Principes de la Philosophie de l'Histoire: traduits de la 'Scienza nuova'
CHAPITRE VII.
DE LA PHYSIQUE POÉTIQUE.
Après avoir observé quelle fut la sagesse des premiers hommes dans la logique, la morale, l'économie et la politique, passons au second rameau de l'arbre métaphysique, c'est-à-dire à la physique, et de là à la cosmographie, par laquelle nous parvenons à l'astronomie, pour traiter ensuite de la chronologie et de la géographie, qui en dérivent.
§. I. De la physiologie poétique.
Les poètes théologiens, dans leur physique grossière, considérèrent dans l'homme deux idées métaphysiques, être, subsister. Sans doute ceux du Latium conçurent bien grossièrement l'être, puisqu'ils le confondirent avec l'action de manger. Tel fut probablement le premier sens du mot sum, qui depuis eut les deux significations. Aujourd'hui même nous entendons nos paysans dire d'un malade, il mange encore, pour il vit encore. Rien de plus abstrait que l'idée d'existence. Ils conçurent aussi l'idée de subsister c'est-à-dire être debout, être sur ses pieds. C'est dans ce sens que les destins d'Achille étaient attaches à ses talons.
Les premiers hommes réduisaient toute la machine du corps humain aux solides et aux liquides. Les SOLIDES eux-mêmes, ils les réduisaient aux chairs, viscera [vesci voulait dire se nourrir, parce que les alimens que l'on assimile font de la chair]; aux os et articulations, artus [observons que artus vient du mot ars, qui chez les anciens Latins signifiait la force du corps; d'où artitus, robuste; ensuite on donna ce nom d'ars à tout système de préceptes propres à former quelques facultés de l'âme]; aux nerfs, qu'ils prirent pour les forces, lorsque, usant encore du langage muet, ils parlaient avec des signes matériels [ce n'est pas sans raison qu'ils prirent nerfs dans ce sens, puisque les nerfs tendent les muscles, dont la tension fait la force de l'homme]; enfin à la moelle, c'est dans la moelle qu'ils placèrent non moins sagement l'essence de la vie [l'amant appelait sa maîtresse medulla, et medullitùs voulait dire de tout cœur; lorsque l'on veut désigner l'excès de l'amour, on dit qu'il brûle la moelle des os, urit medullas]. Pour les LIQUIDES, ils les réduisaient à une seule espèce, à celle du sang; ils appelaient sang la liqueur spermatique, comme le prouve la périphrase sanguine cretus, pour engendré; et c'était encore une expression juste, puisque cette liqueur semble formée du plus pur de notre sang. Avec la même justesse, ils appelèrent le sang le suc des fibres, dont se compose la chair. C'est de là que les Latins conservèrent succi plenus, pour dire charnu, plein d'un sang abondant et pur.
Quant à l'autre partie de l'homme, qui est l'âme, les poètes théologiens la placèrent dans l'air, chez les Latins anima; l'air fut pour eux le véhicule de la vie, d'où les Latins conservèrent la phrase animâ vivimus, et en poésie, ferri ad vitales auras, pour naître; ducere vitales auras, pour vivre; vitam referre in auras, pour mourir; et en prose animam ducere, vivre; animam trahere, être à l'agonie; animam efflare, emittere, expirer; ensuite les physiciens placèrent aussi dans l'air l'âme du monde. C'est encore une expression juste que animus pour la partie douée du sentiment: les Latins disent animo sentimus. Ils considérèrent animus comme mâle, anima comme femelle, parce que animus agit sur anima; le premier est l'igneus vigor dont parle Virgile; de sorte qu'animus aurait son sujet dans les nerfs, anima dans le sang et dans les veines. L'æther serait le véhicule d'animus, l'air celui d'anima; le premier circulant avec toute la rapidité des esprits animaux, la seconde plus lentement avec les esprits vitaux. Anima serait l'agent du mouvement; animus l'agent et le principe des actes de la volonté. Les poètes théologiens ont senti, par une sorte d'instinct, cette dernière vérité; et dans les poèmes d'Homère ils ont appelé l'âme (animus), une force sacrée, une puissance mystérieuse, un dieu inconnu. En général, lorsque les Grecs et les Latins rapportaient quelqu'une de leurs paroles, de leurs actions à un principe supérieur, ils disaient un dieu l'a voulu ainsi. Ce principe fut appelé par les Latins mens animi. Ainsi, dans leur grossièreté, ils pénétrèrent cette vérité sublime que la théologie naturelle a établie par des raisonnemens invincibles contre la doctrine d'Épicure, les idées nous viennent de Dieu.
Ils ramenaient toutes les fonctions de l'âme à trois parties du corps, la tête, la poitrine, le cœur. À la tête, ils rapportaient toutes les connaissances, et comme elles étaient chez eux toutes d'imagination, ils placèrent dans la tête la mémoire, dont les Latins employaient le nom pour désigner l'imagination. Dans le retour de la barbarie au moyen âge, on disait imagination pour génie, esprit. [Le biographe contemporain de Rienzi l'appelle uomo fantastico pour uomo d'ingegno.] En effet, l'imagination n'est que le résultat des souvenirs; le génie ne fait autre chose que travailler sur les matériaux que lui offre la mémoire. Dans ces premiers temps où l'esprit humain n'avait point tiré de l'art d'écrire, de celui de raisonner et de compter, la subtilité qu'il a aujourd'hui, où la multitude de mots abstraits que nous voyons dans les langues modernes, ne lui avait pas encore donné ses habitudes d'abstraction continuelle, il occupait toutes ses forces dans l'exercice de ces trois belles facultés qu'il doit à son union avec le corps, et qui toutes trois sont relatives à la première opération de l'esprit, l'invention; il fallait trouver avant de juger, la topique devait précéder la critique, ainsi que nous l'avons dit page 163. Aussi les poètes théologiens dirent que la mémoire (qu'ils confondaient avec l'imagination) était la mère des muses, c'est-à-dire des arts.
En traitant de ce sujet, nous ne pouvons omettre une observation importante qui jette beaucoup de jour sur celle que nous avons faite dans la Méthode (il nous est aujourd'hui difficile de comprendre, impossible d'imaginer la manière de penser des premiers nommes qui fondèrent l'humanité païenne[68]). Leur esprit précisait, particularisait toujours, de sorte qu'à chaque changement dans la physionomie ils croyaient voir un nouveau visage, à chaque nouvelle passion un autre cour, une autre âme; de là ces expressions poétiques, commandées par une nécessité naturelle plus que par celle de la mesure, ora, vultus, animi, pectora, corda, employées pour leurs singuliers.
Ils plaçaient dans la poitrine le siège de toutes les passions, et au-dessous, les deux germes, les deux levains des passions: dans l'estomac la partie irascible, et la partie concupiscible surtout dans le foie, qui est défini le laboratoire du sang (officina). Les poètes appellent cette partie præcordia; ils attachent au foie de Titan chacun des animaux remarquables par quelque passion; c'était entendre d'une manière confuse, que la concupiscence est la mère de toutes les passions, et que les passions sont dans nos humeurs.
Ils rapportaient au cœur tous les conseils; les héros roulaient leurs pensées, leurs inquiétudes dans leur cour; agitabant, versabant, volutabant corde curas. Ces hommes encore stupides ne pensaient aux choses qu'ils avaient à faire, que lorsqu'ils étaient agités par les passions. De là les Latins appelaient les sages cordati, les hommes de peu de sens, vecordes. Ils disaient sententiæ, pour résolutions, parce que leurs jugemens n'étaient que le résultat de leurs sentimens; aussi les jugemens des héros s'accordaient toujours avec la vérité dans leur forme, quoiqu'ils fussent souvent faux dans leur matière.
§. II. COROLLAIRE
Relatif aux descriptions héroïques.
Les premiers hommes ayant peu ou point de raison, et étant au contraire tout imagination, rapportaient les fonctions externes de l'âme aux cinq sens du corps, mais considérés dans toute la finesse, dans toute la force et la vivacité qu'ils avaient alors. Les mots par lesquels ils exprimèrent l'action des sens le prouvent assez: ils disaient pour entendre, audire, comme on dirait haurire, puiser, parce que les oreilles semblent boire l'air, renvoyé par les corps qu'il frappe. Ils disaient pour voir distinctement, cernere oculis (d'où l'italien scernere, discerner), mot à mot séparer par les yeux, parce que les yeux sont comme un crible dont les pupilles sont les trous; de même que du crible sortent les jets de poussière qui vont toucher la terre, ainsi des yeux semblent sortir par les pupilles les jets ou rayons de lumière qui vont frapper les objets que nous voyons distinctement; c'est le rayon visuel, deviné par les stoïciens, et démontré de nos jours par Descartes. Ils disaient, pour voir en général, usurpare oculis. Tangere, pour toucher et dérober, parce qu'en touchant les corps nous en enlevons, nous en dérobons toujours quelque partie. Pour odorer, ils disaient olfacere, comme si, en recueillant les odeurs, nous les faisions nous-mêmes; et en cela ils se sont rencontrés avec la doctrine des cartésiens. Enfin, pour goûter, pour juger des saveurs, ils disaient sapere, quoique ce mot s'appliquât proprement aux choses douées de saveur, et non au sens qui en juge; c'est qu'ils cherchaient dans les choses la saveur qui leur était propre: de là cette belle métaphore de sapientia, la sagesse, laquelle tire des choses leur usage naturel, et non celui que leur suppose l'opinion.
Admirons en tout ceci la Providence divine qui, nous ayant donné comme pour la garde de notre corps des sens, à la vérité bien inférieurs à ceux des brutes, voulut qu'à l'époque où l'homme était tombé dans un état de brutalité, il eût pour sa conservation les sens les plus actifs et les plus subtils, et qu'ensuite ces sens s'affaiblissent, lorsque viendrait l'âge de la réflexion, et que cette faculté prévoyante protégerait le corps à son tour.
On doit comprendre d'après ce qui précède, pourquoi les descriptions héroïques, telles que celles d'Homère, ont tant d'éclat, et sont si frappantes, que tous les poètes des âges suivans n'ont pu les imiter, bien loin de les égaler.
§. III. COROLLAIRE
Relatif aux mœurs héroïques.
De telles natures héroïques, animées de tels sentimens héroïques, durent créer et conserver des mœurs analogues à celles que nous allons esquisser.
Les héros, récemment sortis des géans, étaient au plus haut degré grossiers et farouches, d'un entendement très borné, d'une vaste imagination, agités des passions les plus violentes; ils étaient nécessairement barbares, orgueilleux, difficiles, obstinés dans leurs résolutions, et en même temps très mobiles, selon les nouveaux objets qui se présentaient. Ceci n'est point contradictoire; vous pouvez observer tous les jours l'opiniâtreté de nos paysans, qui cèdent à la première raison que vous leur dites, mais qui, par faiblesse de réflexion, oublient bien vite le motif qui les avait frappés, et reviennent à leur première idée.—Par suite du même défaut de réflexion, les héros étaient ouverts, incapables de dissimuler leurs impressions, généreux et magnanimes, tels qu'Homère représente Achille, le plus grand de tous les héros grecs. Aristote part de ces mœurs héroïques, lorsqu'il veut dans sa Poétique, que le héros de la tragédie ne soit ni parfaitement bon, ni entièrement méchant, mais qu'il offre un mélange de grands vices et de grandes vertus. En effet, l'héroïsme d'une vertu parfaite est une conception qui appartient à la philosophie et non pas à la poésie.
L'héroïsme galant des modernes a été imaginé par les poètes qui vinrent bien long-temps après Homère, soit que l'invention des fables nouvelles leur appartienne, soit que les mœurs devenant efféminées avec le temps, ils aient altéré, et enfin corrompu entièrement les premières fables graves et sévères, comme il convenait aux fondateurs des sociétés. Ce qui le prouve, c'est qu'Achille, qui fait tant de bruit pour l'enlèvement de Briséis, et dont la colère suffit pour remplir une Iliade, ne montre pas une fois dans tout ce poème un sentiment d'amour; Ménélas, qui arme toute la Grèce contre Troie pour reconquérir Hélène, ne donne pas, dans tout le cours de cette longue guerre, le moindre signe d'amoureux tourment ou de jalousie.
Tout ce que nous avons dit sur les pensées, les descriptions et les mœurs héroïques, appartient à la DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE, que nous ferons dans le livre suivant.
CHAPITRE VIII.
DE LA COSMOGRAPHIE POÉTIQUE.
Les poètes théologiens, ayant pris pour principes de leur physique les êtres divinisés par leur imagination, se firent une cosmographie en harmonie avec cette physique. Ils composèrent le monde de dieux du ciel, de l'enfer (dii superi, inferi), et de dieux intermédiaires (qui furent probablement ceux que les anciens Latins appelaient medioxumi).
Dans le monde, ce fut le ciel qu'ils contemplèrent d'abord. Les choses du ciel durent être pour les Grecs les premiers μαθηματα, connaissances par excellence, les premiers θεωρηματα, objets divins de contemplation. Le mot contemplation, appliqué à ces choses, fut tiré par les Latins de ces espaces du ciel désignés par les augures pour y observer les présages, et appelés templa cœli.—Le ciel ne fut pas d'abord plus haut pour les poètes, que le sommet des montagnes; ainsi les enfans s'imaginent que les montagnes sont les colonnes qui soutiennent la voûte du ciel, et les Arabes admettent ce principe de cosmographie dans leur Coran; de ces colonnes, il resta les deux colonnes d'Hercule, qui remplacèrent Atlas fatigué de porter le ciel sur ses épaules. Colonne dut venir d'abord de columen; ce n'était que des soutiens, des étais arrondis dans la suite par l'architecture.
La fable des géans faisant la guerre aux dieux et entassant Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa, doit avoir été trouvée depuis Homère. Dans l'Iliade, les dieux se tiennent toujours sur la cime du mont Olympe. Il suffisait donc que l'Olympe s'écroulât pour en faire tomber les dieux. Cette fable, quoique rapportée dans l'Odyssée, y est peu convenable: dans ce poème, l'enfer n'est pas plus profond que la fossé où Ulysse voit les ombres des héros et converse avec elles. Si l'Homère de l'Odyssée avait cette idée bornée de l'enfer, il devait concevoir du ciel une idée analogue, une idée conforme à celle que s'en était faite l'Homère de l'Iliade.
CHAPITRE IX.
DE L'ASTRONOMIE POÉTIQUE.
Démonstration astronomique, fondée sur des preuves physico-philologiques, de l'uniformité des principes ci-dessus établis chez toutes les nations païennes.
La force indéfinie de l'esprit humain se développant de plus en plus, et la contemplation du ciel, nécessaire pour prendre les augures, obligeant les peuples à l'observer sans cesse, le ciel s'éleva dans l'opinion des hommes, et avec lui s'élevèrent les dieux et les héros.
Pour retrouver l'astronomie poétique, nous ferons usage de trois vérités philologiques: I. L'astronomie naquit chez les Chaldéens. II. Les Phéniciens apprirent des Chaldéens, et communiquèrent aux Égyptiens, l'usage du cadran, et la connaissance de l'élévation du pôle. III. Les Phéniciens, instruits par les mêmes Chaldéens, portèrent aux Grecs la connaissance des divinités qu'ils plaçaient dans les étoiles.—Avec ces trois vérités philologiques s'accordent deux principes philosophiques: le premier est tiré de la nature sociale des peuples; ils admettent difficilement les dieux étrangers, à moins qu'ils ne soient parvenus au dernier degré de liberté religieuse, ce qui n'arrive que dans une extrême décadence. Le second est physique; l'erreur de nos yeux nous fait paraître les planètes plus grandes que les étoiles fixes.
Ces principes établis, nous dirons que chez toutes les nations païennes, de l'Orient, de l'Égypte, de la Grèce et du Latium, l'astronomie naquit uniformément d'une croyance vulgaire; les planètes paraissant beaucoup plus grandes que les étoiles fixes, les dieux montèrent dans les planètes, et les héros furent attachés aux constellations. Aussi les Phéniciens trouvèrent les dieux et les héros de la Grèce et de l'Égypte déjà préparés à jouer ces deux rôles; et les Grecs, à leur tour, trouvèrent dans ceux du Latium la même facilité. Les héros, et les hiéroglyphes qui signifiaient leurs caractères ou leurs entreprises, furent donc placés dans le ciel, ainsi qu'un grand nombre des dieux principaux, et servirent l'astronomie des savans, en donnant des noms aux étoiles. Ainsi, en partant de cette astronomie vulgaire, les premiers peuples écrivirent au ciel l'histoire de leurs dieux et de leurs héros......
CHAPITRE X.
DE LA CHRONOLOGIE POÉTIQUE.
Les poètes théologiens donnèrent à la chronologie des commencemens conformes à une telle astronomie. Ce Saturne, qui chez les Latins tira son nom à satis, des semences, et qui fut appelé par les Grecs Κρονος de Χρονος le temps, doit nous faire comprendre que les premières nations, toutes composées d'agriculteurs, commencèrent à compter les années par les récoltes de froment. C'est en effet la seule, ou du moins la principale chose dont la production occupe les agriculteurs toute l'année. Usant d'abord du langage muet, ils montrèrent autant d'épis ou de brins de paille, ou bien encore firent autant de fois le geste de moissonner, qu'ils voulaient indiquer d'années....
Dans la chronologie ordinaire, on peut remarquer quatre espèces d'anachronismes. 1o Temps vides de faits, qui devraient en être remplis; tels que l'âge des dieux, dans lequel nous avons trouvé les origines de tout ce qui touche la société, et que pourtant le savant Varron place dans ce qu'il appelle le temps obscur. 2o Temps remplis de faits, et qui devaient en être vides, tels que l'âge des héros, où l'on place tous les évènemens de l'âge des dieux, dans la supposition que toutes les fables ont été l'invention des poètes héroïques, et surtout d'Homère. 3o Temps unis, qu'on devait diviser; pendant la vie du seul Orphée, par exemple, les Grecs, d'abord semblables aux bêtes sauvages, atteignent toute la civilisation qu'on trouve chez eux à l'époque de la guerre de Troie. 4o Temps divisés qui devaient être unis; ainsi on place ordinairement la fondation des colonies grecques dans la Sicile et dans l'Italie, plus de trois siècles après les courses errantes des héros qui durent en être l'occasion.
CANON CHRONOLOGIQUE
Pour déterminer les commencemens de l'histoire universelle, antérieurement au règne de Ninus d'où elle part ordinairement.
Nous voyons d'abord les hommes, en exceptant quelques-uns des enfans de Sem, dispersés à travers la vaste forêt qui couvrait la terre un siècle dans l'Asie orientale, et deux siècles dans le reste du monde. Le culte de Jupiter, que nous retrouvons partout chez les premières nations païennes, fixe les fondateurs des sociétés dans les lieux où les ont conduits leurs courses vagabondes, et alors commence l'âge des dieux qui dure neuf siècles. Déterminés dans le choix de leurs premières demeures par le besoin de trouver de l'eau et des alimens, ils ne peuvent se fixer d'abord sur le rivage de la mer, et les premières sociétés s'établissent dans l'intérieur des terres. Mais vers la fin du premier âge, les peuples descendent plus près de la mer. Ainsi chez les Latins, il s'écoule plus de neuf cents ans depuis le siècle d'or du Latium, depuis l'âge de Saturne jusqu'au temps où Ancus Martius vient sur les bords de la mer s'emparer d'Ostie.—L'âge héroïque qui vient ensuite, comprend deux cents années pendant lesquelles nous voyons d'abord les courses de Minos, l'expédition des Argonautes, la guerre de Troie et les longs voyages des héros qui ont détruit cette ville. C'est alors, plus de mille ans après le déluge, que Tyr, capitale de la Phénicie, descend de l'intérieur des terres sur le rivage, pour passer ensuite dans une île voisine. Déjà elle est célèbre par la navigation et par les colonies qu'elle a fondées sur les côtes de la Méditerranée et même au-delà du détroit, avant les temps héroïques de la Grèce.
Nous avons prouvé l'uniformité du développement des nations, en montrant comment elles s'accordèrent à élever leurs dieux jusqu'aux étoiles, usage que les Phéniciens portèrent de l'Orient en Grèce et en Égypte. D'après cela, les Chaldéens durent régner dans l'Orient autant de siècles qu'il s'en écoula depuis Zoroastre jusqu'à Ninus, qui fonda la monarchie assyrienne, la plus ancienne du monde; autant qu'on dut en compter depuis Hermès Trismégiste jusqu'à Sésostris, qui fonda aussi en Égypte une puissante monarchie. Les Assyriens et les Égyptiens, nations méditerranées, durent suivre dans les révolutions de leurs gouvernemens la marche générale que nous avons indiquée. Mais les Phéniciens, nation maritime, enrichie par le commerce, durent s'arrêter dans la démocratie, le premier des gouvernemens humains. (Voyez le 4e liv.)
Ainsi par le simple secours de l'intelligence, et sans avoir besoin de celui de la mémoire, qui devient inutile lorsque les faits manquent pour frapper nos sens, nous avons rempli la lacune que présentait l'histoire universelle dans ses origines, tant pour l'ancienne Égypte que pour l'Orient plus ancien encore.
De cette manière l'étude du développement de la civilisation humaine, prête une certitude nouvelle aux calculs de la chronologie. Conformément à l'axiome 106, elle part du point même où commence le sujet qu'elle traite: elle part de χρονος, le temps, ou Saturne, ainsi appelé à satis, parce que l'on comptait les années par les récoltes; d'Uranie, la muse qui contemple le ciel pour prendre les augures; de Zoroastre, contemplateur des astres, qui rend des oracles d'après la direction des étoiles tombantes. Bientôt Saturne monte dans la septième sphère, Uranie contemple les planètes et les étoiles fixes, et les Chaldéens favorisés par l'immensité de leurs plaines deviennent astronomes et astrologues, en mesurant la cercle que ces astres décrivent, en leur supposant diverses influences sur les corps sublunaires, et même sur les libres volontés de l'homme; sous les noms d'astronomie, d'astrologie ou de théologie cette science ne fut autre que la divination. Du ciel les mathématiques descendirent pour mesurer la terre, sans toutefois pouvoir le faire avec certitude à moins d'employer les mesures fournies par les cieux. Dans leur partie principale elles furent nommées avec propriété géométrie.
C'est à tort que les chronologistes ne prennent point leur science au point même où commence le sujet qui lui est propre. Ils commencent avec l'année astronomique, laquelle n'a pu être connue qu'au bout de dix siècles au moins. Cette méthode pouvait leur faire connaître les conjonctions et les oppositions qui avaient pu avoir lieu dans le ciel entre les planètes ou les constellations; mais ne pouvait leur rien apprendre de la succession des choses de la terre. Voilà ce qui a rendu impuissans les nobles efforts du cardinal Pierre d'Alliac. Voilà pourquoi l'histoire universelle a tiré si peu d'avantages pour éclairer son origine et sa suite du génie admirable et de l'étonnante érudition de Petau et de Joseph Scaliger.
CHAPITRE XI.
DE LA GÉOGRAPHIE POÉTIQUE.
La géographie poétique, l'autre œil de l'histoire fabuleuse, n'a pas moins besoin d'être éclaircie que la chronologie poétique. En conséquence d'un de nos axiomes (les hommes qui veulent expliquer aux autres des choses inconnues et lointaines dont ils n'ont pas la véritable idée, les décrivent en les assimilant à des choses connues et rapprochées), la géographie poétique, prise dans ses parties et dans son ensemble, naquit dans l'enceinte de la Grèce, sous des proportions resserrées. Les Grecs sortant de leur pays pour se répandre dans le monde, la géographie alla s'étendant jusqu'à ce qu'elle atteignit les limites que nous lui voyons aujourd'hui. Les géographes anciens s'accordent à reconnaître une vérité dont ils n'ont point su faire usage: c'est que les anciennes nations, émigrant dans des contrées étrangères et lointaines, donnèrent des noms tirés de leur ancienne patrie, aux cités, aux montagnes et aux fleuves, aux isthmes et aux détroits, aux îles et aux promontoires.
C'est dans l'enceinte même de la Grèce que l'on plaça d'abord la partie orientale appelée Asie ou Inde, l'occidentale appelée Europe ou Hespérie, la septentrionale, nommée Thrace ou Scythie, enfin la méridionale, dite Lybie ou Mauritanie. Les parties du monde furent ainsi appelées du nom des parties du petit monde de la Grèce, selon la situation des premières relativement à celle des dernières. Ce qui le prouve, c'est que les vents cardinaux conservent dans leur géographie les noms qu'ils durent avoir originairement dans l'intérieur de la Grèce.
D'après ces principes, la grande péninsule située à l'orient de la Grèce conserva le nom d'Asie Mineure, après que le nom d'Asie eut passé à cette vaste partie orientale du monde, que nous appelons ainsi dans un sens absolu. Au contraire, la Grèce, qui était à l'occident par rapport à l'Asie, fut appelée Europe, et ensuite ce nom s'étendit au grand continent, que limite l'Océan occidental.—Ils appelèrent d'abord Hespérie la partie occidentale de la Grèce, sur laquelle se levait le soir l'étoile Hesperus. Ensuite, voyant l'Italie dans la même situation, ils la nommèrent Grande Hespérie. Enfin, étant parvenus jusqu'à l'Espagne, ils la désignèrent comme la dernière Hespérie.—Les Grecs d'Italie, au contraire, durent appeler Ionie la partie de la Grèce qui était orientale relativement à eux, et la mer qui sépare la grande Grèce de la Grèce proprement dite, en garde le nom d'Ionienne; ensuite l'analogie de situation entre la Grèce proprement dite et la Grèce Asiatique, fit appeler Ionie, par les habitans de la première, la partie de l'Asie-Mineure qui se trouvait à leur orient. [Il est probable que Pythagore vint en Italie de Samé, partie du royaume d'Ulysse, située dans la première Ionie, plutôt que de Samos, située dans la seconde.]—De la Thrace Grecque vinrent Mars et Orphée; ce dieu et ce poète théologien ont évidemment une origine grecque. De la Scythie Grecque vint Anacharsis avec ses oracles scythiques non moins faux que les vers d'Orphée. De la même partie de la Grèce sortirent les Hyperboréens, qui fondèrent les oracles de Delphes et de Dodone. C'est dans ce sens que Zamolxis fut Gète, et Bacchus Indien.—Le nom de Morée, que le Péloponèse conserve jusqu'à nos jours, nous prouve assez que Persée, héros d'une origine évidemment grecque, fit ses exploits célèbres dans la Mauritanie Grecque; le royaume de Pélops ou Péloponèse a l'Achaïe au nord, comme l'Europe est au nord de l'Afrique. Hérodote raconte qu'autrefois les Maures furent blancs, ce qu'on ne peut entendre que des Maures de la Grèce, dont le pays est appelé encore aujourd'hui la Morée Blanche.—Les Grecs avaient d'abord appelé Océan toute mer d'un aspect sans bornes, et Homère avait dit que l'île d'Éole était ceinte par l'Océan. Lorsqu'ils arrivèrent à l'Océan véritable, ils étendirent cette idée étroite, et désignèrent par le nom d'Océan la mer qui embrasse toute la terre comme une grande île.[69][70]
CONCLUSION DE CE LIVRE.
Nous avons démontré que la SAGESSE POÉTIQUE mérite deux magnifiques éloges, dont l'un lui a été constamment attribué. I. C'est elle qui fonda l'humanité chez les Gentils, gloire que la vanité des nations et des savans a voulu lui assurer, et lui aurait plutôt enlevée. II. L'autre gloire lui a été attribuée jusqu'à nous par une tradition vulgaire; c'est que la sagesse antique, par une même inspiration, rendait ses sages également grands comme philosophes, comme législateurs et capitaines, comme historiens, orateurs et poètes. Voilà pourquoi elle a été tant regrettée; cependant, dans la réalité, elle ne fit que les ébaucher, tels que nous les avons trouvés dans les fables; ces germes féconds nous ont laissé voir dans l'imperfection de sa forme primitive la science de réflexion, la science de recherches, ouvrage tardif de la philosophie. On peut dire en effet que dans les fables, l'instinct de l'humanité avait marqué d'avance les principes de la science moderne, que les méditations des savans ont depuis éclairée par des raisonnemens, et résumée dans des maximes. Nous pouvons conclure par le principe dont la démonstration était l'objet de ce livre: Les poètes théologiens furent le sens, les philosophes furent l'intelligence de la sagesse humaine.
LIVRE TROISIÈME.
DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE.
ARGUMENT.
Ce livre n'est qu'un appendice du précédent. C'est une application de la méthode qu'on y a suivie, au plus ancien auteur du paganisme, à celui qu'on a regardé comme le fondateur de la civilisation grecque, et par suite de celle de l'Europe. L'auteur entreprend de prouver: 1o qu'Homère n'a pas été philosophe; 2o qu'il a vécu pendant plus de quatre siècles; 3o que toutes les villes de la Grèce ont eu raison de le revendiquer pour citoyen; 4o qu'il a été, par conséquent, non pas un individu, mais un être collectif, un symbole du peuple grec racontant sa propre histoire dans des chants nationaux.
Chapitre I. De la sagesse philosophique que l'on attribue à Homère. La force et l'originalité avec lesquelles il a peint des mœurs barbares, prouvent qu'il partageait les passions de ses héros. Un philosophe n'aurait pu, ni voulu peindre si naïvement de telles mœurs.
Chapitre II. De la patrie d'Homère. Vico conjecture que l'auteur ou les auteurs de l'Odyssée eurent pour patrie les contrées occidentales de la Grèce; ceux de l'Iliade, l'Asie-Mineure. Chaque ville grecque revendiqua Homère pour citoyen, parce qu'elle reconnaissait quelque chose de son dialecte vulgaire dans l'Iliade ou l'Odyssée.
Chapitre III. Du temps où vécut Homère. Un grand nombre de passages indiquent des époques de civilisation très diverses, et portent à croire que les deux poèmes ont été travaillés par plusieurs mains, et continués pendant plusieurs âges.
Chapitre IV. Pourquoi le génie d'Homère dans la poésie héroïque ne peut jamais être égalé. C'est que les caractères des héros qu'il a peints ne se rapportent pas à des êtres individuels, mais sont plutôt des symboles populaires de chaque caractère moral. Observations sur la comédie et la tragédie.
Chapitres V et VI. Observations philosophiques et philologiques, qui doivent servir à la découverte du véritable Homère. La plupart des observations philosophiques rentrent dans ce qui a été dit au second livre, sur l'origine de la poésie.
Chapitre VII. §. I. Découverte du véritable Homère.—§. II. Tout ce qui était absurde et invraisemblable dans l'Homère que l'on s'est figuré jusqu'ici, devient dans notre Homère convenance et nécessité.—§. III. On doit trouver dans les poèmes d'Homère les deux principales sources des faits relatifs au droit naturel des gens, considéré chez les Grecs.
Appendice. Histoire raisonnée des poètes dramatiques et lyriques. Trois âges dans la poésie lyrique, comme dans la tragédie.
LIVRE TROISIÈME.
DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE.
Avoir démontré, comme nous l'avons fait dans le livre précèdent, que la sagesse poétique fut la sagesse vulgaire des peuples grecs, d'abord poètes théologiens, et ensuite héroïques, c'est avoir prouvé d'une manière implicite la même vérité relativement à la sagesse d'Homère. Mais Platon prétend au contraire qu'Homère posséda la sagesse réfléchie (riposta) des âges civilisés; et il a été suivi dans cette opinion par tous les philosophes, spécialement par Plutarque, qui a consacré à ce sujet un livre tout entier. Ce préjugé est trop profondément enraciné dans les esprits, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'examiner particulièrement si Homère a jamais été philosophe. Longin avait cherché à résoudre ce problème dans un ouvrage dont fait mention Diogène Laërce dans la vie de Pyrrhon.
CHAPITRE I.
DE LA SAGESSE PHILOSOPHIQUE QUE L'ON A ATTRIBUÉE À HOMÈRE.
Nous accorderons, d'abord, comme il est juste, qu'Homère a dû suivre les sentimens vulgaires, et par conséquent les mœurs vulgaires de ses contemporains encore barbares; de tels sentimens, de telles mœurs fournissent à la poésie les sujets qui lui sont propres. Passons-lui donc d'avoir présenté la force comme la mesure de la grandeur des dieux; laissons Jupiter démontrer, par la force avec laquelle il enlèverait la grande chaîne de la fable, qu'il est le roi des dieux et des hommes; laissons Diomède, secondé par Minerve, blesser Vénus et Mars; la chose n'a rien d'invraisemblable dans un pareil système; laissons Minerve, dans le combat des dieux, dépouiller Vénus et frapper Mars d'un coup de pierre, ce qui peut faire juger si elle était la déesse de la philosophie dans la croyance vulgaire; passons encore au poète de nous avoir rappelé fidèlement l'usage d'empoisonner les flèches[71], comme le fait le héros de l'Odyssée, qui va exprès à Ephyre pour y trouver des herbes vénéneuses; l'usage enfin de ne point ensevelir les ennemis tués dans les combats, mais de les laisser pour être la pâture des chiens et des vautours.
Cependant, la fin de la poésie étant d'adoucir la férocité du vulgaire, de l'esprit duquel les poètes disposent en maîtres, il n'était point d'un homme sage d'inspirer au vulgaire de l'admiration pour des sentimens et des coutumes si barbares, et de le confirmer dans les uns et dans les autres par le plaisir qu'il prendrait à les voir si bien peints. Il n'était point d'un homme sage d'amuser le peuple grossier, de la grossièreté des héros et des dieux. Mars, en combattant Minerve, l'appelle κυνομυα (musca canina); Minerve donne un coup de poing à Diane; Achille et Agamemnon, le premier des héros et le roi des rois, se donnent l'épithète de chien, et se traitent comme le feraient à peine des valets de comédie.
Comment appeler autrement que sottise la prétendue sagesse du général en chef Agamemnon, qui a besoin d'être forcé par Achille à restituer Chryséis au prêtre d'Apollon, son père, tandis que le dieu, pour venger Chryséis, ravage l'armée des Grecs par une peste cruelle? Ensuite le roi des rois, se regardant comme outragé, croit rétablir son honneur en déployant une justice digne de la sagesse qu'il a montrée. Il enlève Briséis à Achille, sans doute afin que ce héros, qui portait avec lui le destin de Troie, s'éloigne avec ses guerriers et ses vaisseaux, et qu'Hector égorge le reste des Grecs que la peste a pu épargner.... Voilà pourtant le poète qu'on a jusqu'ici regardé comme le fondateur de la civilisation des Grecs, comme l'auteur de la politesse de leurs mœurs. C'est du récit que nous venons de faire qu'il déduit toute l'Iliade; ses principaux acteurs sont un tel capitaine, un tel héros! Voilà le poète incomparable dans la conception des caractères poétiques! Sans doute il mérite cet éloge, mais dans un autre sens, comme on le verra dans ce livre. Ses caractères les plus sublimes choquent en tout les idées d'un âge civilisé, mais ils sont pleins de convenance, si on les rapporte à la nature héroïque des hommes passionnés et irritables qu'il a voulu peindre.
Si Homère est un sage, un philosophe, que dire de la passion de ses héros pour le vin? Sont-ils affligés, leur consolation c'est de s'enivrer, comme fait particulièrement le sage Ulysse. Scaliger s'indigne de voir toutes ces comparaisons tirées des objets les plus sauvages, de la nature la plus farouche. Admettons cependant qu'Homère a été forcé de les choisir ainsi pour se faire mieux entendre du vulgaire, alors si farouche et si sauvage; cependant le bonheur même de ces comparaisons, leur mérite incomparable, n'indique pas certainement un esprit adouci et humanisé par la philosophie. Celui en qui les leçons des philosophes auraient développé les sentimens de l'humanité et de la pitié n'aurait pas eu non plus ce style si fier et d'un effet si terrible avec lequel il décrit dans toute la variété de leurs accidens, les plus sanglans combats, avec lequel il diversifie de cent manières bizarres les tableaux de meurtre qui font la sublimité de l'Iliade. La constance d'âme que donne et assure l'étude de la sagesse philosophique pouvait-elle lui permettre de supposer tant de légèreté, tant de mobilité dans les dieux et les héros; de montrer les uns, sur le moindre motif, passant du plus grand trouble à un calme subit; les autres, dans l'accès de la plus violente colère, se rappelant un souvenir touchant, et fondant en larmes[72]; d'autres au contraire, navrés de douleur, oubliant tout-à-coup leurs maux, et s'abandonnant à la joie, à la première distraction agréable, comme le sage Ulysse au banquet d'Alcinoüs; d'autres enfin, d'abord calmes et tranquilles, s'irritant d'une parole dite sans intention de leur déplaire, et s'emportant au point de menacer de la mort celui qui l'a prononcée. Ainsi Achille reçoit dans sa tente l'infortuné Priam, qui est venu seul pendant la nuit à travers le camp des Grecs, pour racheter le cadavre d'Hector; il l'admet à sa table, et pour un mot que lui arrache le regret d'avoir perdu un si digne fils, Achille oublie les saintes lois de l'hospitalité, les droits d'une confiance généreuse, le respect dû à l'âge et au malheur; et dans le transport d'une fureur aveugle, il menace le vieillard de lui arracher la vie. Le même Achille refuse, dans son obstination impie, d'oublier en faveur de sa patrie l'injure d'Agamemnon, et ne secourt enfin les Grecs massacrés indignement par Hector, que pour venger le ressentiment particulier que lui inspire contre Pâris la mort de Patrocle. Jusque dans le tombeau, il se souvient de l'enlèvement de Briséis; il faut que la belle et malheureuse Polixène soit immolée sur son tombeau, et apaise par l'effusion du sang innocent ses cendres altérées de vengeance.
Je n'ai pas besoin de dire qu'on ne peut guère comprendre comment un esprit grave, un philosophe habitué à combiner ses idées d'une manière raisonnable, se serait occupé à imaginer ces contes de vieilles, bons pour amuser les enfans, et dont Homère a rempli l'Odyssée.
Ces mœurs sauvages et grossières, fières et farouches, ces caractères déraisonnables et déraisonnablement obstinés, quoique souvent d'une mobilité et d'une légèreté puériles, ne pouvaient appartenir, comme nous l'avons démontré (LIVRE II, Corollaires de la nature héroïque), qu'à des hommes faibles d'esprit comme des enfans, doués d'une imagination vive comme celle des femmes, emportés dans leurs passions comme les jeunes gens les plus violens. Il faut donc refuser à Homère toute sagesse philosophique.
Voilà l'origine des doutes qui nous forcent de rechercher quel fut le véritable Homère.
CHAPITRE II.
DE LA PATRIE D'HOMÈRE.
Presque toutes les cités de la Grèce se disputèrent la gloire d'avoir donné le jour à Homère. Plusieurs auteurs ont même cherché sa patrie dans l'Italie, et Léon Allacci (de Patriâ Homeri) s'est donné une peine inutile pour la déterminer. S'il est vrai qu'il n'existe point d'écrivain plus ancien qu'Homère, comme Josephe le soutient contre Appion le grammairien, si les écrivains que nous pourrions consulter ne sont venus que long-temps après lui, il faut bien que nous employions notre critique métaphysique à trouver dans Homère lui-même et son siècle et sa patrie, en le considérant moins comme auteur de livre, que comme auteur ou fondateur de nation; et en effet, il a été considéré comme le fondateur de la civilisation grecque.
L'auteur de l'Odyssée naquit sans doute dans les parties occidentales de la Grèce, en tirant vers le midi. Un passage précieux justifie cette conjecture: Alcinoüs, roi de l'île des Phéaciens, maintenant Corfou, offre à Ulysse un vaisseau bien équipé, pour le ramener dans son pays, et lui fait remarquer que ses sujets, experts dans la marine, seraient en état, s'il le fallait, de le conduire jusqu'en Eubée; c'était, au rapport de ceux que le hasard y avait conduits, la contrée la plus lointaine, la Thulé du monde grec (ultima Thulé). L'Homère de l'Odyssée qui avait une telle idée de l'Eubée, ne fut pas sans doute le même que celui de l'Iliade, car l'Eubée n'est pas très éloignée de Troie et de l'Asie-Mineure, où naquit sans doute le dernier.
On lit dans Sénèque, que c'était une question célèbre que débattaient les grammairiens grecs, de savoir si l'Iliade et l'Odyssée étaient du même auteur.
Si les villes grecques se disputèrent l'honneur d'avoir produit Homère, c'est que chacune reconnaissait dans l'Iliade et l'Odyssée ses mots, ses phrases et son dialecte vulgaires. Cette observation nous servira à découvrir le véritable Homère.
CHAPITRE III.
DU TEMPS OÙ VÉCUT HOMÈRE.
L'âge d'Homère nous est indiqué par les remarques suivantes, tirées de ses poèmes:—1. Aux funérailles de Patrocle, Achille donne tous les jeux que la Grèce civilisée célébrait à Olympie.—2. L'art de fondre des bas reliefs et de graver les métaux était déjà inventé, comme le prouve, entre autres exemples, le bouclier d'Achille. La peinture n'était pas encore trouvée, ce qui s'explique naturellement: l'art du fondeur abstrait les superficies, mais il en conserve une partie par le relief; l'art du graveur ou ciseleur en fait autant dans un sens opposé; mais la peinture abstrait les superficies d'une manière absolue; c'est, dans les arts du dessin, le dernier effort de l'invention. Aussi, ni Homère ni Moïse ne font mention d'aucune peinture; preuve de leur antiquité!—3. Les délicieux jardins d'Alcinoüs, la magnificence de son palais, la somptuosité de sa table, prouvent que les Grecs admiraient déjà le luxe et le faste.—4. Les Phéniciens portaient déjà sur les côtes de la Grèce l'ivoire, la pourpre et cet encens d'Arabie dont la grotte de Vénus exhale le parfum; en outre, du lin ou byssus le plus fin, de riches vêtemens. Parmi les présens offerts à Pénélope par ses amans, nous remarquons un voile ou manteau dont l'ingénieux travail ferait honneur au luxe recherché des temps modernes[73].—5. Le char sur lequel Priam va trouver Achille est de bois de cèdre; l'antre de Calypso en exhala l'agréable odeur. Cette délicatesse de bon goût fut ignorée des Romains aux époques où les Néron et les Héliogabale aimaient à anéantir les choses les plus précieuses, comme par une sorte de fureur.—6. Descriptions des bains voluptueux de Circé.—7. Les jeunes esclaves des amans de Pénélope, avec leur beauté, leurs grâces et leurs blondes chevelures, nous sont représentés tels que les recherche la délicatesse moderne.-8. Les hommes soignent leur chevelure comme les femmes; Hector et Diomède en font un reproche à Pâris.—9. Homère nous montre toujours ses héros se nourrissant de chair rôtie, nourriture la plus simple de toutes, celle qui demande le moins d'apprêt, puisqu'il suffit de braises pour la préparer[74]. Les viandes bouillies ne durent venir qu'ensuite, car elles exigent, outre le feu, de l'eau, un chaudron et un trépied; Virgile nourrit ses héros de viandes bouillies, et leur en fait aussi rôtir avec des broches. Enfin vinrent les alimens assaisonnés.—Homère nous présente comme l'aliment le plus délicat des héros, la farine mêlée de fromage et de miel; mais il tire de la pêche deux de ses comparaisons; et lorsqu'Ulysse, rentrant dans son palais sous les habits de l'indigence, demande l'aumône à l'un des amans de Pénélope, il lui dit que les dieux donnent aux rois hospitaliers et bienfaisans des mers abondantes en poissons qui font les délices des festins.—10. Les héros contractent mariage avec des étrangères; les bâtards succèdent au trône; observation importante qui prouverait qu'Homère a paru à l'époque où le droit héroïque tombait en désuétude dans la Grèce, pour faire place à la liberté populaire.
En réunissant toutes ces observations, recueillies pour la plupart dans l'Odyssée, ouvrage de la vieillesse d'Homère au sentiment de Longin, nous partageons l'opinion de ceux qui placent l'âge d'Homère long-temps après la guerre de Troie, à une distance de quatre siècles et demi, et nous le croyons contemporain de Numa. Nous pourrions même le rapprocher encore, car Homère parle de l'Égypte, et l'on dit que Psammétique, dont le règne est postérieur à celui de Numa, fut le premier roi d'Égypte qui ouvrit cette contrée aux Grecs; mais une foule de passages de l'Odyssée montrent que la Grèce était depuis long-temps ouverte aux marchands phéniciens, dont les Grecs aimaient déjà les récits non moins que les marchandises, à-peu-près comme l'Europe accueille maintenant tout ce qui vient des Indes. Il n'est donc point contradictoire qu'Homère n'ait pas vu l'Égypte, et qu'il raconte tant de choses de l'Égypte et de la Lybie, de la Phénicie et de l'Asie en général, de l'Italie et de la Sicile, d'après les rapports que les Phéniciens en faisaient aux Grecs.
Il n'est pas si facile d'accorder cette recherche et cette délicatesse dans la manière de vivre, que nous observions tout-à-l'heure, avec les mœurs sauvages et féroces qu'il attribue à ses héros, particulièrement dans l'Iliade. Dans l'impuissance d'accorder ainsi la douceur et la férocité, ne placidis coeant immitia, on est tenté de croire que les deux poèmes ont été travaillés par plusieurs mains, et continués pendant plusieurs âges. Nouveau pas que nous faisons dans la recherche du véritable Homère.
CHAPITRE IV.
POURQUOI LE GÉNIE D'HOMÈRE DANS LA POÉSIE HÉROÏQUE NE PEUT JAMAIS ÊTRE
ÉGALÉ. OBSERVATIONS SUR LA COMÉDIE ET LA TRAGÉDIE.
L'absence de toute philosophie que nous avons remarquée dans Homère, et nos découvertes sur sa patrie et sur l'âge où il a vécu, nous font soupçonner fortement qu'il pourrait bien n'avoir été qu'un homme tout-à-fait vulgaire. À l'appui de ce soupçon viennent deux observations.
1. Horace, dans son Art poétique, trouve qu'il est trop difficile d'imaginer de nouveaux caractères après Homère, et conseille aux poètes tragiques de les emprunter plutôt à l'Iliade (Rectiùs iliacum carmen deducis in actus, Quàm si.....). Il n'en est pas de même pour la comédie: les caractères de la nouvelle comédie à Athènes furent tous imaginés par les poètes du temps, auxquels une loi défendait de jouer des personnages réels, et ils le furent avec tant de bonheur, que les Latins, avec tout leur orgueil, reconnaissent la supériorité des Grecs dans la comédie. (Quintilien).
2. Homère, venu si long-temps avant les philosophes, les critiques et les auteurs d'Arts poétiques, fut et reste encore le plus sublime des poètes dans le genre le plus sublime, dans le genre héroïque; et la tragédie qui naquit après fut toute grossière dans ses commencemens, comme personne ne l'ignore.
La première de ces difficultés eût dû suffire pour exciter les recherches des Scaliger, des Patrizio, des Castelvetro, et pour engager tous les maîtres de l'art poétique à chercher la raison de cette différence.... Cette raison ne peut se trouver que dans l'origine de la poésie (v. le livre précédent), et conséquemment dans la découverte des caractères poétiques, qui font toute l'essence de la poésie.
1. L'ancienne comédie prenait des sujets véritables pour les mettre sur la scène, tels qu'ils étaient; ainsi ce misérable Aristophane joua Socrate sur le théâtre, et prépara la ruine du plus vertueux des Grecs. La nouvelle comédie peignit les mœurs des âges civilisés, dont les philosophes de l'école de Socrate avaient déjà fait l'objet de leurs méditations; éclairés par les maximes dans lesquelles cette philosophie avait résumé toute la morale, Ménandre et les autres comiques grecs purent se former des caractères idéaux, propres à frapper l'attention du vulgaire, si docile aux exemples, tandis qu'il est si incapable de profiter des maximes.
2. La tragédie, bien différente dans son objet, met sur la scène les haines, les fureurs, les ressentimens, les vengeances héroïques, toutes passions des natures sublimes. Les sentimens, le langage, les actions qui leur sont appropriés, ont, par leur violence et leur atrocité même, quelque chose de merveilleux, et toutes ces choses sont au plus haut degré conformes entre elles, et uniformes dans leurs sujets. Or, ces tableaux passionnés ne furent jamais faits avec plus d'avantage que par les Grecs des temps héroïques, à la fin desquels vint Homère..... Aristote dit avec raison dans sa Poétique, qu'Homère est un poète unique pour les fictions. C'est que les caractères poétiques dont Horace admire dans ses ouvrages l'incomparable vérité, se rapportèrent à ces genres créés par l'imagination (generi fantastici), dont nous avons parlé dans la métaphysique poétique. À chacun de ces caractères les peuples grecs attachèrent toutes les idées particulières qu'on pouvait y rapporter, en considérant chaque caractère comme un genre. Au caractère d'Achille, dont la peinture est le principal sujet de l'Iliade, ils rapportèrent toutes les qualités propres à la vertu héroïque, les sentimens, les mœurs qui résultent de ces qualités, l'irritabilité, la colère implacable, la violence qui s'arroge tout par les armes (Horace). Dans le caractère d'Ulysse, principal sujet de l'Odyssée, ils firent entrer tous les traits distinctifs de la sagesse héroïque, la prudence, la patience, la dissimulation, la duplicité, la fourberie, cette attention à sauver l'exactitude du langage, sans égard à la réalité des actions, qui fait que ceux qui écoutent, se trompent eux-mêmes. Ils attribuèrent à ces deux caractères les actions particulières dont la célébrité pouvait assez frapper l'attention d'un peuple encore stupide, pour qu'il les rangeât dans l'un ou dans l'autre genre. Ces deux caractères, ouvrages d'une nation tout entière, devaient nécessairement présenter dans leur conception une heureuse uniformité; c'est dans cette uniformité, d'accord avec le sens commun d'une nation entière, que consiste toute la convenance, toute la grâce d'une fable. Créés par de si puissantes imaginations, ces caractères ne pouvaient être que sublimes. De là deux lois éternelles en poésie: d'après la première, le sublime poétique doit toujours avoir quelque chose de populaire; en vertu de la seconde, les peuples qui se firent d'abord eux-mêmes les caractères héroïques, ne peuvent observer leurs contemporains civilisés [et par conséquent si différens], sans leur transporter les idées qu'ils empruntent à ces caractères si renommés.
CHAPITRE V.
OBSERVATIONS PHILOSOPHIQUES DEVANT SERVIR À LA DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE
HOMÈRE.
1. Rappelons d'abord cet axiome: Les hommes sont portés naturellement à consacrer le souvenir des lois et institutions qui font la base des sociétés auxquelles ils appartiennent.—2. L'histoire naquit d'abord, ensuite la poésie. En effet, l'histoire est la simple énonciation du vrai, dont la poésie est une imitation exagérée. Castelvetro a aperçu cette vérité, mais cet ingénieux écrivain n'a pas su en profiter pour trouver la véritable origine de la poésie; c'est qu'il fallait combiner ce principe avec le suivant:—3. Les poètes ayant certainement précédé les historiens vulgaires, la première histoire dut être la poétique.—4. Les fables furent à leur origine des récits véritables et d'un caractère sérieux, et (μυθος fable, a été définie par vera narratio). Les fables naquirent, pour la plupart, bizarres, et devinrent successivement moins appropriées à leurs sujets primitifs, altérées, invraisemblables, obscures, d'un effet choquant et surprenant, enfin incroyables; voilà les sept sources de la difficulté des fables.—5. Nous avons vu dans le second livre comment Homère reçut les fables déjà altérées et corrompues.—6. Les caractères poétiques, qui sont l'essence des fables, naquirent d'une impuissance naturelle des premiers hommes, incapables d'abstraire du sujet ses formes et ses propriétés; en conséquence, nous trouvons dans ces caractères une manière de penser commandée par la nature aux nations entières, à l'époque de leur plus profonde barbarie.—C'est le propre des barbares d'agrandir et d'étendre toujours les idées particulières. Les esprits bornés, dit Aristote dans sa Morale, font une maxime, une règle générale, de chaque idée particulière. La raison doit en être que l'esprit humain, infini de sa nature, étant resserré dans la grossièreté de ses sens, ne peut exercer ses facultés presque divines qu'en étendant les idées particulières par l'imagination. C'est pour cela peut-être que dans les poètes grecs et latins les images des dieux et des héros apparaissent toujours plus grandes que celles des hommes, et qu'aux siècles barbares du moyen âge, nous voyons dans les tableaux les figures du Père, de Jésus-Christ et de la Vierge, d'une grandeur colossale.—7. La réflexion, détournée de son usage naturel, est mère du mensonge et de la fiction. Les barbares en sont dépourvus; aussi les premiers poètes héroïques des Latins chantèrent des histoires véritables, c'est-à-dire les guerres de Rome. Quand la barbarie de l'antiquité reparut au moyen âge, les poètes latins de cette époque, les Gunterius, les Guillaume de Pouille, ne chantèrent que des faits réels. Les romanciers du même temps s'imaginaient écrire des histoires véritables, et le Boiardo, l'Arioste, nés dans un siècle éclairé par la philosophie, tirèrent les sujets de leur poème de la chronique de l'archevêque Turpin. C'est par l'effet de ce défaut de réflexion, qui rend les barbares incapables de feindre, que Dante, tout profond qu'il était dans la sagesse philosophique, a représenté dans sa Divine Comédie, des personnages réels et des faits historiques. Il a donné à son poème le titre de comédie, dans le sens de l'ancienne comédie des Grecs, qui prenait pour sujet des personnages réels. Dante ressembla sous ce rapport à l'Homère de l'Iliade, que Longin trouve toute dramatique, toute en actions, tandis que l'Odyssée est toute en récits. Pétrarque, avec toute sa science, a pourtant chanté dans un poème latin la seconde guerre punique; et dans ses poésies italiennes, les Triomphes, où il prend le ton héroïque, ne sont autre chose qu'un recueil d'histoires.—Une preuve frappante que les premières fables furent des histoires, c'est que la satire attaquait non-seulement des personnes réelles, mais les personnes les plus connues; que la tragédie prenait pour sujets des personnages de l'histoire poétique; que l'ancienne comédie jouait sur la scène des hommes célèbres encore vivans. Enfin la nouvelle comédie, née à l'époque où les Grecs étaient le plus capables de réflexion, créa des personnages tout d'invention; de même, dans l'Italie moderne, la nouvelle comédie ne reparut qu'au commencement de ce quinzième siècle, déjà si éclairé. Jamais les Grecs et les Latins ne prirent un personnage imaginaire pour sujet principal d'une tragédie. Le public moderne, d'accord en cela avec l'ancien, veut que les opéras dont les sujets sont tragiques, soient historiques pour le fond; et s'il supporte les sujets d'invention dans la comédie, c'est que ce sont des aventures particulières qu'il est tout simple qu'on ignore, et que pour cette raison l'on croit véritables.—8. D'après cette explication des caractères poétiques, les allégories poétiques qui y sont rattachées, ne doivent avoir qu'un sens relatif à l'histoire des premiers temps de la Grèce.—9. De telles histoires durent se conserver naturellement dans la mémoire des peuples, en vertu du premier principe observé au commencement de ce chapitre. Ces premiers hommes, qu'on peut considérer comme représentant l'enfance de l'humanité, durent posséder à un degré merveilleux la faculté de la mémoire, et sans doute il en fut ainsi par une volonté expresse de la Providence; car, au temps d'Homère, et quelque temps encore après lui, l'écriture vulgaire n'avait pas encore été trouvée (Josephe contre Appion). Dans ce travail de l'esprit, les peuples, qui à cette époque étaient pour ainsi dire tout corps sans réflexion, furent tout sentiment pour sentir les particularités, toute imagination pour les saisir et les agrandir, toute invention pour les rapporter aux genres que l'imagination avait créés (generi fantastici), enfin toute mémoire pour les retenir. Ces facultés appartiennent sans doute à l'esprit, mais tirent du corps leur origine et leur vigueur. Chez les Latins, mémoire est synonyme d'imagination (memorabile, imaginable, dans Térence); ils disent comminisci pour feindre, imaginer; commentum pour une fiction, et en italien fantasia se prend de même pour ingegno. La mémoire rappelle les objets, l'imagination en imite et en altère la forme réelle, le génie ou faculté d'inventer leur donne un tour nouveau, et en forme des assemblages, des compositions nouvelles. Aussi les poètes théologiens ont-ils appelé la mémoire la mère des Muses.—10. Les poètes furent donc sans doute les premiers historiens des nations. Ceux qui ont cherché l'origine de la poésie, depuis Aristote et Platon, auraient pu remarquer sans peine que toutes les histoires des nations païennes ont des commencemens fabuleux.—11. Il est impossible d'être à-la-fois et au même degré poète et métaphysicien sublimes. C'est ce que prouve tout examen de la nature de la poésie. La métaphysique détache l'âme des sens; la faculté poétique l'y plonge pour ainsi dire et l'y ensevelit; la métaphysique s'élève aux généralités, la faculté poétique descend aux particularités.—12. En poésie, l'art est inutile sans la nature: la poétique, la critique, peuvent faire des esprits cultivés, mais non pas leur donner de la grandeur; la délicatesse est un talent pour les petites choses, et la grandeur d'esprit les dédaigne naturellement. Le torrent impétueux peut-il rouler une eau limpide? ne faut-il pas qu'il entraîne dans son cours des arbres et des rochers? Excusons donc les choses basses et grossières qui se trouvent dans Homère.—13. Malgré ces défauts, Homère n'en est pas moins le père, le prince de tous les poètes sublimes. Aristote trouve qu'il est impossible d'égaler les mensonges poétiques d'Homère; Horace dit que ses caractères sont inimitables; deux éloges qui ont le même sens.—Il semble s'élever jusqu'au ciel par le sublime de la pensée; nous avons expliqué déjà ce mérite d'Homère, LIVRE II, page 225.
Joignez à ces réflexions celles que nous avons faites un peu plus haut (pages 252-257), et qui prouvent à-la-fois combien il est poète, et combien peu il est philosophe.—14. Les inconvenances, les bizarreries qu'on pourrait lui reprocher, furent l'effet naturel de l'impuissance, de la pauvreté de la langue qui se formait alors. Le langage se composait encore d'images, de comparaisons, faute de genres et d'espèces qui pussent définir les choses avec propriété; ce langage était le produit naturel d'une nécessité, commune à des nations entières.—C'était encore une nécessité que les premières nations parlassent en vers héroïques (LIVRE II, page 158).—15. De telles fables, de telles pensées et de telles mœurs, un tel langage et de tels vers s'appelèrent également héroïques, furent communs à des peuples entiers, et par conséquent aux individus dont se composaient ces peuples.
CHAPITRE VI.
OBSERVATIONS PHILOLOGIQUES, QUI SERVIRONT À LA DÉCOUVERTE DE VÉRITABLE
HOMÈRE.
1. Nous avons déjà dit plus haut que toutes les anciennes histoires profanes commencent par des fables; que les peuples barbares, sans communication avec le reste du monde, comme les anciens Germains et les Américains, conservaient en vers l'histoire de leurs premiers temps; que l'histoire romaine particulièrement fut d'abord écrite par des poètes, et qu'au moyen âge celle de l'Italie le fut aussi par des poètes latins.—2. Manéthon, grand pontife d'Égypte, avait donné à l'histoire des premiers âges de sa nation, écrite en hiéroglyphes, l'interprétation d'une sublime théologie naturelle; les philosophes grecs donnèrent une explication philosophique aux fables qui contenaient l'histoire des âges les plus anciens de la Grèce. Nous avons, dans le livre précédent, tenu une marche tout-à-fait contraire: nous avons ôté aux fables leurs sens mystique ou philosophique pour leur rendre leur véritable sens historique.—3. Dans l'Odyssée, on veut louer quelqu'un d'avoir bien raconté une histoire, et l'on dit qu'il l'a racontée comme un chanteur ou un musicien. Ces chanteurs n'étaient sans doute autres que les rapsodes, ces hommes du peuple qui savaient chacun par cœur quelque morceau d'Homère, et conservaient ainsi dans leur mémoire ses poèmes, qui n'étaient point encore écrits. (Voy. Josephe contre Appion.) Ils allaient isolément de ville en ville en chantant les vers d'Homère dans les fêtes et dans les foires.—4. D'après l'étymologie, les rapsodes (de ραπτειν, coudre, ωδας, des chants), ne faisaient que coudre, arranger les chants qu'ils avaient recueillis, sans doute dans le peuple même. Le mot Homère présente dans son étymologie un sens analogue, ομου, ensemble, ειρειν, lier. ομηρος signifie répondant, parce que le répondant lie ensemble le créancier et le débiteur. Cette étymologie, appliquée à l'Homère que l'on a conçu jusqu'ici, est aussi éloignée et aussi forcée qu'elle est convenable et facile relativement à notre Homère, qui liait, composait, c'est-à-dire mettait ensemble les fables.—5. Les Pisistratides divisèrent et disposèrent les poèmes d'Homère en Iliade et en Odyssée. Ceci doit nous faire entendre que ces poèmes n'étaient auparavant qu'un amas confus de traditions poétiques. On peut remarquer d'ailleurs combien diffère le style des deux poèmes.—Les mêmes Pisistratides ordonnèrent qu'à l'avenir ces poèmes seraient chantés par les rapsodes dans la fête des Panathénées (Cicéron, De naturâ deorum. Elien).—6. Mais les Pisistratides furent chassés d'Athènes peu de temps avant que les Tarquins le fussent de Rome, de sorte qu'en plaçant Homère au temps de Numa, comme nous l'avons fait, les rapsodes conservèrent long-temps encore ses poèmes dans leur mémoire. Cette tradition ôte tout crédit à la précédente, d'après laquelle les poèmes d'Homère auraient été corrigés, divisés et mis en ordre du temps des Pisistratides. Tout cela eût supposé l'écriture vulgaire, et si cette écriture eût existé dès cette époque, on n'aurait plus eu besoin de rapsodes pour retenir et pour chanter des morceaux de ces poèmes.[75]
Ce qui achève de prouver qu'Homère est antérieur à l'usage de l'écriture, c'est qu'il ne fait mention nulle part des lettres de l'alphabet. La lettre écrite par Prétus pour perdre Bellérophon, le fut, dit-il, par des signes, σεματα.—7. Aristarque corrigea les poèmes d'Homère, et pourtant, sans parler de cette foule de licences dans la mesure, on trouve encore dans la variété de ses dialectes, ce mélange discordant d'expressions hétérogènes, qui étaient sans doute autant d'idiotismes des divers peuples de la Grèce.—8. Voyez plus haut ce que nous avons dit sur la patrie et sur l'âge d'Homère. Longin, ne pouvant dissimuler la grande diversité de style qui se trouve dans les deux poèmes, prétend qu'Homère fit l'Iliade lorsqu'il était jeune encore, et qu'il composa l'Odyssée dans sa vieillesse. Sans doute la colère d'Achille lui semble un sujet plus convenable pour un jeune homme, les aventures du prudent Ulysse pour un vieillard. Mais comment savoir ces particularités de l'histoire d'un homme, lorsqu'on en ignore les deux circonstances les plus importantes, le temps et le lieu? C'est ce qui doit ôter toute confiance à la Vie d'Homère qu'a composée Plutarque, et à celle qu'on attribue souvent à Hérodote, et dans laquelle l'auteur a rempli un volume de tant de détails minutieux et de tant de belles aventures.—9. La tradition veut qu'Homère ait été aveugle, et qu'il ait tiré de là son nom (c'était le sens d'Ομηρος dans le dialecte ionien). Homère lui-même nous représente toujours aveugles les poètes qui chantent à la table des grands; c'est un aveugle qui paraît au banquet d'Alcinoüs et à celui des amans de Pénélope.—Les aveugles ont une mémoire étonnante.—Enfin, selon la même tradition, Homère était pauvre, et allait dans les marchés de la Grèce en chantant ses poèmes.
CHAPITRE VII.
§. I. DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE.
Ces observations philosophiques et philologiques nous portent à croire qu'il en est d'Homère comme de la guerre de Troie, qui fournit à l'histoire une fameuse époque chronologique, et dont cependant les plus sages critiques révoquent en doute la réalité. Certainement, s'il ne restait pas plus de traces d'Homère que de la guerre de Troie, nous ne pourrions y voir, après tant de difficultés, qu'un être idéal, et non pas un homme. Mais ces deux poèmes qui nous sont parvenus, nous forcent de n'admettre cette opinion qu'à demi, et de dire qu'Homère a été l'idéal ou le caractère héroïque du peuple de la Grèce racontant sa propre histoire dans des chants nationaux.
§. II. Tout ce qui était absurde et invraisemblable dans l'Homère que l'on s'est figuré jusqu'ici, devient dans notre Homère convenance et nécessité.
—1. D'abord l'incertitude de la patrie d'Homère nous oblige de dire que si les peuples de la Grèce se disputèrent l'honneur de lui avoir donné le jour, et le revendiquèrent tous pour concitoyen, c'est qu'ils étaient eux-mêmes Homère.—S'il y a une telle diversité d'opinion sur l'époque où il a vécu, c'est qu'il vécut en effet dans la bouche et dans la mémoire des mêmes peuples, depuis la guerre de Troie jusqu'au temps de Numa, ce qui fait quatre cent soixante ans.—2. La cécité, la pauvreté d'Homère furent celles des rapsodes, qui, étant aveugles (d'où leur venait le nom d'ομηροι, avaient une plus forte mémoire. C'étaient de pauvres gens qui gagnaient leur vie à chanter par les villes les poèmes homériques, dont ils étaient auteurs, en ce sens qu'ils faisaient partie des peuples qui y avaient consigné leur histoire.—3. De cette manière, Homère composa l'Iliade dans sa jeunesse, c'est-à-dire dans celle de la Grèce. Elle se trouvait alors tout ardente de passions sublimes, d'orgueil, de colère et de vengeance. Ces sentimens sont ennemis de la dissimulation, et n'excluent point la générosité; elle devait admirer Achille, le héros de la force. Homère déjà vieux composa l'Odyssée, lorsque les passions des Grecs commençaient à être refroidies par la réflexion, mère de la prudence. La Grèce devait alors admirer Ulysse, le héros de la sagesse. Au temps de la jeunesse d'Homère, la fierté d'Agamemnon, l'insolence et la barbarie d'Achille plaisaient aux peuples de la Grèce. Lors de sa vieillesse, ils aimaient déjà le luxe d'Alcinoüs, les délices de Calypso, les voluptés de Circé, les chants des Sirènes et les amusemens des amans de Pénélope. Comment en effet rapporter au même âge des mœurs absolument opposées? Cette difficulté a tellement frappé Platon, que, ne sachant comment la résoudre, il prétend que dans les divins transports de l'enthousiasme poétique, Homère put voir dans l'avenir ces mœurs efféminées et dissolues. Mais n'est-ce pas attribuer le comble de l'imprudence à celui qu'il nous présente comme le fondateur de la civilisation grecque? Peindre d'avance de telles mœurs, tout en les condamnant, n'est-ce pas enseigner à les imiter? Convenons plutôt que l'auteur de l'Iliade dut précéder de long-temps celui de l'Odyssée; que le premier, originaire du nord-est de la Grèce, chanta la guerre de Troie qui avait eu lieu dans son pays; et que l'autre, né du côté de l'Orient et du Midi, célèbre Ulysse qui régnait dans ces contrées.—4. Le caractère individuel d'Homère, disparaissant ainsi dans la foule des peuples grecs, il se trouve justifié de tous les reproches que lui ont faits les critiques, et particulièrement de la bassesse des pensées, de la grossièreté des mœurs, de ses comparaisons sauvages, des idiotismes, des licences de versification, de la variété des dialectes qu'il emploie; enfin d'avoir élevé les hommes à la grandeur des dieux, et fait descendre les dieux au caractère d'hommes. Longin n'ose défendre de telles fables qu'en les expliquant par des allégories philosophiques; c'est dire assez que, prises dans leur premier sens, elles ne peuvent assurer à Homère la gloire d'avoir fondé la civilisation grecque.—Toutes ces imperfections de la poésie homérique que l'on a tant critiquées répondent à autant de caractères des peuples grecs eux-mêmes.—5. Nous assurons à Homère le privilège d'avoir eu seul la puissance d'inventer les mensonges poétiques (Aristote), les caractères héroïques (Horace); le privilège d'une incomparable éloquence dans ses comparaisons sauvages, dans ses affreux tableaux de morts et de batailles, dans ses peintures sublimes des passions, enfin le mérite du style le plus brillant et le plus pittoresque. Toutes ces qualités appartenaient à l'âge héroïque de la Grèce. C'est le génie de cet âge qui fit d'Homère un poète incomparable. Dans un temps où la mémoire et l'imagination étaient pleines de force, où la puissance d'invention était si grande, il ne pouvait être philosophe. Aussi ni la philosophie, ni la poétique ou la critique, qui vinrent plus tard, n'ont pu jamais faire un poète qui approchât seulement d'Homère.—6. Grâces à notre découverte, Homère est assuré désormais des trois titres immortels qui lui ont été donnés, d'avoir été le fondateur de la civilisation grecque, le père de tous les autres poètes, et la source des diverses philosophies de la Grèce. Aucun de ces trois titres ne convenait à Homère, tel qu'on se l'était figuré jusqu'ici. Il ne pouvait être regardé comme le fondateur de la civilisation grecque, puisque, dès l'époque de Deucalion et Pyrrha, elle avait été fondée avec l'institution des mariages, ainsi que nous l'avons démontré en traitant de la sagesse poétique qui fut le principe de cette civilisation. Il ne pouvait être regardé comme le père des poètes, puisqu'avant lui avaient fleuri les poètes théologiens, tels qu'Orphée, Amphion, Linus et Musée; les chronologistes y joignent Hésiode en le plaçant trente ans avant Homère. Il fut même devancé par plusieurs poètes héroïques, au rapport de Cicéron (Brutus); Eusèbe les nomme dans sa préparation évangélique; ce sont Philamon, Thémiride, Démodocus, Épiménide, Aristée, etc.—Enfin, on ne pouvait voir en lui la source des diverses philosophies de la Grèce, puisque nous avons démontré dans le second Livre que les philosophes ne trouvèrent point leurs doctrines dans les fables homériques, mais qu'ils les y rattachèrent. La sagesse poétique avec ses fables fournit seulement aux philosophes l'occasion de méditer les plus hautes vérités de la métaphysique et de la morale, et leur donna en outre la facilité de les expliquer.
§. III. On doit trouver dans les poèmes d'Homère les deux principales sources des faits relatifs au droit naturel des gens, considéré chez les Grecs.
Aux éloges que nous venons de donner à Homère, ajoutons celui d'avoir été le plus ancien historien du paganisme, qui nous soit parvenu. Ses poèmes sont comme deux grands trésors où se trouvent conservées les mœurs des premiers âges de la Grèce. Mais le destin des poèmes d'Homère a été le même que celui des lois des douze tables. On a rapporté ces lois au législateur d'Athènes, d'où elles seraient passées à Rome, et l'on n'y a point vu l'histoire du droit naturel des peuples héroïques du Latium; on a cru que les poèmes d'Homère étaient la création du rare génie d'un individu, et l'on n'y a pu découvrir l'histoire du droit naturel des peuples héroïques de la Grèce.
APPENDICE.
Histoire raisonnée des poètes dramatiques et lyriques.
Nous avons déjà montré qu'antérieurement à Homère il y avait eu trois âges de poètes: celui des poètes théologiens, dans les chants desquels les fables étaient encore des histoires véritables et d'un caractère sévère; celui des poètes héroïques, qui altérèrent et corrompirent ces fables; enfin l'âge d'Homère, qui les reçut altérées et corrompues. Maintenant la même critique métaphysique peut, en nous montrant la cours d'idées que suivirent les anciens peuples, jeter un jour tout nouveau sur l'histoire des poètes dramatiques et lyriques.
Cette histoire a été traitée par les philologues avec bien de l'obscurité et de la confusion. Ils placent parmi les lyriques Amphion de Méthymne, poète très ancien des temps héroïques. Ils disent qu'il trouva le dityrambe, et aussi le chœur; qu'il introduisit des satyres qui chantaient des vers; que le dityrambe était un chœur qui dansait en rond, en chantant des vers en l'honneur de Bacchus. À les entendre, le temps des poètes lyriques vit aussi fleurir des poètes tragiques distingués, et Diogène Laërce assure que la première tragédie fut représentée par le chœur seulement. Ils disent encore qu'Eschyle fut le premier poète tragique, et Pausanias raconte qu'il reçut de Bacchus l'ordre d'écrire des tragédies; d'un autre côté, Horace qui dans son art poétique commence à traiter de la tragédie en parlant de la satyre, en attribue l'invention à Thespis, qui au temps des vendanges fit jouer la première satire sur des tombereaux. Après serait venu Sophocle, que Palémon a proclamé l'Homère des tragiques; enfin la carrière eût été fermée par Euripide qu'Aristote appelle le tragique par excellence, τραγικωτατος. Ils placent dans le même âge Aristophane, premier auteur de la vieille comédie, dont les nuées perdirent le vertueux Socrate. Cet abus ouvrit la route de la nouvelle comédie que Ménandre suivit plus tard.
Pour résoudre ces difficultés, il faut reconnaître qu'il y eut deux sortes de poètes tragiques, et autant de lyriques. Les anciens lyriques furent sans doute les auteurs des hymnes en l'honneur des dieux, analogues à ceux que l'on attribue à Homère, et écrits aussi en vers héroïques. Chez les Latins les premiers poètes furent les auteurs des vers saliens, sorte d'hymnes chantés dans les fêtes des dieux par les prêtres saliens. Ce dernier mot vient peut être de salire, saltare danser, de même que chez les Grecs le premier chœur avait été une danse en rond. Tout ceci s'accorde avec nos principes: les hommes des premiers siècles qui étaient essentiellement religieux, ne pouvaient louer que les dieux. Au moyen âge, les prêtres qui seuls alors étaient lettrés, ne composèrent d'autres poésies que des hymnes.
Lorsque l'âge héroïque succéda à l'âge divin, on n'admira, on ne célébra que les exploits des héros. Alors parurent les poètes lyriques semblables à l'Achille de l'Iliade, lorsqu'il chante sur sa lyre les louanges des héros gui ne sont plus[76]. Les nouveaux lyriques furent ceux qu'on appelait melici, ceux qui écrivirent ce genre de vers que nous appelons arie per musica; le prince de ces lyriques est Pindare. Ce genre de vers dut venir après l'iambique, qui lui-même, ainsi que nous l'avons vu, succéda à l'héroïque. Pindare vint au temps où la vertu grecque éclatait dans les pompes des jeux olympiques au milieu d'un peuple admirateur; là chantaient les poètes lyriques. De même Horace parut à l'époque de la plus haute splendeur de Rome; et chez les Italiens ce genre de poésie n'a été connu qu'à l'époque où les mœurs se sont adoucies et amollies.
Quant aux tragiques et aux comiques, on peut tracer ainsi la route qu'ils suivirent. Thespis et Amphion, dans deux parties différentes de la Grèce, inventèrent pendant la saison des vendanges[77] la satire, ou tragédie antique jouée par des satyres. Dans cet âge de grossièreté, le premier déguisement consista à se couvrir de peaux de chèvres[78] les jambes et les cuisses, à se rougir de lie de vin le visage et la poitrine, et à s'armer le front de cornes[79]. La tragédie dut commencer par un chœur de satyres; et la satire conserva pour caractère originaire la licence des injures et des insultes, villanie, parce que les villageois grossièrement déguisés se tenaient sur les tombereaux qui portaient la vendange, et avaient la liberté de dire de là toute sorte d'injures aux honnêtes gens, comme le font encore aujourd'hui les vendangeurs de la Campanie appelée proverbialement le séjour de Bacchus. Le mot satyre signifiaient originairement en latin, mets composés de divers alimens (Festus).[80] Dans la satire dramatique, on voyait paraître, selon Horace, divers genres de personnages, héros et dieux, rois et artisans, enfin esclaves. La satire, telle qu'elle resta chez les Romains, ne traitait point de sujets divers.
Grâces au génie d'Eschyle, la tragédie antique fit place à la tragédie moyenne, et les chœurs de satyre aux chœurs d'hommes. La tragédie moyenne dut être l'origine de la vieille comédie, dans laquelle les grands personnages étaient traduits sur la scène; et voilà pourquoi le chœur s'y plaçait naturellement. Ensuite vint Sophocle et après lui Euripide qui nous laissèrent la tragédie nouvelle, dans le même temps où la vieille comédie finissait avec Aristophane. Ménandre fut le père de la comédie nouvelle, dont les personnages sont de simples particuliers, et en même temps imaginaires; c'est précisément parce qu'ils sont pris dans une condition privée, qu'ils pouvaient passer pour réels sans l'être en effet. Dès-lors on ne devait plus placer le chœur dans la comédie; le chœur est un public qui raisonne, et qui ne raisonne que de choses publiques.
LIVRE QUATRIÈME.
DU COURS QUE SUIT L'HISTOIRE DES NATIONS.
ARGUMENT.
L'auteur récapitule ce qu'il a dit au second Livre, en ajoutant quelques développemens. Dans ses recherches philosophiques sur la sagesse poétique, on a vu ses opinions sur l'âge des dieux et sur celui des héros. Il les présente ici sous une forme toute historique, il ajoute l'indication générale des caractères de l'âge des hommes, et trace ainsi une esquisse complète de l'histoire idéale indiquée dans les axiomes.
Chapitre I. Introduction. Trois sortes de natures, de mœurs, de droits naturels, de gouvernemens.—§. I. Introduction.—§. II. Nature divine, poétique ou créatrice, héroïque, humaine et intelligente.—§. III. Mœurs religieuses, violentes, réglées par le devoir.—§. IV. Droits divin, héroïque, humain.—§. V. Gouvernemens théocratique, aristocratique, démocratique ou monarchique.
Chapitre II. Trois espèces de langues et de caractères.—Langues et caractères hiéroglyphiques, symboliques et emblématiques, vulgaires.
Chapitre III. Trois espèces du jurisprudence, d'autorité, de raison.—Corollaires relatifs à la politique et au droit des Romains.—§. I. Jurisprudence divine, qui se confondait avec la divination; jurisprudence héroïque ou aristocratique, attachée rigoureusement aux formules; jurisprudence humaine, dont la règle est l'équité naturelle.—§. II. Autorité dans le sens de propriété; autorité de tutèle; autorité de conseil.—§. III. Raison divine, connue par les auspices; raison d'état; raison populaire, d'accord avec l'équité naturelle.—§. IV. Corollaire relatif à la sagesse politique des anciens Romains.—§. V. Corollaire relatif à l'histoire fondamentale du droit romain.
Chapitre IV. Trois espèces de jugemens.—§. I. Jugemens divins et duels. Ce droit imparfait fut nécessaire au repos des nations. Il en est de même des jugemens héroïques, rigoureusement conformes aux formules consacrées. Jugemens humains, ou discrétionnaires.—§. II. Trois périodes dans l'histoire des mœurs et de la jurisprudence (sectæ temporum).
Chapitre V. Autres preuves tirées des caractères propres aux aristocraties héroïques.—§. I. De la garde et conservation des limites.—§. II. De la conservation et distinction des ordres politiques. Jalousie avec laquelle les aristocraties primitives prohibaient les mariages entre les nobles et les plébéiens. On a mal entendu les connubia patrum que demandait le peuple romain. Pourquoi les empereurs romains favorisèrent la confusion des ordres.—§. III. De la garde des lois. Elle est plus ou moins sévère selon la forme du gouvernement. L'attachement des Romains à leur ancienne législation fut une des principales causes de leur grandeur.
Chapitre VI.—§. I. Autres preuves tirées de la manière dont chaque état nouveau de la société se combine avec le gouvernement de l'état précédent. La démocratie conserve quelque chose de l'état aristocratique qui a précédé, etc.—§. II. C'est une loi naturelle que les nations terminent leur carrière politique par la monarchie.—§. III. Réfutation de Bodin, qui veut que les gouvernemens aient été d'abord monarchiques, en dernier lieu aristocratiques.
Chapitre VII.—§. I. Dernières preuves.—§. II. Corollaire: que l'ancien droit romain à son premier âge fut un poème sérieux, et l'ancienne jurisprudence une poésie sévère, dans laquelle on trouve la première ébauche de la métaphysique légale. Les formules antiques étaient des espèces de drames. Les jurisconsultes ont remarqué l'indivisibilité des droits, mais non pas leur éternité.
Note. Comment chez les Grecs la philosophie sortit de la législation.
LIVRE QUATRIÈME.
DU COURS QUE SUIT L'HISTOIRE DES NATIONS.
CHAPITRE I.
INTRODUCTION. TROIS SORTES DE NATURES, DE MŒURS, DE DROITS
NATURELS, DE GOUVERNEMENS.
§. I. Introduction.
Nous avons au livre premier établi les principes de la Science nouvelle; au livre second, nous avons recherché et découvert dans la sagesse poétique l'origine de toutes les choses divines et humaines que nous présente l'histoire du paganisme; au troisième, nous avons trouvé que les poèmes d'Homère étaient pour l'histoire de la Grèce, comme les lois des douze tables pour celle du Latium, un trésor de faits relatifs au droit naturel des gens. Maintenant, éclairés sur tant de points par la philosophie et par la philologie, nous allons dans ce quatrième livre esquisser l'histoire idéale indiquée dans les axiomes, et exposer la marche que suivent éternellement les nations. Nous les montrerons, malgré la variété infinie de leurs mœurs, tourner sans en sortir jamais dans ce cercle des TROIS ÂGES, divin, héroïque et humain.
Dans cet ordre immuable, qui nous offre un étroit enchaînement de causes et d'effets, nous distinguerons trois sortes de natures desquelles dérivent trois sortes de mœurs; de ces mœurs elles-mêmes découlent trois espèces de droits naturels qui donnent lieu à autant de gouvernemens. Pour que les hommes déjà entrés dans la société pussent se communiquer les mœurs, droits et gouvernemens dont nous venons de parler, il se forma trois sortes de langues et de caractères. Aux trois âges répondirent encore trois espèces de jurisprudences appuyées d'autant d'autorités et de raisons diverses, donnant lieu à autant d'espèces de jugemens, et suivies dans trois périodes (sectæ temporum). Ces trois unités d'espèces avec beaucoup d'autres qui en sont une suite, se rassemblent elles-mêmes dans une unité générale, celle de la religion honorant une Providence; c'est là l'unité d'esprit qui donne la forme et la vie au monde social.
Nous avons déjà traité séparément de toutes ces choses dans plusieurs endroits de cet ouvrage; nous montrerons ici l'ordre qu'elles suivent dans le cours des affaires humaines.
§. II. Trois espèces de natures.
Maîtrisée par les illusions de l'imagination, faculté d'autant plus forte que le raisonnement est plus faible, la première nature fut poétique ou créatrice. Qu'on nous permette de l'appeler divine; elle anima en effet et divinisa les êtres matériels selon l'idée qu'elle se formait des dieux. Cette nature fut celle des poètes-théologiens, les plus anciens sages du paganisme, car toutes les sociétés païennes eurent chacune pour base sa croyance en ses dieux particuliers. Du reste, la nature des premiers hommes était farouche et barbare; mais la même erreur de leur imagination leur inspirait une profonde terreur des dieux qu'ils s'étaient faits eux-mêmes, et la religion commençait à dompter leur farouche indépendance. (Voy. l'axiome 31.)
La seconde nature fut héroïque; les héros se l'attribuaient eux-mêmes, comme un privilège de leur divine origine. Rapportant tout à l'action des dieux, ils se tenaient pour fils de Jupiter; c'est-à-dire pour engendrés sous les auspices de Jupiter, et ce n'était pas sans raison, qu'ils se regardaient comme supérieurs par cette noblesse naturelle à ceux qui pour échapper aux querelles sans cesse renouvelées par la promiscuité infâme de l'état bestial se réfugiaient dans leurs asiles, et qui, arrivant sans religion, sans dieux, étaient regardés par les héros comme de vils animaux.
Le troisième âge fut celui de la nature humaine intelligente, et par cela même modérée, bienveillante et raisonnable; elle reconnaît pour lois la conscience, la raison, le devoir.
§. III. Trois sortes de mœurs.
Les premières mœurs eurent ce caractère de piété et de religion que l'on attribue à Deucalion et Pyrrha, à peine échappés aux eaux du déluge.—Les secondes furent celles d'hommes irritables et susceptibles sur le point d'honneur, tels qu'on nous représente Achille.—Les troisièmes furent réglées par le devoir; elles appartiennent à l'époque où l'on fait consister l'honneur dans l'accomplissement des devoirs civils.
§. IV. Trois espèces de droits naturels.
Droit divin. Les hommes voyant en toutes choses les dieux ou l'action des dieux, se regardaient, eux et tout ce qui leur appartenait, comme dépendant immédiatement de la divinité.
Droit héroïque, ou droit de la force, mais de la force maîtrisée d'avance par la religion qui seule peut la contenir dans le devoir, lorsque les lois humaines n'existent pas encore, ou sont impuissantes pour la réprimer. La Providence voulut que les premiers peuples naturellement fiers et féroces trouvassent dans leur croyance religieuse un motif de se soumettre à la force, et qu'incapables encore de raison, ils jugeassent du droit par le succès, de la raison par la fortune; c'était pour prévoir les évènemens que la fortune amènerait qu'ils employaient la divination. Ce droit de la force est le droit d'Achille, qui place toute raison à la pointe de son glaive.
En troisième lieu vint le droit humain, dicté par la raison humaine entièrement développée.
§. V. Trois espèces de gouvernemens.
Gouvernemens divins, ou théocraties. Sous ces gouvernemens, les hommes croyaient que toute chose était commandée par les dieux. Ce fut l'âge des oracles, la plus ancienne institution que l'histoire nous fasse connaître.
Gouvernemens héroïques ou aristocratiques. Le mot aristocrates répond en latin à optimates, pris pour les plus forts (ops, puissance); il répond en grec à Héraclides, c'est-à-dire, issus d'une race d'Hercule pour dire une race noble. Ces Héraclides furent répandus dans toute l'ancienne Grèce, et il en resta toujours à Sparte. Il en est de même des curètes que les Grecs retrouvèrent dans l'ancienne Italie ou Saturnie, dans la Crète et dans l'Asie. Ces curètes furent à Rome les quirites, ou citoyens investis du caractère sacerdotal, du droit de porter les armes, et de voter aux assemblées publiques.
Gouvernemens humains, dans lesquels l'égalité de la nature intelligente, caractère propre de l'humanité se retrouve dans l'égalité civile et politique. Alors tous les citoyens naissent libres, soit qu'ils jouissent d'un gouvernement populaire dans lequel la totalité ou la majorité des citoyens constitue la force légitime de la cité, soit qu'un monarque place tous ses sujets sous le niveau des mêmes lois, et qu'ayant seul en main la force militaire, il s'élève au-dessus des citoyens par une distinction purement civile.
CHAPITRE II.
TROIS ESPÈCES DE LANGUES ET DE CARACTÈRES.
§. I. Trois espèces de langues.
Langue divine mentale, dont les signes sont des cérémonies sacrées, des actes muets de religion. Le droit romain en conserva ses acta legitima, qui accompagnaient toutes les transactions civiles. Une telle langue convient aux religions pour la raison que nous avons déjà dite, c'est qu'elles ont plus besoin d'être révérées que raisonnées. Cette langue fut nécessaire aux premiers âges, où les hommes ne pouvaient encore articuler.
La seconde langue fut celle des signes héroïques; c'est le langage des armes, pour ainsi parler; et il est resté celui de la discipline militaire.
La troisième est le langage articulé, que parlent aujourd'hui toutes les nations.
§. II. Trois espèces de caractères.
Caractères divins, proprement hiéroglyphes. Nous avons prouvé qu'à leur premier âge, toutes les nations se servirent de tels caractères. À Jupiter on rapporta tout ce qui regardait les auspices; à Junon tout ce qui était relatif aux mariages. En effet c'est une propriété innée de l'âme humaine d'aimer l'uniformité; lorsqu'elle est encore incapable de trouver par l'abstraction des expressions générales, elle y supplée par l'imagination; elle choisit certaines images, certains modèles, auxquels elle rapporte toutes les espèces particulières qui appartiennent à chaque genre; ce sont pour emprunter le langage de l'école, des universaux poétiques.
Caractères héroïques, analogues aux précédens. C'étaient encore des universaux poétiques qui servaient à désigner les diverses espèces d'objets qui occupaient l'esprit des héros; ils attribuaient à Achille tous les exploits des guerriers vaillans, à Ulysse tous les conseils des sages.[81]
Les caractères vulgaires parurent avec les langues vulgaires. Les langues vulgaires se composent de paroles qui sont comme des genres relativement aux expressions particulières dont se composaient les langues héroïques[82]. Les lettres remplacèrent aussi les hiéroglyphes d'une manière plus simple et plus générale; à cent vingt mille caractères hiéroglyphiques, que les Chinois emploient encore aujourd'hui, on substitua les lettres si peu nombreuses de l'alphabet.
Ces langues, ces lettres peuvent être appelées vulgaires, puisque le vulgaire a sur elles une sorte de souveraineté. Le pouvoir absolu du peuple sur les langues s'étend sous un rapport à la législation: le peuple donne aux lois le sens qui lui plaît, et il faut, bon gré malgré, que les puissans en viennent à observer les lois dans le sens qu'y attache le peuple. Les monarques ne peuvent ôter aux peuples cette souveraineté sur les langues; mais elle est utile à leur puissance même. Les grands sont obligés d'observer les lois par lesquelles les rois fondent la monarchie, dans le sens ordinairement favorable à l'autorité royale que le peuple donne à ces lois. C'est une des raisons qui montrent que la démocratie précède nécessairement la monarchie.[83]
CHAPITRE III.
TROIS ESPÈCES DE JURISPRUDENCES, D'AUTORITÉS, DE RAISONS; COROLLAIRES
RELATIFS À LA POLITIQUE ET AU DROIT DES ROMAINS.
§. I. Trois espèces de jurisprudences ou sagesses.
Sagesse divine appelée théologie mystique, mots qui dans leur sens étymologique veulent dire, science du langage divin, connaissance des mystères de la divination. Cette science de la divination était la sagesse vulgaire de laquelle étaient sages les poètes théologiens, premiers sages du paganisme; de cette théologie mystique, ils s'appelaient eux-mêmes mystæ, et Horace traduit ce mot d'une manière heureuse par interprètes des dieux.... Cette sagesse ou jurisprudence plaçait la justice dans l'accomplissement des cérémonies solennelles de la religion; c'est de là que les Romains conservèrent ce respect superstitieux pour les acta legitima; chez eux les noces, le testament étaient dits justa lorsque les cérémonies requises avaient été accomplies.
La jurisprudence héroïque eut pour caractère de s'entourer de garantie par l'emploi de paroles précises. C'est la sagesse d'Ulysse qui dans Homère approprie si bien son langage au but qu'il se propose, qu'il ne manque point de l'atteindre. La réputation des jurisconsultes romains était fondée sur leur cavere; répondre sur le droit, ce n'était pour eux autre chose que précautionner les consultans, et les préparer à circonstancier devant les tribunaux le cas contesté de manière que les formules d'action s'y rapportassent de point en point, et que le préteur ne pût refuser de les appliquer. Il en fut des docteurs du moyen âge comme des jurisconsultes romains.
La jurisprudence humaine ne considère dans les faits que leur conformité avec la justice et la vérité; sa bienveillance plie les lois à tout ce que demande l'intérêt égal des causes. Cette jurisprudence est observée sous les gouvernemens humains, c'est-à-dire, dans les états populaires, et surtout dans la monarchie. La jurisprudence divine et l'héroïque propres aux âges de barbarie, s'attachent au certain; la jurisprudence humaine qui caractérise les âges civilisés, ne se règle que sur le vrai. Tout ceci découle de la définition du certain et du vrai que nous avons donnée. (axiomes 9 et 10).
§. II. Trois espèces d'autorités.
La première est divine; elle ne comporte point d'explications; comment demander à la Providence compte de ses décrets? La deuxième, l'autorité héroïque, appartient tout entière aux formules solennelles des lois. La troisième est l'autorité humaine, laquelle n'est autre que le crédit des personnes expérimentées, des hommes remarquables par une haute sagesse dans la spéculation ou par une prudence singulière dans la pratique.
À ces trois autorités civiles répondent trois autorités politiques.
Au premier âge, autorité et propriété furent synonymes. C'est dans ce sens que la loi des douze tables prend toujours le mot autorité; auteur signifie toujours en terme de droit celui de qui on tient un domaine. Cette autorité était divine, parce qu'alors la propriété comme tout le reste était rapportée aux dieux. Cette autorité qui appartient aux pères dans l'état de famille, appartient aux sénats souverains dans les aristocraties héroïques. Le sénat autorisait ce qui avait été délibéré dans les assemblées du peuple.
Depuis la loi de Publilius Philo qui assura au peuple romain la liberté et la souveraineté, le sénat n'eut plus qu'une autorité de tutèle, analogue à ce droit des tuteurs, d'autoriser en affaires légales le pupille maître de ses biens. Le sénat assistait le peuple de sa présence dans les assemblées législatives, de peur qu'il ne résultât quelque dommage public de son peu de lumières.
Enfin l'état populaire faisant place à la monarchie, l'autorité de tutèle fut aussi remplacée par l'autorité de conseil, par celle que donne la réputation de sagesse; c'est dans ce sens que les jurisconsultes de l'empire s'appelèrent autores, auteurs de conseils. Telle aussi doit être l'autorité d'un sénat sous un monarque, lequel a pleine liberté de suivre ou de rejeter ce qui a été conseillé par le sénat.
§. III. Trois espèces de raisons.
La première est la raison divine, dont Dieu seul a le secret, et dont les hommes ne savent que ce qui en a été révélé aux Hébreux et aux Chrétiens, soit au moyen d'un langage intérieur adressé à l'intelligence par celui qui est lui-même tout intelligence, soit par le langage extérieur des prophètes, langage que le Sauveur a parlé aux apôtres, qui ont ensuite transmis à l'église ses enseignemens. Les Gentils ont cru aussi recevoir les conseils de cette raison divine par les auspices, par les oracles, et autres signes matériels, tels qu'ils pouvaient en recevoir de dieux qu'ils croyaient corporels. Dieu étant toute raison, la raison et l'autorité sont en lui une même chose, et pour la saine théologie l'autorité divine équivaut à la raison.—Admirons la Providence, qui dans les premiers temps où les hommes encore idolâtres étaient incapables d'entendre la raison, permit qu'à son défaut ils suivissent l'autorité des auspices, et se gouvernassent par les avis divins qu'ils croyaient en recevoir. En effet c'est une loi éternelle que lorsque les hommes ne voient point la raison dans les choses humaines, ou que même ils les voient contraires à la raison, ils se reposent sur les conseils impénétrables de la Providence.
La seconde sorte de raison fut la raison d'état, appelée par les Romains civilis æquitas. C'est d'elle qu'Ulpien dit qu'elle n'est point connue naturellement à tous les hommes (comme l'équité naturelle), mais seulement à un petit nombre d'hommes qui ont appris par la pratique du gouvernement ce qui est nécessaire au maintien de la société. Telle fut la sagesse des sénats héroïques, et particulièrement celle du sénat romain, soit dans les temps où l'aristocratie décidait seule des intérêts publics, soit lorsque le peuple déjà maître se laissait encore guider par le sénat, ce qui eut lieu jusqu'au tribunal des Gracques.
§. IV. COROLLAIRE.
Relatif à la sagesse politique des anciens Romains.
Ici se présente une question à laquelle il semble bien difficile de répondre: lorsque Rome était encore peu avancée dans la civilisation, ses citoyens passaient pour de sages politiques; et dans le siècle le plus éclairé de l'empire, Ulpien se plaint qu'un petit nombre d'hommes expérimentés possèdent la science du gouvernement.
Par un effet des mêmes causes qui firent l'héroïsme des premiers peuples, les anciens Romains qui ont été les héros du monde, se sont montrés naturellement fidèles à l'équité civile. Cette équité s'attachait religieusement aux paroles de la loi, les suivait avec une sorte de superstition, et les appliquait aux faits d'une manière inflexible, quelque dure, quelque cruelle même que pût se trouver la loi. Ainsi agit encore de nos jours la raison d'état. L'équité civile soumettait naturellement toute chose à cette loi, reine de toutes les autres, que Cicéron exprime avec une gravité digne de la matière: la loi suprême c'est le salut du peuple, suprema lex populi salus esto. Dans les temps héroïques où les gouvernemens étaient aristocratiques, les héros avaient dans l'intérêt public une grande part d'intérêt privé, je parle de leur monarchie domestique que leur conservait la société civile. La grandeur de cet intérêt particulier leur en faisait sacrifier sans peine d'autres moins importans. C'est ce qui explique le courage qu'ils déployaient en défendant l'état, et la prudence avec laquelle ils réglaient les affaires publiques. Sagesse profonde de la Providence! Sans l'attrait d'un tel intérêt privé identifié avec l'intérêt public, comment ces pères de famille à peine sortis de la vie sauvage, et que Platon reconnaît dans le Polyphème d'Homère, auraient-ils pu être déterminés à suivre l'ordre civil?
Il en est tout au contraire dans les temps humains, où les états sont démocratiques ou monarchiques. Dans les démocraties, les citoyens règnent sur la chose publique qui, se divisant à l'infini, se répartit entre tous les citoyens qui composent le peuple souverain. Dans les monarchies, les sujets sont obligés de s'occuper exclusivement de leurs intérêts particuliers, en laissant au prince le soin de l'intérêt public. Joignez à cela les causes naturelles qui produisent les gouvernemens humains, et qui sont toutes contraires à celles qui avaient produit l'héroïsme, puisqu'elles ne sont autres que désir du repos, amour paternel et conjugal, attachement à la vie. Voilà pourquoi les hommes d'aujourd'hui sont portés naturellement à considérer les choses d'après les circonstances les plus particulières qui peuvent rapprocher les intérêts privés d'une justice égale; c'est l'æquum bonum, l'intérêt égal, que cherche la troisième espèce de raison, la raison naturelle, æquitas naturalis chez les jurisconsultes. La multitude n'en peut comprendre d'autre, parce qu'elle considère les motifs de justice dans leurs applications directes aux causes selon l'espèce individuelle des faits. Dans les monarchies il faut peu d'hommes d'état pour traiter des affaires publiques dans les cabinets en suivant l'équité civile ou raison d'état; et un grand nombre de jurisconsultes pour régler les intérêts privés des peuples d'après l'équité naturelle.
§. V. COROLLAIRE.
Histoire fondamentale du Droit romain.
Ce que nous venons de dire sur les trois espèces de raisons peut servir de base à l'histoire du Droit romain. En effet les gouvernemens doivent être conformes à la nature des gouvernés (axiome 69); les gouvernemens sont même un résultat de cette nature, et les lois doivent en conséquence être appliquées et interprétées d'une manière qui s'accorde avec la forme de ce gouvernement. Faute d'avoir compris cette vérité, les jurisconsultes et les interprètes du droit sont tombés dans la même erreur que les historiens de Rome, qui nous racontent que telles lois ont été faites à telle époque, sans remarquer les rapports qu'elles devaient avoir avec les différens états par lesquels passa la république. Ainsi les faits nous apparaissent tellement séparés de leurs causes, que Bodin, jurisconsulte et politique également distingué, montre tous les caractères de l'aristocratie dans les faits que les historiens rapportent à la prétendue démocratie des premiers siècles de la république.—Que l'on demande à tous ceux qui ont écrit sur l'histoire du Droit romain, pourquoi la jurisprudence antique, dont la base est la loi des douze tables, s'y conforme rigoureusement; pourquoi la jurisprudence moyenne, celle que réglaient les édits des préteurs, commence à s'adoucir, en continuant toutefois de respecter le même code; pourquoi enfin la jurisprudence nouvelle, sans égard pour cette loi, eut le courage de ne plus consulter que l'équité naturelle? Ils ne peuvent répondre qu'en calomniant la générosité romaine, qu'en prétendant que ces rigueurs, ces solennités, ces scrupules, ces subtilités verbales, qu'enfin le mystère même dont on entourait les lois, étaient autant d'impostures des nobles qui voulaient conserver avec le privilège de la jurisprudence le pouvoir civil qui y est naturellement attaché. Bien loin que ces pratiques aient eu aucun but d'imposture, c'étaient des usages sortis de la nature même des hommes de l'époque; une telle nature devait produire de tels usages, et de tels usages devaient entraîner nécessairement de telles pratiques.
Dans le temps où le genre humain était encore extrêmement farouche, et où la religion était le seul moyen puissant de l'adoucir et de le civiliser, la Providence voulut que les hommes vécussent sous les gouvernemens divins, et que partout régnassent des lois sacrées, c'est-à-dire secrètes, et cachées au vulgaire des peuples. Elles restaient d'autant plus facilement cachées dans l'état de famille, qu'elles se conservaient dans un langage muet, et ne s'expliquaient que par des cérémonies saintes, qui restèrent ensuite dans les acta legitima. Ces esprits grossiers encore croyaient de telles cérémonies indispensables, pour s'assurer de la volonté des autres, dans les rapports d'intérêt, tandis qu'aujourd'hui que l'intelligence des hommes est plus ouverte, il suffit de simples paroles et même de signes.
Sous les gouvernemens aristocratiques qui vinrent ensuite, les mœurs étant toujours religieuses, les lois restèrent entourées du mystère de la religion et furent observées avec la sévérité et les scrupules qui en sont inséparables; le secret est l'âme des aristocraties, et la rigueur de l'équité civile est ce qui fait leur salut. Puis, lorsque se formèrent les démocraties, sorte de gouvernement dont le caractère est plus ouvert et plus généreux et dans lequel commande la multitude qui a l'instinct de l'équité naturelle, on vit paraître en même temps les langues et les lettres vulgaires, dont la multitude est, comme nous l'avons dit, souveraine absolue. Ce langage et ces caractères servirent à promulguer, à écrire les lois dont le secret fut peu-à-peu dévoilé. Ainsi le peuple de Rome ne souffrit plus le droit caché, jus latens dont parle Pomponius; et voulut avoir des lois écrites sur des tables, lorsque les caractères vulgaires eurent été apportés de Grèce à Rome.
Cet ordre de choses se trouva tout préparé pour la monarchie. Les monarques veulent suivre l'équité naturelle dans l'application des lois, et se conforment en cela aux opinions de la multitude. Ils égalent en droit les puissans et les faibles, ce que fait la seule monarchie. L'équité civile, ou raison d'état, devient le privilège d'un petit nombre de politiques et conserve dans le cabinet des rois son caractère mystérieux.
CHAPITRE IV.
TROIS ESPÈCES DE JUGEMENS.—COROLLAIRE RELATIF AU DUEL ET AUX
REPRÉSAILLES.—TROIS PÉRIODES DANS L'HISTOIRE DES MŒURS ET DE LA
JURISPRUDENCE.
§. I. Trois espèces de jugemens.
Les premiers furent les jugemens divins. Dans l'état qu'on appelle état de nature, et qui fut celui des familles, les pères de familles ne pouvant recourir à la protection des lois qui n'existaient point encore, en appelaient aux dieux des torts qu'ils souffraient, implorabant deorum fidem; tel fut le premier sens, le sens propre de cette expression. Ils appelaient les dieux en témoignage de leur bon droit, ce qui était proprement deos obtestari. Ces invocations pour accuser, ou se défendre, furent les premières orationes, mot qui chez les Latins est resté pour signifier accusation ou défense; on peut voir à ce sujet plusieurs beaux passages de Plaute et de Térence, et deux mots de la loi des douze tables: furto orare, et pacto orare (et non point adorare, selon la leçon de Justo Lipse), pour agere, excipere. D'après ces orationes, les Latins appelèrent oratores ceux qui défendent les causes devant les tribunaux. Ces appels aux dieux étaient faits d'abord par des hommes simples et grossiers qui croyaient s'en faire entendre sur la cime des monts où l'on plaçait leur séjour. Homère raconte qu'ils habitaient sur celle de l'Olympe. À propos d'une guerre entre les Hermundures et les Cattes, Tacite dit en parlant des sommets des montagnes: dans l'opinion de ces peuples preces mortalium nusquàm propiùs audiuntur. Les droits que les premiers hommes faisaient valoir dans ces jugemens divins étaient divinisés eux-mêmes, puisqu'ils voyaient des dieux dans tous les objets. Lar signifiait la propriété de la maison, dii hospitales l'hospitalité, dii penates la puissance paternelle, deus genius le droit du mariage, deus terminus le domaine territorial, dii manes la sépulture. On retrouve dans les douze tables une trace curieuse de ce langage, jus deorum manium.
Après avoir employé ces invocations (orationes, obsecrationes, implorationes, et encore obtestationes), ils finissaient par dévouer les coupables. Il y avait à Argos, et sans doute aussi dans d'autres parties de la Grèce, des temples de l'exécration. Ceux qui étaient ainsi dévoués étaient appelés αναθηματα nous dirions excommuniés; ensuite on les mettait à mort. C'était le culte des Scythes qui enfonçaient un couteau en terre, l'adoraient comme un Dieu, et immolaient ensuite une victime humaine. Les Latins exprimaient cette idée par le verbe mactare, dont on se servait toujours dans les sacrifices, comme d'un terme consacré. Les Espagnols en ont tiré leur matar, et les Italiens leur ammazzare. Nous avons déjà vu que chez les Grecs, αρα signifiait la chose ou la personne qui porte dommage, le vœu ou action de dévouer, et la furie à laquelle on dévouait; chez les Latins ara signifiait l'autel et la victime. Ainsi toutes les nations eurent toujours une espèce d'excommunication. César nous a laissé beaucoup de détails sur celle qui avait lieu chez les Gaulois. Les Romains eurent leur interdiction de l'eau et du feu. Plusieurs consécrations de ce genre passeront dans la loi des douze tables: quiconque violait la personne d'un tribun du peuple était dévoué, consacré à Jupiter; le fils dénaturé, aux dieux paternels; à Cérès, celui qui avait mis le feu à la moisson de son voisin; ce dernier était brûlé vif. Rappelons-nous ici ce qui a été dit de l'atrocité des peines dans l'âge divin (axiome 40). Les hommes ainsi dévoués furent sans doute ce que Plaute appelle Saturni hostiæ.
On trouve le caractère tout religieux de ces jugemens privés dans les guerres qu'on appelait pura et pia bella. Les peuples y combattaient pro aris et focis, expression qui désignait tout l'ensemble des rapports sociaux, puisque toutes les choses humaines étaient considérées comme divines. Les hérauts qui déclaraient la guerre appelaient les dieux de la cité ennemie hors de ses murs, et dévouaient le peuple attaqué. Les rois vaincus étaient présentés au capitole à Jupiter Férétrien, et ensuite immolés. Les vaincus étaient considérés comme des hommes sans Dieu; aussi les esclaves s'appelaient en latin mancipia, comme choses inanimées, et étaient tenus en jurisprudence loco rerum.
Les duels durent être chez les nations barbares une espèce de jugemens divins, qui commencèrent sous les gouvernemens divins et furent long-temps en usage sous les gouvernemens héroïques; on se rappelle ce passage de la politique d'Aristote (cité dans les axiomes) où il dit que les républiques héroïques n'avaient point de lois qui punissent l'injustice et réprimassent les violences particulières[84]. Il est certain que dans la législation romaine ce ne sont que les préteurs qui introduisirent la loi prohibitive contre la violence, et les actions de vi bonorum raptorum. Aux temps de la seconde barbarie (celle du moyen âge), les représailles particulières durèrent jusqu'au temps de Barthole.
C'est par erreur que quelques-uns ont écrit que les duels s'étaient introduits par défauts de preuves; ils devaient dire par défauts de lois judiciaires. Frotho, roi de Danemarck, ordonna que toutes les contestations se terminassent par le moyen du duel: c'était défendre qu'on les terminât par des jugemens selon le droit. On ne voit qu'ordonnances du duel dans les lois des Lombards, des Francs, des Bourguignons, des Allemands, des Anglais, des Normands et des Danois.
On n'a pas cru que la barbarie antique eût aussi connu l'usage du duel. Mais doit-on penser que ces premiers hommes, que ces géans, ces cyclopes, aient su endurer l'injustice. L'absence de lois dont parle Aristote devait les forcer de recourir aux duels. D'ailleurs deux traditions fameuses de l'antiquité grecque et latine prouvent que les peuples commençaient souvent les guerres (duella chez les anciens Latins), en décidant par un duel la querelle particulière des principaux intéressés; je parle du combat de Ménélas contre Pâris, et des trois Horaces contre les trois Curiaces (Voy. page 208) si le combat restait indécis, comme dans le premier cas, la guerre commençait.
Dans ces jugemens par les armes, ils estimaient la raison et le bon droit, d'après le hasard de la victoire. Ils durent tomber dans cette erreur par un conseil exprès de la Providence: chez des peuples barbares, encore incapables de raisonnement, les guerres auraient toujours produit des guerres, s'ils n'eussent jugé que le parti auquel les dieux se montraient contraires, était le parti injuste. Nous voyons que les Gentils insultaient au malheur du saint homme Job, parce que Dieu s'était déclaré contre lui. Lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, on coupait la main droite au vaincu, quelque juste que fût sa cause. C'est cette justice présumée du plus fort qui à la longue légitime les conquêtes; ce droit imparfait est nécessaire au repos des nations.
Les jugemens héroïques, récemment dérivés des jugemens divins ne faisaient point acception de causes ou de personnes, et s'observaient avec un respect scrupuleux des paroles. Des jugemens divins resta ce qu'on appelait la religion des paroles, religio verborum; généralement les choses divines sont exprimées par des formules consacrées dans lesquelles on ne peut changer une lettre; aussi dans les anciennes formules de la jurisprudence romaine, imitée des formules sacrées, on disait: une virgule de moins, la cause est perdue; qui cadit virgulâ, caussâ cadit. Cette rigueur des formules d'actions eût empêché les duumvirs, nommes pour juger Horace, d'absoudre le vainqueur des Albains quand même il se serait trouvé innocent. Le peuple le renvoya absous, plutôt par admiration pour son courage, que pour la bonté de sa cause. (Tite-Live.)
Ces jugemens inflexibles étaient nécessaires dans des temps où les héros plaçaient dans la force la raison et le bon droit, où ils justifiaient le mot ingénieux de Plaute: pactum non pactum, non pactum pactum. Pour prévenir des plaintes, des rixes et des meurtres, la Providence voulut qu'ils fissent consister toute la justice dans l'expression précise des formules solennelles. Ce droit naturel des nations héroïques a fourni le sujet de plusieurs comédies de Plaute; on y voit souvent un marchand d'esclaves dépouillé injustement par un jeune homme, qui en lui dressant un piège le fait tomber à son insu, dans quelque cas prévu par la loi, et lui enlève ainsi une esclave qu'il aime. Loin de pouvoir intenter contre le jeune homme une action de dol, le marchand se trouve obligé à lui rembourser le prix de l'esclave vendue; dans une autre pièce, il le prie de se contenter de la moitié de la peine qu'il a encourue comme coupable de vol non manifeste; dans une troisième enfin, le marchand s'enfuit du pays, dans la crainte d'être convaincu d'avoir corrompu l'esclave d'autrui. Qui peut soutenir encore qu'au temps de Plaute l'équité naturelle régnait dans les jugemens?
Ce droit rigoureux fondé sur la lettre même de la loi, n'était pas seulement en vigueur parmi les hommes; ceux-ci jugeant les dieux d'après eux; croyaient qu'ils l'observaient aussi, et même dans leurs sermens. Junon, dans Homère, atteste Jupiter, témoin et arbitre des sermens, qu'elle n'a point sollicité Neptune d'exciter la tempête contre les Troyens, parce qu'elle ne l'a fait que par l'intermédiaire du Sommeil; et Jupiter se contente de cette réponse. Dans Plaute, Mercure sous la figure de Sosie dit au Sosie véritable: Si je te trompe, puisse Mercure être désormais contraire à Sosie. On ne peut croire que Plaute ait voulu mettre sur le théâtre des dieux qui enseignassent le parjure au peuple; encore bien moins peut-on le croire de Scipion l'Africain et de Lélius, qui, dit-on, aidèrent Térence à composer ses comédies; et toutefois dans l'Andrienne, Dave fait mettre l'enfant devant la porte de Simon par les mains de Mysis, afin que si par aventure son maître l'interroge à ce sujet, il puisse en conscience nier de l'avoir mis à cette place. Mais la preuve la plus forte en faveur de notre explication du droit héroïque, c'est qu'à Athènes, lorsqu'on prononça sur le théâtre le vers d'Euripide, ainsi traduit par Cicéron,
Juravi linguâ, mentem injuratam habui,
J'ai juré seulement de la bouche, ma conscience n'a pas juré,
Les spectateurs furent scandalisés et murmurèrent; on voit qu'ils partageaient l'opinion exprimée dans les douze tables: uti linguâ nuncupassit, ita jus esto. Ce respect inflexible de la parole dans les temps héroïques montre bien qu'Agamemnon ne pouvait rompre le vœu téméraire qu'il avait fait d'immoler Iphigénie. C'est pour avoir méconnu le dessein de la Providence [qui voulut qu'aux temps héroïques la parole fût considérée comme irrévocable] que Lucrèce prononce, au sujet de l'action d'Agamemnon, cette exclamation impie,
Tantùm religio potuit suadere malorum!
Tant la religion peut enfanter de maux!
Ajoutons à tout ceci deux preuves tirées de la jurisprudence et de l'histoire romaines: ce ne fut que vers les derniers temps de la république que Galius Aquilius introduisit dans la législation l'action (de dolo) contre le dol et la mauvaise foi. Auguste donna aux juges la faculté d'absoudre ceux qui avaient été séduits et trompés.
Nous retrouvons la même opinion chez les peuples héroïques dans la guerre comme dans la paix. Selon les termes dans lesquels les traités sont conclus, nous voyons les vaincus être accablés misérablement, ou tromper heureusement le courroux du vainqueur. Les Carthaginois se trouvèrent dans le premier cas: le traité qu'ils avaient fait avec les Romains leur avait assuré la conservation de leur vie, de leurs biens et de leur cité; par ce dernier mot ils entendaient la ville matérielle, les édifices, urbs dans la langue latine; mais comme les Romains s'étaient servis dans le traité du mot civitas, qui veut dire la réunion des citoyens, la société, ils s'indignèrent que les Carthaginois refusassent d'abandonner le rivage de la mer pour habiter désormais dans les terres, ils les déclarèrent rebelles, prirent leur ville, et la mirent en cendres; en suivant ainsi le droit héroïque, ils ne crurent point avoir fait une guerre injuste. Un exemple tiré de l'histoire du moyen âge confirme encore mieux ce que nous avançons. L'Empereur Conrad III ayant forcé à se rendre la ville de Veinsberg qui avait soutenu son compétiteur, permit aux femmes seules d'en sortir avec tout ce qu'elles pourraient emporter; elles chargèrent sur leur dos leurs fils, leurs maris et leurs pères. L'Empereur était à la porte, les lances baissées, les épées nues, tout prêt à user de la victoire; cependant malgré sa colère, il laissa échapper tous les habitans qu'il allait passer au fil de l'épée. Tant il est peu raisonnable de dire que le droit naturel, tel qu'il est expliqué par Grotius, Selden et Puffendorf, a été suivi dans tous les temps, chez toutes les nations!
Tout ce que nous venons de dire, tout ce que nous allons dire encore, découle de cette définition que nous avons donnée dans les axiomes, du vrai et du certain dans les lois et conventions. Dans les temps barbares, on doit trouver une jurisprudence rigoureusement attachée aux paroles; c'est proprement le droit des gens, fas gentium. Il n'est pas moins naturel qu'aux temps humains le droit devenu plus large et plus bienveillant, ne considère plus que ce qu'un juge impartial reconnaît être utile dans chaque cause (axiome 112); c'est alors qu'on peut l'appeler proprement le droit de la nature, fas naturæ, le droit de l'humanité raisonnable.
Les jugemens humains (discrétionnaires) ne sont point aveugles et inflexibles comme les jugemens héroïques. La règle qu'on y suit, c'est la vérité des faits. La loi toute bienveillante y interroge la conscience, et selon sa réponse se plie à tout ce que demande l'intérêt égal des causes. Ces jugemens sont dictés par une sorte de pudeur naturelle, de respect de nos semblables, qui accompagnent les lumières; ils sont garantis par la bonne foi, fille de la civilisation. Ils conviennent à l'esprit de franchise, qui caractérise les républiques populaires, ennemies des mystères dont l'aristocratie aime à s'envelopper; elles conviennent encore plus à l'esprit généreux des monarchies: les monarques dans ces jugemens se font gloire d'être supérieurs aux lois et de ne dépendre que de leur conscience et de Dieu.—Des jugemens humains, tels que les modernes les pratiquent pendant la paix, sont sortis les trois systèmes du droit de la guerre que nous devons à Grotius, à Selden, et à Puffendorf.
§. II. Trois périodes dans l'histoire des mœurs et de la jurisprudence (sectæ temporum).
Nous voyons les jurisconsultes justifier sectâ suorum temporum leurs opinions en matière de droit. Ces sectæ temporum caractérisent la jurisprudence romaine, d'accord en ceci avec tous les peuples du monde. Elles n'ont rien de commun avec les sectes des philosophes que certains interprètes érudits du Droit romain voudraient y voir bon gré malgré. Lorsque les Empereurs exposent les motifs de leurs lois et constitutions, ils disent que de telles constitutions leur ont été dictées sectâ suorum temporum; Brisson de formulis Romanorum a recueilli les passages où l'on trouve cette expression. C'est que l'étude des mœurs du temps est l'école des princes. Dans ce passage de Tacite: corrumpere et corrumpi seculum vocant, corrompre et être corrompu, voilà ce qui s'appelle le train du siècle, seculum répond à-peu-près à secta. Nous dirions maintenant: c'est la mode.
Toutes les choses dont nous avons parlé se sont pratiquées dans trois sectes de temps, sectæ temporum, dans le langage des jurisconsultes: celle des temps religieux pendant lesquels régnèrent les gouvernemens divins; celle des temps où les hommes étaient irritables et susceptibles, tels qu'Achille dans l'antiquité, et les duellistes au moyen âge; celle des temps civilisés, où règne la modération, celle des temps du droit naturel des nations HUMAINES, jus naturale gentium humanorum, Ulpien. Chez les auteurs latins du temps de l'Empire, le devoir des sujets se dit officium civile, et toute faute dans laquelle l'interprétation des lois fait voir une violation de l'équité naturelle, est qualifiée de l'épithète incivile. C'est la dernière secta temporum de la jurisprudence romaine qui commença dès la république. Les préteurs trouvant que les caractères, que les mœurs et le gouvernement des Romains étaient déjà changés, furent obligés pour approprier les lois à ce changement d'adoucir la rigueur de la loi des douze tables, rigueur conforme aux mœurs des temps où elle avait été promulguée. Plus tard les Empereurs durent écarter tous les voiles dont les préteurs avaient enveloppé l'équité naturelle, et la laisser paraître tout à découvert, toute généreuse, comme il convenait à la civilisation où les peuples étaient parvenus.