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Principes de la Philosophie de l'Histoire: traduits de la 'Scienza nuova'

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CHAPITRE V.
AUTRES PREUVES TIRÉES DES CARACTÈRES PROPRES AUX ARISTOCRATIES HÉROÏQUES.—GARDE DES LIMITES, DES ORDRES POLITIQUES, DES LOIS.

La succession constante et non interrompue des révolutions politiques liées les unes aux autres par un si étroit enchaînement de causes et d'effets, doit nous forcer d'admettre comme vrais les principes de la Science nouvelle. Mais pour ne laisser aucun doute, nous y joignons l'explication de plusieurs autres phénomènes sociaux, dont on ne peut trouver la cause que dans la nature des républiques héroïques, telles que nous l'avons découverte. Les deux traits principaux qui caractérisent les aristocraties sont la garde des limites, et la conservation et distinction des ordres politiques.

§. I. De la garde et conservation des limites.

(Voyez Livre II, chap. V et VI, particulièrement § VI.)

§. II. De la conservation et distinction des ordres politiques.

C'est l'esprit des gouvernemens aristocratiques que les liaisons de parenté, les successions, et par elles les richesses, et avec les richesses la puissance restent dans l'ordre des nobles. Voilà pourquoi vinrent si tard les lois testamentaires. Tacite nous apprend qu'il n'y avait point de testament chez les anciens Germains. À Sparte, le roi Agis voulant donner aux pères de famille le pouvoir de tester, fut étranglé par ordre des éphores, défenseurs du gouvernement aristocratique.[85]

Lorsque les démocraties se formèrent, et ensuite les monarchies, les nobles et les plébéiens se mêlèrent au moyen des alliances et des successions par testament, ce qui fit que les richesses sortirent peu-à-peu des maisons nobles. Quant au droit des mariages solennels, nous avons déjà prouvé que le peuple romain demanda, non le droit de contracter des mariages avec les patriciens, mais des mariages semblables à ceux des patriciens, connubia patrum, et non cum patribus.

Si l'on considère ensuite les successions légitimes dans cette disposition de la loi des douze tables par laquelle la succession du père de famille revient d'abord aux siens, suis, à leur défaut aux agnats, et s'il n'y en a point, à ses autres parens, la loi des douze tables semblera avoir été précisément une loi salique pour les Romains. La Germanie suivit la même règle dans les premiers temps, et l'on peut conjecturer la même chose des autres nations primitives du moyen âge. En dernier lieu, elle resta dans la France et dans la Savoie. Baldus favorise notre opinion en appelant ce droit de succession, jus gentium Gallorum; chez les Romains il peut très bien s'appeler jus gentium Romanarum, en ajoutant l'épithète heroïcarum, et avec plus de précision jus Romanum. Ce droit répondrait tout-à-fait au jus quiritium Romanorum, que nous avons prouvé avoir été le droit naturel commun à toutes les nations héroïques. Nous avons les plus fortes raisons de douter que dans les premiers siècles de Rome, les filles succédassent. Nulle probabilité que les pères de famille de ces temps eussent connu la tendresse paternelle. La loi des douze tables appelait un agnat, même au septième degré, à exclure le fils émancipé de la succession de son père. Les pères de famille avaient un droit souverain de vie et de mort sur leurs fils, et la propriété absolue de leurs acquêts. Ils les mariaient pour leur propre avantage, c'est-à-dire, pour faire entrer dans leurs maisons les femmes qu'ils en jugeaient dignes. Ce caractère historique des premiers pères de famille nous est conservé par l'expression spondere, qui dans son propre sens, veut dire, promettre pour autrui; de ce mot fut dérivé celui de sponsalia, les fiançailles. Ils considéraient de même les adoptions, comme des moyens de soutenir des familles près de s'éteindre, en y introduisant les rejetons généreux des familles étrangères. Ils regardaient l'émancipation comme une peine et un châtiment. Ils ne savaient ce que c'était que la légitimation, parce qu'ils ne prenaient pour concubines que des affranchies ou des étrangères, avec lesquelles on ne contractait point de mariages solennels dans les temps héroïques, de peur que les fils ne dégénérassent de la noblesse de leurs aïeux. Pour la cause la plus frivole les testamens étaient nuls, ou s'annulaient, ou se rompaient, ou n'atteignaient point leur effet, (nulla, irrita, rupta, destituta), afin que les successions légitimes reprissent leur cours. Tant ces patriciens, des premiers siècles, étaient passionnés pour la gloire de leur nom; passion qui les enflammait encore pour la gloire du nom romain! tout ce que nous venons de dire caractérise les mœurs des cités aristocratiques ou héroïques.

Une erreur digne de remarque est celle des commentateurs de la loi des douze tables: ils prétendent qu'avant que cette loi eût été portée d'Athènes à Rome, et qu'elle eût réglé les successions testamentaires et légitimes, les successions ab intestat rentraient dans la classe des choses quæ sunt nullius. Il n'en fut pas ainsi: la Providence empêcha que le monde ne retombât dans la communauté des biens qui avait caractérisé la barbarie de premiers âges, en assurant par la forme même du gouvernement aristocratique la certitude et la distinction des propriétés. Les successions légitimes durent naturellement avoir lieu chez toutes les premières nations avant qu'elles connussent les testamens. Cette dernière institution appartient à la législation des démocraties, et surtout des monarchies. Le passage de Tacite que nous avons cité plus haut, nous porte à croire qu'il en fut de même chez tous les peuples barbares de l'antiquité, et par suite, à conjecturer que la loi salique qui était certainement en vigueur dans la Germanie, fut aussi observée généralement par les peuples du moyen âge.

Jugeant de l'antiquité par leur temps (axiome 2), les jurisconsultes romains du dernier âge ont cru que la loi des douze tables avait appelé les filles à hériter du père mort intestat, et les avait comprises sous le mot sui, en vertu de la règle d'après laquelle le genre masculin désigne aussi les femmes. Mais on a vu combien la jurisprudence héroïque s'attachait à la propriété des termes; et si l'on doutait que suus ne désignât pas exclusivement le fils de famille, on en trouverait une preuve invincible dans la formule de l'institution des posthumes, introduite tant de siècles après par Gallus Aquilius: si quis natus natave erit. Il craignait que dans le mot natus on ne comprit point la fille posthume. C'est pour avoir ignoré ceci que Justinien prétend dans les institutes que la loi des douze tables aurait désigné par le seul mot adgnatus les agnats des deux sexes, et qu'ensuite la jurisprudence moyenne aurait ajouté à la rigueur de la loi en la restreignant aux sœurs consanguines. Il dut arriver tout le contraire. Cette jurisprudence dut étendre d'abord le sens de suus aux filles, et plus tard le sens d'adgnatus aux sœurs consanguines. Elle fut appelée moyenne, précisément pour avoir ainsi adouci la rigueur de la loi des douze tables.

Lorsque l'Empire passa des nobles au peuple, les plébéiens qui faisaient consister toutes leurs forces, toutes leurs richesses, toute leur puissance dans la multitude de leurs fils, commencèrent à sentir la tendresse paternelle. Ce sentiment avait dû rester inconnu aux plébéiens des cités héroïques qui n'engendraient des fils que pour les voir esclaves des nobles. Autant la multitude des plébéiens avait été dangereuse aux aristocraties, aux gouvernemens du petit nombre, autant elle était capable d'agrandir les démocraties et les monarchies. De là tant de faveurs accordées aux femmes par les lois impériales pour compenser les dangers et les douleurs de l'enfantement. Dès le temps de la république, les préteurs commencèrent à faire attention aux droits du sang, et à leur prêter secours au moyen des possessions de biens. Ils commencèrent à remédier aux vices, aux défauts des testamens, afin de favoriser la division des richesses qui font toute l'ambition du peuple.

Les Empereurs allèrent bien plus loin. Comme l'éclat de la noblesse leur faisait ombrage, ils se montrèrent favorables aux droits de la nature humaine, commune aux nobles et aux plébéiens. Auguste commença à protéger les fidéi-commis, qui auparavant ne passaient aux personnes incapables d'hériter que grâce à la délicatesse des héritiers grevés; il fit tant pour les fidéi-commis, qu'avant sa mort ils donnèrent le droit de contraindre les héritiers à les exécuter. Puis vinrent tant de sénatus-consultes, par lesquels les cognats furent mis sur la ligne des agnats. Enfin Justinien ôta la différence des legs et des fidéi-commis, confondit les quartes Falcidianienne et Trebellianique, mit peu de distinction entre les testamens et les codicilles, et dans les successions ab intestat égala les agnats et les cognats en tout et pour tout. Ainsi les lois romaines de l'Empire se montrèrent si attentives à favoriser les dernières volontés, que, tandis qu'autrefois le plus léger défaut les annulait, elles doivent aujourd'hui être toujours interprétées de manière à les rendre valables s'il est possible.

Les démocraties sont bienveillantes pour les fils, les monarchies veulent que les pères soient occupés par l'amour de leurs enfans; aussi les progrès de l'humanité ayant aboli le droit barbare des premiers pères de familles sur la personne de leurs fils, les Empereurs voulurent abolir aussi le droit qu'ils conservaient sur leurs acquêts, et introduisirent d'abord le peculium castrense, pour inviter les fils de famille au service militaire; puis ils en étendirent les avantages au peculium quasi castrense, pour les inviter à entrer dans le service du palais; enfin pour contenter les fils qui n'étaient ni soldats ni lettrés, ils introduisirent le peculium adventitium. Ils ôtèrent les effets de la puissance paternelle à l'adoption qui n'est pas faite par un des ascendans de l'adopté. Ils approuvèrent universellement les adrogations, difficiles en ce qu'un citoyen, de père de famille, devient dépendant de celui dans la famille duquel il passe. Ils regardèrent les émancipations comme avantageuses; donnèrent aux légitimations par mariage subséquent tout l'effet du mariage solennel. Enfin, comme le terme d'imperium paternum semblait diminuer la majesté impériale, ils introduisirent le mot de puissance paternelle, patria potestas.[86]

En dernier lieu, la bienveillance des Empereurs détendant à toute l'humanité, ils commencèrent à favoriser les esclaves. Ils réprimèrent la cruauté des maîtres. Ils étendirent les effets de l'affranchissement, en même temps qu'ils en diminuaient les formalités. Le droit de cité ne s'était donné dans les temps anciens qu'à d'illustres étrangers qui avaient bien mérité du peuple romain; ils l'accordèrent à quiconque était né à Rome d'un père esclave, mais d'une mère libre, ne le fût-elle que par affranchissement. La loi reconnaissant libre quiconque naissait dans la cité; sous de telles circonstances, le droit naturel changea de dénomination; dans les aristocraties, il était appelé DROIT DES GENS, dans le sens du latin gentes, maisons nobles [pour lesquelles ce droit était une sorte de propriété]; mais lorsque s'établirent les démocraties, où les nations entières sont souveraines, et ensuite les monarchies, où les monarques représentent les nations entières dont leurs sujets sont les membres, il fut nommé DROIT NATUREL DES NATIONS.

§. III. De la conservation des lois.

La conservation des ordres entraîne avec elle celle des magistratures et des sacerdoces, et par suite celle des lois et de la jurisprudence. Voilà pourquoi nous lisons dans l'histoire romaine que tant que le gouvernement de Rome fut aristocratique, le droit des mariages solennels, le consulat, le sacerdoce ne sortaient point de l'ordre des sénateurs, dans lequel n'entraient que les nobles; et que la science des lois restait sacrée ou secrète (car c'est la même chose) dans le collège des pontifes, composé des seuls nobles chez toutes les nations héroïques. Cet état dura un siècle encore après la loi des douze tables, au rapport du jurisconsulte Pomponius. La connaissance des lois fut le dernier privilège que les patriciens cédèrent aux plébéiens.

Dans l'âge divin, les lois étaient gardées avec scrupule et sévérité. L'observation des lois divines a continué de s'appeler religion. Ces lois doivent être observées, en suivant certaines formules inaltérables de paroles consacrées et de cérémonies solennelles.—Cette observation sévère des lois est l'essence de l'aristocratie. Voulons-nous savoir pourquoi Athènes et presque toutes les cités de la Grèce passèrent si promptement à la démocratie? Le mot connu des Spartiates nous en apprend la cause: les Athéniens conservent par écrit des lois innombrables; les lois de Sparte sont peu nombreuses, mais elles s'observent.—Tant que le gouvernement de Rome fut aristocratique, les Romains se montrèrent observateurs rigides de la loi des douze tables, en sorte que Tacite l'appelle finis omnis æqui juris. En effet, après celles qui furent jugées suffisantes pour assurer la liberté et l'égalité civile[87], les lois consulaires relatives au droit privé furent peu nombreuses, si même il en exista. Tite-Live dit que la loi des douze tables fut la source de toute la jurisprudence.—Lorsque le gouvernement devint démocratique, le petit peuple de Rome, comme celui d'Athènes, ne cessait de faire des lois d'intérêt privé, incapable qu'il était de s'élever à des idées générales. Sylla, le chef du parti des nobles, après sa victoire sur Marius, chef du parti du peuple, remédia un peu au désordre par l'établissement des quæstiones perpetuæ; mais dès qu'il eut abdiqué la dictature, les lois d'intérêt privé recommencèrent à se multiplier comme auparavant (Tacite). La multitude des lois est, comme le remarquent les politiques, la route la plus prompte qui conduise les états à la monarchie; aussi Auguste pour l'établir en fit un grand nombre; et les princes qui suivirent, employèrent surtout le sénat à faire des sénatus-consultes d'intérêt privé. Néanmoins dans le temps même où le gouvernement romain était déjà devenu démocratique, les formules d'actions étaient suivies si rigoureusement qu'il fallut toute l'éloquence de Crassus (que Cicéron appelait le Démosthènes romain), pour que la substitution pupillaire expresse fût regardée comme contenant la vulgaire qui n'était pas exprimée. Il fallut tout le talent de Cicéron pour empêcher Sextus Ebutius de garder la terre de Cecina, parce qu'il manquait une lettre à la formule. Mais avec le temps les choses changèrent au point que Constantin abolit entièrement les formules, et qu'il fut reconnu que tout motif particulier d'équité prévaut sur la loi. Tant les esprits sont disposés à reconnaître docilement l'équité naturelle sous les gouvernemens humains! Ainsi tandis que sous l'aristocratie, l'on avait observé si rigoureusement le privilegia ne irroganto, de la loi des douze tables, on fit sous la démocratie une foule de lois d'intérêt privé, et sous la monarchie les princes ne cessèrent d'accorder des privilèges. Or rien de plus conforme à l'équité naturelle que les privilèges qui sont mérités. On peut même dire avec vérité que toutes les exceptions faites aux lois chez les modernes, sont des privilèges voulus par le mérite particulier des faits, qui les sort de la disposition commune.

Peut-être est-ce pour cette raison que les nations barbares du moyen âge repoussèrent les lois romaines. En France on était puni sévèrement, en Espagne mis à mort, lorsqu'on osait les alléguer. Ce qui est sûr, c'est qu'en Italie, les nobles auraient rougi de suivre les rois romaines, et se faisaient honneur de n'être soumis qu'à celles des Lombards; les gens du peuple au contraire qui ne quittent point facilement leurs usages, observaient plusieurs lois romaines qui avaient conservé force de coutumes. C'est ce qui explique comment furent en quelque sorte ensevelies dans l'oubli chez les Latins les lois de Justinien, chez les Grecs les Basiliques. Mais lorsqu'ensuite se formèrent les monarchies modernes, lorsque reparut dans plusieurs cités la liberté populaire, le droit romain compris dans les livres de Justinien fut reçu généralement, en sorte que Grotius affirme que c'est un droit naturel des gens pour les Européens.

Admirons la sagesse et la gravité romaines, en voyant au milieu de ces révolutions politiques les préteurs et les jurisconsultes employer tous leurs efforts pour que les termes de la loi des douze tables, ne perdent que lentement et le moins possible le sens qui leur était propre. Ainsi en changeant de forme de gouvernement, Rome eut l'avantage de s'appuyer toujours sur les mêmes principes, lesquels n'étaient autres que ceux de la société humaine. Ce qui donna aux Romains la plus sage de toutes les jurisprudences, est aussi ce qui fit de leur Empire le plus vaste, le plus durable du monde. Voilà la principale cause de la grandeur romaine que Polybe et Machiavel expliquent d'une manière trop générale, l'un par l'esprit religieux des nobles, l'autre par la magnanimité des plébéiens, et que Plutarque attribue par envie à la fortune de Rome. La noble réponse du Tasso à l'ouvrage de Plutarque le réfute moins directement que nous ne le faisons ici.

CHAPITRE VI.
AUTRES PREUVES TIRÉES DE LA MANIÈRE DONT CHAQUE FORME DE LA SOCIÉTÉ SE COMBINE AVEC LA PRÉCÉDENTE.—RÉFUTATION DE BODIN.

§. I.

Nous avons montré dans ce Livre jusqu'à l'évidence que dans toute leur vie politique les nations passent par trois sortes d'états civils (aristocratie, démocratie, monarchie), dont l'origine commune est le gouvernement divin. Une quatrième forme, dit Tacite, soit distincte, soit mêlée des trois, est plus désirable que possible, et si elle se rencontre, elle n'est point durable. Mais pour ne point laisser de doute sur cette succession naturelle, nous examinerons comment chaque état se combine avec le gouvernement de l'état précédent; mélange fondé sur l'axiome: lorsque les hommes changent, ils conservent quelque temps l'impression de leurs premières habitudes.

Les pères de familles desquels devaient sortir les nations païennes, ayant passé de la vie bestiale à la vie humaine, gardèrent dans l'état de nature, où il n'existait encore d'autre gouvernement que celui des dieux, leur caractère originaire de férocité et de barbarie; et conservèrent à la formation des premières aristocraties le souverain empire qu'ils avaient eu sur leurs femmes et leurs enfans dans l'état de nature. Tous égaux, trop orgueilleux pour céder l'un à l'autre, ils ne se soumirent qu'à l'empire souverain des corps aristocratiques dont ils étaient membres; leur domaine privé, jusque-là éminent, forma en se réunissant le domaine public également éminent du sénat qui gouvernait, de même que la réunion de leurs souverainetés privées composa la souveraineté publique des ordres auxquels ils appartenaient. Les cités furent donc dans l'origine des aristocraties mêlées à la monarchie domestique des pères de famille. Autrement, il est impossible de comprendre comment la société civile sortit de la société de la famille.

Tant que les pères conservèrent le domaine éminent dans le sein de leurs compagnies souveraines, tant que les plébéiens ne leur eurent pas arraché le droit d'acquérir des propriétés, de contracter des mariages solennels, d'aspirer aux magistratures, au sacerdoce, enfin de connaître les lois (ce qui était encore un privilège du sacerdoce), les gouvernemens furent aristocratiques. Mais lorsque les plébéiens des cités héroïques devinrent assez nombreux, assez aguerris pour effrayer les pères (qui dans une oligarchie devaient être peu nombreux, comme le mot l'indique), et que, forts de leur nombre, ils commencèrent à faire des lois sans l'autorisation du sénat, les républiques devinrent démocratiques. Aucun état n'aurait pu subsister avec deux pouvoirs législatifs souverains, sans se diviser en deux états. Dans cette révolution, l'autorité de domaine devint naturellement autorité de tutelle; le peuple souverain, faible encore sous le rapport de la sagesse politique se confiait à son sénat, comme un roi dans sa minorité à un tuteur. Ainsi les états populaires furent gouvernés par un corps aristocratique.

Enfin lorsque les puissans dirigèrent le conseil public dans l'intérêt de leur puissance, lorsque le peuple corrompu par l'intérêt privé consentit à assujettir la liberté publique à l'ambition des puissans, et que du choc des partis résultèrent les guerres civiles, la monarchie s'éleva sur les ruines de la démocratie.

§. II. D'une loi royale, éternelle et fondée en nature, en vertu de laquelle les nations vont se reposer dans la monarchie.

Cette loi a échappé aux interprètes modernes du droit romain. Ils étaient préoccupés par cette fable de la loi royale de Tribonien, qu'il attribue à Ulpien dans les Pandectes, et dont il s'avoue l'auteur dans les Institutes. Mais les jurisconsultes romains avaient bien compris la loi royale dont nous parlons. Pomponius dans son histoire abrégée du droit romain caractérise cette loi par un mot plein de sens, rebus ipsis dictantibus regna condita.—Voici la formule éternelle dans laquelle l'a conçue la nature: lorsque les citoyens des démocraties ne considèrent plus que leurs intérêts particuliers, et que, pour atteindre ce but, ils tournent les forces nationales à la ruine de leur patrie, alors il s'élève un seul homme, comme Auguste chez les Romains, qui se rendant maître par la force des armes, prend pour lui tous les soins publics, et ne laisse aux sujets que le soin de leurs affaires particulières. Cette révolution fait le salut des peuples qui autrement marcheraient à leur destruction.—Cette vérité semble admise par les docteurs du droit moderne, lorsqu'ils disent: universitates sub rege habentur loco privatorum; c'est qu'en effet la plus grande partie des citoyens ne s'occupe plus du bien public. Tacite nous montre très bien dans ses annales le progrès de cette funeste indifférence; lorsqu'Auguste fut près de mourir, quelques-uns discouraient vainement sur le bonheur de la liberté, pauci bona libertatis incassum disserere; Tibère arrive au pouvoir, et tous, les yeux fixés sur le prince, attendent pour obéir, omnes principis jussa adspectare. Sous les trois Césars qui suivent, les Romains d'abord indifférens pour la république, finissent par ignorer même ses intérêts, comme s'ils y étaient étrangers, incuriâ et ignorantiâ reipublicæ, tanquam alienæ. Lorsque les citoyens sont ainsi devenus étrangers à leur propre pays, il est nécessaire que les monarques les dirigent et les représentent. Or comme dans les républiques, un puissant ne se fraie le chemin à la monarchie, qu'en se faisant un parti, il est naturel qu'un monarque gouverne d'une manière populaire. D'abord il veut que tous ses sujets soient égaux, et il humilie les puissans de façon que les petits n'aient rien à craindre de leur oppression. Ensuite il a intérêt à ce que la multitude n'ait point à se plaindre en ce qui touche la subsistance et la liberté naturelle. Enfin il accorde des privilèges ou à des ordres entiers (ce qu'on appelle des privilèges de liberté), ou à des individus d'un mérite extraordinaire qu'il tire de la foule pour les élever aux honneurs civils. Ces privilèges sont des lois d'intérêt privé, dictées par l'équité naturelle. Aussi la monarchie est-elle le gouvernement le plus conforme à la nature humaine, aux époques où la raison est le plus développée.

§. III. Réfutation des principes de la politique de Bodin.

Bodin suppose que les gouvernemens, d'abord monarchiques, ont passé par la tyrannie à la démocratie et enfin à l'aristocratie. Quoique nous lui ayons assez répondu indirectement, nous voulons, ad exuberantiam, le réfuter par l'impossible et par l'absurde.

Il ne disconvient point que les familles n'aient été les élémens dont se composèrent les cités. Mais d'un autre côté il partage le préjugé vulgaire selon lequel les familles auraient été composées seulement des parens et des enfans [et non en outre des serviteurs, famuli]. Maintenant nous lui demandons comment la monarchie put sortir d'un tel état de famille. Deux moyens se présentent seuls, la force et la ruse. La force? Comment un père de famille pouvait-il soumettre les autres? On conçoit que dans les démocraties les citoyens aient consacré à la patrie et leur personne et leur famille dont elle assurait la conservation, et que par là ils aient été apprivoisés à la monarchie. Mais ne doit-on pas supposer que, dans la fierté originaire d'une liberté farouche, les pères de famille auraient plutôt péri tous avec les leurs, que de supporter l'inégalité? Quant à la ruse, elle est employée par les démagogues, lorsqu'ils promettent à la multitude la liberté, la puissance ou la richesse. Aurait-on promis la liberté aux premiers pères de famille? ils étaient tous non-seulement libres, mais souverains dans leur domestique.... La puissance? à des solitaires, qui, tels que le Polyphème d'Homère, se tenaient dans leurs cavernes avec leur famille, sans se mêler des affaires d'autrui? La richesse? on ne savait ce que c'était que richesses, dans un tel état de simplicité.—La difficulté devient plus grande encore, lorsqu'on songe que dans la haute antiquité il n'y avait point de forteresse, et que les cités héroïques formées par la réunion des familles n'eurent point de murs pendant long-temps, comme nous le certifie Thucydide[88]. Mais elle est vraiment insurmontable, si l'on considère avec Bodin les familles comme composées seulement des fils. Dans cette hypothèse, qu'on explique l'établissement de la monarchie par la force ou par la ruse, les fils auraient été les instrumens d'une ambition étrangère, et auraient trahi ou mis à mort leurs propres pères; en sorte que ces gouvernemens eussent été moins des monarchies, que des tyrannies impies et parricides.

Il faut donc que Bodin, et tous les politiques avec lui, reconnaissent les monarchies domestiques dont nous avons prouvé l'existence dans l'état de famille, et conviennent que les familles se composèrent non-seulement des fils, mais encore des serviteurs (famuli), dont la condition était une image imparfaite de celle des esclaves, qui se firent dans les guerres après la fondation des cités. C'est dans ce sens que l'on peut dire, comme lui, que les républiques se sont formées d'hommes libres et d'un caractère sévère. Les premiers citoyens de Bodin ne peuvent présenter ce caractère.

Si, comme il le prétend, l'aristocratie est la dernière forme par laquelle passent les gouvernemens, comment se fait-il qu'il ne nous reste du moyen âge qu'un si petit nombre de républiques aristocratiques? On compte en Italie Venise, Gênes et Lucques, Raguse en Dalmatie, et Nuremberg en Allemagne. Les autres républiques sont des états populaires avec un gouvernement aristocratique.

Le même Bodin qui veut conformément à son système, que la royauté romaine ait été monarchique, et qu'à l'expulsion des tyrans la liberté populaire ait été établie à Rome, ne voyant pas les faits répondre à ses principes, dit d'abord que Rome fut un état populaire gouverné par une aristocratie; plus loin, vaincu par la force de la vérité, il avoue, sans chercher à pallier son inconséquence, que la constitution et le gouvernement de Rome étaient également aristocratiques. L'erreur est venue de ce qu'on n'avait pas bien défini les trois mots peuple, royauté, liberté.[89]

CHAPITRE VII.
DERNIÈRES PREUVES À L'APPUI DE NOS PRINCIPES SUR LA MARCHE DES SOCIÉTÉS.

§. I.

1. Dans l'état de famille les peines furent atroces. C'est l'âge des Cyclopes et du Polyphême d'Homère. C'est alors qu'Apollon écorche tout vivant le satyre Marsyas.—La même barbarie continua dans les républiques aristocratiques ou héroïques. Au moyen âge on disait peine ordinaire pour peine de mort. Les lois de Sparte sont accusées de cruauté par Platon et par Aristote. À Rome, le vainqueur des Curiaces fut condamné à être battu de verges et attaché à l'arbre de malheur (arbori infelici). Métius Suffetius, roi d'Albe, fut écartelé, Romulus lui-même mis en pièces par les sénateurs. La loi des douze tables condamne à être brûlé vif celui qui met le feu à la moisson de son voisin; elle ordonne que le faux témoin soit précipité de la Roche Tarpéienne; enfin que le débiteur insolvable soit mis en quartiers.—Les peines s'adoucissent sous la démocratie. La faiblesse même de la multitude la rend plus portée à la compassion. Enfin dans les monarchies, les princes s'honorent du titre de clémens.

2. Dans les guerres barbares des temps héroïques, les cités vaincues étaient ruinées, et leurs habitans, réduits à un état de servage, étaient dispersés par troupeaux dans les campagnes pour les cultiver au profit du peuple vainqueur. Les démocraties plus généreuses n'ôtèrent aux vaincus que les droits politiques, et leur laissèrent le libre usage du droit naturel (jus naturale gentium humanarum, Ulpien). Ainsi les conquêtes s'étendant, tous les droits qui furent désignés plus tard comme rationes propriæ civium Romanorum, devinrent le privilège des citoyens romains (tels que le mariage, la puissance paternelle, le domaine quiritaire, l'émancipation, etc.) Les nations vaincues avaient aussi possédé ces droits au temps de leur indépendance.—Enfin vient la monarchie, et Antonin veut faire une seule Rome de tout le monde romain. Tel est le vœu des plus grands monarques[90]. Le droit naturel des nations, appliqué et autorisé dans les provinces par les préteurs romains, finit, avec le temps, par gouverner Rome elle-même. Ainsi fut aboli le droit héroïque que les Romains avaient eu sur les provinces; les monarques veulent que tous les sujets soient égaux sous leurs lois. La jurisprudence romaine, qui dans les temps héroïques n'avait eu pour base que la loi des douze tables, commença dès le temps de Cicéron[91], à suivre dans la pratique l'édit du préteur. Enfin, depuis Adrien, elle se régla sur l'édit perpétuel, composé presqu'entièrement des édits provinciaux par Salvius Julianus.

3. Les territoires bornés dans lesquels se resserrent les aristocraties pour la facilité du gouvernement, sont étendus par l'esprit conquérant de la démocratie; puis viennent les monarchies, qui sont plus belles et plus magnifiques à proportion de leur grandeur.

4. Du gouvernement soupçonneux de l'aristocratie les peuples passent aux orages de la démocratie, pour trouver le repos sous la monarchie.

5. Ils partent de l'unité de la monarchie domestique, pour traverser les gouvernemens du plus petit nombre, du plus grand nombre, et de tous, et retrouver l'unité dans la monarchie civile.

§. II. COROLLAIRE.

Que l'ancien droit romain à son premier âge fut un poème sérieux, et l'ancienne jurisprudence une poésie sévère, dans laquelle on trouve la première ébauche de la métaphysique légale.—Comment chez les Grecs la philosophie sortit de la législation.

Il y a bien d'autres effets importans, surtout dans la jurisprudence romaine, dont on ne peut trouver la cause que dans nos principes, et surtout dans le 9e axiome [lorsque les hommes ne peuvent atteindre le vrai, ils s'en tiennent au certain].

Ainsi les mancipations (capere manu) se firent d'abord verâ manu, c'est-à-dire, avec une force réelle. La force est un mot abstrait, la main est chose sensible, et chez toutes les nations elle a signifié la puissance[92]. Cette mancipation réelle n'est autre que l'occupation, source naturelle de tous les domaines. Les Romains continuèrent d'employer ce mot pour l'occupation d'une chose par la guerre; les esclaves furent appelés mancipia, le butin et les conquêtes furent pour les Romains res mancipi, tandis qu'elles devenaient pour les vaincus res nec mancipi. Qu'on voie donc combien il est raisonnable de croire que la mancipation prit naissance dans les murs de la seule ville de Rome, comme un mode d'acquérir le domaine civil usité dans les affaires privées des citoyens!

Il en fut de même de la véritable usucapion, autre manière d'acquérir le domaine, mot qui répond à capio cum vero usu, en prenant usus pour possession. D'abord on prit possession en couvrant de son corps la chose possédée; possessio fut dit pour porro sessio.—Dans les républiques héroïques qui selon Aristote n'avaient point de lois pour redresser les torts particuliers, nous avons vu que les revendications s'exerçaient par une force, par une violence véritable. Ce furent là les premiers duels, ou guerres privées. Les actions personnelles (condictiones) durent être les représailles privées, qui au moyen âge durèrent jusqu'au temps de Barthole.

Les mœurs devenant moins farouches avec le temps, les violences particulières commençant à être réprimées par les lois judiciaires, enfin la réunion des forces particulières ayant formé la force publique, les premiers peuples, par un effet de l'instinct poétique que leur avait donné la nature, durent imiter cette force réelle par laquelle ils avaient auparavant défendu leurs droits. Au moyen d'une fiction de ce genre, la mancipation naturelle devint la tradition civile solennelle, qui se représentait en simulant un nœud. Ils employèrent cette fiction dans les acta legitima qui consacraient tous leurs rapports légaux, et qui devaient être les cérémonies solennelles des peuples avant l'usage des langues vulgaires. Puis lorsqu'il y eut un langage articulé, les contractans s'assurèrent de la volonté l'un de l'autre en joignant au nœud des paroles solennelles qui exprimassent d'une manière certaine et précise les stipulations du contrat.

Par suite, les conditions (leges) auxquelles se rendaient les villes, étaient exprimées par des formules analogues, qui se sont appelées paces (de pacio) mot qui répond à celui de pactum. Il en est resté un vestige remarquable dans la formule du traité par lequel se rendit Collatie. Tel que Tite-Live le rapporte, c'est une véritable stipulation (contratto recettizio) fait avec les interrogations et les réponses solennelles; aussi ceux qui se rendaient étaient appelés, dans toute la propriété du mot, recepti; et ego recipio, dit le héraut romain aux députés de Collatie. Tant il est peu exact de dire que dans les temps héroïques la stipulation fut particulière aux citoyens romains! On jugera aussi si l'un a eu raison de croire jusqu'ici que Tarquin-l'Ancien prétendit donner aux nations dans la formule dont nous venons de parler, un modèle pour les cas semblables.—Ainsi le droit des gens héroïques du Latium resta gravé dans ce titre de la loi des douze tables: SI QUIS NEXUM FACIET MANCIPIUMQUE UTI LINGUA NUNCUPASSIT ITA JUS ESTO. C'est la grande source de tout l'ancien droit romain, et ceux qui ont rapproché les lois athéniennes de celle des douze tables, conviennent que ce titre n'a pu être importé d'Athènes à Rome.

L'usucapion fut d'abord une prise de possession au moyen du corps, et fut censée continuer par la seule intention. En même temps on porta la même fiction de l'emploi de la force dans les revendications, et les représailles héroïques se transformèrent en actions personnelles; on conserva l'usage de les dénoncer solennellement aux débiteurs. Il était impossible que l'enfance de l'humanité suivit une marche différente; on a remarqué dans un axiome que les enfans ont au plus haut degré la faculté d'imiter le vrai dans les choses qui ne sont point au-dessus de leur portée; c'est en quoi consiste la poésie, laquelle n'est qu'imitation.

Par un effet du même esprit, toutes les personnes qui paraissaient au forum, étaient distinguées par des masques ou emblêmes particuliers (personæ). Ces emblêmes propres aux familles étaient, si je puis le dire, des noms réels, antérieurs à l'usage des langues vulgaires. Le signe distinctif du père de famille désignait collectivement tous ses enfans, tous ses esclaves. Aux exemples déjà cités (page 181), joignons les prodigieux exploits des paladins français, et surtout de Roland, qui sont ceux d'une armée plutôt que ceux d'un individu; ces paladins étaient des souverains, comme le sont encore les palatins d'Allemagne. Ceci dérive des principes de notre poétique. Les fondateurs du droit romain ne pouvant s'élever encore par l'abstraction aux idées générales, créèrent pour y suppléer des caractères poétiques, par lesquels ils désignaient les genres. De même que les poètes guidés par leur art portèrent les personnages et les masques sur le théâtre, les fondateurs du droit, conduits par la nature, avaient dans des temps plus anciens, porté sur le forum les personnes (personas) et les emblêmes[93].—Incapables de se créer par l'intelligence des formes abstraites, ils en imaginèrent de corporelles, et les supposèrent animées d'après leur propre nature. Ils réalisèrent dans leur imagination l'hérédité, hereditas, comme souveraine des héritages, et ils la placèrent tout entière dans chacun des effets dont ils se composaient; ainsi quand ils présentaient aux juges une motte de terre dans l'acte de la revendication, ils disaient hunc fundum, etc. Ainsi ils sentirent imparfaitement, s'ils ne purent le comprendre, que les droits sont indivisibles. Les hommes étant alors naturellement poètes, la première jurisprudence fut toute poétique; par une suite de fictions, elle supposait que ce qui n'était pas fait l'était déjà, que ce qui était né, était à naître, que le mort était vivant, et vice versâ. Elle introduisait une foule de déguisemens, de voiles qui ne couvraient rien, jura imaginaria; de droits traduits en fable par l'imagination. Elle faisait consister tout son mérite à trouver des fables assez heureusement imaginées pour sauver la gravité de la loi, et appliquer le droit au fait. Toutes les fictions de l'ancienne jurisprudence furent donc des vérités sous le masque, et les formules dans lesquelles s'exprimaient les lois, furent appelées carmina, à cause de la mesure précise de leurs paroles auxquelles on ne pouvait ni ajouter, ni retrancher[94]. Ainsi tout l'ancien droit romain fut un poème sérieux que les Romains représentaient sur le forum, et l'ancienne jurisprudence fut une poésie sévère. Dans l'introduction des Institutes, Justinien parle des fables du droit antique, antiqui juris fabulas; son but est de les tourner en ridicule, mais il doit avoir emprunté ce mot à quelqu'ancien jurisconsulte qui aura compris ce que nous exposons ici. C'est à ces fables antiques que la jurisprudence romaine rapporte ses premiers principes. De ces personæ, de ces masques qu'employaient les fables dramatiques si vraies et si sévères du droit, dérivent les premières origines de la doctrine du droit personnel.

Lorsque vinrent les âges de civilisation avec les gouvernemens populaires, l'intelligence s'éveilla dans ces grandes assemblées[95]. Les droits abstraits et généraux furent dits consistere in intellectu juris. L'intelligence consiste ici à comprendre l'intention que le législateur a exprimée dans la loi, intention que désigne le mot jus. En effet cette intention fut celle des citoyens qui s'accordaient dans la conception d'un intérêt raisonnable qui leur fût commun à tous. Ils durent comprendre que cet intérêt était spirituel de sa nature, puisque tous les droits qui ne s'exercent point sur des choses corporelles, nuda jura, furent dits par eux in intellectu juris consistere. Puis donc que les droits sont des modes de la substance spirituelle, ils sont indivisibles, et par conséquent éternels; car la corruption n'est autre chose que la division des parties. Les interprètes du droit romain ont fait consister toute la gloire de la métaphysique légale dans l'examen de l'indivisibilité des droits en traitant la fameuse matière de dividuis et individuis. Mais ils n'ont point considéré l'autre caractère des droits, non moins important que le premier, leur éternité. Il aurait dû pourtant les frapper dans ces deux règles qu'ils établissent 1o cessante fine legis, cessat lex; ils ne disent point cessante ratione; en effet le but, la fin de la loi, c'est l'intérêt des causes traité avec égalité; cette fin peut changer, mais la raison de la loi étant une conformité de la loi au fait entouré de telles circonstances, toutes les fois que les mêmes circonstances se représentent, la raison de la loi les domine, vivante, impérissable; 2o tempus non est modus constituendi, vel dissolvendi juris; en effet le temps ne peut commencer ni finir ce qui est éternel. Dans les usucapions, dans les prescriptions, le temps ne finit point les droits, pas plus qu'il ne les a produits, il prouve seulement que celui qui les avait a voulu s'en dépouiller. Quoiqu'on dise que l'usufruit prend fin, il ne faut pas croire que le droit finisse pour cela, il ne fait que se dégager d'une servitude pour retourner à sa liberté première.—De là nous tirerons deux corollaires de la plus haute importance. Premièrement les droits étant éternels dans l'intelligence, autrement dit dans leur idéal, et les hommes existant dans le temps, les droits ne peuvent venir aux hommes que de Dieu. En second lieu, tous les droits qui ont été, qui sont ou seront, dans leur nombre, dans leur variété infinis, sont les modifications diverses de la puissance du premier homme, et du domaine, du droit de propriété, qu'il eut sur toute la terre.

Sous les gouvernemens aristocratiques, la cause (c'est-à-dire la forme extérieure) des obligations consistait dans une formule où l'on cherchait une garantie dans la précision des paroles et la propriété des termes[96]. Mais dans les temps civilisés où se formèrent les démocraties et ensuite les monarchies, la cause du contrat fut prise pour la volonté des parties et pour le contrat même. Aujourd'hui c'est la volonté qui rend le pacte obligatoire, et par cela seul qu'on a voulu contracter, la convention produit une action. Dans les cas où il s'agit de transférer la propriété, c'est cette même volonté qui valide la tradition naturelle et opère l'aliénation; ce ne fut que dans les contrats verbaux, comme la stipulation, que la garantie du contrat conserva le nom de cause pris dans son ancienne acception. Ceci jette un nouveau jour sur les principes des obligations qui naissent des pactes et contrats, tels que nous les avons établis plus haut.

Concluons: l'homme n'étant proprement qu'intelligence, corps et langage, et le langage étant comme l'intermédiaire des deux substances qui constituent sa nature, le CERTAIN en matière de justice fut déterminé par des actes du corps dans les temps qui précédèrent l'invention du langage articulé. Après cette invention, il le fut par des formules verbales. Enfin la raison humaine ayant pris tout son développement, le certain alla se confondre avec le VRAI des idées relatives à la justice, lesquelles furent déterminées par la raison d'après les circonstances les plus particulières des faits; formule éternelle qui n'est sujette à aucune forme particulière, mais qui éclaire toutes les formes diverses des faits, comme la lumière qui n'a point de figure, nous montre celle des corps opaques dans les moindres parties de leur superficie. C'est elle que le docte Varron appelait la FORMULE DE LA NATURE.

LIVRE CINQUIÈME.
RETOUR DES MÊMES RÉVOLUTIONS
LORSQUE LES SOCIÉTÉS DÉTRUITES SE RELÈVENT DE LEURS RUINES.

ARGUMENT.

La plupart des preuves historiques données jusqu'ici par l'auteur à l'appui de ses principes, étant empruntées à l'antiquité, la Science nouvelle ne mériterait pas le nom d'histoire éternelle de l'humanité, si l'auteur ne montrait que les caractères observés dans les temps antiques se sont reproduits, en grande partie, dans ceux du moyen âge. Il suit dans ces rapprochemens sa division des âges divin, héroïque et humain. Il conclut en démontrant que c'est la Providence qui conduit les choses humaines, puisque dans tout gouvernement ce sont les meilleurs qui ont dominé. (Il prend le mot meilleurs dans un sens très général.)

Chapitre I. Objet de ce livre.—Retour de l'âge divin.Pourquoi Dieu permit qu'un ordre de choses analogue à celui de l'antiquité reparût au moyen âge. Ignorance de l'écriture; caractère religieux des guerres et des jugemens, asiles, etc.

Chapitre II. Comment les nations parcourent de nouveau la carrière qu'elles ont fournie conformément a la nature éternelle des fiefs. Que l'ancien droit politique des romains se renouvela dans le droit féodal. (Retour de l'âge héroïque.)Comparaison des vassaux du moyen âge avec les cliens de l'antiquité, des parlemens avec les comices. Remarques sur les mots hommage, baron, sur les précaires, sur la recommandation personnelle, et sur les alleux.

Chapitre III. Coup-d'œil sur le monde politique, ancien et moderne, considéré relativement au but de la Science nouvelle. (ÂGE HUMAIN.)—Rome, n'étant arrêtée par aucun obstacle extérieur, a fourni toute la carrière politique que suivent les nations, passant de l'aristocratie à la démocratie, et de la démocratie à la monarchie.—Conformément aux principes de la Science nouvelle, on trouve aujourd'hui dans le monde beaucoup de monarchies, quelques démocraties, presque plus d'aristocraties.

Chapitre IV. Conclusion. D'une république éternelle fondée dans la nature par la providence divine, et qui est la meilleure possible dans chacune de ses formes diverses.C'est le résumé de tout le système, et son explication morale et religieuse.

LIVRE CINQUIÈME.
RETOUR DES MÊMES RÉVOLUTIONS
LORSQUE LES SOCIÉTÉS DÉTRUITES SE RELÈVENT DE LEURS RUINES.

CHAPITRE I.
OBJET DE CE LIVRE.—RETOUR DE L'ÂGE DIVIN.

D'après les rapports innombrables que nous avons indiqués dans cet ouvrage entre les temps barbares de l'antiquité et ceux du moyen âge, on a pu sans peine en remarquer la merveilleuse correspondance, et saisir les lois qui régissent les sociétés, lorsque sortant de leurs ruines elles recommencent une vie nouvelle. Néanmoins nous consacrerons à ce sujet un livre particulier, afin d'éclairer les temps de la barbarie moderne, qui étaient restés plus obscurs que ceux de la barbarie antique, appelés eux-mêmes obscurs par le docte Varron dans sa division des temps. Nous montrerons en même temps comment le Tout-Puissant a fait servir les conseils de sa Providence, qui dirigeaient la marche des sociétés, aux décrets ineffables de sa grâce.

Lorsqu'il eut par des voies surnaturelles éclairé et affermi la vérité du christianisme, contre la puissance romaine par la vertu des martyrs, contre la vaine sagesse des Grecs par la doctrine des Pères et par les miracles des Saints, alors s'élevèrent des nations armées, au nord les barbares Ariens, au midi les Sarrasins mahométans, qui attaquaient de toutes parts la divinité de Jésus-Christ. Afin d'établir cette vérité d'une manière inébranlable selon le cours naturel des choses humaines, Dieu permit qu'un nouvel ordre de choses naquît parmi les nations.

Dans ce conseil éternel, il ramena les mœurs du premier âge qui méritèrent mieux alors le nom de divines. Partout les rois catholiques, protecteurs de la religion, revêtaient les habits de diacres et consacraient à Dieu leurs personnes royales[97]. Ils avaient des dignités ecclésiastiques: Hugues Capet s'intitulait comte et abbé de Paris, et les annales de Bourgogne remarquent en général que dans les actes anciens les princes de France prenaient souvent les titres de ducs et abbés, de comtes et abbés.—Les premiers rois chrétiens fondèrent des ordres religieux et militaires pour combattre les infidèles.—Alors revinrent avec plus de vérité le pura et pia bella des peuples héroïques. Les rois mirent la croix sur leurs bannières, et maintenant encore ils placent sur leurs couronnes un globe surmonté d'une croix.—Chez les anciens, le héraut qui déclarait la guerre, invitait les dieux à quitter la cité ennemie (evocabat deos). De même au moyen âge, on cherchait toujours à enlever les reliques des cités assiégées. Aussi les peuples mettaient-ils leurs soins à les cacher, à les enfouir sous terre; on voit dans toutes les églises que le lieu où on les conserve est le plus reculé, le plus secret.

À partir du commencement du cinquième siècle, où les barbares inondèrent le monde romain, les vainqueurs ne s'entendent plus avec les vaincus. Dans cet âge de fer, on ne trouve d'écriture en langue vulgaire ni chez les Italiens, ni chez les Français, ni chez les Espagnols. Quant aux Allemands, ils ne commencent à écrire d'actes dans leur langue qu'au temps de Frédéric de Souabe, et, selon quelques-uns, seulement sous Rodolphe de Habsbourg. Chez toutes ces nations on ne trouve rien d'écrit qu'en latin barbare, langue qu'entendaient seuls un bien petit nombre de nobles qui étaient ecclésiastiques. Faute de caractères vulgaires, les hiéroglyphes des anciens reparurent dans les emblèmes, dans les armoiries. Ces signes servaient à assurer les propriétés, et le plus souvent indiquaient les droits seigneuriaux sur les maisons et sur les tombeaux, sur les troupeaux et sur les terres.

Certaines espèces de jugemens divins reparurent sous le nom de purgations canoniques; les duels furent une espèce de ces jugemens, quoique non autorisés par les canons. On revit aussi les brigandages héroïques. Les anciens héros avaient tenu à honneur d'être appelés brigands; le nom de corsale fut un titre de seigneurie. Les représailles de l'antiquité, la dureté des servitudes héroïques se renouvelèrent, et durent encore entre les infidèles et les chrétiens. La victoire passant pour le jugement du ciel, les vainqueurs croyaient que les vaincus n'avaient point de Dieu, et les traitaient comme de vils animaux.

Un rapport plus merveilleux encore entre l'antiquité et le moyen âge, c'est que l'on vit se rouvrir les asiles, qui, selon Tite-Live, avaient été l'origine de toutes les premières cités. Partout avaient recommencé les violences, les rapines, les meurtres, et comme la religion est le seul moyen de contenir des hommes affranchis du joug des lois humaines (axiome 31), les hommes moins barbares qui craignaient l'oppression se réfugiaient chez les évêques, chez les abbés, et se mettaient sous leur protection, eux, leur famille et leurs biens; c'est le besoin de cette protection qui motive la plupart des constitutions de fiefs. Aussi dans l'Allemagne, pays qui fut au moyen âge le plus barbare de toute l'Europe, il est resté, pour ainsi dire, plus de souverains ecclésiastiques que de séculiers.—De là le nombre prodigieux de cités et de forteresses qui portent des noms de saints.—Dans des lieux difficiles ou écartés, l'on ouvrait de petites chapelles où se célébrait la messe, et s'accomplissaient les autres devoirs de la religion. On peut dire que ces chapelles furent les asiles naturels des chrétiens; les fidèles élevaient autour leurs habitations. Les monumens les plus anciens qui nous restent du moyen âge, sont des chapelles situées ainsi, et le plus souvent ruinées. Nous en avons chez nous un illustre exemple dans l'abbaye de Saint-Laurent d'Averse, à laquelle fut incorporée l'abbaye de Saint-Laurent de Capoue. Dans la Campanie, le Samnium, l'Appulie et dans l'ancienne Calabre, du Vulture au golfe de Tarente, elle gouverna cent dix églises, soit immédiatement, soit par des abbés ou moines qui en étaient dépendans, et dans presque tous ces lieux les abbés de Saint-Laurent étaient en même temps les barons.

CHAPITRE II.
COMMENT LES NATIONS PARCOURENT DE NOUVEAU LA CARRIÈRE QU'ELLES ONT FOURNIE, CONFORMÉMENT À LA NATURE ÉTERNELLE DES FIEFS. QUE L'ANCIEN DROIT POLITIQUE DES ROMAINS SE RENOUVELA DANS LE DROIT FÉODAL. (RETOUR DE L'ÂGE HÉROÏQUE.)

À l'âge divin ou théocratique dont nous venons de parler, succéda l'âge héroïque avec la même distinction de natures qui avait caractérisé dans l'antiquité les héros et les hommes. C'est ce qui explique pourquoi les vassaux roturiers s'appellent homines dans la langue du droit féodal. D'homines vinrent hominium et homagium. Le premier est pour hominis dominium, le domaine du seigneur sur la personne du vassal; homagium est pour hominis agium, le droit qu'a le seigneur de mener le vassal où il veut. Les feudistes traduisent élégamment le mot barbare homagium par obsequium, qui dans le principe dut avoir le même sens en latin. Chez les anciens Romains, l'obsequium était inséparable de ce qu'ils appelaient opera militaris, et de ce que nos feudistes appellent militare servitium; long-temps les plébéiens romains servirent à leurs dépens les nobles à la guerre. Cet obsequium avec les charges qui en étaient la suite, fut vers la fin la condition des affranchis, liberti, qui restaient à l'égard de leur patron dans une sorte de dépendance; mais il avait commencé avec Rome même, puisque l'institution fondamentale de cette cité fut le patronage, c'est-à-dire, la protection des malheureux qui s'étaient réfugiés dans l'asile de Romulus, et qui cultivaient, comme journaliers, les terres des patriciens. Nous avons déjà remarqué que dans l'histoire ancienne, le mot clientela ne peut mieux se traduire que par celui de fiefs. L'origine du mot opera nous prouve la vérité de ces principes. Opera dans sa signification primitive est le travail d'un paysan pendant un jour. Les Latins appellent operarius ce que nous entendons par journalier.—On disait chez les Latins greges operarum, comme greges servorum, parce que de tels ouvriers, ainsi que les esclaves des temps plus récens étaient regardés comme les bêtes de somme que l'on disait pasci gregatim. Par analogie on appelait les héros pasteurs; Homère ne manque jamais de leur donner l'épithète de pasteurs des peuples. Νομος, νομος, signifient loi et pâturage.

L'obsequium des affranchis, ayant peu-à-peu disparu, et la puissance des patrons ou seigneurs s'étant en quelque sorte dispersée dans les guerres civiles, où les puissans deviennent dépendans des peuples, cette puissance se réunit sans peine dans la personne des monarques, et il ne resta plus que l'obsequium principis, dans lequel, selon Tacite, consiste tout le devoir des sujets d'une monarchie. Par opposition à leurs vassaux ou homines, les seigneurs des fiefs furent appelés barons dans le sens où les Grecs prenaient héros, et les anciens Latins viri; les Espagnols disent encore baron pour signifier le vir des Latins. Cette dénomination d'hommes, leur fut donnée sans doute par opposition à la faiblesse des vassaux, faiblesse dont l'idée était dans les temps héroïques jointe à celle du sexe féminin. Les barons furent appelés seigneurs, du latin seniores. Les anciens parlemens du moyen âge durent se composer des seigneurs, précisément comme le sénat de Rome avait été composé par Romulus des nobles les plus âgés. De ces patres, on dut appeler patroni ceux qui affranchissaient des esclaves, de même que chez nous patron signifie protecteur dans le sens le plus élégant et le plus conforme à l'étymologie. À cette expression répond celle de clientes dans le sens de vassaux roturiers, tels que purent être les cliens, lorsque Servius Tullius par l'institution du cens, leur permit de tenir des terres en fiefs. (Voy. la pag. suivante.)

Les fiefs roturiers du moyen âge, d'abord personnels représentèrent les clientèles de l'antiquité. Au temps où brillait de tout son éclat la liberté populaire de Rome, les plébéiens vêtus de toges allaient tous les matins faire leur cour aux grands. Ils les saluaient du titre des anciens héros, ave rex, les menaient au forum, et les ramenaient le soir à la maison. Les grands, conformément à l'ancien titre héroïque de pasteurs des peuples, leur donnaient à souper. Ceux qui étaient soumis à cette sorte de vasselage personnel, furent sans doute chez les anciens Romains les premiers vades, nom qui resta à ceux qui étaient obligés de suivre leurs actores devant les tribunaux; cette obligation s'appelait vadimonium. En appliquant nos principes aux étymologies latines, nous trouvons que ce mot dut venir du nominatif vas, chez les Grecs Βας, et chez les barbares was, d'où wassus, et enfin vassalus.

À la suite des fiefs roturiers personnels, vinrent les réels. Nous les avons vu commencer chez les Romains avec l'institution du cens. Les plébéiens qui reçurent alors le domaine bonitaire des champs que les nobles leur avaient assignés, et qui furent dès-lors sujets à des charges non-seulement personnelles, mais réelles, durent être désignés les premiers par le nom de mancipes, lequel resta ensuite à ceux qui sont obligés sur biens immeubles envers le trésor public. Ces plébéiens qui furent ainsi liés, nexi, jusqu'à la loi Petilia, répondent précisément aux vassaux que l'on nommait hommes liges, ligati. L'homme lige est, selon la définition des feudistes, celui qui doit reconnaître pour amis et pour ennemis tous les amis et ennemis de son seigneur. Cette forme de serment est analogue à celle que les anciens vassaux germains prêtaient à leur chef, au rapport de Tacite; ils juraient de se dévouer à sa gloire. Les rois vaincus auxquels le peuple romain regna dono dabat (ce qui équivaut à beneficio dabat), pouvaient être considérés comme ses hommes liges; s'ils devenaient ses alliés, c'était de cette sorte d'alliance que les Latins appelaient fœdus inæquale. Ils étaient amis du peuple romain dans le sens où les Empereurs donnaient le nom d'amis aux nobles qui composaient leur cour. Cette alliance inégale n'était autre chose que l'investiture d'un fief souverain. Cette investiture était donnée avec la formule que nous a laissée Tite-Live, savoir, que le roi allié servaret majestatem populi Romani; précisément de la même manière que le jurisconsulte Paulus dit que le préteur rend la justice servatâ majestate populi Romani. Ainsi ces alliés étaient seigneurs de fiefs souverains soumis à une plus haute souveraineté.

On vit reparaître les clientèles des Romains sous le nom de recommandation personnelle.—Les cens seigneuriaux n'étaient pas sans analogie avec le cens institué par Servius Tullius, puisqu'en vertu de cette dernière institution les plébéiens furent long-temps assujettis à servir les nobles dans la guerre à leurs propres dépens, comme dans les temps modernes les vassaux appelés angarii et perangarii.—Les précaires du moyen âge étaient encore renouvelés de l'antiquité. C'était dans l'origine des terres accordées par les seigneurs aux prières des pauvres qui vivaient du produit de la culture.—(Voy. aussi pag. 183.)

Nous avons dit que ceux qui par l'institution du cens obtinrent le domaine bonitaire des champs qu'ils cultivaient, furent les premiers mancipes des Romains. La mancipation revint au moyen âge; le vassal mettait ses mains entre celles du seigneur pour lui jurer foi et obéissance. Dans l'acte de la mancipation les stipulations se représentèrent sous la forme des infestucations ou investitures, ce qui était la même chose. Avec les stipulations revint ce qui dans l'ancienne jurisprudence romaine avait été appelé proprement cavissæ, par contraction caussæ; au moyen âge, on tira de la même étymologie le mot cautelæ. Avec ces cautelæ reparurent dans l'acte de la mancipation, les pactes que les jurisconsultes romains appelaient stipulata, de stipula, la paille qui revêt le grain; c'est dans le même sens que les docteurs du moyen âge dirent d'après les investitures ou infestucations, pacta vestita, et pacta nuda.—On retrouve encore au moyen âge les deux sortes de domaines, direct et utile, qui répondent au domaine quiritaire, et bonitaire des anciens Romains. On y retrouve aussi les biens ex jure optimo que les feudistes érudits définissent de la manière suivante: biens allodiaux, libres de toute charge publique et privée. Cicéron remarque que de son temps il restait à Rome bien peu de choses qui fussent ex jure optimo; et dans les lois romaines du dernier âge, il ne reste plus de connaissance des biens de ce genre. De même il est impossible maintenant de trouver de pareils alleux. Les biens ex jure optimo des Romains, les alleux du moyen âge, ont fini également par être des biens immeubles libres de toute charge privée, mais sujets aux charges publiques.

Dans les premiers parlemens, dans les cours armées, composées de barons, de pairs, on revoit les assemblées héroïques, où les quirites de Rome paraissaient en armes. L'histoire de France nous raconte que dans l'origine les rois étaient les chefs du parlement, et qu'ils commettaient des pairs au jugement des causes. Nous voyons de même chez les Romains qu'au premier jugement où, selon Cicéron, il s'agit de la vie d'un citoyen, le roi Tullus Hostilius nomma des commissaires ou duumvirs pour juger Horace. Ils devaient employer contre le fratricide la formule que cite Tite-Live, in Horatium perduellionem dicerent. C'est que dans la sévérité des temps héroïques où la cité se composait des seuls héros, tout meurtre de citoyen était un acte d'hostilité contre la patrie, perduellio. Tout meurtre était appelé parricidium, meurtre d'un père, c'est-à-dire, d'un noble. Mais lorsque les plébéiens, les hommes dans la langue féodale, commencèrent à faire partie de la cité, le meurtre de tout homme fut appelé homicide.

Lorsque les universités d'Italie commencèrent à enseigner les lois romaines d'après les livres de Justinien, qui les présente d'une manière conforme au droit naturel des peuples civilisés, les esprits déjà plus ouverts s'attachèrent aux règles de l'équité naturelle dans l'étude de la jurisprudence, cette équité égale les nobles et les plébéiens dans la société, comme ils sont égaux dans la nature. Depuis que Tibérius Coruncanius eut commencé à Rome d'enseigner publiquement la science des lois, la jurisprudence jusqu'alors secrète échappa aux nobles, et leur puissance s'en trouva peu-à-peu affaiblie. La même chose arriva aux nobles des nouveaux royaumes de l'Europe dont les gouvernemens avaient été d'abord aristocratiques, et qui devinrent successivement populaires et monarchiques.[98][99]

Après les remarques diverses que nous avons faites dans ce chapitre sur tant d'expressions élégantes de l'ancienne jurisprudence romaine, au moyen desquelles les feudistes corrigent la barbarie de la langue féodale, Oldendorp et tous les autres écrivains de son opinion doivent voir si le droit féodal est sorti, comme ils le disent, des étincelles de l'incendie dans lequel les barbares détruisirent le droit romain. Le droit romain au contraire est né de la féodalité; je parle de cette féodalité primitive que nous avons observée particulièrement dans la barbarie antique du Latium, et qui a été la base commune de toutes les sociétés humaines.

CHAPITRE III.
COUP-D'ŒIL SUR LE MONDE POLITIQUE, ANCIEN ET MODERNE, CONSIDÉRÉ RELATIVEMENT AU BUT DE LA SCIENCE NOUVELLE.

La marche que nous avons tracée ne fut point suivie par Carthage, Capoue et Numance, ces trois cités qui firent craindre à Rome d'être supplantée dans l'empire du Monde. Les Carthaginois furent arrêtés de bonne heure dans cette carrière par la subtilité naturelle de l'esprit africain, encore augmentée par les habitudes du commerce maritime. Les Capouans le furent par la mollesse de leur beau climat, et par la fertilité de la Campanie heureuse. Enfin Numance commençait à peine son âge héroïque, lorsqu'elle fut accablée par la puissance romaine, par le génie du vainqueur de Carthage, et par toutes les forces du monde. Mais les Romains ne rencontrant aucun de ces obstacles, marchèrent d'un pas égal, guidés dans cette marche par la Providence qui se sert de l'instinct des peuples pour les conduire. Les trois formes de gouvernement se succédèrent chez eux conformément à l'ordre naturel; l'aristocratie dura jusqu'aux lois publilia et petilia, la liberté populaire jusqu'à Auguste, la monarchie tant qu'il fut humainement possible de résister aux causes intérieures et extérieures qui détruisent un tel état politique.

Aujourd'hui la plus complète civilisation semble répandue chez les peuples, soumis la plupart à un petit nombre de grands monarques. S'il est encore des nations barbares dans les parties les plus reculées du nord et du midi, c'est que la nature y favorise peu l'espèce humaine, et que l'instinct naturel de l'humanité y a été long-temps dominé par des religions farouches et bizarres.—Nous voyons d'abord au septentrion le czar de Moscovie qui est à la vérité chrétien, mais qui commande à des hommes d'un esprit lent et paresseux.—Le kan de Tartarie, qui a réuni à son vaste empire celui de la Chine, gouverne un peuple efféminé, tels que le furent les seres des anciens.—Le négus d'Éthiopie, et les rois de Fez et de Maroc règnent sur des peuples faibles et peu nombreux.

Mais sous la zone tempérée, où la nature a mis dans les facultés de l'homme un plus heureux équilibre, nous trouvons, en partant des extrémités de l'Orient, l'empire du Japon, dont les mœurs ont quelque analogie avec celles des Romains pendant les guerres puniques; c'est le même esprit belliqueux, et si l'on en croit quelques savans voyageurs la langue japonaise présente à l'oreille une certaine analogie avec le latin. Mais ce peuple est en partie retenu dans l'état héroïque par une religion pleine de croyances effrayantes, et dont les dieux tout couverts d'armes menaçantes inspirent la terreur. Les missionnaires assurent que le plus grand obstacle qu'ils aient trouvé dans ce pays à la foi chrétienne, c'est qu'on ne peut persuader aux nobles que les gens du peuple sont hommes comme eux.—L'empire de la Chine avec sa religion douce et sa culture des lettres, est très policé.—Il en est de même de l'Inde, vouée en général aux arts de la paix.—La Perse et la Turquie ont mêlé à la mollesse de l'Asie les croyances grossières de leur religion. Chez les Turcs particulièrement, l'orgueil du caractère national, est tempéré par une libéralité fastueuse, et par la reconnaissance.

L'Europe entière est soumise à la religion chrétienne, qui nous donne l'idée la plus pure et la plus parfaite de la divinité, et qui nous fait un devoir de la charité envers tout le genre humain. De là sa haute civilisation.—Les principaux états européens sont de grandes monarchies. Celles du nord, comme la Suède et le Danemark il y a un siècle et demi, et comme aujourd'hui encore la Pologne et l'Angleterre, semblent soumises à un gouvernement aristocratique; mais si quelque obstacle extraordinaire n'arrête la marche naturelle des choses, elles deviendront des monarchies pures.—Cette partie du monde plus éclairée a aussi plus d'états populaires que nous n'en voyons dans les trois autres. Le retour des mêmes besoins politiques y a renouvelé la forme du gouvernement des Achéens et des Étoliens. Les Grecs avaient été amenés à concevoir cette forme de gouvernement par la nécessité de se prémunir contre l'ambition d'une puissance colossale. Telle a été aussi l'origine des cantons Suisses et des Provinces-Unies. Ces ligues perpétuelles d'un grand nombre de cités libres ont formé deux aristocraties. L'Empire germanique est aussi un système composé d'un grand nombre de cités libres et de princes souverains. La tête de ce corps est l'Empereur, et dans ce qui concerne les intérêts communs de l'Empire il se gouverne aristocratiquement. Du reste il n'y a plus en Europe que cinq aristocraties proprement dites, en Italie Venise, Gênes et Lucques, Raguse en Dalmatie, et Nuremberg en Allemagne; elles n'ont pour la plupart qu'un territoire peu étendu.[100]

Notre Europe brille d'une incomparable civilisation; elle abonde de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine; on y trouve toutes les jouissances intellectuelles et morales. Ces avantages, nous les devons à la religion. La religion nous fait un devoir de la charité envers tout le genre humain; elle admet à la seconder dans l'enseignement de ses préceptes sublimes les plus doctes philosophies de l'antiquité payenne; elle a adopté, elle cultive trois langues, la plus ancienne, la plus délicate et la plus noble, l'hébreu, le grec, et le latin. Ainsi, même pour les fins humaines, le christianisme est supérieur à toutes les religions: il unit la sagesse de l'autorité à celle de la raison, et cette dernière, il l'appuie sur la plus saine philosophie et sur l'érudition la plus profonde.

Après avoir observé dans ce Livre comment les sociétés recommencent la même carrière, réfléchissons sur les nombreux rapprochemens que nous présente cet ouvrage entre l'antiquité et les temps modernes, et nous y trouverons expliquée non plus l'histoire particulière et temporelle des lois et des faits des Romains ou des Grecs, mais l'histoire idéale des lois éternelles que suivent toutes les nations dans leurs commencemens et leurs progrès, dans leur décadence et leur fin, et qu'elles suivraient toujours quand même (ce qui n'est point) des mondes infinis naîtraient successivement dans toute l'éternité. À travers la diversité des formes extérieures, nous saisirons l'identité de substance de cette histoire. Aussi ne pouvons-nous refuser à cet ouvrage le titre orgueilleux peut-être de Science Nouvelle. Il y a droit par son sujet: la nature commune des nations; sujet vraiment universel, dont l'idée embrasse toute science digne de ce nom. Cette idée est indiquée dans la vaste expression de Sénèque: Pusilla res hic mundus est, nisi id, quod quæerit, omnis mundus habeat.

CHAPITRE IV.
CONCLUSION.—D'UNE RÉPUBLIQUE ÉTERNELLE FONDÉE DANS LA NATURE PAR LA PROVIDENCE DIVINE, ET QUI EST LA MEILLEURE POSSIBLE DANS CHACUNE DE SES FORMES DIVERSES.

Concluons en rappelant l'idée de Platon, qui ajoute aux trois formes de républiques une quatrième, dans laquelle régneraient les meilleurs, ce qui serait la véritable aristocratie naturelle. Cette république que voulait Platon, elle a existé dès la première origine des sociétés. Examinons en ceci la conduite de la Providence.

D'abord elle voulut que les géans qui erraient dans les montagnes, effrayés des premiers orages qui eurent lieu après le déluge, cherchassent un refuge dans les cavernes, que malgré leur orgueil ils s'humiliassent devant la divinité qu'ils se créaient, et s'assujétissent à une force supérieure qu'ils appelèrent Jupiter. C'est à la lueur des éclairs qu'ils virent cette grande vérité, que Dieu gouverne le genre humain. Ainsi se forma une première société que j'appellerai monastique dans le sens de l'étymologie, parce qu'elle était en effet composée de souverains solitaires sous le gouvernement d'un être très bon et très puissant, OPTIMUS MAXIMUS. Excités ensuite par les plus puissans aiguillons d'une passion brutale, et retenus par les craintes superstitieuses que leur donnait toujours l'aspect du ciel, ils commencèrent à réprimer l'impétuosité de leurs désirs et à faire usage de la liberté humaine. Ils retinrent par force dans leurs cavernes des femmes, dont ils firent les compagnes de leur vie. Avec ces premières unions humaines, c'est-à-dire conformes à la pudeur et à la religion, commencèrent les mariages qui déterminèrent les rapports d'époux, de fils et de pères. Ainsi ils fondèrent les familles, et les gouvernèrent avec la dureté des cyclopes dont parle Homère; la dureté de ce premier gouvernement était nécessaire, pour que les hommes se trouvassent préparés au gouvernement civil, lorsque s'élèveraient les cités. La première république se trouve donc dans la famille; la forme en est monarchique, puisqu'elle est soumise aux pères de famille, qui avait la supériorité du sexe, de l'âge et de la vertu.

Aussi vaillans que chastes et pieux, ils ne fuyaient plus comme auparavant, mais, fixant leurs habitations, ils se défendaient, eux et les leurs, tuaient les bêtes sauvages qui infestaient leurs champs, et au lieu d'errer pour trouver leur pâture, ils soutenaient leurs familles en cultivant la terre; toutes choses qui assurèrent le salut du genre humain. Au bout d'un long temps, ceux qui étaient restés dans les plaines, sentirent les maux attachés à la communauté des biens et des femmes, et vinrent se réfugier dans les asiles ouverts par les pères de famille. Ceux-ci les recevant sous leur protection, la monarchie domestique s'étendit par les clientèles. C'était encore les meilleurs qui régnaient, OPTIMI. Les réfugiés, impies et sans dieu, obéissaient à des hommes pieux, qui adoraient la divinité, bien qu'ils la divisassent par leur ignorance, et qu'ils se figurassent les dieux d'après la variété de leurs manières de voir; étrangers à la pudeur, ils obéissaient à des hommes qui se contentaient pour toute leur vie d'une compagne que leur avait donnée la religion; faibles et jusque-là errans au hasard, ils obéissaient à des hommes prudens qui cherchaient à connaître par les auspices la volonté des dieux, à des héros qui domptaient la terre par leurs travaux, tuaient les bêtes farouches, et secouraient le faible en danger.

Les pères de famille devenus puissans par la piété et la vertu de leurs ancêtres et par les travaux de leurs cliens, oublièrent les conditions auxquelles ceux-ci s'étaient livrés à eux, et au lieu de les protéger, ils les opprimèrent. Sortis ainsi de l'ordre naturel qui est celui de la justice, ils virent leurs cliens se révolter contre eux. Mais comme la société humaine ne peut subsister un moment sans ordre, c'est-à-dire sans dieu, la Providence fit naître l'ordre civil avec la formation des cités. Les pères de famille s'unirent pour résister aux cliens, et pour les apaiser, leur abandonnèrent le domaine bonitaire des champs dont ils se réservaient le domaine éminent. Ainsi naquit la cité, fondée sur un corps souverain de nobles. Cette noblesse consistait à sortir d'un mariage solennel, et célébré avec les auspices. Par elle les nobles régnaient sur les plébéiens, dont les unions n'étaient pas ainsi consacrées.—Au gouvernement théocratique où les dieux gouvernaient les familles par les auspices, succéda le gouvernement héroïque où les héros régnaient eux-mêmes, et dont la base principale fut la religion, privilège du corps des pères qui leur assurait celui de tous les droits civils. Mais comme la noblesse était devenue un don de la fortune, du milieu des nobles même s'éleva l'ordre des pères qui par leur âge étaient les plus dignes de gouverner; et entre les pères eux-mêmes, les plus courageux, les plus robustes furent pris pour rois, afin de conduire les autres, et d'assurer leur résistance contre leurs cliens mutinés.[101]

Lorsque par la suite des temps, l'intelligence des plébéiens se développa, ils revinrent de l'opinion qu'ils s'étaient formée de l'héroïsme et de la noblesse, et comprirent qu'ils étaient hommes aussi bien que les nobles. Ils voulurent donc entrer aussi dans l'ordre des citoyens. Comme la souveraineté devait avec le temps être étendue à tout le peuple, la Providence permit que les plébéiens rivalisassent long-temps avec les nobles de piété et de religion, dans ces longues luttes qu'ils soutenaient contre eux, avant d'avoir part au droit des auspices, et à tous les droits publics et privés, qui en étaient regardés comme autant de dépendances. Ainsi le zèle même du peuple pour la religion le conduisait à la souveraineté civile. C'est en cela que le peuple romain surpassa tous les autres, c'est par-là qu'il mérita d'être le peuple roi. L'ordre naturel se mêlant ainsi de plus en plus à l'ordre civil, on vit naître les républiques populaires. Mais comme tout devait s'y ramener à l'urne du sort ou à la balance, la Providence empêcha que le hasard ou la fatalité n'y régnât en ordonnant que le cens y serait la règle des honneurs, et qu'ainsi les hommes industrieux, économes et prévoyans plutôt que les prodigues ou les indolens, que les hommes généreux et magnanimes plutôt que ceux dont l'âme est rétrécie par le besoin, qu'en un mot les riches doués de quelque vertu, ou de quelque image de vertu, plutôt que les pauvres remplis de vices dont ils ne savent point rougir, fussent regardés comme les plus dignes de gouverner, comme les meilleurs.[102]

Lorsque les citoyens, ne se contentant plus de trouver dans les richesses des moyens de distinction, voulurent en faire des instrumens de puissance, alors, comme les vents furieux agitent la mer, ils troublèrent les républiques par la guerre civile, les jetèrent dans un désordre universel, et d'un état de liberté les firent tomber dans la pire des tyrannies; je veux dire, dans l'anarchie. À cette affreuse maladie sociale, la Providence applique les trois grands remèdes dont nous allons parler. D'abord il s'élève du milieu des peuples, un homme tel qu'Auguste, qui y établit la monarchie. Les lois, les institutions sociales fondées par la liberté populaire n'ont point suffi à la régler; le monarque devient maître par la force des armes de ces lois, de ces institutions. La forme même de la monarchie retient la volonté du monarque tout infinie qu'est sa puissance, dans les limites de l'ordre naturel, parce que son gouvernement n'est ni tranquille ni durable, s'il ne sait point satisfaire ses peuples sous le rapport de la religion et de la liberté naturelle.

Si la Providence ne trouve point un tel remède au-dedans, elle le fait venir du dehors. Le peuple corrompu était devenu par la nature esclave de ses passions effrénées, du luxe, de la molesse, de l'avarice, de l'envie, de l'orgueil et du faste. Il devient esclave par une loi du droit des gens qui résulte de sa nature même; et il est assujéti à des peuples meilleurs, qui le soumettent par les armes. En quoi nous voyons briller deux lumières qui éclairent l'ordre naturel; d'abord: qui ne peut se gouverner lui-même se laissera gouverner par un autre qui en sera plus capable. Ensuite: ceux-là gouverneront toujours le monde qui sont d'une nature meilleure.

Mais si les peuples restent long-temps livrés à l'anarchie, s'ils ne s'accordent pas à prendre un des leurs pour monarque, s'ils ne sont point conquis par une nation meilleure qui les sauve en les soumettant; alors au dernier des maux, la Providence applique un remède extrême. Ces hommes se sont accoutumés à ne penser qu'à l'intérêt privé; au milieu de la plus grande foule, ils vivent dans une profonde solitude d'âme et de volonté. Semblables aux bêtes sauvages, on peut à peine en trouver deux qui s'accordent, chacun suivant son plaisir ou son caprice. C'est pourquoi les factions les plus obstinées, les guerres civiles les plus acharnées changeront les cités en forêts et les forêts en repaires d'hommes, et les siècles couvriront de la rouille de la barbarie leur ingénieuse malice et leur subtilité perverse. En effet ils sont devenus plus féroces par la barbarie réfléchie, qu'ils ne l'avaient été par celle de nature. La seconde montrait une férocité généreuse dont on pouvait se défendre ou par la force ou par la fuite; l'autre barbarie est jointe à une lâche férocité, qui au milieu des caresses et des embrassemens en veut aux biens et à la vie de l'ami le plus cher. Guéris par un si terrible remède, les peuples deviennent comme engourdis et stupides, ne connaissent plus les rafinemens, les plaisirs ni le faste, mais seulement les choses les plus nécessaires à la vie. Le petit nombre d'hommes qui restent à la fin, se trouvant dans l'abondance des choses nécessaires, redeviennent naturellement sociables; l'antique simplicité des premiers âges reparaissant parmi eux, ils connaissent de nouveau la religion, la véracité, la bonne foi, qui sont les bases naturelles de la justice, et qui font la beauté, la grâce éternelle de l'ordre établi par la Providence.

Après l'observation si simple que nous venons de faire sur l'histoire du genre humain, quand nous n'aurions point pour l'appuyer tout ce que nous en ont appris les philosophes et les historiens, les grammairiens et les jurisconsultes, on pourrait dire avec certitude que c'est bien là la grande cité des nations fondée et gouvernée par Dieu même. On a élevé jusqu'au ciel comme de sages législateurs les Lycurgue, les Solon, les décemvirs, parce qu'on a cru jusqu'ici qu'ils avaient foulé par leurs institutions les trois cités les plus illustres, celles qui brillèrent de tout l'éclat des vertus civiles; et pourtant, que sont Athènes, Sparte et Rome pour la durée et pour l'étendue, en comparaison de cette république de l'univers, fondée sur des institutions qui tirent de leur corruption même la forme nouvelle qui peut seule en assurer la perpétuité? Ne devons-nous pas y reconnaître le conseil d'une sagesse supérieure à celle de l'homme? Dion Cassius assimile la loi à un tyran, la coutume à un roi. Mais la sagesse divine n'a pas besoin de la force des lois; elle aime mieux nous conduire par les coutumes que nous observons librement, puisque les suivre, c'est suivre notre nature. Sans doute les hommes ont fait eux-mêmes le monde social, c'est le principe incontestable de la science nouvelle; mais ce monde n'en est pas moins sorti d'une intelligence qui souvent s'écarte des fins particulières que les hommes s'étaient proposées, qui leur est quelquefois contraire et toujours supérieure. Ces fins bornées sont pour elle des moyens d'atteindre les fins plus nobles, qui assurent le salut de la race humaine sur cette terre. Ainsi les hommes veulent jouir du plaisir brutal, au risque de perdre les enfans qui naîtront, et il en résulte la sainteté des mariages, première origine des familles. Les pères de famille veulent abuser du pouvoir paternel qu'ils ont étendu sur les cliens, et la cité prend naissance. Les corps souverains des nobles veulent appesantir leur souveraineté sur les plébéiens, et ils subissent la servitude des lois, qui établissent la liberté populaire. Les peuples libres veulent secouer le frein des lois, et ils tombent sous la sujétion des monarques. Les monarques veulent avilir leurs sujets en les livrant aux vices et à la dissolution, par lesquels ils croient assurer leur trône; et ils les disposent à supporter le joug de nations plus courageuses. Les nations tendent par la corruption à se diviser, à se détruire elles-mêmes, et de leurs débris dispersés dans les solitudes, elles renaissent, et se renouvellent, semblables au phénix de la fable.—Qui put faire tout cela? ce fut sans doute l'esprit, puisque les hommes le firent avec intelligence. Ce ne fut point la fatalité, puisqu'ils le firent avec choix. Ce ne fut point le hasard, puisque les mêmes faits se renouvelant produisent régulièrement les mêmes résultats.

Ainsi se trouvent réfutés par le fait Épicure, et ses partisans, Hobbes et Machiavel, qui abandonnent le monde au hasard. Zénon et Spinosa le sont aussi, eux qui livrent le monde à la fatalité. Au contraire nous établissons avec les philosophes politiques, dont le prince est le divin Platon, que c'est la providence qui règle les choses humaines. Puffendorf méconnaît cette providence; Selden la suppose; Grotius en veut rendre son système indépendant. Mais les jurisconsultes romains l'ont prise pour premier principe du droit naturel.

On a pleinement démontré dans cet ouvrage que les premiers gouvernemens du monde, fondés sur la croyance en une providence, ont eu la religion pour leur forme entière, et qu'elle fut la seule base de l'état de famille. La religion fut encore le fondement principal des gouvernemens héroïques. Elle fut pour les peuples un moyen de parvenir aux gouvernemens populaires. Enfin, lorsque la marche des sociétés s'arrêta dans la monarchie, elle devint comme le rempart, comme le bouclier des princes. Si la religion se perd parmi les peuples, il ne leur reste plus de moyen de vivre en société; ils perdent à-la-fois le lien, le fondement, le rempart de l'état social, la forme même de peuple sans laquelle ils ne peuvent exister. Que Bayle voie maintenant s'il est possible qu'il existe réellement des sociétés sans aucune connaissance de Dieu! et Polybe, s'il est vrai, comme il l'a dit, qu'on n'aura plus besoin de religion, quand les hommes seront philosophes. Les religions au contraire peuvent seules exciter les peuples à faire par sentiment des actions vertueuses. Les théories des philosophes relativement à la vertu fournissent seulement des motifs à l'éloquence pour enflammer le sentiment, et le porter à suivre le devoir.[103]

La Providence se fait sentir à nous d'une manière bien frappante dans le respect et l'admiration que tous les savans ont eus jusqu'ici pour la sagesse de l'antiquité, et dans leur ardent désir d'en chercher et d'en pénétrer les mystères. Ce sentiment n'était que l'instinct qui portait tous les hommes éclairés à admirer, à respecter la sagesse infinie de Dieu, à vouloir s'unir avec elle; sentiment qui a été dépravé par la vanité des savans et par celle des nations (axiomes 3 et 4.)

On peut donc conclure de tout ce qui s'est dit dans cet ouvrage, que la Science nouvelle porte nécessairement avec elle le goût de la piété, et que sans la religion il n'est point de véritable sagesse.

ADDITION
AU SECOND LIVRE.

Explication historique de la Mythologie (Voyez l'Appendice du Discours, p. LX.)

Lorsque l'idée d'une puissance supérieure, maîtresse du ciel et armée de la foudre, a été personnifiée par les premiers hommes sous le nom de Jupiter, la seconde divinité qu'ils se créent est le symbole, l'expression poétique du mariage. Junon est sœur et femme de Jupiter, parce que les premiers mariages consacrés par les auspices eurent lieu entre frères et sœurs. Du mot Ηρα, Junon, viennent ceux de Ηρως, héros, Ηρακλης, Hercule, Ερως, amour, hereditas, etc. Junon impose à Hercule de grands travaux; cette phrase traduite de la langue héroïque en langue vulgaire signifie, que la piété accompagnée de la sainteté des mariages, forme les hommes aux grandes vertus.

Diane est le symbole de la vie plus pure que menèrent les premiers hommes depuis l'institution des mariages solennels. Elle cherche les ténèbres pour s'unir à Endymion. Elle punit Actéon d'avoir violé la religion des eaux sacrées (qui avec le feu constituent la solennité des mariages). Couvert de l'eau qu'elle lui a jetée, lymphatus, devenu cerf, c'est-à-dire le plus timide des animaux, il est déchiré par ses propres chiens, autrement dit, par ses remords. Les nymphes de la déesse, nymphæ ou lymphæ, ne sont autre chose que les eaux pures et cachées dont elle écarte le profane Actéon, puri latices, de latere.

Après l'institution des auspices et du mariage vient celle des sépultures; après Jupiter, Junon et Diane, naissent les dieux Manes. φυλαξ, cippus, signifient tombeau; de là ceppo, en italien, arbre généalogique, φυλη, tribu, filius (et par filus, et temen, subtemen), stemmata, généalogie, lignes généalogiques. La grossièreté des premiers monumens funéraires qui marquaient à-la-fois la possession des terres, et la perpétuité des familles, donna lieu aux métaphores de stirps, de propago, de lignage. Les enfans des fondateurs de la société humaine pouvaient donc se dire duro robore nati, ou fils de la terre, géans, ingenui (quasi indè geniti), aborigènes, αυτοχθονες.—Humanitas, ab humando.

Apollon est le dieu de la lumière, de la lumière sociale, qui environne les héros nés des mariages solennels, des unions consacrées par les auspices. Aussi préside-t-il à la divination, à la muse, qu'Homère définit la science du bien et du mal. Apollon poursuit Daphné, symbole de l'humanité encore errante, mais c'est pour l'amener à la vie sédentaire et à la civilisation; elle implore l'aide des dieux (qui président aux auspices et à l'hyménée). Elle devient laurier, plante qui conserve sa verdure en se renouvelant par ses légitimes rejetons, et jouit ainsi que son divin amant d'une éternelle jeunesse.

Dans l'état de famille, les fruits spontanés de la terre ne suffisant plus, les hommes mettent le feu aux forêts et commencent à cultiver la terre. Ils sèment le froment dont les grains brûlés leur ont semblé une nourriture agréable. Voilà le grand travail d'Hercule, c'est-à-dire, de l'héroïsme antique. Les serpens qu'étouffe Hercule au berceau, l'hydre, le lion de Némée, le tigre de Bacchus, la chimère de Bellérophon, le dragon de Cadmus, et celui des Hespérides, sont autant de métaphores que l'indigence du langage força les premiers hommes d'employer pour désigner la terre. Le serpent qui dans l'Iliade dévore les huit petits oiseaux avec leur mère est interprété par Calchas comme signifiant la terre troyenne. En effet les hommes durent se représenter la terre comme un grand dragon couvert d'écailles, c'est-à-dire d'épines; comme une hydre sortie des eaux (du déluge), et dont les têtes, dont les forêts renaissent à mesure qu'elles sont coupées; la peau changeante de cette hydre passe du noir au vert, et prend ensuite la couleur de l'or. Les dents du serpent que Cadmus enfonce dans la terre expriment poétiquement les instrumens de bois durci dont on se servit pour le labourage avant l'usage du fer (comme dente tenaci pour une ancre, dans Virgile). Enfin Cadmus devient lui-même serpent; les Latins auraient dit en terme de droit, fundus factus est.

Les pommes d'or de la fable ne sont autres que les épis; le blé fut le premier or du monde. Entre les avantages de la haute fortune dont il est déchu, Job rappelle qu'il mangeait du pain de froment. On donnait du grain pour récompense aux soldats victorieux, adorea. [Le nom d'or passa ensuite aux belles laines. Sans parler de la toison d'or des Argonautes, Atrée se plaint dans Homère de ce que Thyeste lui a volé ses brebis d'or. Le même poète donne toujours aux rois l'épithète de πολυμηλους, riches en troupeaux. Les anciens Latins appelaient le patrimoine, pecunia, à pecude. Chez les Grecs le même mot, μηλον, signifie pomme et troupeau, peut-être parce qu'on attachait un grand prix à ce fruit]. L'or du premier âge n'étant plus un métal, on conçoit le rameau de Proserpine dont parle Virgile, et tous les trésors que roulaient dans leurs eaux le Nil, le Pactole, le Gange et le Tage.

Les premiers essais de l'agriculture furent exprimés symboliquement par trois nouveaux dieux, savoir: Vulcain, le feu qui avait fécondé la terre; Saturne, ainsi nommé de sata, semences [ce qui explique pourquoi l'âge de Saturne du Latium, répond à l'âge d'or des Grecs]; en troisième lieu Cybèle, ou la terre cultivée. On la représente ordinairement assise sur un lion, symbole de la terre qui n'est pas encore domptée par la culture. La même divinité fut pour les Romains Vesta, déesse des cérémonies sacrées. En effet le premier sens du mot colere fut cultiver la terre; la terre fut le premier autel, l'agriculture fut le premier culte. Ce culte consista originairement à mettre le feu aux forêts et à immoler sur les terres cultivées les vagabonds, les impies qui en franchissaient les limites sacrées, Saturni hostiæ. Vesta, toujours armée de la religion farouche des premiers âges, continua de garder le feu et le froment. Les noces se célébraient aquâ, igni et farre; les noces appelées nuptiæ confarreatæ devinrent particulières aux prêtres, mais dans l'origine il n'y avait eu que des familles de prêtres.—Les combats livrés par les pères de famille aux vagabonds qui envahissaient leurs terres, donnèrent lieu à la création du dieu Mars.

Mais les héros reçoivent ceux qui se présentent en supplians. La comparaison des deux classes d'hommes qui composent ainsi la société naissante, fait naître l'idée de Vénus, déesse de la beauté civile, de la noblesse. Honestas signifie à-la-fois noblesse, beauté et vertu. Les enfans, nés hors les mariages solennels, étaient légalement parlant, des monstres.

Mais les plébéiens prétendent bientôt au droit des mariages qui entraîne tous les droits civils. On distingue alors Vénus patricienne et Vénus plébéienne: la première est traînée par des cigues, l'autre par des colombes, symbole de la faiblesse, et pour cette raison souvent opposées par les poètes, à l'aigle, à l'oiseau de Jupiter. Les prétentions des plébéiens sont marquées par les fables d'Ixion, amoureux de Junon; de Tantale toujours altéré au milieu des eaux; de Marsyas et de Linus qui défient Apollon au combat du chant, c'est-à-dire qui lui disputent le privilège des auspices (cancre, chanter et prédire.) Le succès ne répond pas toujours à leurs efforts. Phaéton est précipité du char du soleil, Hercule étouffe Antée, Ulysse tue Irus, et punit les amans de Pénélope. Mais selon une autre tradition Pénélope, se livre à eux, comme Pasiphaé à son taureau (les plébéiens obtiennent le privilège des mariages solennels), et de ces unions criminelles résultent des monstres, tels que Pan et le Minotaure. Hercule s'effémine et file sous Iole et Omphale; il se souille du sang de Nessus, entre en fureur et expire.

La révolution qui termine cette lutte est aussi exprimée par le symbole de Minerve. Vulcain fend la tête de Jupiter, d'où sort la déesse, minuit caput, étymologie de Minerva. Caput signifie la tête, et la partie la plus élevée, celle qui domine. Les Latins dirent toujours capitis deminutio pour changement d'état; Minerve substitue l'état civil à l'état de famille. Plus tard on donna un sens métaphysique à cette fable de la naissance de Minerve, et on y vit la découverte la plus sublime de la philosophie, savoir, que l'idée éternelle est engendrée en Dieu par Dieu même, tandis que les idées créées sont produites par Dieu dans l'intelligence humaine.

La transaction qui termine cette révolution, est caractérisée par Mercure, qui, dans l'orgueil du langage aristocratique, porte aux hommes les messages des dieux...........

FIN.

Notes

1: Il y propose le problème suivant: Ne pourrait-on pas animer d'un même esprit tout le savoir divin et humain, de sorte que les sciences se donnassent la main, pour ainsi dire, et qu'une université d'aujourd'hui représentât un Platon ou un Aristote, avec tout le savoir que nous avons de plus que les anciens?

2: Réponse à un article du journal littéraire d'Italie où l'on attaquait le livre De antiquissimâ Italorum sapientiâ ex originibus linguæ latinæ cruendâ. 1711.

3: Cet ouvrage est le seul dont Vico n'ait point transporté les idées dans la Science nouvelle. Nous en donnerons prochainement une traduction.

4: Omnis divinæ atque humanæ eruditionis elementa tria, nosse, velle, posse: quorum principium unum mens; cujus oculus ratio, cui æterni veri lumen præbet Deus......—Hæc tria elementa, quæ tam existere, et nostra esse, quàm nos vivere certò scimus, unâ illâ re, de quâ omninò dubitare non possumus, nimirùm cogitatione explicemus: quod quò faciliùs faciamus, hanc tractationem universam divido in partes tres: in quarum primâ omnia scientiarum principia à Deo esse: in secundâ, divinum lumen, sive æternum verum per hæc tria, quæ proposuimus elementa omnes scientias permeare: easque omnes unâ arctissimâ complexione colligatas alias in alias dirigere, et cunctas ad Deum ipsarum principium revocare: in tertiâ, quidquid usquàm de divinæ ac humanæ eruditionis principiis scriptum, dictumve sit, quod cum his principiis congruerit, verum; quod dissenserit, falsum esse demonstremus. Atque adeò de divinarum atque humanarum rerum notitiâ hæc agam tria, de origine, de circulo, de constantiâ; et ostendam, origine, omnes à Deo provenire; circulo, ad Deum redire omnes; constantiâ, omnes constare in Deo, omnesque eas ipsas præter Deum tenebras esse et errores.

5: Vico a très bien marqué lui-même les progrès de sa méthode: «Ce qui me déplaît dans mes livres sur le droit universel (De juris uno principio, et De constantiâ jurisprudentis), c'est que j'y pars des idées de Platon et d'autres grands philosophes, pour descendre à l'examen des intelligences bornées et stupides des premiers hommes qui fondèrent l'humanité païenne; tandis que j'aurais dû suivre une marche toute contraire. De là les erreurs où je suis tombé dans certaines matières...—Dans la première édition de la Science nouvelle, j'errais, sinon dans la matière, au moins dans l'ordre que je suivais. Je traitais des principes des idées, en les séparant des principes des langues, qui sont naturellement unis entre eux. Je parlais de la méthode propre à la Science nouvelle, en la séparant des principes des idées et des principes des langues». Additions à une préface de la Science nouvelle, publiées avec d'autres pièces inédites de Vico, par M. Antonio Giordano, 1818. Ajoutons à cette critique, que, dans la première édition, il conçoit pour l'humanité l'espoir d'une perfection stationnaire. Cette idée, que tant d'autres philosophes devaient reproduire, ne reparaît plus dans les éditions suivantes.

6: Philosophie est une poésie sophistiquée. Montaigne; III v., p. 216 édit. Lefebvre.

7:

Cujus non fugio mortem, si famam assequar,
Et cedo invidiæ, dum modo absolvar cinis.

8: On voit pourtant (Recueil des Opuscules, t. I, p. 118) qu'il correspondait avec un Juif, dont il fait l'éloge, et qui, dit-il, était son ami.

9: Damiano Romano. Défense historique des lois grecques venues à Rome contre l'opinion moderne de M. Vico, 1736, in-4o.—Quatorze Lettres sur le troisième principe de la science nouvelle, relatif à l'origine du langage; ouvrage dans lequel on montre par des preuves tirées tant de la philosophie que de l'histoire sacrée et profane, que toutes les conséquences de ce principe sont fausses et erronées, 1749.—Dans la préface de son premier ouvrage, il reconnaît que Vico a mérité l'immortalité; dans le second, fait après la mort de Vico, il l'appelle plagiaire, etc.—Il croit prouver d'abord que le système de Vico n'est pas nouveau, et dans cette partie, malgré la diffusion et le pédantisme, l'ouvrage est assez curieux, en ce qu'il rapproche de Vico les auteurs qui ont pu le mettre sur la voie.—Il soutient ensuite que ce système est erroné, et particulièrement contraire à la religion chrétienne. Le critique bienveillant rappelle à cette occasion l'hérésie d'un Alméricus (p. 139), dont on jeta, les cendres au vent.

M. Colangelo. Essai de quelques considérations sur la Science nouvelle, dédié à M. Louis de Médicis, ministre des finances. 1821.

Quelques admirateurs de Vico ont appuyé ces injustes accusations, qu'ils regardaient comme autant d'éloges. Dans le désir d'ajouter Vico à la liste des philosophes du 18e siècle, ils ont prétendu qu'il avait obscurci son livre à dessein, pour le faire passer à la censure. Cette tradition, dont on rapporte l'origine à Genovesi, a passé de lui à Galanti son biographe, et ensuite à M. de A. Les personnes qui ont le plus étudié Vico, MM. de A. et Jannelli n'y ajoutent aucune foi, et la lecture du livre suffit pour la réfuter.

10: V. p. 50, édition de Milan, 1801.

11: Gloriæ animalia, et dans Tacite: Gens novarum religionum avida.

12: Est-il vrai que, dans cette période, Hermès ait porté d'Égypte en Grèce la connaissance des lettres et les premières lois? ou bien Cadmus aurait-il enseigné aux Grecs l'alphabet de la Phénicie? Nous ne pouvons admettre ni l'une ni l'autre opinion.—Les Grecs ne se servirent point d'hiéroglyphes comme les Égyptiens, mais d'une écriture alphabétique, encore ne l'employèrent-ils que bien des siècles après.—Homère confia ses poèmes à la mémoire des Rapsodes, parce que de son temps les lettres alphabétiques n'étaient point trouvées, ainsi que le soutient Josephe contre le sentiment d'Appion.—Si Cadmus eût porté les lettres phéniciennes en Grèce, la Béotie qui les eût reçues la première n'eût-elle pas dû ce distinguer par sa civilisation entre toutes les parties de la Grèce?—D'ailleurs quelle différence entre les lettres grecques et les phéniciennes?==Quant à l'introduction simultanée des lois et des lettres, les difficultés sont plus grandes encore.—D'abord le mot νομος ne se trouve nulle part dans Homère.—Ensuite, est-il indispensable que des lois soient écrites? n'en existait-il pas en Égypte avant Hermès, inventeur des lettres? dira-t-on qu'il n'y eut pas de lois à Sparte où Lycurgue avait défendu aux citoyens l'étude des lettres? ne voit-on pas dans Homère un Conseil des héros, βουλη, où l'on délibérait de vive voix sur les lois, et un Conseil du peuple, αγορα, où on les publiait de la même manière. La Providence a voulu que les sociétés qui n'ont point encore la connaissance des lettres se fondent d'abord sur les usages et les coutumes, pour se gouverner ensuite par des lois, quand elles sont plus civilisées. Lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, ce fut encore sur des coutumes que se fonda le droit chez toutes les nations européennes.

13: Les héros investis du triple caractère de chefs des peuples, de guerriers et de prêtres, furent désignés dans la Grèce par le nom d'Héraclides, ou enfans d'Hercule; dans la Crète, dans l'Italie et dans l'Asie mineure, par celui de Curètes (quirites, de l'inusité quir, quiris, lance).

14: Orphée surtout, si on le considère comme un individu, offre aux yeux de la critique l'assemblage de mille monstres bizarres.—D'abord il vient de Thrace, pays plus connu comme la patrie de Mars, que comme le berceau de la civilisation.—Ce Thrace sait si bien le grec qu'il compose en cette langue des vers d'une poésie admirable.—Il ne trouve encore que des bêtes farouches dans ces Grecs, auxquels tant de siècles auparavant Deucalion a enseigné la piété envers les dieux, dont Hellen a formé une même nation en leur donnant une langue commune, chez lesquels enfin règne depuis trois cents ans la maison d'Inachus.—Orphée trouve la Grèce sauvage, et en quelques années elle fait assez de progrès pour qu'il puisse suivre Jason à la conquête de la Toison d'or; remarquez que la marine n'est point un des premiers arts dont s'occupent les peuples.—Dans cette expédition il a pour compagnons Castor et Pollux, frères d'Hélène, dont l'enlèvement causa la fameuse guerre de Troie. Ainsi, la vie d'un seul homme nous présente plus de faits qu'il ne s'en passerait en mille années!.... Ce sont peut-être de semblables observations qui ont fait conjecturer à Cicéron, dans son livre sur la Nature des Dieux, qu'Orphée n'a jamais existé. Elles s'appliquent, pour la plupart, avec la même force à Hercule, à Hermès et à Zoroastre.

À ces difficultés chronologiques, joignez-en d'autres, morales ou politiques. Orphée, voulant améliorer les mœurs de la Grèce, lui propose l'exemple d'un Jupiter adultère, d'une Junon implacable qui persécute la vertu dans la personne d'Hercule, d'un Saturne qui dévore ses enfans! et c'est par ces fables capables de corrompre et d'abrutir le peuple le plus civilisé, le plus vertueux, qu'Orphée élève les hommes encore bruts à l'humanité et à la civilisation.

Guidés par les principes de la science nouvelle, nous éviterons ces terribles écueils de la mythologie; nous verrons que ces fables, détournées de leur sens par la corruption des hommes, ne signifiaient dans l'origine rien que de vrai, rien qui ne fût digne des fondateurs des sociétés. La découverte des caractères poétiques, des types idéaux, que nous venons d'exposer, fera luire un jour pur et serein à travers ces nuages sombres dont s'était voilée la chronologie.

15: Si nous en croyons ceux qui, aux applaudissemens des savans, ont entrepris de nous faire connaître la succession des écoles de la philosophie barbare, Zoroastre fut le maître de Bérose et des Chaldéens, Bérose celui d'Hermès et des Égyptiens, Hermès celui d'Atlas et des Éthiopiens, Atlas celui d'Orphée, qui, de la Thrace, vint établir son école en Grèce. On sent ce qu'ont de sérieux ces communications entre les premiers peuples, qui, à peine sortis de l'état sauvage, vivaient ignorés même de leurs voisins, et n'avaient connaissance les uns des autres qu'autant que la guerre ou le commerce leur en donnait l'occasion.

Ce que nous disons de l'isolement des premiers peuples s'applique particulièrement aux Hébreux.—Lactance assure que Pythagore n'a pu être disciple d'Isaïe.—Un passage de Josephe prouve que les Hébreux, au temps d'Homère et de Pythagore, vivaient inconnus à leurs voisins de l'intérieur des terres, et à plus forte raison aux nations éloignées dont la mer les séparait.—Ptolémée Philadelphe s'étonnant qu'aucun poète, aucun historien n'eût fait mention des lois de Moïse, le juif Démétrius lui répondit que ceux qui avaient tenté de les faire connaître aux Gentils, avaient été punis miraculeusement, tels que Théopompe qui en perdit le sens, et Théodecte qui fut privé de la vue.—Aussi Josephe ne craint point d'avouer cette longue obscurité des Juifs, et il l'explique de la manière suivante: Nous n'habitons point les rivages; nous n'aimons point à faire le négoce et à commercer avec les étrangers. Sans doute la Providence voulait, comme l'observe Lactance, empêcher que la religion du vrai Dieu ne fût profanée par les communications de son peuple avec les Gentils.—Tout ce qui précède est confirmé par le témoignage du peuple Hébreux lui-même, qui prétendait qu'à l'époque où parut la version des Septante, les ténèbres couvrirent le monde pendant trois jours, et qui, en expiation, observait un jeûne solennel, le 8 de tébet ou décembre. Ceux de Jérusalem détestaient les juifs hellénistes qui attribuaient une autorité divine à cette version.

16: Le principe du droit naturel est le juste dans son unité, autrement dit, l'unité des idées du genre humain concernant les choses dont l'utilité ou la nécessité est commune à toute la nature humaine. Le pyrrhonisme détruit l'humanité, parce qu'il ne donne point l'unité. L'épicuréisme la dissipe, en quelque sorte, parce qu'il abandonne au sentiment individuel le jugement de l'utilité. Le stoïcisme l'anéantit, parce qu'il ne reconnaît d'utilité ou de nécessité que celles de l'âme, et qu'il méconnaît celles du corps; encore le Sage seul peut-il juger de celles de l'âme. La seule doctrine de Platon nous présente le juste dans son unité; ce philosophe pense qu'on doit suivre comme la règle du vrai ce qui semble un, ou le même à tous les hommes. Édition de 1725, réimprimée en 1817, page 74.

17: Dicit enim (Cato) tanquam in Platonis πολιτεια, non tanquam in Romuli fæce sententiam. Cic. ad Atticum, lib. II (Note du Traducteur).

18: Le droit naturel des gens a, dans Vico, une signification très entendue. Il comprend non-seulement les rapports des sociétés entre elles, mais même tous les rapports des individus entre eux (Note du Traducteur).

19: La vérité de ces observations nous est confirmée par l'exemple de la nation française. Elle vit s'ouvrir au milieu de la barbarie du onzième siècle, cette fameuse école de Paris, où Pierre Lombard, le maître des sentences, enseignait la scholastique la plus subtile; et d'un autre côté elle a conservé une sorte de poème homérique dans l'histoire de l'archevêque Turpin, ce recueil universel des Fables héroïques qui ont ensuite embelli tant de poèmes et de romans. Ce passage prématuré de la barbarie aux sciences les plus subtiles, a donné à la langue française une délicatesse supérieure à celle de toutes les langues vivantes; c'est elle qui reproduit le mieux l'atticisme des Grecs. Comme la langue grecque, elle est aussi éminemment propre à traiter les sujets scientifiques.

20: La fin de cet alinéa est rejetée dans une note du chapitre III.

(Note du Traducteur.)

21: Divitias suas trahunt, vexant. Salluste. (N. du T.)

22: Par l'intermédiaire des Duumvirs auxquels il délègue son pouvoir. (N. du T.)

23: Ce mot est pris dans le sens anglais, to press. Angariarono. (N. du T.)

24: Nous rejetons une longue digression sur la question de savoir si les lois des douze tables ont été transportées d'Athènes à Rome, dans la note où nous citerons un passage plus considérable d'un autre ouvrage de Vico sur le même sujet. (N. du T.)

25: C'est ce qui explique ces grandes richesses qui permirent aux Ioniens de bâtir le temple de Junon à Samos, et aux Cariens d'élever le tombeau de Mausole, qui furent placés au nombre des sept merveilles du monde. La gloire du commerce maritime appartint en dernier lieu à ceux de Rhodes qui élevèrent à l'entrée de leur port le fameux colosse du Soleil. (Vico).

26: Cet axiome placé ici à cause de son rapport particulier avec le droit des gens, s'applique généralement tous les objets dont nous avons à parler. Il aurait dû être rangé parmi les axiomes généraux; si nous l'avons mis en cet endroit, c'est qu'on voit mieux dans le droit des gens que dans toute autre matière particulière, combien il est conforme à la vérité, et important dans l'application (Vico).

27: Bayle a sans doute été trompé par leurs rapports, lorsqu'il affirme, dans le Traité de la Comète, que les peuples peuvent vivre dans la justice sans avoir besoin de la lumière de Dieu. Avant lui, Polybe avait dit: si les hommes étaient philosophes, il n'y aurait plus besoin de religion. Mais s'il n'existait point de société, y aurait-il des philosophes? Or, sans les religions, point de société. (Vico).

Les trois dernières lignes sont tirées du second corollaire de l'axiome 31.

28: Notre libre arbitre, notre volonté libre peut seule réprimer ainsi l'impulsion du corps.... Tous les corps sont des agens nécessaires, et que les mécaniciens appellent forces, efforts, puissances, ne sont que les mouvemens des corps, mouvemens étrangers au sentiment (Vico).

29: C'est en cela qu'Horace fait consister toute la beauté de l'ordre:

Ordinis hæc virtus erit et Venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici
Pleraque differat, et præsens in tempus omittat.

Art poétique. (Vico).

30: Cette justice intérieure, fut pratiquée par les Hébreux que le vrai Dieu éclairait de sa lumière, et auxquels sa loi défendait jusqu'aux pensées injustes, chose dont les législateurs mortels ne s'étaient jamais embarrassés. Les Hébreux croyaient en un Dieu tout esprit, qui scrute le cœur des hommes; les gentils croyaient leurs dieux composés d'âme et de corps, et par conséquent incapables de pénétrer dans les cœurs. La justice intérieure ne fut connue chez eux que par les raisonnemens des philosophes, lesquels ne parurent que deux mille ans après la formation des nations qui les produisirent (Vico).

31: Voyez l'axiome 22, et le second chapitre du IIe livre, corollaire relatif au mot Jupiter.

32: En conséquence la métaphysique doit essentiellement travailler au bonheur du genre humain dont la conservation tient au sentiment universel qu'ont tous les hommes d'une divinité douce de providence. C'est peut-être pour avoir démontré cette providence que Platon a été surnommé le divin. La philosophie qui enlève à Dieu un tel attribut, mérite moins le nom du philosophie et de sagesse que celui de folie. (Vico).

33: La théologie poétique fut chez les Gentils la même que la théologie civile. Si Varron la distingue de la théologie civile et de la théologie naturelle, c'est que, partageant l'erreur vulgaire qui place dans les fables les mystères d'une philosophie sublime, il l'a crue mêlée de l'une et de l'autre. (Vico).

34: Avec l'idée d'un Jupiter, auquel ils attribuèrent bientôt une Providence, naquit le droit, jus, appelé ious par les Latins, et par les anciens Grecs Διαιον, céleste, du mot Διος; les Latins dirent également sub dio, et sub jove pour exprimer sous le ciel. Puis, si l'on en croit Platon dans son Cratyle, on substitua par euphonie Διχαιον. Ainsi toutes les nations païennes ont contemplé le ciel, qu'elles considéraient comme Jupiter, pour en recevoir par les auspices des lois, des avis divins; ce qui prouve que le principe commun des sociétés a été la croyance à une Providence divine. Et pour en commencer l'énumération, Jupiter fut le ciel chez les Chaldéens, en ce sens qu'ils croyaient recevoir de lui la connaissance de l'avenir par l'observation des aspects divers et des mouvemens des étoiles, et on nomma astronomie et astrologie la science des lois qu'observent les astres, et celle de leur langage; la dernière fut prise dans le sens d'astrologie judiciaire, et dans les lois romaines Chaldéen veut dire astrologue.—Chez les Perses, Jupiter fut le ciel, qui faisait connaître aux hommes les choses cachées; ceux qui possédaient cette science s'appelaient Mages, et tenaient dans leurs rites une verge qui répond au bâton augural des Romains. Ils s'en servaient pour tracer des cercles astronomiques, comme depuis les magiciens dans leurs enchantemens. Le ciel était pour les Perses le temple de Jupiter, et leurs rois, imbus de cette opinion, détruisaient les temples construits par les Grecs.—Les Égyptiens confondaient aussi Jupiter et le ciel, sous le rapport de l'influence qu'il avait sur les choses sublunaires et des moyens qu'il donnait de connaître l'avenir; de nos jours encore ils conservent une divination vulgaire.—Même opinion chez les Grecs qui tiraient du ciel des θεορηματα et des μαθηματα, en les contemplant des yeux du corps, et en les observant, c'est-à-dire, en leur obéissant comme aux lois de Jupiter. C'est du mot μαθηματα, que les astrologues sont appelés mathématiciens dans les lois romaines.—Quant à la croyance des Romains, on connaît le vers d'Ennius,

Aspice hoc sublime cadens, quem omnes invocant jovem;

le pronom hoc est pris dans le sens de cœlum. Les Romains disaient aussi templa cœli, pour exprimer la région du ciel désigné par les augures pour prendre les auspices; et par dérivation, templum signifia tout lieu découvert où la vue ne rencontre point d'obstacle (neptunia templa, la mer dans Virgile).—Les anciens Germains, selon Tacite, adoraient leurs Dieux dans des lieux sacrés qu'il appelle lucos et nemora, ce qui indique sans doute des clairières dans l'épaisseur des bois. L'église eut beaucoup de peine à leur faire abandonner cet usage (V. Concilia Stanctense et Bracharense, dans le recueil de Bouchard). On en trouve encore aujourd'hui des traces chez les Lapons et chez les Livoniens.—Les Perses disaient simplement le Sublime pour désigner Dieu. Leurs temples n'étaient que des collines découvertes où l'on montait de deux côtés par d'immenses escaliers; c'est dans la hauteur de ces collines qu'ils faisaient consister leur magnificence. Tous les peuples placent la beauté des temples dans leur élévation prodigieuse. Le point le plus élevé s'appelait, selon Pausanias, αετος l'aigle, l'oiseau des auspices, celui dont le vol est le plus élevé. De là peut être pinnæ templorum, pinnæ murorum, et en dernier lieu, aquilæ pour les créneaux. Les Hébreux adoraient dans le tabernacle le Très-Haut qui est au-dessus des cieux; et partout où le peuple de Dieu étendait ses conquêtes, Moïse ordonnait que l'on brûlât les bois sacrés, sanctuaires de l'idolâtrie.—Chez les chrétiens mêmes, plusieurs nations disent le ciel pour Dieu. Les Français et les Italiens disent fasse le ciel, j'espère dans les secours du ciel; il en est de même en espagnol. Les français disent bleu pour le ciel, dans une espèce de serment par bleu, et dans ce blasphème impie morbleu (c'est-à-dire meure le ciel, en prenant ce mot dans le sens de Dieu.) Nous venons de donner un essai du vocabulaire dont on a parlé dans les axiomes 13 et 22. (Vico).

35: La défense de la divination faite par Dieu à son peuple fut le fondement de la véritable religion. (Vico).

36: Voilà pourquoi Homère se trouve le premier de tous les poètes du genre héroïque, le plus sublime de tous, dans l'ordre du mérite comme dans celui du temps. (Vico).

37: On continua à appeler dans le droit, nos auteurs, ceux dont nous tenons un droit à une propriété. (Vico).

38: Nous rapprocherons de ce passage celui qui y correspond dans la première édition: Grotius prétend que son système peut se passer de l'idée de la Providence. Cependant sans religion les hommes ne seraient pas réunis en nations.... Point de physique sans mathématique; point de morale ni de politique sans métaphysique, c'est-à-dire sans démonstration de Dieu.—Il suppose le premier homme bon, parce qu'il n'était pas mauvais. Il compose le genre humain à sa naissance d'hommes simples et débonnaires, qui auraient été poussés par l'intérêt à la vie sociale; c'est dans le fait l'hypothèse d'Épicure.

Puis vient Selden, qui appuie son système sur le petit nombre de lois que Dieu dicta aux enfans de Noé. Mais Sem fut le seul qui persévéra dans la religion du Dieu d'Adam. Loin de fonder un droit commun à ses descendans et à ceux de Cham et de Japhet, on pourrait dire plutôt qu'il fonda un droit exclusif, qui fit plus tard distinguer les Juifs des Gentils...

Puffendorf, en jetant l'homme dans le monde sans secours de la Providence, hasarde une hypothèse digne d'Épicure, ou plutôt de Hobbes....

Écartant ainsi la Providence, ils ne pouvaient découvrir les sources de tout ce qui a rapport à l'économie du droit naturel des gens, ni celles des religions, des langues et des lois, ni celles de la paix et de la guerre, des traités, etc. De là deux erreurs capitales.

1. D'abord ils croient que leur droit naturel, fondé sur les théories des philosophes, des théologiens, et sur quelques-unes de celles des jurisconsultes, et qui est éternel dans son idée abstraite, a dû être aussi éternel dans l'usage et dans la pratique des nations. Les jurisconsultes romains raisonnent mieux en considérant ce droit naturel comme ordonné par la Providence, et comme éternel en ce sens, que sorti des mêmes origines que les religions, il passe comme elles par différens âges, jusqu'à ce que les philosophes viennent le perfectionner et le compléter par des théories fondées sur l'idée de la justice éternelle.

2. Leurs systèmes n'embrassent pas la moitié du droit naturel des gens. Ils parlent de celui qui regarde la conservation du genre humain, et ils ne disent rien de celui qui a rapport à la conservation des peuples en particulier. Cependant c'est le droit naturel établi séparément dans chaque cité qui a préparé les peuples à reconnaître, dès leurs premières communications, le sens commun qui les unit, de sorte qu'ils donnassent et redussent des lois conformes à toute la nature humaine, et les respectassent comme dictées par la Providence. (Vico).

39: C'est cette langue naturelle que les hommes ont parlée autrefois, selon Platon et Jamblique. Platon a deviné plutôt que découvert cette vérité. Delà l'inutilité de ses recherches dans le Cratylo, delà les attaques d'Aristote et de Gallen. (Vico).

40: La plupart des lois dont les Athéniens et les Lacédémoniens font honneur à Solon et à Lycurgue, leur ont été attribuées à tort, puisqu'elles sont entièrement contraires au principe de leur conduite. Ainsi Solon institue l'aréopage, qui existait dès le temps de la guerre de Troie, et dans lequel Oreste avait été absous du meurtre de sa mère par la voix de Minerve (c'est-à-dire par le partage égal des voix). Cet aréopage, institué par Solon, le fondateur de la démocratie à Athènes, maintient de toute sa sévérité le gouvernement aristocratique jusqu'au temps de Périclès. Au contraire on attribue à Lycurgue, au fondateur de la république aristocratique de Sparte, une loi agraire analogue à celle que les Gracques proposèrent à Rome. Mais nous voyons que, lorsque Agis voulut réellement introduire à Sparte un partage égal des terres conforme aux principes de la démocratie, il fut étranglé par ordre des Éphores. Édition de 1730, pag. 209.

41: L'opinion de Montesquieu et de Vico sur le caractère des institutions de Servius-Tullius a été suivie par M. Niebuhr. (N. du T.)

42: Vico semble adopter une opinion très différente quelques pages plus loin. (N. du T.)

43: Par exemple, trois épis, ou l'action de couper trois fois des épis, pour signifier trois années.—Platon et Jamblique ont dit que cette langue, dont les expressions portaient avec elles leur sens naturel, s'était parlée autrefois. Ce fut sans doute cette langue atlantique qui, selon les savans, exprimait les idées par la nature même des choses, c'est-à-dire, par leurs propriétés naturelles (Vico).

44: Le besoin d'assurer les terres à leurs possesseurs fut un des motifs qui déterminèrent le plus puissamment l'invention des caractères ou noms (dans le sens originaire de nomina, maisons divisées en plusieurs familles ou gentes). Ainsi Mercure Trismégiste, symbole poétique des premiers fondateurs de la civilisation égyptienne, inventa les lois et les lettres; et c'est du nom de Mercuro, regardé aussi comme le Dieu des marchands, mercatorum, que les Italiens disent mercare pour marquer de lettres ou de signes quelconques les bestiaux et les autres objets de commerce (robe da mercantara) pour la distinction et la sûreté des propriétés. Qui ne s'étonnerait de voir subsister jusqu'à nos jours une telle conformité de pensée et de langage entre les nations? (Vico).

45: Telle est l'origine des armoiries, et par suite des médailles. Les familles, puis les nations, les employèrent d'abord par nécessité. Elles devinrent plus tard un objet d'amusement et d'érudition. On a donné à ces emblèmes le nom d'héroïques, sans en bien sentir le motif. Les modernes ont besoin d'y inscrire des devises qui leur donnent un sens; il n'en était pas de même des emblèmes employés naturellement dans les temps héroïques; leur silence parlait assez. Ils portaient avec eux leur signification; ainsi trois épis, ou le geste de couper trois fois des épis, signifiait naturellement trois années; d'où il vint que caractère et nom s'employèrent indifféremment l'un pour l'autre, et que les mots nom et nature eurent la même signification, comme nous l'avons dit plus haut.

Ces armoiries, ces armes et emblèmes des familles, furent employés au moyen âge, lorsque les nations, redevenues muettes, perdirent l'usage du langage vulgaire. Il ne nous reste aucune connaissance des langues que parlaient alors les Italiens, les Français, les Espagnols et les autres nations de ce temps. Les prêtres seuls savaient le latin et le grec. En français clerc voulait dire souvent lettré; au contraire, chez les italiens, laico se disait pour illettré, comme on le voit dans un beau passage de Dante. Parmi les prêtres mêmes, il y avait tant d'ignorance, qu'on trouve des actes souscrits par des évêques, où ils ont mis simplement la marque d'une croix, faute de savoir écrire leur nom. Parmi les prélats instruits, il y en avait même peu qui eussent écrire. Le père Mabillon, dans son ouvrage de re diplomaticâ, a pris le soin de reproduire par la gravure les signatures apposées par des évêques et des archevêques aux actes des Conciles de ces temps barbares; l'écriture en est plus informe que celle des hommes les plus ignorans d'aujourd'hui; et pourtant ces prélats étaient les chanceliers des royaumes chrétiens, comme aujourd'hui encore les trois archevêques archichanceliers de l'Empire pour les langues allemande, française et italienne. Une loi anglaise accorde la vie au coupable digne de mort qui pourra prouver qu'il sait lire. C'est peut-être pour cette cause que plus tard le mot lettré a fini par avoir à-peu-près le même sens que celui de savant.—Il est encore résulté de cette ignorance de l'écriture, que dans les anciennes maisons il n'y a guères de mur où l'on n'ait gravé quelque figure, quelqu'emblème.

Concluons de tout ceci que ces signes divers, employés nécessairement par les nations muettes encore, pour assurer la distinction des propriétés furent ensuite appliqués aux usages publics, soit à ceux de la paix (d'où provinrent les médailles), soit à ceux de la guerre. Dans ce dernier cas, ils ont l'usage primitif des hiéroglyphes, puisqu'ordinairement les guerres ont lieu entre des nations qui parlent des langues différentes et qui par conséquent sont muettes l'une par rapport à l'autre.

46: La plupart des langues ont à-peu-près trente mille mots. Si l'on peut ajouter foi aux calculs de Héron dans son ouvrage sur la Langue Anglaise, l'Espagnol en aurait trente mille, le Français trente-deux mille, l'Italien trente-cinq mille, l'Anglais trente-sept mille. (N. du T.)

47: Nous avons déjà rapporté le passage où Tacite nous apprend que les lettres des Latins ressemblaient à l'ancien alphabet des Grecs. Ce qui le prouve, c'est que les Grecs employèrent pendant long-temps les lettres majuscules pour figurer les nombres, et que les Latins conservèrent toujours le même usage. (Vico).

48: Les locutions héroïques conservées et abrégées dans la précision des langues plus récentes, ont bien étonné les commentateurs de la Bible, qui voient les noms des mêmes rois exprimés d'une manière dans l'Histoire Sacrée, et d'une autre dans l'Histoire profane. C'est que le même homme est envisagé dans l'une, je supposé, sous le rapport de la figure, de la puissance, etc.; dans l'autre, sous le rapport de son caractère, des choses qu'il a entreprises. Nous observons de même qu'en Hongrie la même ville a un nom chez les Hongrois, un autre chez les Grecs, un troisième chez les Allemands, un quatrième chez les Turcs. L'allemand, qui est une langue héroïque, quoique vivante, reçoit tous les mots étrangers en leur faisant subir une transformation. On doit conjecturer que les Latins et les Grecs en font autant, lorsqu'ils expriment tant de choses particulières aux barbares, avec des mots qui sonnent si bien en latin et en grec. Voilà pourquoi on trouve tant d'obscurité dans la géographie et dans l'histoire naturelle des anciens. (Vico).

49: Ce qui le prouve, ce sont les diphthongues qui restèrent dans les langues, et qui durent être bien plus nombreuses dans l'origine. Ainsi les Grecs et les Français qui ont passé d'une manière prématurée de la barbarie à la civilisation ont conservé beaucoup de diphthongues. Voyez la note de l'axiome 21. (Vico).

50: Maintenant encore, au milieu de tant de moyens d'apprendre à parler, ne voyons-nous pas les enfans, malgré la flexibilité de leurs organes, prononcer les consonnes avec la plus grande peine. Les Chinois, qui avec un très petit nombre de signes diversement modifiés, expriment en langue vulgaire leurs cent vingt mille hiéroglyphes, parlent aussi en chantant. (Vico).

51: Nous trouvons ici une preuve de ce que nous avons avancé dans les axiomes. Si les savans s'appliquent à trouver les origines de la langue allemande en suivant nos principes, ils y feront d'étonnantes découvertes. (Vico).

52: Comme le prouve le succès avec lequel Ménénius Agrippa ramena à l'obéissance le peuple romain. (Vico).

53: Selon Tite-Live, Tullus ne voulut point juger lui-même Horace, parce qu'il craignait de prendre sur lui l'odieux d'un tel jugement; explication tout-à-fait ridicule. Tite-Live n'a pas compris que dans un sénat héroïque, c'est-à-dire, aristocratique, un roi n'avait d'autre puissance que celle de créer des duumvirs ou commissaires pour juger les accusés; le peuple des cités héroïques ne se composait que de nobles auxquels l'accusé déjà condamné pouvait toujours en appeler. (Vico).

54: On s'étonnera peu de ce dernier évènement si l'on songe à l'étendue illimité de la puissance paternelle des premiers hommes du paganisme, de ces Cyclopes de la fable. Cette puissance fut sans borne chez les nations les plus éclairées, telles que la grecque, chez les plus sages, telles que la romaine; jusqu'aux temps de la plus haute civilisation, les pères y avaient le droit de faire périr leurs enfans nouveau-nés. C'est ce qui doit diminuer l'horreur que nous inspire, dans la douceur de nos temps modernes, la sévérité de Brutus, condamnant ses fils, et de Manlius faisant périr le sien pour avoir combattu et vaincu au mépris de ses ordres. (Vico).

55: C'est cette tradition vulgaire sur la sagesse des anciens qui a trompé Platon, et lui a fait regretter les temps où les philosophes régnaient, où les rois étaient philosophes. (Vico).

56: Cette tradition mal interprétée a jeté tous les politiques dans l'erreur de croire que la première forme des gouvernemens civils aurait été la monarchie. Partant de cette erreur, ils ont établi pour principe de leur fausse science que la royauté tirait son origine de la violence, ou de la fraude qui aurait bientôt éclaté en violence. Mais à cette époque où les hommes avaient encore tout l'orgueil farouche de la liberté bestiale, cette simplicité grossière où ils se contentaient des productions spontanées de la nature pour alimens, de l'eau des fontaines pour boisson, et des cavernes pour abri pendant leur sommeil; dans cette égalité naturelle où tous les pères étaient souverains de leur famille, on ne peut comprendre comment la fraude ou la force eussent assujéti tous les hommes à un seul. (Vico).

57: Aristote définit les fils, des instrumens animés de leurs pères; et jusqu'au temps où la constitution de Rome devint entièrement démocratique, les pères du famille conservèrent dans son intégrité cette monarchie domestique. Dans les premiers siècles, ils pouvaient vendre leurs fils jusqu'à trois fois. Plus tard lorsque la civilisation eut adouci les esprits, l'émancipation se fit par trois ventes fictives. Mais les Gaulois et les Celtes conservèrent toujours le même pouvoir sur leurs enfans et leurs esclaves. On a retrouvé les mêmes mœurs dans les Indes occidentales: les pères y vendaient réellement leurs enfans; et en Europe les Moscovites et les Tartares peuvent exercer quatre fois le même droit. Tout ceci prouve combien les modernes se sont mépris sur le sens du mot célèbre; les barbares n'ont point sur leurs enfans le même pouvoir que les citoyens romains. Cette maxime des jurisconsultes anciens se rapporte aux nations vaincues par le peuple romain. La victoire leur ôtant tout droit civil, ainsi que nous le démontrerons, les vaincus conservaient seulement la puissance paternelle, donnée par la nature, les liens naturels du sang, cognationes, et d'un autre côté le domaine naturel ou bonitaire; en tout cela leurs obligations étaient simplement naturelles, de jure naturali gentium, en ajoutant, avec Ulpien, humanarum. Mais pour les peuples indépendans de l'Empire, ces droits furent civils, et précisément les mêmes que ceux des citoyens romains. (Vico).

58: L'hospitalité héroïque entraîna aussi dans d'autres occasions l'idée d'inimitié: Pâris fut hôte d'Hélène, Thésée d'Ariane, Jason de Médée, Énée de Didon; ces enlèvemens, ces trahisons étaient des actions héroïques. (Vico).

59: Bernardo Segni, traduit ce qu'Aristote appelle une république démocratique, par republica per censo. (Vico).

60: De même que les Grecs, du mot χειρ, la main, qui par extension signifie aussi puissance chez toutes les nations, tirèrent celui de χυρια, dans un sens analogue à celui du latin curia. (Vico).

61: Plaute dit dans plusieurs endroits, qu'il a traduit, en langue barbare, les comédies grecques..., Marcus vertit barbarè. (Vico).

62: Ουκ εχοντος πω αισχυνην τουτου τον εργου (τον αρπαζειν), φεροντος δε τι και δοξης μαλλον. Δηλουσι δε των τε ηπειρωτων τινες ετι και νυν, οις κοσμος καλως τουτο δραν, και οι παλαιοι των ποιητων τας πυστεις των καταπλεοντων πανταχου ομοιως ερωτωντες ει λησται εισιν ως ουτε ων πυνθανονται απαξιουντων το εργον, οις τ' επιμελες ειν ειδεναι, ουκ ονειδιζοννων.

63: On prend ordinairement dans ce passage le mot hostis dans le sens de l'adverse partie; mais Cicéron observe précisément à ce sujet que hostis était pris par les anciens latins dans le sens du peregrinus. (Vico).

64: Comment expliquer cette prétendue alliance, quand Romulus lui-même, sorti du sang des rois d'Albe, vengeur de Numitor auquel il avait rendu le trône, ne put trouver de femmes chez les Albains. (Vico).

65: Le nombre, chose la plus abstraite de toutes, fut la dernière que comprirent les nations. Pour désigner un grand nombre, on se servit d'abord de celui de douze, de là les douze grands dieux, les douze travaux d'Hercule, les douze parties de l'as, les douze tables, etc. Les Latins ont conservé, d'une époque où l'on connaissait mieux les nombres, leur mot sexcenti, et les Italiens, cento, et ensuite cento e mille, pour dire un nombre innombrable. Les philosophes seuls peuvent arriver à comprendre l'idée d'infini. (Vico).

66: Il est à croire qu'au temps de la guerre de Troie, le nom de αχαιοι, achivi, était restreint à une partie du peuple grec, qui fit cette guerre; mais ce nom s'étant étendu à toute la nation, on dit au temps d'Homère que toute la Grèce s'était liguée contre Troie. Ainsi nous voyons dans Tacite que ce nom de Germanie, étendu depuis à une vaste contrée de l'Europe, n'avait désigné originalement qu'une tribu qui, passant le Rhin, chassa les Gaulois de ses bords; la gloire de cette conquête fit adopter ce nom par toute la Germanie, comme la gloire du siège de Troie avait fait adopter celui d'achivi par tous les Grecs. (Vico).

67: Nous avons observé dans la table chronologique que cette époque est pour l'histoire grecque celle de la plus grande lumière, comme pour l'histoire romaine l'époque de la seconde guerre punique; c'est alors que Tite-Live déclare qu'il écrit l'histoire avec plus de certitude; et pourtant il n'hésite point d'avouer qu'il ignore les trois circonstances historiques les plus importantes. Voyez la table chronologique. (Vico).

68: Les premiers hommes étant presque ainsi incapables de généraliser que les animaux, pour qui toute sensation nouvelle efface entièrement la sensation analogue qu'ils ont pu éprouver, ils ne pouvaient combiner des idées et discourir. Toutes les pensées (sentenze) devaient en conséquence être particularisées par celui qui les pensait, ou plutôt qui les sentait. Examinons le trait sublime que Longin admire dans l'ode de Sapho, traduite par Catulle: le poète exprime par une comparaison les transports qu'inspire la présence de l'objet aimé,

Ille mi par esse deo videtur,
Celui-là est pour moi égal en bonheur aux dieux même....

la pensée n'atteint pas ici le plus haut degré du sublime, parce que l'amant ne la particularise point en la restreignant à lui-même; c'est au contraire ce que fait Térence, lorsqu'il dit:

Vitam deorum adepti sumus,
Nous avons atteint la félicité des dieux.

ce sentiment est propre à celui qui parle, le pluriel est pour le singulier; cependant ce pluriel semble en faire un sentiment commun à plusieurs. Mais le même poète dans une autre comédie porte le sentiment au plus haut degré de sublimité en le singularisant et l'appropriant à celui qui l'éprouve,

Deus factus sum, je ne suis plus un homme, mais un Dieu.

Les pensées abstraites regardant les généralités sont du domaine des philosophes, et les réflexions sur les passions sont d'une fausse et froide poésie.

69: Ces principes de géographie peuvent justifier Homère d'erreurs très graves qui lui sont imputées à tort. Par exemple les Cimmériens durent avoir, comme il le dit, des nuits plus longues que tous les peuples de la Grèce, parce qu'ils étaient placés dans sa partie la plus septentrionale; ensuite on a reculé l'habitation des Cimmériens jusqu'aux Palus-Méotides. On disait à cause de leurs longues nuits qu'ils habitaient près des enfers, et les habitans de Cumes, voisins de la grotte de la Sybille qui conduisait aux enfers, reçurent, à cause de cette prétendue analogie de situation, le nom de Cimmériens. Autrement il ne serait point croyable qu'Ulysse, voyageant sans le secours des enchantemens (contre lesquels Mercure lui avait donné un préservatif), fût allé en un jour voir l'enfer chez les Cimmériens des Palus-Méotides, et fût revenu le même jour à Circéi, maintenant le mont Circello, près de Cumes.—Les Lotophages et les Lestrigons durent aussi être voisins de la Grèce.

Les mêmes principes de géographie poétique peuvent résoudre de grandes difficultés dans l'Histoire ancienne de l'Orient, où l'on éloigne beaucoup vers le nord ou le midi des peuples qui durent être placés d'abord dans l'orient même.

Ce que nous disons de la Géographie des Grecs se représente dans celle des Latins. Le Latium dut être d'abord bien resserré, puisqu'en deux siècles et demi, Rome, sous ses rois, soumit à-peu-près vingt peuples sans étendre son empire à plus de vingt milles. L'Italie fut certainement circonscrite par la Gaule Cisalpine et par la Grande-Grèce; ensuite les conquêtes des Romains étendirent ce nom à toute la Péninsule. La mer d'Étrurie dut être bien limitée lorsqu'Horatius-Coclès arrêtait seul toute l'Étrurie sur un pont; ensuite ce nom s'est étendu par les victoires de Rome à toute cette mer qui baigne la côte inférieure de l'Italie. De même le Pont où Jason conduisit les Argonautes, dut être la terre la plus voisine de l'Europe, celle qui n'en est séparée que par l'étroit bassin appelé Propontide; cette terre dut donner son nom à la mer du Pont, et ce nom s'étendit à tout le golfe que présente l'Asie, dans cette partie de ses rivages où fut depuis le royaume de Mithridates; le père de Médée, selon la même fable, était né à Chalcis, dans cette ville grecque de l'Eubée qui s'appelle maintenant Négrepont.—La première Crète dut être une île dans cet Archipel où les Cyclades forment une sorte de labyrinthe; c'est de là probablement que Minos allait en course contre les Athéniens; dans la suite, la Crète sortit de la mer Égée pour se fixer dans celle où nous la plaçons.

Puisque des Latins nous sommes revenus aux Grecs, remarquons que cette nation vaine en se répandant dans le monde, y célébra partout la guerre de Troie et les voyages des héros errans après sa destruction, des héros grecs, tels que Ménélas, Diomède, Ulysse, et des héros troyens, tels que Antenor, Capys, Énée. Les Grecs ayant retrouvé dans toutes les contrées du monde un caractère de fondateurs des sociétés analogue à celui de leur Hercule de Thèbes, ils placèrent partout son nom et le firent voyager par toute la terre qu'il purgeait de monstres sans en rapporter dans sa patrie autre chose que de la gloire. Varron compte environ quarante Hercules, et il affirme que celui des Latins s'appelait Dius Fidius; les Égyptiens, aussi vains que les Grecs, disaient que leur Jupiter Ammon était le plus ancien des Jupiter, et que les Hercules des autres nations avaient pris leur nom de l'Hercule Égyptien. Les Grecs observèrent encore qu'il y avait eu partout un caractère poétique de bergers parlant en vers; chez eux c'était Évandre l'arcadien; Évandre ne manqua pas de passer de l'Arcadie dans le Latium, où il donna l'hospitalité à l'Hercule grec, son compatriote, et prit pour femme Carmenta, ainsi nommée de carmina, vers; elle trouva chez les Latins les lettres, c'est-à-dire, les formes des sons articulés qui sont la matière des vers. Enfin ce qui confirme tout ce que nous venons de dire, c'est que les Grecs observèrent ces caractères poétiques dans le Latium, en même temps qu'ils trouvèrent leurs Curètes répandus dans la Saturnie, c'est-à-dire dans l'ancienne Italie, dans la Crète et dans l'Asie.

Mais comme ces mots et ces idées passèrent des Grecs aux Latins dans un temps où les nations, encore très sauvages, étaient fermées aux étrangers[69-A], nous avons demandé plus haut qu'on nous passât la conjecture suivante: Il peut avoir existé sur le rivage du Latium une cité grecque, ensevelie depuis dans les ténèbres de l'antiquité, laquelle aurait donné aux Latins les lettres de l'alphabet. Tacite nous apprend que les lettres latines furent d'abord semblables aux plus anciennes des Grecs, ce qui est une forte preuve que les Latins ont reçu l'alphabet grec de ces Grecs du Latium, et non de la grande Grèce, encore moins de la Grèce proprement dite; car s'il en eût été ainsi, ils n'eussent connu ces lettres qu'au temps de la guerre de Tarente et de Pyrrhus, et alors ils se seraient servis des plus modernes, et non pas des anciennes.

Les noms d'Hercule, d'Évandre et d'Énée passèrent donc de la Grèce dans le Latium, par l'effet de quatre causes que nous trouverons dans les mœurs et le caractère des nations: 1o les peuples encore barbares sont attachés aux coutumes de leur pays, mais à mesure qu'ils commencent à se civiliser, ils prennent du goût pour les façons de parler des étrangers, comme pour leurs marchandises et leurs manières; c'est ce qui explique pourquoi les Latins changèrent leur Dius Fidius pour l'Hercule des Grecs, et leur jurement national Medius Fidius pour Mehercule, Mecastor, Edepol. 2o La vanité des nations, nous l'avons souvent répété, les porte à se donner l'illustration d'une origine étrangère, surtout lorsque les traditions de leurs âges barbares semblent favoriser cette croyance; ainsi, au moyen âge, Jean Villani nous raconte que Fiesole fut fondé par Atlas, et qu'un roi troyen du nom de Priam régna en Germanie; ainsi les Latins méconnurent sans peine leur véritable fondateur, pour lui substituer Hercule, fondateur de la société chez les Grecs, et changèrent le caractère de leurs bergers-poètes pour celui de l'Arcadien Évandre. 3o Lorsque les nations remarquent des choses étrangères, qu'elles ne peuvent bien expliquer avec des mots de leur langue, elles ont nécessairement recours aux mots des langues étrangères. 4o Enfin, les premiers peuples, incapables d'abstraire d'un sujet les qualités qui lui sont propres, nomment les sujets pour désigner les qualités, c'est ce que prouvent d'une manière certaine plusieurs expressions de la langue latine. Les Romains ne savaient ce que c'était que luxe; lorsqu'ils l'eurent observé dans les Tarentins, ils dirent un Tarentin pour un homme parfumé. Ils ne savaient ce que c'était que stratagème militaire; lorsqu'ils l'eurent observé dans les Carthaginois, ils appelèrent les stratagèmes punicas artes, les arts puniques ou carthaginois. Ils n'avaient point l'idée du faste; lorsqu'ils le remarquèrent dans les Capouans, ils dirent supercilium campanicum, pour fastueux, superbe. C'est de cette manière que Numa et Ancus furent Sabins; les Sabins étant remarquables par leur piété, les Romains dirent Sabin, faute de pouvoir exprimer religieux. Servius Tullius fut Grec dans le langage des Romains, parce qu'ils ne savaient pas dire habile et rusé.

Peut-être doit-on comprendre de cette manière les Arcadiens d'Évandre, et les Phrygiens d'Énèe. Comment des bergers, qui ne savaient ce que c'est que la mer, seraient-ils sortis de l'Arcadie, contrée toute méditerranée de la Grèce, pour tenter une si longue navigation et pénétrer jusqu'au milieu du Latium? Cependant toute tradition vulgaire doit avoir originairement quelque cause publique, quelque fondement de vérité..... Ce sont les Grecs qui, chantant par tout le monde leur guerre de Troie et les aventures de leurs héros, ont fait d'Énée le fondateur de la nation romaine, tandis que, selon Bochart, il ne mit jamais le pied en Italie, que Strabon assure qu'il ne sortit jamais de Troie, et qu'Homère, dont l'autorité a plus de poids ici, raconte qu'il y mourut et qu'il laissa le trône à sa postérité. Cette fable, inventée par la vanité des Grecs et adoptée par celle des Romains, ne put naître qu'au temps de la guerre de Pyrrhus, époque à laquelle les Romains commencèrent à accueillir ce qui venait de la Grèce.

Il est plus naturel de croire qu'il exista sur le rivage du Latium une cité grecque qui, vaincue par les Romains, fut détruite en vertu du droit héroïque des nations barbares, que les vaincus furent reçus à Rome dans la classe des plébéiens, et que, dans le langage poétique, on appela dans la suite Arcadiens ceux d'entre les vaincus qui avaient d'abord erré dans les forêts, Phrygiens ceux qui avaient erré sur mer.

69-A: Tite-Live assure qu'à l'époque de Servius Tullius, le nom si célèbre de Pythagore n'aurait pu parvenir de Crotone à Rome à travers tant de nations séparées par la diversité de leurs langues et de leurs mœurs. (Vico).

70: La géographie comprenant la nomenclature et la chorographie ou description des lieux, principalement des cités, il nous reste à la considérer sous ce double aspect pour achever ce que nous avions à dire de la sagesse poétique.

Nous avons remarqué plus haut que les cités héroïques furent fondées par la Providence dans des lieux d'une forte position, désignés par les Latins, dans la langue sacrée de leur âge divin, par le nom d'Ara, ou bien d'Arces (de là, au moyen âge, l'italien rocche, et ensuite castella pour seigneuries). Ce nom d'Ara dut s'étendre à tout le pays dépendant de chaque cité héroïque, lequel s'appelait aussi Ager, lorsqu'on le considérait sous le rapport des limites communes avec les cités étrangères, et territorium sous le rapport de la juridiction de la cité sur les citoyens. Il y a sur ce sujet un passage remarquable de Tacite; c'est celui où il décrit l'Ara maxima d'Hercule à Rome: Igitur à foro boario, ubi œneum bovis simulacrum adspicimus, quia id genus animalium aratro subditur, sulcus designandi oppidi captus, ut magnam Herculis aram complecteretur, ara Herculis erat. Joignez-y le passage curieux où Salluste parle de la fameuse Ara des frères Philènes, qui servait de limites à l'empire carthaginois et à la Cyrénaïque. Toute l'ancienne géographie est pleine de semblables aræ; et pour commencer par l'Asie, Cellarius observe que toutes les cités de la Syrie prenaient le nom d'Are, avant ou après leurs noms particuliers; ce qui faisait donner à la Syrie elle-même celui d'Aramea ou Aramia. Dans la Grèce, Thésée fonda la cité d'Athènes en érigeant le fameux autel des malheureux. Sans doute il comprenait avec raison sous cette dénomination les vagabonds sans lois et sans culte qui, pour échapper aux rixes continuelles de l'état bestial, cherchaient un asile dans les lieux forts occupés par les premières sociétés, faibles qu'ils étaient par leur isolement, et manquant de tous les biens que la civilisation assurait déjà aux hommes réunis par la religion.

Les Grecs prenaient encore αρα dans le sens de vœu, action de dévouer, parce que les premières victimes saturni hostiæ, les premiers αναθηματα, diris devoti, furent immolés sur les premières Aræ, dans le sens où nous prenons ce mot. Ces premières victimes furent les hommes encore sauvages qui osèrent poursuivre sur les terres labourées par les forts, les faibles qui s'y réfugiaient (campare en italien, du latin campus, pour se sauver). Ils y étaient consacrés à Vesta et immolés. Les Latins en ont conservé supplicium, dans les deux sens de supplice et de sacrifice. En cela la langue grecque répond à la langue latine: αρα, vœu, action de dévouer veut dire aussi noxa, la personne ou la chose coupable, et de plus diræ, les Furies. Les premiers coupables qu'on dévoua, primæ noxæ, étaient consacrés aux Furies, et ensuite sacrifiés sur les premières aræ dont nous avons parlé. Le mot hara dut signifier chez les anciens Latins, non pas le lieu où l'on élève les troupeaux, mais la victime, d'où vint certainement haruspex, celui qui tire les présages de l'examen des entrailles des victimes immolées devant les autels.

D'après ce que nous avons vu relativement à l'Ara maxima d'Hercule, c'est sur une ara semblable à celle de Thésée que Romulus dut fonder Rome, en ouvrant un asile dans un bois. Jamais les Latins ne parlent d'un bois sacré, lucus, sans faire mention d'un autel, ara, élevé dans ce bois à quelque divinité. Aussi lorsque Tite-Live nous dit en général que les asiles furent le moyen employé d'ordinaire par les anciens fondateurs des villes, vetus urbes condentium consilium, il nous indique la raison pour laquelle on trouve dans l'ancienne géographie tant de cités avec le nom d'Aræ. Nous avons parlé de l'Asie et de l'Afrique, mais il en est de même en Europe, particulièrement en Grèce, en Italie, et maintenant encore en Espagne. Tacite mentionne en Germanie l'Ara Ubiorum. De nos jours on donne ce nom en Transilvanie à plusieurs cités.

C'est aussi de ce mot Ara, prononcé et entendu d'une manière si uniforme par tant de nations séparées par les temps, les lieux et les usages, que les Latins durent tirer le mot aratrum, charrue, dont la courbure se disait urbs (le sens le plus ordinaire de ce mot est celui de ville); du même mot vinrent enfin arx, forteresse, arceo, repousser (ager arcifinius, chez les auteurs qui ont écrit sur les limites des champs), et arma, arcus, armes, arc; c'était une idée bien sage de faire ainsi consister le courage à arrêter et repousser l'injustice. Αρης, Mars vint sans doute de la défense des aræ. (Vico).

71: Usage barbare dont les nations se seraient constamment abstenues si l'on en croyait les auteurs qui ont écrit sur le droit des gens, et qui pourtant était alors pratiqué par ces Grecs auxquels on attribue la gloire d'avoir répandu la civilisation dans le monde. (Vico).

72: Au moyen âge, dont l'Homère toscan (Dante) n'a chanté que des faits réels, nous voyons que Rienzi, exposant aux Romains l'oppression dans laquelle ils étaient tenus par les nobles, fut interrompu par ses sanglots et par ceux de tous les assistans. La vie de Rienzi par un auteur contemporain nous représente au naturel les mœurs héroïques de la Grèce, telles qu'elles sont peintes dans Homère. (Vico). Voy. dans la note du discours le jugement sur Dante.

73:

. . . . . . μεγαν περικαλλεα πεπλον
ποικιλον εν δαρ' εσαν περοναι δυο καιδεχα πασαι
χρυσειαι, κληισιν ευγναμπτοις αραροιαι. Od. Σ.

74: L'usage en resta dans les sacrifices, et les Romains appelèrent toujours prosficia les chairs des victimes rôties sur les autels que l'on partageait entre les convives; dans la suite les victimes, comme les viandes profanes, furent rôties avec des broches. Lorsqu'Achille reçoit Priam à sa table, il ouvre l'agneau, et ensuite Patrocle le rôtit, prépare la table, et sert le pain dans des corbeilles; les héros ne célébraient point de banquets qui ne fussent des sacrifices, où ils étaient eux-mêmes les prêtres. Les Latins en conservèrent epulæ, banquets somptueux, le plus souvent donnés par les grands; epulum, repas donné au peuple par la république; epulones, prêtres qui prenaient part au repas sacré. Agamemnon tue lui-même les deux agneaux dont le sang doit consacrer le traité fait avec Priam; tant on attachait alors une idée magnifique à une action qui nous semble maintenant celle d'un boucher! (Vico).

75: Rien n'indique qu'Hésiode qui laissa ses ouvrages écrits ait été appris par cœur, comme Homère, par les rapsodes. Les chronologistes ont donc pris un soin puéril en le plaçant trente ans avant Homère, tandis qu'il dut venir après les Pisistratides.

On pourrait cependant attaquer cette opinion en considérant Hésiode comme un de ces poètes cycliques, qui chantèrent toute l'histoire fabuleuse des Grecs, depuis l'origine de leur théogonie jusqu'au retour d'Ulysse à Itaque, et en les plaçant dans la même classe que les rapsodes homériques. Ces poètes dont le nom vient de κυκλος, cercle, ne purent être que des hommes du peuple qui, les jours de fêtes, chantaient les fables à la multitude rassemblée en cercle autour d'eux. On les désigne ordinairement eux-mêmes par l'épithète de κυκλιοι, εκυκλιοι, et les recueils de leurs ouvrages par κυκλος επικος, κυκλια επη, ποιημα εγκυκλικον, ou simplement κυκλος. Hésiode, considéré comme un poète cyclique, qui raconte toutes les fables relatives aux dieux de la Grèce, aurait précédé Homère.

Ce que nous disions d'abord d'Hésiode, nous le dirons d'Hippocrate. Il laissa des ouvrages considérables écrits, non en vers, mais en prose, et par conséquent incapables d'être retenus par cœur; nous le placerons au temps d'Hérodote. (Vico).

76: Amphion dut appartenir à cette classe. Il fut en outre l'inventeur du dithyrambe, première ébauche de la tragédie écrite en vers héroïques (nous avons démontré que ce vers fut le premier chez les Grecs). Ainsi le dithyrambe d'Amphion aurait été la première satire; on vient de voir que c'est en parlant de la satire qu'Horace commence à traiter de la tragédie. (Vico).

77: Il peut être vrai en ce sens que Bacchus, dieu de la vendange, ait commandé à Eschyle de composer des tragédies. (Vico).

78: Aussi a-t-on lieu de conjecturer que la tragédie a tiré son nom de ce genre de déguisement, plutôt que du bouc Τραγος, qu'on donnait en prix au vainqueur. (Vico).

79: C'est de là peut-être que chez nous les vendangeurs sont encore appelés vulgairement cornuti. (Vico).

80: Lex per satyram signifiait une loi qui comprenait des matières diverses. (Vico).

81: Lorsque l'esprit humain s'habitua à abstraire les formes et les propriétés des sujets, ces universaux poétiques, ces genres créés par l'imagination (generi fantastici), firent place à ceux que la raison créa (generi intelligibili), c'est alors que vinrent les philosophes; et plus tard encore, les auteurs de la nouvelle comédie, dont l'époque est pour la Grèce celle de la plus haute civilisation, prirent des philosophes l'idée de ces derniers genres et les personnifièrent dans leurs comédies. (Vico).

82: Ainsi comme nous l'avons dit plus haut, la phrase héroïque, le sang me bout dans le cœur, fut résumée dans la langue vulgaire par ce mot abstrait et général, je suis en colère. (Vico).

83: Voyez dans Tacite comment la monarchie s'établit à Rome à la faveur des titres républicains que privent les empereurs, et auxquels le peuple donna peu-à-peu un nouveau sens. (Note du Trad.)

84: On ne pouvait jusqu'ici ajouter foi à cette vérité tant que l'on attribuait aux premiers peuples ce parfait héroïsme imaginé par les philosophes; préjugé qui résultait d'une opinion exagérée que l'on s'était formée de la sagesse des anciens. (Vico).

85: Qu'on voie par-là si les commentateurs de la loi des douze tables ont été bien avisés de placer dans la onzième le titre suivant, auspicia incommunicata plebi sunto. Tous les droits civils, publics et privés, étaient une dépendance des auspices, et restaient le privilège des nobles. Les droits privés étaient les noces, la puissance paternelle, la suité, l'agitation, la gentilité, la succession légitime, le testament et la tutelle. Après avoir dans les premières tables établi les lois qui sont propres à une démocratie (particulièrement la loi testamentaire) en communiquant tous ces droits privés au peuple, ils rendent la forme du gouvernement entièrement aristocratique par un seul titre de la onzième table. Toutefois dans cette confusion, ils rencontrent par hasard une vérité, c'est que plusieurs coutumes anciennes des Romains reçurent le caractère de lois dans les deux dernières tables; ce qui montre bien que Rome fut dans les premiers siècles une aristocratie. (Vico).

86: En cela l'habileté d'Auguste leur avait donné l'exemple. De crainte d'éveiller la jalousie du peuple en lui enlevant le privilège nominal de l'empire, imperium, il prit le titre de la puissance tribunitienne, potestas tribunitia, se déclarant ainsi le protecteur de la liberté romaine.

Le tribunat avait été simplement une puissance de fait; les tribuns n'eurent jamais dans la république ce qu'on appelait imperium. Sous le même Auguste, un tribun du peuple ayant ordonné à Labéon de comparaître devant lui, ce jurisconsulte célèbre, le chef d'une des deux écoles de la jurisprudence romaine, refusa d'obéir; et il était dans son droit, puisque les tribuns n'avaient point l'imperium.

Une observation a échappé aux grammairiens, aux politiques et aux jurisconsultes, c'est que dans la lutte des plébéiens contre les patriciens pour obtenir le consulat, ces derniers voulant satisfaire le peuple sans établir de précédens relativement au partage de l'empire, créèrent des tribuns militaires en partie plébéiens, cum consulari potestate, et non point cum IMPERIO consulari. Aussi tout le système de la république romaine fut compris dans cette triple formule: Senatus autoritas, populi IMPERIUM, PLEBIS POTESTAS. Imperium s'entend des grandes magistratures, du consulat, de la préture qui donnaient le droit de condamner à mort; potestas, des magistratures inférieures, telles que l'édilité, et modicâ coercitione continetur. (Vico).

87: Ces lois doivent avoir été postérieures aux décemvirs, auxquels les anciens peuples les ont rapportées, comme au type idéal du législateur. (Vico).

88: La jalousie aristocratique empêchait qu'on en élevât. On sait que Valérius Publicola ne se justifia du reproche d'avoir construit une maison dans un lieu élevé, qu'en la rasant en une nuit.—Les nations les plus belliqueuses et les plus farouches sont celles qui conservèrent le plus long-temps l'usage de ne point fortifier les villes. En Allemagne, ce fut, dit-on, Henri-l'Oiseleur qui le premier réunit dans des cités le peuple dispersé jusque-là dans les villages, et qui entoura les villes de murs.—Qu'on dise après cela que les premiers fondateurs des villes furent ceux qui marquèrent par un sillon le contour des murs; qu'on juge si les étymologistes ont raison de faire venir le mot porte, à portando aratro, de la charrue qu'on portait pour interrompre le sillon à l'endroit où devaient être les portes. (Vico).

89: Voyez livre II, pag. 214.

90: Alexandre-le-Grand disait que le monde n'était pour lui qu'une cité, dont la citadelle était sa phalange. (Vico).

91: De legibus.

92: De là les χειροθεσιαι et les χειροτονιαι des Grecs: le premier mot désigne l'imposition des mains sur la tête du magistrat qu'on allait élire; le second les acclamations des électeurs qui élevaient les mains. (Vico).

93: La quantité prouve que persona ne vient point, comme on le prétend, de personare. (Vico).

94: Tite-Live dit en parlant de la sentence prononcée contre Horace: Lex horrendi carminis erat.—Dans l'Asinaria de Plaute, Diabolus dit que le parasite est un grand poète, parce qu'il sait mieux que tout autre trouver ces subtilités verbales qui caractérisaient les formules, ou carmina. (Vico).

95: S'il est certain qu'il y eut des lois avant qu'il existât des philosophes, on doit en inférer que le spectacle des citoyens d'Athènes s'unissant par l'acte de la législation dans l'idée d'un intérêt égal qui fût commun à tous, aida Socrate à former les genres intelligibles, ou les universaux abstraits, au moyen de l'induction, opération de l'esprit qui recueille les particularités uniformes capables de composer un genre sous le rapport de leur uniformité. Ensuite Platon remarqua que, dans ces assemblées, les esprits des individus, passionnés chacun pour son intérêt, se réunissaient dans l'idée non passionnée de l'utilité commune. On l'a dit souvent, les hommes, pris séparément, sont conduits par l'intérêt personnel; pris en masse, ils veulent la justice. C'est ainsi qu'il en vint à méditer les idées intelligibles et parfaites des esprits (idées distinctes de ces esprits, et qui ne peuvent se trouver qu'en Dieu même), et s'éleva jusqu'à la conception du héros de la philosophie, qui commande avec plaisir aux passions. Ainsi fut préparée la définition vraiment divine qu'Aristote nous a laissée de la loi: Volonté libre de passion; ce qui est le caractère de la volonté héroïque. Aristote comprit la justice, reine des vertus, qui habite dans le cœur du héros, parce qu'il avait vu la justice légale, qui habite dans l'âme du législateur et de l'homme d'état, commander à la prudence dans le sénat, au courage dans les armées, à la tempérance dans les fêtes, à la justice particulière, tantôt commutative, comme au forum, tantôt distributive, comme au trésor public, ærarium [où les impôts répartis équitablement donnent des droits proportionnels aux honneurs]. D'où il résulte que c'est de la place d'Athènes que sortirent les principes de la métaphysique, de la logique et de la morale. La liberté fit la législation, et de la législation sortit la philosophie.

Tout ceci est une nouvelle réfutation du mot de Polybe que nous avons déjà cité (Si les hommes étaient philosophes, il n'y aurait plus besoin de religion). Sans religion point de société, sans société point de philosophes. Si la Providence n'eût ainsi conduit les choses humaines, on n'aurait pas eu la moindre idée ni de science ni de vertu. (Vico).

96: A cavendo, cavissæ; puis, par contraction, caussæ. (Vico).

97: Ils en ont conservé le titre de sacrée majesté. (Vico).

98: Ces deux dernières formes, convenant également aux gouvernemens des âges civilisés, peuvent sans peine se changer l'une pour l'autre. Mais revenir à l'aristocratie, c'est ce qui est inconciliable avec la nature sociale de l'homme. Le vertueux Dion de Syracuse, l'ami du divin Platon, avait délivré sa patrie de la tyrannie d'un monstre; il n'en fut pas moins assassiné pour avoir essayé de rétablir l'aristocratie. Les pythagoriciens, qui composaient toute l'aristocratie de la grande Grèce, tentèrent d'opérer la même révolution, et furent massacrés ou brûlés vifs. En effet, dès qu'une fois les plébéiens ont reconnu qu'ils sont égaux en nature aux nobles, ils ne se résignent point à leur être inférieurs sous le rapport des droits politiques, et ils obtiennent cette égalité dans l'état populaire, ou sous la monarchie. Aussi voyons-nous le peu de gouvernemens aristocratiques qui subsistent encore, s'attacher, avec un soin inquiet et une sage prévoyance, à contenir la multitude et à prévenir de dangereux mécontentemens. (Vico).

99: Bodin avoue que le royaume de France eut, non pas un gouvernement, comme nous le prétendons, mais au moins une constitution aristocratique sous les races mérovingienne et carlovingienne. Nous demanderons alors à Bodin comment ce royaume s'est trouvé soumis, comme il l'est, à une monarchie pure. Sera-ce en vertu d'une loi royale par laquelle les paladins français se sont dépouillés de leur puissance en faveur des Capétiens, de même que le peuple romain abdiqua la sienne en faveur d'Auguste, si nous en croyons la fable de la loi royale débitée par Tribonien? Ou bien dira-t-il que la France a été conquise par quelqu'un des Capétiens?... Il faut plutôt que Bodin, et avec lui tous les politiques, tous les jurisconsultes, reconnaissent cette loi royale, fondée en nature sur un principe éternel; c'est que la puissance libre d'un état, par cela même qu'elle est libre, doit en quelque sorte se réaliser. Ainsi, toute la force que perdent les nobles, le peuple la gagne, jusqu'à ce qu'il devienne libre; toute celle que perd le peuple libre tourne au profit des rois, qui finissent par acquérir un pouvoir monarchique. Le droit naturel des moralistes est celui de la raison; le droit naturel des gens est celui de l'utilité et de la force. Ce droit, comme disent les jurisconsultes, a été suivi par les nations, usu exigente humanisque necessitatibus expostulantibus. (Vico).

100: Si nous traversons l'Océan pour passer dans le Nouveau-Monde, nous trouverons que l'Amérique eût parcouru la même carrière sans l'arrivée des Européens. (Vico).

101: Ces rois des aristocraties ne doivent pas être confondus avec les monarques. (Note du Traducteur).

102: Le peuple pris en général veut la justice. Lorsque le peuple tout entier constitue la cité, il fait des lois justes, c'est-à-dire généralement bonnes. Si donc, comme le dit Aristote, de bonnes lois sont des volontés sans passion, en d'autres termes, des volontés dignes du sage, du héros de la morale qui commande aux passions, c'est dans les républiques populaires que naquit la philosophie; la nature même de ces républiques conduisait la philosophie à former le sage, et dans ce but à chercher la vérité. Les secours de la philosophie furent ainsi substitues par la Providence à ceux de la religion. Au défaut des sentimens religieux qui faisaient pratiquer la vertu aux hommes, les réflexions de la philosophie leur apprirent à considérer la vertu en elle-même, de sorte que, s'ils n'étaient pas vertueux, ils surent du moins rougir du vice.

À la suite de la philosophie naquit l'éloquence, mais telle qu'il convient dans des états où se font des lois généralement bonnes, une éloquence passionnée pour la justice, et capable d'enflammer le peuple par des idées de vertu qui le portent à faire de telles lois. Voilà, à ce qu'il semble, le caractère de l'éloquence romaine au temps de Scipion-l'Africain; mais les états populaires venant à se corrompre, la philosophie suit cette corruption, tombe dans le scepticisme, et se met, par un écart de la science, à calomnier la vérité. De là naît une fausse éloquence, prête à soutenir le pour et le contre sur tous les sujets. (Vico).

103: Mais il est une différence essentielle entre la vraie religion et les fausses. La première nous porte par la grâce aux actions vertueuses pour atteindre un bien infini et éternel, qui ne peut tomber sous les sens; c'est ici l'intelligence qui commande aux sens des actions vertueuses. Au contraire dans les fausses religions qui nous proposent pour cette vie et pour l'autre des biens bornés et périssables, tels que les plaisirs du corps, ce sont les sens qui excitent l'âme à bien agir. (Vico).

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