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Principes de la Philosophie de l'Histoire: traduits de la 'Scienza nuova'

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CHAPITRE III.
DE LA LOGIQUE POÉTIQUE.

§ I.

La métaphysique, ainsi nommée lorsqu'elle contemple les choses dans tous les genres de l'être, devient logique lorsqu'elle les considère dans tous les genres d'expressions par lesquelles on les désigne; de même la poésie a été considérée par nous comme une métaphysique poétique, dans laquelle les poètes théologiens prirent la plupart des choses matérielles pour des êtres divins; la même poésie, occupée maintenant d'exprimer l'idée de ces divinités, sera considérée comme une logique poétique.

Logique vient de λογος. Ce mot, dans son premier sens, dans son sens propre, signifia fable (qui a passé dans l'italien favella, langage, discours); la fable, chez les Grecs, se dit aussi μυθος, d'où les latins tirèrent le mot mutus; en effet, dans les temps muets, le discours fut mental; aussi λογος signifie idée et parole. Une telle langue convenait à des âges religieux (les religions veulent être révérées en silence, et non pas raisonnées). Elle dut commencer par des signes, des gestes, des indications matérielles dans un rapport naturel avec les idées: aussi λογος, parole, eut en outre chez les Hébreux le sens d'action, chez les Grecs celui de chose. μυθος a été aussi défini un récit véritable, un langage véritable[39]. Par véritable, il ne faut pas entendre ici conforme à la nature des choses, comme dut l'être la langue sainte, enseignée à Adam par Dieu même.

La première langue que les hommes se firent eux-mêmes fut toute d'imagination, et eut pour signes les substances même qu'elle animait, et que le plus souvent elle divinisait. Ainsi Jupiter, Cybèle, Neptune, étaient simplement le ciel, la terre, la mer, que les premiers hommes, muets encore, exprimaient en les montrant du doigt, et qu'ils imaginaient comme des êtres animés, comme des dieux; avec les noms de ces trois divinités, ils exprimaient toutes les choses relatives au ciel, à la terre, à la mer. Il en était de même des autres dieux: ils rapportaient toutes les fleurs à Flore, tous les fruits à Pomone.

Nous suivons encore une marche analogue à celle de ces premiers hommes, mais c'est à l'égard des choses intellectuelles, telles que les facultés de l'âme, les passions, les vertus, les vices, les sciences, les arts; nous nous en formons ordinairement l'idée comme d'autant de femmes (la justice, la poésie, etc.), et nous ramenons à ces êtres fantastiques toutes les causes, toutes les propriétés, tous les effets des choses qu'ils désignent. C'est que nous ne pouvons exposer au-dehors les choses intellectuelles contenues dans notre entendement, sans être secondés par l'imagination, qui nous aide à les expliquer et à les peindre sous une image humaine. Les premiers hommes (les poètes théologiens), encore incapables d'abstraire, firent une chose toute contraire, mais plus sublime: ils donnèrent des sentimens et des passions aux êtres matériels, et même aux plus étendus de ces êtres, au ciel, à la terre, à la mer. Plus tard, la puissance d'abstraire se fortifiant, ces vastes imaginations se resserrèrent, et les mêmes objets furent désignés par les signes les plus petits; Jupiter, Neptune et Cybèle devinrent si petits, si légers, que le premier vola sur les ailes d'un aigle, le second courut sur la mer porté dans un mince coquillage, et la troisième fut assise sur un lion.

Les formes mythologiques (mitologie) doivent donc être, comme le mot l'indique, le langage propre des fables; les fables étant autant de genres dans la langue de l'imagination (generi fantastici), les formes mythologiques sont des allégories qui y répondent. Chacune comprend sous elle plusieurs espèces ou plusieurs individus. Achille est l'idée de la valeur, commune à tous les vaillans; Ulysse, l'idée de la prudence commune à tous les sages.

§. II. COROLLAIRES
Relatifs aux tropes, aux métamorphoses poétiques et aux monstres des poètes.

1. Tous les premiers tropes sont autant de corollaires de cette logique poétique. Le plus brillant, et pour cela même le plus fréquent et le plus nécessaire, c'est la métaphore. Jamais elle n'est plus approuvée que lorsqu'elle prête du sentiment et de la passion aux choses insensibles, en vertu de cette métaphysique par laquelle les premiers poètes animèrent les corps sans vie, et les douèrent de tout ce qu'ils avaient eux-mêmes, de sentiment et de passion; si les premières fables furent ainsi créées, toute métaphore est l'abrégé d'une fable.—Ceci nous donne un moyen de juger du temps où les métaphores furent introduites dans les langues. Toutes les métaphores tirées par analogie des objets corporels pour signifier des abstractions, doivent dater de l'époque où le jour de la philosophie a commencé à luire; ce qui le prouve, c'est qu'en toute langue les mots nécessaires aux arts de la civilisation, aux sciences les plus sublimes, ont des origines agrestes. Il est digne d'observation que, dans toutes les langues, la plus grande partie des expressions relatives aux choses inanimées sont tirées par métaphore, du corps humain et de ses parties, ou des sentimens et passions humaines. Ainsi tête, pour cime, ou commencement, bouche pour toute ouverture, dents d'une charrue, d'un râteau, d'une scie, d'un peigne, langue de terre, gorge d'une montagne, une poignée pour un petit nombre, bras d'un fleuve, cœur pour le milieu, veine d'une mine, entrailles de la terre, côte de la mer, chair d'un fruit; le vent siffle, l'onde murmure, un corps gémit sous un grand poids. Les latins disaient sitire agros, laborare fructus, luxuriari segetes; et les Italiens disent andar in amore le piente, andar in pazzia le viti, lagrimare gli orni, et fronte, spalle, occhi, barbe, collo, gamba, piede, pianta, appliqués à des choses inanimées. On pourrait tirer d'innombrables exemples de toutes les langues. Nous avons dit dans les axiomes, que l'homme ignorant se prenait lui-même pour règle de l'univers; dans les exemples cités ci-dessus, il se fait de lui-même un univers entier. De même que la métaphysique de la raison nous enseigne que par l'intelligence l'homme devient tous les objets (homo intelligendo fit omnia), la métaphysique de l'imagination nous démontre ici que l'homme devient tous les objets faute d'intelligence (homo non intelligendo fit omnia); et peut-être le second axiome est-il plus vrai que le premier, puisque l'homme, dans l'exercice de l'intelligence, étend son esprit pour saisir les objets, et que, dans la privation de l'intelligence, il fait tous les objets de lui-même, et par cette transformation devient à lui seul toute la nature.

2. Dans une telle logique, résultant elle-même d'une telle métaphysique, les premiers poètes devaient tirer les noms des choses d'idées sensibles et plus particulières; voilà les deux sources de la métonymie et de la synecdoque. En effet, la métonymie du nom de l'auteur pris pour celui de l'ouvrage, vint de ce que l'auteur était plus souvent nommé que l'ouvrage; celle du sujet pris pour sa forme et ses accidens vint de l'incapacité d'abstraire du sujet les accidens et la forme. Celles de la cause pour l'effet sont autant de petites fables; les hommes s'imaginèrent les causes comme des femmes qu'ils revêtaient de leurs effets: ainsi l'affreuse pauvreté, la triste vieillesse, la pâle mort.

3. La synecdoque fut employée ensuite, à mesure que l'on s'éleva des particularités aux généralités, ou que l'on réunit les parties pour composer leurs entiers. Le nom de mortel fut d'abord réservé aux hommes, seuls êtres dont la condition mortelle dût se faire remarquer. Le mot tête fut pris pour l'homme, dont elle est la partie la plus capable de frapper l'attention. Homme est une abstraction qui comprend génériquement le corps et toutes ses parties, l'intelligence et toutes les facultés intellectuelles, le cœur et toutes les habitudes morales. Il était naturel que dans l'origine tignum et culmen signifiassent au propre une poutre et de la paille; plus tard, lorsque les cités s'embellirent, ces mots signifièrent tout l'édifice. De même le toit pour la maison entière, parce qu'aux premiers temps on se contentait d'un abri pour toute habitation. Ainsi puppis, la poupe, pour le vaisseau, parce que cette partie la plus élevée du vaisseau est la première qu'on voit du rivage; et chez les modernes on a dit une voile, pour un vaisseau. Mucro, la pointe, pour l'épée; ce dernier mot est abstrait et comprend génériquement la pomme, la garde, le tranchant et la pointe; ce que les hommes remarquèrent d'abord, ce fut la pointe qui les effrayait. On prit encore la matière pour l'ensemble de la matière et de la forme: par exemple, le fer pour l'épée; c'est qu'on ne savait pas encore abstraire la forme de la matière. Cette figure mêlée de métonymie et de synecdoque, tertia messis erat, c'était la troisième moisson, fut, sans aucun doute, employée d'abord naturellement et par nécessité; il fallait plus de mille ans pour que le terme astronomique année pût être inventé. Dans le pays de Florence, on dit toujours, pour désigner un espace de dix ans, nous avons moissonné dix fois.—Ce vers, où se trouvent réunies une métonymie et deux synecdoques,

Post aliquot mea regna videns mirabor aristas,

n'accuse que trop l'impuissance d'expression qui caractérisa les premiers âges. Pour dire tant d'années, on disait tant d'épis, ce qui est encore plus particulier que moissons. L'expression n'indiquait que l'indigence des langues, et les grammairiens y ont cru voir l'effort de l'art.

4. L'ironie ne peut certainement prendre naissance que dans les temps où l'on réfléchit. En effet, elle consiste dans un mensonge réfléchi qui prend le masque de la vérité. Ici nous apparaît un grand principe qui confirme notre découverte de l'origine de la poésie; c'est que les premiers hommes des nations païennes ayant eu la simplicité, l'ingénuité de l'enfance, les premières fables ne purent contenir rien de faux, et furent nécessairement, comme elles ont été définies, des récits véritables.

5. Par toutes ces raisons, il reste démontré que les tropes, qui se réduisent tous aux quatre espèces que nous avons nommées, ne sont point, comme on l'avait cru jusqu'ici, l'ingénieuse invention des écrivains, mais des formes nécessaires dont toutes les nations se sont servies dans leur âge poétique pour exprimer leurs pensées, et que ces expressions, à leur origine, ont été employées dans leur sens propre et naturel. Mais, à mesure que l'esprit humain se développa, à mesure que l'on trouva les paroles qui signifient des formes abstraites, ou des genres comprenant leurs espèces, ou unissant les parties en leurs entiers, les expressions des premiers hommes devinrent des figures. Ainsi, nous commençons à ébranler ces deux erreurs communes des grammairiens, qui regardent le langage des prosateurs comme propre, celui des poètes comme impropre; et qui croient que l'on parla d'abord en prose, et ensuite en vers.

6. Les monstres, les métamorphoses poétiques, furent le résultat nécessaire de cette incapacité d'abstraire la forme et les propriétés d'un sujet, caractère essentiel aux premiers hommes, comme nous l'avons prouvé dans les axiomes. Guidés par leur logique grossière, ils devaient mettre ensemble des sujets, lorsqu'ils voulaient mettre ensemble des formes, ou bien détruire un sujet pour séparer sa forme première de la forme opposée qui s'y trouvait jointe.

7. La distinction des idées fit les métamorphoses. Entre autres phrases héroïques qui nous ont été conservées dans la jurisprudence antique, les Romains nous ont laissé celle de fundum fieri, pour auctorem fieri; de même que le fonds de terre soutient et la couche superficielle qui le couvre, et ce qui s'y trouve semé, ou planté, ou bâti, de même l'approbateur soutient l'acte qui tomberait sans son approbation; l'approbateur quitte le caractère d'un être qui se meut à sa volonté, pour prendre le caractère opposé d'une chose stable.

§. III. COROLLAIRES
Relatifs aux caractères poétiques employés comme signes du langage par les premières nations.

Le langage poétique fut encore employé long-temps dans l'âge historique, à-peu-près comme les fleuves larges et rapides qui s'étendent bien loin dans la mer, et préservent, par leur impétuosité, la douceur naturelle de leurs eaux. Si on se rappelle deux axiomes (48, Il est naturel aux enfans de transporter l'idée et le nom des premières personnes, des premières choses qu'ils ont vues, à toutes les personnes, à toutes les choses qui ont avec elles quelque ressemblance, quelque rapport.—49. Les Égyptiens attribuaient à Hermès Trismégiste toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie humaine), on sentira que la langue poétique peut nous fournir, relativement à ces caractères qu'elle employait, la matière de grandes et importantes découvertes dans les choses de l'antiquité.

1. Solon fut un sage, mais de sagesse vulgaire et non de sagesse savante (riposta). On peut conjecturer qu'il fut chef du parti du peuple, lorsque Athènes était gouvernée par l'aristocratie, et que ce conseil fameux qu'il donnait à ses concitoyens (connaissez-vous vous-mêmes), avait un sens politique plutôt que moral, et était destiné à leur rappeler l'égalité de leurs droits. Peut-être même Solon n'est-il que le peuple d'Athènes, considéré comme reconnaissant ses droits, comme fondant la démocratie. Les Égyptiens avaient rapporté à Hermès toutes les découvertes utiles; les Athéniens rapportèrent à Solon toutes les institutions démocratiques.—De même, Dracon n'est que l'emblème de la sévérité du gouvernement aristocratique qui avait précédé.[40]

2. Ainsi durent être attribuées à Romulus toutes les lois relatives à la division des ordres; à Numa tous les réglemens qui concernaient les choses saintes et les cérémonies sacrées; à Tullus-Hostilius toutes les lois et ordonnances militaires; à Servius-Tullius le cens, base de toute démocratie[41], et beaucoup d'autres lois favorables à la liberté populaire; à Tarquin-l'Ancien, tous les signes et emblèmes, qui, aux temps les plus brillans de Rome, contribuèrent à la majesté de l'empire.

3. Ainsi durent être attribuées aux décemvirs, et ajoutées aux Douze-Tables un grand nombre de lois que nous prouverons n'avoir été faites qu'à une époque postérieure. Je n'en veux pour exemple que la défense d'imiter le luxe des Grecs dans les funérailles. Défendre l'abus avant qu'il se fût introduit, c'eût été le faire connaître, et comme l'enseigner. Or, il ne put s'introduire à Rome qu'après les guerres contre Tarente et Pyrrhus, dans lesquelles les Romains commencèrent à se mêler aux Grecs. Cicéron observe que la loi est exprimée en latin, dans les mêmes termes où elle fut conçue à Athènes.

4. Cette découverte des caractères poétiques nous prouve qu'Ésope doit être placé dans l'ordre chronologique bien avant les sept sages de la Grèce. Les sept sages furent admirés pour avoir commencé à donner des préceptes de morale et de politique en forme de maximes, comme le fameux Connaissez-vous vous-même; mais, auparavant, Ésope avait donné de tels préceptes en forme de comparaisons et d'exemples, exemples dont les poètes avaient emprunté le langage à une époque plus reculée encore. En effet, dans l'ordre des idées humaines, on observe les choses semblables pour les employer d'abord comme signes, ensuite comme preuves. On prouve d'abord par l'exemple, auquel une chose semblable suffit, et finalement par l'induction, pour laquelle il en faut plusieurs. Socrate, père de toutes les sectes philosophiques, introduisit la dialectique par l'induction, et Aristote la compléta avec le syllogisme, qui ne peut prouver qu'au moyen d'une idée générale. Mais pour les esprits peu étendus encore, il suffit de leur présenter une ressemblance pour les persuader: Ménénius Agrippa n'eut besoin, pour ramener le peuple romain à l'obéissance, que de lui conter une fable dans le genre de celles d'Ésope.

Le petit peuple des cités héroïques se nourrissait de ces préceptes politiques dictés par la raison naturelle: Ésope est le caractère poétique des plébéiens considérés sous cet aspect. On lui attribua ensuite beaucoup de fables morales, et il devint le premier moraliste, de la même manière que Solon était devenu le législateur de la république d'Athènes. Comme Ésope avait donné ses préceptes en forme de fables, on le plaça avant Solon, qui avait donné les siens en forme de maximes. De telles fables durent être écrites d'abord en vers héroïques, comme plus tard, selon la tradition, elles le furent en vers iambiques, et enfin en prose, dernière forme sous laquelle elles nous sont parvenues. En effet, les vers iambiques furent pour les Grecs un langage intermédiaire entre celui des vers héroïques et celui de la prose.

5. De cette manière, on rapporta aux auteurs de la sagesse vulgaire les découvertes de la sagesse philosophique. Les Zoroastre en Orient, les Trismégiste en Égypte, les Orphée en Grèce, en Italie les Pythagore, devinrent, dans l'opinion, des philosophes, de législateurs qu'ils avaient été. En Chine, Confucius a subi la même métamorphose.

§. IV. COROLLAIRES

Relatifs à l'origine des langues et des lettres, laquelle doit nous donner celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies.

Après avoir examiné la théologie des poètes ou métaphysique poétique, nous avons traversé la logique poétique qui en résulte, et nous arrivons à la recherche de l'origine des langues et des lettres. Il y a autant d'opinions sur ce sujet difficile, qu'on peut compter de savans qui en ont traité. La difficulté vient d'une erreur dans laquelle ils sont tous tombés: ils ont regardé comme choses distinctes, l'origine des langues et celle des lettres, que la nature a unies. Pour être frappé de cette union, il suffisait de remarquer l'étymologie commune de γραμματικη, grammaire, et de γραμματα, lettres, caractères (γραφω, écrire); de sorte que la grammaire, qu'on définit l'art de parler, devrait être définie l'art d'écrire, comme l'appelle Aristote.—D'un autre côté, caractères signifie idées, formes, modèles; et certainement les caractères poétiques précédèrent ceux des sons articulés. Josephe soutient contre Appion, qu'au temps d'Homère les lettres vulgaires n'étaient pas encore inventées.—Enfin, si les lettres avaient été dans l'origine des figures de sons articulés et non des signes arbitraires[42], elles devraient être uniformes chez toutes les nations, comme les sons articulés. Ceux qui désespéraient de trouver cette origine, devaient toujours ignorer que les premières nations ont pensé au moyen des symboles ou caractères poétiques, ont parlé en employant pour signes les fables, ont écrit en hiéroglyphes, principes certains qui doivent guider la philosophie dans l'étude des idées humaines, comme la philologie dans l'étude des paroles humaines.

Avant de rechercher l'origine des langues et des lettres, les philosophes et les philologues devaient se représenter les premiers hommes du paganisme comme concevant les objets par l'idée que leur imagination en personnifiait, et comme s'exprimant, faute d'un autre langage, par des gestes ou par des signes matériels qui avaient des rapports naturels avec les idées.[43]

En tête de ce que nous ayons à dire sur ce sujet, nous plaçons la tradition égyptienne selon laquelle trois langues se sont parlées, correspondant, pour l'ordre comme pour le nombre, aux trois âges écoulés depuis le commencement du monde, âges des dieux, des héros et des hommes. La première langue avait été la langue hiéroglyphique, ou sacrée, ou divine; la seconde symbolique, c'est-à-dire employant pour caractères les signes ou emblèmes héroïques; la troisième épistolaire, propre à faire communiquer entre elles les personnes éloignées, pour les besoins présens de la vie.—On trouve dans l'Iliade deux passages précieux qui nous prouvent que les Grecs partagèrent cette opinion des Égyptiens. Nestor, dit Homère, vécut trois âges d'hommes parlant diverses langues. Nestor a dû être un symbole de la chronologie, déterminée par les trois langues qui correspondaient aux trois âges des Égyptiens. Cette phrase proverbiale, vivre les années de Nestor, signifiait, vivre autant que le monde. Dans l'autre passage, Énée raconte à Achille que des hommes parlant diverses langues commencèrent à habiter Ilion depuis le temps où Troie fut rapprochée des rivages de la mer, et où Pergame en devint la citadelle.—Plaçons à côté de ces deux passages la tradition égyptienne d'après laquelle Thot ou Hermès aurait trouvé les lois et les lettres.

À l'appui de ces vérités nous présenterons les suivantes: chez les Grecs, le mot nom signifia la même chose que caractère[44], et par analogie, les pères de l'Église traitent indifféremment de divinis caracteribus et de divinis nominibus. Nomen et definitio signifient la même chose, puisqu'en termes de rhétorique, on dit quæstio nominis pour celle qui cherche la définition du fait, et qu'en médecine la partie qu'on appelle nomenclature est celle qui définit la nature des maladies.—Chez les Romains, nomina désigna d'abord et dans son sens propre les maisons partagées en plusieurs familles. Les Grecs prirent d'abord ce mot dans le même sens, comme le prouvent les noms patronymiques, les noms des pères, dont les poètes, et surtout Homère, font un usage si fréquent. De même, les patriciens de Rome sont définis dans Tite-Live de la manière suivante, qui possunt nomine ciere patrem. Ces noms patronymiques se perdirent ensuite dans la Grèce, lorsqu'elle eut partout des gouvernemens démocratiques; mais à Sparte, république aristocratique, ils furent conservés par les Héraclides.—Dans la langue de la jurisprudence romaine, nomen signifie droit; et en grec, νομος, qui en est à-peu-près l'homonyme, a le sens de loi. De νομος, vient νομισμα monnaie, comme le remarque Aristote; et les étymologistes veulent que les Latins aient aussi tiré de νομος, leur nummus. Chez les Français, du mot loi vient aloi, titre de la monnaie. Enfin au moyen âge, la loi ecclésiastique fut appelée canon, terme par lequel on désignait aussi la redevance emphytéotique payée par l'emphytéote.... Les Latins furent peut-être conduits par une idée analogue, à désigner par un même mot jus, le droit et l'offrande ordinaire que l'on faisait à Jupiter (les parties grasses des victimes). De l'ancien nom de ce dieu Jous, dérivèrent les génitifs Jovis et juris.—Les Latins appelaient les terres prædia, parce que, ainsi que nous le ferons voir, les premières terres cultivées furent les premières prædæ du monde. C'est à ces terres que le mot domare, dompter, fut appliqué d'abord. Dans l'ancien droit romain, on les disait manucaptæ, d'où est resté manceps, celui qui est obligé sur immeuble envers le trésor. On continua de dire dans les lois romaines, jura prædiorum, pour désigner les servitudes qu'on appelle réelles, et qui sont attachées à des immeubles. Ces terres manucaptæ furent sans doute appelées d'abord mancipia, et c'est certainement dans ce sens qu'on doit entendre l'article de la loi des douze tables, qui nexum faciet mancipiumque. Les Italiens considérèrent la chose sous le même aspect que les anciens Latins, lorsqu'ils appelèrent les terres poderi, de podere, puissance; c'est qu'elles étaient acquises par la force; ce qui est encore prouvé par l'expression du moyen âge, presas terrarum, pour dire les champs avec leurs limites. Les Espagnols appellent prendas les entreprises courageuses; les Italiens disent imprese pour armoiries, et termini pour paroles, expression qui est restée dans la scholastique. Ils appellent encore les armoiries insegne, d'où leur vient le verbe insegnare. De même Homère, au temps duquel on ne connaissait pas encore les lettres alphabétiques, nous apprend que la lettre de Pretus contre Bellérophon fut écrite en signes, σεματα.

Pour compléter tout ceci, nous ajouterons trois vérités incontestables: 1o dès qu'il est démontré que les premières nations païennes furent muettes dans leurs commencemens, on doit admettre qu'elles s'expliquèrent par des gestes ou des signes matériels, qui avaient un rapport naturel avec les idées; 2o elles durent assurer par des signes les limites de leurs champs, et conserver des monumens durables de leurs droits; 3o toutes employèrent la monnaie.—Toutes les vérités que nous venons d'énoncer nous donnent l'origine des langues et des lettres, dans laquelle se trouve comprise celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies, et en général, de la langue que parla, de l'écriture qu'employa, dans son origine, le droit naturel des gens.[45]

Pour établir ces principes sur une base plus solide encore, nous devons attaquer l'opinion selon laquelle les hiéroglyphes auraient été inventés par les philosophes, pour y cacher les mystères d'une sagesse profonde, comme on l'a cru des Égyptiens. Ce fut pour toutes les premières nations une nécessité naturelle de s'exprimer en hiéroglyphes. À ceux des Égyptiens et des Éthiopiens nous croyons pouvoir joindre les caractères magiques des Chaldéens; les cinq présens, les cinq paroles matérielles que le roi des Scythes envoya à Darius fils d'Hystaspe; les pavots que Tarquin-le-Superbe abattit avec sa baguette devant le messager de son fils; les rébus de Picardie employés, au moyen âge, dans le nord de la France. Enfin les anciens Écossais (selon Boëce), les Mexicains et autres peuples indigènes de l'Amérique écrivaient en hiéroglyphes, comme les Chinois le font encore aujourd'hui.

1. Après avoir détruit cette grave erreur, nous reviendrons aux trois langues distinguées par les Égyptiens; et pour parler d'abord de la première, nous remarquerons qu'Homère, dans cinq passages, fait mention d'une langue plus ancienne que la sienne, qui est l'héroïque; il l'appelle langue des dieux. D'abord dans l'Iliade: Les dieux, dit-il, appellent ce géant Briarée, les hommes Égéon; plus loin, en parlant d'un oiseau, son nom est Chalcis chez les dieux, Cymindis chez les hommes; et au sujet du fleuve de Troie, les dieux l'appellent Xanthe, et les hommes Scamandre. Dans l'Odyssée, il y a deux passages analogues: ce que les hommes appellent Charybde et Scylla, les dieux l'appellent les Rochers errans; l'herbe qui doit prémunir Ulysse contre les enchantemens de Circé est inconnue aux hommes, les dieux l'appellent moly.

Chez les Latins, Varron s'occupa de la langue divine; et les trente mille dieux dont il rassembla les noms, devaient former un riche vocabulaire[46], au moyen duquel les nations du Latium pouvaient exprimer les besoins de la vie humaine, sans doute peu nombreux dans ces temps de simplicité, où l'on ne connaissait que le nécessaire. Les Grecs comptaient aussi trente mille dieux, et divinisaient les pierres, les fontaines, les ruisseaux, les plantes, les rochers, de même que les sauvages de l'Amérique déifient tout ce qui s'élève au-dessus de leur faible capacité. Les fables divines des Latins et des Grecs durent être pour eux les premiers hiéroglyphes, les caractères sacrés de cette langue divine dont parlent les Égyptiens.

2. La seconde langue, qui répond à l'âge des héros, se parla par symboles, au rapport des Égyptiens. À ces symboles peuvent être rapportés les signes héroïques avec lesquels écrivaient les héros, et qu'Homère appelle σεματα. Conséquemment, ces symboles durent être des métaphores, des images, des similitudes ou comparaisons qui, ayant passé depuis dans la langue articulée, font toute la richesse du style poétique.

Homère est indubitablement le premier auteur de la langue grecque; et puisque nous tenons des Grecs tout ce que nous connaissons de l'antiquité païenne, il se trouve aussi le premier auteur que puisse citer le paganisme. Si nous passons aux Latins, les premiers monumens de leur langue sont les fragmens des vers saliens. Le premier écrivain latin dont on fasse mention est le poète Livius Andronicus. Lorsque l'Europe fut retombée dans la barbarie, et qu'il se forma deux nouvelles langues, la première, que parlèrent les Espagnols, fut la langue romane, (di romanzo) langue de la poésie héroïque, puisque les romanciers furent les poètes héroïques du moyen âge. En France, le premier qui écrivit en langue vulgaire fut Arnauld Daniel Pacca, le plus ancien de tous les poètes provençaux; il florissait au onzième siècle. Enfin l'Italie eut ses premiers écrivains dans les rimeurs de Florence et de la Sicile.

3. Le langage épistolaire [ou alphabétique], que l'on est convenu d'employer comme moyen de communication entre les personnes éloignées, dut être parlé originairement chez les Égyptiens, par les classes inférieures d'un peuple qui dominait en Égypte, probablement celui de Thèbes, dont le roi, Ramsès, étendit son empire sur toute cette grande nation. En effet, chez les Égyptiens, cette langue correspondait à l'âge des hommes; et ce nom d'hommes désigne les classes inférieures, chez les peuples héroïques (particulièrement au moyen âge, où homme devient synonyme de vassal), par opposition aux héros. Elle dut être adoptée par une convention libre; car c'est une règle éternelle que le langage et l'écriture vulgaire sont un droit des peuples. L'empereur Claude ne put faire recevoir par les Romains trois lettres qu'il avait inventées, et qui manquaient à leur alphabet. Les lettres inventées par le Trissin n'ont pas été reçues dans la langue italienne, quelque nécessaires qu'elles fussent.

La langue épistolaire ou vulgaire des Égyptiens dut s'écrire avec des lettres également vulgaires. Celles de l'Égypte ressemblaient à l'alphabet vulgaire des Phéniciens, qui, dans leurs voyages de commerce, l'avaient sans doute porté en Égypte. Ces caractères n'étaient autre chose que les caractères mathématiques et les figures géométriques, que les Phéniciens avaient eux-mêmes reçus des Chaldéens, les premiers mathématiciens du monde. Les Phéniciens les transmirent ensuite aux Grecs, et ceux-ci, avec la supériorité de génie qu'ils ont eue sur toutes les nations, employèrent ces formes géométriques comme formes des sons articulés, et en tirèrent leur alphabet vulgaire, adopté ensuite par les Latins[47]. On ne peut croire que les Grecs aient tiré des Hébreux ou des Égyptiens la connaissance des lettres vulgaires.

Les philologues ont adopté sur parole l'opinion que la signification des langues vulgaires est arbitraire. Leurs origines ayant été naturelles, leur signification dut être fondée en nature. On peut l'observer dans la langue vulgaire des Latins, qui a conservé plus de traces que la grecque, de son origine héroïque, et qui lui est aussi supérieure pour la force, qu'inférieure pour la délicatesse. Presque tous les mots y sont des métaphores tirées des objets naturels, d'après leurs propriétés ou leurs effets sensibles. En général, la métaphore fait le fond des langues. Mais les grammairiens, s'épuisant en paroles qui ne donnent que des idées confuses, ignorant les origines des mots qui, dans le principe ne purent être que claires et distinctes, ont rassuré leur ignorance en décidant d'une manière générale et absolue que les voix humaines articulées avaient une signification arbitraire. Ils ont placé dans leurs rangs Aristote, Galien et d'autres philosophes, et les ont armés contre Platon et Jamblique.

Il reste cependant une difficulté. Pourquoi y a-t-il autant de langues vulgaires qu'il existe de peuples? Pour résoudre ce problème, établissons d'abord une grande vérité: par un effet de la diversité des climats, les peuples ont diverses natures. Cette variété de natures leur a fait voir sous différens aspects les choses utiles ou nécessaires à la vie humaine, et a produit la diversité des usages, dont celle des langues est résultée. C'est ce que les proverbes prouvent jusqu'à l'évidence. Ce sont des maximes pour l'usage de la vie, dont le sens est le même, mais dont l'expression varie sous autant de rapports divers qu'il y a eu et qu'il y a encore de nations.[48]

D'après ces considérations, nous avons médité un vocabulaire mental, dont le but serait d'expliquer toutes les langues, en ramenant la multiplicité de leurs expressions à certaines unités d'idées, dont les peuples ont conservé le fond en leur donnant des formes variées, et les modifiant diversement. Nous faisons dans cet ouvrage un usage continuel de ce vocabulaire. C'est, avec une méthode différente, le même sujet qu'a traité Thomas Hayme dans ses dissertations de linguarum cognatione, et de linguis in genere, et variarum linguarum harmoniâ.

De tout ce qui précède, nous tirerons le corollaire suivant: plus les langues sont riches en locutions héroïques, abrégées par les locutions vulgaires, plus elles sont belles; et elles tirent cette beauté de la clarté avec laquelle elles laissent voir leur origine: ce qui constitue, si je puis le dire, leur véracité, leur fidélité. Au contraire, plus elles présentent un grand nombre de mots dont l'origine est cachée, moins elles sont agréables, à cause de leur obscurité, de leur confusion, et des erreurs auxquelles elle peut donner lieu. C'est ce qui doit arriver dans les langues formées d'un mélange de plusieurs idiomes barbares, qui n'ont point laissé de traces de leurs origines, ni des changemens que les mots ont subis dans leur signification.

Maintenant, pour comprendre la formation de ces trois sortes de langues et d'alphabets, nous établirons le principe suivant: les dieux, les héros et les hommes commencèrent dans le même temps. Ceux qui imagineront les dieux étaient des hommes, et croyaient leur nature héroïque mêlée de la divine et de l'humaine. Les trois espèces de langues et d'écritures furent aussi contemporaines dans leur origine, mais avec trois différences capitales: la langue divine fut très peu articulée, et presque entièrement muette; la langue des héros, muette et articulée par un mélange égal, et composée par conséquent de paroles vulgaires et de caractères héroïques, avec lesquels écrivaient les héros (σεματα, dans Homère); la langue des hommes n'eut presque rien de muet, et fut à-peu-près entièrement articulée. Point de langue vulgaire qui ait autant d'expressions que de choses à exprimer.—Une conséquence nécessaire de tout ceci, c'est que, dans l'origine, la langue héroïque fut extrêmement confuse, cause essentielle de l'obscurité des fables.

La langue articulée commença par l'onomatopée, au moyen de laquelle nous voyons toujours les enfans se faire très bien entendre. Les premières paroles humaines furent ensuite les interjections, ces mots qui échappent dans le premier mouvement des passions violentes, et qui dans toutes les langues sont monosyllabiques. Puis vinrent les pronoms. L'interjection soulage la passion de celui à qui elle échappe, et elle échappe lors même qu'on est seul; mais les pronoms nous servent à communiquer aux autres nos idées sur les choses dont les noms propres sont inconnus ou à nous, ou à ceux qui nous écoutent. La plupart des pronoms sont des monosyllabes dans presque toutes les langues. On inventa alors les particules, dont les prépositions, également monosyllabiques, sont une espèce nombreuse. Peu-à-peu se formèrent les noms, presque tous monosyllabiques dans l'origine. On le voit dans l'allemand, qui est une langue mère, parce que l'Allemagne n'a jamais été occupée par des conquérans étrangers. Dans cette langue, toutes les racines sont des monosyllabes.

Le nom dut précéder le verbe, car le discours n'a point de sens s'il n'est régi par un nom, exprimé ou sous-entendu. En dernier lieu se formèrent les verbes. Nous pouvons observer en effet que les enfans disent des noms, des particules, mais point de verbes: c'est que les noms éveillent des idées qui laissent des traces durables; il en est de même des particules qui signifient des modifications. Mais les verbes signifient des mouvemens accompagnés des idées d'antériorité et de postériorité, et ces idées ne s'apprécient que par le point indivisible du présent, si difficile à comprendre, même pour les philosophes. J'appuierai ceci d'une observation physique. Il existe ici un homme qui, à la suite d'une violente attaque d'apoplexie, se souvenait bien des noms, mais avait entièrement oublié les verbes.—Les verbes qui sont des genres à l'égard de tous les autres, tels que: sum, qui indique l'existence, verbe auquel se rapportent toutes les essences, c'est-à-dire tous les objets de la métaphysique; sto, eo, qui expriment le repos et le mouvement, auxquels se rapportent toutes les choses physiques; do, dico, facio, auxquels se rapportent toutes les choses d'action, relatives soit à la morale, soit aux intérêts de la famille ou de la société, ces verbes, dis-je, sont tous des monosyllabes à l'impératif, es, sta, i, da, dic, fac; et c'est par l'impératif qu'ils ont dû commencer.

Cette génération du langage est conforme aux lois de la nature en général, d'après lesquelles les élémens, dont toutes les choses se composent et où elles vont se résoudre, sont indivisibles; elle est conforme aux lois de la nature humaine en particulier, en vertu de cet axiome: Les enfans, qui, dès leur naissance, se trouvent environnés de tant de moyens d'apprendre les langues, et dont les organes sont si flexibles, commencent par prononcer des monosyllabes. À plus forte raison doit-on croire qu'il en a été ainsi chez ces premiers hommes, dont les organes étaient très durs, et qui n'avaient encore entendu aucune voix humaine.—Elle nous donne en outre l'ordre dans lequel furent trouvées les parties du discours, et conséquemment les causes naturelles de la syntaxe. Ce système semble plus raisonnable que celui qu'ont suivi Jules Scaliger et François Sanctius relativement à la langue latine: ils raisonnent d'après les principes d'Aristote, comme si les peuples qui trouvèrent les langues avaient dû préalablement aller aux écoles des philosophes.

§. V. COROLLAIRES
Relatifs à l'origine de l'élocution poétique, des épisodes, du tour, du nombre, du chant et du vers.

Ainsi se forma la langue poétique, composée d'abord de symboles ou caractères divins et héroïques, qui furent ensuite exprimés en locutions vulgaires, et finalement écrits en caractères vulgaires. Elle naquit de l'indigence du langage, et de la nécessité de s'exprimer; ce qui se démontre par les ornemens même dont se pare la poésie, je veux dire les images, les hypotyposes, les comparaisons, les métaphores, les périphrases, les tours qui expriment les choses par leurs propriétés naturelles, les descriptions qui les peignent par les détails ou par les effets les plus frappans, ou enfin par des accessoires emphatiques et même oiseux.

Les épisodes sont nés dans les premiers âges de la grossièreté des esprits, incapables de distinguer et d'écarter les choses qui ne vont pas au but. La même cause fait qu'on observe toujours les mêmes effets dans les idiots, et surtout dans les femmes.

Les tours naquirent de la difficulté de compléter la phrase par son verbe. Nous avons vu que le verbe fut trouvé plus tard que les autres parties du discours. Aussi les Grecs, nation ingénieuse, employèrent moins de tours que les Latins, les Latins moins que les Allemands.

Le nombre ne fut introduit que tard dans la prose. Les premiers qui l'employèrent furent, chez les Grecs, Gorgias de Léontium, et chez les Latins, Cicéron. Avant eux, c'est Cicéron lui-même qui le rapporte, on ne savait rendre le discours nombreux qu'en y mêlant certaines mesures poétiques. Il nous sera très utile d'avoir établi ceci, lorsque nous traiterons de l'origine du chant et du vers.

Tout ce que nous venons de dire semble prouver que, par une loi nécessaire de notre nature, le langage poétique a précédé celui de la prose. Par suite de la même loi, les fables, universaux de l'imagination, durent naître avant ceux du raisonnement et de la philosophie. Ces derniers ne purent être créés qu'au moyen de la prose. En effet, les poètes ayant d'abord formé le langage poétique par l'association des idées particulières, comme on l'a démontré, les peuples formèrent ensuite la langue de la prose, en ramenant à un seul mot, comme les espèces au genre, les parties qu'avait mises ensemble le langage poétique. Ainsi cette phrase poétique usitée chez toutes les nations, le sang me bout dans le cœur, fut exprimée par un seul mot, στομαχος, ira, colère. Les hiéroglyphes, et les lettres alphabétiques furent aussi comme autant de genres auxquels on ramena la variété infinie des sons articulés. Cette méthode abrégée, appliquée aux mots et aux lettres, donna plus d'activité aux esprits, et les rendit capables d'abstraire; ensuite purent venir les philosophes, qui, préparés par cette classification vulgaire des mots et des lettres, travaillaient à celle des idées, et formèrent les genres intelligibles. Ne conviendra-t-on pas maintenant que pour trouver l'origine des lettres, il fallait chercher en même temps celle des langues?

Quant au chant et au vers, nous avons dit dans nos axiomes, que, supposé que les hommes aient été d'abord muets, ils commencèrent par prononcer les voyelles en chantant, comme font les muets; puis ils durent, comme les bègues, articuler aussi les consonnes en chantant[49]. Ces premiers hommes ne devaient s'essayer à parler que lorsqu'ils éprouvaient des passions très violentes. Or, de telles passions s'expriment par un ton de voix très élevé, qui multiplie les diphthongues, et devient une sorte de chant. Ce premier chant vint naturellement de la difficulté de prononcer, laquelle se démontre par la cause et par l'effet. Par la cause, les premiers hommes avaient une grande dureté dans l'organe de la voix, et d'ailleurs bien peu de mots pour l'exercer[50]. Par l'effet: il y a dans la poésie italienne un grand nombre de retranchemens; dans les origines de la langue latine, on trouve aussi beaucoup de mots qui durent être syncopés, puis étendus avec le temps. Le contraire arriva pour les répétitions de syllabes. Lorsque les bègues tombent sur une syllabe qui leur est facile à prononcer, ils s'y arrêtent avec une sorte de chant, comme pour compenser celles qu'ils prononcent difficilement. J'ai connu un excellent musicien qui avait ce défaut de prononciation; lorsqu'il se trouvait arrêté, il se mettait à chanter d'une manière fort agréable, et parvenait ainsi à articuler. Les Arabes commencent presque tous les mots par al, et l'on dit que les Huns furent ainsi appelés parce qu'ils commençaient tous les mots par hun. Ce qui prouve encore que les langues furent d'abord un chant, c'est ce que nous avons dit, qu'avant Gorgias et Cicéron, les prosateurs grecs et latins employaient des nombres poétiques; au moyen âge, les pères de l'Église latine en firent autant, et leur prose semble faite pour être chantée.

Le premier genre de vers dut être approprié à la langue, à l'âge des héros: tel fut le vers héroïque, le plus noble de tous. C'était l'expression des émotions les plus vives de la terreur ou de la joie. La poésie héroïque ne peint que les passions les plus violentes. Si le vers héroïque fut d'abord spondaïque, on ne peut l'attribuer, comme le fait la tradition vulgaire, à l'effroi inspiré par le serpent Python; l'effroi précipite les idées et les paroles plutôt qu'il ne les ralentit. En latin, sollicitus et festinans expriment la frayeur. La lenteur des esprits, la difficulté du langage, voilà ce qui dut le rendre spondaïque; et il a conservé quelque chose de ce caractère, en exigeant invariablement un spondée à son dernier pied. Plus tard, les esprits et les langues ayant plus de facilité, le dactyle entra dans la poésie; un nouveau progrès détermina l'emploi de l'iambe, pes citus, comme dit Horace. Enfin l'intelligence et la prononciation ayant acquis une grande rapidité, on commença de parler en prose, ce qui était une sorte de généralisation. Le vers iambique se rapproche tellement de la prose, qu'il échappait souvent aux prosateurs. Ainsi le chant uni aux vers devint de plus en plus rapide, en suivant exactement le progrès du langage et des idées.—Ces vérités philosophiques sont appuyées par la tradition suivante: l'histoire ne nous présente rien de plus ancien que les oracles et les sybilles; l'antiquité de ces dernières a passé en proverbe. Nous trouvons partout des Sybilles chez les plus anciennes nations: or, on assure qu'elles chantaient leurs réponses en vers héroïques, et partout les oracles répondaient en vers de cette mesure. Ce vers fut appelé par les Grecs pythien, de leur fameux oracle d'Apollon Pythien. Les Latins l'appelèrent vers saturnien, comme l'atteste Festus. Ce vers dut être inventé en Italie dans l'âge de Saturne, qui répond à l'âge d'or des Grecs. Ennius, cité par le même Festus, nous apprend que les faunes de l'Italie rendaient en cette forme de vers leurs oracles, fata. Puis le nom de vers saturnien passa aux vers iambiques de six pieds, peut-être parce que ces derniers vers firent employés naturellement dans le langage, comme auparavant les vers saturniens-héroïques.—Les savans modernes sont aujourd'hui divisés sur la question de savoir si la poésie hébraïque a une mesure, ou simplement une sorte de rhythme; mais Josephe, Philon, Origène et Eusèbe, tiennent pour la première opinion; et ce qui la favorise principalement, c'est que, selon saint Jérôme, le livre de Job, plus ancien que ceux de Moïse, serait écrit en vers héroïques depuis la fin du second chapitre jusqu'au commencement du quarante-deuxième.—Si nous en croyons l'auteur anonyme de l'Incertitude des sciences, les Arabes, qui ne connaissaient point l'écriture, conservèrent leur ancienne langue, en retenant leurs poèmes nationaux jusqu'au temps où ils inondèrent les provinces orientales de l'empire grec.

Les Égyptiens écrivaient leurs épitaphes en vers, et sur des colonnes appelées siringi, de sir, chant ou chanson. Du même mot vient sans doute le nom des Sirènes, êtres mythologiques célèbres par leur chant. Ce qui est plus certain, c'est que les fondateurs de la civilisation grecque furent les poètes théologiens, lesquels furent aussi héros et chantèrent en vers héroïques. Nous avons vu que les premiers auteurs de la langue latine furent les poètes sacrés appelés saliens; il nous reste des fragmens de leurs vers, qui ont quelque chose du vers héroïque, et qui sont les plus anciens monumens de la langue latine. À Rome, les triomphateurs laissèrent des inscriptions qui ont une apparence de vers héroïques, telles que celles de Lucius Emilius Regillus,

Duello magno dirimendo, regibus subjugandis;

et celle d'Acilius Glabrion,

Fudit, fugat, prosternit maximas legiones.

Si on examine bien les fragmens de la loi des douze tables, on trouvera que la plupart des articles se terminent par un vers adonique, c'est-à-dire par une fin de vers héroïque; c'est ce que Cicéron imita dans ses Lois, qui commencent ainsi:

Deos caste adeunto.
Pietatem adhibento.

De là vint, chez les Romains, l'usage mentionné par le même Cicéron; les enfans chantaient la loi des douze tables, tanquam necessarium carmen. Ceux des Crétois chantaient de même la loi de leur pays, au rapport d'Élien.—À ces observations joignez plusieurs traditions vulgaires. Les lois des Égyptiens furent les poèmes de la déesse Isis (Platon). Lycurgue et Dracon donnèrent leurs lois en vers aux Spartiates et aux Athéniens (Plutarque et Suidas). Enfin Jupiter dicta en vers les lois de Minos (Maxime de Tyr).

Maintenant revenons des lois à l'histoire. Tacite rapporte dans les Mœurs des Germains, que ce peuple conservait en vers les souvenirs des premiers âges; et dans sa note sur ce passage, Juste-Lipse dit la même chose des Américains. L'exemple de ces deux nations, dont la première ne fut connue que très tard par les Romains, et dont la seconde a été découverte par les Européens il y a seulement deux siècles, nous donne lieu de conjecturer qu'il en a été de même de toutes les nations barbares, anciennes et modernes. La chose est hors de doute pour les anciens Perses et pour les Chinois. Au rapport de Festus, les guerres puniques furent écrites par Nævius en vers héroïques, avant de l'être par Ennius; et Livius Andronicus, le premier écrivain latin, avait écrit dans un poème héroïque appelé la Romanide, les annales des anciens Romains. Au moyen âge, les historiens latins furent des poètes héroïques, comme Gunterus, Guillaume de Pouille, et autres. Nous avons vu que les premiers écrivains dans les nouvelles langues de l'Europe, avaient été des versificateurs. Dans la Silésie, province où il n'y a guère que des paysans, ils apportent en naissant le don de la poésie. En général, l'allemand conserve ses origines héroïques, et voilà pourquoi on traduit si heureusement en allemand les mots composés du grec, surtout ceux du langage poétique. Adam Rochemberg l'a remarqué, mais sans en comprendre la cause. Bernegger a fait de toutes ces expressions un catalogue, enrichi ensuite par Georges Christophe Peischer, dans son Index de græcæ et germanicæ linguæ analogiâ. La langue latine a aussi laissé des exemples nombreux de ces compositions formées de mots entiers; et les poètes, en continuant à se servir de ces mots composés, n'ont fait qu'user de leur droit. Cette facilité de composition dut être une propriété commune à toutes les langues primitives. Elles se créèrent d'abord des noms, ensuite des verbes, et lorsque les verbes leur manquèrent, elles unirent les noms eux-mêmes. Voilà les principes de tout ce qu'a écrit Morhof dans ses recherches sur la langue et la poésie allemande.[51]

Nous croyons avoir victorieusement réfuté l'erreur commune des grammairiens qui prétendent que la prose précéda les vers, et avoir montré dans l'origine de la poésie, telle que nous l'avons découverte, l'origine des langues et celle des lettres.

§. VI. COROLLAIRES
Relatifs à la logique des esprits cultivés.

1. D'après tout ce que nous venons d'établir en vertu de cette logique poétique relativement à l'origine des langues, nous reconnaissons que c'est avec raison que les premiers auteurs du langage furent réputés sages dans tous les âges suivans, puisqu'ils donnèrent aux choses des noms conformes à leur nature, et remarquables par la propriété. Aussi nous avons vu que chez les Grecs et les Latins, nom et nature signifièrent souvent la même chose.

2. La topique commença avec la critique. La topique est l'art qui conduit l'esprit dans sa première opération, qui lui enseigne les aspects divers (les lieux, τοποι) que nous devons épuiser, en les observant successivement, pour connaître dans son entier l'objet que nous examinons. Les fondateurs de la civilisation humaine se livrèrent à une topique sensible, dans laquelle ils unissaient les propriétés, les qualités ou rapports des individus ou des espèces, et les employaient tout concrets à former leurs genres poétiques; de sorte qu'on peut dire avec vérité que le premier âge du monde s'occupa de la première opération de l'esprit.

Ce fut dans l'intérêt du genre humain que la Providence fit naître la topique avant la critique. Il est naturel de connaître d'abord les choses, et ensuite de les juger. La topique rend les esprits inventifs, comme la critique les rend exacts. Or, dans les premiers temps, les hommes avaient à trouver, à inventer toutes les choses nécessaires à la vie. En effet, quiconque y réfléchira, trouvera que les choses utiles ou nécessaires à la vie, et même celles qui ne sont que de commodité, d'agrément ou de luxe, avaient déjà été trouvées par les Grecs, avant qu'il y eût parmi eux des philosophes. Nous l'avons dit dans un axiome: Les enfans sont grands imitateurs; la poésie n'est qu'imitation; les arts ne sont que des imitations de la nature, qu'une poésie réelle. Ainsi, les premiers peuples qui nous représentent l'enfance du genre humain, fondèrent d'abord le monde des arts; les philosophes, qui vinrent long-temps après, et qui nous en représentent la vieillesse, fondèrent le monde des sciences, qui compléta le système de la civilisation humaine.

3. Cette histoire des idées humaines est confirmée d'une manière singulière par l'histoire de la philosophie elle-même. La première méthode d'une philosophie grossière encore fut l'αυτοφια, ou évidence des sens; nous avons vu, dans l'origine de la poésie, quelle vivacité avaient les sensations dans les âges poétiques. Ensuite vint Ésope, symbole des moralistes que nous appellerons vulgaires; Ésope, antérieur aux sept sages de la Grèce, employa des exemples pour raisonnemens; et comme l'âge poétique durait encore, il tirait ces exemples de quelque fiction analogue, moyen plus puissant sur l'esprit du vulgaire, que les meilleurs raisonnemens abstraits[52]. Après Ésope vint Socrate: il commença la dialectique par l'induction, qui conclut de plusieurs choses certaines à la chose douteuse qui est en question. Avant Socrate, la médecine, fécondant l'observation par l'induction, avait produit Hippocrate, le premier de tous les médecins pour le mérite comme pour l'époque, Hippocrate, auquel fut si bien dû cet éloge immortel, nec fallit quemquam, nec falsus ab ullo est. Au temps de Platon, les mathématiques avaient, par la méthode de composition dite synthèse, fait d'immenses progrès dans l'école de Pythagore, comme on peut le voir par le Timée. Grâce à cette méthode, Athènes florissait alors par la culture de tous les arts qui font la gloire du génie humain, par la poésie, l'éloquence et l'histoire, par la musique et les arts du dessin. Ensuite vinrent Aristote et Zénon; le premier enseigna le syllogisme, forme de raisonnement qui n'unit point les idées particulières pour former des idées générales, mais qui décompose les idées générales dans les idées particulières qu'elles renferment; quant au second, sa méthode favorite, celle du sorite, analogue à celle de nos modernes philosophes, n'aiguise l'esprit qu'en le rendant trop subtil. Dès-lors la philosophie ne produisit aucun fruit remarquable pour l'avantage du genre humain. C'est donc avec raison que Bacon, aussi grand philosophe que profond politique, recommande l'induction dans son Organum. Les Anglais, qui suivent ce précepte, tirent de l'induction les plus grands avantages dans la philosophie expérimentale.

4. Cette histoire des idées humaines montre jusqu'à l'évidence l'erreur de ceux qui attribuant, selon le préjugé vulgaire, une haute sagesse aux anciens, ont cru que Minos, Thésée, Lycurgue, Romulus et les autres rois de Rome, donnèrent à leurs peuples des lois universelles. Telle est la forme des lois les plus anciennes, qu'elles semblent s'adresser à un seul homme; d'un premier cas, elles s'étendaient à tous les autres, car les premiers peuples étaient incapables d'idées générales; ils ne pouvaient les concevoir avant que les faits qui les appelaient se fussent présentés. Dans le procès du jeune Horace, la loi de Tullus Hostilius n'est autre chose que la sentence portée contre l'illustre accusé par les duumvirs qui avaient été créés par le roi pour ce jugement[53]. Cette loi de Tullus est un exemple, dans le sens où l'on dit châtimens exemplaires. S'il est vrai, comme le dit Aristote, que les républiques héroïques n'avaient pas de lois pénales, il fallait que les exemples fussent d'abord réels; ensuite vinrent les exemples abstraits. Mais lorsque l'on eut acquis des idées générales, on reconnut que la propriété essentielle de la loi devait être l'universalité; et l'on établit cette maxime de jurisprudence: legibus, non exemplis est judicandum.

CHAPITRE IV.
DE LA MORALE POÉTIQUE, ET DE L'ORIGINE DES VERTUS VULGAIRES QUI RÉSULTÈRENT DE L'INSTITUTION DE LA RELIGION ET DES MARIAGES.

La métaphysique des philosophes commence par éclairer l'âme humaine, en y plaçant l'idée d'un Dieu, afin qu'ensuite la logique, la trouvant préparée à mieux distinguer ses idées, lui enseigne les méthodes de raisonnement, par le secours desquelles la morale purifie le cœur de l'homme. De même la métaphysique poétique des premiers humains les frappa d'abord par la crainte de Jupiter, dans lequel ils reconnurent le pouvoir de lancer la foudre, et terrassa leurs âmes aussi bien que leurs corps, par cette fiction effrayante. Incapables d'atteindre encore une telle idée par le raisonnement, ils la conçurent par un sentiment faux dans la matière, mais vrai dans la forme. De cette logique conforme à leur nature sortit la morale poétique, qui d'abord les rendit pieux. La piété était la base sur laquelle la Providence voulait fonder les sociétés. En effet, chez toutes les nations, la piété a été généralement la mère des vertus domestiques et civiles; la religion seule nous apprend à les observer, tandis que la philosophie nous met plutôt en état d'en discourir.

La vertu commença par l'effort. Les géans enchaînés sous les monts par la terreur religieuse que la foudre leur inspirait, s'abstinrent désormais d'errer à la manière des bêtes farouches dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et prirent l'habitude de mener une vie sédentaire dans leurs retraites cachées, en sorte qu'ils devinrent plus tard les fondateurs des sociétés. Voilà l'un de ces grands bienfaits que dut au ciel le genre humain, selon la tradition vulgaire, quand il régna sur la terre par la religion des auspices. Par suite de ce premier effort, la vertu commença à poindre dans les âmes. Ils continrent leurs passions brutales, ils évitèrent de les satisfaire à la face du ciel qui leur causait un tel effroi, et chacun d'eux s'efforça d'entraîner dans sa caverne une seule femme dont il se proposait de faire sa compagne pour la vie. Ainsi la Vénus humaine succédant à la Vénus brutale, ils commencèrent à connaître la pudeur, qui, après la religion, est le principal lien des sociétés. Ainsi s'établit le mariage, c'est-à-dire l'union charnelle faite selon la pudeur, et avec la crainte d'un Dieu. C'est le second principe de la Science nouvelle, lequel dérive du premier (la croyance à une Providence).

Le mariage fut accompagné de trois solennités.—La première est celle des auspices de Jupiter, auspices tirés de la foudre qui avait décidé les géans à les observer. De cette divination, sortes, les Latins définirent le mariage, omnis vitæ consortium, et appelèrent le mari et la femme, consortes. En italien, on dit vulgairement que la fille qui se marie prende sorte. Aussi est-ce un principe du droit des gens, que la femme suive la religion publique de son mari.—La seconde solennité consiste dans le voile dont la jeune épouse se couvre, en mémoire de ce premier mouvement de pudeur qui détermina l'institution des mariages.—La troisième, toujours observée par les Romains, fut d'enlever l'épouse avec une feinte violence, pour rappeler la violence véritable avec laquelle les géans entraînèrent les premières femmes dans leurs cavernes.

Les hommes se créèrent, sous le nom de Junon, un symbole de ces mariages solennels. C'est le premier de tous les symboles divins après celui de Jupiter....

Considérons le genre de vertu que la religion donna à ces premiers hommes: ils furent prudens, de cette sorte de prudence que pouvaient donner les auspices de Jupiter; justes, envers Jupiter, en le redoutant (Jupiter, jus et pater), et envers les hommes, en ne se mêlant point des affaires d'autrui; c'est l'état des géans, tels que Polyphème les représente à Ulysse, isolés dans les cavernes de la Sicile: cette justice n'était au fond que l'isolement de l'état sauvage. Ils pratiquaient la continence, en ce qu'ils se contentaient d'une seule femme pour la vie. Ils avaient le courage, l'industrie, la magnanimité, les vertus de l'âge d'or, pourvu que nous n'entendions point par âge d'or, ce qu'ont entendu dans la suite les poètes efféminés. Les vertus du premier âge, à-la-fois religieuses et barbares, furent analogues à celles qu'on a tant louées dans les Scythes, qui enfonçaient un couteau en terre, l'adoraient comme un dieu, et justifiaient leurs meurtres par cette religion sanguinaire.

Cette morale des nations superstitieuses et farouches du paganisme produisit chez elles l'usage de sacrifier aux dieux des victimes humaines. Lorsque les Phéniciens étaient menacés par quelque grande calamité, leurs rois immolaient à Saturne leurs propres enfans (Philon, Quinte-Curce). Carthage, colonie de Tyr, conserva cette coutume. Les Grecs la pratiquèrent aussi, comme on le voit par le sacrifice d'Iphigénie[54]. Les sacrifices humains étaient en usage chez les Gaulois (César) et chez les Bretons (Tacite). Ce culte sacrilège fut défendu par Auguste aux Romains qui habitaient les Gaules, et par Claude aux Gaulois eux-mêmes (Suétone).

Les Orientalistes veulent que ce soient les Phéniciens qui aient répandu dans tout le monde les sacrifices de leur Moloch. Mais Tacite nous assure que les sacrifices humains étaient en usage dans la Germanie, contrée toujours fermée aux étrangers; et les Espagnols les retrouvèrent dans l'Amérique, inconnue jusque-là au reste du monde.

Telle était la barbarie des nations à l'époque même où les anciens Germains voyaient les dieux sur la terre, où les anciens Scythes, où les Américains, brillaient de ces vertus de l'âge d'or exaltées par tant d'écrivains. Les victimes humaines sont appelées dans Plaute, victimes de Saturne, et c'est sous Saturne que les auteurs placent l'âge d'or du Latium; tant il est vrai que cet âge fut celui de la douceur, de la bénignité et de la justice! Rien n'est plus vain, nous devons le conclure de tout ce qui précède, que les fables débitées par les savans sur l'innocence de l'âge d'or chez les païens. Cette innocence n'était autre chose qu'une superstition fanatique qui, frappant les premiers hommes de la crainte des dieux que leur imagination avait créés, leur faisait observer quelque devoir malgré leur brutalité et leur orgueil farouche. Plutarque, choqué de cette superstition, met en problème s'il n'eût pas mieux valu ne croire aucune divinité, que de rendre aux dieux ce culte impie. Mais il a tort d'opposer l'athéisme à cette religion, quelque barbare qu'elle pût être. Sous l'influence de cette religion se sont formées les plus illustres sociétés du monde; l'athéisme n'a rien fondé.

Nous venons de traiter de la morale du premier âge, ou morale divine; nous traiterons plus tard de la morale héroïque.

CHAPITRE V.
DU GOUVERNEMENT DE LA FAMILLE, OU ÉCONOMIE, DANS LES ÂGES POÉTIQUES.

§. I. De la famille composée des parens et des enfans, sans esclaves ni serviteurs.

Les héros sentirent, par l'instinct de la nature humaine, les deux vérités qui constituent toute la science économique, et que les Latins conservèrent dans les mots educere, educare, relatifs, l'un à l'éducation de l'âme, l'autre à celle du corps. Nous parlerons d'abord de la première de ces deux éducations.

Les premiers pères furent à-la-fois les sages, les prêtres et les rois ou législateurs de leurs familles[55]. Ils durent être dans la famille des rois absolus, supérieurs à tous les autres membres, et soumis seulement à Dieu. Leur pouvoir fut armé des terreurs d'une religion effroyable, et sanctionné par les peines les plus cruelles; c'est dans le caractère de Polyphème que Platon reconnaît les premiers pères de famille[56].—Remarquons seulement ici que les hommes, sortis de leur liberté native, et domptés par la sévérité du gouvernement de la famille, se trouvèrent préparés à obéir aux lois du gouvernement civil qui devait lui succéder. Il en est resté cette loi éternelle, que les républiques seront plus heureuses que celle qu'imagina Platon, toutes les fois que les pères de famille n'enseigneront à leurs enfans que la religion, et qu'ils seront admirés des fils comme leurs sages, révérés comme leurs prêtres, et redoutés comme leurs rois.

Quant à la seconde partie de la science économique, l'éducation des corps, on peut conjecturer que, par l'effet des terreurs religieuses, de la dureté du gouvernement des pères de famille, et des ablutions sacrées, les fils perdirent peu-à-peu la taille des géans, et prirent la stature convenable à des hommes. Admirons la Providence d'avoir permis qu'avant cette époque les hommes fussent des géans: il leur fallait, dans leur vie vagabonde, une complexion robuste pour supporter l'inclémence de l'air et l'intempérie des saisons; il leur fallait des forces extraordinaires pour pénétrer la grande forêt qui couvrait la terre, et qui devait être si épaisse dans les temps voisins du déluge....

La grande idée de la science économique fut réalisée dès l'origine, savoir: qu'il faut que les pères, par leur travail et leur industrie, laissent à leurs fils un patrimoine où ils trouvent une subsistance facile, commode et sûre, quand même ils n'auraient plus aucun rapport avec les étrangers, quand même toutes les ressources de l'état social viendraient à leur manquer, quand même il n'y aurait plus de cités; de sorte qu'en supposant les dernières calamités les familles subsistent, comme origine de nouvelles nations. Ils doivent laisser ce patrimoine dans des lieux qui jouissent d'un air sain, qui possèdent des sources d'eaux vives, et dont la situation naturellement forte leur assure un asile dans le cas où les cités périraient; il faut enfin que ce patrimoine comprenne de vastes campagnes assez riches pour nourrir les malheureux qui, dans la ruine des cités voisines, viendraient s'y réfugier, les cultiveraient, et en reconnaîtraient le propriétaire pour seigneur. Ainsi la Providence ordonna l'état de famille, employant non la tyrannie des lois, mais la douce autorité des coutumes (voy. axiome 104 le passage cité de Dion-Cassius). Les forts, les puissans des premiers âges, établirent leurs habitations au sommet des montagnes. Le latin arces, l'italien rocce, ont, outre leur premier sens, celui de forteresses.

Tel fut l'ordre établi par la Providence pour commencer la société païenne. Platon en fait honneur à la prévoyance des premiers fondateurs des cités. Cependant, lorsque la barbarie antique reparaissant au moyen âge détruisait partout les cités, le même ordre assura le salut des familles, d'où sortirent les nouvelles nations de l'Europe. Les Italiens ont continué à dire castella, pour seigneuries. En effet, on observe généralement que les cités les plus anciennes, et presque toutes les capitales, ont été bâties au sommet des montagnes, tandis que les villages sont répandus dans les plaines. De là vinrent sans doute ces phrases latines, summo loco, illustri loco nati, pour dire les nobles; imo, obscuro loco nati, pour désigner les plébéiens: les premiers habitaient les cités, les seconds les campagnes.

C'est par rapport aux sources vives dont nous avons parlé, que les politiques regardent la communauté des eaux comme l'occasion de l'union des familles. De là les premières associations furent dites par les Grecs φρατριαι, (peut-être de φρεαρι puits), comme les premiers villages furent appelés pagi par les Latins, du mot παγη fontaine. Les Romains célébraient les mariages par l'emploi solennel de l'eau et du feu: parce que les premiers mariages furent contractés naturellement par des hommes et des femmes qui avaient l'eau et le feu en commun, comme membres de la même famille, et dans l'origine comme frères et sœurs. Le dieu du foyer de chaque maison était appelé lar; d'où focus laris. C'était là que le père de famille sacrifiait aux dieux de la maison, deivei parentum (loi des douze tables, de parricidio); comme parle l'Histoire sainte, le Dieu de nos pères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob. De là encore la loi que propose Cicéron, sacra familiaria perpetua manento; et les expressions si fréquentes dans les lois romaines, filius familias in sacris paternis, sacra patria pour la puissance paternelle. Ce respect du foyer domestique était commun aux barbares du moyen âge, puisque même au temps de Boccace, qui nous l'atteste dans sa Généalogie des dieux, c'était l'usage à Florence, qu'au commencement de chaque année, le père de famille assis à son foyer près d'un tronc d'arbre auquel il mettait le feu, jetait de l'encens et versait du vin dans la flamme; usage encore observé, par le bas peuple de Naples, le soir de la vigile de Noël. On dit aussi tant de feux, pour tant de familles.

L'institution des sépultures, qui vint après celle des mariages, résulta de la nécessité de cacher des objets qui choquaient les sens. Ainsi commença la croyance universelle de l'immortalité des âmes humaines, appelées dii manes, et dans la loi des douze tables, deivei parentum...

Les philologues et les philosophes ont pensé communément que dans ce qu'on appelle l'état de nature, les familles n'étaient composées que de fils; elles le furent aussi de serviteurs ou famuli, d'où elles tirèrent principalement ce nom. Sur cette économie incomplète ils ont fondé une fausse politique, comme la suite doit le démontrer. Pour nous, nous commencerons à traiter de la politique des premiers âges, en prenant pour point de départ ces serviteurs ou famuli, qui appartiennent proprement à l'étude de l'économie.

§. II. Des familles composées de serviteurs, antérieures à l'existence des cités, et sans lesquelles cette existence était impossible.

Au bout d'un laps de temps considérable, plusieurs des géans impies qui étaient restés dans la communauté des femmes et des biens, et dans les querelles qu'elle produisait, les hommes simples et débonnaires, dans le langage de Grotius, les abandonnés de Dieu dans celui de Puffendorf, furent contraints, pour échapper aux violens de Hobbes, de se réfugier aux autels des forts. Ainsi un froid très vif contraint les bêtes sauvages à venir chercher un asile dans les lieux habités. Les chefs de famille, plus courageux parce qu'ils avaient déjà formé une première société, recevaient sous leur protection ces malheureux réfugiés, et tuaient ceux qui osaient faire des courses sur leurs terres. Déjà héros par leur naissance, puisqu'ils étaient nés de Jupiter, c'est-à-dire nés sous ses auspices, ils devinrent héros par la vertu. Dans ce dernier genre d'héroïsme, les Romains se montrèrent supérieurs à tous les peuples de la terre, puisqu'ils surent également

Parcere subjectis, et debellare superbos.

Les premiers hommes qui fondèrent la civilisation avaient été conduits à la société par la religion et par l'instinct naturel de propager la race humaine, causes honorables qui produisirent le mariage, la première et la plus noble amitié du monde. Les seconds qui entrèrent dans la société y furent contraints par la nécessité de sauver leur vie. Cette société dont l'utilité était le but, fut d'une nature servile. Aussi les réfugiés ne furent protégés par les héros qu'à une condition juste et raisonnable, celle de gagner eux-mêmes leur vie en travaillant pour les héros, comme leurs serviteurs. Cette condition analogue à l'esclavage fut le modèle de celle où l'on réduisit les prisonniers faits à la guerre après la formation des cités.

Ces premiers serviteurs se nommaient chez les Latins vernæ, tandis que les fils des héros, pour se distinguer, s'appelaient liberi. Du reste, ces derniers n'avaient aucune autre distinction: dominum ac servum nullis educationis deliciis dignoscas. Ce que Tacite dit des Germains peut s'entendre de tous les premiers peuples barbares; et nous savons que chez les anciens Romains le père de famille avait droit de vie et de mort sur ses fils, et la propriété absolue de tout ce qu'ils pouvaient acquérir, au point que jusqu'aux Empereurs les fils et les esclaves ne différaient en rien sous le rapport du pécule. Ce mot liberi signifia aussi d'abord nobles: les arts libéraux sont les arts nobles; liberalis répond à l'italien gentile. Chez les Latins les maisons nobles s'appelaient gentes; ces premières gentes se composaient des seuls nobles, et les seuls nobles furent libres dans les premières cités.

Les serviteurs furent aussi appelés clientes, et ces clientèles furent la première image des fiefs, comme nous le verrons plus au long.

Sous le nom seul du père de famille étaient compris tous ses fils, tous ses esclaves et serviteurs. Ainsi, dans les temps héroïques on put dire avec vérité, comme Homère le dit d'Ajax, le rempart des Grecs (πυργος Αχαιων), que seul il combattait contre l'armée entière des Troiens: on put dire qu'Horace soutint seul sur un pont le choc d'une armée d'Étrusques; par quoi l'on doit entendre Ajax, Horace, avec leurs compagnons ou serviteurs. Il en fut précisément de même dans la seconde barbarie [dans celle du moyen âge]; quarante héros normands, qui revenaient de la terre sainte, mirent en fuite une armée de Sarrasins qui tenaient Salerne assiégée.

C'est à cette protection accordée par les héros à ceux qui se réfugièrent sur leurs terres, qu'on doit rapporter l'origine des fiefs. Les premiers furent d'abord des fiefs roturiers personnels, pour lesquels les vassaux étaient vades, c'est-à-dire obligés personnellement à suivre les héros partout où ils les menaient pour cultiver leurs terres, et plus tard, de les suivre dans les jugemens (rei; et actores). Du vas des Latins, du βας dérivèrent le was et le wassus employés par les feudistes barbares pour signifier vassal. Ensuite durent venir les fiefs roturiers réels, pour lesquels les vassaux durent être les premiers prædes ou mancipes obligés sur biens immeubles; le nom de mancipes resta propre à ceux qui étaient ainsi obligés envers le trésor public.

Nous venons de donner la première origine des asiles. C'est en ouvrant un asile que Cadmus fonde Thèbes, la plus ancienne cité de la Grèce. Thésée fonde Athènes en élevant l'autel des malheureux, nom bien convenable à ceux qui erraient auparavant, dénués de tous les biens divins et humains que la société avait procurés aux hommes pieux. Romulus fonde Rome en ouvrant un asile dans un bois, vetus urbes condentium consilium, dit Tite-Live. De là Jupiter reçut le titre d'hospitalier. Étranger se dit en latin hospes.

§. III. COROLLAIRES
Relatifs aux contrats qui se font par le simple consentement des parties.

Les nations héroïques, ne s'occupant que des choses nécessaires à la vie, ne recueillant d'autres fruits que les productions spontanées de la nature, ignorant l'usage de la monnaie, et étant pour ainsi dire tout corps, toute matière, ne pouvaient certainement connaître les contrats qui, selon l'expression moderne, se font par le seul consentement. L'ignorance et la grossièreté sont naturellement soupçonneuses; aussi les hommes ne pouvaient connaître les engagemens de bonne foi. Ils assuraient toutes les obligations, en employant la main, soit en réalité, soit par fiction en ajoutant à l'acte la garantie des stipulations solennelles; de là ce titre célèbre dans la loi des douze tables: Si quis nexum faciet mancipiumque, uti linguâ nuncupassit, ita jus esto. Un tel état civil étant supposé, nous pouvons en inférer ce qui suit.

I. On dit que dans les temps les plus anciens, les achats et les ventes se faisaient par échange, lors même qu'il s'agissait d'immeubles. Ces échanges ne furent autre chose que les cessions de terres faites au moyen âge, à charge de cens seigneurial (livelli). Leur utilité consistait en ce que l'une des parties avait trop de terres riches en fruits dont l'autre partie manquait.

II. Les locations de maisons ne pouvaient avoir lieu lorsque les cités étaient petites, et les habitations étroites. On doit croire plutôt que les propriétaires fonciers donnaient du terrain pour qu'on y bâtît; toute location se réduisait donc à un cens territorial.

III. Les locations de terres durent être emphytéotiques. Les grammairiens ont dit, sans en comprendre le sens, que clientes était quasi colentes. Ces locations de terres répondent aux clientèles des Latins.

IV. Telle fut sans doute la raison pour laquelle on ne trouve dans les anciennes archives du moyen âge, d'autres contrats que des contrats de cens seigneurial pour des maisons ou pour des terres, soit perpétuel, soit à temps.

V. Cette dernière observation explique peut-être pourquoi l'emphytéose est un contrat de droit civil, c'est-à-dire du droit héroïque des Romains. À ce droit héroïque Ulpien oppose le droit naturel des peuples civilisés (gentium humanarum); il les appelle civilisés ou humains, par opposition aux barbares des premiers temps; et il ne peut entendre parler des barbares qui de son temps se trouvaient hors de l'Empire, et dont par conséquent le droit n'importait point aux jurisconsultes romains.

VI. Les contrats de société étaient inconnus, par un effet de l'isolement naturel des premiers hommes. Chaque père de famille s'occupait uniquement de ses affaires, sans se mêler de celles des autres, comme Polyphème le dit à Ulysse dans l'Odyssée.

VII. Pour la même raison, il n'y avait point de mandataires. De là cette maxime qui est restée dans le droit civil: nous ne pouvons acquérir par une personne qui n'est point sous notre puissance, per extraneam personam acquiri nemini.

VIII. Le droit des nations civilisées, humanarum, comme dit Ulpien, ayant succédé au droit des nations héroïques, il se fit une telle révolution, que le contrat de vente, qui anciennement ne produisait point d'action de garantie, si on n'avait point stipulé en cas d'éviction la cause pénale appelée stipulatio duplæ, est aujourd'hui le plus favorable de tous les contrats appelés de bonne foi, parce que naturellement elle doit y être observée sans qu'elle ait été promise.

CHAPITRE VI.
DE LA POLITIQUE POÉTIQUE.

§. I. Origine des premières républiques, dans la forme la plus rigoureusement aristocratique.

Les familles se formèrent donc de ces serviteurs (famuli) reçus sous la protection des héros. Nous avons déjà vu en eux les premiers membres d'une société politique (socii). Leur vie dépendait de leurs seigneurs, et par suite tout ce qu'ils pouvaient acquérir; droit terrible que les héros exerçaient aussi sur leurs enfans[57]. Mais les fils de famille se trouvaient, à la mort de leurs pères, affranchis de ce despotisme domestique, et l'exerçaient à leur tour sur leurs enfans. Dans le droit romain, tout citoyen affranchi de la puissance paternelle, est lui-même appelé père de famille. Les serviteurs, au contraire, étaient obligés de passer leur vie dans le même état de dépendance. Après bien des années, ils durent naturellement se lasser de leur condition, et se révolter contre les héros. Nous avons déjà indiqué dans les axiomes, d'une manière générale, que les serviteurs avaient fait violence aux héros dans l'état de famille, et que cette révolution avait occasionné la naissance des républiques. Dans une telle nécessité, les héros devaient être portés à s'unir en corps politique, pour résister à la multitude de leurs serviteurs révoltés, en mettant à leur tête l'un d'entre eux distingué par son courage et par sa présence d'esprit; de tels chefs furent appelés rois, du mot regere, diriger. De cette manière, on peut dire avec Pomponius, rebus ipsis dictantibus regna condita; pensée profonde, qui s'accorde bien avec le principe établi par la jurisprudence romaine: le droit naturel des gens a été fondé par la Providence divine (jus naturale gentium divinâ Providentiâ constitutum). Les pères étant rois et souverains de leurs familles, il était impossible, dans la fière égalité de ces âges barbares, qu'aucun d'entre eux cédât à un autre; ils formèrent donc des sénats régnans, c'est-à-dire composés d'autant de rois des familles, et, sans être conduits par aucune sagesse humaine, ils se trouvèrent avoir uni leurs intérêts privés dans un intérêt commun, que l'on appela patria, sous-entendu res, c'est-à-dire intérêt des pères. Les nobles, seuls citoyens des premières patries, se nommèrent patriciens. Dans ce sens, on peut regarder comme vraie la tradition selon laquelle on ne consultait que la nature dans l'élection des rois des premiers âges. Deux passages précieux de Tacite, qu'on lit dans les Mœurs des Germains, appuient cette tradition et nous donnent lieu de conjecturer que l'usage dont il parle était celui de tous les premiers peuples: Non casus, non fortuita conglobatio turmam aut cuneum facit, sed familiæ et propinquitates; duces exemplo potius quàm imperio, si prompti, si conspicui, si ante aciem agant, admiratione præsunt. Tels furent les premiers rois. Ce qui le prouve, c'est que les poètes n'imaginèrent pas autrement Jupiter, le roi des hommes et des dieux. On le voit dans Homère s'excuser auprès de Thétis de n'avoir pu contrevenir à ce que les dieux avaient une fois déterminé dans le grand conseil de l'Olympe. N'est-ce pas là le langage qui convient au roi d'une aristocratie? En vain les stoïciens voudraient nous présenter ici Jupiter comme soumis à leur destin; Jupiter et tous les dieux ont tenu conseil sur les choses humaines, et les ont par conséquent déterminées par l'effet d'une volonté libre. Ce passage nous en explique deux autres, où les politiques croient à tort qu'Homère désigne la monarchie: c'est lorsque Agamemnon veut abaisser la fierté d'Achille, et qu'Ulysse persuade aux Grecs, qui se soulèvent pour retourner dans leur patrie, de continuer le siège de Troie. Dans les deux passages, il est dit qu'un seul est roi: mais dans l'un et l'autre il s'agit de la guerre, dans laquelle il faut toujours un seul chef, selon la maxime de Tacite: eam esse imperandi conditionem, ut non aliter ratio constet, quant si uni reddatur. Du reste, partout où Homère fait mention des héros, il leur donne l'épithète de rois; ce qui se rapporte à merveille au passage de la Genèse où Moïse, énumérant les descendans d'Ésaü, les appelle tous rois, duces (c'est-à-dire capitaines) dans la Vulgate. Les ambassadeurs de Pyrrhus lui rapportèrent qu'ils avaient vu à Rome un sénat de rois.

Sans l'hypothèse d'une révolte de serviteurs, on ne peut comprendre comment les pères auraient consenti à assujétir leurs monarchies domestiques à la souveraineté de l'ordre dont ils faisaient partie. C'est la nature des hommes courageux (axiome 81) de sacrifier le moins qu'ils peuvent de ce qu'ils ont acquis par leur courage, et seulement autant qu'il est nécessaire pour conserver le reste. Aussi voyons-nous souvent dans l'histoire romaine combien les héros rougissaient virtute parta per flagitium amittere. Du moment qu'il est établi (nous l'avons démontré et nous le démontrerons mieux encore) que les gouvernemens ne sont point nés de la fraude, ni de la violence d'un seul, peut-on, en embrassant tous les cas humainement possibles, imaginer d'une autre manière comment le pouvoir civil se forma par la réunion du pouvoir domestique des pères de famille, et comment le domaine éminent des gouvernemens résulta de l'ensemble des domaines naturels, que nous avons déjà indiqués comme ayant été ex jure optimo, c'est-à-dire libres de toute charge publique ou particulière?

Les héros ainsi réunis en corps politique, et investis à-la-fois du pouvoir sacerdotal et militaire, nous apparaissent dans la Grèce sous le nom d'Héraclides, dans l'ancienne Italie, dans la Crète et dans l'Asie-Mineure, sous celui de Curètes. Leurs réunions furent les comices curiata, les plus anciens dont fasse mention l'histoire romaine. Sans doute on y assistait d'abord les armes à la main. Dans la suite, on n'y délibérait plus que sur les choses sacrées, dont les choses profanes avaient elles-mêmes emprunté le caractère dans les premiers temps. Tite-Live s'étonne de ce qu'au passage d'Annibal, de pareilles assemblées se tenaient dans les Gaules; mais nous voyons dans Tacite, que chez ce peuple les prêtres tenaient des assemblées analogues, dans lesquelles ils ordonnaient les punitions, comme si les dieux eussent été présens. Il était raisonnable que les héros se rendissent en armes à ces réunions, où l'on ordonnait le châtiment des coupables: la souveraineté des lois est une dépendance de la souveraineté des armes. Tacite dit aussi en général que les Germains traitaient tout armés des affaires publiques sous la présidence de leurs prêtres. On peut conjecturer qu'il en fut de même de tous les premiers peuples barbares.

D'après tout ce qu'on vient de dire, le droit des Quirites ou Curètes dut être le droit naturel des gens ou nations héroïques de l'Italie. Les Romains, pour distinguer leur droit de celui des autres peuples, l'appelèrent jus Quiritium romanorum. Si cette dénomination avait eu pour origine la convention des Sabins et des Romains, si les seconds eussent tiré leur nom de Cure, capitale des premiers, ce nom eût été Cureti et non Quirites; et si cette capitale des Sabins se fût appelée Cere, comme le veulent les grammairiens latins, le mot dérivé eût été Cerites, expression qui désignait les citoyens condamnés par les censeurs à porter les charges publiques sans participer aux honneurs.

Ainsi les premières cités n'eurent pour citoyens que des nobles qui les gouvernaient. Mais ils n'auraient eu personne à qui commander, si l'intérêt commun ne les eût décidés à satisfaire leurs cliens révoltés, et à leur accorder la première loi agraire qu'il y ait eu au monde. Afin de ne sacrifier que le moins possible de leurs privilèges, les héros ne leur accordèrent que le domaine bonitaire des champs qu'ils leur assignaient. C'est une loi du droit naturel des gens, que le domaine suit la puissance. Or les serviteurs ne jouissant d'abord de la vie que d'une manière précaire dans les asiles ouverts par les héros, il était conforme au droit et à la raison qu'ils eussent aussi un domaine précaire, et qu'ils en jouissent tant qu'il plairait aux héros de leur conserver la possession des champs qu'ils leur avaient assignés. Ainsi les serviteurs devinrent les premiers plébéiens (plebs) des cités héroïques, où ils n'avaient aucun privilège de citoyen. Lorsque Achille se voit enlever Briséis par Agamemnon, c'est, dit-il, un outrage que l'on ne ferait pas à un journalier qui n'a aucun droit de citoyen. Tels furent les plébéiens de Rome jusqu'à l'époque de la lutte dans laquelle ils arrachèrent aux patriciens le droit des mariages. La loi des douze tables avait été pour eux une seconde loi agraire par laquelle les nobles leur accordaient le domaine quiritaire des champs qu'ils cultivaient; mais, puisqu'en vertu du droit des gens, les étrangers étaient capables du domaine civil, les plébéiens qui avaient la même capacité n'étaient point encore citoyens, et à leur mort ils ne pouvaient laisser leurs champs à leurs familles, ni ab intestat, ni par testament, parce qu'ils n'avaient pas les droits de suité, d'agnation, de gentilité, qui dépendaient des mariages solennels; les champs assignés aux plébéiens retournaient à leurs auteurs, c'est-à-dire aux nobles. Aussi aspirèrent-ils à partager les privilèges des mariages solennels; non que, dans cet état de misère et d'esclavage, ils élevassent leur ambition jusqu'à s'allier aux familles des nobles, ce qui se serait appelé connubia cum patribus. Ils demandèrent seulement connubia patrum, c'est-à-dire la faculté de contracter les mariages solennels, tels que ceux des pères. La principale solennité de ces mariages était les auspices publics (auspicia majora, selon Messala et Varron), ces auspices que les pères revendiquaient comme leur privilège (auspicia esse sua). Demander le droit des mariages, c'était donc demander le droit de cité, dont ils étaient le principe naturel; cela est si vrai, que le jurisconsulte Modestinus définit le mariage de la manière suivante: omnis divini et humani juris communicatio. Comment définirait-on avec plus de précision le droit de cité lui-même?

§. II. Les sociétés politiques sont nées toutes de certains principes éternels des fiefs.

Conformément aux principes éternels des fiefs que nous avons placés dans nos axiomes (80, 81), il y eut dès la naissance des sociétés trois espèces de propriétés ou domaines, relatives à trois espèces de fiefs, que trois classes de personnes possédèrent sur trois sortes de choses: 1o domaine bonitaire des fiefs roturiers [ou humains, en prenant le mot d'homme, comme au moyen âge, dans le sens de vassal]; c'est la propriété des fruits que les hommes, ou plébéiens, ou cliens, ou vassaux, tiraient des terres des héros, patriciens ou nobles. 2o Domaine quiritaire des fiefs nobles, ou héroïques, ou militaires, que les héros se réservèrent sur leurs terres, comme droit de souveraineté. Dans la formation des républiques héroïques, ces fiefs souverains, ces souverainetés privées s'assujettirent naturellement à la haute souveraineté des ordres héroïques régnans. 3o Domaine civil, dans toute la propriété du mot. Les pères de famille avaient reçu les terres de la divine Providence, comme une sorte de fiefs divins; souverains dans l'état de famille, ils formèrent par leur réunion les ordres régnans dans l'état de cités. Ainsi prirent naissance les souverainetés civiles, soumises à Dieu seul. Toutes les puissances souveraines reconnaissent la Providence, et ajoutent à leurs titres de majesté, par la grâce de Dieu; elles doivent en effet avouer publiquement que c'est de lui qu'elles tiennent leur autorité, puisque, si elles défendaient de l'adorer, elles tomberaient infailliblement. Jamais il n'y eut au monde une nation d'athées, de fatalistes, ni d'hommes qui rapportassent tous les évènemens au hasard.

En vertu de ce droit de domaine éminent donné aux puissances civiles par la Providence, elles sont maîtresses du peuple et de tout ce qu'il possède. Elles peuvent disposer des personnes, des biens et du travail, elles peuvent imposer des taxes et des tributs, lorsqu'elles ont à exercer ce droit que j'appelle domaine du fond public (dominio de' fundi), et que les écrivains qui traitent du droit public appellent domaine éminent. Mais les souverains ne peuvent l'exercer que pour conserver l'état dans sa substance, comme dit l'École, parce qu'à sa conservation ou à sa ruine tiennent la ruine ou la conservation de tous les intérêts particuliers.

Les Romains ont connu, au moins par une sorte d'instinct, cette formation des républiques d'après les principes éternels des fiefs. Nous en avons la preuve dans la formule de la revendication: aio hunc fundum meum esse ex jure Quiritium. Ils attachaient cette action civile au domaine du fond qui dépend de la cité et dérive de la force pour ainsi dire centrale qui lui est propre. C'est par elle que tout citoyen romain est seigneur de sa terre par un domaine indivis (par une pure distinction de raison, comme dirait l'École). De là l'expression ex jure Quiritium; Quirites, ainsi qu'on l'a vu, signifiait d'abord les Romains armés de lances dans les réunions publiques qui constituaient la cité. Telle est la raison inconnue jusqu'ici pour laquelle les fonds et tous les biens vacans reviennent au fisc, c'est que tout patrimoine particulier est patrimoine public par indivis; tout propriétaire particulier manquant, le patrimoine particulier n'est plus désigné comme partie, et se trouve confondu avec la masse du tout. D'après la loi Papia Poppea (Des deshérences), le patrimoine du célibataire sans parens revenait au fisc, non comme héritage, mais comme pécule, ad populum, dit Tacite, tanquam omnium parentem.......

Les premières cités se composèrent d'un ordre de nobles et d'une foule de peuples. De l'opposition de ces élémens résulta une loi éternelle, c'est que les plébéiens veulent toujours changer l'état des choses, les nobles le maintenir; aussi dans les mouvemens politiques donne-t-on le nom d'optimates à tous ceux qui veulent maintenir l'ancien état des choses, (d'ops, secours, puissance, entraînant une idée de stabilité).

Ici nous voyons naître une double division: 1. La première, des sages et du vulgaire. Les héros avaient fondé les états par la sagesse des auspices. C'est relativement à cette division, que le vulgaire conserva l'épithète de profane, les nobles ou héros étant les prêtres des cités héroïques. Chez les premiers peuples, on ôtait le droit de cité par une sorte d'excommunication (aquâ et igne interdicebantur). 2. La seconde division fut celle de civis, citoyen, et hostis, hôte, étranger, ennemi; les premières cités se composaient des héros et de ceux auxquels ils avaient donné asile. Les héros, selon Aristote, juraient une éternelle inimitié aux plébéiens, hôtes des cités héroïques.[58]

§. III. De l'origine du cens et du trésor public (ærarium, chez les Romains).

Dans les anciennes républiques, le cens consistait en une redevance que les plébéiens payaient aux nobles pour les terres qu'ils tenaient d'eux. Ainsi le cens des Romains, dont on rapporte l'établissement à Servius Tullius, fut dans le principe une institution aristocratique.

Les plébéiens avaient encore à supporter les usures intolérables des nobles, et les usurpations fréquentes qu'ils faisaient de leurs champs; au point que, si l'on en croit les plaintes de Philippe, tribun du peuple, deux mille nobles finirent par posséder toutes les terres qui auraient dû être divisées entre trois cent mille citoyens. Environ quarante ans après l'expulsion de Tarquin-le-Superbe, la noblesse, rassurée par sa mort, commença à faire sentir sa tyrannie au pauvre peuple, et le sénat paraît avoir ordonné alors que les plébéiens paieraient au trésor public le cens qu'auparavant ils payaient à chacun des nobles, afin que le trésor pût fournir à leurs dépenses dans la guerre. Depuis cette époque, nous voyons le cens reparaître dans l'histoire romaine. Tite-Live prétend que les nobles dédaignaient de présider au cens; il n'a pas compris qu'ils repoussaient cette institution. Ce n'était plus le cens institué par Servius Tullius, lequel avait été le fondement de l'aristocratie. Les nobles, par leur propre avarice, avaient déterminé l'institution du nouveau cens, qui devint, avec le temps, le principe de la démocratie.

L'inégalité des propriétés dut produire de grands mouvemens, des révoltes fréquentes de la part du petit peuple. Fabius mérita le surnom de Maximus, pour les avoir apaisés par sa sagesse, en ordonnant que tout le peuple romain fût divisé en trois classes (sénateurs, chevaliers, et plébéiens), dans lesquelles les citoyens se placeraient selon leurs facultés. Auparavant, l'ordre des sénateurs, composé entièrement de nobles, occupait seul les magistratures; les plébéiens riches purent entrer dans cet ordre. Ils oublièrent leurs maux en voyant que la route des honneurs leur était ouverte désormais. C'est ce changement, c'est la loi Publilia, qui établirent la démocratie dans Rome, et non la loi des douze tables, qu'on aurait apportée d'Athènes. Aussi Tite-Live, tout ignorant qu'il est de ce qui regarde la constitution ancienne de Rome, nous raconte que les nobles se plaignaient d'avoir plus perdu par la loi Publilia, que gagné par toutes les victoires qu'ils avaient remportées la même année.[59]

Dans la démocratie, où le peuple entier constitue la cité, il arriva que le domaine civil ne fut plus ainsi appelé dans le sens de domaine public, quoiqu'il eût été appelé civil du mot de cité. Il se divisa entre tous les domaines privés des citoyens romains dont la réunion constituait la cité romaine. Dominium optimum signifia bien une pleine propriété, mais non plus domaine par excellence (domaine éminent). Le domaine quiritaire ne signifia plus un domaine dont le plébéien ne pouvait être expulsé sans que le noble dont il le tenait vînt pour le défendre et le maintenir en possession; il signifia un domaine privé avec faculté de revendication, à la différence du domaine bonitaire, qui se maintient par la seule possession.

Les mêmes changemens eurent lieu au moyen âge, en vertu des lois qui dérivent de la nature éternelle des fiefs. Prenons pour exemple le royaume de France, dont les provinces furent alors autant de souverainetés appartenant aux seigneurs qui relevaient du roi. Les biens des seigneurs durent originairement n'être sujets à aucune charge publique. Plus tard, par successions, par déshérences ou par confiscation pour rébellion, ils furent incorporés au royaume, et cessant d'être ex jure optimo, devinrent sujets aux charges publiques. D'un autre côté, les châteaux et les terres qui composaient le domaine particulier des rois, ayant passé, par mariage ou par concession, à leurs vassaux, se trouvent aujourd'hui assujettis à des taxes et à des tributs. Ainsi, dans les royaumes soumis à la même loi de succession, le domaine ex jure optimo se confondit peu-à-peu avec le domaine privé, sujet aux charges publiques, de même que le fisc, patrimoine des Empereurs, alla se confondre avec le trésor ou ærarium.

§ IV. De l'origine des comices chez les Romains.

Les deux sortes d'assemblées héroïques distinguées dans Homère, βουλη, αγορα, devaient répondre aux comices par curies, qui furent les premières assemblées des Romains, et à leurs comices par tribus. Les premiers furent dits curiata (comitia), de quir, quiris, lance[60]. Les quirites, cureti, hommes armés de lances, et investis du droit sacerdotal des augures, paraissaient seuls aux comices curiata.

Depuis que Fabius Maximus eut distribué les citoyens selon leurs biens, en trois classes, sénateurs, chevaliers, et plébéiens, les nobles ne formèrent plus un ordre dans la cité, et se partagèrent, selon leur fortune, entre les trois classes. Dès-lors on distingua le patricien du sénateur et du chevalier, le plébéien de l'homme sans naissance (ignobilis); plébéien ne fut plus opposé à patricien, mais à sénateur ou chevalier; ce mot désigna un citoyen pauvre, quelque noble qu'il pût être; sénateur, au contraire, ne fut plus synonyme de patricien, mais il désigna le citoyen riche, même sans naissance. Depuis cette époque, on appela comices par centuries les assemblées dans lesquelles tout le peuple romain se réunissait dans ses trois classes pour décider des affaires publiques, et particulièrement pour voter sur les lois consulaires. Dans les comices par tribus, le peuple continua à voter sur les lois tribunitiennes ou plébiscites [ce qui pendant long-temps n'avait signifié que: lois communiquées au peuple, lois publiées devant les plébéiens, plebi scita ou nota, telle que la loi de l'éternelle expulsion des Tarquins, promulguée par Junius Brutus]. Pour la régularité des cérémonies religieuses, les comices par curies, où l'on traitait des choses sacrées, furent toujours les assemblées des seuls chefs des curies; au temps des rois, où ces assemblées commencèrent, on y traitait de toutes les choses profanes en les considérant comme sacrées.

§. V. COROLLAIRE.
C'est la divine Providence qui règle les sociétés, et qui a fondé le droit naturel des gens.

En voyant les sociétés naître ainsi dans l'âge divin, avec le gouvernement théocratique, pour se développer sous le gouvernement héroïque, qui conserve l'esprit du premier, on éprouve une admiration profonde pour la sagesse avec laquelle la Providence conduisit l'homme à un but tout autre que celui qu'il se proposait, lui imprima la crainte de la Divinité, et fonda la société sur la religion. La religion arrêta d'abord les géans dans les terres qu'ils occupèrent les premiers, et cette prise de possession fut l'origine de tous les droits de propriété, de tous les domaines. Retirés au sommet des monts, ils y trouvèrent, pour fixer leur vie errante, des lieux salubres, forts de situation, et pourvus d'eau, trois circonstances indispensables pour élever des cités. C'est encore la religion qui les détermina à former une union régulière et aussi durable que la vie, celle du mariage, d'où nous avons vu dériver le pouvoir paternel, et par suite tous les pouvoirs. Par cette union ils se trouvèrent avoir fondé les familles, berceau des sociétés politiques. Enfin, en ouvrant les asiles, ils donnèrent lieu aux clientèles, qui, par suite de la première loi agraire dont nous avons parlé, devaient produire les cités. Composées d'un ordre de nobles qui commandaient, et d'un ordre de plébéiens nés pour obéir, les cités eurent d'abord un gouvernement aristocratique. Rien ne pouvait être plus conforme à la nature sauvage et solitaire de ces premiers hommes, puisque l'esprit de l'aristocratie est la conservation des limites qui séparent les différens ordres au-dedans, les différens peuples au-dehors. Grâce à cette forme de gouvernement, les nations nouvellement entrées dans la civilisation, devaient rester long-temps sans communication extérieure, et oublier ainsi l'état sauvage et bestial d'où elles étaient sorties. Les hommes n'ayant encore que des idées très particulières, et ne pouvant comprendre ce que c'est que le bien commun, la Providence sut, au moyen de cette forme de gouvernement, les conduire à s'unir à leur patrie, dans le but de conserver un objet d'intérêt privé, aussi important pour eux que leur monarchie domestique; de cette manière, sans aucun dessein, ils s'accordèrent dans cette généralité du bien social, qu'on appelle république.

Maintenant recourons à ces preuves divines dont on a parlé dans le chapitre de la Méthode; examinons combien sont naturels et simples les moyens par lesquels la Providence a dirigé la marche de l'humanité, rapprochons-en le nombre infini des phénomènes qui se rapportent aux quatre causes dans lesquelles nous verrons partout les élémens du monde social (les religions, les mariages, les asiles et la première loi agraire), et cherchons ensuite entre tous les cas humainement possibles, si des choses si nombreuses et si variées ont pu avoir des origines plus simples et plus naturelles. Au moment où les sociétés devaient naître, les matériaux, pour ainsi parler, n'attendaient plus que la forme. J'appelle matériaux les religions, les langues, les terres, les mariages, les noms propres et les armes ou emblèmes, enfin les magistratures et les lois. Toutes ces choses furent d'abord propres à l'individu, libres en cela même qu'elles étaient individuelles, et, parce qu'elles étaient libres, capables de constituer de véritables républiques. Ces religions, ces langues, etc., avaient été propres aux premiers hommes, monarques de leur famille. En formant par leur union des corps politiques, ils donnèrent naissance à la puissance civile, puissance souveraine, de même que dans l'état précédent celle des pères sur leurs familles n'avait relevé que de Dieu. Cette souveraineté civile, considérée comme une personne, eut son âme et son corps: l'âme fut une compagnie de sages, tels qu'on pouvait en trouver dans cet état de simplicité, de grossièreté. Les plébéiens représentèrent le corps. Aussi est-ce une loi éternelle dans les sociétés, que les uns y doivent tourner leur esprit vers les travaux de la politique, tandis que les autres appliquent leur corps à la culture des arts et des métiers. Mais c'est aussi une loi que l'âme doit toujours y commander, et le corps toujours servir.

Une chose doit augmenter encore notre admiration. La Providence, en faisant naître les familles, qui, sans connaître le Dieu véritable, avaient au moins quelque notion de la Divinité, en leur donnant une religion, une langue, etc., qui leur fussent propres, avait déterminé l'existence d'un droit naturel des familles, que les pères suivirent ensuite dans leurs rapports avec leurs cliens. En faisant naître les républiques sous une forme aristocratique, elle transforma le droit naturel des familles, qui s'était observé dans l'état de nature, en droit naturel des gens, ou des peuples. En effet, les pères de famille qui s'étaient réservé leur religion, leur langue, leur législation particulière à l'exclusion de leurs cliens, ne purent se séparer ainsi sans attribuer ces privilèges aux ordres souverains dans lesquels ils entrèrent; c'est en cela que consista la forme si rigoureusement aristocratique des républiques héroïques. De cette manière, le droit des gens qui s'observe maintenant entre les nations, fut, à l'origine des sociétés, une sorte de privilège pour les puissances souveraines. Aussi le peuple où l'on ne trouve point une puissance souveraine investie de tels droits, n'est point un peuple à proprement parler, et ne peut traiter avec les autres d'après les lois du droit des gens; une nation supérieure exercera ce droit pour lui.

§. VI. Suite de la politique héroïque.

Tous les historiens commencent l'âge héroïque avec les courses navales de Minos et l'expédition des Argonautes; ils en voient la continuation dans la guerre de Troie, la fin dans les courses errantes des héros, qu'ils terminent au retour d'Ulysse. C'est alors que dut naître Neptune, le dernier des douze grands dieux. La marine est, à cause de sa difficulté, l'un des derniers arts que trouvent les nations. Nous voyons dans l'Odyssée que, lorsque Ulysse aborde sur une nouvelle terre, il monte sur quelque colline pour voir s'il découvrira la fumée qui annonce les habitations des hommes. D'un autre côté, nous avons cité dans les axiomes ce que dit Platon sur l'horreur que les premiers peuples éprouvèrent long-temps pour la mer. Thucydide en explique la raison en nous apprenant que la crainte des pirates empêcha long-temps les peuples grecs d'habiter sur les rivages. Voilà pourquoi Homère arme la main de Neptune du trident qui fait trembler la terre. Ce trident n'était qu'un croc pour arrêter les barques; le poète l'appelle dent par une belle métaphore, en ajoutant une particule qui donne au mot le sens superlatif.

Dans ces vaisseaux de pirates nous reconnaissons le taureau, sous la forme duquel Jupiter enlève Europe; le Minotaure, ou taureau de Minos, avec lequel il enlevait les jeunes garçons et les jeunes filles des côtes de l'Attique. Les antennes s'appelaient cornua navis. Nous y voyons encore le monstre qui doit dévorer Andromède, et le cheval ailé sur lequel Persée vient la délivrer. Les voiles du vaisseau furent appelées ses ailes, alarum remigium. Le fil d'Ariane est l'art de la navigation, qui conduit Thésée à travers le labyrinthe des îles de la mer Égée.

Plutarque, dans sa Vie de Thésée, dit que les héros tenaient à grand honneur le nom de brigand, de même qu'au moyen âge, où reparut la barbarie antique, l'italien corsale était pris pour un titre de seigneurie. Solon, dans sa législation, permit, dit-on, les associations pour cause de piraterie. Mais ce qui étonne le plus, c'est que Platon et Aristote placent le brigandage parmi les espèces de chasse. En cela, les plus grands philosophes d'une nation si éclairée sont d'accord avec les barbares de l'ancienne Germanie, chez lesquels, au rapport de César, le brigandage, loin de paraître infâme, était regardé comme un exercice de vertu. Pour des peuples qui ne s'appliquaient à aucun art, c'était fuir l'oisiveté. Cette coutume barbare dura si long-temps chez les nations les plus policées, qu'au rapport de Polybe, les Romains imposèrent aux Carthaginois, entre autres conditions de paix, celle de ne point passer le cap de Pélore pour cause de commerce ou de piraterie. Si l'on allègue qu'à cette époque les Carthaginois et les Romains n'étaient, de leur propre aveu, que des barbares[61], nous citerons les Grecs eux-mêmes qui, aux temps de leur plus haute civilisation, pratiquaient, comme le montrent les sujets de leurs comédies, ces mêmes coutumes qui font aujourd'hui donner le nom de barbarie à la côte d'Afrique opposée à l'Europe.

Le principe de cet ancien droit de la guerre fut le caractère inhospitalier des peuples héroïques que nous avons observé plus haut. Les étrangers étaient à leurs yeux d'éternels ennemis, et ils faisaient consister l'honneur de leurs empires à les tenir le plus éloignés qu'il était possible de leurs frontières; c'est ce que Tacite nous rapporte des Suèves, le peuple le plus fameux de l'ancienne Germanie. Un passage précieux de Thucydide prouve que les étrangers étaient considérés comme des brigands. Jusqu'à son temps[62], les voyageurs qui se rencontraient sur terre ou sur mer, se demandaient réciproquement s'ils n'étaient point des brigands ou des pirates, en prenant sans doute ce mot dans le sens d'étrangers. Nous retrouvons cette coutume chez toutes les nations barbares, au nombre desquels on est forcé de compter les Romains, lorsqu'on lit ces deux passages curieux de la loi des douze tables: Adversus hostem æterna auctoritas esto.—Si status dies sit, cum hoste venito[63]. Les peuples civilisés eux-mêmes n'admettent d'étrangers que ceux qui ont obtenu une permission expresse d'habiter parmi eux.

Les cités, selon Platon, eurent en quelque sorte dans la guerre leur principe fondamental; la guerre elle-même, πολιμος, tira son nom de πολις, cité... Cette éternelle inimitié des peuples jeta beaucoup de jour sur le récit qu'on lit dans Tite-Live, de la première guerre d'Albe et de Rome: Les Romains, dit-il, avaient long-temps fait la guerre contre les Albains, c'est-à-dire que les deux peuples avaient long-temps auparavant exercé réciproquement ces brigandages dont nous parlons. L'action d'Horace qui tue sa sœur pour avoir pleuré Curiace, devient plus vraisemblable si l'on suppose qu'il était non son fiancé, mais son ravisseur[64]. Il est bien digne de remarque, que, par ce genre de convention, la victoire de l'un des deux peuples devait être décidée par l'issue du combat des principaux intéressés, tels que les trois Horaces et les trois Curiaces dans la guerre d'Albe, tels que Pâris et Ménélas dans la guerre de Troie. De même, quand la barbarie antique reparut au moyen âge, les princes décidaient eux-mêmes les querelles nationales par des combats singuliers, et les peuples se soumettaient à ces sortes de jugemens. Albe ainsi considérée fut la Troie latine, et l'Hélène romaine fut la sœur d'Horace.

Les dix ans du siège de Troie célébrés chez les Grecs, répondent, chez les Latins, aux dix ans du siège de Veies; c'est un nombre fini pour le nombre infini des années antérieures, pendant lesquelles les cités avaient exercé entr'elles de continuelles hostilités.[65][66]

Les guerres éternelles des cités anciennes, leur éloignement pour former des ligues et des confédérations, nous expliquent pourquoi l'Espagne fut soumise par les Romains; l'Espagne, dont César avouait que partout ailleurs il avait combattu pour l'empire, là seulement pour la vie; l'Espagne, que Cicéron proclamait la mère des plus belliqueuses nations du monde. La résistance de Sagunte, arrêtant pendant huit mois la même armée qui, après tant de pertes et de fatigues, faillit triompher de Rome elle-même dans son Capitole; la résistance de Numance, qui fit trembler les vainqueurs de Carthage, et ne put être réduite que par la sagesse et l'héroïsme du triomphateur de l'Afrique, n'étaient-elles pas d'assez grandes leçons pour que cette nation généreuse unît toutes ses cités dans une même confédération, et fixât l'empire du monde sur les bords du Tage? Il n'en fut point ainsi: l'Espagne mérita le déplorable éloge de Florus: sola omnium provinciarum vires suas, postquam victa est, intellexit. Tacite fait la même remarque sur les Bretons, que son Agricola trouva si belliqueux: dum singuli pugnant, universi vincuntur.

Les historiens frappés de l'éclat des entreprises navales des temps héroïques, n'ont point remarqué les guerres de terre qui se faisaient aux mêmes époques, encore moins la politique héroïque qui gouvernait alors la Grèce. Mais Thucydide, cet écrivain plein de sens et de sagacité, nous en donne une indication précieuse: Les cités héroïques, dit-il, étaient toutes sans murailles, comme Sparte dans la Grèce, comme Numance, la Sparte de l'Espagne; telle était, ajoute-t-il, la fierté indomptable et la violence naturelle des héros, que tous les jours ils se chassaient les uns les autres de leurs établissemens. Ainsi Amulius chassa Numitor, et fut chassé lui-même par Romulus, qui rendit Albe à son premier roi. Qu'on juge combien il est raisonnable de chercher un moyen de certitude pour la chronologie dans les généalogies héroïques de la Grèce, et dans cette suite non interrompue des quatorze rois latins! Dans les siècles les plus barbares du moyen âge, on ne trouve rien de plus inconstant, de plus variable, que la fortune des maisons royales. Urbem Romam principio reges HABUERE, dit Tacite à la première ligne des Annales. L'ingénieux écrivain s'est servi du plus faible des trois mots employés par les jurisconsultes pour désigner la possession, habere, tenere, possidere.

§. VII. COROLLAIRES

Relatifs aux antiquités romaines, et particulièrement à la prétendue monarchie de Rome, à la prétendue liberté populaire qu'aurait fondée Junius Brutus.

En considérant ces rapports innombrables de l'histoire politique des Grecs et des Romains, tout homme qui consulte la réflexion plutôt que la mémoire ou l'imagination, affirmera sans hésiter que, depuis les temps des rois jusqu'à l'époque où les plébéiens partagèrent avec les nobles le droit des mariages solennels, le peuple de Mars se composa des seuls nobles.... On ne peut admettre que les plébéiens, que la tourbe des plus vils ouvriers, traités dès l'origine comme esclaves, eussent le droit d'élire les rois, tandis que les Pères auraient seulement sanctionné l'élection. C'est confondre ces premiers temps avec celui où les plébéiens étaient déjà une partie de la cité, et concouraient à élire les consuls, droit qui ne leur fut communiqué par les Pères qu'après celui des mariages solennels, c'est-à-dire au moins trois cents ans après la mort de Romulus.

Lorsque les philosophes ou les historiens parlent des premiers temps, ils prennent le mot peuple dans un sens moderne, parce qu'ils n'ont pu imaginer les sévères aristocraties des âges antiques; de là deux erreurs dans l'acception des mots rois et liberté. Tous les auteurs ont cru que la royauté romaine était monarchique, que la liberté fondée par Junius Brutus était une liberté populaire. On peut voir à ce sujet l'inconséquence de Bodin.

Tout ceci nous est confirmé par Tite-Live, qui, en racontant l'institution du consulat par Junius Brutus, dit positivement qu'il n'y eut rien de changé dans la constitution de Rome (Brutus était trop sage pour faire autre chose que la ramener à la pureté de ses principes primitifs), et que l'existence de deux consuls annuels ne diminua rien de la puissance royale, nihil quicquam de regiâ potestate deminutum. Ces consuls étaient deux rois annuels d'une aristocratie, reges annuos, dit Cicéron dans le livre des lois, de même qu'il y avait à Sparte des rois à vie, quoique personne ne puisse contester le caractère aristocratique de la constitution lacédémonienne. Les consuls, pendant leur règne, étaient, comme on sait, sujets à l'appel, de même que les rois de Sparte étaient sujets à la surveillance des éphores: leur règne annuel étant fini, les consuls pouvaient être accusés, comme on vit les éphores condamner à mort des rois de Sparte. Ce passage de Tite-Live nous démontre donc à-la-fois, et que la royauté romaine fut aristocratique, et que la liberté fondée par Brutus ne fut point populaire, mais particulière aux nobles; elle n'affranchit pas le peuple des patriciens, ses maîtres, mais elle affranchit ces derniers de la tyrannie des Tarquins.

Si la variété de tant de causes et d'effets observés jusqu'ici dans l'histoire de la république romaine, si l'influence continue que ces causes exercèrent sur ces effets, ne suffisent pas pour établir que la royauté chez les Romains eut un caractère aristocratique, et que la liberté fondée par Brutus fut restreinte à l'ordre des nobles, il faudra croire que les Romains, peuple grossier et barbare, ont reçu de Dieu un privilège refusé à la nation la plus ingénieuse et la plus policée, à celle des Grecs; qu'ils ont connu leurs antiquités, tandis que les Grecs, au rapport de Thucydide, ne surent rien des leurs jusqu'à la guerre du Péloponèse[67]. Mais quand on accorderait ce privilège aux Romains, il faudrait convenir que leurs traditions ne présentent que des souvenirs obscurs, que des tableaux confus, et qu'avec tout cela la raison ne peut s'empêcher d'admettre ce que nous avons établi sur les antiquités romaines.

§. VIII. COROLLAIRE
Relatif à l'héroïsme des premiers peuples.

D'après les principes de la politique héroïque établis ci-dessus, l'héroïsme des premiers peuples, dont nous sommes obligés de traiter ici, fut bien différent de celui qu'ont imaginé les philosophes, imbus de leurs préjugés sur la sagesse merveilleuse des anciens, et trompés par les philologues sur le sens de ces trois mots, peuple, roi et liberté. Ils ont entendu par le premier mot, des peuples où les plébéiens seraient déjà citoyens, par le second, des monarques, par le troisième, une liberté populaire. Ils ont fait entrer dans l'héroïsme des premiers âges, trois idées naturelles à des esprits éclairés et adoucis par la civilisation: l'idée d'une justice raisonnée, et conduite par les maximes d'une morale socratique; l'idée de cette gloire qui récompense les bienfaiteurs du genre humain; enfin, l'idée d'un noble désir de l'immortalité. Partant de ces trois erreurs, ils ont cru que les rois et autres grands personnages des temps anciens s'étaient consacrés, eux, leurs familles, et tout ce qui leur appartenait, à adoucir le sort des malheureux qui forment la majorité dans toutes les sociétés du monde.

Cependant cet Achille, le plus grand des héros grecs, Homère nous le représente sous trois aspects entièrement contraires aux idées que les philosophes ont conçues de l'héroïsme antique. Achille est-il juste quand Hector lui demande la sépulture en cas qu'il périsse, et que, sans réfléchir au sort commun de l'humanité, il répond durement: Quel accord entre l'homme et le lion, entre le loup et l'agneau? Quand je t'aurai tué, je te dépouillerai, pendant trois jours je te traînerai lié à mon char autour des murs de Troie, et tu serviras ensuite de pâture à mes chiens. Aime-t-il la gloire, lorsque, pour une injure particulière, il accuse les dieux et les hommes, se plaint à Jupiter de son rang élevé, rappelle ses soldats de l'armée alliée, et que, ne rougissant point de se réjouir avec Patrocle de l'affreux carnage que fait Hector de ses compatriotes, il forme le souhait impie que tous les Troiens et tous les Grecs périssent dans cette guerre, et que Patrocle et lui survivent seuls à leur ruine? Annonce-t-il le noble amour de l'immortalité, lorsqu'aux enfers, interrogé par Ulysse s'il est satisfait de ce séjour, il répond qu'il aimerait mieux vivre encore, et être le dernier des esclaves? Voilà le héros qu'Homère qualifie toujours du nom d'irréprochable (αμυμων,) et qu'il semble proposer aux Grecs pour modèle de la vertu héroïque? Si l'on veut qu'Homère instruise autant qu'il intéresse, ce qui est le devoir du poète, on ne doit entendre par ce héros irréprochable, que le plus orgueilleux, le plus irritable de tous les hommes; la vertu célébrée en lui, c'est la susceptibilité, la délicatesse du point d'honneur, dans laquelle les duellistes faisaient consister toute leur morale, lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, et que les romanciers exaltent dans leurs chevaliers errans.

Quant à l'histoire romaine, on appréciera les héros qu'elle vante, si l'on réfléchit à l'éternelle inimitié que, selon Aristote, les nobles ou héros juraient aux plébéiens. Qu'on parcoure l'âge de la vertu romaine, que Tite-Live fixe au temps de la guerre contre Pyrrhus (nulla ætas virtutum feracior), et que, d'après Salluste (saint Augustin, Cité de Dieu), nous étendons depuis l'expulsion des rois jusqu'à la seconde guerre punique. Ce Brutus, qui immole à la liberté ses deux fils, espoir de sa famille; ce Scévola qui effraie Porsenna et détermine sa retraite en brûlant la main qui n'a pu l'assassiner; ce Manlius qui punit de mort la faute glorieuse d'un fils vainqueur; ces Décius qui se dévouent pour sauver leurs armées; ces Fabricius, ces Curius, qui repoussent l'or des Samnites, et les offres magnifiques du roi d'Épire; ce Régulus enfin, qui, par respect pour la sainteté du serment, va chercher à Carthage la mort la plus cruelle; que firent-ils pour l'avantage des infortunés plébéiens? Tout l'héroïsme des maîtres du peuple ne servait qu'à l'épuiser par des guerres interminables, qu'à l'enfoncer dans un abîme d'usure, pour l'ensevelir ensuite dans les cachots particuliers des nobles, où les débiteurs étaient déchirés à coups de verges, comme les plus vils des esclaves. Si quelqu'un tentait de soulager les plébéiens par une loi agraire, l'ordre des nobles accusait et mettait à mort le bienfaiteur du peuple. Tel fut le sort (pour ne citer qu'un exemple) de ce Manlius qui avait sauvé le Capitole. Sparte, la ville héroïque de la Grèce, eut son Manlius dans le roi Agis; Rome, la ville héroïque du monde, eut son Agis dans la personne de Manlius: Agis entreprit de soulager le pauvre peuple de Lacédémone, et fut étranglé par les éphores; Manlius, soupçonné à Rome du même dessein, fut précipité de la roche Tarpéienne. Par cela seul que les nobles des premiers peuples se tenaient pour héros, c'est-à-dire pour des êtres d'une nature supérieure à celle des plébéiens, ils devaient maltraiter la multitude. En lisant l'histoire romaine, un lecteur raisonnable doit se demander avec étonnement que pouvait être cette vertu si vantée des Romains avec un orgueil si tyrannique? cette modération avec tant d'avarice? cette douceur avec un esprit si farouche? cette justice au milieu d'une si grande inégalité?

Les principes qui peuvent faire cesser cet étonnement, et nous expliquer l'héroïsme des anciens peuples, sont nécessairement les suivans: I. En conséquence de l'éducation sauvage des géans dont nous avons parlé, l'éducation des enfans doit conserver chez les peuples héroïques cette sévérité, cette barbarie originaire; les Grecs et les Romains pouvaient tuer leurs enfans nouveau nés; les Lacédémoniens battaient de verges leurs enfans dans le temple de Diane, et souvent jusqu'à la mort. Au contraire, c'est la sensibilité paternelle des modernes, qui leur donne en toute chose cette délicatesse étrangère à l'antiquité.—II. Les épouses doivent s'acheter, chez de tels peuples, avec les dots héroïques, usage que les prêtres romains conservèrent dans la solennité de leurs mariages, qu'ils contractaient coemptione et farre. Tacite en dit autant des anciens Germains, auxquels cette coutume était probablement commune avec tous les peuples barbares. Chez eux, les femmes sont considérées par leurs maris comme nécessaires pour leur donner des enfans, mais du reste traitées comme esclaves. Telles sont les mœurs du nouveau monde et d'une grande partie de l'ancien. Au contraire, lorsque la femme apporte une dot, elle achète la liberté du mari, et obtient de lui un aveu public qu'il est incapable de supporter les charges du mariage. C'est peut-être l'origine des privilèges importans dont les Empereurs romains favorisent les dots.—III. Les fils acquièrent, les femmes épargnent pour leurs pères et leurs maris; c'est le contraire de ce qui se fait chez les modernes.—IV. Les jeux et les plaisirs sont fatigans, comme la lutte, la course. Homère dit toujours Achille aux pieds légers. Ils sont en outre dangereux: ce sont des joûtes, des chasses, exercices capables de fortifier l'âme et le corps, et d'habituer à mépriser, à prodiguer la vie.—V. Ignorance complète du luxe, des commodités sociales, des doux loisirs.—VI. Les guerres sont toutes religieuses, et par conséquent atroces.—VII. De telles guerres entraînent dans toute leur dureté les servitudes héroïques; les vaincus sont regardés comme des hommes sans dieux, et perdent non-seulement la liberté civile, mais la liberté naturelle.—D'après toutes ces considérations, les républiques doivent être alors des aristocraties naturelles,, c'est-à-dire composées d'hommes qui soient naturellement les plus courageux; le gouvernement doit être de nature à réserver tous les honneurs civils à un petit nombre de nobles, de pères de famille, qui fassent consister le bien public dans la conservation de ce pouvoir absolu qu'ils avaient originairement sur leurs familles, et qu'ils ont maintenant dans l'état, de sorte qu'ils entendent le mot patrie dans le sens étymologique qu'on peut lui donner, l'intérêt des pères (patria, sous-entendu res).

Tel fut donc l'héroïsme des premiers peuples, telle la nature morale des héros, tels leurs usages, leurs gouvernemens et leurs lois. Cet héroïsme ne peut désormais se représenter, pour des causes toutes contraires à celles que nous avons énumérées, et qui ont produit deux sortes de gouvernemens humains, les républiques populaires et les monarchies. Le héros digne de ce nom, caractère bien différent de celui des temps héroïques, est appelé par les souhaits des peuples affligés; les philosophes en raisonnent, les poètes l'imaginent, mais la nature des sociétés ne permet pas d'espérer un tel bienfait du ciel.

Tout ce que nous avons dit jusqu'ici sur l'héroïsme des premiers peuples, reçoit un nouveau jour des axiomes relatifs à l'héroïsme romain, que l'on trouvera analogue à l'héroïsme des Athéniens encore gouvernés par le sénat aristocratique de l'aréopage, et à l'héroïsme de Sparte, république d'héraclides, c'est-à-dire de héros, ou nobles, comme on l'a démontré.

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