idée que je vais peut-être passer aux yeux de mes compatriotes pour un insensé qui devrait être à la Longue-Pointe, m'épouvante horriblement. Notre divin Sauveur a été traité de fou par Hérode et sa cour. Qu'il m'accorde la grâce d'accepter cette humiliation en union avec Lui!
—C'est une position terrible, en effet, fit Leverdier, et tu as toutes mes sympathies. Si, en partageant ta douleur, je pouvais diminuer tes souffrances!
—Merci, mon ami, merci! Sais-tu à quelle tentation je crains de succomber?
—Non, pas du tout, à moins que ce ne soit à une sorte de désespoir.
—Je crains qu'au dernier moment, me voyant acculé au pied du mur et obligé de choisir entre le ridicule et l'abus de confiance, je n'aie la faiblesse d'opter pour ce dernier en disant au comité: “Faites venir l'archevêque de Montréal!” Il est certain que le saint évêque ne m'a communiqué l'existence des preuves qu'il possède que sous le sceau du secret. Je ne puis donc pas révéler ce qu'il m'a ainsi confié; et, cependant, je crains de le faire, par lâcheté et par orgueil, pour échapper au ridicule. C'est pourquoi je te demande de prier pour moi.
Longtemps les deux amis restèrent ensemble, priant humblement.
Le président de la Chambre avait choisi, comme membres de la commission qui devait s'enquérir de l'accusation portée contre le secrétaire d'État, sept députés des plus sérieux et des mieux posés des différents groupes. Houghton, Leverdier et un troisième membre de l'opposition, un membre du cabinet, et trois députés ministériels, parmi lesquels se trouvait Vaughan, formèrent le comité dont la présidence fut confiée au ministre. Le comité se réunit à dix heures, vendredi matin. Montarval était présent, l'air insolent et provocateur. Le président donna lecture de l'accusation et invita l'accusateur à produire ses preuves et ses témoins. Lamirande, très calme, demanda au comité de vouloir bien lui accorder un délai de deux jours.
—C'est une demande extraordinaire, lui fait observer le président. Règle générale, une enquête de cette nature doit commencer aussitôt l'accusation portée. Il est d'usage que le député qui croit devoir dénoncer un de ses collègues attende pour le faire qu'il ait ses preuves devant lui.
—Tout cela est très vrai, monsieur le président, fit Lamirande; aussi est-ce comme une faveur exceptionnelle, et nullement comme un droit, que je demande au comité de vouloir bien remettre l'examen de cette affaire à lundi. Je prie les membres du comité de croire que je n'agis pas à la légère en cette circonstance.
—Monsieur le président, dit Montarval, je ne m'oppose nullement à la demande si extraordinaire de mon accusateur. Non pas que je sois indifférent; non pas que je n'aie pas hâte de voir la fin de cette mystification—car c'est plutôt une mystification qu'une accusation—; mais parce que je veux donner la plus grande latitude à mon adversaire. Je ne veux pas que, plus tard, il puisse dire: “Ah, si le comité m'eût accordé un délai de deux jours seulement, j'aurais pu produire mes preuves”. L'honorable député est la victime d'une mystification, je le répète. Certes, qu'on lui donne jusqu'à lundi pour qu'il ait le temps de s'apercevoir de son erreur.
Le secrétaire d'État avait le beau rôle. Ses paroles modérées, plausibles, cadraient mal, cependant, avec le mauvais sourire qui errait sur ses lèvres et qui ne parvenait pas à éteindre la lueur sinistre de ses yeux. De son côté, Lamirande, malgré la fausse position dans laquelle il se trouvait déjà, conserva un visage tellement serein, tellement composé que tous les assistants furent frappés du contraste entre les deux hommes. Celui qui n'aurait fait qu'entendre l'accusé et l'accusateur aurait certainement donné gain de cause au premier; tandis qu'en les voyant on ne pouvait avoir la moindre sympathie que pour Lamirande.
—Eh bien! fit le président, puisque le principal intéressé consent à l'ajournement, l'enquête commencera lundi soir à huit heures. Lundi avant-midi plusieurs députés seront absents. La Chambre ne siégera sans doute pas après six heures; de sorte que nous pourrons commencer à huit heures. Par exemple, monsieur Lamirande, il faudra être prêt alors.
—Je ne demanderai certainement pas un nouvel ajournement, monsieur le président.
Et Lamirande, comment se prépara-t-il pour le jour de l'épreuve? Depuis des semaines il avait demandé à toutes les communautés du pays de se mettre en prière. Maintenant, il télégraphia à toutes celles qu'il pouvait atteindre pour les exhorter à redoubler leurs supplications. Il visita toutes les maisons religieuses d'Ottawa pour solliciter leur aide spirituelle. Puis, il se renferma chez les pères capucins et passa les trois journées du samedi, du dimanche et du lundi dans le jeûne le plus rigoureux et la prière la plus ardente. Il avait donné rendez-vous à Leverdier, dans la bibliothèque du parlement, à sept heures et demie du lundi soir.
—Eh bien! dit-il en voyant son ami, aucune nouvelle de Mgr de Montréal?
—Aucune, répondit tristement Leverdier.
—Que la volonté de Dieu soit faite!
—Mon pauvre cher ami, que tu dois souffrir et que je souffre pour toi!
—Je te remercie de tes sympathies, Leverdier, elles me sont très douces; mais tu as tort de me plaindre: je ne souffre pas du tout. Je n'ai jamais été plus calme qu'en ce moment, et rarement plus heureux.
—Mais l'autre jour tu semblais redouter beaucoup la terrible épreuve qui t'attend tout à l'heure.
—Je ne la redoute plus. Sans doute, la chair se révolte contre l'humiliation; mais l'âme, avec la grâce de Dieu, peut dompter la chair et éprouver, dans cette victoire, un bonheur indicible.
Ils se rendirent ensemble à la pièce où le comité devait se réunir. Elle était déjà remplie d'une foule de curieux. À huit heures précises, le président ouvrit la séance par la formule ordinaire “À l'ordre, messieurs”.
—Monsieur Lamirande, fit le président, êtes-vous maintenant en état de produire des documents ou de faire entendre des témoins à l'appui de l'accusation que vous avez portée contre l'honorable secrétaire d'État?
—Je regrette d'être forcé de dire, monsieur le président, que je ne le suis pas, répondit Lamirande.
—Alors, sans aucun doute, vous allez retirer l'accusation?
—Je ne puis la retirer, car je sais qu'elle est fondée.
—Vous la savez fondée, mais vous n'avez aucune preuve à produire!
—C'est exactement la position dans laquelle je me trouve.
—Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur Lamirande, qu'une telle position n'est pas tenable; vous devez le comprendre vous-même.
—Je le comprends parfaitement, monsieur le président.
—Et vous persistez dans votre refus de retirer votre accusation?
—Oui, monsieur le président.
Quelques sifflets se firent entendre au fond de la pièce. Le président ordonna qu'on fit silence. Montarval avait sur les lèvres un sourire plus mauvais qu'à l'ordinaire.
—Si le comité est d'avis, dit-il, que sa dignité et la dignité de la Chambre le permettent, je suis prêt à accorder encore une journée de délai à mon accusateur.
Ces paroles provoquent des applaudissements que le président réprime aussitôt.
—Le comité, dit-il, va délibérer à huit clos, et fera connaître sa décision.
Les assistants se retirèrent. Un quart d'heure plus tard la porte fut de nouveau ouverte au public.
—Le comité a résolu, dit le président de faire rapport immédiatement à la Chambre de tout ce qui s'est passé. La Chambre se prononcera sur ce qu'il convient de faire.
—Mon pauvre Lamirande, dit Vaughan, au sortir de la séance du comité, je ne te comprends plus. Tu rends inévitable ton expulsion de la Chambre, tu cours au déshonneur politique, et, faut-il que je te le dise, au ridicule, qui est pire que tout le reste.
—Tu dois me supposer assez d'intelligence pour comprendre une chose aussi évidente.
—Alors pourquoi agis-tu de la sorte?
—Pour des raisons que tu approuveras un jour.
—Si tu n'étais pas aussi calme je te dirais de consulter un médecin. Mais de toute évidence ton cerveau ne souffre d'aucune fatigue....
—Il n'a jamais été mieux équilibré... Mais laissons cela. Je veux, Vaughan, te faire une question et je te demande de me répondre sincèrement. Si je prouvais tout ce dont j'ai accusé Montarval, serais-tu toujours favorable au projet du gouvernement?
—Oui, mon ami, je le serais!
—Tu voterais cette constitution quand même il te serait prouvé, clair comme le jour, qu'elle est le fruit d'une conspiration ténébreuse, qu'elle n'a qu'un but: l'écrasement de la race française et de la religion catholique!
—Oui, je la voterais même dans ces conditions; car, tu le sais, je suis en faveur d'un Canada uni, d'un Canada grand, imposant. Tu le sais également, je n'ai aucune haine contre la race française ni contre la religion catholique, loin de là. J'admire les efforts héroïques que tu fais pour les conserver. Mais, enfin, si la race française et la religion catholique ne peuvent pas s'accommoder d'un Canada s'étendant d'un océan à l'autre, tant pis pour elles!
—Mais crois-tu qu'un pays pourrait être vraiment grand, vraiment prospère, vraiment heureux, s'il devait son origine à une conspiration ourdie en haine d'une race, en haine surtout d'une religion? N'est-ce pas que la vie nationale serait empoisonnée dans sa source même?
—Je te répondrai ce que les protestants répondent à ceux qui leur reprochent les crimes des fondateurs de leur religion: lœuvre est bonne, malgré les fautes de ceux qui l'ont faite.
—Et trouves-tu cette réponse satisfaisante?
—Elle ne l'est guère quand il s'agit de fonder une religion, car une bonne religion ne peut sortir d'une source impure. C'est pourquoi j'ai toujours dit que s'il y a une religion vraie et bonne c'est la religion catholique, car elle seule a un Fondateur qu'on peut aimer et respecter. Mais il me semble que lorsqu'il s'agit d'une œuvre purement politique, on n'est pas tenu de la juger d'après les vertus ou les vices de ses auteurs, mais d'après ses mérites intrinsèques.
—Pourtant Celui que tu déclares digne d'amour et de respect a dit qu'un mauvais arbre ne saurait produire de bon fruits!
—Ah! soupira Vaughan, devenu pensif, si j'avais ta foi je verrais peut-être toutes choses comme tu les vois, même les choses politiques.
Puis les deux amis se séparèrent.
Lamirande constata que déjà plusieurs de ses collègues s'éloignaient de lui comme on s'éloigne d'un pestiféré; que d'autres le regardaient comme un objet de curiosité, comme un toqué. Ces derniers étaient les plus charitables. Ils ne lui attribuaient pas de motifs inavouables, mais ils étaient bien persuadés que leur pauvre collègue était la victime d'une idée fixe et qu'il serait bientôt à Saint-Jean-de-Dieu.
—Ma carrière est finie, se dit Lamirande. Et une angoisse, lourde comme une montagne, vint s'abattre sur son cœur et l'écrasa affreusement. Il faillit crier. Mais cette douleur du cœur, si grande qu'elle fût, ne put troubler son âme qui resta dans une union étroite avec Dieu.
Chapitre XXV
Talium enim est regnum Dei.
Le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent.
Retiré dans l'embrasure d'une fenêtre, il relut cette lettre qu'il avait reçue le matin même.
“Couvent de Beauvoir, près Québec, 6 mars 1946.
“Bien cher Papa,
“J'ai bien de la peine et il faut que je vous dise pourquoi, car vous pouvez faire cesser cette peine. Vous savez que j'ai eu huit ans il y a plus de deux mois. Je sais tout mon catéchisme et le comprends tout, excepté quelques mots qui sont trop grands pour moi. Pour vous montrer que je le comprends, je vais vous dire, à ma manière, ce qu'il y a dans le catéchisme. Il y a un seul Dieu qui est un pur esprit. Un esprit est quelque chose qu'on ne peut pas voir. Nous avons chacun en nous un esprit qu'on appelle l'âme. Notre âme est unie à notre corps, mais Dieu n'a pas de corps. C'est pour cela qu'on dit qu'il est un pur esprit. Dieu était d'abord tout seul. Puis Il a créé, ou fait avec rien, beaucoup d'autres purs esprits plus petits que Lui, qu'on appelle les anges. Dieu seul peut faire de rien quelque chose. Quelques-uns des anges se révoltèrent contre Dieu. Ils devaient être bien méchants, car Dieu est si bon quil n'a pas dû leur faire de la peine. Ces mauvais anges, ayant à leur tête Lucifer ou Satan, qu'on appelle aussi le Diable, furent chassés du ciel par les bons anges qui avaient pour chef saint Michel. Les mauvais anges tombèrent dans un lieu affreux appelé l'enfer. Ensuite Dieu créa Adam et Ève, le premier homme et la première femme pour peupler la terre. Adam et Ève et les autres hommes devaient prendre les places restées vides au ciel après la chute des mauvais anges. Lucifer fut jaloux. Il voulut faire tomber Adam et Ève en enfer avec lui, pour faire de la peine au bon Dieu. Lucifer prit la forme d'un serpent et parla à Ève et lui dit de manger un fruit que le bon Dieu leur avait dit de ne pas manger. Ève écouta Lucifer. Elle avait été créée toute grande, mais elle devait être bien jeune comme moi, car une vraie femme, comme était chère maman, ou les religieuses, ne l'aurait pas écouté. Puis Ève fit manger ce fruit à son mari. Adam écouta sa femme plutôt que Dieu. C'était très mal de sa part. Je suis certaine que chère maman ne vous a jamais dit de l'écouter plutôt que le bon Dieu et que vous n'auriez pas fait comme Adam. Vous aimiez pourtant maman autant qu'Adam pouvait aimer Ève. Le bon Dieu fut très fâché de la désobéissance d'Adam et d'Ève et Il les chassa du beau jardin où Il les avait placés. Ayant écouté Lucifer plutôt que Dieu ils avaient mérité d'aller en enfer. Ils avaient perdu le droit d'aller au ciel. Ils ne pouvaient pas donner ce droit à leurs enfants, car quand on a perdu une chose on ne peut pas la donner à un autre. Tous les hommes devaient donc appartenir à Lucifer par la faute de nos premiers parents. C'est ce qu'on appelle le péché originel. Mais le bon Dieu ne pouvait pas souffrir de voir tous les hommes aller enfer. Lucifer aurait été trop content. En chassant Adam et Ève du jardin, Il leur promit, pour les consoler, un Sauveur, c'est-à-dire quelqu'un qui viendrait payer la dette que les hommes devaient au bon Dieu. Ce Sauveur fut attendu pendant quatre mille ans. Ceux qui croyaient quil viendrait furent sauvés. Enfin, ce Sauveur vint sur la terre. Ce fut Jésus-Christ Fils de Dieu et Fils aussi de la Sainte Vierge, un Dieu et un homme en même temps. C'est ce qu'on appelle le mystère de l'Incarnation. Je ne comprends pas cela très bien, mais je le crois parce que c'est dans le catéchisme. Vous m'avez dit d'apprendre le catéchisme, les sœurs me l'enseignent, le père Grandmont me l'explique. Le catéchisme est aussi approuvé par les évêques et par le pape qui est le chef de tous les évêques et de tous les catholiques. Je crois tout ce que dit le catéchisme, car vous et les sœurs et le père Grandmont et les évêques et le pape vous ne vous accorderiez pas pour enseigner des mensonges aux enfants. Comme Dieu, Jésus-Christ est égal au bon Dieu son père. Car il y a Dieu le père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit; et cependant ils ne sont pas trois bons Dieux, mais un seul. Ces trois forment la Très Sainte-Trinité. C'est un autre mystère que je ne comprends pas non plus. Je suppose qu'ils ne forment pas trois parce qu'ils s'aiment tellement qu'ils ne font qu'un. C'est peut-être un peu comme quand maman vivait. Vous et elle et moi nous nous aimions tellement que nous ne faisions qu'un. Notre Sauveur Jésus-Christ fut d'abord petit enfant comme moi, très pauvre et peu connu. Il vivait caché, car des méchants voulaient le tuer. Jésus-Christ devenu un homme commença à enseigner comment arriver au ciel. Il fît beaucoup de miracles, c'est-à-dire des choses qu'un homme seul ne peut pas faire, pour prouver qu'il était réellement le Dieu Sauveur. Plusieurs crurent en Lui, mais beaucoup d'autres voulurent le mettre à mort. Ceux qui n'aimaient pas Jésus-Christ, qui fut toujours si bon pour tout le monde, devaient être des mauvais anges et non des hommes, car tous les vrais hommes devaient l'aimer puisqu'il était venu pour les sauver. Si ces méchants qui n'aimaient pas Jésus-Christ étaient de vrais hommes, c'est un autre mystère. Au bout de trois ans, ils réussirent à le faire condamner par un méchant juge appelé Ponce Pilate. Notre-Seigneur Jésus-Christ fut affreusement maltraité pendant toute une nuit et ensuite cloué à une croix où il mourut. Il offrit ses souffrances et sa mort à son Père pour payer la dette que les hommes Lui devaient et qu'ils ne pouvaient pas payer. Jésus-Christ devait aimer les hommes beaucoup pour tant souffrir afin de payer leur dette et les faire entrer au ciel. Ce doit être là un autre mystère, car je ne comprends pas cet amour de Jésus-Christ pour les hommes. Si tous les hommes et toutes les femmes étaient comme vous et comme maman et comme les sœurs et le père Grandmont, je le comprendrais un peu; mais on dit qu'il y a des méchants et que Jésus-Christ les aime comme les autres et veut les sauver aussi. Quand Jésus-Christ fut mort on le mit dans un tombeau, mais comme Il était Dieu aussi bien qu'homme Il ne pouvait pas rester mort longtemps. Le troisième jour Il ressuscita, c'est-à-dire qu'il sortit vivant du tombeau. Il passa quarante jours sur la terre avec sa mère, qui devait être bien contente de le voir en vie, et avec ses apôtres et ses disciples. Puis Il monta au ciel où Il a la première place auprès de son père. Et Il reviendra un jour pour juger tout le monde. Les bons iront au ciel avec Lui et les méchants en enfer avec Lucifer. Quelques heures avant de mourir Jésus-Christ fit le plus grand de ses miracles. Il changea du pain et du vin. Et il donna ce pain et ce vin à manger et à boire à ses apôtres. C'est un autre mystère qu'on appelle la sainte Eucharistie. Et il donna à ses apôtres le pouvoir de faire le même miracle, et leur dit de donner ce pouvoir à d'autres; et ces autres devaient le donner à d'autres encore, et ainsi de suite jusqu'à la fin du monde. C'est pour cela qu'il y a encore des hommes, les évêques et les prêtres, qui ont ce pouvoir. Et avant de monter au ciel, Jésus-Christ, qui était venu pour sauver tous les hommes qui devaient passer sur la terre, fonda son Église pour continuer à sauver les hommes. Il ne pouvait pas rester toujours sur la terre, car je suppose que son père voulait l'avoir avec Lui au ciel. Jésus-Christ mit à la tête de son Église saint Pierre, le premier pape, et les apôtres, ou les premiers évêques. Les évêques ont des prêtres pour les aider. Le pape, les évêques et les prêtres continuent lœuvre de Jésus-Christ en sauvant les hommes. Ils les sauvent en les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ce qui les enlève à Lucifer et les donne à Dieu, en nourrissant leurs âmes de la sainte Eucharistie et en leur pardonnant leurs péchés. Quand quelqu'un est baptisé il appartient à Jésus-Christ, et pour aller au ciel il n'a qu'à faire ce que Jésus-Christ lui a commandé. Ce qu'il a commandé ne doit pas être bien difficile, car Jésus-Christ était trop bon pour faire un règlement bien sévère. Ce ne doit pas être plus sévère que le règlement du couvent. Jésus-Christ n'aurait pas pris la peine de tant souffrir pour sauver les hommes sil n'avait pas voulu leur rendre le chemin assez facile. Cependant, on dit qu'il y a beaucoup d'hommes qui ne veulent pas faire les choses faciles que Jésus-Christ demande. C'est un autre mystère. Il y a une chose que Jésus-Christ demande surtout que l'on fasse, c'est de recevoir la sainte Eucharistie ou la sainte communion. J'ai entendu lire l'Évangile, c'est-à-dire le récit de ce que Jésus-Christ a dit et fait pendant quil était sur la terre, et je suis certaine quil a dit que pour aller au ciel il faut communier, recevoir la sainte Eucharistie. Et Il l'a dit sur un ton presque fâché, car il y avait des méchants qui ne voulaient pas communier. Ce n'est pas dit comme cela dans l'Évangile, mais je suis certaine que ça veut dire cela. Et c'est là, cher Papa, ce qui me fait de la peine, et c'est pour vous en parler que j'ai écrit cette longue lettre que j'ai mis six jours à vous écrire. Je veux faire tout ce que Jésus-Christ nous a dit de faire, car je veux aller au ciel et non pas en enfer. Quand j'ai parlé aux sœurs et leur ai demandé de me laisser faire ma première communion au mois de mai prochain, elles m'ont dit que j'étais trop jeune pour comprendre ce que c'était que de communier, qu'il faudrait attendre au moins un an, peut-être deux. Et si je venais à mourir, je n'irais donc pas au ciel, car le ciel n'est ouvert qu'aux enfants baptisés qui meurent avant de savoir ce que Jésus-Christ a ordonné, et à ceux qui étant assez vieux pour savoir ce qu'Il ordonne, le font de leur mieux. Et moi, je suis assez vieille pour savoir que Jésus-Christ veut que nous communiions. C'est là, cher Papa, ce qui me fait tant de peine. Souvent je me réveille dans la nuit, et j'ai peur. Je vous ai écrit cette longue lettre pour vous montrer que je comprends mon catéchisme, et pour vous demander d'écrire à la mère supérieure pour qu'elle ait la bonté de me laisser faire ma première communion cette année. Alors, si je venais à mourir, je serais certaine d'aller au ciel, et je n'aurais plus peur d'aller en enfer. Vous écrirez à la mère supérieure, n'est-ce pas? cher Papa, car vous devez vouloir que votre petite fille aille au ciel où est maman, et où vous irez vous-même. Ça vous ferait de la peine, je pense, si vous ne m'y trouviez pas. Votre petite fille qui vous aime beaucoup et qui vous embrasse.
“J'ajoute ceci pour vous dire que j'ai montré le brouillon de ma lettre à la mère Thérèse qui me fait la classe pour faire corriger les fautes de français. Elle a pleuré beaucoup en la lisant. Pourquoi a-t-elle pleuré? Est-ce qu'il y a quelque chose dans cette lettre qui a pu lui faire de la peine? Moi je pleure seulement quand j'ai de la peine.
“Encore votre petite fille qui vous aime.
—Mon Dieu, murmura Lamirande, en remettant dans son portefeuille cette lettre sur laquelle étaient tombées de douces larmes, je pourrai tout supporter tant que Vous me laisserez cette enfant!
Chapitre XXVI
Pluet super peccatores laqueos.
Il fera pleuvoir des pièges sur les pécheurs.
Leverdier vint rejoindre Lamirande au moment où celui-ci se préparait à quitter l'hôtel du parlement.
—Mon cher Lamirande, dit-il, une lueur d'espérance!
—Qu'est-ce donc?
—Une dépêche dans la dernière édition de l'Ottawa Herald annonce que tous les évêques sont de nouveau réunis à Montréal. Si monseigneur était revenu sur sa décision, tout serait sauvé!
—Quoi qu'il en soit, répliqua Lamirande, que la volonté de Dieu soit faite!
Le lendemain matin, vers huit heures, Montarval était dans son bureau particulier à l'hôtel du gouvernement. Duthier vint l'y trouver.
—Maître, dit l'huissier, il y a du nouveau. Lamirande vient de recevoir une dépêche de l'archevêque de Montréal et il se prépare à partir par le train de neuf heures avec Leverdier.
—Très bien, suis-les jusqu'à l'évêché. Quand ils en sortiront, observe-les attentivement. Tu es assez intelligent pour voir, au seul aspect d'un homme, s'il est de bonne ou de mauvaise humeur, heureux ou contrarié. Regarde surtout Leverdier. Plus facilement que Lamirande il laissera lire sur ses traits l'état de son âme. Si Leverdier, en sortant de l'évêché, a l'air joyeux, et si tous deux se dirigent vers la gare du Pacifique pour prendre le train d'une heure, télégraphie-moi immédiatement ces quatre mots, sans signature: Beau temps, une heure. Si Leverdier a l'air triste et abattu, tu n'auras pas besoin de télégraphier du tout.
—Mais s'il n'avait l'air ni triste ni joyeux?
—Cela ne se peut pas! Et maintenant, avant de partir pour Montréal avertis tes deux compatriotes de se tenir à mes ordres, dès onze heures.
Vers onze heures, Lamirande et Leverdier gravissaient le perron de l'archevêché de Montréal. Tous deux étaient en proie à une vive émotion et le cœur leur battait comme s'ils venaient de faire une longue course. “Venez me voir au plus vite”, voilà tout ce que disait la dépêche de l'archevêque; mais c'était assez pour faire renaître l'espoir dans le cœur des deux amis.
—Cela ne peut signifier qu'une chose, s'était écrié Leverdier: monseigneur, cédant à la pression que les prêtres ont dû exercer sur lui, est revenu sur sa décision et va te livrer les archives de Ducoudray.
—Je le crois fermement, moi aussi, fît Lamirande; mais une crainte m'obsède. J'ai peur que même cette preuve ne soit inefficace. J'ai peur que les prévisions de monseigneur ne se réalisent et que la majorité ne reste, malgré tout, du côté du gouvernement. Vaughan m'a déclaré formellement, hier soir, que quand même mon accusation serait prouvée, il n'en serait pas moins favorable au projet. Et, tu le sais, sept ou huit députés ne jurent que par lui. Je comptais particulièrement sur Vaughan parmi les députés non catholiques, et voilà qu'il m'échappe. Tant il est vrai de dire que là où la foi manque tout manque. Monseigneur me l'avait fait remarquer; je vois maintenant jusqu'à quel point il avait raison.
—Mais au moins si nous avons ces pièces à conviction tu seras réhabilité aux yeux de la Chambre et du pays!
—Hélas! que vaudra cette petite satisfaction personnelle si nous manquons le but principal!
C'était en causant ainsi que les deux amis avaient fait leurs préparatifs de départ pour Montréal.
Ce fut pour eux un moment de véritable angoisse que celui où ils franchirent l'entrée du salon de l'archevêché. Tous les archevêques et évêques y étaient réunis. L'archevêque de Montréal vint au devant de ses visiteurs.
—Ce n'est pas en vain, mon cher monsieur Lamirande, dit-il, que vous avez compté sur le dévouement et le patriotisme du clergé... Vous l'emportez. Je vous ai fait venir pour vous remettre ce que je vous ai refusé l'autre jour.
Lamirande ne put que balbutier quelques paroles à peine intelligibles. L'archevêque continua:
—Je sais ce que vous avez fait. J'ai vu votre lettre au clergé. Elle a produit tout l'effet que vous pouviez en attendre. Depuis plus d'une semaine ma table est de nouveau encombrée de lettres, mais celles-ci ne sont pas anonymes, et autant les premières me désolaient, autant les dernières m'ont rempli de joie et de consolation. Tous ont eu la même pensée. Tous m'ont écrit ou sont venus me voir. Tous, jeunes et vieux, séculiers et réguliers, ont dit la même chose: “Parlez, monseigneur; faites connaître les secrets que vous possédez, ne songez pas à nous, à ce qui peut nous arriver, mais à l'Église, mais au pays.” Par un seul n'a tenu un autre langage. En face de ce mouvement sublime je ne puis hésiter davantage. Je vais tout vous mettre entre les mains, avec une lettre collective signée par tous mes vénérables collègues. Aucun député catholique n'osera voter le projet ministériel à la suite des révélations que vous allez faire....
—Je suis vraiment ravi, monseigneur, reprit Lamirande. Je bénis et je remercie Dieu de cette grande consolation. Cependant, un doute affreux me poursuit. Je crains qu'après tout ces révélations ne soient inutiles; je crains que la majorité ne reste quand même du côté du gouvernement. Vous aviez raison, monseigneur, de dire que la foi est la base de tout.
—Enfin, dit l'évêque, nous ferons tout ce que nous pourrons. Nous accomplirons notre devoir jusqu'au bout. Dieu se chargera du reste. Après tant de dévouement, Il fera, j'en suis persuadé, un véritable miracle, s'il le faut, pour sauver la position, à la dernière minute.
Puis le prélat remit à Lamirande des copies photographiées de tous les documents que Ducoudray lui avait laissés, ainsi qu'une lettre signée par tous les évêques.
—Je garde, dit-il, les originaux, mais si quelqu'un veut les consulter je les tiens à la disposition du public.
Les deux députés prirent ensuite congé des prélats. En sortant de l'archevêché, la figure de Leverdier rayonnait. À la pensée qu'au moins son ami ne serait plus un objet de mépris ou de pitié, son âme se remplissait d'une joie indicible que l'observateur le moins attentif aurait pu lire dans ses yeux et sur son front. Aussi Duthier crut-il devoir ajouter un mot à la formule. Il télégraphia à Montarval: Très beau temps, une heure.
—Imbécile! murmura le ministre en lisant cette dépêche. Puis il sonna et fit entrer dans son bureau deux individus qui, depuis une demi-heure, attendaient dans une antichambre.
—Vous avez parfaitement compris vos instructions? leur demanda-t-il.
—Oui, maître, répondit l'un d'eux.
—Eh bien! faites.
Ils se retirèrent, et Montarval ferma la porte à clé derrière eux. Puis, il se mit à arpenter son cabinet en proie à une horrible émotion, à un accès de rage satanique, les poings crispés, l'écume à la bouche.
—Il triomphe! Il triomphe! répéta-t-il d'une voix étranglée.
S'exaltant de plus en plus, il apostropha ainsi l'Ange déchu:
—Eblis! Dieu puissant, te laisseras-tu toujours, vaincre par ton éternel Ennemi! Nous touchions au succès, et voilà que tout menace de s'écrouler.
Au moins, fais réussir cette dernière tentative que tu m'a inspirée. Que le fanatique adorateur de notre Ennemi soit broyé de telle sorte que sa mère elle-même ne pourrait le reconnaître!
Tout à coup il s'arrêta.
—Ah! quel oubli! s'écria-t-il. Ce malheureux Duthier prendra sans doute le train avec eux. J'aurai encore besoin de lui.
Puis il écrivit un télégramme ainsi conçu:
“Au chef de la gare à Mile End, pour être remis à l'huissier Duthier sur le train d'une heure de Montréal à Ottawa.
“Avis important. Ne pas prendre même train que prennent deux amis.”
Il remit le télégramme à un commissionnaire avec ordre de l'expédier immédiatement.
Lamirande et Leverdier avaient pris le train à une heure. Duthier les suivait toujours. Ils n'en firent aucun cas, tant ils étaient absorbés par l'examen des documents que l'archevêque de Montréal leur avait remis. L'horrible complot dépassait tout ce qu'ils avaient pu imaginer. C'était du satanisme pur et ouvertement déclaré.
Au Mile End, il y eut un arrêt de quelques minutes. Sur le quai de la gare une foule d'ouvriers et d'oisifs faisait cercle autour d'un homme d'équipe étendu par terre.
—Qu'a-t-il donc? demanda Lamirande en ouvrant une fenêtre.
Lamirande remit vivement à Leverdier les papiers qu'il examinait. Il ne songea plus aux graves problèmes politiques qui le préoccupaient tout à l'heure. Il n'était plus que médecin et n'avait plus qu'une pensée: sauver la vie de ce malheureux. Dans un instant, il était sur le quai. Il écarta la foule et examina le foudroyé.
—Il n'est peut-être pas mort, s'écria-t-il; mais faites de l'espace, je vous en prie, donnez-lui de l'air.
La foule se recula un peu, et Lamirande se mit à pratiquer sur l'ouvrier électrisé la respiration artificielle.
Pendant ce temps, le chef de la gare se mit à crier:
“Un télégramme pour M. Duthier, huissier. M. Duthier est-il ici?”
L'huissier qui était dans la foule se présenta et prit son télégramme.
Leverdier vint rejoindre Lamirande. Il avait remis tous les documents dans son sac de voyage qu'il tenait à la main.
—Nous allons manquer le train dit-il à Lamirande.
En effet, à ce même moment le cri: En voiture All aboard! se fit entendre.
—Je ne puis laisser mourir cet homme, dit Lamirande. Le devoir du moment est ici. Du reste, dans une heure, il y aura un train pour Ottawa par le Grand Atlantique.
Et il continua de prodiguer ses soins à l'ouvrier qui commençait à donner quelques signes de vie.
Duthier, qui s'était approché, avait entendu les dernières paroles de Lamirande.
—Mon télégramme m'avertit, se dit-il, de ne pas voyager avec ces messieurs. Le maître ne veut pas, sans doute, pour une raison ou pour une autre, que j'arrive à Ottawa en même temps qu'eux; mais puisqu'ils vont prendre le train du Grand Atlantique je puis bien, sans désobéir, continuer par ce train-ci.
Et au moment où le convoi s'ébranle, il saute sur le marchepied d'un des wagons. Dans quelques instants le train file vers Ottawa à une vitesse de quatre-vingt-dix milles à l'heure.
Duthier, qui était quelque peu philosophe, lia conversation avec un autre voyageur.
—Ils ont beau dire, fit-il sentencieusement, le progrès est une belle chose. Voyez comme nous filons! Il y a cinquante ans, on croyait que la vapeur était le dernier mot du progrès. Un train qui faisait régulièrement ses soixante milles à l'heure était presque une merveille: on en parlait dans les journaux. Aujourd'hui que l'électricité a remplacé la vapeur, soixante milles à l'heure, c'est bon pour les trains de marchandises. Pour les voyageurs, c'est quatre-vingts ou quatre-vingt-dix milles qu'il faut. J'ai même lu dernièrement qu'aux États-Unis et en Angleterre il y a des trains qui font cent milles à l'heure. Nous sommes toujours un peu en retard en ce pays-ci.
—Quand on déraille je trouve qu'une vitesse de quatre-vingts milles à l'heure est amplement suffisante, fit son interlocuteur.
—Oui, mais grâce au progrès, au perfectionnement des voies ferrées, les accidents sont bien moins fréquents qu'autrefois.
—Moins fréquents, peut-être, mais certainement plus désastreux. C'est une vraie marmelade à chaque fois....
—Êtes-vous contre le progrès, monsieur?
—Je le suis, quand le progrès est contre moi.
Cette réponse quelque peu énigmatique figea le loquace huissier. Il reprit la lecture de ses journaux interrompue par l'incident de Mile End.
Le temps était bas et brumeux. On ne voyait pas à deux cents pieds dans les champs. Le mécanicien ne devait pas voir davantage devant lui.
On avait passé la dernière station avant d'arriver à Ottawa. Le train filait toujours comme l'éclair. Tout à coup, une série d'horribles et de rapides secousses, une oscillation formidable, un craquement sinistre; puis un amas de débris en bas du remblai et un hideux concert de cris agonisants qui déchiraient le brouillard.
La pauvre humanité venait d'offrir un nouvel holocauste au dieu Progrès.
Chapitre XXVII
Et dabo vobis pastores juxta cor meum.
Je vous donnerai des pasteurs selon mon cœur.
À trois heures la Chambre s'était réunie. Presque au début de la séance, le président du comité d'enquête donna lecture du rapport constatant que Lamirande n'avait produit aucune preuve à l'appui de son accusation et qu'il avait cependant refusé de la retirer. Un député ministériel anglais se lève et propose que le député de Charlevoix soit invité par le président de la Chambre à retirer son accusation et à faire amende honorable au secrétaire d'État. Vaughan et Houghton interviennent et demandent que l'on retarde l'adoption de cette proposition jusqu'au retour de Lamirande.
—J'ai une dépêche de lui, dit Houghton, m'annonçant qu'il partait de Montréal par le train d'une heure et qu'à son arrivée ici il aurait des explications à donner à la Chambre. Il peut arriver d'une minute à l'autre. À ce moment on remet un télégramme à Montarval. Par un effort suprême, il réussit à prendre un air grave et consterné en lisant la dépêche.
—Malheureusement, dit-il, nous n'entendrons jamais les explications de notre collègue. Je viens de recevoir une dépêche qui annonce une affreuse nouvelle que la Chambre apprendra avec une profonde douleur.
Puis, il donna lecture du télégramme.
“Pointe Gatineau, 12 mars, 3 heures de l'après-midi.
“Il vient de se produire, à deux milles d'ici, une terrible catastrophe. Le train numéro 9, parti de Montréal à 1 heure, a déraillé pendant qu'il marchait à une vitesse de quatre-vingts milles à l'heure. Le convoi est tombé d'une hauteur considérable et a été mis en pièces. Impossible en ce moment de donner la liste des tués et des blessés, mais le nombre des victimes est très considérable. Sept personnes seulement n'ont pas été blessées ou n'ont reçu que des contusions relativement légères. Ce sont Michel Panneton et Georges Bouliane, d'Aylmer, Pierre Fortin, de Hull, John McManus et James Woodbridge, d'Ottawa, Thomas Miller, de Toronto et Andrew King, de Montréal.”
—Comme vous voyez, monsieur le président, continua Montarval, le nom de notre collègue n'est pas sur cette liste. Il y a donc tout lieu de craindre qu'il ne soit parmi les morts ou les blessés. C'est vraiment terrible, et je ne trouve pas d'expression pour rendre la douleur que j'éprouve. Notre collègue, il est vrai, s'était mis dans une fausse position, mais je l'ai toujours cru de bonne foi, j'étais convaincu qu'il avait été cruellement mystifié et qu'il finirait par reconnaître loyalement son erreur. Personne plus que moi ne regrette sa mort prématurée, si réellement il est mort; personne plus que moi n'a pour lui de plus vives sympathies s'il est blessé.
En parlant ainsi ce comédien accompli avait des larmes dans la voix. On aurait juré que son chagrin était sincère.
La séance fut suspendue pour donner à l'émotion le temps de se calmer. De nouvelles dépêches ne firent que confirmer la première. Houghton, Vaughan et quelques autres députés partirent pour le lieu du sinistre. Vers quatre heures, le président reprit son siège et la séance continua. Le premier ministre demanda que la deuxième lecture du projet de constitution fût votée. Nous lèverons ensuite la séance, dit-il.
Le président mettait la question aux voix, lorsqu'une rumeur, des exclamations de surprise l'interrompirent. Montarval devint livide. Lamirande et Leverdier venaient d'entrer.
Rendu à son siège, Lamirande prit aussitôt la parole.
—Monsieur le président, avant que vous mettiez la question aux voix je demande la permission de faire quelques observations. Ou plutôt, pour avoir le droit de les faire, je propose que le débat sur la deuxième lecture du bill soit ajournée. Et d'abord, monsieur le président, on a paru surpris de nous voir en vie, le député de Portneuf et moi. Je m'explique cette surprise, car je viens d'apprendre l'épouvantable catastrophe arrivée au train sur lequel on nous croyait et sur lequel nous étions effectivement en partant de Montréal. Si nous ne sommes pas parmi les morts et les blessés là-bas, au lieu d'être sains et saufs ici, c'est que saint Michel, quoi qu'en pensent les lucifériens, est plus fort que Satan. Un incident providentiel nous a fait quitter, à Mile End, le train qui devait périr. La terrible calamité qui vient d'arriver me désole d'autant plus que j'en suis en quelque sorte la cause involontaire. En effet, cette calamité n'est pas le fruit d'un accident, mais d'un crime. Les dernières dépêches, que j'ai lues au moment d'entrer dans cette enceinte, disent que l'on a découvert que l'accident a été causé par le déplacement d'un rail et que l'on est sur la piste de deux individus à mine suspecte que l'on a vus sur la voie non loin de l'endroit où le déraillement s'est produit. Les dépêches ajoutent que parmi les morts est un nommé Duthier, huissier de cette Chambre. Sur lui on a trouvé une dépêche, sans signature, mais datée d'Ottawa et ainsi conçue:
“Au chef de la gare à Mile End pour être remis à l'huissier Duthier sur le train d'une heure de Montréal à Ottawa.” “Avis important. Ne pas prendre même train que prennent deux amis.”
—Ce qui indique clairement, continua Lamirande, que quelqu'un à Ottawa avait des raisons de croire que le train sur lequel se trouvaient les deux amis n'était pas très sûr. Évidemment, le pauvre Duthier a mal compris l'avertissement. Voyant les deux amis quitter le train à Mile End, il crut pouvoir continuer sa route sans inconvénient. Son manque de perspicacité lui a coûté la vie. Ces deux amis, avec lesquels il ne faisait pas bon voyager, c'étaient, sans aucun doute, le député de Portneuf et votre humble serviteur. Depuis la mort de M. Ducoudray, j'étais constamment suivi par ce malheureux Duthier. Je ne pouvais faire un pas sans l'avoir à mes trousses. Maintenant, pourquoi ne faisait-il pas bon de voyager en compagnie de ces deux amis? Quand vous connaîtrez, monsieur le président, les documents qu'ils portaient, vous comprendrez pour quelle cause le train qu'ils avaient pris ne devait pas se rendre à destination. Vous comprendrez aussi à quelle inspiration ont dû obéir les deux malfaiteurs qui ont déplacé le rail.
Les députés et les spectateurs qui remplissaient les tribunes respiraient à peine. On aurait pu entendre voler une mouche ou courir une souris, tant le silence était absolu. Lamirande continua:
—Maintenant, monsieur le président, toujours a l'appui de ma motion que ce débat soit ajourné, permettez que je donne lecture à cette Chambre d'une lettre collective des archevêques et évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, de Montréal et d'Ottawa, lettre que S. G. l'archevêque de Montréal m'a remise aujourd'hui même.
“Archevêché de Montréal, ce 11 mars 1946.
“monsieur Joseph Lamirande, député à la Chambre des Communes d'Ottawa et aux autres députés de cette Chambre.
“Messieurs les députés,
“La Chambre des Communes est actuellement saisie d'un projet de constitution destiné, s'il devient loi, à établir une nouvelle confédération de toutes les provinces canadiennes. Beaucoup de personnes sont d'avis que cette constitution projetée est bien trop centralisatrice; qu'elle cache des pièges nombreux; qu'elle serait désastreuse pour la liberté religieuse des catholiques et la nationalité canadienne-française à cause des pouvoirs exorbitants qu'elle accorde au gouvernement central. Nous n'avons pas l'intention de discuter ce projet de constitution en tant quœuvre politique; mais nous avons un devoir plus grave à remplir. Nous avons le devoir de vous déclarer que cette constitution que vous étudiez a été élaborée, clause par clause, non pas au sein du cabinet, comme vous et le public le supposez, mais au fond des loges maçonniques. Cette affirmation, si invraisemblable qu'elle puisse vous paraître, nous sommes en état de l'établir par des preuves irrécusables.
“Vous savez tous que le jury du coroner, qui a fait une enquête sur la mort du journaliste Ducoudray, a déclaré que ce malheureux avait été assassiné par ordre de quelque société occulte dont il avait révélé les secrets à l'archevêque de Montréal. En effet, la veille de sa mort, frappé par la grâce et sincèrement converti, M. Ducoudray a remis entre les mains de l'archevêque de Montréal toutes les archives de la société dont il avait été, depuis plusieurs années, le secrétaire. Nous n'avons pas besoin de vous dire le sublime courage dont ce sectaire converti a fait preuve: le récit en a été fait à l'enquête. Mais ce qui n'est pas encore connu du public, c'est la nature des secrets qu'il a confiés à l'autorité religieuse. Eh bien! les documents qu'il a remis à l'archevêque de Montréal, et dont l'authenticité ne saurait être révoquée en doute, établissent qu'il existe en cette province une société horrible, une société de satanistes; d'hommes qui invoquent et adorent Satan et qui ont juré une haine à mort à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à Son Église. C'est au sein de cette société qu'a été discuté, élaboré et adopté, ligne par ligne, paragraphe par paragraphe, le projet de constitution qui vous est soumis. Et cette société infernale a adopté ce projet parce qu'elle y voyait le moyen le plus efficace possible de détruire la religion catholique en ce pays, ainsi que la nationalité canadienne-française, principal rempart de l'Église au Canada.
“Tout cela, nous le savons, vous paraîtra incroyable. Nous avons confié à monsieur Lamirande des copies photographiées de ces documents. Examinez-les. Vous y trouverez la preuve de ce que nous affirmons. Les originaux sont déposés à l'archevêché de Montréal où vous pouvez les consulter. Parmi les documents, il y en a un que monsieur Ducoudray a préparé à l'archevêché de Montréal: c'est une liste des principaux membres de la société satanique. En tête de cette liste se trouvent les noms de monsieur Aristide Montarval et de sir Henry Marwood.
“Au nombre des manuscrits remis à l'archevêque de Montréal il y en a qui portent cette signature: “Le Grand Maître”. L'archevêque a fait examiner ces manuscrits par trois experts qui les ont comparés avec des lettres de monsieur Montarval et qui déclarent que l'écriture de ces papiers de la société secrète est identiquement la même que l'écriture des lettres. On trouvera l'attestation des experts parmi les pièces justificatives confiées à monsieur Lamirande.
“Enfin, monsieur Ducoudray a déclaré à l'archevêque de Montréal, de la manière la plus solennelle, que le récit mis en circulation par son journal, la Libre-Pensée, d'une prétendue tentative que monsieur Lamirande aurait faite de vendre son influence au gouvernement, est une noire et abominable calomnie, inventée par le chef de la société, monsieur Montarval; que c'est, au contraire, le premier ministre qui a voulu corrompre monsieur Lamirande.
“Maintenant, messieurs, vous vous demanderez, sans doute, comment il se fait que nous ayons gardé si longtemps le silence. La raison, la voici. À peine monsieur Ducoudray fut-il assassiné que l'archevêque de Montréal a commencé à recevoir des lettres anonymes menaçant de mort tous les prêtres du pays si les secrets de la société étaient révélés. Dans ces lettres, on avait soin de ne pas menacer l'archevêque de Montréal lui-même. Il était décidé, tout d'abord, à garder le silence, n'osant pas exposer la vie de ses prêtres et des prêtres des autres diocèses; car le meurtre de Ducoudray était une preuve que ces menaces n'étaient pas vaines. Les prêtres, mis au courant de la situation, ont prié, ont supplié, d'une voix unanime, l'archevêque de Montréal de faire connaître le complot ourdi contre l'Église et la nationalité française, quelles que puissent être, pour le clergé, les conséquences de cette révélation. En face de cette abnégation, l'archevêque de Montréal n'a pas cru devoir se taire plus longtemps. Il réunit ses collègues et leur communiqua toutes les pièces à lui confiées par Ducoudray. Après avoir mûrement examiné toutes choses, nous sommes tous d'avis que ces documents sont d'une authenticité incontestable.
“Voilà, messieurs les députés, la situation exposée aussi simplement que possible. Nous avons à peine besoin de vous conjurer de mettre de côté tout esprit de parti, toute considération personnelle ou politique et de vous unir étroitement, afin de repousser cette législation satanique qu'on vous soumet. Vous comprendrez, nous en sommes convaincus, qu'aucun député catholique ne peut, en conscience, voter un projet de constitution élaborée par une société impie, expressément en vue de détruire la religion catholique en ce pays. Votre devoir impérieux est de rejeter une telle législation. Nous croirions insulter à votre intelligence, à votre foi et à votre patriotisme en insistant davantage sur ce qu'il convient de faire. Aucun de vous, nous en sommes persuadés, ne sera traître à son rôle de député, de catholique et de Canadien français. Aucun de vous ne se laissera duper par des sophismes qui, quelque spécieux qu'ils puissent être, ne sauraient vous faire oublier qu'on vous invite à sanctionner une législation préparée par le satanisme en vue de détruire parmi nous le règne social de Jésus-Christ.”
—Ce document, continua Lamirande, porte, je le répète, les signatures de tous les archevêques et évêques du Canada français. Ajouter à cette lettre le moindre commentaire ce serait l'affaiblir. Je me contente donc de proposer que le débat soit maintenant ajourné.
Au silence absolu qui avait régné pendant la lecture de la lettre épiscopale succède, tout à coup, une véritable tempête d'exclamations, d'interpellations, de cris de colère. Tous les députés catholiques quittent leurs sièges et se précipitent vers Lamirande. Ils l'entourent, ils lui serrent les mains, ils le félicitent, ils lui demandent pardon. Celui qu'ils étaient disposés, il y a une demi-heure à peine, à chasser de l'enceinte parlementaire, tous le reconnaissent et l'acclament maintenant comme leur chef. Les quatre ministres catholiques laissent leurs collègues, traversent la Chambre et vont se joindre au groupe qui entoure Lamirande. C'est une scène indescriptible. Le président, voyant qu'il lui est impossible de maintenir l'ordre, déclare la séance suspendue jusqu'à huit heures et abandonne le fauteuil. À ce moment, rentrent Houghton, Vaughan et les autres députés qui s'étaient rendus au lieu de l'accident. En quelques instants on les met au courant de ce qui vient de se passer.
—Eh bien! mon cher Vaughan, s'écrie Lamirande, tu me disais l'autre jour que tu ne me comprenais pas. Me comprends-tu maintenant?
—Oui, je te comprends et je t'admire!
—J'ai prouvé tout ce que j'ai avancé, n'est-ce pas?
—Même davantage!
—Et maintenant, en face de cette preuve, vas-tu me répéter, sérieusement, que tu es prêt à voter quand même cette constitution?
—Oui, parce que, malgré son origine exécrable, pour moi, cette constitution est bonne.
—Alors, cher ami, c'est à mon tour de dire: je ne te comprends pas! J'ajoute que tu m'aurais causé infiniment moins de peine en votant mon expulsion de la Chambre, qu'en donnant ton appui à cette œuvre d'iniquité.
Vaughan fut visiblement ému et embarrassé.
—C'est toujours la même réponse, dit-il. Tu as la foi, je ne l'ai pas. Tu crois que la religion est le bien suprême de l'homme, et moi je me demande toujours si la vie humaine, comme la vie animale, ne finit pas à la mort. Pour toi, l'au-delà est une certitude, pour moi, c'est un problème que je ne puis résoudre.
Et le jeune Anglais s'en alla pensif et triste.
Les députés français et catholiques, ainsi que Houghton et ses partisans, se réunirent dans le bureau de l'opposition pour examiner les documents que Lamirande avait en sa possession et pour discuter la situation. Aucun d'eux ne songeait à aller dîner.
—Personne ne manque à l'appel, dit l'un des ministres, ou plutôt ex-ministres, car les collègues catholiques de sir Henry avaient démissionné séance tenante.
On fit l'appel nominal d'après une liste des députés qu'on s'était procurée. Pas un député de l'opposition, pas un député catholique ne manquait... excepté Saint-Simon.
—Je suis prêt à mettre ma main dans le feu si ce misérable n'est pas en ce moment avec Montarval, s'écria Leverdier.
Chapitre XXVIII
Erunt proditores.
Il y aura des traîtres.
Effectivement, il y était.
Profitant de la confusion qui suivit les révélations de Lamirande, Montarval s'était esquivé de la Chambre; et, en partant, il avait fait un signe impérieux à Saint-Simon de le suivre. Celui-ci hésita un instant. Sa conscience lui cria: “N'obéis pas, malheureux!” Ce cri, il l'entendit, malgré le bruit. Il l'aurait entendu au milieu d'une tempête, au fort d'une bataille; car cette faible voix intérieure domine tous les bruits du dehors, si formidables soient-ils. Au lieu de suivre Montarval, il fit deux pas vers Lamirande. Puis la pensée lui vint que Montarval pouvait le ruiner. “Pourquoi l'exaspérer inutilement? se dit-il; il n'y a pas de mal à aller voir ce qu'il me veut.” Et il suivit le tentateur. Il venait de repousser, de fouler aux pieds la dernière grâce. À partir de ce moment la voix intérieure cessa de se faire entendre, et il descendit à l'abîme sans plus de résistance.
—Comme vous le voyez, lui dit Montarval, lorsque les deux furent rendus dans un cabinet particulier réservé aux ministres; comme vous le voyez, la position est critique. Il faut se montrer à la hauteur de la situation. Jusqu'ici votre rôle a été facile. Vous nous avez aidés en combattant notre politique, en nous attaquant, en nous injuriant. Ce rôle est fini. Maintenant vous devez en prendre un autre tout opposé.
—Vous ne voulez pas dire que je dois parler en faveur de votre projet de constitution que j'ai condamné avec tant de violence?
—Vous ne parlerez pas, si cela vous gêne. À l'heure qu'il est, du reste, les paroles sont inutiles. Mais vous voterez avec nous.
—Voter cette constitution que j'ai tant dénoncée, et cela au moment même où tous mes compatriotes la repoussent avec indignation! Mais vous voyez bien que c'est une impossibilité. Je serais à jamais déshonoré!
—Et si vous ne la votez pas, vous serez non seulement déshonoré, mais ruiné par-dessus le marché.
—Que voulez-vous dire? balbutia le malheureux.
—Voici. Vous le savez, je puis prouver que vous vous êtes vendu au gouvernement et je puis vous jeter sur le pavé. Je ferai l'un et l'autre si vous ne votez pas comme je veux.
—Mais c'est une cruauté inutile. Un vote de plus ou de moins ne peut pas changer le résultat. Je ne voterai pas contre, cela devrait vous suffire.
—Cela ne me suffit pas, parce qu'un seul vote peut faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Le président de la Chambre, j'en suis convaincu, est contre nous. Il ne faut donc pas qu'il y ait égalité de voix. Tous les députés catholiques voteront contre nous, et en quittant la Chambre j'ai vu plusieurs députés ministériels non catholiques qui entouraient Lamirande. Le résultat peut dépendre de votre voix. Il me la faut, entendez-vous!
Et le ministre s'en alla brusquement, laissant le misérable député en proie, non au remords qui sauve, mais à la rage, au désespoir qui perd.
À la réunion des députés opposés au gouvernement, il fut décidé que l'on précipiterait le dénouement, en insistant sur la mise aux voix de la deuxième lecture, dès l'ouverture de la séance, à huit heures. Si nous devons avoir la majorité, disaient Houghton et Lamirande, nous l'aurons ce soir, avant que Montarval ait le temps de nouer d'autres intrigues.
La Chambre était au grand complet. Elle se composait de 243 membres, sans compter le président qui, on le sait, ne vote que lorsqu'il y a partage égal des voix. Si tous les députés votaient, ce partage égal ne pourrait pas se produire.
Les tribunes regorgeaient de monde. Une agitation fiévreuse régnait partout. L'assemblée était houleuse. Le président, en prenant son siège, put difficilement obtenir un peu de silence et un ordre relatif.
Aussitôt que la séance est ouverte, éclatent les cris connus : Question! Question! Aux voix! Aux voix! Personne ne se lève pour parler. Les ministres paraissent aux abois. Sir Henry, d'ordinaire si habile à discerner ces courants dangereux qui se forment subitement au sein des assemblées, à les diriger, tout en ayant l'air de les suivre, semble réduit à quia. Montarval lui-même, si fécond en ressources, ne trouve plus rien. On aurait dit que, désespéré, il attendait la fin. Et les cris: Question! Aux voix! redoublent. Enfin Vaughan se lève. Le silence se fait aussitôt.
—Monsieur le président, dit-il, je ne puis laisser mettre la deuxième lecture aux voix sans donner un mot d'explication, sans dire ce que je pense de la proposition qui nous est faite. J'ai examiné les documents confiés par l'archevêque de Montréal à mon ami le député de Charlevoix. Leur parfaite authenticité ne saurait être mise en doute. Il est donc établi que le projet de constitution dont la Chambre est saisie est lœuvre, non du cabinet, mais d'une société occulte. Le secrétaire d'État et le premier ministre sont les deux principaux chefs de cette organisation secrète. Je déteste les associations de ce genre, les intrigues ténébreuses qui ne sont ténébreuses que parce qu'elles sont criminelles. C'est dire assez clairement que je n'ai plus aucune confiance dans le premier ministre et son collègue le secrétaire d'État. C'est dire aussi que le ministère actuel doit disparaître. Toutefois, et bien que la conduite de ces deux ministres ne m'inspire que du dégoût, je voterai la deuxième lecture de ce projet de constitution parce cette œuvre politique, malgré le vice de son origine, me paraît bonne. Que le but des auteurs de ce projet ait été de nuire à l'Église catholique et à l'élément français, c'est indiscutable. Ils ont agi par haine, par passion. Je condamne leurs motifs; mais, enfin, le résultat de leur travail, je ne puis que l'approuver. Je suis favorable, j'ai toujours été favorable à l'établissement d'un grand Canada avec un gouvernement fort; à la fusion des races; à un peuple uni, parlant une seule langue, la langue anglaise. Quant à l'Église catholique, je ne lui suis certes pas hostile; car si dans le monde entier il existe une religion qui possède quelque droit au respect et à la reconnaissance de l'humanité, c'est la religion catholique romaine, la seule raisonnable, la seule logique. Mais, enfin, je suis d'avis que les intérêts du pays, du grand Canada que je veux aider à établir, doivent passer avant les intérêts d'une société religieuse quelque respectable qu'elle soit. Si l'Église catholique doit se trouver mal du régime proposé, je le regrette sincèrement; ce regret ne constitue cependant pas une raison suffisante pour moi de repousser ce projet de constitution. Sans doute, je penserais, je parlerais, et je voterais autrement si j'étais un catholique fervent comme l'est mon bon et cher ami le député de Charlevoix à qui, je le sais, je fais terriblement de la peine en ce moment. Mais je ne le suis pas. Je suis partisan de la grandeur matérielle. Je ne puis m'élever à une région plus haute, que j'entrevois, mais qu'il m'est aussi impossible d'atteindre qu'il est impossible aux habitants de la basse-cour de suivre l'aigle dans son vol vers les astres. Le régime politique qu'on nous propose m'offre tout ce que je puis comprendre, tout ce que je puis croire: la grandeur politique de mon pays. Je l'accepte, tout en méprisant souverainement la main qui nous la présente.
Cet étrange discours où se traduisaient les doutes, les faiblesses, les contradictions, les aspirations vagues de cette pauvre âme que Dieu et le démon se disputaient, produisit une profonde impression sur la Chambre. Il y eut un moment de silence. Montarval se pencha vers sir Henry et lui glissa tout bas quelques mots à l'oreille. Le premier ministre sourit: il avait trouvé rejoint. Vaughan, sans le soupçonner, avait tendu aux ministres naufragés une planche de salut.
—Monsieur le président, dit le premier ministre, je remercie vivement l'honorable député qui vient de parler. Je le remercie de l'attitude si patriotique qu'il prend en ce moment de crise. Sans doute, je regrette de constater qu'il n'a plus confiance dans le cabinet, mais je me réjouis de voir qu'il sait distinguer entre les ministres et leur politique; entre les fautes qu'ils ont pu commettre en élaborant ce projet de constitution, et ce projet lui-même. J'avoue qu'il y a eu des imprudences de commises; j'avoue que les documents que l'on a produits, et dont je ne conteste pas l'authenticité, jettent un certain louche sur ma conduite et sur celle de mon collègue, le secrétaire d'État. Sans doute, les auteurs de la lettre collective, qu'on a lue ici cet après-midi, exagèrent beaucoup notre culpabilité; mais je confesse que, dans notre désir, peut-être trop ardent, d'assurer le succès de la grande œuvre politique que nous avions entreprise, nous avons été imprudents dans le choix des moyens. Aussi sommes-nous bien décidés à subir, sans murmurer, le châtiment dû à cet excès de zèle, à cette faute, si vous voulez. Nous avons l'intention d'abandonner la direction des affaires, dès que nous le pourrons sans manquer de patriotisme. Mais avant de nous en aller, nous voulons voir cette constitution adoptée; nous voulons que l'établissement d'un Canada uni, d'un grand Canada soit chose réglée. Nous ne demandons pas un vote de confiance à la Chambre. Nous nous engageons à ne pas considérer l'adoption de la constitution proposée comme un vote de confiance dans le cabinet actuel. Nous demandons seulement aux députés de rester fidèles à eux-mêmes; de ne pas se déjuger, parce que deux ministres ont manqué de prudence; de ne pas rejeter un projet qu'ils ont déclaré bon, parce que ce projet a été discuté ailleurs que dans le cabinet. Nous ne leur demandons pas de nous épargner, mais nous avons assez de confiance dans leur patriotisme pour croire qu'ils ne blesseront pas le pays en voulant nous frapper. Qu'ils mettent la dernière main à l'établissement du Canada uni en votant cette constitution, et ils n'auront pas besoin de nous signifier notre congé; nous nous en irons de nous-mêmes, heureux de n'avoir à nous reprocher qu'un excès de zèle en faveur d'une grande cause. Sans doute, si nous n'écoutions que nos sentiments personnels nous pourrions démissionner immédiatement et laisser à d'autres le soin de conduire l'entreprise à bonne fin. Ce serait dangereux et peu patriotique de notre part. Une crise ministérielle en ce moment pourrait entraîner des complications que nous regretterions ensuite. Encore une fois, qu'on assure l'avenir de la patrie en la dotant de cette constitution, qui a déjà été ratifiée une première fois par l'immense majorité de cette Chambre, que les députés accomplissent ce devoir de patriotisme; puis nous ferons le nôtre, en remettant notre démission entre les mains de Son Excellence.
Ce discours habile produisit un effet marqué sur les députés ministériels anglais, moins un petit nombre. Les députés ministériels français, dans une autre circonstance, se seraient peut-être laissé prendre aux gluaux du rusé premier ministre; mais aujourd'hui le voile est complètement déchiré, Ils voient clairement l'abîme vers lequel ils marchaient. En ce moment les sophismes de sir Henry sont impuissants à leur remettre le bandeau sur les yeux.
Sir Henry et Montarval s'aperçoivent de l'état des esprits et comprennent qu'ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour fortifier leur position.
C'est un coup de dé, dit Montarval à Sir Henry. La majorité sera bien faible d'un côté ou de l'autre. Nous n'avons rien à gagner en temporisant.
Et il se met à crier, lui aussi: “Aux voix! Aux voix!”
Le président met d'abord aux voix l'amendement traditionnel proposé par Houghton et Lamirande: “Que ce bill ne soit pas lu une deuxième fois maintenant, mais dans six mois.” “Tous ceux qui sont en faveur de l'amendement voudront bien se lever,” dit-il. Jamais on n'avait voté à Ottawa sous le coup d'une pareille émotion. L'un après l'autre, les députés favorables au rejet du bill se lèvent. Ils sont au nombre de 121. Saint-Simon, le chapeau rabattu sur les yeux, n'a pas bougé. Un frémissement parcourt les rangs des députés français. Un grondement sourd se fait entendre.
—À l'ordre, messieurs, dit le président. Tous ceux qui sont contre l'amendement voudront bien se lever.
L'assistant-greffier crie les noms des votants, pendant que le greffier les enregistre. Parmi les noms de ceux qui votent contre le renvoi du bill à six mois, contre son rejet, est celui de Saint-Simon. Les sifflets éclatent, menaçants. C'est avec difficulté que le président les peut faire cesser suffisamment pour permettre aux greffiers d'achever l'enregistrement des voix. Enfin, la tâche est finie. Le greffier en chef, visiblement ému, annonce le résultat du scrutin.
—Pour l'amendement, 121: contre, 122.
—The amendment is lost, l'amendement est rejeté, dit le président.
Une tempête accueille ces paroles. Du côté ministériel, ce sont des applaudissements frénétiques; du côté de l'opposition, des cris de colère et de malédiction, des sifflets et des huées. Cette scène indescriptible dure cinq minutes. Le président ne peut rien faire pour rétablir l'ordre. C'est Lamirande qui réussit enfin à obtenir un peu de silence.
—Les noms! dit-il, je demande les noms.
Alors le greffier lit, par ordre alphabétique, les noms de ceux qui ont voté pour l'amendement, puis les noms de ceux qui ont voté contre.
Cette formalité remplie, Lamirande se lève de nouveau.
—Monsieur le président, dit-il, je vois que le nom du député du comté de Québec se trouve parmi les noms de ceux qui ont voté contre l'amendement. Comme il est parfaitement connu que l'honorable député s'est déjà montré très hostile au projet, j'ai lieu de supposer qu'il a voté par erreur contre le renvoi du bill.
C'est tout ce que le règlement lui permet de dire.
Cet appel n'a aucun effet. Le malheureux n'hésite pas un instant.
—Ce n'est pas une erreur, dit-il.
Nouvelle tempête de huées et de sifflets auxquels se mêlent les cris de: Traître! Vendu!
Le président a perdu tout contrôle sur l'assemblée. C'est encore Lamirande qui parvient à rétablir un peu d'ordre.
—C'est maintenant, dit le président, la question principale, la deuxième lecture qui est mise aux voix.
Le règlement permet de parler: Saint-Simon se lève, pâle, hagard. Le silence se fait aussitôt, car tous sont curieux d'entendre ce qu'il peut bien avoir à dire pour expliquer sa volte-face.
—Monsieur le président, clame-t-il d'une voix fausse et criarde, je désire répondre aux injures dont j'ai été l'objet, en donnant la raison qui m'engage à voter cette constitution que j'ai naguère combattue. C'est tout simplement, pour moi, une question de choisir le moindre de deux maux. Je me suis vivement opposé au projet de constitution qui nous est soumis, et je le trouve encore mauvais; mais quand je songe que si l'opposition réussit à le faire respecter, la province de Québec tombera peut-être entre les mains du député de Charlevoix et de ses pareils, je ne puis me décider à exposer le pays à un tel malheur. Le Canada uni qu'on veut établir laissera sans doute à désirer; mais la Nouvelle France, fanatisée, intolérante, digne des temps de l'inquisition et du moyen âge que le député de Charlevoix et ses amis veulent nous donner, serait tout simplement inhabitable. Je vais donc voter cette constitution que je n'aime pas pour épargner à notre province un malheur épouvantable.
Tant d'audace plongea l'assemblée dans une sorte d'étonnement mêlé de stupeur. Les députés français éprouvèrent un dégoût tellement profond que, ne trouvant plus aucun moyen de le manifester d'une manière suffisante, ils se turent. L'enregistrement des voix sur la deuxième lecture se fit au milieu d'un profond silence. Le résultat, du reste était connu d'avance.
—Pour, 122; contre, 121, dit le greffier.
—The motion is carried. La motion est adoptée, fit le président.
Puis la séance est levée, et les députés se réunissent par groupes, discutant avec bruit.
—Tout espoir n'est pourtant pas perdu, dit Lamirande à ses amis Leverdier et Houghton. Cette majorité d'une voix due à la trahison. Dieu ne peut pas permettre qu'elle fixe à tout jamais les destinées d'un peuple.
Chapitre XXIX
Cor hominis disponit viam suam; sed Domini est dirigere gressus ejus.
Le cœur de l'homme prépare sa voie; mais c'est au Seigneur à conduire ses pas.
Le lendemain de la deuxième lecture, le projet de constitution entra dans la plus redoutable de toutes les épreuves qu'un projet de loi doive subir: l'épreuve du “comité général” ou “comité de toute la chambre”. Le président quitte le fauteuil et appelle au bureau du greffier, pour présider le comité, le député que le promoteur du bill lui désigne, Sir Henry eut soin de faire confier ce poste important à un de ses partisans aveugles.
C'est en “comité général” qu'un bill est discuté article par article, clause par clause, examiné, tourné et retourné en tout sens. C'est pendant cette phase de la procédure qu'on propose les amendements. Chaque député a le droit de parler autant de fois qu'il juge àpropos. On vote par assis et levé; le greffier compte les votants, il n'enregistre pas les noms.
Pendant dix jours, l'opposition, qui se compose maintenant du parti de Houghton renforcé des députés catholiques, moins Saint-Simon, et de quelques députés anglais jadis partisans du ministère, livre au gouvernement et à son bill une succession d'assauts formidables mais inefficaces. Car bien que le président de la Chambre devenu simple membre du comité général vote toujours avec l'opposition, sir Henry et Montarval ont réussi, Dieu sait au moyen de quelles influences inavouables et criminelles, à détacher de l'année commandée par Houghton et Lamirande deux députés anglais. De sorte que l'opposition, en comptant pour elle la voix du président de la Chambre, se trouve réduite à 120, tandis que le parti ministériel compte maintenant 123, plus la voix du président du comité général acquise au gouvernement en cas d'un partage égal des voix résultant de l'absence momentanée de trois députés ministériels.
Lamirande et Hougthon multiplièrent leurs efforts auprès de Vaughan pour l'engager à repousser la constitution, ou du moins à consentir à des amendements qui en eussent extrait une forte partie du venin que Montarval y avait mis. S'ils avaient pu gagner Vaughan à leur cause, ils auraient triomphé du coup, car ce jeune député était le chef reconnu d'un groupe de sept ou huit. Tous ces députés étaient prêts à se détacher du parti ministériel si Vaughan leur en avait donné le signal; mais aucun ne voulut le faire sans la permission du “capitaine”. C'était donc Vaughan qui tenait la clé de la situation. Il resta sourd aux arguments de Houghton, aux prières, aux supplications de Lamirande.
—Si je croyais à l'Église catholique comme tu y crois, disait-il un jour à Lamirande, le bill actuel n'aurait pas un adversaire plus acharné que moi.
—Et qu'est-ce qui t'empêche de croire, comme moi, à l'Église catholique? répliqua son ami.
—J'ai comme un bandeau sur les yeux de l'intelligence; il y a comme un voile qui me cache la lumière... Si je pouvais le déchirer!
—Aucun pouvoir humain ne peut ni enlever ni déchirer ce bandeau, ce voile, qui est très réel, nullement imaginaire. Nous, les croyants, nous le connaissons, l'Église le connaît, puisque, au jour solennel du Vendredi saint, elle demande à Dieu de l'enlever aux Juifs: “Ut Deus et Dominus noster auferat velamen de cordibus eorum...” Veux-tu réellement que ce bandeau soit enlevé, non de ton intelligence, car il n'est pas là, mais de ton cœur—de corde tuo?
—Sans doute, je le voudrais!
—Ah! Tu le voudrais! Je te demande de me dire je le veux. Je le voudrais et je le veux, tu le sais comme moi, n'ont nullement la même signification. Je voudrais n'a jamais soulevé une paille, tandis que je veux transporte les montagnes. Des milliers de gens qui descendent en enfer ont répété toute leur vie: je voudrais me sauver... Voilà, mon ami, la différence entre je voudrais et je veux.
—La différence est grande, je le comprends. Aussi, je ne dis plus je voudrais croire, mais je veux croire.
—Eh bien! si tu veux réellement croire tu vas prendre les moyens d'y arriver. La foi est un don gratuit de Dieu, sans doute. Comme tu disais, l'autre jour, Spiritus ubi vult spirat. Seulement, il ne faut pas abuser de ce texte. Il ne nous dispense pas de tout effort. L'esprit de Dieu souffle où il veut, mais il souffle sur celui qui s'en montre digne. Le libre arbitre et la grâce, la part de l'homme et la part de Dieu dans lœuvre du salut, voilà un profond mystère. Chose certaine, toutefois, c'est que, pour le salut, il faut la grâce et la correspondance à la grâce, l'aide de Dieu sans laquelle l'homme ne peut rien faire d'efficace, et l'effort, le je veux de l'homme sans lequel la grâce de Dieu resterait sans effet. Car Dieu, comme dit saint Augustin, qui nous a créés sans nous, ne nous sauve pas sans nous. Et bien quil ne donne pas les mêmes grâces à tous, à tous Il en donne assez pour les sauver s'ils voulaient y correspondre. En ce moment, il te donne la grâce de dire je veux croire. À toi de correspondre à cette grâce en demandant la foi. Tu connais les prières de l'Église. Promets-moi de réciter, chaque jour, d'ici à quelque temps, trois Ave Maria et le Salve Regina, pour obtenir la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Marie.
—Et tu penses que cela sera suffisant pour m'obtenir la foi?
—Je sais que cette prière, faite dans l'intention de correspondre à la grâce que Dieu te donne de désirer la foi, t'obtiendra une nouvelle grâce. Cela, j'en suis certain. Quelle sera la nature de cette nouvelle grâce? Sous quelle forme se présentera-t-elle? Quand se présentera-t-elle? Je l'ignore, naturellement. Tout ce que je sais bien, c'est que toute grâce à laquelle il y a correspondance, de notre part, nous attire une nouvelle faveur, infailliblement. Par exemple, prends bien garde de résister à cette nouvelle grâce quand elle s'offrira. Elle peut arriver tout à coup; elle peut ne faire que passer devant toi pour ne plus jamais revenir.
—Si je pouvais voir quelque miracle, quelque manifestation du surnaturel!
—Mais tu pourrais voir ressusciter un mort sans obtenir la foi!
—Pourtant, un semblable prodige me prouverait que le surnaturel existe.
—Tu es tout environné de preuves de l'existence du surnaturel et tu n'y crois pas! Les miracles ne convertissent pas toujours. Souviens-toi de la malédiction de Notre-Seigneur; “Malheur à toi, Corozaïn, malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits autrefois dans Tyr et Sidon, elles auraient fait pénitence dans le cilice et dans la cendre”. La vue des miracles ne donne pas toujours la foi; du moins, cette foi qui sauve, cette foi féconde parce qu'elle est accompagnée d'un changement de vie, de bonnes œuvres, de sacrifices, de dévouement. Par contre, des milliers ont cru sans avoir jamais vu d'autre miracle que l'Église, ce “signe dressé au milieu des nations”, selon les paroles du concile du Vatican. Mon cher ami, ne demande pas à voir des miracles; car ils pourraient se lever contre toi, comme les miracles de Notre-Seigneur se lèveront au jour du jugement contre Corozaïn, Bethsaïde et Capharnaüm, ces villes qui voyaient des prodiges sans se convertir, et qui seront traitées plus durement que la terre de Sodome. Demande plutôt la force de vivre selon la foi. Car tu as beau dire, si tu veux creuser jusqu'au fond de ton cœur, tu verras que c'est là où se trouve le véritable obstacle.
—Il te semble donc que j'ai déjà la foi!
—En effet, si la foi n'entraînait pas un changement de vie; si la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ n'imposait pas plus d'obligations morales que la croyance aux vérités mathématiques, te dirais-tu incroyant? Tu crois que deux et deux feront toujours quatre, parce que, tout en le croyant, tu peux vivre à ta guise; mais si cette croyance avait pour corollaire le pardon des injures, ou l'abandon de certains plaisirs, ou quelque autre sacrifice qui répugne à la nature humaine, tu te demanderais peut-être si, après tout, deux et deux font toujours quatre....
—C'est peut-être vrai, murmura Vaughan.
—Sois certain que c'est vrai. C'est là où se trouve le voile, le bandeau: sur le cœur. Remarque bien les paroles de la sainte liturgie que je citais tout à l'heure: Ut auferat velamen de cordibus eorum. Vois-tu: de cordibus, non pas de mentibus.
—Je souffre terriblement, dit le jeune Anglais.
—Je comprends tes souffrances. Il se livre, dans ton âme, un combat formidable entre la grâce divine et Satan. Il y a longtemps que je suis avec anxiété les péripéties de cette lutte. Il me semble que nous touchons au moment décisif. Si tu veux que la grâce l'emporte sur Satan, prie: Trois Ave et le Salve Regina chaque jour....
Puis, comme parlant à lui-même, il ajouta à mi-voix:
—Je le sens, la crise par laquelle passe cette âme est intimement liée à la crise de notre patrie. Si cette âme succombe, tout est perdu; si elle triomphe, tout est sauvé. Ô mon Dieu! faites qu'elle triomphe; et si, pour mériter cette grâce, il faut un nouveau sacrifice, me voici!
Ces paroles, que Vaughan avait saisies, le touchèrent profondément.
—Je ferai ce que tu demandes, dit-il, je prierai...
Chapitre XXX
Amen quippe dico vobis, si habueritis fidem sicut granum sinapis, dicetis monti huic; transi hinc illuc, et transibit, et nihil impossibile erit vobis.
Je vous le dis, en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transporte-toi d'ici à là, et elle s'y transporterait, et rien ne vous serait impossible.
Cette conversation avait eu lieu le soir du dixième jour après le commencement de la bataille “en comité général”. Le lendemain, il fut impossible de prolonger la lutte. La liste des amendements était épuisés: tous avaient été impitoyablement rejetés. Le gouvernement triomphait et beaucoup de membres de l'opposition étaient profondément découragés.
—C'est inutile de continuer la résistance, disaient les découragés à Houghton et à Lamirande. Vous voyez, nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de faire. Persister davantage dans notre opposition serait puéril. Soumettons-nous à l'inévitable. Nous tâcherons de tirer le meilleur parti possible de la situation qui nous sera faite dans la nouvelle confédération.
Houghton et Lamirande étaient contraints de céder. Le groupe de la résistance “quand même” était réduit aux deux chefs, à Leverdier et à deux ou trois autres. Le gros de l'armée était démoralisé. Vouloir le tenir plus longtemps sous le feu de l'ennemi, c'était s'exposer à une débandade.
Le comité général adopta donc le bill sans amendement, et la troisième et dernière lecture fut fixée au lendemain, 25 mars. Le matin du jour où devait commencer la lutte suprême, les deux chefs de l'opposition se rencontrent à l'hôtel du Parlement.
—Il faut, dit celui-ci à Houghton, il faut de toute nécessité livrer une dernière bataille sur la troisième lecture; il faut retarder autant que possible la consommation de cette iniquité.
—Je suis bien de cet avis, répondit Houghton; je suis décidé à faire de l'opposition, de l'obstruction même, aussi longtemps que nos gens voudront nous suivre. Ce ne sera pas bien long, je le crains. Se battre sans le moindre espoir de succès, ce n'est pas très gai, il faut l'avouer.
—Cependant, fit Lamirande, je n'ai pas perdu tout espoir!
—D'où peut bien venir le secours?
—De Vaughan.
—Il est inconvertissable! Vous et moi, mon cher Lamirande, avons épuisé sur lui toute notre logique, sans succès.
—Dieu peut faire, dans un instant, ce que nos arguments n'ont pu accomplir dans quinze jours.
—Sans doute, Dieu pourrait le faire. Le fera-t-il?
—Je l'espère, j'espère qu'il se produira quelque grand....
Il ne termina pas sa phrase. On vint lui remettre un télégramme. Il l'ouvrit et lut. Un cri étouffé s'échappa de ses lèvres et la douleur se peignit sur ses traits.
—Mon Dieu, s'écria Houghton, quelle mauvaise nouvelle contient donc cette dépêche?
Lamirande ne peut pas articuler une seule parole. Il tendit le papier fatal à son ami. Houghton y lut ce qui suit:
“Couvent de Beauvoir, le 15 mars 1946.
“À monsieur Joseph Lamirande, député, Ottawa. Marie est tombée subitement malade. Le médecin sans espoir. Si vous voulez la voir en vie, venez au plus vite.—Sœur Antonin, supérieure”.
—C'est ma fille unique, dit Lamirande, ma seule joie en ce monde!
Houghton lui serra affectueusement la main:
—Pauvre ami! pauvre ami! murmura-t-il.
—Mon Dieu! s'écria Lamirande, est-ce là le nouveau sacrifice que vous me demandez! C'est trop C'est plus que ma vie que vous me prenez Et le pauvre père éclata en sanglots.
Au bout de quelques instants, il maîtrisa son émotion au point de pouvoir parler.
—Un train part bientôt pour Québec. J'emmènerai Vaughan avec moi. Il me faut quelqu'un, et vous aurez peut-être besoin de Leverdier... Tenez bon aussi longtemps que vous pourrez. Nous ne savons pas ce qui peut arriver d'ici à quelques heures. Je sens que la crise touche à sa fin. Cette fin sera-t-elle uniquement douloureuse? Dieu seul le sait, et que Sa sainte volonté soit faite!
Il partit à la recherche de Vaughan et le trouva bientôt.
—Qu'y a-t-il donc? dit celui-ci en voyant l'angoisse qui bouleversait ce visage d'ordinaire si calme.
Pour toute réponse, Lamirande lui remit l'horrible chiffon jaune. Vaughan ne peut que répéter ce que Houghton avait dit un instant auparavant.
—Pauvre ami!
—Tu viendras avec moi, n'est-ce pas? dit Lamirande. Il me faut la présence d'un ami sympathique. Sans cela il me semble que mon cœur éclatera.
—Certainement, fit Vaughan. Je suis trop heureux de pouvoir te donner cette marque d'affection.
—Merci, mille fois! Allons!
Il était midi. Le train pour Québec partait à une heure, arrivant à destination à six heures. Pendant le trajet les deux amis parlèrent peu. L'un était absorbé par sa douleur; l'autre, préoccupé et tourmenté plus que jamais par le combat qui se livrait dans son cœur. Une prière revenait sans cesse sur les lèvres du père affligé: “Mon Dieu, je vous offre ma douleur pour obtenir la conversation de cette âme!”
Au dehors, tout était morne. Du ciel de plomb la pluie tombait par torrents et fouettait les vitres avec rage. Dans les champs, les taches de neige alternaient avec les flaques d'eau ridées par le vent. Les chemins étaient remplis de boue et de glace couverte de fumier. Aucun signe de vie, sauf des bandes de corneilles qui se disputaient bruyamment les immondices accumulées pendant l'hiver. Rien de moins pittoresque et de moins poétique que nos campagnes canadiennes pendant le dégel. La nappe blanche qui couvrait la terre depuis des mois est déchirée et souillée, tandis que le tapis vert du printemps ne se dessine pas encore.
À mesure que le train, dans sa course vertigineuse, se précipite vers le nord-est, le paysage change d'aspect. Les taches de neige deviennent plus nombreuses, plus étendues. Enfin, aux environs du Saint-Maurice, qui est la ligne de démarcation entre la partie orientale et la partie occidentale de la province, on ne voyait que les livrées de la saison rigoureuse.
Aux Trois-Rivières, il y a un arrêt de quelques instants. Un jeune employé du bureau de télégraphe monte sur le train et parcourt les différents wagons, criant d'une voix nasillarde: “Monsieur Lamirande est-il ici? Un télégramme pour monsieur Lamirande”. Ces paroles banales tombent sur l'âme de Lamirande comme une montagne. Le malheureux se sent écrasé, anéanti. Il fait signe à Vaughan de prendre le télégramme. Quelles terreurs, quelles angoisses peut causer parfois un petit carré de papier jaune! Vaughan n'ose pas présenter le télégramme à Lamirande qui le regarde avec une sorte d'épouvante. Ce chiffon insignifiant est pour lui un objet de terreur.
—Ouvre-le et lis, dit Lamirande. Mon Dieu ajoute-t-il, donnez-moi la force de subir cette épreuve en chrétien!
Vaughan décachète et déplie le papier d'une main agitée. Il lit:
“Couvent de Beauvoir, 2 heures de l'après-midi. À monsieur Joseph Lamirande à Trois-Rivières, sur le train venant d'Ottawa. Marie est au ciel. Que Dieu vous console! Sœur Antonin.”
Bien qu'il s'y attendit, le coup fut terrible pour Lamirande. La prière de la bonne sœur ne fut pas exaucée: pour éprouver davantage son fidèle serviteur, Dieu ne le consola point. Au contraire, Il permit aux flots les plus amers de la douleur humaine de submerger ce cœur si tendre, si aimant. Il ne pouvait penser qu'à une chose: il était désormais seul dans le monde.
Son unique bien ici-bas lui était enlevé pour toujours. Pendant quelques instants il verrait un pauvre petit cadavre; puis plus rien de cette enfant tant aimée; jamais plus une caresse, jamais plus un sourire. Ne songeant pas au bonheur de sa fille, ne se rappelant pas que la séparation, par rapport à l'éternité, n'est que momentanée, ne voyant que l'affreuse blessure faite à son cœur de père, il fut rudement tenté de murmurer contre la divine Providence, de dire que c'était injuste, qu'il ne méritait pas une telle affliction. Mais Dieu l'éprouvait seulement, Il ne l'avait pas abandonné; et cette âme toute meurtrie, tout affaiblie qu'elle était, eut, avec la grâce de Dieu, la force de repousser toute pensée de révolte.
La nuit tombait lorsque les deux voyageurs s'engagèrent dans la longue allée bordée d'arbres conduisant du chemin Saint-Louis au couvent de Beauvoir perché sur la falaise qui domine le grand fleuve. Il pleuvait toujours tristement, et le vent gémissait dans les branches nues des érables et des bouleaux, dans les pins et les sapins sonores. Depuis la réception de la fatale dépêche, les deux amis n'avaient presque pas échangé une parole. Vaughan comprenait que la douleur de Lamirande était une de ces immenses afflictions que des paroles ne font qu'augmenter, qui ne peuvent s'adoucir que par un témoignage silencieux de sympathie.
On attendait Lamirande au couvent. Le père Grandmont le reçut à la porte. Il l'étreignit longuement dans ses bras paternels.
—Je l'ai vue mourir, dit-il. Je lui ai donné la sainte communion. Jamais je n'ai rien vu d'aussi beau. Heureux père, malgré votre terrible douleur!
—Mon père! mon père! que je souffre! fut tout ce que Lamirande put répondre.
Puis, après un suprême effort pour se contenir, présentant Vaughan au bon religieux:
—Voici un ami dont l'âme est aussi bouleversée que mon cœur est déchiré. Aidez-nous tous deux de vos prières.
Ils se rendent à la chambre mortuaire. Quatre religieuses prient auprès du modeste lit blanc où l'enfant semble dormir. Seule la pâleur cadavérique indiquait que ce n'était pas là le sommeil, mais la mort. Lamirande se jette à genoux à côté du lit et levant les yeux et les mains au ciel, il s'écrie d'une voix forte et vibrante:
—Seigneur Jésus, qui avez rendu à la veuve de Naïm son fils unique, ayez pitié de moi comme vous avez eu pitié de cette mère affligée. Sa douleur n'a pu être plus grande que la mienne. Ce fils était le seul soutien de sa mère; ma fille était ma seule joie en ce monde. Sans son fils, la veuve de Naïm aurait pu mourir de faim et Vous le lui avez rendu. Sans ma fille, mon cœur se brisera, rendez-la moi! ô Jésus tout-puissant et infiniment bon!
Lamirande regardait toujours le ciel dans une sorte d'extase. Le père Grandmont, Vaughan et les quatre religieuses avaient les yeux fixés sur le lit. Un cri d'étonnement s'échappe simultanément de la bouche de tous. Avec stupéfaction, ils voient subitement les roses remplacer la cire sur les joues de l'enfant et ses lèvres pâles devenir vermeilles. Elle ouvrit ses grands yeux, et, voyant son père, l'appela doucement.
—Cher papa!
À cette voie connue, Lamirande tressaillit. Il baissa ses regards, et voyant sa fille pleine de vie, les bras tendus vers lui, le sourire sur les lèvres, il fut près de tomber en défaillance. Sa joie était indicible.
—Mon Dieu! murmura-t-il, que vous êtes bon!
Puis l'enfant se jetant dans les bras de son père, ils se serrèrent dans une longue et délicieuse étreinte, sans parler.
Ce fut enfin Marie qui rompit le silence.
—Cher papa! dit-elle, j'étais morte, n'est-ce pas? Ce n'était pas un rêve. J'ai souvent rêvé du ciel, mais ce n'était pas comme cela. Oh! que c'est beau le ciel, cher papa; sur la terre on ne peut rien imaginer de pareil.
—Tu étais bien heureuse?
—Oh! oui papa, je ne puis dire combien. J'étais avec Jésus, et la Sainte Vierge, et maman, et les saints et les anges, dans une grande lumière, bien plus éclatante que mille soleils, mais qui ne m'éblouissait pas. Et je voyais la place que vous devez avoir, bien haut, et cependant tout près de moi: je ne puis pas expliquer cela. Oh! quel bonheur dans le ciel!
—Et pourquoi as-tu quitté ce bonheur, mon enfant?
—Parce que l'Enfant Jésus m'a dit: “Marie, ton père t'appelle; veux-tu quitter le ciel pour aller voir ton père?” Et j'ai répondu: “Je suis heureuse ici et je voudrais y demeurer toujours; mais si mon père m'appelle je veux aller le trouver. Vous me garderez ma place, doux Jésus, pour que je puisse la reprendre quand mon père n'aura plus besoin de moi?” Et l'Enfant, qui est comme le Maître de ce beau ciel, me fît signe que oui, en souriant. Et je suis venue parce que vous avez besoin de moi, cher papa. Je tâcherai d'être bien bonne et de vous rendre heureux. Puis nous irons ensemble au paradis....
—Et tu ne regrettes pas d'avoir quitté le ciel, chérie?
—Je ne le regrette pas, parce que j'ai vu que c'était le désir de l'Enfant, et que le grand bonheur dans le ciel, c'est de vouloir ce que veut l'Enfant. Je ne le regrette pas, parce que cela peut vous rendre heureux.
—Mais si tu pouvais retourner au ciel maintenant, cela te ferait-il plaisir?
—Cela me ferait grand plaisir, assurément, si c'était la volonté de l'Enfant et la vôtre.
—Eh bien! ma fille, c'est ma volonté que tu retournes au ciel, et, j'en suis certain, c'est aussi la volonté de Celui que tu appelles l'Enfant. Pour interrompre ton bonheur, il a fallu que je fusse un égoïste et un insensé. Va! retourne auprès de l'Enfant, de la Sainte Vierge, de ta mère, des saints et des anges, dans la lumière de gloire!
Et imprimant un long baiser sur le front de sa fille, il la déposa doucement sur le lit. Puis les roses quittèrent subitement ses joues et la cire couvrit de nouveau son visage; et ses lèvres vermeilles blêmirent, mais elles gardèrent un sourire céleste.
Marie était retournée auprès de l'Enfant, de la Sainte Vierge, de sa mère, des saints et des anges, dans la lumière de gloire plus brillante que mille soleils.