"Præterita": souvenirs de jeunesse
The Project Gutenberg eBook of "Præterita": souvenirs de jeunesse
Title: "Præterita": souvenirs de jeunesse
Author: John Ruskin
Author of introduction, etc.: Robert de La Sizeranne
Translator: Marguerite Paris
Release date: February 27, 2021 [eBook #64645]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
JOHN RUSKIN
«PRÆTERITA»
Souvenirs de Jeunesse
TRADUCTION DE
Mme GASTON PARIS
PRÉFACE DE
R. DE LA SIZERANNE
PARIS
Librairie Hachette et Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1911
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre I. Les sources de la Wandel
Chapitre II. Herne Hill.—Les amandiers en fleur
Chapitre III. Les rives de la Tay
Chapitre IV. Sous de nouveaux maîtres
Chapitre V. Le Parnasse et le Plynlimmon
Chapitre VI. Schaffhouse et Milan
Chapitre VII. Papa et maman
Chapitre VIII. Vester, Camenæ
Chapitre IX. Le col de la Faucille
Chapitre X. Quem tu, Melpomène
Chapitre XI. Le chœur de Christ Church
Chapitre XII. La chapelle de Roslyn
Chapitre XIII. Majorité
Chapitre XIV. Rome
Chapitre XV. Cumæ
Chapitre XVI. Fontainebleau
INTRODUCTION
Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce sont les choses passées de cette vie: Præterita...
Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin, le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini. Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882 et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais, dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie, c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889, étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston, et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme d'un secret dont la clef a été emportée bien loin.
Il faut savoir gré à Mme Gaston Paris de nous avoir donné, dans une traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout nouveau pour nous, de l'auteur des Modern Painters. Même après les études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie.
Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance» qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive tracée plus tard par le burin des jours.
Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune, par une forte discipline religieuse et tory, ce fut très naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui, lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr.
J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet, bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!» Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par une belle loi morale que par une réussite technique et moins préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité». Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour les bien voir et pour les admirer!
Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène», pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix Montyon.
Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste: «Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire; d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même, l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins, mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu.
Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni «artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne, puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout autre intérêt que des sensations pures.
«C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit. L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute espèce de gâteaux, vins, sucreries...»
Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels, curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours.
Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse, mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!
À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine «l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente: Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant, maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner, il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des Modern Painters. Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et pour s'en saisir.
Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus, ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon, ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement. Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et les itinéraires suivis par l'auteur des Modern Painters sont exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant, sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises de poste.
On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse, torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent. Ces pages aussi. Multa renascentur...
ROBERT DE LA SIZERANNE.
PRÉFACE
J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres.
Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler, avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de travail que je me crois en droit de recommander à d'autres travailleurs—méthodes et principes que, très certainement, les fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer; je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris.
Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse au déclin de mes jours—si doux m'est l'espoir de les rejoindre bientôt.
Herne Hill, 10 mai 1885.
«PRÆTERITA»
SOUVENIRS DE JEUNESSE
CHAPITRE I
LES SOURCES DE LA WANDEL
Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les romans de Walter Scott et l'Iliade, traduction Pope, d'un bout de la semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre, c'était Robinson Crusoë et le Pilgrim's Progress, ma mère ayant décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique». Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées du Pilgrim's Progress. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan, je ne suis pas devenu un clergyman évangélique.
Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou non, tous les jours de la semaine.
Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an. C'est à cette discipline—patiente, très exacte et très ferme—que je dois non seulement une connaissance de la Bible qui m'a souvent été précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de la peine, et aussi le meilleur de mon goût en littérature. Des romans de Walter Scott, j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en âge, tomber à d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre l'anglais de Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus appris par cœur, non seulement le trente-deuxième chapitre du Deutéronome, le CXVIIIe psaume, le XVe chap. de la Ire aux Corinthiens, le Sermon sur la Montagne et la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours aimé à me rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire, il ne m'a plus été possible, même aux jours de ma plus folle jeunesse, d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention. Tout au plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le style de Hooker ou de George Herbert.
C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de l'Iliade aussi bien que celui de Waverley exigent de leurs rois et de leurs partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou Idoménée tuaient vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus de saumons qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est—et cela me remplissait d'admiration—non seulement ils accomplissaient plus de hauts faits que les autres hommes, mais, toute proportion gardée, ils en tiraient infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs d'entre eux étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs partisans le soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me semble que l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts personnages a paru être en général de gouverner moins et d'en tirer plus d'avantages. Si bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions, qu'au temps de ma jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de loin.
La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant!
Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû, jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir. Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous passions l'été. Je lisais l'Abbé à Kinross, le Monastère à Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven.
C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter, si l'on démolissait le château de Warwick.
À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas posséder de châteaux.
Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout du Fitz James de la Dame du Lac, et mes idées sur la noblesse du Douglas de la même Dame ou du Douglas de Marmion, un étonnement pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater que, de nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa Seigneurie, Mme la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins la réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie «Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai, une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des rois[1].
J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées, ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la «Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi!
Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible. Seule, la moindre dissimulation—que dis-je?—la moindre exagération ne trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette, dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir».
Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante, que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison.
Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre, devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel. Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où, pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les dettes de son père et épousa sa perfection de cousine.
L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans—époque où mes souvenirs commencent à se préciser—la situation commerciale de mon père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade—et les soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur empreinte—nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans les bruyères d'Addington.
Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout, c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante, Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur: procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres vivants qu'elle croisa sur sa route.
Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines, nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque sont ceux qui se rapportent à Hunter Street.
Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne dit rien d'abord—qu'aurait-elle pu dire?—mais, quelques heures plus tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus.
Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis, et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote qui devait faire mon portrait—je pouvais avoir trois ans ou trois ans et demi—je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps.
On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk:
With her barefooted lassies, and mountains so blue[2].
Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay. Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait (et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines bleues», et non des groseilliers, me paraît—sans qu'il y ait là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma personnalité—suffisamment curieux et plein de promesses de la part d'un enfant de l'âge que j'avais alors.
J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes, opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une épine qu'il s'était enfoncée dans le pied.
Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables, étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins.
L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription suivante, qui est le fac-simile de la première page de mes Sept Paladins du Christianisme (à remarquer le caractère original de la lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire ensemble tels que.
Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement «voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants: sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité, que la chose ne dépend pas uniquement de Lui.
Fac-similé de l'écriture de Ruskin.—LETTRE ÉCRITE EN 1883.
«Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je fus donc élevé pour «l'Église». Mon père—que son âme repose en paix!—qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point, souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste, grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.—Oui, reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies, larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait devenu évêque.»
Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer.
Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine, était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!»
Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités (j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du fond.
Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres.
La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne) avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans une petite rue de l'est de Londres—Billiter Street—l'artère principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford & Domecq.
Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang, car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui fixait la qualité du vin de Xérès—sec ou doux—depuis le temps de Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître et enrichir, sans jamais l'altérer.
Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison Gordon, Murphy & Cie, où mon père était employé? je n'en sais rien. Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que lorsque la Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son représentant en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une confiance absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de traiter les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la maison.
Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne, mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix, et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley.
C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées, extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps, et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres, m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît, fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval. Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi différente.
Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct commercial si sûr.
Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve: elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé—et elle avait trop de fierté pour ne pas en souffrir—tout ce qui avait manqué à son éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte, inférieurs.
Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur le conseil de ses sœurs, je crois, de l'Italie de Rogers, édition illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation. Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a inspirées Turner.
Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot».
Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places, est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir baisser et relever par les garçons d'écurie un délice—joie et délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me pinçasse les doigts.
Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver), est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps. Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans prévoyance.
Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas! quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne. Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire, par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé. Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était bien la vieille Anne.
En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres, de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous brouillés.
Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux; au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier.
Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford, commençaient en général vers le 15 mai—la fête de mon père était le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec lesquelles on faisait la première tarte de l'année—vacances, si l'on veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en Écosse pour voir ma tante.
Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant pieusement leurs récits.
En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour, tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain. Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient les vairons, en amont des sources de la Wandel.
[1]La Cie de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs, quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on savait leur obéir.
Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.
CHAPITRE II
HERNE HILL. LES AMANDIERS
EN FLEUR
Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes: certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai encore quatre ans.
Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich); la descente du côté de «Cold Harbour Lane»[3] est beaucoup moins raide.
Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»; pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green.
Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow, quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent, et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges feuilles, qui rappelaient celles de la vigne!
La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne Hill, tous les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler, s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de la journée.
Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du moins s'il me convenait de rester avec elle. Mais, si sa présence n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul, j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme, en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit géométrique) comme le centre de l'univers.
Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère, qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez confiance pour s'approcher, les chats le happaient.
Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec les réalités objectives de l'existence au XIXe siècle, aux environs de Camberwell Green.
Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais, immobile et muet, à cette grave opération.
Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que le Dr Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était au «High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une barque amarrée au bord de l'eau[4].
Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison? Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes, et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de souvenirs tirés de la tragédie de Douglas et du Château Fantôme, deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à Édimbourg devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute l'austérité de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle avait, ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet.
Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère, assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver, ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire. Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et pour moi, s'il me plaisait d'écouter.
La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec laquelle mon père laissa tomber le Comte Robert de Paris, après en avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer: mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi, s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine. Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son association avec Ballantyne.
Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler toute action[5].
Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond, moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues, jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris comme cela devait l'être.
Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux derniers versets de l'Apocalypse—mots barbares, chiffres, loi Lévitique, et le reste—recommençant par la Genèse dès le jour suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation; si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience! S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire: tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure, ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de vue du son.
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant—le CXVIIIe psaume—est celle qui m'est devenue la plus précieuse en raison de cet amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en opposition avec l'abus que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se figurent être Son évangile.
Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil, de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en, cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers:
Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel (sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur contenu), mettre l'accent sur de, et ce ne fut, comme je l'ai dit, qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le faire alléger sur de et renforcer sur cendres. Mais eût-il fallu trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant de sa persévérance.
Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair[7] et J. Bruce, imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXIIe du Deutéronome, un peu noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma vie morale[8], vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre.
Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux:
| Exode | Chapitre 15e et 20e. |
| Samuel, II | Chapitre Ier du 17e V. à la fin. |
| Les Rois, I | Chapitre 8e. |
| Psaumes | Chapitre 23e 32e 90e 91e 103e 112e |
| Chapitre 119e 139e. | |
| Proverbes | Chapitre 2e 3e 8e 12e. |
| Isaïe | Chapitre 58e. |
| Matthieu | Chapitre 5e 6e 7e. |
| Actes | Chapitre 26e. |
| Ire aux Corinthiens | Chapitre 13e 15e. |
| Saint Jacques | Chapitre 4e. |
| Apocalypse | Chapitre 5e et 6e. |
En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents, l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans contredit, la partie essentielle de toute mon éducation.
Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi de traces indélébiles.
Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que j'aurais pu, par exemple, me casser la main).
Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot Paix, en pensée, en action, en parole.
Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait pas être fait.
Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze, ne se manifestaient jamais devant moi; simple question d'amour-propre d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry; car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices.
Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin.
En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est à quiconque saute.
Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges.
La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits; venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa mort—la conversation m'a été textuellement rapportée—que j'avais «le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure où je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager.
Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel étaient préparés les plats que je mangeais.
J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance. Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités.
Premièrement, je n'avais rien à aimer.
Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux. Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger.
Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir, tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage, ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants, ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell.
Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans l'ordinaire de la vie.
Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir[9], ni le jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa jamais ni de la bride, ni des œillères.
Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons.
Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère, mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que vous étiez trop gâté.»
Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé que ce que j'avais déjà dit dans Fors; je crains que la suite du récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans Fors, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante; je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que possible. Suis-je arrivé dans Fors à écrire avec esprit? Je ne sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à être faite en termes moins exagérés.
La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine, plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant, elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes boisées.
La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal, sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil.
Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie; elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper. Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement; derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine. Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se protéger.
Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un autre en arrière, un troisième dans la bouche.
Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût l'écho, est le plus souvent aimable—que l'on me pardonne cette apparence de fatuité—surtout quand on ne me contrarie pas. Je grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre du jour et que, dans la plupart des cas, le passage est le moindre du vieux droit bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue et au bon air.
Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de trafiquer[10] de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit.
Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier, me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la conclusion donnée cinquante ans plus tard dans Proserpine, à savoir que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour, dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus d'ardeur, c'est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les amandiers!
[3]Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des anciens camps romains.
[4]Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à coucher à Brantwood.
[5]Comparer le 52e paragraphe du Chapitre III de la Bible d'Amiens.
Les cendres de l'urne?
[7]Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg, reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).
[8]Cette expression dans Fors a paru signifier à quelques lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux. Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)
[9]Remarquez que je parle ici de l'action, car en pensée je n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.
[10]«To no one will We sell, to no one will We deny or defer, Right or Justice.»
(On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la justice.)
CHAPITRE III
LES RIVES DE LA TAY
Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable.
Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard, avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire; d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.
Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'Iliade et ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la Dame Wiggins of Lee, The Peacock at Home et autres contes pour les enfants, ou encore le Frank et Harry et Lucy de Miss Edgeworth, ou les Dialogues scientifiques de Joyce. Les premières tentatives, marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau, sont six «poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie: j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux «gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la «nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé. Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents caractères.
Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes inégaux concourent au même effet.
HARRY AND LUCY
FIN
DERNIÈRE PARTIE
DE
PREMIÈRES LEÇONS
en quatre volumes
vol I
avec gravures
IMPRIMÉ et composé par un petit garçon
dessiné par lui aussi.
Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau. Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme. Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en prenant[11] un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en prononçant des paroles inintelligibles[12]. Et bien que ce ne fût qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une forme qui y ressemblait.
fin de Harry
et Lucy.
Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer ce morceau qui était trop littéralement une «composition» sont: la première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe à l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que je fisse des fautes et qu'ici il y en a deux (takeing et unintelligable) que je ne peux m'expliquer que par la très grande hâte où j'étais de terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser dans mon histoire des matériaux tirés à la fois des Dialogues scientifiques de Joyce[13] et du Manfred de Byron est un exemple excellent du mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu—dans les nuages ou ailleurs—quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier célèbre une machine à vapeur et débute ainsi:
et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur l'ignorance et la légèreté de certains individus:
Reflect not on it; and in ail that light
Not one of ail the colours do they know[15].
L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai puisées dans les Contes racontés par un grand-père, de Scott. Donc, vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes, furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me lassais pas de le bâtir, de le débâtir (il était trop bien établi pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond des choses.
Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est vrai qu'à l'époque où nous vivons—âge d'universelle briqueterie s'il en fut—on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui de la vie? Moi, au contraire, avec Harry et Lucy non seulement j'ai compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs, quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades; j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler; la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de graines—elles me tenaient lieu de perles ou de billes—sans qu'il me vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une fois par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai un poème intitulé Eudosia—d'où me venait ce nom, que me représentait-il?—poème sur l'Univers. Une ou deux strophes qui rappellent le début à la fois de mon Deucalion et de ma Proserpine ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves souvenirs, d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828. Le «livre Premier» commence ainsi:
And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd
The waters' gathering mass; and sea o'er shore—
Then mountains fell, and vales, unknown before,
Lay where they were. Far different was the Earth
When first the flood came down, than at its second birth.
Now for its produce!—Queen of flowers, O rose,
From whose fair colored leaves such odor flows,
Thou must now be before thy subjects named,
Both for thy beauty and thy sweetness famed.
Thou art the flower of England, and the flow'r
Of Beauty too—of Venus odrous bower.
And thou wilt often shed sweet odors round,
And often stooping, hide thy head on ground[16]. And then the lily, towering up so proud,
And raising its gay head among the various crowd,
There the black spots upon a scarlet ground,
And there the taper-pointed leaves are found[17].
En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au chêne. Le second débute—à ma grande surprise et contrairement à toutes mes habitudes—par une apostrophe extatique à quelque chose que je n'avais jamais vu:
And high enthroned, grows on a rocky bed,
On gulphs so deep, on cliffs that are so high,
He that would dare to climb them, dares to die[18].
Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de la descente de l'Alpnach, imitée de Harry et Lucy, en 76 vers, je m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique—et on a fait peu de progrès à cet égard depuis—étaient tous plus ardus encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises herbes.
À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu, sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air.
Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais. Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère, sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte. Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et Don Quichotte, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits, les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith, Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa manière déliré Hamlet, Lear, Cæsar ou Marmion une justesse et une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des ballades comme Burd Helen, les Twa Corbies ou autres poèmes ou contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort stérile.
Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux.
C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses.
Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands, profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait, profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient remplir leurs seaux.
Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans Fors de la mauvaise habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme—évoquant aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur, dans la petite maison du bord de la rivière—que je n'échangerais pas ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts.
Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle, enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs[19].
Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété; et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier... dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à l'idée de dire plus raisonnables.
Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la Mause des Puritains d'Écosse[20], avec peut-être une foi plus patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable, comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout l'office—bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible quand je la connus—lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé, rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa vieille figure parcheminée—figée dans une expression de résolution et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop de bruit—est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de prévention contre la religion évangélique, prévention dont on retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus.
Ma tante, vraie prêtresse de Dodone[21] dans les Highlands, si tant est qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce; néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et, appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé; Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement les paroles de ma mère.
À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison, ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants, pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente n'était point aussi agissante que celle de Jessie.
Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en dehors des concours pieux du dimanche.
Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient, devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de cristal de Bower's Well.
«Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela, comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste, de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à Méduse[22], et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs, qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne. Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le Dr Aveline à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci: «Maman, si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas de cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument, digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte.
Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit, ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger imprévu.
Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé d'acheteurs.
Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de Strath-Earn.
[11]Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant takeing pour taking (prenant). Note du traducteur.
[12]Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant unintelligable pour unintelligible (inintelligible). Note du traducteur.
[13]Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p. 138:
«Le Dr Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr Wilke, le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet 1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit l'atmosphère.»
Et débarrasse de ses scories le minerai.
N'y songent pas; et dans toute cette lueur
Ils ne distinguent pas une seule couleur.
[16]Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.
Que rochers, collines, montagnes furent emportés
Par les eaux montantes, que les mers débordèrent—
Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues
[jusqu'ici,]
Prirent leur place. Combien différente la Terre
À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent.
Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose!
Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave
[parfum.]
Il faut te nommer devant tes sujets,
Pour ta beauté, pour ta douceur si connues.
Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur
De la beauté—celle du berceau embaumé de Vénus.
Tu verseras tes parfums alentour,
Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre.
Puis c'est le lis, qui se dresse si fier
Au-dessus de la foule bariolée,
Ici pointillé de noir sur un fond écarlate
Au milieu de ses feuilles acuminées.