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"Præterita": souvenirs de jeunesse

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[30]«Je suis vôtre, ô Muses!»

CHAPITRE IX

LE COL DE LA FAUCILLE

À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est Abbeville. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s'il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de «Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du Dictionnaire des Sciences ecclésiastiques qui, étant donné les circonstances politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité naissante:

«Saint Riquier, en latin Sanctus Richarius, né au village de Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence». Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la forêt de Crécy, où il acheva ses jours.»

Je trouve encore dans l'Histoire ecclésiastique d'Abbeville, publiée en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le fils de Charles le Chauve.

Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses—ceux-là se sont écroulés depuis longtemps—ce sont ceux de l'abbaye encore belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur.

L'année où l'Histoire d'Abbeville, à laquelle j'emprunte cette citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les maistrises d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville, gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut, parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536, agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de fête».

Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien des bâtiments antérieurs au XVe siècle. Saint Wulfran, Saint Riquier et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre, je crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant, murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la première fois.

Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes.

Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise; Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi.

Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue, frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris, mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère, sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître, la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme, toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses.

Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe, et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais.

Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu me prête vie, dans Nos Pères nous ont dit. La vue de la ville et des flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par le passage du Jura.

Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois.

Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers souvenirs.

Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse, les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de venir me réveiller le matin.

Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie, sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis.

Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de pain.

Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude: ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage, étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme; je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières pour en visiter l'intérieur!

Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du Créateur.

«Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde. C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un nuage.

Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil. L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées—un millier de pieds à peine au-dessus du niveau de la mer—entretient leurs plus doux parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos ininterrompu sous le calme de la neige.

La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau, au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés, deviendront la Tees.

Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà, et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril; puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la description à Papa Saussure:

«Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds, composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (Fontinalis antipyretica), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux...

Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.[31]»

Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une paroi de roc! Malham Cove—une source qui rappelle celle de l'Orbe—bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir d'un réservoir intérieur plus profond.

Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole; mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu des rochers et des pins.

En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire), j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse jurassique, c'était la liberté dont on y jouissait: non pas une liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut: si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là, c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair crépuscule, j'ai revu, d'années en années—et chaque fois ils me semblaient plus admirables—les «derniers rochers» et la calotte du Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir, comme une pleine lune de septembre.

Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir mes premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts du Jura.

Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine. On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture—une heure qui m'avait semblé une minute—que nous étions déjà sur le haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie, et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations que celles du cultivateur—horlogerie et travaux du même genre—bien que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans les taillis voisins.

Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au passage des Sept Lampes, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie. Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les plus aimables et les meilleures.

Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18 cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que «ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation, comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé.

Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion: que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous! Ce monde débordant de vie—vie des champs, vie des nids—ces forces supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de la Nature, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a de meilleur en moi.

Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les Alpes.

Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit rien, que ce passage du Jura—le plus important—très différent en cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des Alpes.

Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en 1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse. Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de voyage—s'ils venaient de Paris—lorsqu'ils atteignaient le col, ils ne pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder de la Dôle.

Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines, celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les cieux. J'ai entrevu—vision de terre promise—l'avenir de mon œuvre, ma véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume! Aussi loin que la vue pouvait s'étendre—tout ce pays et ses rivières tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux près des promontoires de Sierre—tout cela se détachait sur le ciel et puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé.


[31]Voyages dans les Alpes... par Horace-Bénédict de Saussure... Tome premier, 1779, Chapitre XVI.

CHAPITRE X

QUEM TU, MELPOMÈNE[32]

Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans d'autres directions.

J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs fruits.

Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?), je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques, Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là, bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes. Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin.

Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement. Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh! Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des faits.

En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous.

Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit (je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité. Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite incapable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent, si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie. Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie écrire une lettre d'affaires, il lui fallait—et je crois que ce n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même, pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui jusqu'à sa mort.

Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables, cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de réellement bon dans la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient, aspirant leurs h, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient, apprenaient l'allemand—ce qui était dans ce temps-là fort distingué et même poétique—chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une élit, élite de bon goût, de vertu.

Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans, cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell, était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde. À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité—une sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie—ce qu'elle appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en rendant justice aux grandes qualités de ma mère—et avec le temps, s'étant sincèrement attachées à elle—celles-ci n'étaient pas disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme de conseils.

En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps, Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour cela, les classiques allemands.

Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre beaucoup de bonne musique.

Si le quatuor avait chanté des glees anglais, des ballades écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui, parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin. Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma jeunesse.

Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans. L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit. Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont I Puritani de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait écrits[33].

Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être mené à une pantomime. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé. Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de Friar's Crag à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation des Puritains, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils interprétaient!

Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable—la Taglioni—dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec nous voir la Taglioni.

Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis heureux aujourd'hui d'avoir entendu leur interprétation de Mozart et de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos cantatrices modernes[34]; et la Patti, la dernière fois que je l'ai entendue, a massacré le rôle de Zerline dans Là ci darem, comme si le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de Mozart le plus tôt possible!

Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?), lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la tête de me faire chanter Come mai posso vivere se Rosina non m'ascolta, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si seulement j'arrive au bout de cette autobiographie.

Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield, vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres.

Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement, de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages, si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon.

En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai, participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très mondaines pendant les vacances.

Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de mon faubourg de Londres?

Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du catholicisme français!

Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur, l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches. Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des Cendres dura quatre années.

Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle de Copperfield a son premier dîner de Norwood.

La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo et la doctrine la Transubstantiation.

Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le caractère idéal du bandit—le bandit que j'aurais rêvé d'être—et où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM. Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire dans Friendship's Offering. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire!

Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu.

Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq, qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait été enchanté de me voir imprimé dans Friendship's Offering, enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des Hours of Idleness de Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la neige du prochain hiver.

Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu. Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les gondoles—qui ont la forme de croissants, le croissant turc renversé—flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers.

Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans cesse mes regards, la route de Paris.

J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire scythe à l'imitation du Giaour.

Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal. Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le Giaour et la Fiancée d'Abydos qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état d'esprit—par sa faute et par celle des circonstances—n'était pas celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire The Sensitive Plant et Epipsychidion. Shelley, lui, m'a fait beaucoup de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci: «prickly and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little lawny islet by anemone and vi'let—like mosaic paven», etc. Il est vrai que, dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller jusqu'au bout de la Révolte de l'Islam et de savoir (je n'y suis jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît toutefois comme un effort honorable; et le Prométhée m'a certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout, étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer; c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la lune.

Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me faire immatriculer.

Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants: la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires, ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à être du commun et les parents qui demandent le plus énergiquement des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège la robe d'un «servitor».

On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli.

Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre.

En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon père conservait le sentiment très net des convenances et de ce qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit franchement au Dean[35] de Christ Church, (Gaisford), à mon futur professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier obstacle.

Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père, ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du gentleman-commoner.

Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une robe flottante qui tombe avec noblesse?

Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression (sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un cabaretier d'un marchand de poisson.

Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la Divinity School dont j'admirais le portail, et la cérémonie de l'immatriculation, que de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée sans autres incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes pour Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange, je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater.


[32]Celui que tu ravis, Melpomène.

[33]Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note du tracteur.)

[34]Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!

[35]Dean-doyen.

CHAPITRE XI

LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH

Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de collège.

Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère», car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant de gagner l'argent de mon prochain.

J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du cœur, je me couchai plein d'espérance.

Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors mon état d'esprit au point de vue religieux.

Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible, avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner, quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère, le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi, j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle, qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique.

De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en quelque sorte, imiter le Christian du Pilgrim's Progress, je ne pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que, n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir.

C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver, debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et un square sablé!

Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie, savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la place des hideux meubles modernes de ma chambre.

À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir.

En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie. On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church.

La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre. Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des merveilleux ouvriers du XVe siècle. La fenêtre de l'ouest avec sa peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté.

Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse, rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son savoir—tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son plus grand érudit; et parmi les tutors, le Dean actuel Liddell, et un homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui conduisait d'une voix de tonnerre les repons en latin de la prière du matin.

Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale.

L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux «collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux connaissances arrachées de force aux malheureux candidats. «Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois, l'idée de présider notre dîner.

Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts, pouvaient savoir de grec, lui paraissait absolument dérisoire. Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège.

À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre, je n'avais que faire ici.

Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un bon gâteau d'avoine bien beurré—j'ai toujours été gourmand hélas!—dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même: à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place.

Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention, avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale dont je l'avais collé. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais, aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès.

Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi, dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents. Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir, j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford, mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui lirais le samedi suivant.

Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée d'injures de Grimston.

On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur ma sottise, ma suffisance, mon manque de savoir-faire[36], l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure, pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais, on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait encore trop bon pour moi.

J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire.

J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les camarades qui me plaisaient le plus.

Le bonheur voulut—un bonheur que je ne saurais rendre avec des mots—que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury, était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège. Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce n'est pour devenir plus profonde tous les jours.

J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de Christ Church vivait aussi le Dr Buckland, que j'ai toujours trouvé prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux de Blenheim[37] n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé».

Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du XVIe siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père restait seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées.

Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner, fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un mois durant.

Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée!

Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre, je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures, dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère, c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom[38] m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours employées sans marchander.

J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon «tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur, à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little go»[39], au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je n'ai pas besoin de figures, monsieur.—Vous ferez mieux de les garder», me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait; mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre.

Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston (depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey, le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse, m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait, et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'Iphigénie en Tauride, et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe, son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde. Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté.

Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la terre.

Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'Érasme d'Holbein ou le Melanchthon de Durer; j'allais même jusqu'aux doges du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère dans Tom ou Peckwater[40]. Le Dr Pusey, lui-même qui ne m'a jamais adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours l'air d'être tombé de la lune.

Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant. Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement. C'était un des membres les plus estimables du collège et de l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne pouvais l'imaginer alors.

Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme, m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi, c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais.

Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη, grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais, l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions artistiques.

Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le Dr Buckland[41] était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour donner de la vie et de la saveur au collège tout entier.

Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des médicaments, elle me sauva.

Le Dr Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait pas comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière, on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés d'éloigner les mouches.

J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête, mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus, il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas.

Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du succès. Lorsque, trente ans plus tard, le Dr Acland fit naufrage sur le vapeur Tyne, non loin de la côte de Dorset—le navire s'étant échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé—et qu'à l'aube on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers, anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le Dr Acland paraître à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien, faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours. Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart, de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne.

Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde, fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à s'intéresser sérieusement à ces matières. La géologie, pour le Dr Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout, était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille, on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants qu'il ait été ce qu'il est.

Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence, venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin, son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre.

Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes.

Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais, moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur fantaisie. Il me semble étrange—et cela ne me donne pas une très haute idée du caractère anglais—de penser qu'il ne soit jamais venu à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa conduite et la solidité de son érudition.

À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow, qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir.

Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où, étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice, et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la table de la cuisine et en causant d'un air détaché.

Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient à mes dessins; et deux d'entre eux—Scott Murray et lord Kildare—étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes. Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les dix ou douze années précédentes.

Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit, implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il avait de la forme—car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il avait à dire—tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain; en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence.

J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835:

«Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés. Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots «le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils ont été confondus.»


[36]En français dans le texte.

[37]Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)

[38]J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de l'ouest de Christ Church.

[39]Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls» terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)

[40]Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note du traducteur).

[41]Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme géologue. (Note du traducteur.)

CHAPITRE XII

LA CHAPELLE DE ROSLYN

Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes travaux.

Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit l'acquisition de son premier Copley Fielding: Between King's House and Inveroran, Argyllshire. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé pour nous, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela était vrai.

Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales. Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient.

Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants, même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée; il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père. C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de Reynolds:

«Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante, mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade; j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un grand réconfort; elle me met l'âme en repos.

«Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils.

«Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant[42] et très humble serviteur.

«JAMES NORTHCOTE.»

Argyll-House, 13 octobre 1830.

À John J. Ruskin, Esq.


Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi. J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et, le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté, soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas! cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout, c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève. J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je n'étais pas doué pour cet art—la vérité, c'est que la composition en couleur n'était pas dans mes cordes—et je me remis au dessin, au pur dessin, avec courage.

À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner. Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus, peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort mêlé; plusieurs, comme Quillebœuf ou Les chargeurs de charbon, étaient peu agréables de couleur; et la Fontaine de l'Indolence ou la Branche d'or m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de l'intelligibilité de Wilkie.

Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était capable; c'était Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin, et Mercure et Argus. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme cadre à sa Juliette Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le Blackwood's Magazine et où le critique, avec beaucoup de force mais sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe.

Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au Blackwood dont je serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante:


47, Queen Ann (sic) Street West.

6 octobre 1836.

«Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que le Blackwood's Magazine d'octobre a faites de mes tableaux; je ne m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée.

«P. S.—Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je l'enverrai au possesseur du tableau de Juliette

La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre».

Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais parlé de la façon dont le premier chapitre de Modern Pointers était tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage, pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837, le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles.

C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un don de Dieu.

Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire, je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée? L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une passion, qu'il faudrait dire, car c'est une passion; et la question, question délicate, est précisément de savoir en quoi elle diffère des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du pain sans que le Démon y fût pour rien.

J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus, pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif, à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre. Je m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre.

Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de 1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve changé en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même adolescent, déçu et rhumatisant.

Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où, écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante, dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances.

Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire. C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été se passa paisiblement et non sans profit.

Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent profiter de la chance qui se présentait.

J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers. C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à conserver fusse d'elle une impression nette.

Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma mère—comment expliquer un fait si contraire à ses habitudes?—l'avait invitée à passer quelques jours avec nous pendant que son père faisait une tournée d'affaires.

Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle, délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite, et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas distraite.

En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme, et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père «négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle. Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout d'un ou deux ans de mariage.

Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens; j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire.

Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits:

Onward, amid the copse 'gan peep,
A narrow inlet, still and deep[43]!

Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides, aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à peine apercevait-on le bleu du ciel au travers.

Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes, sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIXe siècle a su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet héritage sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes?

C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire, auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt. L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née, j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours est-il que le numéro de novembre 1837 de l'Architectural Magazine de Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature» disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des Modern Pointers) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées», je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais. M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur», j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur, ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme, qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début.

J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais pas faire autrement, en partie de propos délibéré.

Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que quatre petits volumes de Johnson—the Idler et the Rambler—sous des noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de liberté, ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit Rambler ou dudit Idler. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le premier moment—et je n'ai point changé à cet égard—toujours reconnu en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un horizon à l'autre.

Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en Angleterre.

Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet Idler auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages, je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule. N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.»

Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé à jamais des idées fausses et des spéculations creuses.

Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite, dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la cime des rochers d'éternels créneaux».

Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon cabinet de travail, Coniston Hall.

Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838 marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais.

En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père, lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près de Chelmsford, pour achever leur éducation.

Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford. Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi, dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas «digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa».

Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone, qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine.

Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie.

Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto, un affilié de la religion Irvingite.

Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards[44].

Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou oubliés revinrent avec un redoublement de violence.

Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais, comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement; car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait entamer mon sens critique.

Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus; souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait par le chiffonnier Oubli.

J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le désir de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais faire.

Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants. J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent; il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et une fille unique, aussi bonne que charmante.—Pas toujours sage, ai-je dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé, plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père. Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour l'éducation de sa fille.

Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer l'après-midi et y rester à dîner.

Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que j'étais l'auteur de la Poésie de l'Architecture, lauréat du Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence; un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris.

Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce, et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché, mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait.

Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la Métaphysique de Kant, sur les Principes de Newton; après cela on lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre. Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa—avec, dans ses yeux si doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les jardins fleuris d'Hampstead!

Comment ses parents—surtout le pauvre père—ont-ils pu supporter un pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et il vécut même fort âgé.

Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans Fors, et qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi; il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques, Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant m'impressionnaient comme les accents d'un Miserere, et toutes les forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.»


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