"Præterita": souvenirs de jeunesse
[42]En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur, j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des «Conversations» qu'il eût aimé conserver.
[43]Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet d'eau calme et profond.
[44]Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des renards». (Note du traducteur.)
CHAPITRE XIII
MAJORITÉ
Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant; non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des mortels.
J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très sérieux John Evelyn, en 1654:
«La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à sucre[45], et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les sources chaudes. Non loin de cette horrible (horrid) montagne, il y a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la soirée.»
Sans doute, Evelyn emploie ici le mot horrid dans le sens latin; mais il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard.
Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type, aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste, écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste que je suis.
Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien, il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver; mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression de calme qui ne lui était pas habituelle.
Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il a été parlé au premier chapitre de On the old Road, du moins suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour le moment.
Revenons aussi au Dr Grant, le médecin de mon père et son ami très cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette occupation à la trisection de l'angle.
Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans Ariadne Florentina et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien que le monde essaie de se passer.
Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec Don Quichotte et s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques, au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut Rob Roy au lieu de Don Quichotte. Nous allâmes les voir, lors de notre voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de ma galerie intime.
Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me donnerait de bonnes manières.
Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et, qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn. Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn—ce qui est étrange de la part d'une femme de sens—au lieu de regretter simplement la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier qu'elles n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec Lockhart[46] et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner, l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé—mais je ne crois pas que l'enfant l'ait été—quand on l'envoya coucher.
Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début, mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont ils étaient capables.
Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai pas été assez fidèle.
Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais, de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie de travailler à son perfectionnement—peut-être aurais-je dû dire plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité. Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en évitant—à quoi bon agiter des questions insolubles?—un sujet de conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le «feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de mon absolutisme—dont la responsabilité incombe à l'Église de Rome—tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie, sont sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une conséquence toute naturelle du papisme.
La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses. Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique» que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire.
Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser. Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était, après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres, cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la matinée.
Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son interprétation des événements politiques toujours rationnelle et appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela, sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il avait gagné les premiers honneurs aux examens sans donner toute sa mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité. Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon reposante et calmante.
Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que je travaillais au dessin de Chamonix dans le soleil d'après-midi, que je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà enchanté, si je savais seulement dessiner.»
C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839, que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que j'ai tout à fait oublié quand je vis le premier! J'ai l'impression que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden.
Personne en Angleterre à cette époque—Turner avait déjà soixante ans—ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le carrossier retiré et moi!
Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley; ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois, il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit d'écrire les Modern Pointers.
Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes dans l'Italie de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi la beauté du Llanberis ou du Melrose de Mr Windus ne m'empêcha pas d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna enfin, non dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais afin que j'aie un spécimen de sa manière, le Richmond Bridge, Surrey.
Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et tout un groupe brillant de personnages».
De fait le Richmond fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en notre possession; le second que nous ayons acheté, le Gosport, fit son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel; d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter, ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les voyais au moment de l'acquisition du Richmond et du Gosport, aussi bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude, était de descendre et de me repaître de mon Gosport.
Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut, janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit logement de la rue Saint-Aldate[47]; la pensée que ma majorité approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de Winchelsea, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant, les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus. Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le Gosport faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le Winchelsea me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un Turner était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est pourtant une gravure du tableau de Turner, le Grand Canal, que j'avais achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et Monsieur Jabot, l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de migraine, et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est Topffer. Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement, je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien, peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions achetés jusqu'à présent, Richmond, Gosport, Winchelsea, nous avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait. Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père; il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs les lui recommandait, et il acheta le Winchelsea et le Gosport en grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une que je désirais passionnément, le Harlech. On l'avait marchandée, discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de l'exposition particulière de l'Old Watercolor Society, comme nous flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le Harlech.—Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente guinées plus cher que le Winchelsea et vingt-quatre guinées que le Gosport. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon Harlech que je ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant d'importance à l'acquisition de ce Harlech, surtout quand je songe que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances de Pâques; je rapportai le Harlech à la maison et l'accrochai au salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue Saint-Aldate et à mon Winchelsea.
En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui venait de m'arriver.
Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à l'année prochaine.
Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père, très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose, et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à l'unanimité—sauf pourtant sir James Clarke—étaient plus pessimistes. Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le changement d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant l'automne, avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture découverte et qu'il passe l'hiver en Italie.»
Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour s'occuper exclusivement de ma santé.
Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement, sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de jadis.
Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des études et des mœurs de l'Oxford de notre temps.
Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste, mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits racontars, les événements de cette période de préparation, de mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps.
[45]Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de l'éditeur d'Evelyn en 1827.)
[46]Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)
[47]Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater, puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on leur demandera de prononcer Saint-Old.
CHAPITRE XIV
ROME
Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas, crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe de méthode sans précédent.
Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue.
Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici. Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec du blanc.
Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme celui-là».
J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait, il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des piliers et des sculptures.
Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône, au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici. Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve comme le Rhône.
C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie criminelle.
Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent, bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités, avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche. Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri, les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que, passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres disjointes des ruines.
C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la Pietà en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie faits de ma vie.
Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien tout cela est différent aujourd'hui!
Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon.
Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était «Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer. Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait, elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité, mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de «baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers, hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange de bons procédés entre les deux nations.
Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué: pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout le reste du voyage, jusqu'à Carrare.
Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là, je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un Bacchus et Ariane de deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler.
Avec le passage de la Magra et l'acquisition du Bacchus et Ariane, monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous entrions à Lucques.
J'ai tort de dire que j'eus alors la sensation d'être en Italie. Ce n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées, surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes, soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne.
C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières impressions sur Florence:
«13 novembre 1840.—Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur la place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise. Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi, on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement impressionné.
«15 novembre.—Je ne puis démêler encore mes impressions sur Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.»
Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient; l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un maître: Michel-Ange.
Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le Bacchus, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le Rémouleur de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé d'avis depuis; la Vénus de Médicis, une petite personne sans intérêt; le Saint Jean de Raphaël d'une boursouflure poussée au noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru, l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à l'art[48], ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices en 1882—je n'y suis pas retourné depuis—j'ai retrouvé ma première impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la grande Madone de l'un ou la Vénus de l'autre. Elles étaient alors toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune.
Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient inséparables de la couleur. Dans l'espoir—espoir qui allait s'affaiblissant chaque jour—de trouver les choses plus à notre goût dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana.
Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de l'absurde—sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de trop de pignons—une immense pièce montée, un monument de vanité, sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille cathédrale, le Westminster de son Édouard le Confesseur. Les ruines, au moins, sont-elles encore respectées?
La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges, resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route devenait mauvaise.
Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live, que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et, dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire toute l'Énéide, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de Socrate.
L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes du Tibre—le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses et jaunes—j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del Popolo m'était aussi familière—je l'avais vue tant de fois reproduite—que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un certain sentiment de curiosité, j'en conviens.
Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines, avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou pour voir des processions et des cérémonies religieuses.
Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIIIe siècle sans le moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld toun» d'Édimbourg.
Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la Transfiguration de Raphaël et le Saint Jérôme du Dominicain; ce que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis.
Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les Stanze fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis tout de suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas en état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme.
Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des Stanze que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les Sibylles, ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition entre le Parnasse et la Dispute présentée dans les Stones of Venise[49], comme annonçant la chute de la théologie catholique.
Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux.
Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde, étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter—car je m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux splendeurs les plus authentiques de Rome—nos conversations se terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines. Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du Harlech, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des airs d'Enfant prodigue.
La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond, Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant pour commencer—et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël, au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble—l'étude minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier juif.
La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto, toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte, associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus belles et des plus profondes émotions de ma vie.
Entre mon Protestantisme et mon Proutisme—comme l'appelait très justement Tom Richmond—j'avais déclaré sans intérêt toute cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité, c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes pieusement penchées de la foule italienne—au moins un instant avant qu'elle s'inclinât à son tour—la gracieuse silhouette d'une anglaise blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la consolation de mon hiver à Rome.
Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils consentait (pour l'amour de miss Tollemache[50], mais chut!) à les accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond. Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn. Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio? N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté, spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie ondoyante de sa chanson favorite, Gente, è qui l'uccellatore.
[48]Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire façon.
[49]J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une influence fatale.
[50]Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.
CHAPITRE XV
CUMÆ
Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur!
Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et de devoirs—un devoir manqué étant la pire des pertes—et je ne vois vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de Time and Tide ou de Unto This Last. En vérité, et quoi qu'ils en disent, je n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse.
Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu où je commençais à désirer me mettre au service de belles princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de Noël.
Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens, étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la postérité le profil de leur futur grand homme.
Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait, et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV, l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers déchaînés.
Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des animaux?
Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de moi—est-ce vanité?—mais je tiens à dire pour ceux qui les verraient et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux dans mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais bien des années plus tard, que la bouche—si elle n'était pas digne d'Apollon—avait de la bonté: quant au type George III et George IV, il était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr Harrison.
En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante:
«Sestri, 4 novembre (1840).—Matinée très pluvieuse; à peine si nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de cet adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins, laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient, chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud, c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir, et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée, vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon, les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.»
Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note, écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée.
«Dimanche 29 novembre.—La ville est en l'air parce que le Pape officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus. L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou ne devrait servir qu'à cela.»
«30 novembre.—Monté en voiture au Capitole place pleine d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.»
Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi:
«Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles, cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète. Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil, c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir accompli que si j'étais sur la route de Norwood.»
Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»[51]. Après deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil, cher lecteur, et la maussaderie—dum pituita molestat—bien dûment établis.
Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point de vue du sentiment à une petite bonne française? Très sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre, sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même étoile.
Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez elle—cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises, lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et, profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine.
L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des chapitres les plus souvent cités des Modern Painters. Mon journal dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille couleurs.»
Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en couleur, comme elles doivent être vues.
Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans Modern Pointers, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose.
«Naples, 9 janvier (1841).—Pendant que je m'habillais hier à Mola auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des brumes qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en pente douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face, étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw, avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé effleuré par un blanc nuage léger et rapide[52]. Plus près, les montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé de pluie courait[53] après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré[54] derrière les Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans une ombre profonde, ombre de pourpre—les neiges au loin d'abord embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge. Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules. À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing.
Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples! Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore!
Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma. Friendship's Offering et Forget me not, à l'époque de Leoni le bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples. Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles d'un simple nuage d'orage.
La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait appris à reconnaître—et ma raison m'avait confirmé dans cette pensée—sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques, orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible. Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il autre dans l'ordre surnaturel?
Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus ces vers:
Lo corpo dentro al quale io facea ombra:
Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto[55]
non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle:
Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis
Les légendes devenaient vérité—elles commençaient à le devenir plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?»
Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât.
Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage—en ce monde ou dans l'autre—et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi, hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur, pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable négligence des pouvoirs publics—que Mr Gladstone avait signalée à propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais, que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses ancêtres et la bonté de son Dieu.
Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir.
Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary. Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola, ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu peur des bandits.
Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà, je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle.
Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller lui-même à Rome chercher le docteur.
J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue course, dix-huit milles à travers la campagne romaine.
Le bon Dr Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait pas grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce temps la toux ne m'a plus incommodé.
Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses yeux.
En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church, Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la sagesse religieuse en Angleterre, l'Histoire naturelle de l'Enthousiasme, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû, j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant d'absence à la fois de charité et d'intelligence:
«Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce et à Rome bien loin derrière lui.»
Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa bénédiction.
Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni, particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de plus.
À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant, quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise—du moins des gens dignes de foi l'assuraient—était là, de l'autre côté, dans la mer: comment exprimer l'émotion ressentie!
Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je sois un garçon heureux ou malheureux?
S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas «garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires, marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.»
Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le second volume des Stones of Venice furent écrits, je m'en aperçois en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de 1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835 et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or.
Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais, cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau, elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a fait une impression d'horreur plutôt que de joie.»
Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le Marchand, ni Othello. Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps comme de celui de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas encore tout à fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout Byron qui l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie enfantine de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens.
Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me servirent plus tard dans Modern Painters, et j'exécutai deux dessins au crayon, Ca Contarini Fasan et l'Escalier des Géants qui, avec deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples et à Amalfi sont—je puis le dire, quarante ans plus tard—de très bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante, j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne ingrate.
Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail: «Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix sont les deux bornes de la terre pour moi.»
Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.»
De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil, le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg, vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux premiers pins.
Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration, espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa, fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir.
Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux:
«I. Genève, 5 juin.—Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais, Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir[56]». Tout cela si gaiement, si gentiment!—Arrivé ici par une délicieuse après-midi, vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en Italie.
«II. 6 juin.—Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé et péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps. Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus.
«III. 11 décembre 1842.—C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur Turner.»
[51]En français dans le texte.
[52]À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage—le travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps auparavant.—Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.
[53]Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.
[54]Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.
[55]C'est Virgile qui parle et qui dit:
«À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté de Brindisi.»
Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste, fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)
[56]En français dans le texte.—Note du traducteur.
CHAPITRE XVI
FONTAINEBLEAU
Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que, si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité médicale, le Dr Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis en qui nous avions grande confiance.
Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin que j'aie jamais connu avant Sir William Gull.
Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit: «Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas, les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue.
À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains du Dr Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon et moi je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai devant le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour; au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes habitudes plus sybaritiques.
Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger particulièrement intéressant.
La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques, dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room.
Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc, c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les choses s'arrangeaient au moins pour moi, bien que ce que j'avais sous les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais pas obligé de préparer des examens.
La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me décidai pour les Poissons fossiles, d'Agassiz; et je me mis à compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont.
Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les Poissons fossiles, car ce livre m'a permis de constater, après avoir passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms.
Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre était perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer, après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper, toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les Poissons fossiles, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les écailles et inventer les noms saugrenus.
La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le «lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de Turner.
Ce dessin, qui devait illustrer un poème: The Broken Chain, après avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même. Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi l'enclos, le Pump Room et la Parade, j'étais en plein Warwickshire, ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais, en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour, c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses.
C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le King of the Golden River, que je lisais l'Europe, d'Alison, et la Chimie de Turner. Ce King of the River me fait penser, et j'en rougis, que je n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune gloire n'était déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des Sketches, mon père et moi fûmes conquis; puis ce furent les livraisons de Pickwick, et celles de Nickleby qui firent nos délices; nous les attendions avec impatience et, quelles que fussent les préoccupations du jour, ennuis ou chagrins, leur lecture nous procurait quelques heures de plaisir sans mélange. Dickens, sans doute, ne nous apprenait rien qui ne nous fût familier, mais quel art dans la description! Nous connaissions aussi bien que lui les cochers et les valets d'écurie et beaucoup mieux encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses écrits comme dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des auteurs de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort.
Le King of the Golden River fut écrit pour amuser une petite fille; c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes. Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau.
Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté, disant—et il avait parfaitement raison—que ma santé était entre mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot, à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais, si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard.
Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire quelque chose dans le genre du Château de Kenilworth au coucher du soleil, avec la laitière et la lune.
Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner, par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840.
Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par l'imagination, par la science de la mise en scène[58], et en même temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique, aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première entrevue.
Par un hasard assez singulier, Kenilworth fut l'une des œuvres du maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres.
Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire: Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible.
Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le crépuscule et où je méditais sur les Poissons fossiles et sur Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière. Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée surmontée d'un coq qui servait de girouette.
Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'Histoire naturelle de l'Enthousiasme; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de ses jours.
Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur Michel-Ange et expliquer la série des gravures du Jugement Dernier que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux ni aussi patients.
Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi; ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur.
En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve dans mon journal cette note: «16 novembre 1841, Herne Hill.—Enfin, j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer, arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de peine.
Le 17 novembre, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point encore reçu de réponse.
La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans l'admiration de Clementina dans Sir Charles Grandison; n'ai jamais rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.»
C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding, leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité. Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très salutaire influence.
Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres. Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient d'échantillons et qui étaient aussi à vendre.
L'un de ces dessins, le Splugen, me tentait extrêmement. J'espérais décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent, en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour: lorsqu'il revint, le Splugen était vendu, ainsi qu'un adorable Lac de Lucerne, à Mr Munro de Novar.
La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le Splugen des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût moi qui l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure, quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours, mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini par être heureux, et même content de moi.
Au contraire, le Splugen fut ainsi de part et d'autre, pendant des années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands, faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées, jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de part et d'autre les meilleurs sentiments.
Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici, il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous procura qu'ennuis et chagrins.
J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement, elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature, sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome. Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque, très averti déjà, j'avais étudié ses principes de composition, mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui.
Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de dessiner les choses comme elles sont—le temps, veux-je dire, que j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille!
Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers.
Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal.
Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat[59], mais j'étais si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu plus que la moyenne, je fus gratifié d'un double fourth de faveur.
Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans, nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi Éternelle.
Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il juste de m'accorder quelque mérite—oh! très léger—pour n'avoir jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger, en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout à fait à mon aise sans eux.
Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à cloisons de bois.
Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu, commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu, mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis.
Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant que l'horrible Alpe, de Clifton:
«7 mars (1844).—Je me mets en route, avec quelques compagnons, pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait être chez nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans l'abîme, s'élève un ermitage.»
Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger; il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères, mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude.
Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu.
Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre, elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin, je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes théories antérieures sur les arbres étaient mortes.
Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt—car je sentais clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une foule innombrable—fussent plus beaux que les plus fins réseaux gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre.
Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps[60].» De ce jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné, bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite.
À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air, et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces pensées nouvelles dans Modern Painters m'est venue pendant que j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle: aller à l'église!—et cela deux années de suite, à Genève, qui est bien en vérité ma mère patrie.
Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres; c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu.
Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés.
Peut-être ma mère avait-elle parfois—à Hampton Court, à Chatsworth ou à Isola Bella—permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin, moi aussi, d'une installation plus importante?
Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans Harry et Lucy. Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill—heure de faiblesse, heure de tentation—je voyais la possibilité de creuser un canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de Dulwich.
Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome.
Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre, discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère, très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding.
Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes, était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant qu'ils ne vinssent sonner à la porte.
Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus jamais «at home».
À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne: les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie de Herne Hill.
Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry, construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais, jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau.
L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des Modern Pointers et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses qui se sont passées beaucoup plus tard.
Le premier volume des Modern Pointers a dû paraître le jour de la fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année, et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an, m'offrit le Slaver». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain, comme mon propre Loch Achray d'autrefois. Le plaisir que donne à son auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner; mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait les imaginer, et je renonce à les décrire.
Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage devait être exclusivement un voyage de montagnes—dans les Alpes centrales—et le Ier juin 1844 nous nous trouvions une fois de plus, et avec quelle joie, sur les bords du lac Léman.
La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais, tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill, sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés.
Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit ces Præterita qui se poursuivent par le récit de son existence jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant aimés.