Principes de la Philosophie de l'Histoire: traduits de la 'Scienza nuova'
CHAPITRE II.
AXIOMES.
Maintenant pour donner une forme aux matériaux que nous venons de préparer dans la table chronologique, nous proposons les axiomes philosophiques et philologiques que l'on va lire, avec un petit nombre de postulats raisonnables, et de définitions où nous avons cherché la clarté. Ainsi que le sang parcourt le corps qu'il anime, de même ces idées générales, répandues dans la science nouvelle, l'animeront de leur esprit dans toutes ses déductions sur la nature commune des nations.
1-22. AXIOMES GÉNÉRAUX.
1-4. Réfutation des opinions que l'on s'est formées jusqu'ici des commencemens de la civilisation.
1. Par un effet de la nature infime de l'intelligence de l'homme, lorsqu'il se trouve arrêté par l'ignorance, il se prend lui-même pour règle de tout.
De là deux choses ordinaires: La renommée croit dans sa marche; elle perd sa force pour ce qu'on voit de près (fama crescit eundo; minuit præsentia famam.) La marche a été longue depuis le commencement du monde, et la renommée n'a cessé de produire les opinions magnifiques que l'on a conçues jusqu'à nous de ces antiquités que leur extrême éloigneraient dérobe à notre connaissance. Ce caractère de l'esprit humain a été observé par Tacite (Agricola): omne ignotum pro magnifico est; l'inconnu ne manque pas d'être admirable.
2. Autre caractère de l'esprit humain: s'il ne peut se faire aucune idée des choses lointaines et inconnues, il les juge sur les choses connues et présentes.
C'est là la source inépuisable des erreurs où sont tombés toutes les nations, tous les savans, au sujet des commencemens de l'humanité; les premières s'étant mises à observer, les seconds à raisonner sur ce sujet dans des siècles d'une brillante civilisation, ils n'ont pas manqué de juger d'après leur temps, des premiers âges de l'humanité, qui naturellement ne devaient être que grossièreté, faiblesse, obscurité.
3. Chaque nation grecque ou barbare, a follement prétendu avoir trouvé la première, les commodités de la vie humaine, et conservé les traditions de son histoire depuis l'origine du monde. Ce mot précieux est de Diodore de Sicile.
Par là sont écartées à-la-fois les vaines prétentions des Chaldéens, des Scythes, des Égyptiens et des Chinois, qui se vantent tous d'avoir fondé la civilisation antique. Au contraire, Josephe met les Hébreux à l'abri de ce reproche en faisant l'aveu magnanime qu'ils sont restés cachés à tous les peuples païens. Et en même temps l'histoire sainte nous représente le monde comme jeune, eu égard à la vieillesse que lui supposaient les Chaldéens, les Scythes, les Égyptiens, et que lui supposent encore aujourd'hui les Chinois. Preuve bien forte en faveur de la vérité de l'histoire sainte.
À la vanité des nations, joignez celle des savans; ils veulent que ce qu'ils savent soit aussi ancien que le monde. Le mot de Diodore détruit tout ce qu'ils ont pensé de cette sagesse antique qu'il faudrait désespérer d'égaler; prouve l'imposture des oracles de Zoroastre le Chaldéen, et d'Anacharsis le Scythe, qui ne nous sont pas parvenus, du Pimandre de Mercure trismégiste, des vers d'Orphée, des vers dorés de Pythagore (déjà condamnés par les plus habiles critiques); enfin découvre à-la-fois l'absurdité de tous les sens mystiques donnés par l'érudition aux hiéroglyphes égyptiens, et celle des allégories philosophiques par lesquelles on a cru expliquer les fables grecques.
5-15. Fondemens du vrai.
(Méditer le monde social dans son idéal éternel.)
5. Pour être utile au genre humain, la philosophie doit relever et diriger l'homme déchu et toujours débile; elle ne doit ni l'arracher à sa propre nature, ni l'abandonner à sa corruption.
Ainsi sont exclus de l'école de la nouvelle science les Stoïciens qui veulent la mort des sens, et les Épicuriens qui font des sens la règle de l'homme; ceux-là s'enchaînant au destin, ceux-ci s'abandonnant au hasard et faisant mourir l'âme avec le corps; les uns et les autres niant la Providence. Ces deux sectes isolent l'homme et devraient s'appeler philosophies solitaires. Au contraire nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les Platoniciens, parce qu'ils sont d'accord avec tous les législateurs sur trois points capitaux: existence d'une Providence divine, nécessité de modérer les passions humaines et d'en faire des vertus humaines, immortalité de l'âme. Cet axiome nous donnera les trois principes de la nouvelle science.[16]
6. La philosophie considère l'homme tel qu'il doit être; ainsi elle ne peut être utile qu'à un bien petit nombre d'hommes qui veulent vivre dans la république de Platon, et non ramper dans la fange du peuple de Romulus.[17]
7. La législation considère l'homme tel qu'il est, et veut en tirer parti pour le bien de la société humaine. Ainsi de trois vices, l'orgueil féroce, l'avarice, l'ambition, qui égarent tout le genre humain, elle tire le métier de la guerre, le commerce, la politique (la corte), dans lesquels se forment le courage, l'opulence, la sagesse de l'homme d'état. Trois vices capables de détruire la race humaine produisent la félicité publique.
Convenons qu'il doit y avoir une Providence divine, une intelligence législatrice du monde: grâce à elle, les passions des hommes livrés tout entiers à l'intérêt privé, qui les ferait vivre en bêtes féroces dans les solitudes, ces passions mêmes ont formé la hiérarchie civile, qui maintient la société humaine.
8. Les choses, hors de leur état naturel, ne peuvent y rester, ni s'y maintenir.
Si, depuis les temps les plus reculés dont nous parle l'histoire du monde, le genre humain a vécu, et vit tolérablement en société, cet axiome termine la grande dispute élevée sur la question de savoir si la nature humaine est sociable, en d'autres termes s'il y a un droit naturel; dispute que soutiennent encore les meilleurs philosophes et les théologiens contre Épicure et Carnéade, et qui n'a point été fermée par Grotius lui-même.
Cet axiome, rapproché du septième et de son corollaire, prouve que l'homme a le libre arbitre, quoique incapable de changer ses passions en vertus, mais qu'il est aidé naturellement par la Providence de Dieu, et d'une manière surnaturelle par la Grâce.
9. Faute de savoir le vrai, les hommes tâchent d'arriver au certain, afin que si l'intelligence ne peut être satisfaite par la science, la volonté du moins se repose sur la conscience.
10. La philosophie contemple la raison, d'où vient la science du vrai; la philologie étudie les actes de la liberté humaine, elle en suit l'autorité; et c'est de là que vient la conscience du certain.—Ainsi nous comprenons sous le nom de philologues tous les grammairiens, historiens, critiques, lesquels s'occupent de la connaissance des langues et des faits (tant des faits intérieurs de l'histoire des peuples, comme lois et usages, que des faits extérieurs, comme guerres, traités de paix et d'alliance, commerce, voyages.)
Le même axiome nous montre que les philosophes sont restés à moitié chemin en négligeant de donner à leurs raisonnemens une certitude tirée de l'autorité des philologues; que les philologues sont tombés dans la même faute, puisqu'ils ont négligé de donner aux faits le caractère de vérité qu'ils auraient tiré des raisonnemens philosophiques. Si les philosophes et les philologues eussent évité ce double écueil, ils eussent été plus utiles à la société, et ils nous auraient prévenus dans la recherche de cette nouvelle science.
11. L'étude des actes de la liberté humaine, si incertaine de sa nature, tire sa certitude et sa détermination du sens commun appliqué par les hommes aux nécessités ou utilités humaines, double source du droit naturel des gens.[18]
12. Le sens commun est un jugement sans réflexion, partagé par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation, ou par tout le genre humain.
Cet axiome (avec la définition suivante) nous ouvrira une critique nouvelle relative aux auteurs des peuples, qui ont dû précéder de plus de mille ans les auteurs de livres, dont la critique s'est occupée jusqu'ici exclusivement.
13. Des idées uniformes nées chez des peuples inconnus les uns aux autres, doivent avoir un motif commun de vérité.
Grand principe, d'après lequel le sens commun du genre humain est le criterium indiqué par la Providence aux nations pour déterminer la certitude dans le droit naturel des gens. On arrive à cette certitude en connaissant l'unité, l'essence de ce droit auquel toutes les nations se conforment avec diverses modifications (Voy. le vingt-deuxième axiome.)
Le même axiome renferme toutes les idées qu'on s'est formées jusqu'ici du droit naturel des gens; droit qui, selon l'opinion commune, serait sorti d'une nation pour être transmis aux autres. Cette erreur est devenue scandaleuse par la vanité des Égyptiens et des Grecs, qui, à les en croire, ont répandu la civilisation dans le monde.
C'était une conséquence naturelle qu'on fît venir de Grèce à Rome la loi des douze tables. Ainsi le droit civil aurait été communiqué aux autres peuples par une prévoyance humaine; ce ne serait pas un droit mis par la divine Providence dans la nature, dans les mœurs de l'humanité, et ordonné par elle chez toutes les nations!
Nous ne cesserons dans cet ouvrage de tâcher de démontrer que le droit naturel des gens naquit chez chaque peuple en particulier, sans qu'aucun d'eux sût rien des autres; et qu'ensuite à l'occasion des guerres, ambassades, alliances, relations de commerce, ce droit fut reconnu commun à tout le genre humain.
14. La nature des choses consiste en ce qu'elles naissent en certaines circonstances, et de certaines manières. Que les circonstances se représentent les mêmes, les choses naissent les mêmes et non différentes.
15. Les propriétés inséparables du sujet doivent résulter de la modification avec laquelle, de la manière dont la chose est née; ces propriétés vérifient à nos yeux que la nature de la chose même (c'est-à-dire la manière dont elle est née) est telle, et non pas autre.
16-22. Fondemens du certain.
(Apercevoir le monde social dans sa réalité.)
16. Les traditions vulgaires doivent avoir quelques motifs publics de vérité, qui expliquent comment elles sont nées, et comment elles se sont conservées long-temps chez des peuples entiers.
Assigner à ces traditions leurs véritables causes qui, à travers les siècles, à travers les changemens de langues et d'usages, nous sont arrivées déguisées par l'erreur, ce sera un des grands travaux de la nouvelle science.
17. Les façons de parler vulgaires sont les témoignages les plus graves sur les usages nationaux des temps où se formèrent les langues.
18. Une langue ancienne qui est restée en usage, doit, considérée avant sa maturité, être un grand monument des usages des premiers temps du monde.
Ainsi c'est du latin qu'on tirera les preuves philologiques les plus concluantes en matière de droit des gens; les Romains ont surpassé sans contredit tous les autres peuples dans la connaissance de ce droit. Ces preuves pourront aussi être recherchées dans la langue allemande qui partage cette propriété avec l'ancienne langue romaine.
19. Si les lois des douze tables furent les coutumes en vigueur chez les peuples du Latium depuis l'âge de Saturne, coutumes qui, toujours mobiles chez les autres tribus, furent fixées par les Romains sur le bronze, et gardées religieusement par leur jurisprudence, ces lois sont un grand monument de l'ancien droit naturel des peuples du Latium.
20. Si les poèmes d'Homère peuvent être considérés comme l'histoire civile des anciennes coutumes grecques, ils sont pour nous deux grands trésors du droit naturel des gens considéré chez les Grecs.
Cette vérité et la précédente ne sont encore que des postulats, dont la démonstration se trouvera dans l'ouvrage.
21. Les philosophes grecs précipitèrent la marche naturelle que devait suivre leur nation; ils parurent dans la Grèce lorsqu'elle était encore toute barbare, et la firent passer immédiatement à la civilisation la plus rafinée; en même temps les Grecs conservèrent entières leurs histoires fabuleuses, tant divines qu'héroïques. La civilisation marcha d'un pas plus réglé chez les Romains; ils perdirent entièrement de vue leur histoire divine; aussi l'âge des dieux, pour parler comme les Égyptiens (Voy. l'axiome 28), est appelé par Varron le temps obscur des Romains; les Romains conservèrent dans la langue vulgaire leur histoire héroïque, qui s'étend depuis Romulus jusqu'aux lois Publilia et Petilia, et nous trouverons réfléchie dans cette histoire toute la suite de celle des héros grecs.[19]
Nous trouvons encore, dans nos principes, une autre cause de cette marche des Romains, et peut-être cette cause explique plus convenablement l'effet indiqué. Romulus fonda Rome au milieu d'autres cités latines plus anciennes; il la fonda en ouvrant un asile, moyen, dit Tite-Live, employé jadis par la sagesse des fondateurs de villes; l'âge de la violence durant encore, il dut fonder sa ville sur la même base qui avait été donnée aux premières cités du monde. La civilisation romaine partit de ce principe; et comme les langues vulgaires du Latium avaient fait de grands progrès, il dut arriver que les Romains expliquèrent en langue vulgaire les affaires de la vie civile, tandis que les Grecs les avaient exprimées en langue héroïque. Voilà aussi pourquoi les Romains furent les héros du monde, et soumirent les autres cités du Latium, puis l'Italie, enfin l'univers. Chez eux l'héroïsme était jeune, lorsqu'il avait commencé à vieillir chez les autres peuples du Latium, dont la soumission devait préparer toute la grandeur de Rome.
22. Il existe nécessairement dans la nature une langue intellectuelle commune à toutes les nations; toutes les choses qui occupent l'activité de l'homme en société y sont uniformément comprises, mais exprimées avec autant de modifications qu'on peut considérer ces choses sous divers aspects. Nous le voyons dans les proverbes; ces maximes de la sagesse vulgaire, sont entendues dans le même sens par toutes les nations anciennes et modernes, quoique dans l'expression elles aient suivi la diversité des manières de voir.—Cette langue appartient à la science nouvelle; guidés par elle, les philologues pourront se faire un vocabulaire intellectuel commun à toutes les langues mortes et vivantes.
23-114. AXIOMES PARTICULIERS.
23-28. Division des peuples anciens en Hébreux et Gentils.—Déluge universel.—Géans.
23. L'histoire sacrée est plus ancienne que toutes les histoires profanes qui nous sont parvenues, puisqu'elle nous fait connaître, avec tant de détails et dans une période de huit siècles, l'état de nature sous les patriarches (état de famille, dans le langage de la science nouvelle). Cet état dont, selon l'opinion unanime des politiques, sortirent les peuples et les cités, l'histoire profane n'en fait point mention, ou en dit à peine quelques mots confus.
24. Dieu défendit la divination aux Hébreux; cette défense est la base de leur religion; la divination au contraire est le principe de la société chez toutes les nations païennes. Aussi tout le monde ancien fut-il divisé en Hébreux et Gentils.
25. Nous démontrerons le déluge universel, non plus par les preuves philologiques de Martin Scoock; elles sont trop légères; ni par les preuves astrologiques du cardinal d'Alliac, suivi par Pic de la Mirandole; elles sont incertaines et même fausses; mais par les faits d'une histoire physique dont nous trouverons les vestiges dans les fables.
26. Il a existé des géans dans l'antiquité, tels que les voyageurs disent en avoir trouvé de très grossiers et de très féroces à l'extrémité de l'Amérique dans le pays des Patagons. Abandonnant les vaines explications que nous ont données les philosophes de leur existence, nous l'expliquerons par des causes en partie physiques, en partie morales, que César et Tacite ont remarquées en parlant de la stature gigantesque des anciens Germains. Nous rapportons ces causes à l'éducation sauvage, et pour ainsi dire bestiale, des enfans.
27. L'histoire grecque, qui nous a conservé tout ce que nous avons des antiquités païennes, en exceptant celles de Rome, prend son commencement du déluge, et de l'existence des géans.
Cette tradition nous présente la division originaire du genre humain en deux espèces, celle des géans et celle des hommes d'une stature naturelle, celle des Gentils et celle des Hébreux. Cette différence ne peut être venue que de l'éducation bestiale des uns, de l'éducation humaine des autres; d'où l'on peut conclure que les Hébreux ont eu une autre origine que celle des Gentils.
28-40. Principes de la théologie pratique.—Origine de l'idolâtrie, de la divination, des sacrifices.
28. Il nous reste deux grands débris des antiquités égyptiennes; 1o Les Égyptiens divisaient tout le temps antérieurement écoulé en trois âges, âge des dieux, âge des héros, âge des hommes; 2o Pendant ces trois âges, trois langues correspondantes se parlèrent, langue hiéroglyphique ou sacrée, langue symbolique ou héroïque, langue vulgaire ou épistolaire, celle dans laquelle les hommes expriment par des signes convenus les besoins ordinaires de la vie.
29. Homère parle dans cinq passages de ses poèmes d'une langue plus ancienne que l'héroïque dont il se servait, et il l'appelle langue des dieux. (Voy. livre 2, chap. 6.)
30. Varron a pris la peine de recueillir trente mille noms de divinités reconnues par les Grecs. Ces noms se rapportaient à autant de besoins de la vie naturelle, morale, économique, ou civile des premiers temps.—Concluons des trois traditions qui viennent d'être rapportées que, partout la société a commencé par la religion. C'est le premier des trois principes de la science nouvelle.
31. Lorsque les peuples sont effarouchés par la violence et par les armes, au point que les lois humaines n'auraient plus d'action, il n'existe qu'un moyen puissant pour les dompter, c'est la religion.
Ainsi dans l'état sans lois (stato eslege), la Providence réveilla dans l'âme des plus violens et des plus fiers une idée confuse de la divinité, afin qu'ils entrassent dans la vie sociale et qu'ils y fissent entrer les nations. Ignorans comme ils étaient, ils appliquèrent mal cette idée, mais l'effroi que leur inspirait la divinité telle qu'ils l'imaginèrent, commença à ramener l'ordre parmi eux.
Hobbes ne pouvait voir la société commencer ainsi parmi les hommes violens et farouches de son système, lui qui, pour en trouver l'origine, s'adresse au hasard d'Épicure. Il entreprit de remplir la grande lacune laissée par la philosophie grecque, qui n'avait point considéré l'homme dans l'ensemble de la société du genre humain. Effort magnanime auquel le succès n'a pas répondu![20]
32. Lorsque les hommes ignorent les causes naturelles des phénomènes, et qu'ils ne peuvent les expliquer par des analogies, ils leur attribuent leur propre nature; par exemple, le vulgaire dit que l'aimant aime le fer. (Voy. l'axiome 1er.)
33. La physique des ignorans est une métaphysique vulgaire, dans laquelle ils rapportent les causes des phénomènes qu'ils ignorent à la volonté de Dieu, sans considérer les moyens qu'emploie cette volonté.
34. L'observation de Tacite est très juste: mobiles ad superstitionem perculsæ semel mentes. Dès que les hommes ont laissé surprendre leur âme par une superstition pleine de terreurs, ils y rapportent tout ce qu'ils peuvent imaginer, voir, ou faire eux-mêmes.
35. L'admiration est fille de l'ignorance.
36. L'imagination est d'autant plus forte que le raisonnement est plus faible.
37. Le plus sublime effort de la poésie est d'animer, de passionner les choses insensibles.—Il est ordinaire aux enfans de prendre dans leurs jeux les choses inanimées, et de leur parler comme à des personnes vivantes.—Les hommes du monde enfant durent être naturellement des poètes sublimes.
38. Passage précieux de Lactance, sur l'origine de l'idolâtrie: Rudes initio domines Deos appellarunt, sive ob miraculum virtutis (hoc verò putabant rudes adhuc et simplices); sive, ut fieri solet, in admirationem præsentis potentiæ; sive ob beneficia, quibus erant ad humanitatem compositi; au commencement, les hommes encore simples et grossiers divinisèrent de bonne foi ce qui excitait leur admiration, tantôt la vertu, tantôt une puissance secourable (la chose est ordinaire), tantôt la bienfaisance de ceux qui les avaient civilisés.
39. Dès que notre intelligence est éveillée par l'admiration, quel que soit l'effet extraordinaire que nous observions, comète, parélie, ou toute autre chose, la curiosité, fille de l'ignorance et mère de la science, nous porte à demander: Que signifie ce phénomène?
40. La superstition qui remplit de terreur l'âme des magiciennes, les rend en même temps cruelles et barbares; au point que souvent pour célébrer leurs affreux mystères, elles égorgent sans pitié et déchirent en pièces l'être le plus innocent et le plus aimable, un enfant.
Voilà l'origine des sacrifices, dans lesquels la férocité des premiers hommes faisait couler le sang humain. Les Latins eurent leurs victimes de Saturne (Saturni hostiæ); les Phéniciens faisaient passer à travers les flammes les enfans consacrés à Moloch; et les douze tables conservent quelques traces de semblables consécrations.—Cette explication nous fera mieux entendre le vers fameux: La crainte seule a fait les premiers dieux. Les fausses religions sont nées de la crédulité, et non de l'imposture.—Elle répond aussi à l'exclamation impie de Lucrèce au sujet du sacrifice d'Iphigénie (tant la religion put enfanter de maux!). Ces religions cruelles étaient le premier degré par lequel la Providence amenait les hommes encore farouches, les fils des Cyclopes et des Lestrigons, à la civilisation des âges d'Aristide, de Socrate et de Scipion.
41-46. Principes de la Mythologie historique.
41-42. Dans cette période qui suivit le déluge universel, les descendans impies des fils de Noé retournèrent à l'état sauvage, se dispersèrent comme des bêtes farouches dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et par l'effet d'une éducation toute bestiale, redevinrent géans à l'époque où il tonna la première fois après le déluge. C'est alors que Jupiter foudroie et terrasse les géans. Chaque nation païenne eut son Jupiter.—Il fallut sans doute plus d'un siècle après le déluge pour que la terre moins humide pût exhaler des vapeurs capables de produire le tonnerre.
43. Toute nation païenne eut son Hercule, fils de Jupiter; le docte Varron en a compté jusqu'à quarante.—Voilà l'origine de l'héroïsme chez les premiers peuples, qui faisaient sortir leurs héros des dieux.
Cette tradition et la précédente qui nous montre d'abord tant de Jupiter, ensuite tant d'Hercule chez les nations païennes, nous indique que les premières sociétés ne purent se fonder sans religion, ni s'agrandir sans vertu.—En outre, si vous considérez l'isolement de ces peuples sauvages qui s'ignoraient les uns les autres, et si vous vous rappelez l'axiome: Des idées uniformes nées chez des peuples inconnus entre eux, doivent avoir un motif commun de vérité, vous trouverez un grand principe, c'est que les premières fables durent contenir des vérités relatives à l'état de la société, et par conséquent être l'histoire des premiers peuples.
44. Les premiers sages parmi les Grecs furent les poètes théologiens, lesquels sans aucun doute fleurirent avant les poètes héroïques, comme Jupiter fut père d'Hercule.
Des trois traditions précédentes, il résulte que les nations païennes avec leurs Jupiter et leurs Hercule, furent dans leurs commencemens toutes poétiques, et que d'abord naquit chez elles la poésie divine, ensuite l'héroïque.
45. Les hommes sont naturellement portés à conserver dans quelque monument le souvenir des lois et institutions, sur lesquelles est fondée la société où ils vivent.
46. Toutes les histoires des barbares commencent par des fables.
47-62. POÉTIQUE.
47-62. Principe des caractères poétiques.
47. L'esprit humain aime naturellement l'uniforme.
Cet axiome appliqué aux fables s'appuie sur une observation. Qu'un homme soit fameux en bien ou en mal, le vulgaire ne manque pas de le placer en telle ou telle circonstance, et d'inventer sur son compte des fables en harmonie avec son caractère; mensonges de fait, sans doute, mais vérités d'idées, puisque le public n'imagine que ce qui est analogue à la réalité. Qu'on y réfléchisse, on trouvera que le vrai poétique est vrai métaphysiquement, et que le vrai physique, qui n'y serait pas conforme, devrait passer pour faux. Le véritable capitaine, par exemple, c'est le Godefroi du Tasse; tous ceux qui ne se conforment pas en tout à ce modèle, ne méritent point le nom de capitaine. Considération importante dans la poétique.
48. Il est naturel aux enfans de transporter l'idée et le nom des premières personnes, des premières choses qu'ils ont vues, à toutes les personnes, à toutes les choses qui ont avec elles quelque ressemblance, quelque rapport.
49. C'est un passage précieux que celui de Jamblique, sur les mystères des Égyptiens: les Égyptiens attribuaient à Hermès Trismégiste toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie humaine.
Cet axiome et le précédent renverseront cette sublime théologie naturelle par laquelle ce grand philosophe interprète les mystères de l'Égypte.
Dans les axiomes 47, 48 et 49, nous trouvons le principe des caractères poétiques, lesquels constituent l'essence des fables. Le premier nous montre le penchant naturel du vulgaire à imaginer des fables et à les imaginer avec convenance.—Le second nous fait voir que les premiers hommes qui représentaient l'enfance de l'humanité, étant incapables d'abstraire et de généraliser, furent contraints de créer les caractères poétiques, pour y ramener, comme à autant de modèles, toutes les espèces particulières qui auraient avec eux quelque ressemblance. Cette ressemblance rendait infaillible la convenance des fables antiques. Ainsi les Égyptiens rapportaient au type du sage dans les choses de la vie sociale toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie, et comme ils ne pouvaient atteindre cette abstraction, encore moins celle de sagesse sociale, ils personnifiaient le genre tout entier sous le nom d'Hermès Trismégiste. Qui peut soutenir encore qu'au temps où les Égyptiens enrichissaient le monde de leurs découvertes, ils étaient déjà philosophes, déjà capables de généraliser?
50-62. Fable, convenance, pensée, expression, etc.
50. Dans l'enfance, la mémoire est très forte; aussi l'imagination est vive à l'excès; car l'imagination n'est autre chose que la mémoire avec extension, ou composition.—Voilà pourquoi nous trouvons un caractère si frappant de vérité dans les images poétiques, que dut former le monde enfant.
51. En tout les hommes suppléent à la nature par une étude opiniâtre de l'art; en poésie seulement, toutes les ressources de l'art ne feront rien pour celui que la nature n'a point favorisé.—Si la poésie fonda la civilisation païenne qui devait produire tous les arts, il faut bien que la nature ait fait les premiers poètes.
52. Les enfans ont à un très haut degré la faculté d'imiter; tout ce qu'ils peuvent déjà connaître, ils s'amusent à l'imiter.—Aux temps du monde enfant, il n'y eut que des peuples poètes; la poésie n'est qu'imitation.
C'est ce qui peut faire comprendre, pourquoi tous les arts de nécessité, d'utilité, de commodité, et même la plupart des arts d'agrément, furent trouvés dans les siècles poétiques, avant qu'il se formât des philosophes: les arts ne sont qu'autant d'imitations de la nature, une poésie réelle, si je l'ose dire.
53. Les hommes sentent d'abord, sans remarquer les choses senties; ils les remarquent ensuite, mais avec la confusion d'une âme agitée et passionnée; enfin, éclairés par une pure intelligence, ils commencent à réfléchir.
Cet axiome nous explique la formation des pensées poétiques. Elles sont l'expression des passions et des sentimens, à la différence des pensées philosophiques qui sont le produit de la réflexion et du raisonnement. Plus les secondes s'élèvent aux généralités, plus elles approchent du vrai; les premières au contraire deviennent plus certaines (c'est-à-dire qu'elles peignent plus fidèlement), à proportion qu'elles descendent dans les particularités.
54. Les hommes interprètent les choses douteuses ou obscures qui les touchent, conformément à leur propre nature, et aux passions et usages qui en dérivent.
Cet axiome est une règle importante de notre mythologie. Les fables imaginées par les premiers hommes furent sévères comme leurs farouches inventeurs, qui étaient à peine sortis de l'indépendance bestiale pour commencer la société. Les siècles s'écoulèrent, les usages changèrent, et les fables furent altérées, détournées de leur premier sens, obscurcies dans les temps de corruption et de dissolution qui précédèrent même l'existence d'Homère. Les Grecs, craignant de trouver les dieux aussi contraires à leurs vœux, qu'ils devaient l'être à leurs mœurs, attribuèrent ces mœurs aux dieux eux-mêmes, et donnèrent souvent aux fables un sens honteux et obscène.
55. Étendez à tous les Gentils, le passage suivant où Eusèbe parle des seuls Égyptiens, il devient précieux: Originairement la théologie des Égyptiens ne fut autre chose qu'une histoire mêlée de fables; les âges suivans qui rougissaient de ces fables, leur supposèrent peu à peu une signification mystique. C'est ce que fit Manéton, grand-prêtre de l'Égypte, qui prêta à l'histoire de son pays le sens d'une sublime théologie naturelle.
Les deux axiomes précédens sont deux fortes preuves en faveur de notre mythologie historique et en même temps deux coups mortels pertes au préjugé qui attribue aux anciens une sagesse impossible à égaler (innarrivabile). Ils renferment en même temps deux puissans argumens en faveur de la vérité du christianisme, qui dans l'histoire sainte ne présente aucun récit dont il ait à rougir.
56. Les premiers auteurs parmi les Orientaux, les Égyptiens, les Grecs et les Latins, les premiers écrivains qui firent usage des nouvelles langues de l'Europe, lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, se trouvent avoir été des poètes.
57. Les muets s'expliquent par des gestes, ou par d'autres signes matériels, qui ont des rapports naturels avec les idées qu'ils veulent faire entendre.
C'est le principe des langues hiéroglyphiques, en usage chez toutes les nations dans leur première barbarie. C'est celui du langage naturel qui s'est parlé jadis dans le monde, si l'on s'en rapporte à la conjecture de Platon (Cratyle), suivi par Jamblique, par les Stoïciens et par Origène (contre Celse). Mais comme ils avaient seulement deviné la vérité, ils trouvèrent des adversaires dans Aristote (περι ερμηνειας), et dans Galien (de decretis Hippocratis et Platonis); Publius Nigidius parle de cette dispute dans Aulu-Gelle. À ce langage naturel dut succéder le langage poétique, composé d'images, de similitudes et de comparaisons, enfin de traits qui peignaient les propriétés naturelles des êtres.
58. Les muets émettent des sons confus avec une espèce de chant. Les bègues ne peuvent délier leur langue qu'en chantant.
59. Les grandes passions se soulagent par le chant, comme on l'observe dans l'excès de la douleur ou de la joie.
D'après ces deux axiomes, si les premiers hommes du monde païen retombèrent dans un état de brutalité où ils devinrent muets comme les bêtes, on doit croire que les plus violentes passions purent seules les arracher à ce silence, et qu'ils formèrent leurs premières langues en chantant.
60. Les langues durent commencer par des monosyllabes. Maintenant encore au milieu de tant de facilités pour apprendre le langage articulé, les enfans, dont les organes sont si flexibles, commencent toujours ainsi.
61. Le vers héroïque est le plus ancien de tous. Le vers spondaïque est le plus lent, et la suite prouvera que le vers héroïque fut originairement spondaïque.
62. Le vers iambique est celui qui se rapproche le plus de la prose, et l'iambe est un mètre rapide, comme le dit Horace.
Ces deux axiomes peuvent nous faire conjecturer que le développement des idées et des langues fut correspondant. Les sept axiomes précédens doivent nous convaincre que chez toutes les nations l'on parla d'abord en vers, puis en prose.
63-65. Principes étymologiques.
63. L'âme est portée naturellement à se voir au-dehors et dans la matière; ce n'est qu'avec beaucoup de peine, et par la réflexion, qu'elle en vient à se comprendre elle-même.—Principe universel d'étymologie; nous voyons en effet dans toutes les langues les choses de l'âme et de l'intelligence exprimées par des métaphores qui sont tirées des corps et de leurs propriétés.
64. L'ordre des idées doit suivre l'ordre des choses.
65. Tel est l'ordre que suivent les choses humaines: d'abord les forêts, puis les cabanes, puis, les villages, ensuite les cités, ou réunions de citoyens, enfin les académies, ou réunions de savans.—Autre grand principe étymologique, d'après lequel l'histoire des langues indigènes doit suivre cette série de changemens que subissent les choses. Ainsi dans la langue latine, nous pouvons observer que tous les mots ont des origines sauvages et agrestes: par exemple, lex (legere, cueillir) dut signifier d'abord récolte de glands, d'où l'arbre qui produit les glands fut appelé illex, ilex; de même que aquilex est incontestablement celui qui recueille les eaux. Ensuite lex désigna la récolte des légumes (legumina) qui en dérivent leur nom. Plus tard, lorsqu'on n'avait pas de lettres pour écrire les lois, lex désigna nécessairement la réunion des citoyens, ou l'assemblée publique. La présence du peuple constituait la loi qui rendait les testamens authentiques, calatis comitiis. Enfin l'action de recueillir les lettres, et d'en faire comme un faisceau pour former chaque parole, fut appelée legere, lire.
66-86. Principes de l'histoire idéale.
66. Les hommes sentent d'abord le nécessaire, puis font attention à l'utile, puis cherchent la commodité; plus tard aiment le plaisir, s'abandonnent au luxe, et en viennent enfin à tourmenter leurs richesses.[21]
67. Le caractère des peuples est d'abord cruel, ensuite sévère, puis doux et bienveillant, puis ami de la recherche, enfin dissolu.
68. Dans l'histoire du genre humain, nous voyons s'élever d'abord des caractères grossiers et barbares, comme le Polyphème d'Homère; puis il en vient d'orgueilleux et de magnanimes, tels qu'Achille; ensuite de justes et de vaillans, des Aristides, des Scipions; plus tard nous apparaissent avec de nobles images de vertus, et en même temps avec de grands vices, ceux qui au jugement du vulgaire obtiennent la véritable gloire, les Césars et les Alexandres; plus tard des caractères sombres, d'une méchanceté réfléchie, des Tibères; enfin des furieux qui s'abandonnent en même temps à une dissolution sans pudeur, comme les Caligulas, les Nérons, les Domitiens.
La dureté des premiers fut nécessaire, afin que l'homme, obéissant à l'homme dans l'état de famille, fût préparé à obéir aux lois dans l'état civil qui devait suivre; les seconds incapables de céder à leurs égaux, servirent à établir à la suite de l'état de famille les républiques aristocratiques; les troisièmes à frayer le chemin à la démocratie; les quatrièmes à élever les monarchies; les cinquièmes à les affermir; les sixièmes à les renverser.
69. Les gouvernemens doivent être conformes à la nature de ceux qui sont gouvernés.—D'où il résulte que l'école des princes, c'est la science des mœurs des peuples.
70-82. Commencemens des sociétés.
70. Qu'on nous accorde la proposition suivante (la chose ne répugne point en elle-même, et plus tard elle se trouve vérifiée par les faits): du premier état sans loi et sans religion sortirent d'abord un petit nombre d'hommes supérieurs par la force, lesquels fondèrent les familles, et à l'aide de ces mêmes familles commencèrent à cultiver les champs; la foule des autres hommes en sortit long-temps après en se réfugiant sur les terres cultivées par les premiers pères de famille.
71. Les habitudes originaires, particulièrement celle de l'indépendance naturelle, ne se perdent point tout d'un coup, mais par degrés et à force de temps.
72. Supposé que toutes les sociétés aient commencé par le culte d'une divinité quelconque, les pères furent sans doute, dans l'état de famille, les sages en fait de divination, les prêtres qui sacrifiaient pour connaître la volonté du ciel par les auspices, et les rois qui transmettaient les lois divines à leur famille.
73 et 76. C'est une tradition vulgaire que le monde fut d'abord gouverné par des rois,—que la première forme de gouvernement fut la monarchie.
74. Autre tradition vulgaire: les premiers rois qui furent élus, c'étaient les plus dignes.
75. Autre: les premiers rois furent des sages. Le vain souhait de Platon était en même temps un regret de ces premiers âges pendant lesquels les philosophes régnaient, ou les rois étaient philosophes.
Dans la personne des premiers pères se trouvèrent donc réunis la sagesse, le sacerdoce et la royauté. Les deux dernières supériorités dépendaient de la première. Mais cette sagesse n'était point la sagesse réfléchie (riposta) celle des philosophes, mais la sagesse vulgaire des législateurs. Nous voyons que dans la suite chez toutes les nations les prêtres marchaient la couronne sur la tête.
77. Dans l'état de famille, les pères durent exercer un pouvoir monarchique, dépendant de Dieu seul, sur la personne et sur les biens de leurs fils, et, à plus forte raison, sur ceux des hommes qui s'étaient réfugiés sur leurs terres, et qui étaient devenus leurs serviteurs. Ce sont ces premiers monarques du monde que désigne l'Écriture Sainte en les appelant patriarches, c'est-à-dire, pères et princes. Ce droit monarchique fut conservé par la loi des douze tables dans tous les âges de l'ancienne Rome: Patri familias jus vitæ et necis in liberos esto, le père de famille a sur ses enfans droit de vie et de mort; principe d'où résulte le suivant, quidquid filius acquirit, patri acquirit, tout ce que le fils acquiert, il l'acquiert à son père.
78. Les familles ne peuvent avoir été nommées d'une manière convenable à leur origine, si l'on n'en fait venir le nom de ces famuli, ou serviteurs des premiers pères de famille.
79. Si les premiers compagnons, ou associés, eurent pour but une société d'utilité, on ne peut les placer antérieurement à ces réfugiés qui, ayant cherché la sûreté près des premiers pères de famille, furent obligés pour vivre de cultiver les champs de ceux qui les avaient reçus.—Tels furent les véritables compagnons des héros, dans lesquels nous trouvons plus tard les plébéiens des cités héroïques, et en dernier lieu les provinces soumises à des peuples souverains.
80. Les hommes s'engagent dans des rapports de bienfaisance, lorsqu'ils espèrent retenir une partie du bienfait, ou en tirer une grande utilité; tel est le genre de bienfait que l'on doit attendre dans la vie sociale.
81. C'est un caractère des hommes courageux de ne point laisser perdre par négligence ce qu'ils ont acquis par leur courage, mais de ne céder qu'à la nécessité ou à l'intérêt, et cela peu-à-peu, et le moins qu'ils peuvent. Dans ces deux axiomes nous voyons les principes éternels des fiefs, qui se traduisent en latin avec élégance par le mot beneficia.
82. Chez toutes les nations anciennes nous ne trouvons partout que clientèles et cliens, mots qu'on ne peut entendre convenablement que par fiefs et vassaux. Les feudistes ne trouvent point d'expressions latines plus convenables pour traduire ces derniers mots que clientes et clientelæ.
Les trois derniers axiomes avec les douze précédens (en partant du 70e), nous font connaître l'origine des sociétés. Nous trouvons cette origine, comme on le verra d'une manière plus précise, dans la nécessité imposée aux pères de famille par leurs serviteurs. Ce premier gouvernement dut être aristocratique, parce que les pères de famille s'unirent en corps politique pour résister à leurs serviteurs mutinés contre eux, et furent cependant obligés pour les ramener à l'obéissance, de leur faire des concessions de terres analogues aux feuda rustica (fiefs roturiers) du moyen âge. Ils se trouvèrent eux-mêmes avoir assujetti leurs souverainetés domestiques (que l'on peut comparer aux fiefs nobles) à la souveraineté de l'ordre dont ils faisaient partie. Cette origine des sociétés sera prouvée par le fait; mais quand elle ne serait qu'une hypothèse, elle est si simple et si naturelle, tant de phénomènes politiques s'y rapportent d'eux-mêmes, comme à leur cause, qu'il faudrait encore l'admettre comme vraie. Autrement il devient impossible de comprendre comment l'autorité civile dériva de l'autorité domestique; comment le patrimoine public se forma de la réunion des patrimoines particuliers; comment à sa formation, la société trouva des élémens tout préparés dans un corps peu nombreux qui pût commander dans une multitude de plébéiens qui pût obéir. Nous démontrerons qu'en supposant les familles composées seulement de fils, et non de serviteurs, cette formation des sociétés a été impossible.
83. Ces concessions de terres constituèrent la première loi agraire qui ait existé, et la nature ne permet pas d'en imaginer, ni d'en comprendre une qui puisse offrir plus de précision.
Dans cette loi agraire furent distingués les trois genres de possession qui peuvent appartenir aux trois sortes de personnes: domaine bonitaire appartenant aux Plébéiens; domaine quiritaire appartenant aux Pères, conservé par les armes, et par conséquent noble; domaine éminent, appartenant au corps souverain. Ce dernier genre de possession n'est autre chose que la souveraine puissance dans les républiques aristocratiques.
84-96. Ancienne histoire romaine.
84. Dans un passage remarquable de sa Politique, où il énumère les diverses sortes de gouvernemens, Aristote fait mention de la royauté héroïque, où les rois, chefs de la religion, administraient la justice au-dedans, et conduisaient les guerres au-dehors.
Cet axiome se rapporte précisément à la royauté héroïque de Thésée et de Romulus. Voyez la vie du premier dans Plutarque. Quant aux rois de Rome, nous voyons Tullus Hostilius juge d'Horace[22]. Les rois de Rome étaient appelés rois des choses sacrées, reges sacrorum. Et même après l'expulsion des rois, de crainte d'altérer la forme des cérémonies, on créait un roi des choses sacrées; c'était le chef des féciaux, ou hérauts de la république.
85. Autre passage remarquable de la Politique d'Aristote: Les anciennes républiques n'avaient point de lois pour punir les offenses et redresser les torts particuliers; ce défaut de lois est commun à tous les peuples barbares. En effet les peuples ne sont barbares dans leur origine que parce qu'ils ne sont pas encore adoucis par les lois.—De là la nécessité des duels et des représailles personnelles dans les temps barbares, où l'on manque de lois judiciaires.
86. Troisième passage non moins précieux du même livre: Dans les anciennes républiques, les nobles juraient aux plébéiens une éternelle inimitié. Voilà ce qui explique l'orgueil, l'avarice, et la barbarie des nobles à l'égard des plébéiens, dans les premiers siècles de l'histoire romaine. Au milieu de cette prétendue liberté populaire que l'imagination des historiens nous montre dans Rome, ils pressaient[23] les plébéiens, et les forçaient de les servir à la guerre à leurs propres dépens; ils les enfonçaient, pour ainsi dire, dans un abîme d'usures; et lorsque ces malheureux n'y pouvaient satisfaire, ils les tenaient enfermés toute leur vie dans leurs prisons particulières, afin de se payer eux-mêmes par leurs travaux et leurs sueurs; là, ces tyrans les déchiraient à coups de verges comme les plus vils esclaves.
87. Les républiques aristocratiques se décident difficilement à la guerre, de crainte d'aguerrir la multitude des plébéiens.
88. Les gouvernemens aristocratiques conservent les richesses dans l'ordre des nobles, parce qu'elles contribuent à la puissance de cet ordre.—C'est ce qui explique la clémence avec laquelle les Romains traitaient les vaincus; ils se contentaient de leur ôter leurs armes, et leur laissaient la jouissance de leurs biens (dominium bonitarium), sous la condition d'un tribut supportable.—Si l'aristocratie romaine combattit toujours les lois agraires proposées par les Gracques, c'est qu'elle craignait d'enrichir le petit peuple.
89. L'honneur est le plus noble aiguillon de la valeur militaire.
90. Les peuples, chez lesquels les différens ordres se disputent les honneurs pendant la paix, doivent déployer à la guerre une valeur héroïque; les uns veulent se conserver le privilège des honneurs, les autres mériter de les obtenir. Tel est le principe de l'héroïsme romain depuis l'expulsion des rois jusqu'aux guerres puniques. Dans cette période, les nobles se dévouaient pour leur patrie, dont le salut était lié à la conservation des privilèges de leur ordre; et les plébéiens se signalaient par de brillans exploits pour prouver qu'ils méritaient de partager les mêmes honneurs.
91. Les querelles dans lesquelles les différens ordres cherchent l'égalité des droits, sont pour les républiques le plus puissant moyen d'agrandissement.
Autre principe de l'héroïsme romain, appuyé sur trois vertus civiles: confiance magnanime des plébéiens, qui veulent que les patriciens leur communiquent les droits civils, en même temps que ces lois dont ils se réservent la connaissance mystérieuse; courage des patriciens, qui retiennent dans leur ordre un privilège si précieux; sagesse des jurisconsultes, qui interprètent ces lois, et qui peu-à-peu en étendent l'utilité en les appliquant à de nouveaux cas, selon ce que demande la raison. Voilà les trois caractères qui distinguent exclusivement la jurisprudence romaine.
92. Les faibles veulent les lois; les puissans les repoussent; les ambitieux en présentent de nouvelles pour se faire un parti; les princes protègent les lois, afin d'égaler les puissans et les faibles.
Dans sa première et sa seconde partie, cet axiome éclaire l'histoire des querelles qui agitent les aristocraties. Les nobles font de la connaissance des lois le secret de leur ordre, afin qu'elles dépendent de leurs caprices, et qu'ils les appliquent aussi arbitrairement que des rois. Telle est, selon le jurisconsulte Pomponius, la raison pour laquelle les plébéiens désiraient la loi des douze tables: gravia erant jus latens, incertum, et manus regia. C'est aussi la cause de la répugnance que montraient les sénateurs pour accorder cette législation: mores patrios servandos; leges ferri non oportere. Tite-Live dit au contraire, que les nobles ne repoussaient pas les vœux du peuple, desideria plebis non aspernari. Mais Denis d'Halicarnasse, devait être mieux informé que Tite-Live des antiquités romaines, puisqu'il écrivait d'après les mémoires de Varron, le plus docte des Romains.[24]
Le troisième article du même axiome nous montre la route que suivent les ambitieux dans les états populaires pour s'élever au pouvoir souverain; ils secondent le désir naturel du peuple, qui, ne pouvant s'élever aux idées générales, veut une loi pour chaque cas particulier. Aussi voyons-nous que Sylla, chef du parti de la noblesse, n'eut pas plus tôt vaincu Marius, chef du parti du peuple, et rétabli la république en rendant le gouvernement à l'aristocratie, qu'il remédia à la multitude des lois par l'institution des quæstiones perpetuæ.
Enfin le même axiome nous fait connaître dans sa dernière partie le secret motif pour lequel les Empereurs, en commençant par Auguste, firent des lois innombrables pour des cas particuliers; et pourquoi chez les modernes tous les états monarchiques ou républicains ont reçu le corps du droit romain, et celui du droit canonique.
93. Dans les démocraties où domine une multitude avide, dès qu'une fois cette multitude s'est ouvert par les lois la porte des honneurs, la paix n'est plus qu'une lutte dans laquelle on se dispute la puissance, non plus avec les lois, mais avec les armes; et la puissance elle-même est un moyen de faire des lois pour enrichir le parti vainqueur; telles furent à Rome les lois agraires proposées par les Gracques. De là résultent à-la-fois des guerres civiles au-dedans, des guerres injustes au-dehors.
Cet axiome confirme par son contraire ce qu'on a dit de l'héroïsme romain pour tout le temps antérieur aux Gracques.
94. Plus les biens sont attachés à la personne, au corps du possesseur, plus la liberté naturelle conserve sa fierté; c'est avec le superflu que la servitude enchaîne les hommes.
Dans son premier article, cet axiome est un nouveau principe de l'héroïsme des premiers peuples; dans le second, c'est le principe naturel des monarchies.
95. Les hommes aiment d'abord à sortir de sujétion et désirent l'égalité; voilà les plébéiens dans les républiques aristocratiques, qui finissent par devenir des gouvernemens populaires. Ils s'efforcent ensuite de surpasser leurs égaux; voilà le petit peuple dans les états populaires qui dégénèrent en oligarchies. Ils veulent enfin se mettre au-dessus des lois; et il en résulte une démocratie effrénée, une anarchie, qu'on peut appeler la pire des tyrannies, puisqu'il y a autant de tyrans qu'il se trouve d'hommes audacieux et dissolus dans la cité. Alors le petit peuple, éclairé par ses propres maux, y cherche un remède en se réfugiant dans la monarchie. Ainsi nous trouvons dans la nature cette loi royale par laquelle Tacite légitime la monarchie d'Auguste: qui cuncta bellis civilibus fessa nomine principis sub imperium ACCEPIT.
96. Lorsque la réunion des familles forma les premières cités, les nobles qui sortaient à peine de l'indépendance de la vie sauvage, ne voulaient point se soumettre au frein des lois, ni aux charges publiques; voilà les aristocraties où les nobles sont seigneurs. Ensuite les plébéiens étant devenus nombreux et aguerris, les nobles se soumirent, comme les plébéiens, aux lois et aux charges publiques; voilà les nobles dans les démocraties. Enfin pour s'assurer la vie commode dont ils jouissent, ils inclinèrent naturellement à se soumettre au gouvernement d'un seul; voilà les nobles sous la monarchie.
97-103. Migration des peuples.
97. Qu'on m'accorde, et la raison ne s'y refuse pas, qu'après le déluge, les hommes habitèrent d'abord sur les montagnes; il sera naturel de croire qu'ils descendirent quelque temps après dans les plaines, et qu'au bout d'un temps considérable, ils prirent assez de confiance pour aller jusqu'aux rivages de la mer.
98. On trouve dans Strabon un passage précieux de Platon, où il raconte qu'après les déluges particuliers d'Ogygès et de Deucalion, les hommes habitèrent dans les cavernes des montagnes, et il les reconnaît dans ces cyclopes, ces Polyphèmes, qui lui représentent ailleurs les premiers pères de famille; ensuite sur les sommets qui dominent les vallées, tels que Dardanus qui fonda Pergame, depuis la citadelle de Troie; enfin dans les plaines, tels qu'Ilus qui fit descendre Troie jusqu'à la plaine voisine de la mer, et qui l'appela Ilion.
99. Selon une tradition ancienne, Tyr, fondée d'abord dans les terres, fut ensuite assise sur le rivage de la mer de Phénicie; et l'histoire nous apprend que de là elle passa dans une île voisine, qu'Alexandre rattacha par une chaussée au continent.
Le postulat 97 et les deux traditions qui viennent à l'appui, nous apprennent que les peuples méditerranés se formèrent d'abord, ensuite les peuples maritimes.
Nous y trouvons aussi une preuve remarquable de l'antiquité du peuple hébreux, dont Noé plaça le berceau dans la Mésopotamie, contrée la plus méditerranée de l'ancien monde habitable. Là aussi se fonda la première monarchie, celle des Assyriens, sortis de la tribu chaldéenne, laquelle avait produit les premiers sages, et Zoroastre le plus ancien de tous.
100. Pour que les hommes se décident à abandonner pour toujours la terre où ils sont nés, et qui naturellement leur est chère, il faut les plus extrêmes nécessités. Le désir d'acquérir par le commerce, ou de conserver ce qu'ils ont acquis, peut seul les décider à quitter leur patrie momentanément.
C'est le principe de la Transmigration des peuples, dont les moyens furent, ou les colonies maritimes des temps héroïques, ou les invasions des barbares, ou les colonies les plus lointaines des Romains, ou celles des Européens dans les deux Indes.
Le même axiome nous démontre que les descendans des fils de Noé durent se perdre et se disperser dans leurs courses vagabondes, comme les bêtes sauvages, soit pour échapper aux animaux farouches qui peuplaient la vaste forêt dont la terre était couverte; soit en poursuivant les femmes rebelles à leurs désirs, soit en cherchant l'eau et la pâture. Ils se trouvèrent ainsi épais sur toute la terre, lorsque le tonnerre se faisant entendre pour la première fois depuis le déluge, les ramena à des pensées religieuses, et leur fit concevoir un Dieu, un Jupiter; principe uniforme des sociétés païennes qui eurent chacune leur Jupiter. S'ils eussent conservé des mœurs humaines, comme le peuple de Dieu, ils seraient, comme lui, restés en Asie; cette partie du monde est si vaste, et les hommes étaient alors si peu nombreux, qu'ils n'avaient aucune nécessité de l'abandonner; il n'est point dans la nature que l'on quitte par caprice le pays de sa naissance.
101. Les Phéniciens furent les premiers navigateurs du monde ancien.
102. Les nations encore barbares sont impénétrables; au-dehors, il faut la guerre pour les ouvrir aux étrangers, au-dedans l'intérêt du commerce, pour les déterminer à les admettre. Ainsi Psammétique ouvrit l'Égypte aux Grecs de l'Ionie et de la Carie, lesquels durent être célèbres après les Phéniciens par leur commerce maritime[25]. Ainsi dans les temps modernes les Chinois ont ouvert leur pays aux Européens.
Ces trois axiomes nous donnent le principe d'un autre système d'étymologie pour les mots dont l'origine est certainement étrangère, système différent de celui dans lequel nous trouvons l'origine des mots indigènes. Sans ce principe, nul moyen de connaître l'histoire des nations transplantées par des colonies aux lieux où s'étaient établies déjà d'autres nations. Ainsi Naples fut d'abord appelée Sirène, d'un mot syriaque, ce qui prouve que les Syriens, ou Phéniciens, y avaient d'abord fondé un comptoir. Ensuite elle s'appela Parthenope, d'un mot grec de la langue héroïque, et enfin Neapolis dans la langue grecque vulgaire; ce qui prouve que les Grecs s'y étaient établis ensuite, pour partager le commerce des Phéniciens. De même sur les rivages de Tarente il y eut une colonie syrienne appelée Siri, que les Grecs nommèrent ensuite Polylée; Minerve, qui y avait un temple, en tira le surnom de Poliade.
103. Je demande qu'on m'accorde, et on sera forcé de le faire, qu'il y ait eu sur le rivage du Latium une colonie grecque, qui, vaincue et détruite par les Romains, sera restée ensevelie dans les ténèbres de l'antiquité.
Si l'on n'accorde point ceci, quiconque réfléchit sur les choses de l'antiquité et veut y mettre quelqu'ensemble, ne trouve dans l'histoire romaine que sujets de s'étonner; elle nous parle d'Hercule, d'Évandre, d'Arcadiens, de Phrygiens établis dans le Latium, d'un Servius Tullius d'origine grecque, d'un Tarquin l'Ancien, fils du Corinthien Démarate, d'Énée, auquel le peuple romain rapporte sa première origine. Les lettres latines, comme l'observe Tacite, étaient semblables aux anciennes lettres grecques; et pourtant Tite-Live pense qu'au temps de Servius Tullius, le nom même de Pythagore qui enseignait alors dans son école tant célébrée de Crotone n'avait pu pénétrer jusqu'à Rome. Les Romains ne commencèrent à connaître les Grecs d'Italie qu'à l'occasion de la guerre de Tarente, qui entraîna celle de Pyrrhus et des Grecs d'outre-mer (Florus).
104-114. Principes du droit naturel.
104. Elle est digne de nos méditations, cette pensée de Dion Cassius: la coutume est semblable à un roi, la loi à un tyran: ce qui doit s'entendre de la coutume raisonnable, et de la loi qui n'est point animée de l'esprit de la raison naturelle.
Cet axiome termine par le fait la grande dispute à laquelle a donné lieu la question suivante: le droit est-il dans la nature, ou seulement dans l'opinion des hommes? c'est la même que l'on a proposée dans le corollaire du 8e axiome: la nature humaine est-elle sociable? Si la coutume commande, comme un roi à des sujets qui veulent obéir, le droit naturel qui a été ordonné par la coutume, est né des mœurs humaines, résultant de la NATURE COMMUNE DES NATIONS. Ce droit conserve la société, parce qu'il n'y a chose plus agréable et par conséquent plus naturelle que de suivre les coutumes enseignées par la nature. D'après tout ce raisonnement, la nature humaine dont elles sont un résultat, ne peut être que sociable.
Cet axiome, rapproché du 8e et de son corollaire, prouve que l'homme n'est pas injuste par le fait de sa nature, mais par l'infirmité d'une nature déchue. Il nous démontre le premier principe du christianisme, qui se trouve dans le caractère d'Adam, considéré avant le péché, et dans l'état de perfection où il dut avoir été conçu par son créateur. Il nous démontre par suite les principes catholiques de la grâce. La grâce suppose le libre arbitre, auquel elle prête un secours surnaturel, mais qui est aidé naturellement par la Providence (Voy. le même axiome 8e et son second corollaire.) Sur ce dernier article la religion chrétienne s'accorde avec toutes les autres. Grotius, Selden et Puffendorf devaient fonder leurs systèmes sur cette base, et se ranger à l'opinion des jurisconsultes romains, selon lesquels le droit naturel a été ordonné par la divine Providence.
105. Le droit naturel des gens est sorti des mœurs et coutumes des nations, lesquelles se sont rencontrées dans un sens commun, ou manière de voir uniforme, et cela sans réflexion, sans prendre exemple l'une de l'autre.
Cet axiome, avec le mot de Dion Cassius qui vient d'être rapporté, établit que la Providence est la législatrice du droit naturel des gens, parce qu'elle est la reine des affaires humaines.
Le même axiome établit la différence qui existe entre le droit naturel des Hébreux, celui des Gentils, et celui des philosophes. Les Gentils eurent seulement les secours ordinaires de la Providence, les Hébreux eurent de plus les secours extraordinaires du vrai Dieu, et c'est le principe de la division de tous les peuples anciens en Hébreux et Gentils. Les philosophes par leurs raisonnemens arrivèrent à l'idée d'un droit plus parfait que celui que pratiquaient les Gentils; mais ils ne parurent que deux mille ans après la fondation des sociétés païennes. Ces trois différences, inaperçues jusqu'ici, renversent les trois systèmes de Grotius, de Selden et de Puffendorf.
106. Les sciences doivent prendre pour point de départ l'époque où commence le sujet dont elles traitent.[26]
107. Les Gentes (familles, tribus, clans) commencèrent avant les cités; du moins celles que les Latins appelèrent gentes majores, c'est-à-dire, maisons nobles anciennes, comme celle des Pères dont Romulus composa le sénat, et en même temps la cité de Rome. Au contraire, on appela gentes minores, les maisons nobles nouvelles fondées après les cités, telles que celles des Pères, dont Junius Brutus, après avoir chassé les rois, remplit le sénat, devenu presque désert par la mort des sénateurs que Tarquin-le-Superbe avait fait périr.
108. Telle fut aussi la division des dieux: dii majorum gentium, ou dieux consacrés par les familles avant la fondation des cités; et dii minorum gentium, ou dieux consacrés par les peuples, comme Romulus, que le peuple romain appela après sa mort Dius Quirinus.
Ces trois axiomes montrent que les systèmes de Grotius, de Selden et de Puffendorf, manquent dans leurs principes mêmes. Ils commencent par les nations déjà formées et composant dans leur ensemble la société du genre humain, tandis que l'humanité commença chez toutes les nations primitives à l'époque où les familles étaient les seules sociétés et où elles adoraient les dieux majorum gentium.
109. Les hommes à courtes vues prennent pour la justice ce qu'on leur montre rentrer dans les termes de la loi.
110. Admirons la définition que donne Ulpien de l'équité civile: c'est une présomption de droit, qui n'est point connue naturellement à tous les hommes (comme l'équité naturelle), mais seulement à un petit nombre d'hommes, qui réunissant la sagesse, l'expérience et l'étude, ont appris ce qui est nécessaire au maintien de la société. C'est ce que nous appelons raison d'état.
111. La certitude de la loi n'est qu'une ombre effacée de la raison (obscurezza) appuyée sur l'autorité. Nous trouvons alors les lois dures dans l'application, et pourtant nous sommes obligés de les appliquer en considération de leur certitude. Certum, en bon latin, signifie particularisé (individuatum, comme dit l'école); dans ce sens, certum, et commune, sont très bien opposés entre eux.
La certitude est le principe de la jurisprudence inflexible, naturelle aux âges barbares, et dont l'équité civile est la règle. Les barbares, n'ayant que des idées particulières, s'en tiennent naturellement à cette certitude, et sont satisfaits, pourvu que les termes de la loi soient appliqués avec précision. Telle est l'idée qu'ils se forment du droit. Aussi la phrase d'Ulpien, lex dura est, sed scripta est, s'exprimerait plus élégamment selon la langue et selon la jurisprudence, par les mots: lex dura est, sed certa est.
112. Les hommes éclairés estiment conforme à la justice ce que l'impartialité reconnaît être utile dans chaque cause.
113. Dans les lois, le vrai est une lumière certaine dont nous éclaire la raison naturelle. Aussi les jurisconsultes disent-ils souvent verum est, pour æquum est (Voy. les axiomes 9 et 10.)
114. L'équité naturelle de la jurisprudence humaine dans son plus grand développement est une pratique, une application de la sagesse aux choses de l'utilité; car la sagesse, en prenant le mot dans le sens le plus étendu, n'est que la science de faire des choses l'usage qu'elles ont dans la nature.
Tel est le principe de la jurisprudence humaine, dont la règle est l'équité naturelle, et qui est inséparable de la civilisation. Cette jurisprudence, ainsi que nous le démontrerons, est l'école publique d'où sont sortis les philosophes. (Voyez le livre IV, vers la fin.)
Les six dernières propositions établissent que la Providence a été la législatrice du droit naturel des gens. Les nations devant vivre pendant une longue suite de siècles encore incapables de connaître la vérité et l'équité naturelle, la Providence permit qu'en attendant elles s'attachassent à la certitude et à l'équité civile qui suit religieusement l'expression de la loi; de façon qu'elles observassent la loi, même lorsqu'elle devenait dure et rigoureuse dans l'application, pour assurer le maintien de la société humaine.
C'est pour avoir ignoré les vérités énoncées dans ces derniers axiomes, que les trois principaux auteurs, qui ont écrit sur le droit naturel des gens, se sont égarés comme de concert dans la recherche des principes sur lesquels ils devaient fonder leurs systèmes. Ils ont cru que les nations païennes, dès leur commencement, avaient compris l'équité naturelle dans sa perfection idéale, sans réfléchir qu'il fallut bien deux mille ans pour qu'il y eût des philosophes, et sans tenir compte de l'assistance particulière que reçut du vrai Dieu un peuple privilégié.
CHAPITRE III.
TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX.
Maintenant afin d'éprouver si les propositions que nous avons présentées comme les élémens de la science nouvelle, peuvent donner forme aux matériaux préparés dans la table chronologique, nous prions le lecteur de réfléchir à tout ce qu'on a jamais écrit sur les principes du savoir divin et humain des Gentils, et d'examiner s'il y trouvera rien qui contredise toutes ces propositions, ou plusieurs d'entr'elles, ou même une seule; chacune étant étroitement liée avec toutes les autres, en ébranler une, c'est les ébranler toutes. S'il fait cette comparaison, il ne verra certainement dans ce qu'on a écrit sur ces matières que des souvenirs confus, que les rêves d'une imagination déréglée; la réflexion y est restée étrangère, par l'effet des deux vanités dont nous avons parlé (axiome 3). La vanité des nations, dont chacune veut être la plus ancienne de toutes, nous ôte l'espoir de trouver les principes de la Science nouvelle dans les écrits des philologues; la vanité des savans, qui veulent que leurs sciences favorites aient été portées à leur perfection dès le commencement du monde, nous empêche de les chercher dans les ouvrages des philosophes; nous suivrons donc ces recherches, comme s'il n'existait point de livres.
Mais dans cette nuit sombre dont est couverte à nos yeux l'antiquité la plus reculée, apparaît une lumière qui ne peut nous égarer; je parle de cette vérité incontestable: le monde social est certainement l'ouvrage des hommes; d'où il résulte que l'on en peut, que l'on en doit trouver les principes dans les modifications mêmes de l'intelligence humaine. Cela admis, tout homme qui réfléchit, ne s'étonnera-t-il pas que les philosophes aient entrepris sérieusement de connaître le monde de la nature que Dieu a fait et dont il s'est réservé la science, et qu'ils aient négligé de méditer sur ce monde social, que les hommes peuvent connaître, puisqu'il est leur ouvrage? Cette erreur est venue de l'infirmité de l'intelligence humaine: plongée et comme ensevelie dans le corps, elle est portée naturellement à percevoir les choses corporelles, et a besoin d'un grand travail, d'un grand effort pour se comprendre elle-même; ainsi l'œil voit tous les objets extérieurs, et ne peut se voir lui-même que dans un miroir.
Puisque le monde social est l'ouvrage des hommes, examinons en quelle chose ils se sont rapportés et se rapportent toujours. C'est de là que nous tirerons les principes qui expliquent comment se forment, comment se maintiennent toutes les sociétés, principes universels et éternels, comme doivent l'être ceux de toute science.
Observons toutes les nations barbares ou policées, quelque éloignées qu'elles soient de temps ou de lieu; elles sont fidèles à trois coutumes humaines: toutes ont une religion quelconque, toutes contractent des mariages solennels, toutes ensevelissent leurs morts. Chez les nations les plus sauvages et les plus barbares, nul acte de la vie n'est entouré de cérémonies plus augustes, de solennités plus saintes, que ceux qui ont rapport à la religion, aux mariages, aux sépultures. Si des idées uniformes chez des peuples inconnus entre eux doivent avoir un principe commun de vérité, Dieu a sans doute enseigné aux nations que partout la civilisation avait eu cette triple base, et qu'elles devaient à ces trois institutions une fidélité religieuse, de peur que le monde ne redevînt sauvage et ne se couvrît de nouvelles forêts. C'est pourquoi nous avons pris ces trois coutumes éternelles et universelles pour les trois premiers principes de la science nouvelle.
I. Qu'on n'oppose point au premier de nos principes le témoignage de quelques voyageurs modernes, selon lesquels les Cafres, les Brésiliens, quelques peuples des Antilles et d'autres parties du Nouveau-Monde, vivent en société sans avoir aucune connaissance de Dieu[27]. Ce sont nouvelles de voyageurs, qui, pour faciliter le débit de leurs livres, les remplissent de récits monstrueux. Toutes les nations ont cru un Dieu, une Providence. Aussi dans toute la suite des temps, dans toute l'étendue du monde, on peut réduire à quatre le nombre des religions principales. Celles des Hébreux et des Chrétiens qui attribuent à la Divinité un esprit libre et infini; celle des idolâtres qui la partagent entre plusieurs dieux composés d'un corps et d'un esprit libre; enfin celle des Mahométans, pour lesquels Dieu est un esprit infini et libre dans un corps infini; ce qui fait qu'ils placent les récompenses de l'autre vie dans les plaisirs des sens.
Aucune nation n'a cru à l'existence d'un Dieu tout matériel, ni d'un Dieu tout intelligence sans liberté. Aussi les Épicuriens qui ne voient dans le monde que matière et hasard, les Stoïciens qui, semblables en ceci aux Spinosistes, reconnaissent pour Divinité une intelligence infinie animant une matière infinie et soumise au destin, ne pourront raisonner de législation ni de politique. Spinosa parle de la société civile comme d'une société de marchands. Cicéron disait à l'épicurien Atticus qu'il ne pouvait raisonner avec lui sur la législation, à moins qu'il ne lui accordât l'existence d'une Providence divine. Dira-t-on encore que la secte stoïcienne et l'épicurienne s'accordent avec la jurisprudence romaine, qui prend l'existence de cette Providence pour premier principe?
II. L'opinion selon laquelle l'union de l'homme et de la femme sans mariage solennel serait innocente, est accusée d'erreur par les usages de toutes les nations. Toutes célèbrent religieusement les mariages, et semblent par là regarder les unions illégitimes comme une sorte de bestialité, quoique moins coupable. En effet les parens dont le lien des lois n'assure point l'union, perdent leurs enfans, autant qu'il est en eux; le père et la mère pouvant toujours se séparer, l'enfant abandonné de l'un et de l'autre, doit rester exposé à devenir la proie des chiens; et si l'humanité publique ou privée ne l'élevait, il croîtrait sans qu'on lui transmît ni religion, ni langue, ni aucun élément de civilisation. Ainsi, de ce monde social embelli et policé par tous les arts de l'humanité, ils tendent à en faire la grande forêt des premiers âges, où, avant Orphée, erraient les hommes à la manière des bêtes sauvages, suivant au hasard la coupable brutalité de leurs appétits, où un amour sacrilège unissait les fils à leurs mères, et les pères à leurs filles.
III. Enfin pour apprécier l'importance du troisième principe de la civilisation, qu'on imagine un état dans lequel les cadavres humains resteraient sur la terre sans sépulture, pour servir de pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. Dès lors les cités se dépeupleraient, les champs resteraient sans culture, et les hommes chercheraient les glands mêlés et confondus avec la cendre des morts. Aussi c'est avec raison qu'on a désigné les sépultures par cette expression sublime fœdera generis humani, et par cette autre expression moins élevée qu'emploie Tacite, humanitatis commercia. Toutes les nations païennes se sont accordées à croire que les âmes allaient errantes autour des corps laissés sans sépulture, et demeuraient inquiètes sur la terre; que par conséquent elles survivaient aux corps, et étaient immortelles. Les rapports des voyageurs modernes nous prouvent que maintenant encore plusieurs peuples barbares partagent cette croyance. La chose nous est attestée pour les Péruviens et les Mexicains par Acosta, pour les peuples de la Virginie par Thomas Aviot, pour ceux de la nouvelle Angleterre par Richard Waitborn; pour ceux de la Guinée par Hugues Linschotan, et pour les Siamois par Joseph Scultenius.—Aussi Sénèque a-t-il dit: Quum de immortalitate loquimur, non leve momentum apud nos habet consensus hominum aut timentium inferos, aut colentium; hac persuasione publica utor.
CHAPITRE IV.
DE LA MÉTHODE.
Pour achever d'établir nos principes, il nous reste dans ce premier livre à examiner la méthode que doit suivre la Science nouvelle. Si, comme nous l'avons dit dans les axiomes, la science doit prendre pour point de départ l'époque où commence le sujet de la science, nous devons, pour nous adresser d'abord aux philologues, commencer aux cailloux de Deucalion, aux pierres d'Amphion, aux hommes nés des sillons de Cadmus, ou des chênes dont parle Virgile (duro robore nati). Pour les philosophes, nous partirons des grenouilles d'Épicure, des cigales de Hobbes, des hommes simples et stupides de Grotius, des hommes jetés dans le monde sans soin ni aide de Dieu, dont parle Puffendorf, des géans grossiers et farouches, tels que les Patagons du détroit de Magellan; enfin des Polyphèmes d'Homère, dans lesquels Platon reconnaît les premiers pères de famille. Nous devons commencer à les observer dès le moment où ils ont commencé à penser en hommes; et nous trouvons d'abord que, dans cette barbarie profonde, leur liberté bestiale ne pouvait être domptée et enchaînée que par l'idée d'une divinité quelconque qui leur inspirât de la terreur. Mais, lorsque nous cherchons comment cette première pensée humaine fut conçue dans le monde païen, nous rencontrons de graves difficultés. Comment descendre d'une nature cultivée par la civilisation à cette nature inculte et sauvage; c'est à grand'peine que nous pouvons la comprendre, loin de pouvoir nous la représenter?
Nous devons donc partir d'une notion quelconque de la divinité dont les hommes ne puissent être privés, quelque sauvages, quelque farouches qu'ils soient; et voici comment nous expliquons cette connaissance: l'homme déchu, n'espérant aucun secours de la nature, appelle de ses désirs quelque chose de surnaturel qui puisse le sauver; or cette chose surnaturelle n'est autre que Dieu. Voilà la lumière que Dieu a répandue sur tous les hommes. Une observation vient à l'appui de cette idée, c'est que les libertins qui vieillissent, et qui sentent les forces naturelles leur manquer, deviennent ordinairement religieux.
Mais des hommes tels que ceux qui commencèrent les nations païennes, devaient, comme les animaux, ne penser que sous l'aiguillon des passions les plus violentes. En suivant une métaphysique vulgaire qui fut la théologie des poètes, nous rappellerons (Voy. les axiomes) cette idée effrayante d'une divinité qui borna et contint les passions bestiales de ces hommes perdus, et en fit des passions humaines. De cette idée dut naître le noble effort propre à la volonté de l'homme, de tenir en bride les mouvemens imprimés à l'âme par le corps, de manière à les étouffer, comme il convient à l'homme sage, ou à les tourner à un meilleur usage, comme il convient à l'homme social, au membre de la société.[28]
Cependant, par un effet de leur nature corrompue, les hommes toujours tyrannisés par l'égoïsme, ne suivent guère que leur intérêt; chacun voulant pour soi tout ce qui est utile, sans en faire part à son prochain, ils ne peuvent donner à leurs passions la direction salutaire qui les rapprocherait de la justice. Partant de ce principe, nous établissons que l'homme dans l'état bestial, n'aime que sa propre conservation; il prend femme, il a des enfans, et il aime sa conservation en y joignant celle de sa famille; arrivé à la vie civile, il cherche à-la-fois sa propre conservation et celle de la cité dont il fait partie; lorsque les empires s'étendent sur plusieurs peuples, il cherche avec sa conservation celle des nations dont il est membre; enfin quand les nations sont liées par les rapports des traités, du commerce, et de la guerre, il embrasse dans un même désir sa conservation et celle du genre humain. Dans toutes ces circonstances, l'homme est principalement attaché à son intérêt particulier. Il faut donc que ce soit la Providence elle-même qui le retienne dans cet ordre de choses, et qui lui fasse suivre dans la justice la société de famille, de cité, et enfin la société humaine. Ainsi conduit par elle, l'homme incapable d'atteindre toute l'utilité qu'il désire, obtient ce qu'il en doit prétendre, et c'est ce qu'on appelle le juste. La dispensatrice du juste parmi les hommes, c'est la justice divine, qui, appliquée aux affaires du monde par la Providence, conserve la société humaine.
La science nouvelle sera donc sous l'un de ses principaux aspects une théologie civile de la Providence divine, laquelle semble avoir manqué jusqu'ici. Les philosophes ont ou entièrement méconnu la Providence, comme les Stoïciens et les Épicuriens, ou l'ont considérée seulement dans l'ordre des choses physiques. Ils donnent le nom de théologie naturelle à la métaphysique, dans laquelle ils étudient cet attribut de Dieu, et ils appuient leurs raisonnemens d'observations tirées du monde matériel; mais c'était surtout dans l'économie du monde civil qu'ils auraient dû chercher les preuves de la Providence... La Science nouvelle sera, pour ainsi parler, une démonstration de fait, une démonstration historique de la Providence, puisqu'elle doit être une histoire des décrets par lesquels cette Providence a gouverné, à l'insu des hommes, et souvent malgré eux, la grande cité du genre humain. Quoique ce monde ait été créé particulièrement et dans le temps, les lois qu'elle lui a données, n'en sont pas moins universelles et éternelles.
Dans la contemplation de cette Providence éternelle et infinie la Science nouvelle trouve des preuves divines qui la confirment et la démontrent. N'est-il pas naturel en effet que la Providence divine ayant pour instrument la toute-puissance, exécute ses décrets par des moyens aussi faciles que le sont les usages et coutumes suivis librement par les hommes... que, conseillée par la sagesse infinie, tout ce qu'elle dispose soit ordre et harmonie... qu'ayant pour fin son immense bonté, elle n'ordonne rien qui ne tende à un bien toujours supérieur à celui que les hommes se sont proposé? Dans l'obscurité jusqu'ici impénétrable qui couvre l'origine des nations, dans la variété infinie de leurs mœurs et de leurs coutumes, dans l'immensité d'un sujet qui embrasse toutes les choses humaines, peut-on désirer des preuves plus sublimes que celles que nous offriront la facilité des moyens employés par la Providence, l'ordre qu'elle établit, la fin qu'elle se propose, laquelle fin n'est autre que la conservation du genre humain? Voulons-nous que ces preuves deviennent distinctes et lumineuses? Réfléchissons avec quelle facilité l'on voit naître les choses, par suite d'occasions lointaines, et souvent contraires aux desseins des hommes; et néanmoins elles viennent s'y adapter comme d'elles-mêmes; autant de preuves que nous fournit la toute-puissance. Observons encore dans l'ordre des choses humaines, comme elles naissent au temps, au lieu où elles doivent naître, comme elles sont différées quand il convient qu'elles le soient[29]; c'est l'ouvrage de la sagesse infinie. Considérons en dernier lieu si nous pouvons concevoir dans telle occasion, dans tel lieu, dans tel temps, quelques bienfaits divins qui eussent pu mieux conduire et conserver la société humaine, au milieu des besoins et des maux éprouvés par les hommes; voilà les preuves que nous fournit l'éternelle bonté de Dieu.—Ces trois sortes de preuves peuvent se ramener à une seule: Dans toute la série des choses possibles, notre esprit peut-il imaginer des causes plus nombreuses, moins nombreuses, ou autres, que celles dont le monde social est résulté?... Sans doute le lecteur éprouvera un plaisir divin en ce corps mortel, lorsqu'il contemplera dans l'uniformité des idées divines ce monde des nations, par toute l'étendue et la variété des lieux et des temps. Ainsi nous aurons prouvé par le fait aux Épicuriens que leur hasard ne peut errer selon la folie de ses caprices, et aux Stoïciens que leur chaîne éternelle des causes à laquelle ils veulent attacher le monde, est elle-même suspendue à la main puissante et bienfaisante du Dieu très grand et très bon.
Ces preuves théologiques seront appuyées par une espèce de preuves logiques dont nous allons parler. En réfléchissant sur les commencemens de la religion et de la civilisation païennes, on arrive à ces premières origines, au-delà desquelles c'est une vaine curiosité d'en demander d'antérieures; ce qui est le caractère propre des principes. Alors s'expliquera la manière particulière dont les choses sont nées, autrement dit, leur nature (axiome 14); or l'explication de la nature des choses est le propre de la science. Enfin cette explication de leur nature se confirmera par l'observation des propriétés éternelles qu'elles conservent; lesquelles propriétés ne peuvent résulter que de ce qu'elles sont nées dans tel temps, dans tel lieu et de telle manière, en d'autres termes, de ce qu'elles ont une telle nature (axiomes 14, 15.)
Pour arriver à trouver cette nature des choses humaines, la Science nouvelle procède par une analyse sévère des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources éternelles du droit naturel des gens (axiome 11). Ainsi considérée sous le second de ses principaux aspects, la Science nouvelle est une histoire des idées humaines, d'après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l'esprit humain. S'il est vrai que les sciences doivent commencer au point même où leur sujet a commencé (axiome 104), la métaphysique, cette reine des sciences, commença à l'époque où les hommes se mirent à penser humainement, et non point à celle où les philosophes se mirent à réfléchir sur les idées humaines.
Pour déterminer l'époque et le lieu où naquirent ces idées, pour donner à leur histoire la certitude qu'elle doit tirer de la chronologie et de la géographie métaphysiques qui lui sont propres, la science nouvelle applique une Critique pareillement métaphysique aux fondateurs, aux auteurs des nations, antérieurs de plus de mille ans aux auteurs de livres, dont s'est occupé jusqu'ici la critique philologique. Le criterium dont elle se sert (axiome 13), est celui que la providence divine a enseigné également à toutes les nations, savoir: le sens commun du genre humain, déterminé par la convenance nécessaire des choses humaines elles-mêmes (convenance qui fait toute la beauté du monde social). C'est pourquoi le genre de preuve sur lequel nous nous appuyons principalement, c'est que, telles lois étant établies par la Providence, la destinée des nations a dû, doit et devra suivre le cours indiqué par la Science nouvelle, quand même des mondes infinis en nombre naîtraient pendant l'éternité; hypothèse indubitablement fausse. De cette manière, la Science nouvelle trace le cercle éternel d'une histoire idéale, sur lequel tournent dans le temps les histoires de toutes les nations, avec leur naissance, leurs progrès, leur décadence et leur fin. Nous dirons plus: celui qui étudie la Science nouvelle, se raconte à lui-même cette histoire idéale, en ce sens que le monde social étant l'ouvrage de l'homme, et la manière dont il s'est formé devant, par conséquent, se retrouver dans les modifications de l'âme humaine, celui qui médite cette science s'en crée à lui-même le sujet. Quelle histoire plus certaine que celle où la même personne est à-la-fois l'acteur et l'historien? Ainsi la Science nouvelle procède précisément comme la géométrie, qui crée et contemple en même temps le monde idéal des grandeurs; mais la Science nouvelle a d'autant plus de réalité que les lois qui régissent les affaires humaines en ont plus que les points, les lignes, les superficies et les figures. Cela même montre encore que les preuves dont nous avons parlé sont d'une espèce divine, et qu'elles doivent, ô lecteur, te donner un plaisir divin: car pour Dieu, connaître et faire, c'est la même chose.
Ce n'est pas tout; d'après la définition du vrai et du certain que nous avons donnée plus haut, les hommes furent long-temps incapables de connaître le vrai et la raison, source de la justice intérieure[30], qui peut seule suffire aux intelligences. Mais en attendant, ils se gouvernèrent par la certitude de l'autorité, par le sens commun du genre humain (criterium de notre Critique métaphysique), sur le témoignage duquel se repose la conscience de toutes les nations (axiome 9). Ainsi sous un autre aspect, la science nouvelle devient une philosophie de l'autorité, source de la justice extérieure, pour parler le langage de la théologie morale. Les trois principaux auteurs qui ont écrit sur le droit naturel (Grotius, Selden et Puffendorf), auraient dû tenir compte de cette autorité, plutôt que de celles qu'ils tirent de tant de citations d'auteurs. Elle a régné chez les nations plus de mille ans avant qu'elles eussent des écrivains; ces écrivains n'ont donc pu en avoir aucune connaissance. Aussi Grotius, plus érudit et plus éclairé que les deux autres, combat les jurisconsultes romains presque sur tous les points; mais les coups qu'il leur porte ne frappent que l'air, puisque ces jurisconsultes ont établi leurs principes de justice sur la certitude de l'autorité du genre humain, et non sur l'autorité des hommes déjà éclairés.
Telles sont les preuves philosophiques qu'emploiera cette science. Les preuves philologiques doivent venir en dernier lieu; elles peuvent se ramener toutes aux sept classes suivantes: 1o Notre explication des fables se rapporte à notre système d'une manière naturelle, et qui n'a rien de pénible ou de forcé. Nous montrons dans les fables l'histoire civile des premiers peuples, lesquels se trouvent avoir été partout naturellement poètes. 2o Même accord avec les locutions héroïques, qui s'expliqueront dans toute la vérité du sens, dans toute la propriété de l'expression; 3o et avec les étymologies des langues indigènes, qui nous donnent l'histoire des choses exprimées par les mots, en examinant d'abord leur sens propre et originaire, et en suivant le progrès naturel du sens figuré, conformément à l'ordre des idées dans lequel se développe l'histoire des langues (axiomes 64, 65). 4o Nous trouvons encore expliqué par le même système le vocabulaire mental des choses relatives à la société[31], qui, prises dans leur substance, ont été perçues d'une manière uniforme par le sens de toutes les nations, et qui dans leurs modifications diverses, ont été diversement exprimées par les langues. 5o Nous séparons le vrai du faux en tout ce que nous ont conservé les traditions vulgaires pendant une longue suite de siècles. Ces traditions ayant été suivies si long-temps, et par des peuples entiers, doivent avoir eu un motif commun de vérité (axiome 16). 6o Les grands débris qui nous restent de l'antiquité, jusqu'ici inutiles à la science, parce qu'ils étaient négligés, mutilés, dispersés, reprennent leur éclat, leur place et leur ordre naturels. 7o Enfin tous les faits que nous raconte l'histoire certaine viennent se rattacher à ces antiquités expliquées par nous, comme à leurs causes naturelles.—Ces preuves philologiques nous font voir dans la réalité les choses que nous avons aperçues dans la méditation du monde idéal. C'est la méthode prescrite par Bacon, cogitare, videre. Les preuves philosophiques que nous avons placées d'abord, confirment par la raison l'autorité des preuves philologiques, qui à leur tour prêtent aux premières l'appui de leur autorité (axiome 10.)
Concluons tout ce qui s'est dit en général pour établir les principes de la Science nouvelle. Ces principes sont la croyance en une Providence divine, la modération des passions par l'institution du mariage, et le dogme de l'immortalité de l'âme consacré par l'usage des sépultures. Son critérium est la maxime suivante: ce que l'universalité ou la pluralité du genre humain sent être juste, doit servir de règle dans la vie sociale. La sagesse vulgaire de tous les législateurs, la sagesse profonde des plus célèbres philosophes s'étant accordées pour admettre ces principes et ce critérium, on doit y trouver les bornes de la raison humaine; et quiconque veut s'en écarter doit prendre garde de s'écarter de l'humanité tout entière.
LIVRE SECOND.
DE LA SAGESSE POÉTIQUE.
ARGUMENT.
Frappé de l'idée que l'admiration exagérée pour la sagesse des premiers âges est le plus grand obstacle aux progrès de la philosophie de l'histoire, l'auteur examine comment les peuples des temps poétiques imaginèrent la Nature, qu'ils ne pouvaient connaître encore. Il appelle cet ensemble des croyances antiques, sagesse, et non pas science, parce qu'elles se rapportaient généralement à un but pratique. Dans ce livre, il passe en revue toutes les idées que les premiers hommes se firent sur la logique et la morale, sur l'économie domestique et politique, sur la physique, la cosmographie et l'astronomie, sur la chronologie et la géographie. C'est en quelque sorte l'encyclopédie des peuples barbares, (M. Jannelli, Delle cose humane.)
Chapitre Ier. Sujet de ce livre.==§. I. Les fables n'ont point le sens mystérieux que les philosophes leur ont attribué. La Providence a mis dans l'instinct des premiers hommes les germes de civilisation que la réflexion devait ensuite développer.—§. II. De la sagesse en général. Sens divers de ce mot à différentes époques.—§. III. Exposition et division de la sagesse poétique.
Chapitre II. De la métaphysique poétique.==§. I. Origine de la poésie, de l'idolâtrie, de la divination et des sacrifices. Certitude du déluge universel et de l'existence des géans. Les premiers peuples furent poètes naturellement et nécessairement. La crédulité, et non l'imposture, fit les premiers dieux.—§. II. Corollaires relatifs aux principaux aspects de la science nouvelle. Philosophie de la propriété, histoire des idées humaines, critique philosophique, histoire idéale éternelle, système du droit naturel des gens, origines de l'histoire universelle.
Chapitre III. De la Logique poétique.—§. I. Définition et étymologie du mot logique. Les premiers hommes divinisèrent tous les objets, et prirent les noms de ces dieux pour signes ou symboles des choses qu'ils voulaient exprimer.—§. II. Corollaires relatifs aux tropes, aux métamorphoses poétiques et aux monstres de la fable. Origine des principales figures. Ces figures du langage, ces créations de la poésie, ne sont point, comme on l'a cru, l'ingénieuse invention des écrivains, mais des formes nécessaires dont toutes les nations se sont servies à leur premier âge, pour exprimer leurs pensées.—§. III. Corollaires relatifs aux caractères poétiques employés comme signes du langage par les premières nations. Solon, Dracon, Ésope, Romulus et autres rois de Rome, les décemvirs, etc.—§. IV. Corollaires relatifs à l'origine des langues et des lettres, dans laquelle nous devons trouver celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies. On n'a pu trouver jusqu'ici l'origine des langues, ni celle des lettres, parce qu'on les a cherchées séparément. Les premiers hommes ont dû parler successivement trois langues, l'hiéroglyphique, la symbolique et la vulgaire. Les langues vulgaires n'ont point une signification arbitraire. Ordre dans lequel furent trouvées les parties du discours dans la langue articulée ou vulgaire.—§. V. Corollaires relatifs à l'origine de l'élocution poétique, des épisodes, du tour, du nombre, du chant et du vers. Ces ornemens du style naquirent, dans l'origine, de l'indigence du langage. La poésie a précédé la prose.—§. VI. Corollaires relatifs à la logique des esprits cultivés. La topique naquit avant la critique. Ordre dans lequel les diverses méthodes furent employées par la philosophie. Incapacité des premiers hommes de s'élever aux idées générales, surtout en législation.
Chapitre IV. De la morale poétique, et de l'origine des vertus vulgaires qui résultèrent de l'institution de la religion et des mariages. Caractère farouche et religions sanguinaires des hommes de l'âge d'or. Ces religions furent cependant nécessaires.
Chapitre V. Du gouvernement de la famille, ou Économie dans les âges poétiques.==§. I. De la famille composée des parens et des enfans, sans esclaves ni serviteurs. Éducation des âmes, éducation des corps. Les premiers pères furent à-la-fois les sages, les prêtres et les rois de leur famille. La sévérité du gouvernement de la famille prépara les hommes à obéir au gouvernement civil. Les premiers hommes, fixés sur les hauteurs, près des sources vives, perdirent par une vie plus douce la taille des géans. Communauté de l'eau, du feu, des sépultures.—§. II. Des familles, en y comprenant non-seulement les parens, mais les serviteurs (famuli). Cette composition des familles fut antérieure à l'existence des cités, et sans elle cette existence était impossible. Les hommes qui étaient restés sauvages se réfugient auprès de ceux qui avaient déjà formé des familles, et deviennent leurs cliens ou vassaux. Premiers héros. Origine des asiles, des fiefs, etc.—§. III. Corollaires relatifs aux contrats qui se font par le simple consentement des parties. Les premiers hommes ne pouvaient connaître les engagemens de bonne foi.—Chez eux, les seuls contrats étaient ceux de cens territorial; point de contrats de société, point de mandataires.
Chapitre VI. De la politique poétique.—§. I. Origine des premières républiques, dans la forme la plus rigoureusement aristocratique. Puissance sans borne des premiers pères de famille sur leurs enfans et sur leurs serviteurs. Ils sont forcés, par la révolte de ces derniers, de s'unir en corps politique. Les rois ne sont d'abord que de simples chefs. Premiers comices. Les serviteurs, investis par les nobles ou héros du domaine bonitaire des champs qu'ils cultivaient, deviennent les premiers plébéiens, et aspirent à conquérir, avec le droit des mariages solennels, tous les privilèges de la cité.—§. II. Les sociétés politiques sont nées toutes de certains principes éternels des fiefs. Différence des domaines bonitaire, quiritaire, éminent. Le corps souverain des nobles avait conservé le dernier, qui était, dans l'origine, un droit général sur tous les fonds de la cité. Opposition des nobles et des plébéiens, des sages et du vulgaire, des citoyens et des hôtes ou étrangers.—§. III. De l'origine du cens et du trésor public. Le cens était d'abord une redevance territoriale que les plébéiens payaient aux nobles. Plus tard il fut payé au trésor; cette institution aristocratique devint ainsi le principe de la démocratie. Observations sur l'histoire des domaines.—§. IV. De l'origine des comices chez les Romains. Étymologie des mots Curia, Quirites, Curetes. Révolutions que subirent les comices.—§. V. Corollaire: c'est la divine Providence qui règle les sociétés, et qui a ordonné le droit naturel des gens.—§. VI. Suite de la politique héroïque. La navigation est l'un des derniers arts qui furent cultivés dans les temps héroïques. Pirateries et caractère inhospitalier des premiers peuples. Leurs guerres continuelles.—§. VII. Corollaires relatifs aux antiquités romaines. Le gouvernement de Rome fut, dans son origine, plus aristocratique que monarchique, et malgré l'expulsion des rois, il ne changea point de caractère, jusqu'à l'époque où les plébéiens acquirent le droit des mariages solennels et participèrent aux charges publiques.—§. VIII. Corollaire relatif à l'héroïsme des premiers peuples. Il n'avait rien de la magnanimité, du désintéressement et de l'humanité, dont le mot d'héroïsme rappelle l'idée dans les temps modernes.
Chapitre VII. De la physique poétique.—§. I. De la physiologie poétique. Les premiers hommes rapportèrent à diverses parties du corps toutes nos facultés intellectuelles et morales. Note sur l'incapacité de généraliser, qui caractérisait les premiers hommes.—§. II. Corollaire relatif aux descriptions héroïques. Les premiers hommes rapportaient aux cinq sens les fonctions externes de l'âme.—§. III. Corollaire relatif aux mœurs héroïques.
Chapitre VIII. De la cosmographie poétique. Elle fut proportionnée aux idées étroites des premiers hommes.
Chapitre IX. De l'astronomie poétique. Le ciel, que les hommes avaient placé d'abord au sommet des montagnes, s'éleva peu-à-peu dans leur opinion. Les dieux montèrent dans les planètes, les héros dans les constellations.
Chapitre X. De la chronologie poétique. Son point de départ. Quatre espèces d'anachronismes. Canon chronologique, pour déterminer les commencemens de l'histoire universelle, antérieurement au règne de Ninus, d'où elle part ordinairement. L'étude du développement de la civilisation humaine prête une certitude nouvelle aux calculs de la chronologie.
Chapitre XI. De la géographie poétique.—§. I. Les diverses parties du monde ancien ne furent d'abord que les parties du petit monde de la Grèce. L'Hespérie en était la partie occidentale, etc. Il en dut être de même de la géographie des autres contrées. Les héros qui passent pour avoir fondé des colonies lointaines, Hercule, Évandre, Énée, etc., ne sont que des expressions symboliques du caractère des indigènes qui fondèrent ces villes.—§. II. Des noms et descriptions des cités héroïques. Sens et dérivés du mot ara.
Conclusion de ce livre. Les poètes théologiens ont été le sens (ou le sentiment), les philosophes ont été l'intelligence de l'humanité.
LIVRE SECOND.
DE LA SAGESSE POÉTIQUE.
CHAPITRE PREMIER.
SUJET DE CE LIVRE.
§. I.
Nous avons dit dans les axiomes que toutes les histoires des Gentils ont eu des commencemens fabuleux, que chez les Grecs qui nous ont transmis tout ce qui nous reste de l'antiquité païenne, les premiers sages furent les poètes théologiens, enfin que la nature veut qu'en toute chose les commencemens soient grossiers: d'après ces données, nous pouvons présumer que tels furent aussi les commencemens de la sagesse poétique. Cette haute estime dont elle a joui jusqu'à nous est l'effet de la vanité des nations, et surtout de celle des savans. De même que Manéthon, le grand prêtre d'Égypte, interpréta l'histoire fabuleuse des Égyptiens par une haute théologie naturelle, les philosophes grecs donnèrent à la leur une interprétation philosophique. Un de leurs motifs était sans doute de déguiser l'infamie de ces fables, mais ils en eurent plusieurs autres encore. Le premier fut leur respect pour la religion: chez les Gentils, toute société fut fondée par les fables sur la religion. Le second motif fut leur juste admiration pour l'ordre social qui en est résulté et qui ne pouvait être que l'ouvrage d'une sagesse surnaturelle. En troisième lieu, ces fables tant célébrées pour leur sagesse et entourées d'un respect religieux ouvraient mille routes aux recherches des philosophes, et appelaient leurs méditations sur les plus hautes questions de la philosophie. Quatrièmement, elles leur donnaient la facilité d'exposer les idées philosophiques les plus sublimes en se servant des expressions des poètes, héritage heureux qu'ils avaient recueilli. Un dernier motif, assez puissant à lui seul, c'est la facilité que trouvaient les philosophes à consacrer leurs opinions par l'autorité de la sagesse poétique et par la sanction de la religion. De ces cinq motifs les deux premiers et le dernier impliquaient une louange de la sagesse divine, qui a ordonné le monde civil, et un témoignage que lui rendaient les philosophes, même au milieu de leurs erreurs. Le troisième et le quatrième étaient autant d'artifices salutaires que permettait la Providence, afin qu'il se formât des philosophes capables de la comprendre et de la reconnaître pour ce qu'elle est, un attribut du vrai Dieu. Nous verrons d'un bout à l'autre de ce livre que tout ce que les poètes avaient d'abord senti relativement à la sagesse vulgaire, les philosophes le comprirent ensuite relativement à une sagesse plus élevée (riposta); de sorte qu'on appellerait avec raison les premiers le sens, les seconds l'intelligence du genre humain. On peut dire de l'espèce ce qu'Aristote dit de l'individu: Il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été auparavant dans le sens; c'est-à-dire que l'esprit humain ne comprend rien que les sens ne lui aient donné auparavant occasion de comprendre. L'intelligence, pour remonter au sens étymologique, inter legere, intelligere, l'intelligence agit lorsqu'elle tire de ce qu'on a senti quelque chose qui ne tombe point sous les sens.
§. II. De la sagesse en général.
Avant de traiter de la sagesse poétique, il est bon d'examiner en général ce que c'est que sagesse. La sagesse est la faculté qui domine toutes les doctrines relatives aux sciences et aux arts dont se compose l'humanité. Platon définit la sagesse la faculté qui perfectionne l'homme. Or l'homme, en tant qu'homme, a deux parties constituantes, l'esprit et le cœur, ou si l'on veut, l'intelligence et la volonté. La sagesse doit développer en lui ces deux puissances à-la-fois, la seconde par la première, de sorte que l'intelligence étant éclairée par la connaissance des choses les plus sublimes, la volonté fasse choix des choses les meilleures. Les choses les plus sublimes en ce monde, sont les connaissances que l'entendement et le raisonnement peuvent nous donner relativement à Dieu; les choses les meilleures sont celles qui concernent le bien de tout le genre humain; les premières s'appellent divines, les secondes humaines; la véritable sagesse doit donc donner la connaissance des choses divines pour conduire les choses humaines au plus grand bien possible. Il est à croire que Varron, qui mérita d'être appelé le plus docte des Romains, avait élevé sur cette base son grand ouvrage des choses divines et humaines, dont l'injure des temps nous a privés. Nous essaierons dans ce livre de traiter le même sujet, autant que nous le permet la faiblesse de nos lumières et le peu d'étendue de nos connaissances.
La sagesse commença chez les Gentils par la muse, définie par Homère dans un passage très remarquable de l'Odyssée, la science du bien et du mal; cette science fut ensuite appelée divination, et c'est sur la défense de cette divination, de cette science du bien et du mal refusée à l'homme par la nature, que Dieu fonda la religion des Hébreux, d'où est sortie la nôtre. La muse fut donc proprement dans l'origine la science de la divination et des auspices, laquelle fut la sagesse vulgaire de toutes les nations, comme nous le dirons plus au long; elle consistait à contempler Dieu dons l'un de ses attributs, dans sa Providence; aussi, de divination, l'essence de Dieu a-t-elle été appelée divinité. Nous verrons dans la suite que dans ce genre de sagesse, les sages furent les poètes théologiens, qui, à n'en pas douter, fondèrent la civilisation grecque. Les Latins tirèrent de là l'usage d'appeler professeurs de sagesse ceux qui professaient l'astrologie judiciaire.—Ensuite la sagesse fut attribuée aux hommes célèbres pour avoir donné des avis utiles au genre humain; tels furent les sept sages de la Grèce.—Plus tard la sagesse passa dans l'opinion aux hommes qui ordonnent et gouvernent sagement les états, dans l'intérêt des nations.—Plus tard encore le mot sagesse vint à signifier la science naturelle des choses divines, c'est-à-dire la métaphysique, qui cherchant à connaître l'intelligence de l'homme par la contemplation de Dieu, doit tenir Dieu pour le régulateur de tout bien, puisqu'elle le reconnaît pour la source de toute vérité[32].—Enfin la sagesse parmi les Hébreux et ensuite parmi les Chrétiens a désigné la science des vérités éternelles révélées par Dieu; science qui, considérée chez les Toscans comme science du vrai bien et du vrai mal, reçut peut-être pour cette cause son premier nom, science de la divinité.
D'après cela, nous distinguerons à plus juste titre que Varron, trois espèces de théologie: théologie poétique, propre aux poètes théologiens, et qui fut la théologie civile de toutes les nations païennes; théologie naturelle, celle des métaphysiciens; la troisième, qui dans la classification de Varron est la théologie poétique[33], est pour nous la théologie chrétienne, mêlée de la théologie civile, de la naturelle, et de la révélée, la plus sublime des trois. Toutes se réunissent dans la contemplation de la Providence divine; cette Providence qui conduit la marche de l'humanité, voulut qu'elle partît de la théologie poétique qui réglait les actions des hommes d'après certains signes sensibles, pris pour des avertissemens du ciel; et que la théologie naturelle, qui démontre la Providence par des raisons d'une nature immuable et au-dessus des sens, préparât les hommes à recevoir la théologie révélée, par l'effet d'une foi surnaturelle et supérieure aux sens et à tous les raisonnemens.
§. III. Exposition et division de la sagesse poétique.
Puisque la métaphysique est la science sublime qui répartit aux sciences subalternes les sujets dont elles doivent traiter, puisque la sagesse des anciens ne fut autre que celle des poètes théologiens, puisque les origines de toutes choses sont naturellement grossières, nous devons chercher le commencement de la sagesse poétique dans une métaphysique informe. D'une seule branche de ce tronc sortirent, en se séparant, la logique, la morale, l'économie et la politique poétiques; d'une autre branche sortit avec le même caractère poétique la physique, mère de la cosmographie, et par suite de l'astronomie, à laquelle la chronologie et la géographie, ses deux filles, doivent leur certitude. Nous ferons voir d'une manière claire et distincte comment les fondateurs de la civilisation païenne, guidés par leur théologie naturelle, ou métaphysique, imaginèrent les dieux; comment par leur logique ils trouvèrent les langues, par leur morale produisirent les héros, par leur économie fondèrent les familles, par leur politique les cités; comment par leur physique, ils donnèrent à chaque chose une origine divine, se créèrent eux-mêmes en quelque sorte par leur physiologie, se firent un univers tout de dieux par leur cosmographie, portèrent dans leur astronomie les planètes et les constellations de la terre au ciel, donnèrent commencement à la série des temps dans leur chronologie, enfin dans leur géographie placèrent tout le monde dans leur pays (les Grecs dans la Grèce, et de même des autres peuples). Ainsi la Science nouvelle pourra devenir une histoire des idées, coutumes et actions du genre humain. De cette triple source nous verrons sortir les principes de l'histoire de la nature humaine, principes identiques avec ceux de l'histoire universelle qui semblent manquer jusqu'ici.
CHAPITRE II.
DE LA MÉTAPHYSIQUE POÉTIQUE.
§. I. Origine de la poésie, de l'idolâtrie, de la divination et des sacrifices.
[L'auteur établit d'abord la certitude du déluge universel, et de l'existence des géans. Les preuves les plus fortes qu'il allègue ont été déjà énoncées dans les axiomes 25, 26, 27. Voyez aussi le Discours préliminaire.]
C'est dans l'état de stupidité farouche où se trouvèrent les premiers hommes, que tous les philosophes et les philologues devaient prendre leur point de départ pour raisonner sur la sagesse des Gentils. Ils devaient interroger d'abord la science qui cherche ses preuves, non pas dans le monde extérieur, mais dans l'âme de celui qui la médite, je veux dire, la métaphysique. Ce monde social étant indubitablement l'ouvrage des hommes, on pouvait en lire les principes dans les modifications de l'esprit humain.
La sagesse poétique, la première sagesse du paganisme, dut commencer par une métaphysique, non point de raisonnement et d'abstraction, comme celle des esprits cultivés de nos jours, mais de sentiment et d'imagination, telle que pouvaient la concevoir ces premiers hommes, qui n'étaient que sens et imagination sans raisonnement. La métaphysique dont je parle, c'était leur poésie, faculté qui naissait avec eux. L'ignorance est mère de l'admiration; ignorant tout, ils admiraient vivement. Cette poésie fut d'abord divine: ils rapportaient à des dieux la cause de ce qu'ils admiraient. Voyez le passage de Lactance (axiome 38). Les anciens Germains, dit Tacite, entendaient la nuit le soleil qui passait sous la mer d'occident en orient; ils affirmaient aussi qu'ils voyaient les dieux. Maintenant encore les sauvages de l'Amérique divinisent tout ce qui est au-delà de leur faible capacité. Quelles que soient la simplicité et la grossièreté de ces nations, nous devons présumer que celles des premiers hommes du paganisme allaient bien au-delà. Ils donnaient aux objets de leur admiration une existence analogue à leurs propres idées. C'est ce que font précisément les enfans (axiome 37), lorsqu'ils prennent dans leurs jeux des choses inanimées et qu'ils leur parlent comme à des personnes vivantes. Ainsi ces premiers hommes, qui nous représentent l'enfance du genre humain, créaient eux-mêmes les choses d'après leurs idées. Mais cette création différait infiniment de celle de Dieu: Dieu dans sa pure intelligence connaît les êtres, et les crée par cela même qu'il les connaît; les premiers hommes, puissans de leur ignorance, créaient à leur manière par la force d'une imagination, si je puis dire, toute matérielle. Plus elle était matérielle, plus ses créations furent sublimes; elles l'étaient au point de troubler à l'excès l'esprit même d'où elles étaient sorties. Aussi les premiers hommes furent appelés poètes, c'est-à-dire, créateurs, dans le sens étymologique du mot grec. Leurs créations réunirent les trois caractères qui distinguent la haute poésie dans l'invention des fables, la sublimité, la popularité, et la puissance d'émotion qui la rend plus capable d'atteindre le but qu'elle se propose, celui l'enseigner au vulgaire à agir selon la vertu.—De cette faculté originaire de l'esprit humain, il est resté une loi éternelle: les esprits une fois frappés de terreur, fingunt simul credunt que, comme le dit si bien Tacite.
Tels durent se trouver les fondateurs de la civilisation païenne, lorsqu'un siècle ou deux après le déluge, la terre desséchée forma de nouveaux orages, et que la foudre se fit entendre. Alors sans doute un petit nombre de géans dispersés dans les bois, vers le sommet des montagnes, furent épouvantés par ce phénomène dont ils ignoraient la cause, levèrent les yeux, et remarquèrent le ciel pour la première fois. Or, comme en pareille circonstance, il est dans la nature de l'esprit humain d'attribuer au phénomène qui le frappe, ce qu'il trouve en lui-même, ces premiers hommes, dont toute l'existence était alors dans l'énergie des forces corporelles, et qui exprimaient la violence extrême de leurs passions par des murmures et des hurlemens, se figurèrent le ciel comme un grand corps animé, et l'appelèrent Jupiter[34]. Ils présumèrent que par le fracas du tonnerre, par les éclats de la foudre, Jupiter voulait leur dire quelque chose; et ils commencèrent à se livrer à la curiosité, fille de l'ignorance et mère de la science [qu'elle produit, lorsque l'admiration a ouvert l'esprit de l'homme]. Ce caractère est toujours le même dans le vulgaire; voient-ils une comète, une parélie, ou tout autre phénomène céleste, ils s'inquiètent et demandent ce qu'il signifie (axiome 39). Observent-ils les effets étonnans de l'aimant mis en contact avec le fer; ils ne manquent pas, même dans ce siècle de lumières, de décider que l'aimant a pour le fer une sympathie mystérieuse, et ils font ainsi de toute la nature un vaste corps animé, qui a ses sentimens et ses passions. Mais, à une époque si avancée de la civilisation, les esprits, même du vulgaire, sont trop détachés des sens, trop spiritualisés par les nombreuses abstractions de nos langues, par l'art de l'écriture, par l'habitude du calcul, pour que nous puissions nous former cette image prodigieuse de la nature passionnée; nous disons bien ce mot de la bouche, mais nous n'avons rien dans l'esprit. Comment pourrions-nous nous replacer dans la vaste imagination de ces premiers hommes dont l'esprit étranger à toute abstraction, à toute subtilité, était tout émoussé par les passions, plongé dans les sens, et comme enseveli dans la matière. Aussi, nous l'avons déjà dit, on comprend à peine aujourd'hui, mais on ne peut imaginer comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent la civilisation païenne.
C'est ainsi que les premiers poètes théologiens inventèrent la première fable divine, la plus sublime de toutes celles qu'on imagina; c'est ce Jupiter roi et père des hommes et des dieux, dont la main lance la foudre; image si populaire, si capable d'émouvoir les esprits, et d'exercer sur eux une influence morale, que les inventeurs eux-mêmes crurent à sa réalité, la redoutèrent et l'honorèrent avec des rites affreux. Par un effet de ce caractère de l'esprit humain que nous avons remarqué d'après Tacite (mobiles ad superstitionem perculsæ semel mentes, axiome 23), dans tout ce qu'ils apercevaient, imaginaient, ou faisaient eux-mêmes, ils ne virent que Jupiter, animant ainsi l'univers dans toute l'étendue qu'ils pouvaient concevoir. C'est ainsi qu'il faut entendre dans l'histoire de la civilisation le Jovis omnia plena; c'est ce Jupiter que Platon prit pour l'éther, qui pénètre et remplit toutes choses; mais les premiers hommes ne plaçaient pas leur Jupiter plus haut que la cime des montagnes, comme nous le verrons bientôt.
Comme ils parlaient par signes, ils crurent d'après leur propre nature que le tonnerre et la foudre étaient les signes de Jupiter. C'est de nuere, faire signe, que la volonté divine fut plus tard appelée numen; Jupiter commandait par signes, idée sublime, digne expression de la majesté divine. Ces signes étaient, si je l'ose dire, des paroles réelles, et la nature entière était la langue de Jupiter. Toutes les nations païennes crurent posséder cette langue dans la divination, laquelle fut appelée par les Grecs théologie, c'est-à-dire, science du langage des dieux. Ainsi Jupiter acquit ce regnum fulminis, par lequel il est le roi des hommes et des dieux. Il reçut alors deux titres, optimus dans le sens de très fort (de même que chez les anciens latins, fortis eut le même sens que bonus dans des temps plus modernes); et maximus, d'après l'étendue de son corps, aussi vaste que le ciel.
De là tant de Jupiters dont le nombre étonne les philologues; chaque nation païenne eut le sien.
Originairement Jupiter fut en poésie un caractère divin, un genre créé par l'imagination plutôt que par l'intelligence (universale fantastico), auquel tous les peuples païens rapportaient les choses relatives aux auspices. Ces peuples, durent être tous poètes, puisque la sagesse poétique commença par cette métaphysique poétique qui contemple Dieu dans l'attribut de sa Providence, et les premiers hommes s'appelèrent poètes théologiens, c'est-à-dire sages qui entendent le langage des dieux, exprimé par les auspices de Jupiter. Ils furent surnommés divins, dans le sens du mot devins, qui vient de divinari, deviner, prédire. Cette science fut appelée muse, expression qu'Homère nous définit par la science du bien et du mal, qui n'est autre que la divination[35]. C'est encore, d'après cette théologie mystique que les poètes furent appelés par les Grecs, μυσται, [qu'Horace traduit fort bien par les interprètes des dieux], lesquels expliquaient les divins mystères des auspices et des oracles. Toute nation païenne eut une sybille qui possédait cette science; on en a compté jusqu'à douze. Les sybilles et les oracles sont les choses les plus anciennes dont nous parle le paganisme.
Tout ce qui vient d'être dit s'accorde donc avec le mot célèbre,
. . . . La crainte seule a fait les premiers dieux;
mais les hommes ne s'inspirèrent pas cette crainte les uns aux autres; ils la durent à leur propre imagination (ce qui répond à l'axiome: les fausses religions sont nées de la crédulité et non de l'imposture). Cette origine de l'idolâtrie étant démontrée, celle de la divination l'est aussi; ces deux sœurs naquirent en même temps. Les sacrifices en furent une conséquence immédiate, puisqu'on les faisait pour procurare (c'est-à-dire pour bien entendre) les auspices.
Ce qui nous prouve que la poésie a dû naître ainsi, c'est ce caractère éternel et singulier qui lui est propre: le sujet propre à la poésie c'est l'impossible, et pourtant le croyable (impossibile credibile). Il est impossible que la matière soit esprit, et pourtant l'on a cru que le ciel, d'où semblait partir la foudre, était Jupiter. Voilà encore pourquoi les poètes aiment tant à chanter les prodiges opérés par les magiciennes dans leurs enchantemens; cette disposition d'esprit peut être rapportée au sentiment instinctif de la toute-puissance de Dieu, qu'ont en eux les hommes de toutes les nations.
Les vérités que nous venons d'établir renversent tout ce qui a été dit sur l'origine de la poésie, depuis Aristote et Platon jusqu'aux Scaliger et aux Castelvetro. Nous l'avons montré, c'est par un effet de la faiblesse du raisonnement de l'homme, que la poésie s'est trouvée si sublime à sa naissance, et qu'avec tous les secours de la philosophie, de la poétique et de la critique, qui sont venues plus tard, on n'a jamais pu, je ne dirai point surpasser, mais égaler son premier essor[36]. Cette découverte de l'origine de la poésie détruit le préjugé commun sur la profondeur de la sagesse antique, à laquelle les modernes devraient désespérer d'atteindre, et dont tous les philosophes depuis Platon jusqu'à Bacon ont tant souhaité de pénétrer le secret. Elle n'a été autre chose qu'une sagesse vulgaire de législateurs qui fondaient l'ordre social, et non point une sagesse mystérieuse sortie du génie de philosophes profonds. Aussi, comme on le voit déjà par l'exemple tiré de Jupiter, tous les sens mystiques d'une haute philosophie attribués par les savans aux fables grecques et aux hiéroglyphes égyptiens, paraîtront aussi choquans que le sens historique se trouvera facile et naturel.
§. II. COROLLAIRES
Relatifs aux principaux aspects de la science nouvelle.
1. On peut conclure de tout ce qui précède que, conformément au premier principe de la Science nouvelle, développé dans le chapitre de la Méthode (l'homme n'espérant plus aucun secours de la nature, appelle de ses désirs quelque chose de surnaturel qui puisse le sauver), la Providence permit que les premiers hommes tombassent dans l'erreur de craindre une fausse divinité, un Jupiter auquel ils attribuaient le pouvoir de les foudroyer. Au milieu des nuées de ces premiers orages, à la lueur de ces éclairs, ils aperçurent cette grande vérité, que la Providence veille à la conservation du genre humain. Aussi, sous un de ses principaux aspects, la Science nouvelle est d'abord une théologie civile, une explication raisonnée de la marche suivie par la Providence; et cette théologie commença par la sagesse vulgaire des législateurs qui fondèrent les sociétés, en prenant pour base la croyance d'un Dieu doué de providence; elle s'acheva par la sagesse plus élevée (riposta) des philosophes qui démontrent la même vérité par des raisonnemens, dans leur théologie naturelle.
2. Un autre aspect principal de la science nouvelle, c'est une philosophie de la propriété (ou autorité dans le sens primitif où les douze tables prennent ce mot[37]). La première propriété fut divine: Dieu s'appropria les premiers hommes peu nombreux, qu'il tira de la vie sauvage pour commencer la vie sociale.—La seconde propriété fut humaine, et dans le sens le plus exact; elle consista pour l'homme dans la possession de ce qu'on ne peut lui ôter sans l'anéantir, dans le libre usage de sa volonté. Pour l'intelligence, ce n'est qu'une puissance passive sujette à la vérité. Les hommes commencèrent, dès ce moment, à exercer leur liberté en réprimant les impulsions passionnées du corps, de manière à les étouffer ou à les mieux diriger, effort qui caractérise les agens libres. Le premier acte libre des hommes fut d'abandonner la vie vagabonde qu'ils menaient dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et de s'accoutumer à une vie sédentaire, si opposée à leurs habitudes.—Le troisième genre de propriété fut celle de droit naturel. Les premiers hommes qui abandonnaient la vie vagabonde occupèrent des terres et y restèrent long-temps; ils en devinrent seigneurs par droit d'occupation et de longue possession. C'est l'origine de tous les domaines.
Cette philosophie de la propriété suit naturellement la théologie civile dont nous parlions. Éclairée par les preuves que lui fournit la théologie civile, elle éclaire elle-même avec celles qui lui sont propres, les preuves que la philologie tire de l'histoire et des langues; trois sortes de preuves qui ont été énumérées dans le chapitre de la méthode. Introduisant la certitude dans le domaine de la liberté humaine, dont l'étude est si incertaine de sa nature, elle éclaire les ténèbres de l'antiquité, et donne forme de science à la philologie.
3. Le troisième aspect est une histoire des idées humaines. De même que la métaphysique poétique s'est divisée en plusieurs sciences subalternes, poétiques comme leur mère, cette histoire des idées nous donnera l'origine informe des sciences pratiques cultivées par les nations, et des sciences spéculatives étudiées de nos jours par les savans.
4. Le quatrième aspect est une critique philosophique qui naît de l'histoire des idées mentionnée ci-dessus. Cette critique cherche ce que l'on doit croire sur les fondateurs, ou auteurs des nations, lesquels doivent précéder de plus de mille ans les auteurs de livres, qui est l'objet de la critique philologique.
5. Le cinquième aspect est une histoire idéale éternelle dans laquelle tournent les histoires réelles de toutes les nations. De quelque état de barbarie et de férocité que partent les hommes pour se civiliser par l'influence des religions, les sociétés commencent, se développent et finissent d'après des lois que nous examinerons dans ce second livre, et que nous retrouverons au livre IV où nous suivons la marche des sociétés, et au livre V où nous observons le retour des choses humaines.
6. Le sixième aspect est un système du droit naturel des gens. C'était avec le commencement des peuples, que Grotius, Selden et Puffendorf devaient commencer leurs systèmes (axiome 106: les sciences doivent prendre pour point de départ l'époque où commence le sujet dont elles traitent). Ils se sont égarés tous trois, parce qu'ils ne sont partis que du milieu de la route. Je veux dire qu'ils supposent d'abord un état de civilisation où les hommes seraient déjà éclairés par une raison développée, état dans lequel les nations ont produit les philosophes qui se sont élevés jusqu'à l'idéal de la justice. En premier lieu, Grotius procède indépendamment du principe d'une Providence, et prétend que son système donne un degré nouveau de précision à toute connaissance de Dieu. Aussi toutes ses attaques contre les jurisconsultes romains portent à faux, puisqu'ils ont pris pour principe la Providence divine, et qu'ils ont voulu traiter du droit naturel des gens, et non point du droit naturel des philosophes, et des théologiens moralistes.—Ensuite vient Selden, dont le système suppose la Providence. Il prétend que le droit des enfans de Dieu s'étendit à toutes les nations, sans faire attention au caractère inhospitalier des premiers peuples, ni à la division établie entre les Hébreux et les Gentils; sans observer que les Hébreux ayant perdu de vue leur droit naturel dans la servitude d'Égypte, il fallut que Dieu lui-même le leur rappelât en leur donnant sa loi sur le mont Sinaï. Il oublie que Dieu, dans sa loi, défend jusqu'aux pensées injustes, chose dont ne s'embarrassèrent jamais les législateurs mortels. Comment peut-il prouver que les Hébreux ont transmis aux Gentils leur droit naturel, contre l'aveu magnanime de Josephe, contre la réflexion de Lactance cité plus haut? Ne connaît-on pas enfin la haine des Hébreux contre les Gentils, haine qu'ils conservent encore aujourd'hui dans leur dispersion?—Quant à Puffendorf, il commence son système par jeter l'homme dans le monde, sans soin ni secours de Dieu. En vain il essaie d'excuser dans une dissertation particulière cette hypothèse épicurienne. Il ne peut pas dire le premier mot en fait de droit, sans prendre la Providence pour principe[38].—Pour nous, persuadés que l'idée du droit et l'idée d'une Providence naquirent en même temps, nous commençons à parler du droit en parlant de ce moment où les premiers auteurs des nations conçurent l'idée de Jupiter. Ce droit fut d'abord divin, dans ce sens qu'il était interprété par la divination, science des auspices de Jupiter; les auspices furent les choses divines, au moyen desquelles les nations païennes réglaient toutes les choses humaines, et la réunion des unes et des autres forme le sujet de la jurisprudence.
7. Considérée sous le dernier de ses principaux aspects, la Science nouvelle nous donnera les principes et les origines de l'histoire universelle, en partant de l'âge appelé par les Égyptiens âge des Dieux, par les Grecs, âge d'or. Faute de connaître la chronologie raisonnée de l'histoire poétique, on n'a pu saisir jusqu'ici l'enchaînement de toute l'histoire du monde païen.