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"Præterita": souvenirs de jeunesse

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Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse,
Et souverainement s'élève sur son lit de rochers,
Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes
Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.

[19]Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.

[20]Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans les Puritains, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier, Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul roman, ceux du Heart of Midlothian et ceux de Nicol Jarvie et d'Andrew Fairservice dans Rob Roy, on aura une série d'analyses théologiques qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui a jamais été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.

[21]Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).

[22]Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la Greta comme une nymphe.

CHAPITRE IV

SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES

Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres. C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus.

Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même, je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus claire—vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne pas comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde, maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le mieux était d'aller les retrouver.

J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première fois que je le voyais ainsi.

Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une soirée si pénible!

Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi dix.

Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles.

L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi, le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne, mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions cela plus amusant.

Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante, le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. Dr Andrews faisait tous les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale, nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire. Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi—comme d'une vision annonçant le Jugement Dernier—en entrant, un an ou deux plus tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir.

Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin, ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise domestique.

Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou, parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client. Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier.

Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions avec le Pilgrim's Progress, la Holy War de Bunyan, les Emblems de Quarles, le Book of Martyrs de Foxe, la Lady of the Manor, livre terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes personnes dépravées qui, après avoir été au bal, étaient incontinent emportées par une maladie, et Henry Milner, de Mrs Sherwood, le Youth' Magazine, Alfred Campbell, the Young Pilgrim, et encore, concession à la dureté de nos cœurs, la Natural History de Bingley. Personne de nous ne se souciait de chanter des cantiques ou des psaumes, en tant que cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes pour les chanter simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous semblait pas divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au Dr Andrews leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques et, à Noël, leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine sous la forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais essayé d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du tout que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux. Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère, qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait Tambourgi, Tambourgi[23] avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood, et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants.

La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration. J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les roses, autant que moi.

Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les illustrations, par Cruikshank, des Contes de Fées de Grimm, ce que je faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens. Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable, littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une souris, un bateau, de tête; et, fort heureusement alors, ni mes parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner d'après la tête des autres.

Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route, et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut un croquis du nouvel hôtel des Bains.

Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues, d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier 1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard.

Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage, et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par semaine.

Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses, suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse; il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de rien composer.

Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme, toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu faits pour flatter l'orgueil paternel.

Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier, que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une très bonne étude de Battle Abbey[24] avec quelques parties de détail séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth—deux de mes très chères amies.

Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile; il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage, n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute; mais que de temps perdu!

Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich, et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février 1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné l'Italie de Rogers, décida de ma vie.

À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume.

J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date, et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz. Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité. Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit: «Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs, d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et, pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis, traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken, Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme, Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon.

Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors, c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire. J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété, ni esprit, ni originalité.

À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles, encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue, des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard, l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le moment, il me faut poursuivre mon récit.

L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage, à l'imitation de l'Italie de Rogers. Les dessins, sur feuilles séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber que sous des yeux amis.

Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le Dr Andrews ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du Haut Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale, dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres, je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain.

Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill, et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W..., qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine.

Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou, si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points, j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans le premier chapitre de Fiction Fair and Foul que Mr Dale avait traité ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et, de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir.

En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant, recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé derrière une grille de fer.

Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait «l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain, asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année, parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable, plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus malheureuse.

Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de faire un croquis des Disciples d'Emmaüs, de Rembrandt. Salvador s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale, mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au «Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit; là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis du Souper d'Emmaüs d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus extrêmement fier.

Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît—elle voyait d'ailleurs que j'en aurais été incapable—parfaitement satisfaite de l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour apprendre le français.

Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours. Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment des relations, et non la grandeur réelle des choses—en partie parce que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement intangibles—je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à Oxford, on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma suffisance se développant avec perversité à mesure que je m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des heures plus mal employées encore.

Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand bonheur.


[23]Mélodies hébraïques.

[24]Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).

CHAPITRE V

LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON[25]

Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux que je ne me connais moi-même.

La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon, morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous.

La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans, mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour voyager et nous menions une vie sans grand horizon.

Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait été victime d'un accident, et elle était restée infirme. Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les malades—le goût ne m'en est pas venu encore—et, qui plus est, Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir.

Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou, pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui permettait-on pas.

Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres, s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William, finit aussi par s'en tirer à Londres.

Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural: belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres.

Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens commun ni de bon sens, affectueux comme tous les autres membres de la famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber; aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art de l'équitation et de la natation.

Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté, avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang, dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On racontait que d'une de ses branches—et personne n'osait mettre en doute la véracité du récit, pieusement accepté—un dimanche, un mauvais petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore.

Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur. La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore, pour moi, un sujet de lamentation.

Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père dessiner—je serais resté des heures ainsi—ou de contempler, sans jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant—lorsqu'il fut décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage chez Smith, Elder et Cie, avec l'insigne privilège de venir dîner à Herne Hill tous les dimanches—il n'est donc point étonnant que la présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui.

Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui.

Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait, le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus; choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures. C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder, moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le Forget me not, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de Vérone» de Prout.

Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture.

Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder publiaient, chaque année, sous le titre de Friendship's Offering. Il était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, poeta minor, très minor, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou deux fois, avec quelque éloge, dans la Vie de Scott, de Lockhart. Homme d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone; avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis, bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles littéraires et lié—ne fallait-il pas, pour composer le petit in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités littéraires?—avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle, jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons termes avec le Berger d'Ettrick[26], et avait, lui-même, commis un livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient appelées springboks, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique étaient soigneusement observées.

Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour boucher les interstices de la maçonnerie de l'Offering, le digne Mr Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en dit le fort et le faible, et un jour—véritable initiation Eleusinienne, pèlerinage Delphique—il me prit par la main et me conduisit chez le poète Rogers.

Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place. Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus attentivement ce qu'il leur plairait de dire.

Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là, il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de Miss Edgeworth, Lazy Lawrence, et la visite de Harry et Lucy à Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté—sous le n° 51 de la collection Brantwood—fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille associations encore, car de Clifton nous passions généralement à Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le Henry Milner de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus entraînant de la fiction.

Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association. J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie.

L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la félicité dont on se sentait enveloppé—pour peu qu'on eût l'amour des collines vertes et des eaux profondes—à chaque tournant de rive et de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs soit par la vue, soit par la lecture.

La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose, c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être, toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées à celle de ma mère.

De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog, la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont suspendu que je regardais—en digne élève de Miss Edgeworth—avec une grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle.

C'était le pont du Menai—notez-le bien, cher lecteur, non le tube—avec son chemin en planche qui se balançait entre des fils de fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre.

Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour, les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont fait que la confirmer.

Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus grand géologue de son époque.

Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter, comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer d'affaire.

Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule, quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur; là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient, tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant, j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait être la marque d'un génie particulier.

Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé.

Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux médecins: ma mère et le Dr Grant, un tout jeune licencié. Où mes parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les dons qu'il possédait.

Pour moi, le nom du Dr Grant est resté longtemps associé au souvenir d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle, triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père, auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son client.

Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille—il était, dans tous les sens du mot, un parfait gentleman—que le Dr Grant fut nommé médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur, il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très curieuses—j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec—mais sa mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère—merveilleuse envolée de pourpre et d'or—de quoi remplir deux vitrines aussi grandes que celles de la collection Gould au British Museum. Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur. Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston.

Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique du Sud, avaient offert au Dr Grant des échantillons très curieux des plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa prodigieusement! Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les fragments que le Dr Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de «six pence», était de «l'argent brut».

Ce fut au retour de ce voyage que le Dr Grant s'installa à Richmond, où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à autre, par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and Garter» avec le Dr Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma vie, non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français, moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis.

Mais, laissant le Dr Grant au milieu de ces agréables souvenirs, il faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray.

Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave; il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra, quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que bonne, Mary Monro.

Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante, et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de me gâter. À l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils adoraient à qui mieux mieux.

Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille, montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles, mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient; toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé, bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents; nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie sociale, à éviter toute familiarité.

Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de l'Antiquaire, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes.

Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle, bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne.

Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais tous deux parfaitement décidés—et en cela ils se conformaient au désir de leurs parents—à être avant tout des gentlemen, des marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant, comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains moins aristocratiques.

Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je savais par cœur le Deerslayer et le Pathfinder, de Cooper, sans avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu au milieu de sa première feuille de mûrier.


[25]Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)

[26]James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)

CHAPITRE VI

SCHAFFHOUSE ET MILAN

La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui seraient plutôt des après-jugés, c'est-à-dire tout le contraire. (Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.)

Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un des traits de mon tempérament d'homme fait.

De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel, que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave «Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis, aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille, qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal (l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions). Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue, s'est pour ainsi dire effacé.

À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le sable.

J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea. Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot ou se coucher à sec à marée basse.

Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières impressions que m'a données la vue de certaines choses.

J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr Hopkinson, de Long Acre.

Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même; l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du vrai voyage?

Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous l'écusson armorié: Vix ea nostra voco. J'y réussis sans peine, et j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement construite, avec les bagages et son chargement de six personnes, exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à tous les relais cinq ou six attelages de rechange.

Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces méthodes de locomotion primitives—qui datent pourtant d'hier—que celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si j'entre dans quelques détails.

Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes, de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes.

Un personnage non moins important que le postillon, dans les voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement, l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en même temps que vous.

Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât.

Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord, étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui, quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le devant. Mon père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu. Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains, et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père le réglait sans jamais faire la plus petite observation.

À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général, nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure, en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et, à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt; alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous assistions—en philosophes—à une messe matinale, et ma mère, uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux environs d'un village dans les Alpes.

J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833. J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer; ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement rendue par Prout à la 36e planche de ses Flandres et Allemagne. C'est dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec Salvador pour savoir si—c'était un vendredi après-midi—le lendemain nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y passer le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision, si jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil. Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de leur fermeture.

La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes! à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas.

Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet suisse»[27].

Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante—semblable à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de jonction de Clapham—s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte pauvreté et la paix de Dieu.

Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri—et c'est pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten?

Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner Schaffhouse.

Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville; elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller, consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi, comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade d'une gare de chemin de fer.

Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain; j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire un tour.

Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple, les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand, tout à coup, que vis-je à l'horizon!

Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages. C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité.

Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai, tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent, aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental» de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair. Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le ciel que les nuages.

C'est ainsi—dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort; ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté sur la terre, mais la première page de son livre—que je quittai ce soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté, au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour, reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou consolation.

Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia. Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et ensuite de Côme à Milan par Monza.

Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût été formé par Turner dans l'Italie de Rogers. Le Lac de Côme, les deux villas au clair de lune, et l'Adieu m'avaient préparé à admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses, les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés, qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier; j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler. J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur ressembler.

J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la nouvelle édition du deuxième volume des Modern Pointers, une perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles, j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose!

J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté la disparition—le panorama de Burford, dans Leicester Square—tentative de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû être soutenue par le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant, d'une facture exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la cathédrale de Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et il m'avait ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement, tenait du miracle.

Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la perfection—elle m'apparaissait telle alors—et la pureté de ce marbre immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment immuable?

J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement; mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort. C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout ce que ce calme a de précieux.

La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne, mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur.


[27]Suisse de caractère et de construction: les frontières politiques sont peu de choses.

CHAPITRE VII

PAPA ET MAMAN

Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage, m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu, alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter un cri comme celui du vanneau.

En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en moi la géologie!

Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche tout ce que j'étais capable de faire.

Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de Saussure, Voyages dans les Alpes, et je me mis méthodiquement à la rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer, autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à l'Université ou dans le monde.

Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de lecture poétique—je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il méprisait et qui me déplaisait fort—ma mère voulait m'enseigner (elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris, dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment.

Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune, de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville basse.

Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse, une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et profita en conscience de tous les avantages que l'institution provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue.

J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull, au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire!

Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant les autres, le nom du Dr Thomas Brown. Que le Dr Brown, professeur de philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à causer avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait dans le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement.

Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous doublez dans le soin de beaucoup de choses[28]

À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale «tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant. Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes circonstances.

Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce, sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il faut lire cette lettre du Dr Thomas Brown à mon père, écrite en une heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande importance pour lui et pour moi:


«8, N. St. David's Street, Edinburgh,

18 février 1807.

«Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos études littéraires,—conseils dont un «proficient» comme vous n'a guère besoin—me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez.

«Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti, j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à être, avant tout, un homme de science, un des principaux bienfaits de la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler professionnellement ou simplement pour orner son esprit. Dans le monde où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans avec gloutonnerie, à y consacrer les heures qui devraient être réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science qui contre-balance les——(mot oblitéré par le cachet) et les habitudes mesquines que cette profession développe quelquefois; science à laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles, de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la Richesse des Nations, d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil, je vous traite en marchand; puisque telle doit être votre profession dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un marchand distingué et honorable, personnage considérable dans un pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir, pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie, elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant, si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie, ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer soit l'ouvrage du Dr Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'Économie de nature, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique.

«Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires; mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur.

«Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et croyez à mon désir de vous être utile.

«Votre ami sincère,

«T. Brown.»


On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui.

Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes, jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait à attendre qu'il fût en situation de l'épouser.

La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de Copperfield, qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'Absent, de Miss Edgeworth, ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses employés.

Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le plus léger motif de déplaisir.

Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg.

Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que tous vos amis, des deux côtés, désiraient?»

Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement, négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.»

De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles, particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car, pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra; puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux, abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui.

Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles, elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par une pureté de cœur et de conduite naturelle—ou, par son intensité, je pourrai bien dire surnaturelle—qui la portait toujours à faire ses délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du Pilgrim's Progress, de la Holy War et des Embruns, qui pesaient si lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves, compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon père, altérée par tant de dures années de travail solitaire, réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde, et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud; les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait, sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience; et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville, que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces agapes commerciales et je m'étais fait—en notant avec soin les conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le vin—une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle, opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis.

Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour les sentiments romantiques de mon père.

Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles[29], s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée. Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain, c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à sa porte.

Protégée par ces austérités monacales et cette fierté aristocratique contre les pièges et les distractions du monde extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil. Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même, comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce.

Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres pouvait avoir d'esthétique. Celle du Dr Andrews était d'un type aussi caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le sien—longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement, presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de poing.

Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait des airs sévères quand nous arrivions et que le service était commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie.

Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son «office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et Cie. d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens bien, le commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque de cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford & Domecq», où les noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule servante de la maison, la vieille Maisie—diminutif affectueux, je crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary—Le soin de toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine, ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un mécanisme ingénieux soulevait le loquet.

Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer. Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long; cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage des murs et des linteaux des fenêtres.

Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers.

Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de Herne Hill—et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche des arbres familiers—émotion qui, pour être moins accablante, moins profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme; joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers, ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à l'équateur.

C'est ainsi que nous rentrâmes—tout pleins d'idées nouvelles, mais toujours fidèles aux anciennes—vers la fin de l'année 1833, pour goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne pouvions pas prévoir nous menaçait.

Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas! n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté, son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux, mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord sans compter les passagers.

Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit, elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est parti».

Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans le Gosport de Turner.

Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda Charles au capitaine qui surveillait le départ.—Vous n'avez pas peur?—Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il chavirait. Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22 janvier 1834).

Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs. La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu; moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends encore—j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette, sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.»


[28]S. Luc, X, 41, L. de Sacy.

[29]Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas remplacé.

CHAPITRE VIII

VESTER, CAMENÆ[30]

Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup plus de choses que je ne le croyais alors.

À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée, était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires: d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour «naïveté».

Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles. Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du jour.

Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers et sans nuages.

Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique. S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour le plaisir d'écrire en vers—et des sottises aussi bien en prose qu'en vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a rapprochés.

L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne sentais pas la nécessité.

Sans grand mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être toujours la meilleure.

Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute, mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du Forget me not, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un hasard assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise), était quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression typographique; il contenait trois histoires: The Red-nosed Lieutenant, du Rév. Georges Croly, Hans in Kelder, de l'auteur des Chronicles of London Bridge et The Comet, d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur manière, me firent une grande impression. L'habitude enfantine, quelque peu idiote, que j'avais de regarder fixement les mêmes objets pendant une journée entière, je l'appliquais à mes lectures; j'étais capable de lire et de relire les mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année. Comme il m'eût été parfaitement inutile de garder le souvenir de toutes ces histoires, je me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui me permettait de les goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze ans, j'ai dû lire ces livres préférés et beaucoup d'autres du même genre vingt fois de suite.

Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en compagnie seulement de mon Italie de Rogers, de mon Forget me not, de mon Continental Annual, de mon Friendship's Offering, pour livres de fonds; et je m'étonne encore plus que mon père, qui se berçait du fol espoir de me voir un jour écrire comme Byron, n'ait jamais remarqué que la précocité de Byron tenait à la lecture des maîtres dans toutes les branches de la littérature. Je doute même que semblable richesse de lecture ait été jamais égalée chez un jeune homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout à fait incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions réelles que j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le meilleur mes forces. Je me reposais en lisant Hans in Kelder et The Comet.

Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières émotions littéraires, je les dois à l'Iliade et à Scott. Je devais avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma première impression? Manfred avait dû me frapper, comme Macbeth avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus ou moins heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline monacale de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me conduisit au théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais avec mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les Noctes Ambrosianœ, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans Don Juan et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet, que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai Juan et Haidée. Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être m'accorda-t-on un morceau de Childe Harold, que j'aimais presque autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu près d'un bout à l'autre, à l'exception de Caïn, Werner, le Deformed Transformed, et la Vision of Judgment, qui n'étaient pas à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer.

Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo jusqu'au Dr Watts.

Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude «inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth, elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur. Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur, aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de Faliero.

Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais ressembler à la tante dévote d'Esther dans Bleak House. Tout au contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle jouissait pleinement, avec mon père, de leur Humphrey Clinker, bien avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard, lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne, s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans rire pendant un bon quart d'heure.

Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de Don Juan. Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants de Don Juan, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite, était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale.

Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres, chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me paraissait absolument unique dans son œuvre.

Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville. Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains. Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des ombres.»

Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est parfait; tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie «néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que «néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million» ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau.

Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril 1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres, comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood en 1820).

1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu, plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott, Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les générations à venir, et même la génération actuelle, leur donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance immense qui nous sépare—au point de vue de la raison, du savoir de l'effet, et même de l'imagination, de la passion et de l'invention—nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme du temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et...... c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de faire comme il faisait autrefois.»

1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord Hervey contre les attaques de Pope—mais Pope lui-même, en tant que poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne vaut pas un seul chant du Rape of the Lock, de The Essay on man, de la Dunciad, ni aucune des choses qui lui appartiennent.»

Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier, l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met:

A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne soit pas poète?»

B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton.

C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire des «ottave» de Béatrice à la page 286 des Songs of Toscany de Miss Alexander.

D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet.

E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir.

F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a jamais pu écrire une pièce de théâtre.

Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais par cœur le Cantique de Moïse, le Sermon sur la Montagne et la moitié de l'Apocalypse; je n'avais donc pas besoin que l'on m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron, c'était cette vérité vivante et mesurée, mesurée si on la compare à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour moi, ni déesses tutélaires, ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire».

Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère, sans rancune et sans «Les choses sont ainsi, tirez-en ce que vous pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur rhume dans les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les Mille et une nuits des histoires de voleurs qui vivaient dans des souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes collines de Norwood.

Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits, pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et faisait avec équité la part des natures.

Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons.

Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale», comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair.

Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise les palais en ruines de Foscari et de Falieri.

Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott, dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui.

Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides, que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie.

Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que, pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le vieux médecin de la famille, le Dr Walshman, eurent grand'peine à empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries. C'est pendant cette convalescence que je lus La Jolie fille de Perth, que j'appris la chanson de Pauvre Louise et que je fis mes délices du dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la Coast Scenery; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la «Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe!

Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un «cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel; j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique écrit dans le style de Don Juan, habilement combiné avec celui de Childe Harold.

J'écrivis deux chants de cet ouvrage—la traversée de la France jusqu'à Chamonix—là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un langage moins élevé.


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