Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome II
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Title: Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome II
Author: C.-F. Volney
Release date: December 10, 2014 [eBook #47623]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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RECHERCHES NOUVELLES
SUR
L’HISTOIRE ANCIENNE,
PAR C.F. VOLNEY,
COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
HONORAIRE DE LA
SOCIÉTÉ ASIATIQUE SÉANTE A CALCUTA.
TOME DEUXIÈME.
PARIS,
PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE.
FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES
AUGUSTINS.
——
M DCCC XXV.
RECHERCHES NOUVELLES
SUR
L’HISTOIRE ANCIENNE.
SUITE DE LA CHRONOLOGIE D’HÉRODOTE.
Chronologie des rois de Perse cités par les Orientaux modernes, sous le nom de Dynastie Pishdad et Kéan.—Époques de Zohak, de Feridoun et du législateur Zerdoust, dit Zoroastre.
EN quel temps a vécu le législateur célèbre appelé Zoroaster par les Grecs, et Zardast ou Zerdoust par les Orientaux? et en quels siècles doit-on placer les deux dynasties Pishdâd et Kéân ou Kaîan, que les Perses modernes prétendent avoir existé chez eux antérieurement ou contradictoirement aux récits des Grecs? Tels sont les deux problèmes qui vont nous occuper dans ce chapitre: examinons d’abord le premier.
§ 1.
Époque du législateur Zoroastre.
Tous les historiens nous parlent de Zoroastre comme d’un législateur religieux, beaucoup plus célèbre en Asie et presque aussi ancien que Moïse; et néanmoins, dès le premier siècle de l’ère chrétienne, l’époque où il vécut était devenue une question si obscure, que Pline le Naturaliste, cet homme d’une érudition si vaste, qui eut en main les écrits de tant d’auteurs, n’osa prononcer autre chose que le doute. Dans nos temps modernes, et surtout dans les XVIe et XVIIe siècles, la réserve de Pline a été imitée par le plus grand nombre des savants, qui n’ont pu concilier les dissonances chronologiques des auteurs grecs et latins; mais ceux du XVIIIe siècle, plus hardis, se sont crus plus heureux. Les extraits d’une foule de livres orientaux ayant été produits, d’abord par notre d’Herbelot, en sa Bibliothèque orientale (publiée en 1697), puis par le professeur Thomas Hyde, Anglais, dans son livre latin de la Religion des anciens Perses, imprimé en 1700, l’on crut avoir découvert dans l’Asie moderne une vérité historique restée inconnue dans l’Occident. En effet, tous les livres arabes et persans que l’on cite, semblent s’accorder à placer Zoroastre vers le règne de Darius Hystaspes, roi de Perse; et néanmoins, en les pressant sur les dates précises, on les trouve indécis et flottants entre les années 250, 280 et même 300 avant Alexandre. Les critiques sont surtout choqués de voir réduire à cinq générations la série des rois de Perse, que les monuments les plus authentiques des Macédoniens et des Romains, attestent avoir été de treize princes; et de ne rencontrer aucune mention distincte des règnes de Xercès et de Kyrus, qui agitèrent si profondément l’Asie. Ces objections et plusieurs autres non moins graves que nous verrons, ne durent pas échapper au professeur Hyde; mais séduit par l’éclat de la nouveauté et par le paradoxe spécieux, que les Orientaux, à titre d’indigènes, doivent connaître leur pays mieux que des étrangers, tels que les Grecs et les Romains, Hyde épousa avec passion le système asiatique, et crut avoir prouvé le premier que réellement Zoroastre avait paru sous le règne de Darius Hystaspes. Entraîné par l’autorité de son compatriote, Prideaux s’efforça de colorer son hypothèse, et la répandit de plus en plus dans son livre de l’Histoire des Juifs; et parce qu’ensuite elle a été adoptée par les auteurs de l’Histoire universelle, l’on peut dire que l’opinion de Hyde est devenue dominante et presque classique. Elle faillit d’être renversée chez nous, lorsqu’Anquetil du Perron nous apporta de l’Inde les prétendus ouvrages de Zoroastre, et que dans la Vie de ce législateur[1], il déclara que l’opinion de Hyde lui semblait une hypothèse sujette à de grandes difficultés; mais par la suite il lui donna une nouvelle force, en l’adoptant dans un mémoire spécial[2], où, par un trait bizarre et caractéristique, il censure Hyde pour avoir eu trop de confiance aux Orientaux, et pour avoir mal soutenu leur thèse: par un autre cas singulier, c’est en lisant la censure d’Anquetil et ses arguments, que nous avons senti les plus grands motifs de douter, et qu’ensuite découvrant le vice de sa méthode et de celle de Hyde, nous en avons employé une meilleure, en prenant, non pas le rôle d’avocat qui plaide une cause, mais de rapporteur qui pèse les raisons de part et d’autre, et qui surtout interroge les narrateurs par ordre de dates, pour remonter aux sources premières des faits et des opinions: le lecteur va juger ce débat.
D’abord il est bien reconnu que les livres apportés de l’Inde par Anquetil, comme livres de Zoroastre, n’ont jamais été écrits par ce législateur, et qu’ils sont simplement des légendes et des liturgies composées par des mages mobeds et herbeds[3], à des époques non déterminées, mais tardives et parallèles aux règnes des Sasanides, c’est-à-dire depuis l’an 226 de notre ère jusque vers l’an 1200. Le Boundehesch lui-même, que du Perron nous présente comme une Genèse ou Cosmogonie perse, le Boundehesch porte des preuves incontestables de modernité, puisque parmi ses résumés des temps écoulés, après avoir parlé de Zohâk, de Féridoun, etc., il cite d’abord Eskander Roumi, c’est-à-dire Alexandre le romain, comme ayant régné 14 ans; puis les rois Asganiens (Arsakides), comme ayant régné 284 ans; puis la durée des Sasanides, 260 ans; puis enfin la venue des Arabes[4]. Et l’auteur de ce livre, le plus important, le seul important de toutes ces ennuyeuses et stériles légendes, nous donne la preuve de son ignorance (disons même de sa mauvaise foi), lorsqu’il attribue 14 ans de règne à Alexandre le romain, au lieu du grec, qui n’en régna que 6; et lorsqu’il réduit à 284, l’intervalle écoulé entre Arsak et Ardechir, qui fut de 481.
Un second fait également certain, c’est qu’aucun des écrivains persans ou arabes dont on s’autorise n’a publié avant le premier siècle de l’ère musulmane (730 à 750 de notre ère), et que les plus célèbres historiens et poètes, tels que Ferdousi et Mirkhond, ne datent, savoir, le premier que de l’an 1000, et le second de l’an 1500 de notre ère; et de quelles sources, de quels monuments ont-ils tiré leurs récits? Quelques Européens, préoccupés ou superficiels, nous répondent que ce fut de leurs monuments nationaux. Mais les Musulmans eux-mêmes conviennent que les Arabes, vainqueurs de Iezdeguerd, en 652, et, depuis cette époque, dévastateurs plutôt que possesseurs de la Perse, proscrivirent les adorateurs du feu et leurs livres, avec ce zèle et cette fureur qui leur firent brûler la bibliothèque d’Alexandrie; et ces livres, tous manuscrits, par conséquent rares et chers, comme ils le sont toujours en Asie, purent d’autant moins échapper à la proscription, qu’ils étaient écrits en lettres absolument différentes des lettres arabes...; que déja ils avaient subi des persécutions de secte à secte, sous leurs propres rois, et que les guerres non interrompues depuis Alexandre, après avoir détruit les originaux, s’étaient opposées à la reproduction des copies et à la culture de l’histoire. Telle fut la dépopulation des monuments et des livres perses, que vers l’an 1000 de notre ère, le sultan Mahmoud, fils de Sebekteghin, voulant connaître l’histoire du pays qu’il avait conquis, ne put se procurer aucun écrit de ce genre, et qu’il fut obligé de donner commission à l’Arabe Deqiqi, de recueillir les romances, les traditions, les contes populaires des diverses contrées de l’empire persan, pour en retirer quelque instruction. Or comment l’Arabe Deqiqi rend-il compte de ses recherches? En vers, c’est-à-dire en poète arabe, riche de contes et d’hyperboles; et c’est sur ce canevas principal que Ferdousi a composé son Histoire royale (Shah-Nameh), également en vers, au nombre de 60 mille distiques. Or que peut-on attendre de traditions populaires, défigurées de génération en génération par les narrateurs, et brodées ensuite par l’imagination sans frein qui dicta les Mille et une Nuits? Aussi ces prétendues histoires de la Perse ancienne, et même moderne, jusqu’au temps des Arabes, ne sont-elles qu’un tissu d’anachronismes et d’invraisemblances: l’on ne conçoit pas comment des Européens, hommes sensés, tels que Prideaux et les auteurs de l’Histoire universelle, au lieu d’examiner d’abord et de discuter les sources et les moyens d’instruction des écrivains persans et arabes, semblent ne s’être étudiés qu’à établir l’authenticité de leurs récits, et à substituer au désordre le plus évident un ordre factice, ayant pour objet d’en masquer les grossiers défauts[5]. Sans doute, avec ce qu’on nomme de l’esprit il est possible de tout soutenir et de tout contester; mais, en histoire, l’esprit n’est que l’art d’apercevoir la vérité ou de la faire ressortir; et dans le démenti que l’on a voulu donner par les Asiatiques modernes, aux anciens auteurs grecs, l’on choque tellement toutes les vraisemblances, qu’il est inconcevable qu’une telle hypothèse ait des partisans. L’on a voulu établir, comme principe de droit, «que les Asiatiques méritent d’être crus de préférence sur l’histoire de leur pays, parce qu’à titre d’indigènes ils doivent mieux savoir ce qui s’est passé chez eux, que des étrangers tels que les Grecs et les Romains».
Mais cette proposition générale et vague par elle-même, ne présente, lorsqu’on l’analyse, qu’un paradoxe et un abus de mots. En effet, outre que la connaissance de ce qui se passe dans un pays dépend infiniment de la nature de son gouvernement, et que la publicité, la libre circulation, n’ont point lieu dans les états despotiques, comme l’ont été le plus souvent ceux de l’Asie; il est encore de fait que ces prétendus indigènes, spécialement de la Perse, sont, de leur propre aveu et par leur histoire, le produit, en majeure partie, des races étrangères venues à la suite des conquérants qui ont successivement envahi et possédé ces contrées. Laissons à part Alexandre, dont le système politique fut de mêler les races et les opinions, pour détruire les haines et les guerres de secte à secte et de nation à nation: après lui, les révolutions des Séleucides et des Arsakides continuèrent d’agiter et de mêler l’empire perse dissous; d’y introduire, par le recrutement des armées, une multitude d’étrangers de toute espèce, qui, en s’alliant aux femmes indigènes, produisirent dans les familles des modifications de mœurs, de langage, etc. Ce qui avait été peuple distinct devenant province confondue, il fut possible aux habitants de passer d’un pays à l’autre et de s’y établir, chose qui n’était pas praticable auparavant. La dynastie Sasanide, en ravissant le sceptre aux Parthes, produisit de nouveaux changements: le nord de la Perse avait régi le midi; alors le midi commanda au nord. Ensuite sont venus les Arabes de Mahomet, puis les Tartares de Tamerlan, qui, les uns après les autres, mais surtout les Arabes, ont exterminé l’ancienne race et changé sa religion, ses mœurs, ses usages, ses traditions, ses livres, et jusqu’à son système d’écriture. Les seuls Parses, chassés comme les Juifs, errants comme eux, mais bien moins nombreux, sont les restes de la race persane de Darius et d’Ardechir. Or, dans leur mélange inévitable avec les peuples qui les tolèrent, ou les persécutent, dira-t-on que les Juifs de Portugal et de Pologne, si divers entre eux, ressemblent aux Hébreux de Salomon? D’ailleurs que signifie ce mot, descendance directe? Parce que les Suisses descendent des Helvetii, et les Auvergnats des Arverni, dira-t-on qu’ils connaissent l’histoire d’Arioviste et de Vercingetorix, mieux que le conquérant romain qui nous l’a tracée? Passe encore si le peuple indigène opposait aux récits de l’étranger, des récits et des monuments du même temps: la question est là; c’est dans l’identité de temps, bien plus que dans l’identité de pays, qu’elle consiste; et sous ce rapport elle est toute à l’avantage des Grecs; sous l’autre même, elle est encore en leur faveur, puisqu’Hérodote, Ktésias, Strabon, étaient aussi des Asiatiques, et que les deux premiers étaient nés sujets du Grand-Roi. Mais d’ailleurs eussent-ils été des étrangers venus du fond de l’Europe, l’on peut assurer que des voyageurs tels qu’Hérodote, Xénophon, Polybe, et tant d’autres écrivains qui suivirent les armées grecques et romaines, ont eu, pour bien observer, pour bien décrire le pays et ses événements, des moyens égaux et à certains égards supérieurs aux moyens des indigènes. Prétendre aujourd’hui que leurs récits, si bien détaillés, si bien liés entre eux par toutes les circonstances qui établissent les probabilités ou la certitude morale, méritent moins de confiance que les récits fabuleux, délirants et absurdes dont se composent, presque sans aucune exception, les histoires orientales; nous le répétons, c’est un paradoxe monstrueux, qui ne peut convenir qu’à des Musulmans.
Mais, d’ailleurs, veut-on connaître avec quel scrupule véridique, avec quel respect religieux, les Asiatiques, leurs rois et leurs savants conservent la mémoire des événemens et leur série chronologique? Écoutons un fait vraiment curieux et décisif, que nous a transmis Masoudi, l’un des plus savants historiens arabes, qui, vers les années 930 et 940 de notre ère, voyagea dans toute la Perse jusqu’aux frontières de l’Inde, et qui, plus qu’aucun écrivain de sa nation, connut les livres des Grecs[6].
«Il y a (dit-il) entre l’opinion des Perses et celle des autres peuples, une grande différence au sujet de l’époque d’Alexandre: ce que beaucoup de personnes n’ont point remarqué...... C’est là un des mystères de la religion et de la politique des Perses, qui n’est connu que des plus savants mobeds et herbeds, comme nous l’avons vu nous-mêmes dans la province de Fars, dans le Kirman, et dans les autres provinces perses: il n’en est fait mention dans aucun des livres composés sur l’histoire de Perse, ni dans aucune annale et chronique. Voici en quoi il consiste: Zerdust, fils de Poroschasp, fils d’Asinman, dans le livre qui lui a été révélé, nommé Abesta, annonce que l’empire des Perses éprouvera dans 300 ans une grande révolution, sans que la religion soit détruite; mais qu’au bout de 1000 ans la religion et l’empire périront à la fois. Or, entre Zerdust et Alexandre, il y a environ 300 ans; car Zerdust a paru du temps de Kaï Bistap, fils de Kaï Lohrasp, comme nous l’avons dit ci-devant. Ardechir, fils de Babek, s’empara de l’empire et de tous les pays qui en dépendaient, environ 500 ans après Alexandre: nous voyons qu’il ne restait plus que 200 ans à peu près, pour compléter les 1000 ans de ce prophète. Ardechir voulut augmenter de 100 ans cet espace de temps, parce qu’il craignait que, lorsqu’après lui 100 ans se seraient écoulés, les hommes ne refusassent de prêter secours et obéissance au roi, par la conviction où ils seraient de la ruine future de l’empire, conformément à la tradition qui avait cours parmi eux. Pour obvier à cela, il supprima environ la moitié du temps écoulé entre Alexandre et lui, et il ne fit mention que d’un certain nombre des Molouk-Taouâïef (rois des nations parthiques) qui remplissaient tout ce temps; il retrancha les autres: puis il eut soin de faire répandre dans son empire, qu’il avait commencé son règne 260 ans après Alexandre. En conséquence, cette époque fut admise et se répandit dans le monde: voilà pourquoi il y a une différence entre les Perses et les autres nations au sujet de l’ère d’Alexandre; et c’est cette cause qui a introduit la confusion dans les annales des Molouk-Taouâïef. Ardechir fait lui-même mention de cela dans les avis qu’il a laissés à ses successeurs; et l’herbed (ou prêtre parsi) qui se rendit l’apôtre de ce prince près les gouverneurs des provinces, parle également de cette prédiction».
Maintenant le lecteur peut juger du degré de confiance que méritent les histoires et chroniques orientales. Si cette anecdote eût été connue plus tôt, elle eût épargné bien des discussions et de faux raisonnements. Elle est d’autant plus précieuse, qu’elle résout sans réplique l’énorme abréviation de temps officiellement établie dans presque tous les écrivains asiatiques, entre les règnes d’Alexandre et d’Ardechir, et qu’en nous donnant la mesure de la superstition, de la mauvaise foi et de l’audace de tout un gouvernement, tant laïque qu’ecclésiastique, elle nous montre à quel point d’ignorance étaient déja parvenus ou réduits les Persans en l’an 226, sur l’époque de Zoroastre, puisque celle qu’ils indiquent dans Masoudi, et qui répond au règne de Kyaxarès, est manifestement fausse, comme nous le verrons... Mais pour procéder méthodiquement à découvrir l’époque véritable, commençons par examiner tout ce que les Orientaux nous racontent, de ce législateur, afin que leurs traditions, confrontées aux récits des anciens Grecs et Latins, nous conduisent au maximum de probabilité dont cette question est susceptible.
Selon Anquetil du Perron[7], le recueil principal des traditions des Parsis sur Zoroastre, est le livre intitulé Zerdust-Namah, qui, dit-on, fut traduit de l’ancien idiome pehlevi, en persan moderne, par Zerdust-Behram, écrivain et prêtre parsi, vers l’an 1275. Hyde a connu ce livre, et en a cité les titres des chapitres. Laissant à part la date, qui n’est pas prouvée, admettons dans le traducteur une instruction suffisante, et surtout une grande fidélité à ne rien retrancher ni rien ajouter (chose sans exemple), et voyons ce que les Parsis nous disent de leur législateur.
§ II.
Récits des Parsis sur Zoroastre.
Selon eux, Zerdoust naquit dans l’Aderbidjan (ancienne Médie), et Aboulfeda ajoute, d’après plusieurs auteurs anciens, que ce fut à Ourmi. Sa naissance fut accompagnée de prodiges, dont le moindre fut de rire en respirant pour la première fois. Pline[8], qui cite ce trait, nous indique par là que ces traditions existaient, du moins en partie, dès son temps. L’enfance de Zerdust subit de rudes épreuves de la part des magiciens, qui sont dépeints comme étant alors tout-puissants auprès des peuples et des rois: ce règne des magiciens, qui rappelle leurs enchantements devant Pharaon, leurs services auprès de Sémiramis, indique réellement des temps reculés. Les écrivains parsis racontent les plus petits détails de ces enchantements, comme s’ils en eussent été témoins; mais, d’autre part, leur stérilité sur les faits vraiment historiques et géographiques, annonce que ces légendes ont été recueillies après coup, et composées sur des récits populaires, comme tous les faits de ce genre....... A 30 ans, Zoroastre est appelé par le dieu Ormusd, de la même manière qu’Abraham et Moïse le furent par le dieu Iéhou.... Il se retire dans l’antre d’une montagne, pour y recevoir les inspirations; mais les Parses ont oublié les curieuses circonstances de cet antre, décrites par Eubulus, dans Porphyre[9]. Après une retraite (de 20 ans, selon Pline), Zoroastre met au jour un nouveau système de théologie, qu’il prétend, selon l’usage de ses pareils, être le seul véritable, le seul révélé de Dieu. Pour établir sa religion, il choisit le pays de Balk (l’ancienne Bactra), dont il convertit le roi Kesht-asp, qui, à son tour, veut convertir ses sujets, et même les princes ses voisins, entre autres Zâl et Roustam, princes de la Perse propre: Zoroastre, ainsi appuyé, fait construire des Atesh-gâb ou Temples du feu, plante un cyprès, et institue un grand pèlerinage, suivant l’usage de ces temps....... Un brâhme de l’Inde, entendant parler de ce nouveau culte, vient pour le réfuter, et finit par s’en rendre prosélyte. Au bout de 8 ans[10], Kesht-asp, tributaire d’un roi de Tour-ân, nommé Ardjasp[11], lequel possédait un grand pays à l’ouest de la Caspienne, lui refuse l’hommage accoutumé. La guerre éclate; Ardjasp vient attaquer Kesht-asp, qui eût été vaincu sans son fils Esfendiar, dont les exploits chevaleresques décident la victoire...... Kesht-asp, pour récompense, le fait enfermer dans un château fort, et se rend lui-même en Perse pour convertir les paladins Zâl et Roustam. Pendant son absence, Ardjasp apprend que la ville de Balk est dégarnie de troupes; que Lohrasp, père de Kesht-asp, y vit dans un couvent, la tête rasée, et pratiquant les mortifications à la manière des Indiens; il accourt avec une armée d’élite, surprend le pays, emporte la ville, tue Lohrasp et les prêtres du feu, c’est-à-dire les mages; Zoroastre périt alors, selon les Musulmans; mais les Parsis gardent le silence sur sa mort quelconque. Kesht-asp arrive, est battu, a recours à son fils, Esfendiar, qui le sauve une seconde fois; et pour seconde récompense, le père l’envoie contre Roustam, qui, après un duel périlleux, le perce d’une flèche. Telle est sommairement la vie de Zoroastre, selon ses sectateurs, qui, comme l’on voit, n’indiquent rien dans leurs récits que l’on puisse appliquer ni au roi Darius, élu successeur de Cambyse, et fils d’Hystaspes, simple particulier perse; ni au roi Xercès, fils de Darius, dont l’histoire nous est si bien connue par les Grecs contemporains. Ce silence de la part des Parsis est d’autant plus remarquable, qu’étant les représentants, les descendants directs des anciens Perses de Darius, ils ont eu plus de motifs et de moyens de connaître ce monarque et son père, que n’en ont eu les Perses musulmans, intrus dans le pays, en grande partie. Comment donc et pourquoi arrive-t-il que les écrivains orientaux, tant musulmans que chrétiens, aient cru Zoroastre contemporain, les uns de Smerdis ou de Cambyse, comme le disent Aboulfarage et Eutychius[12]; les autres du prophète Élie, ou d’Esdras, ou de Jérémie, comme le disent El-Tabari, Abou Mohammed, etc.[13]? Déja ces discordances, qui passent 100 et 150 ans, prouvent leur incertitude et leur ignorance; mais avant d’admettre leurs narrations remplies de fables extravagantes et d’anachronismes grossiers, un préliminaire indispensable pour Hyde et pour ses imitateurs, était de remonter aux sources de ces opinions, et, d’auteur en auteur, arriver à connaître le premier qui les avait avancées. Ce qu’ils n’ont point fait, essayons de le faire, et par un exemple intéressant, prouvons combien est utile cette étude chronologique des opinions.
D’abord nous trouvons Agathias, qui, vers l’an 560, a écrit une histoire dans laquelle il s’est occupé spécialement des Perses, et où nous lisons le passage suivant, page 62:
«Les Perses de nos jours ont presque entièrement négligé et quitté leurs anciennes mœurs et coutumes, pour adopter des institutions étrangères, et, pour ainsi dire, bâtardes, dont la doctrine de Zoroastre l’Ormazdéen leur a offert l’attrait. En quel temps ce Zoroastre, ou Zoradas, a-t-il fleuri et publié ses lois? voilà ce qui n’est point clairement établi. Les Perses actuels disent nûment qu’il vécut sous Hystasp, sans y joindre aucun éclaircissement; de sorte qu’il reste équivoque et tout-à-fait incertain si ce fut le père de Darius, ou quelque autre (roi) Hystasp. En quelque temps qu’il ait fleuri, il fut l’auteur et le chef de la religion des mages, en changeant les rites anciens, et en introduisant (un mélange) d’opinions diverses et confuses. En effet, les Perses d’autrefois adoraient Jupiter, Saturne et les autres dieux des Grecs, avec cette seule différence qu’ils ne leur donnaient pas les mêmes noms: car pour eux, Jupiter était Bel-us, Hercule était Sand-és, Vénus était Anaïs, comme l’attestent Bérose et d’autres écrivains qui ont traité des antiquités mèdes et assyriennes.»
Ainsi, jusqu’au temps d’Agathias, les savants perses ne disaient point que l’Hyst-asp de Zoroastre fut notre Darius, fils d’Hystasp, ni l’Hystasp, père de Darius: c’était une chose obscure pour eux, comme pour les savants grecs de Constantinople. Or, si Agathias, né Asiatique, vivant jurisconsulte à Smyrne, homme dont l’ouvrage annonce un esprit méthodique et cultivé; si Agathias, habitué, en sa qualité de jurisconsulte, aux recherches et aux discussions de titres et d’origines, a regardé l’identité de ces deux Hystasp comme une chose très-douteuse; cette identité n’avait donc pas la certitude qu’ont prétendu lui trouver les écrivains postérieurs; et si d’autres avant lui l’avaient déja admise, leur opinion, que sans doute il avait pesée, ne lui présentait donc pas des preuves déterminantes. Ainsi il n’admettait pas l’opinion d’Ammien Marcellin, autre historien du Bas-Empire, qui avait tranché la question dans le passage suivant de son histoire.
«En des temps reculés, dit cet historien[14], l’art de la magie prit de grands accroissements par les connaissances que puisa chez les Chaldéens le Bactrien Zoroastre, et après lui (par le soin et le zèle) du très-savant roi Hystaspes, père de Darius.»
Sans doute Ammien Marcellin, par la franchise et par l’amour de la vérité que respire son ouvrage, est un historien digne d’estime; mais ayant vécu dans les camps, et s’étant bien plus occupé de l’histoire des Germains et des Goths que de celle des Perses, il n’a point discuté le fait qu’il avance, et il l’a adopté de confiance de quelque écrivain antérieur. Or, quel est-il cet écrivain antérieur? et quelle est son autorité, quand nous verrons à l’instant que Pline, l’an 70 de notre ère, professait le même doute, et un doute plus étendu qu’Agathias? Suivons néanmoins le passage d’Ammien Marcellin, qui d’ailleurs sera utile à notre but.
«Ce roi (Hystasp) ayant pénétré avec confiance dans certains lieux retirés de l’Inde supérieure, arriva à des bocages solitaires, dont le silence favorise les hautes pensées des brahmanes. Là, il apprit d’eux, autant qu’il lui fut possible, les rites purs des sacrifices, les causes du mouvement des astres et de l’univers, dont ensuite il communiqua une partie aux mages. Ceux-ci se sont transmis ces secrets de père en fils, avec la science de prédire l’avenir; et c’est depuis lui[15] (Hystaspes), que par une longue suite de siècles jusqu’à ce jour, cette foule de mages, composant une seule et même (caste), a été consacrée au service des temples et au culte des dieux.»
Ce fait nous sera utile; mais nous demandons à Ammien, de quelle source, de quel auteur a-t-il tiré l’opinion que ce très-savant roi Hystasp, contemporain de Zoroastre, fût l’Hystasp père de Darius? Est-ce des livres parsis? nous les avons, et l’on n’y trouve rien de tel. Est-ce d’Hérodote? nous le possédons, et nous y allons voir la démonstration du contraire. Quelle analogie y a-t-il entre les actions et même les personnes des deux rois? Kestasp est roi, et Hystasp, père de Darius, ne le fut point. L’on ne saurait dire que Darius fût Esfendiar; et si l’on veut qu’il fût lui-même Kestasp, Esfendiar, fils de celui-ci, n’a pas la moindre analogie avec Xercès, fils de Darius. Nous pouvons le dire hardiment: tout est contradictoire, tout est absurde dans cette opinion; et quels que soient ses inventeurs, il est évident qu’ils ont été induits en erreur par deux circonstances:
1° Par la ressemblance d’un nom qui paraît avoir été commun chez les Mèdes et chez les Perses;
2° Par la ressemblance du goût que Darius eut pour les sciences des mages, selon les témoignages d’Hérodote, de Cicéron et de Porphyre, qui nous apprennent l’inscription de son tombeau, gravée par son ordre: Darius, roi, etc., docteur en magisme.
Voilà la double équivoque qui, pour les anciens comme pour les modernes, a été la cause première d’une erreur à laquelle se sont refusés tous ceux qui ont porté plus d’attention et de réflexion.
De ce nombre est Pline le naturaliste, l’un des hommes les plus distingués de toute l’antiquité, par son esprit et par l’immensité de ses lectures. Après des réflexions pleines de sens sur la magie, et sur la folle passion des Romains de son temps pour cet art d’imposture et de fourberie, Pline nous fournit, au début de son livre XXXe, un passage important qui mérite d’être transcrit:
«C’est dans l’Orient (dit-il), c’est dans la Perse, que la magie fut, de l’aveu des historiens, inventée par Zoroastre; mais n’y a-t-il eu qu’un seul Zoroastre, ou bien en a-t-il existé un second? Cela n’est pas clair. Eudoxe, qui veut nous faire regarder la magie comme l’une des sectes philosophiques les plus utiles et les plus brillantes, prétend que Zoroastre vivait 6000 ans avant la mort de Platon (mort l’an 348 avant J.-C.), ce qu’on lit aussi dans Aristote... Hermippe, qui a écrit un savant Traité sur cet art, et qui a traduit deux millions de vers composés par Zoroastre, en indiquant les titres de chaque volume (d’où il les a tirés), rapporte qu’il eut pour maître Azonak, ou Agonak, et qu’il vécut 5000 ans avant la guerre de Troie. Mais il est étonnant que le souvenir (de l’inventeur) et que l’art aient été conservés si long-temps, sans moyens intermédiaires, et sans succession claire et continue (d’enseignement); car à peine se trouve-t-il quelqu’un qui ait ouï parler d’un Apuscorus et d’un Zaratus, Mèdes; de Marmar et d’Arabantiphok, Babyloniens; de Tarmoenda, Assyrien, dont aucun monument n’existe.»
(Après avoir remarqué que dans l’Odyssée d’Homère, la magie est habituellement mise en action, Pline continue):
«Je trouve que le premier qui a écrit sur cet art est le Perse Ostanès, contemporain de Xercès, qui en répandit dans la Grèce, non pas le goût, mais la rage. Ceux qui ont fait des recherches plus profondes placent un peu avant lui un autre Zoroastre de Proconnèse... Il est encore une secte de magiciens, qui a pour chef Mosès et les Juifs Iamné et Iotapé, mais (seulement) plusieurs milliers d’années après Zoroastre (en suivant le calcul des 6000 ans d’Eudoxe)...»
Pesons certaines expressions de ce passage important:
«C’est dans la Perse que la magie fut inventée par Zoroastre, de l’aveu des historiens.»
Selon Platon, Apulée, Porphyre, Hesychius, Suidas, etc., et selon tous les pythagoriciens, qui sans doute tinrent cette tradition de leur maître, le mot asiatique magos, ou plutôt mag, signifiait proprement homme consacré, dévoué au culte de Dieu, précisément comme le mot hébreu nazaréen; par conséquent le mot magie fut d’abord la science ou la pratique de ce culte. C’est dans ce sens que Platon dit[16] «que les enfants des rois de Perse, parvenus à l’âge de 14 ans, recevaient quatre instituteurs, dont le premier leur enseignait la magie, qui est, dit-il, le culte des dieux (la religion). Ce même instituteur leur enseignait aussi la politique royale.» Dans ce sens aussi Zoroastre a inventé la théologie des mages, et institué leur caste, qui devint la caste nazaréenne et lévitique du pays. Mais, parce que la science des mages se composait d’astronomie et d’astrologie judiciaire, c’est-à-dire des prédictions, divinations et prophéties attachées à cet art; qu’elle se composait encore de certaines connaissances physiques et chimiques, au moyen desquelles on opérait des phénomènes prodigieux et miraculeux pour la masse du peuple; cette science devint peu à peu un art d’imposture et de charlatanisme, qui reçut en un mauvais sens le nom de magie que nous lui donnons... Sous ce rapport, c’est-à-dire, comme art d’évocations, d’enchantements, de métamorphoses opérées par certaines pratiques, elle est bien plus ancienne que Zoroastre, ainsi que le disent, avec raison, les Perses, puisqu’elle était la base du pouvoir et de l’influence des prêtres égyptiens, chaldéens, brahmes, druides, en un mot de tous les prêtres de l’antiquité. Le nom de Chaldéens, cité dès le temps d’Abram, comme désignant une nation déja ancienne, signifie devin, et fournit une preuve de l’art et de sa pratique chez un peuple qui, comme le dit Ammien Marcellin, ne fut d’abord qu’une secte, et devint ensuite, par accroissement, une nation nombreuse et puissante. Or, si, comme il est vrai, ce genre de magie et de magiciens remonte à des milliers d’années, ce ne peut être qu’en le confondant avec le zoroastérisme, qu’Eudoxe et Hermippe en ont rejeté le fondateur à 5 ou 6,000 ans avant Platon et la guerre de Troie. Diogène Laërce nous fournit une troisième variante:
«Selon Hermodore le platonicien (dit-il in proœmio), depuis les mages, dont on dit que Zoroastre fut le premier chef (princeps), jusqu’à la guerre de Troie, il s’écoula 5,000 ans.»
Voilà mille ans de différence avec Eudoxe: remarquez qu’Hermodore ne dit pas depuis Zoroastre, mais depuis les mages; en sorte qu’il faut que quelque équivoque soit la cause de cette méprise, car il est bien certain que ces 5 ou 6,000 ans sont hors des limites de toute biographie connue, et que Zoroastre, comme nous l’allons voir, n’a pas vécu plus de huit siècles avant Platon. Suidas paraît avoir changé ces 5,000 en 500: mais le témoignage de ce moine du IXe siècle est de peu de poids; il a voulu sauver l’époque juive de la création.
Actuellement, puisque le fondateur des mages est Zoroastre, auteur du système des deux principes ou des deux génies du bien et du mal (Oromaze et Ahriman), si célèbres en Asie, il s’ensuit, 1° que celui-là seul est l’homme dont nous cherchons l’époque; 2° que partout où nous trouverons le nom de ses mages, ou quelqu’un de ses dogmes, cet homme aura déja existé. Or, si au siècle de Pline l’époque de Zoroastre était déja si peu claire ou si obscure, que l’on ne savait plus où le placer, cela seul prouve que le législateur des Perses, des Mèdes et des Bactriens ne vécut point au temps de Darius; qu’il ne fut point ce magicien de Proconnèse, qui vécut un peu avant Ostanès, et qui prit ou porta le nom de Zerdoust, comme l’ont porté depuis et le portent encore beaucoup de mobeds ou prêtres parsis, comme des Juifs célèbres ont porté celui de Mosès[17]. Les faits contemporains de Darius et de Xercès furent trop bien connus des Grecs pour qu’il pût s’opérer dans l’Asie un schisme religieux, aussi éclatant que celui de Zoroastre, sans qu’ils en eussent ouï parler, et sans qu’Hérodote, qui y voyageait à cette époque, nous en eût dit un seul mot.
Néanmoins, puisqu’au temps de Pline il existait une incertitude, une équivoque sur un second Zoroastre, lequel, selon ceux qui avaient fait des recherches plus profondes; aurait vécu un peu avant Ostanès (et cela peut s’étendre jusqu’à 60 et 80 ans), il faut qu’un fait quelconque ait donné lieu à cette équivoque, et que réellement quelque mage et magicien, du nom de Zardast ou Zoroastre, ait été mêlé à quelque anecdote venue à la connaissance des Grecs. Et en effet Apulée, ce grand panégyriste de la magie, dans son absurde roman de l’Ane d’or, écrit en latin, 80 ans après Pline, nous fournit le passage suivant, tout-à-fait conforme à notre aperçu:
«On dit que Pythagore ayant été amené (à Babylone) parmi les prisonniers égyptiens de Cambyse, eut pour instituteurs les mages des Perses, et surtout Zoroastre, premier ou principal dépositaire de toutes sciences secrètes et divines[18].»
Cet on dit annonce une tradition populaire qui peut remonter assez haut, comme tout ce qui concerne Pythagore. Prisonnier de Cambyse est un anachronisme grossier, puisque Pythagore, né en 608, avait 84 ans[19] lorsque Cambyse conquit l’Égypte en 525; mais la fausseté de l’accessoire ne détruit pas le fait principal.
Ce fait, c’est-à-dire le voyage de Pythagore en Égypte, et de là à Babylone, se retrouve dans Diogène de Laërte, qui, 20 ans après Apulée, compilant aussi la vie de ce philosophe, nous dit que,
«Dès sa jeunesse, passionné du désir d’apprendre, Pythagore quitta sa patrie, et voyagea en divers pays, où il se fit initier à tous les mystères des Grecs et des Barbares (des étrangers); qu’entre autres il alla en Égypte, au temps du roi Amasis, à qui Polycrates de Samos le recommanda par une lettre, comme le rapporte Antiphon; qu’ensuite il visita les Chaldéens et les Mages, avec qui il eut des entretiens; et qu’enfin il passa en Crète, à Samos et en Italie, où il s’établit et fonda son école, comme le racontent Hermippe dans l’histoire de sa vie, et Alexandre (Polyhistor) dans son livre de la Succession des philosophes.»
«Pythagore, dit-il[20], alla à Babylone, où il se fit disciple des mages: or Pythagore (nous) y montre Zoroastre, mage persan...... dont les hérétiques prodiciens prétendent posséder les livres.... Alexandre Polyhistor, dans son livre des Symboles pythagoriciens, dit que Pythagore fut disciple de l’Assyrien Nazaret, que quelques-uns prennent pour Ezékiel; mais cela n’est pas exact.»
Moins de 60 ans après Clément, Porphyre puisait aux mêmes sources, lorsqu’il écrivait:
«Que Pythagore fut purifié par Zabratas ou Zaratas des souillures de sa vie précédente, et qu’il apprit de lui ce qui concerne la nature et les principes de l’univers.»
Zaratas est évidemment le nom parsi de Zerdast; mais, 1° en admettant que le maître de Pythagore ait été perse, comme le dit Clément, il n’est plus le législateur, car nous verrons les meilleurs auteurs attester unanimement que celui-ci fut mède. Clément lui-même le dit, lorsque, citant les philosophes qui se sont livrés à la divination, il nomme Zoroastre le Mède avec Abarès, Aristœas, Pythagore, Empédocles, etc.
2° Si le mage Zaratas a été perse, il a dû être postérieur à Kyrus et à la conquête de Babylone par ce prince, en 538..... Or, à cette époque, Pythagore avait déja près de 72 ans, ce qui rend son voyage improbable à cette date tardive, et toujours nous ramène à la tradition fabuleuse du romancier Apulée.... Un soupçon se présente: en considérant que des noms juifs se trouvent mêlés ici; que le mage Zaratas est cru Ezékiel par les uns, Daniel par les autres; que le mot hébreu nazaret est une traduction littérale du mot mag, qui décèle une main juive; et qu’Alexandre Polyhistor, qui cite ce mot, a en général copié Eupolème, qui lui-même a copié les Juifs, qu’il fréquenta beaucoup: ne devons-nous pas croire que ce sont des contes fabriqués à Alexandrie, dans l’intention, de la part des Juifs, de prouver que tout venait de leur source; et de la part des pythagoriciens, que leur maître avait tout connu?
D’autre part, la circonstance des livres montrés par les prodiciens ne prouve pas l’identité du mage avec le législateur; car, outre que les savants Porphyre et Chrysostôme les traitent d’apocryphes, il est encore possible qu’un mage, entrant en fonctions à cette époque, en ait composé qui seraient devenus le rituel dominant; et, ici, nous touchons à un point historique qui est peut-être le nœud de toute cette question......
Après Cambyse, fils de Kyrus, le mage Smerdis, comme l’on sait, usurpa le trône par une supposition de personne et de nom. Darius avec les autres conjurés l’ayant tué, il s’ensuivit une proscription générale des mages, qui furent massacrés dans tout l’empire, et le souvenir de ce massacre resta dans une fête anniversaire appelée Magophonie: il est évident qu’après ce massacre, la caste des mages atterrée, fut à la discrétion de Darius, fils d’Hystasp. Si ensuite ce roi se fit honneur d’être appelé docteur mage, il trouva donc politique de la relever; mais en la relevant, il aura été le maître des personnes et des choses; il aura nommé les fonctionnaires, le grand-prêtre, les mobeds, etc.; il aura même introduit les changements qu’il aura voulu dans les rites; et si c’est lui qui, en s’emparant d’une partie du Haut-Indus, comme le dit Hérodote, eut des entretiens avec les brahmes, comme le dit Ammien Marcellin, il a pu être l’auteur d’une modification qui aura fait époque dans le système zoroastrien: par un procédé semblable à celui d’Ardéchir, il aura changé, subrogé, substitué à son gré; alors si, par un cas très-plausible, le grand-prêtre constitué par lui, a porté ou a pris le nom révéré de Zoroastre, nous aurons à la fois le Zaratus de Pline, le Zabratas de Porphyre, et le Zerdoust, auquel appartiendrait l’oracle cité au temps d’Ardéchir: toujours est-il certain que cet oracle est apocryphe[21], plein de contradictions, et qu’il ne peut convenir au législateur, comme nous l’allons voir. Or, puisqu’il est certain que les musulmans, nés seulement après l’an 622 de notre ère, n’ont pu recevoir que des rabbins juifs toutes leurs fables sur la prétendue éducation de Zoroastre par Élie, par Esdras, par Jérémie, par Ézékiel, il devient infiniment probable, comme nous l’avons déja dit, que ces amalgames des noms de Pythagore, de Zaratas-Zoroastre et de Nazaret, cru Ézékiel, ont été faits à Alexandrie, sous le règne des Ptolémées, lorsque les pythagoriciens et les Juifs confrontèrent et mêlèrent leurs traditions, leurs raisonnements et leurs explications sans beaucoup de critique, surtout en chronologie. De tout ceci il restera seulement pour faits historiques:
1° Que Pythagore vint et résida à Babylone entre les années 569 et 550, et qu’il put y converser avec des mages et des Juifs, comme avec des prêtres chaldéens;
2° Que le nom de Zoroastre ou de Zardast, commun chez les Perses[22], comme celui de Mohammad chez les Arabes, et celui de Mosès chez les Juifs, a occasioné une confusion de personnes, de temps et d’actions, qui a égaré la foule des écrivains.
Après le débat de toutes ces erreurs, il faut, pour arriver à connaître l’époque réelle de Zoroastre, fils de Pourouchasp, nous adresser aux plus anciens historiens, et à ce titre nous devons d’abord interroger Hérodote.
Dès long-temps l’on a remarqué que son livre n’offrait nulle part le nom de Zoroastre; et ce silence a toujours été une objection très-pénible pour ceux qui ont voulu que ce prophète, plus célèbre en Asie que l’hébreu Moïse, eût été contemporain de Darius, fils d’Hystaspes. En effet, comment concevoir que Zoroastre eût opéré, dans le vaste empire de ce prince, un schisme aussi éclatant que celui de Luther en Europe, sans qu’Hérodote, qui visita l’Asie presque dans le même temps, et qui a décrit la vie de Darius dans le plus grand détail, eût fait la moindre mention d’un homme et d’un événement aussi marquants? Ce premier argument négatif, déja si puissant, est d’ailleurs appuyé d’un second, positif et concluant.... Tous les anciens s’accordent à dire que Zoroastre fut l’auteur et le fondateur du magisme et de la magie, c’est-à-dire de la secte philosophique des mages. Or le nom des mages est cité plusieurs fois par Hérodote, et cela avec des circonstances riches en inductions.
«Les mages (dit cet historien) diffèrent beaucoup des autres hommes, et particulièrement des prêtres d’Égypte: ceux-ci ne souillent point leurs mains du sang des animaux, et ne font périr que ceux qu’ils immolent; les mages, au contraire, égorgent de leurs propres mains tout animal, excepté l’homme et le chien; ils se font même gloire de tuer les fourmis, les serpents et tous les reptiles et volatiles[23].»
Voilà bien certainement les mages zoroastriens, définis par leurs rites, et même par leur comparaison, comme ordre sacerdotal, aux prêtres égyptiens... Et déja ils sont très-anciens, ces mages, puisque Hérodote ajoute: «Mais laissons ces usages tels qu’ils ont été originairement établis.» Le mot originairement nous recule lui seul à des siècles: ce n’est pas tout; le roi mède Astyag, ayant eu un premier songe, consulte[24] ceux d’entre les mages qui faisaient profession de les expliquer: les mages étaient les devins, les prophètes, par conséquent les prêtres des Mèdes, dès avant Kyrus.
Un second songe épouvante Astyag: il mande les mêmes mages, et leur réponse est encore plus instructive dans notre question[25].
«Seigneur (disent-ils au roi mède), la stabilité et la prospérité de votre règne nous importent beaucoup;..... car enfin si la puissance souveraine venait à tomber dans les mains de Kyrus, qui est Perse, elle passerait à une autre nation; et les Perses, qui nous regardent comme des étrangers, n’auraient pour nous, qui sommes Mèdes, aucune considération; ils nous traiteraient en esclaves; au lieu que vous, seigneur, qui êtes notre compatriote, tant que vous occuperez le trône, vous nous comblerez de graces, etc.[26]»
Donc les mages étaient Mèdes de nation, et non pas Perses. Donc Zoroastre n’était pas né Persan, comme on le croit vulgairement, mais Mède, ainsi que le disent les Parsis.
Cette concordance entre eux et notre auteur, en prouvant la justesse de ses informations, met le fait hors de doute. Ces mots: «Les Perses nous traiteraient comme des étrangers» (et chez les anciens, l’étranger, hostis, était l’ennemi); «s’ils étaient les maîtres, ils nous traiteraient en esclaves;» ces mots indiquent que les Perses avaient une autre religion que celle des Mèdes. En effet, la description très-détaillée qu’en donne Hérodote[27], ne convient point au zoroastérisme; le traitement que Kyrus veut faire subir à Krésus, serait le sacrilége le plus impie dans ce culte, qui défend, par-dessus toute chose, de souiller le feu, en y jetant les corps soit morts, soit vivants. Ainsi, de la part d’Hérodote, tout indique, tout prouve que Zoroastre ne fut point Perse; qu’il ne vécut point au temps de Darius, et que sa religion, d’origine mède, ne fut introduite chez les Perses que lorsque, par des vues politiques, Kyrus introduisit chez ses sauvages compatriotes tout le système des usages, des mœurs, des lois et du gouvernement des Mèdes amollis et civilisés.
Après Hérodote, ou plutôt avant lui, le premier écrivain grec connu qui ait articulé le nom de Zoroastre, n’est pas Platon, comme on l’a dit quelquefois, mais Xanthus de Lydie, qui, sous le règne de Darius, publia, en quatre livres, une histoire de son pays, très-estimée et souvent citée par les anciens. Hérodote, qui ne publia la sienne qu’environ 40 ans plus tard, s’en est beaucoup servi, selon Plutarque; et nous devons l’en louer, puisqu’en matière de faits, la meilleure méthode de les narrer est d’emprunter le langage du premier témoin ou narrateur, quand on le sait fidèle. Or l’historien Xanthus, selon Diogène Laërce[28], estimait que, depuis Zoroastre, chef des mages, jusqu’à l’arrivée de Xercès en Grèce, il s’était écoulé 600 ans; c’est-à-dire que Zoroastre aurait fleuri 1080 ans avant notre ère, ce qui déja est une antiquité hors de la portée des chronologies grecques. Mais ce passage de Xanthus n’est pas le seul de cet auteur qui nous soit parvenu; Nicolas de Damas, qui vivait au temps d’Auguste, nous a conservé dix pages in-4° de détails curieux sur les rois de Lydie, et il n’a dû les tirer que de Xanthus[29]. Parmi ces détails se trouve l’anecdote du bûcher de Krésus, qui nous offre encore le nom de Zoroastre. L’historien dit en substance:
«Kyrus fut touché du traitement qui se préparait pour Krésus; mais les (soldats) Perses insistèrent pour que ce prince fût livré au feu, et ils s’empressèrent de lui dresser un vaste bûcher, où ils firent monter avec lui quatorze des principaux seigneurs de sa cour. Kyrus, pour les dissuader, leur fit lire un oracle de la sibylle; ils prétendirent qu’il était controuvé, et ils allumèrent le bûcher.... Alors éclatèrent de toutes parts, les gémissements des Lydiens.... Cependant un orage qui s’était approché (durant les apprêts assez longs) commence de gronder; les nuages s’amoncellent et obscurcissent le ciel. Krésus, voyant ce secours d’Apollon, implore la faveur du dieu auquel il a offert tant de dons; les éclairs redoublent, le tonnerre éclate, la pluie tombe à torrents.... Le désordre se met dans les rangs des soldats; les chevaux, effrayés par la foudre et par les éclairs, augmentent le tumulte..... Alors une terreur (religieuse) s’empare des Perses. Ils se rappellent l’oracle de la sibylle et ceux de Zoroastre: ils crient de toutes parts que l’on sauve Krésus; et c’est à cette occasion que les Perses ont établi en loi, conformément aux oracles de Zoroastre, que les cadavres ne seraient plus brûlés, ni le feu souillé par eux, ce qui ayant déja eu lieu par d’anciennes institutions, fut alors rétabli et confirmé.»
Dans ce récit nous voyons, 1° qu’à cette époque les Perses n’avaient point encore la religion de Zoroastre, et c’est ce qu’indique Hérodote; 2° qu’en appelant ancienne institution le culte du feu qui caractérise cette religion, l’antiquité de Zoroastre est également énoncée. Quant à ce que ces institutions auraient eu lieu jadis chez eux, il est probable que, sous l’empire des Assyriens et des Mèdes, quelques tribus, quelques familles auront imité la religion de leurs voisins et maîtres, comme il arriva aux Juifs, chez lesquels, au temps d’Achab, s’introduisirent les rites assyriens. Mais la masse de la nation ne fut point zoroastrienne; l’obstination des soldats perses à brûler Krésus, c’est-à-dire, à en faire un sacrifice à la manière des Phéniciens, des Indiens et des Keltes, en est une démonstration complète: l’on doit donc regarder comme un fait positif cette remarque de Xanthus, que ce fut l’incident merveilleux de l’orage éteignant le bûcher de Krésus, qui opéra la conversion des Perses au zoroastérisme, comme la victoire de Tolbiac convertit au christianisme les Francs de Clovis[30].
De tout ce que nous venons de voir, il résulte que, même au temps de Xanthus et d’Hérodote, c’est-à-dire, près de 500 ans avant notre ère, l’époque de Zoroastre était déja enveloppée des nuages de l’antiquité. Nous n’insistons pas sur les 600 ans donnés par Xanthus, parce que cette date n’est suivie d’aucune preuve, et que le savant Athénée en conteste la citation; mais nous avons le droit d’en conclure que si dès lors les idées n’étaient pas plus claires sur ce fait que sur la guerre de Troie et sur l’époque d’Homère, il ne faut pas s’étonner qu’elles soient devenues plus obscures dans les siècles suivants, et surtout dans les premiers de notre ère, où les écrivains en général furent moins érudits et néanmoins plus tranchants.
Voyons si, en continuant nos recherches, nous ne parviendrons pas à découvrir quelque témoignage positif sur l’époque de Zoroastre.
Nous devions l’attendre de Ktésias; mais ses extraits en Photius et Diodore ne font pas mention de ce nom, et l’on ne sait s’il faut lui attribuer ce qu’en un autre endroit Diodore dit de Zathraustes, inventeur du dogme du bon génie chez les Arimaspes; toujours est-il vrai que le dogme convient, et que ce nom de Zathraustes correspond assez à Zérétastré, qui, selon Anquetil, doit avoir été le nom zend de Zoroastre.
Après Ktésias, le chaldéen Bérose a eu plus de moyens que personne d’éclaircir la question; mais, soit inimitié de secte, soit défaut d’occasions, ses fragments ne nous apprennent rien. Il faut descendre jusqu’au temps de Pompée pour trouver une phrase riche d’instruction, malgré sa brièveté: nous la devons à Justin[31], abréviateur de Trogus, qui accompagna en Asie le général romain.
«Ninus (dit-il), ayant subjugué tout l’Orient, eut une dernière guerre avec Zoroastre, roi des Bactriens, que l’on dit avoir le premier inventé les pratiques des mages, et avoir profondément étudié les mouvements des astres et les principes moteurs de l’univers. Ninus, l’ayant mis à mort, mourut lui-même, et laissa son trône à sa femme Sémiramis, et à son fils Ninias, encore jeune[32].»
Ce passage est d’autant plus précieux, que son auteur, Trogus, avait voyagé en Médie et en Assyrie à la suite de Pompée, et qu’il put y consulter les monuments et les traditions du pays. Zoroastre, roi de Bactriane, est une circonstance désavouée des Parsis, et contredite par Ktésias, qui dit que le roi de Bactriane attaqué par Ninus se nommait Oxuartès; à la vérité, ce nom paraît être générique, puisque, en le décomposant, on l’explique roi de l’Oxus. Mais, outre l’accord que cette circonstance forme avec le récit des Parsis, en laissant croire que le nom propre de ce roi put être Kestasp, cette guerre elle-même d’un prince étranger contre la Bactriane, le rôle important et presque royal que Zoroastre y joue, sa mort qui y arriva selon la plupart des Orientaux modernes, sont autant d’accessoires qui, par leur ressemblance, constatent le fait fondamental, savoir, que Zoroastre vécut au temps de Ninus: et si l’on remarque qu’aucune chronique grecque n’a pu remonter d’un fil continu jusqu’au temps d’Homère et de Lycurgue; que dès le siècle d’Alexandre, les idées étaient obscures sur Pythagore, sur Thalès, sur Solon, l’on concevra qu’Hérodote et Xanthus ont pu être embarrassés sur le temps infiniment plus reculé de Zoroastre.
Au témoignage de Trogus, vient se joindre celui de Képhalion (vers l’an 115 de notre ère), dont les recherches profondes et variées en chronologie sont fréquemment citées par Eusèbe et par le Syncelle. Ce dernier nous a conservé un trait qui s’encadre très-bien ici:
«Jadis, selon Képhalion, régnèrent les Assyriens, à qui commanda Ninus... Puis cet auteur illustre joint la naissance de Sémiramis et du mage Zoroastre; il parcourt les 52 années du règne de Ninus... etc.[33].»
Voilà donc encore Zoroastre contemporain de Ninus, puisqu’il l’est de son épouse Sémiramis: et Képhalion ne se bornait pas là; car l’Arménien Moïse de Chorène, qui eut en main son ouvrage, le censure, pour avoir placé immédiatement après l’avènement de Sémiramis, la guerre que cette reine ne fit à Zoroastre qu’après son retour des Indes, et pour avoir dit que Zoroastre y succomba, tandis que ce fut elle qui y périt.
Le livre de Moïse de Chorène n’ayant été publié qu’en 1736, les chronologistes antérieurs à cette date ont été privés de cette citation importante; et comme tout le fragment contient des détails précieux et décisifs sur la question qui nous occupe, le lecteur les verra avec d’autant plus de plaisir, que ce livre n’est pas très-commun.
Après avoir rapporté, conformément au livre chaldéen d’Alexandre, les guerres mythologiques de Haïk et de Bélus, Moïse de Chorène arrive à des guerres réellement historiques, et sa transition se marque par quelques observations dont la substance mérite d’être citée.
«A l’égard des conquêtes nombreuses, dit-il, qui signalèrent le règne d’Aram, principal fondateur de notre état, si elles ne se trouvent pas dans les archives publiques des temples ou des rois, ce n’est pas une raison d’en douter; car outre qu’elles ont précédé l’époque de Ninus, et qu’elles sont arrivées dans des temps où l’on ne croyait pas nécessaire d’écrire ce qui se passait hors du pays et chez les étrangers, Mar-Ibas nous apprend encore que ces récits ont été faits par des particuliers anonymes, dont les Mémoires furent joints aux archives royales, et il ajoute que si l’on a perdu le souvenir de beaucoup de choses, c’est parce que Ninus, enflé d’orgueil[34] et avide de célébrité, fit brûler beaucoup de livres et d’histoires des temps qui l’avaient précédé, afin qu’on ne parlât que de lui et de son règne[35].
«Or Aram laissa un fils appelé Araï[36], qui, lui ayant succédé peu de temps avant la mort de Ninus, obtint de ce monarque la même faveur qu’avait obtenue son père [c’est-à-dire celle d’être confirmé dans sa principauté à titre de vassal, de porter un bandeau orné de perles, et d’être le second personnage de l’empire[37]]».
Moïse de Chorène raconte ensuite comment, après la mort de Ninus, Sémiramis, éprise de la beauté d’Araï, voulut en faire son amant et même son époux. Le prince arménien s’y étant refusé, l’Assyrienne lui fit la guerre, et battit son armée dans la plaine qui reçut alors le nom d’Ararat. Le corps d’Araï, tué dans le combat, tomba aux mains de Sémiramis, qui d’abord, pour calmer les Arméniens, fit courir le bruit que ses dieux et ses magiciens (ou prophètes) l’avaient ressuscité pour satisfaire ses désirs; puis elle attaqua tout le pays, et le subjugua. L’historien ajoute que, charmée de la beauté du climat, bien plus tempéré que celui de Ninive, cette reine bâtit une ville, un palais et des jardins délicieux près du lac de Vanck (et en effet les anciens géographes placent dans ce local Semiramo Kerta, la ville de Sémiramis). Mosès décrit l’aspect général du pays, le site particulier du lieu, sa disposition variée en collines, vallons et prairies, etc.; ses ruisseaux d’eaux vives et douces, et la chaussée dispendieuse qui fut construite pour former un lac charmant; il spécifie et le nombre des ouvriers employés à ces travaux, lequel fut de 42,000, et les constructions et les distributions, et les genres d’ornements; tout cela avec des détails qui prouvent que le livre chaldéen d’Alexandre fut composé sur des documents officiels[38].
Moïse de Chorène continue:
«Alors que Sémiramis se fut fait cette habitation délicieuse, elle prit l’habitude d’y venir passer l’été. Elle confia le gouvernement de Ninive et de l’Assyrie au mage Zerdust[39], prince des Mèdes; elle finit même par lui laisser l’administration de tout l’empire...... La vie dissolue qu’elle menait lui ayant attiré des reproches de la part des enfants de Ninus, elle les fit tous périr, excepté Ninyas; mais par la suite Zerdust manqua à sa confiance, et comme il voulut se rendre indépendant, Sémiramis lui fit une guerre dont les suites, devenues très-graves, la contraignirent à fuir devant lui en Arménie, où son fils Ninyas la fit mettre à mort. Ceci, ajoute Moïse de Chorène, me rappelle le récit de Képhalion, qui, comme bien d’autres, place après l’avénement de Sémiramis au trône, d’abord sa guerre contre Zoroastre, guerre dans laquelle il prétend qu’elle fut victorieuse, puis son expédition aux Indes. Mais je regarde comme bien plus certain ce que Mar-Ibas rapporte, d’après les livres chaldéens; car il explique avec ordre et clarté les événements et les causes de cette guerre; et ce savant Syrien a en sa faveur nos traditions populaires, qui, en récitant la mort de Sémiramis, disent, dans leurs chansons, que cette reine fut obligée de fuir à pied; que, dévorée de soif, elle demanda un peu d’eau dont elle but, et que, se voyant approchée par les soldats, elle jeta son collier dans la mer[40], d’où est venu le proverbe: Jeter les joyaux de Sémiramis à l’eau.»
Après des détails aussi précis, provenus d’une source aussi authentique, il ne peut rester de doute sur l’époque de Zoroastre; et si nous comparons les faits divers qui nous sont fournis, tant par les Parsis que par les historiens grecs, et par le livre chaldéen d’Alexandre, nous pouvons tracer de la vie de ce législateur, un tableau plus probable que tout ce que l’on en a écrit jusqu’ici.
§ III.
Vie de Zoroastre.
Selon Hérodote et selon les Parsis, Zoroastre naquit Mède. Ceux qui l’ont cru Bactrien furent induits en erreur par le théâtre de sa mission; comme ceux qui l’ont dit Perse l’ont été par la prédominance du peuple qui fit le plus connaître sa religion. A l’époque de sa mission, entre les années 1220 et 1200, le vaste pays qui depuis a composé l’empire des Perses était partagé entre plusieurs nations indépendantes et ennemies.
1° La nation mède, composée de six peuples ou tribus[41], occupait les pays actuellement nommés Aderbibjan, Djebâl, et Irâq-Adjami, ayant pour limites, au nord, le fleuve Araxes; au midi, la chaîne des monts Élyméens, aujourd’hui Louristan; et à l’est, celle de l’ancien Zagros, bornant les plaines assyriennes du Tigre.
2° La nation Perse, composée d’un grand nombre de tribus, dont Hérodote nomme jusqu’à onze, les unes sédentaires, livrées à la culture; les autres vagabondes, nourrissant des troupeaux; toutes sauvages et guerrières: cette nation s’étendait depuis les monts Élyméens, au nord, jusqu’au golfe Persique, à l’ouest et au midi.
3° Le Khorasan actuel était habité par les Bactriens, autre race, partie agricole, partie nomade, qui semble être d’origine scythique, et qui forma un état puissant et très-anciennement civilisé.
4° Le Mazanderan et le Ghilan avaient encore d’autres peuples indépendants, cités comme féroces, tels que les Marses, les Gelœ et les Caddusii, qui occupaient les montagnes jusqu’au lac Ourmi.
5° Enfin le Kurdistan propre, d’où le Tigre et le Zâb tirent leurs sources, avec le pays de Sennaar ou Sindjar, était le patrimoine des Assyriens divisés en tribus, dont l’une, celle des Chaldéens, jouait chez eux le même rôle sacerdotal que les lévites chez les Hébreux, que les brahmes chez les Indiens, et que les mages chez les Mèdes. Ninus fut le premier qui soumit tous ces peuples à un même joug, et qui en composa un corps politique, dont le temps amalgama peu à peu et identifia les parties. Depuis ce conquérant, le pays compris entre le Tigre et l’Indus ayant presque toujours formé un même empire, sous l’influence d’un même pouvoir et d’un même langage, les habitudes de cette réunion, en faisant perdre de vue l’ancien état de choses, ont induit les écrivains orientaux en une foule de méprises géographiques; et comme ils n’ont plus compris le vrai sens des anciennes descriptions, ils ont fait de vicieuses interprétations des noms, et ont fini par défigurer totalement l’histoire. Par exemple, le nom d’Air-an[42] ne désigna d’abord que la Médie propre, appelée Aria dans Hérodote, Ériané dans les livres parsis; mais par la suite, et probablement sous les rois mèdes, ce nom ayant été attribué à tout leur empire, ses habitants n’ont plus su à qui appartenait le nom de Tour-an; et parce qu’ils ont trouvé le Tourk-estan à l’est de la mer Caspienne, ils ont placé là le royaume de Tour, qui était réellement à l’ouest, et se composait de tout le pays montueux du Taur-us[43], et spécialement de l’Atouria des Grecs, c’est-à-dire que l’ancienne division était la plaine (Aïr-an), et la montagne (Tour-an): aussi est-il échappé aux écrivains persans de conserver, comme malgré eux, cette circonstance, que des possessions d’Ardjasp se trouvaient au couchant de la Caspienne; elles y étaient toutes, par la raison qu’Ardjasp, roi de Tour-an, ne fut autre que Ninus, roi de l’Atouria et de tout le Taurus. Lorsque ce prince eut subjugué la Médie et crucifié son roi Pharnus, le mède Zoroastre put avoir des raisons de quitter sa patrie, traitée avec la dureté qui caractérise les anciens temps. Peut-être fut-ce à cette époque et à cette occasion qu’il se réfugia dans l’antre que nous décrit Porphyre, d’après Eubulus. (Il devait, selon nos calculs, avoir alors 30 à 31 ans.)
«Nous lisons dans Eubulus que Zoroastre fut le premier qui, ayant choisi dans les montagnes voisines de la Perse, une caverne agréablement située, la consacra à Mithra, créateur et père de toutes choses; c’est-à-dire qu’il partagea cet antre en divisions géométriques figurant les climats et les éléments, et qu’il imita en partie l’ordre et la disposition de l’univers par Mithra. De là est venu l’usage de consacrer les antres à la célébration des mystères, et de là l’idée de Pythagore et de Platon, d’appeler le monde un antre, une caverne. (Porphyrius, de Antro nympharum.)»
C’est-à-dire que Zoroastre se composa une grande sphère armillaire en relief, pour mieux étudier les mouvements des astres, et connaître le mécanisme du monde, comme l’a dit Justin.
«Ce fut d’après ce modèle que les Perses, au rapport de Celse[44], représentaient, dans les cérémonies de Mithra, le double mouvement des étoiles fixes et des planètes, avec le passage des ames dans les cercles ou sphères célestes... Pour figurer les propriétés ou attributs des planètes, ils montraient une échelle le long de laquelle il y avait 7 portes, puis une 8e à l’extrémité supérieure. La 1re, en plomb, marquait Saturne; la 2e, en étain, Vénus; la 3e, en cuivre, Jupiter; la 4e, en fer, Mars; la 5e, en métaux divers, Mercure; la 6e, en argent, la Lune; la 7e, en or, le Soleil (puis le ciel empyrée).»
Sans doute voilà l’échelle du songe de Jacob; mais toutes ces idées et allégories égyptiennes et chaldéennes ayant existé bien des siècles avant Abraham et Jacob, l’on n’en peut rien conclure pour et contre l’antériorité de la Genèse, relativement à Zoroastre.
Ce fragment précieux nous prouve que la théologie de ce chef de secte, semblable à celle des Égyptiens et des Chaldéens, et généralement de tous les anciens, ne fut, comme le disent Plutarque et Chérémon, que l’étude de la nature et de ses principes moteurs dans les corps célestes et terrestres: si, comme le dit Pline, Zoroastre passa vingt ans dans cette grotte, et s’il y entra à l’âge de 30 ans, comme le disent les Parsis, il dut arriver en Bactriane vers l’âge de 50 ans, et cette date, coïnciderait avec la seconde attaque de Ninus; mais, ainsi que nous l’avons dit, l’on ne peut guère compter sur l’exactitude de ces données. Le choix qu’il fit de ce pays s’expliquerait bien par l’aversion qu’il dut porter à Ninus, et par le caractère désireux de nouveautés qu’Ammien et Lactance donnent au roi de Bactriane. Cette contrée, extrêmement fertile, formait alors un royaume puissant qui, par son heureuse position, touchant à l’Inde, à la mer Caspienne, et à tout le nord de l’Asie, était l’entrepôt naturel de cet ancien commerce, au sujet duquel Pline nous dit que jadis les marchandises de l’Inde remontaient par le fleuve Indus, se versaient dans l’Oxus, et de là, par la Caspienne, dans tout le nord de l’Europe et de l’Asie. L’or des mines de Sibérie venait s’y échanger contre les produits de l’Inde et de l’Asie occidentale; et de là l’extrême abondance de ce métal, jusqu’au temps d’Hérodote, chez les Massagètes et les Bactriens. Cet état d’opulence, qui dut être un motif d’attrait et de cupidité pour Ninus, put n’être pas indifférent à l’ambitieux Zoroastre.
La vie monacale du père d’Hystasp, sa tête rasée, ses abstinences, ses mortifications, sont l’exacte copie des pratiques des brahmes et de plusieurs rois dont fait mention le livre Oupnekhat à pareille époque[45]. Le récit que nous font les livres perses, de la multitude et de la puissance des devins ou magiciens de ce temps-là, et des miracles opérés par eux et par Zoroastre, encore qu’il soit un conte oriental dans ses circonstances, n’est pas une fable absolue au fond...... Il correspond à ce que nous disent les livres hébreux des enchanteurs égyptiens, de leurs miracles et de ceux de Moïse devant Pharaon, deux siècles avant Zoroastre. C’était là le règne de ce qu’on a depuis appelé magie, ou l’art d’opérer des prodiges, et ces prodiges n’étaient pas tous de pures fables ou illusions.
Au sein des peuples agricoles, composés de paysans grossiers et de guerriers féroces, s’étaient formées des corporations d’hommes studieux, livrés par état à l’observation des astres et des influences célestes qui régissent les moissons. Bientôt ils avaient pu prédire les éclipses, ce phénomène solennel qui en impose si puissamment à la multitude; dès lors, appelés avec raison prédiseurs, prophètes, devins, ces hommes furent considérés comme les confidents des intelligences célestes..... Le hasard d’abord, puis des expériences méditées, leur ayant fait découvrir des opérations singulières, physiques et chimiques, ils en usèrent habilement pour augmenter leur crédit; ils firent entendre des voix là où il n’y avait point de bouche, apercevoir des objets là où la main ne trouvait point de corps; ils allumèrent des feux spontanés, par des pyrophores et des phosphores; en un mot, ils opérèrent des prestiges de fantasmagorie, d’optique, d’acoustique, qui aujourd’hui, quoique divulgués et connus, nous causent encore de la surprise; et ils furent regardés comme des ministres de la divinité: et parce que ces secrets, couverts d’un mystère profond, ne furent possédés que par certaines familles, dont ils assuraient l’existence et le pouvoir, ils purent se transmettre, subsister, et périr avec leurs dépositaires, sans que la multitude en ait jamais connu l’artifice. Ainsi, nous dit-on, Zoroastre fit verser sur son corps de l’airain fondu, pour convaincre Kestasp: et de nos jours, nous avons vu un Espagnol se faire arroser d’huile bouillante. La limite de ces prodiges n’est pas si facile à tracer qu’on le croirait d’abord; nous avons déja remarqué que le nom de Kaldéens, Kasd, signifie proprement devins; il paraît que ce fut spécialement contre eux qu’eut à lutter Zoroastre. L’anecdote du brahme Tchengregatchah, qui vint de l’Inde pour le réfuter, nous prouve, d’autre part, l’existence déja ancienne du brahmisme; par conséquent le dogme trinitaire des Védas précéda le dualisme de Zoroastre: et Cléarque, cité par Diogène Laërce (in Proœmio), ne fut pas bien instruit, lorsqu’il dit que les gymnosophistes dérivaient des mages; cela est inexact, même à l’égard des boudhistes: mais ceux-là eurent raison qui, selon le même Diogène, soutenaient que la philosophie des Juifs venait de celle des mages; car il est bien certain que, depuis la captivité de Babylone, ce fut à cette source que les Juifs puisèrent tout ce que l’on trouve dans leurs livres, sur le Dieu de lumière (Ormusd), sur l’ennemi Satan, qui est Ahrimanes, sur les anges, sur la résurrection en corps et en ame, etc., tous dogmes zoroastriens, dont on ne trouve pas une seule trace dans les livres de Salomon, de David, ni dans les lois de Moïse: la seule analogie qui existe entre la théologie de ce dernier et celle de Zoroastre, est 1° d’avoir proscrit toute image de la divinité, tout culte d’idoles, ce qui a préparé la réunion de leurs sectateurs, et marqué leur schisme avec les Sabiens, ou idolâtres; 2° de la part de Moïse, d’avoir représenté Dieu par le feu, tandis que le Mède le représente par la lumière; ce qui, dans l’un et l’autre cas, appartient à l’opinion bien plus ancienne, que l’élément du feu était le principe de tout mouvement, de toute vie, la source incorruptible de toute existence; aussi le nom de Iehou, que donna Moïse à ce principe, signifie-t-il réellement l’existence et ce qui est (Ego sum qui sum), et cela dans l’idiome sanscrit comme dans l’hébraïque: le Iou (piter), ou Pater des anciens Grecs et Pélasgues, dont nous trouvons le culte dès long-temps avant Abraham, prouve que cette doctrine indienne et égyptienne est de la plus haute antiquité. Sous ce rapport le docte Aristote a eu raison de dire que Iou était Oromaze, et que Pluton était Ahrimane[46]. Tout cela indique que la plupart des dogmes de Zoroastre existaient déja avant lui, et que, selon l’usage de presque tous les novateurs, il ne fit qu’une nouvelle combinaison (comme a fait Mahomet). Il n’est pas du ressort d’une chronologie d’exposer un système religieux aussi compliqué que celui de Zoroastre; il nous suffira d’observer que Thomas Hyde, plein de partialité pour les Guèbres, n’a fait qu’embrouiller ce sujet. Pour le bien traiter, il eût fallu, avec son érudition, y porter l’esprit ferme et libre de Hume ou de Gibbon. La doctrine des modernes Parsis, modifiée à différentes époques depuis Kyrus, n’est pas une image parfaite de l’ancienne; plusieurs traits cités par Plutarque[47] et par d’autres auteurs grecs, ne s’y retrouvent plus; l’on n’aperçoit entre autres dans toute la compilation d’Anquetil, qu’une seule phrase sur le dogme du temps sans bornes, et cette phrase en dit moins que celle de Théodore de Mopsueste, toute tronquée qu’elle est par Photius[48].
«Théodore explique dans son premier livre sur la magie perse, le dogme infame de Zarasdes touchant Zarouan, principe de toutes choses, appelé fortune (ou hasard). Théodore rapporte comment Zarouan, en faisant une libation (priapique), engendra Ormisda et Satan (Ahriman): il parle aussi du mélange de leur sang, et réfute tout ce dogme très-obscène.»
Ceci a un rapport évident avec les idées anciennes sur la fécondation, ou création annuelle, figurée par le Phallus, dans le tableau du sacrifice de Mithra;[49] en même temps que, sous un autre aspect, c’est aussi le mystère de la création première, ou extraction du chaos, par le grand agent des anciens, le fatum, la fatalité, le hasard, qui est aussi l’éternel, l’ancien des jours. Le mot persan hazarouan a lui-même ce sens, puisqu’il désigne des millions d’années. C’est de ce dogme que les Valentiniens tirèrent leurs aïons, ou toujours vivants; et ce mot grec aïôn est l’Aïum, l’Aeuum des anciens Latins, qui l’ont tiré du sanscrit AUM. Ici nous avons, pour la première fois, la valeur véritable de ce mot indou si mystérieux, dont la méditation doit absorber toutes les facultés de l’ame; et en effet, quel sujet plus absorbant que l’éternité! Ce n’est pas le seul point de contact que le système de Zoroastre ait eu avec le brahmisme. Ses deux principes ne sont au fond qu’une simplification de la trinité indienne; et il a eu un avantage véritable à soutenir que tout pouvoir, toute action consistait à produire et à détruire; que par conséquent l’intermédiaire introduit par les brahmes, comme conservateur, sous le nom de Vishnou, était imaginaire, puisqu’il n’y a point de véritable stase entre croître et décroître, augmenter et diminuer.
Ce furent toutes les analogies de ce genre avec les idées déja existantes, qui préparèrent les esprits à l’admission de la nouvelle religion. Peut-être le roi des Bactriens y trouva-t-il encore l’avantage politique, en se donnant un système particulier, de se soustraire à quelque influence, à quelque suprématie exercée sur les prêtres de son pays, par ceux de Ninus. Quant à l’identité d’Ardjasp et de Ninus, d’Hystasp et de l’Oxuartes de Ktésias, elle résulte de la ressemblance de leurs actions:
«Ninus attaque une première fois Oxuartes, c’est-à-dire le roi de l’Oxus, résidant à Bactre; il est repoussé par une armée de guerriers vaillants[50].»
«Arjasp, roi d’un pays à l’ouest de la Caspienne, attaque Gustasp résidant à Balk; il est battu et forcé de se retirer.»
«Ninus, après quelques années de repos, pendant lesquelles il fonde Ninive, révient contre Bactre. Cette ville est prise, son roi tué, et l’on n’entend plus parler de la Bactriane que comme d’une satrapie sous Asar-adan-pal.»
«Ardjasp, après quelques années, revient surprendre Balk, et le roi Lohrasp est tué.»
Les Orientaux continuent la vie de Gustasp, et le font régner à Estakar, dans la Perse propre; mais les anciens Grecs nous assurent que Estakar, qui est Persépolis, doit, comme Pasargade, sa fondation à Kyrus[51]; et les Parsis alors ont confondu Kestasp avec Darius Hystasp, qui réellement embellit Estakar, comme il est prouvé par les inscriptions de cette ville. Sans doute Zoroastre se déroba au vainqueur, puisque ensuite on le voit reparaître à la cour de Sémiramis; et la persécution qu’il avait essuyée de la part de Ninus, put lui devenir un titre de faveur près de cette femme, assassin de son mari. L’histoire ne nous apprend pas ce que devint Zoroastre sous le règne de Ninyas dont il fut le complice; et nous n’avons point de conjectures à avancer sans soutien. Il nous suffit d’observer que l’origine de sa religion, à cette époque, résout toutes les difficultés chronologiques, qui jusqu’à ce jour l’ont embarrassée. L’on ne saurait, dans le système d’Hérodote, y opposer la mention que fait la Genèse de l’arbre de la science du bien et du mal, et du serpent d’Eve, qui, par une allusion manifeste au nom d’Ahrim-an (appelé dans les livres parsis la grande couleuvre, et le menteur), est appelé Aroum (rusé) par le livre hébreu; car nous avons prouvé, dans l’article des Hébreux, que la Genèse, telle que nous la possédons, ne saurait être l’ouvrage de Moïse; et que, par inverse, ce passage, joint à plusieurs autres, devient l’un des arguments de la posthumité de ce livre, rédigé au temps du roi Josias, par le grand-prêtre Helqiah, ou plutôt par Jérémie, lorsque le système de Zoroastre régnait, depuis plus de cinq siècles, dans toute l’Asie occidentale.
Il nous reste à expliquer sur quelles bases, dans notre tableau, sont combinés les rapports chronologiques de Ninus, de Sémiramis et de Zoroastre.
L’âge de Sémiramis, à l’époque où Ninus l’épousa, exige deux conditions: l’une, qu’elle fût encore assez belle pour le séduire; l’autre, qu’elle fût déja assez mûre pour posséder les talents et les connaissances qu’elle développa. Le terme moyen convenable nous semble être 30 à 32 ans; elle dut enfanter Ninyas vers l’âge de 32 à 34. Lorsque nous la voyons périr, elle est encore dans la force des passions, et son fils est déja assez grand pour devenir l’un des objets de ses désirs. Il doit avoir eu entre 20 et 24 ans, puisque, devenu roi, il adopte immédiatement un système d’administration calculé avec astuce et profondeur. A pareil âge, dans des circonstances semblables, le fils également adultérin du conquérant David, Salomon, nous montre le même esprit, la même conduite; en reprenant ce sujet, dans l’article des Babyloniens, nous verrons que Sémiramis a dû périr vers l’âge de 62 ans, comme le dit Ktésias.
Ninus, en commençant son règne, dut, avec le génie d’Alexandre et de Kyrus, avoir à peu près leur âge: supposons 24 ou 25 ans: il régna en 1237: il dut naître vers 1260 ou 62: s’il établit son fils Agron roi des Lydiens en 1230, ce ne put être que sous la direction d’un vizir; ce cas a des exemples: Ninus employa 17 ans à subjuguer l’Asie (le pays de Bactre excepté): il serait donc revenu vers l’an 1220 fonder et bâtir Ninive, qui, selon les historiens, fut plus grande que Babylone.... Supposons pour cette entreprise, et pour une période de paix et de soin d’administration, 10 à 12 ans: il aurait repris la guerre de Bactriane vers l’an 1208, assiégé Bactre et épousé Sémiramis vers l’an 1207 ou 1206. Ninyas serait né vers 1205. Par la suite Sémiramis tend à son mari une embûche, où il périt dupe de sa trop grande confiance: il fallait que ses forces morales eussent décliné: l’âge de 65 à 66 ans serait convenable; il aurait péri vers l’an 1196 ou 95, et aurait régné 42 ans. Ktésias lui en donne dix de plus; mais Ktésias est convaincu d’avoir falsifié tous les règnes de sa liste: Sémiramis, devenue épouse de Ninus vers 1206 ou 1207, aurait pu naître vers 1239 ou 40. Selon Ktésias, elle aurait vécu 62 ans: cela nous conduirait vers 1180 ou 1179; son régne se trouverait de 15 à 16 ans, plus 10 ans avec Ninus: ce serait en tout 25 à 26 ans, au lieu des 42 de l’auteur grec: les 15 à 16 ans suffisent à ses travaux et à ses conquêtes, puisque la fondation de Babylone ne dura qu’un an, et que les deux millions d’ouvriers employés à cet ouvrage rendent le fait croyable. La guerre des Indes daterait de l’an 5 de son règne; celle d’Arménie, de l’an 7 ou 8; et la mort de cette femme étonnante serait arrivée 6 ans après, vers l’an 1180. Nous ne parlons point de ses prétendues conquêtes d’Afrique, frauduleusement imaginées par les Perses.
A la date de 1180, Zoroastre dut être avancé en âge; supposons 70 ans: il serait né en 1250: si, comme le disent les livres parsis, il était déja à Balk lors de la première attaque de Ninus, il n’aurait eu que 32 ans à cette époque; mais l’on ne saurait compter sur leurs récits chronologiques. A la seconde expédition, il avait 50 ans, et cela s’accorde bien mieux avec les 20 ans de retraite, et les 30 ans d’âge que lui donnent Pline et les Parsis, lorsqu’il commença sa mission. Il serait devenu vizir de Sémiramis vers l’âge de 65 ans, et l’on voit que toutes les vraisemblances sont observées.
Un incident de la vie de Sémiramis nous indique l’espèce des années usitées chez les Assyriens. Après avoir raconté, selon Ktésias, l’origine fabuleuse de cette femme, Diodore ajoute:
«Athénée[52] et d’autres écrivains assurent (au contraire) que Sémiramis fut une courtisane qui, par ses graces et sa beauté, se fit aimer de Ninus; elle jouit d’abord d’une faveur médiocre, mais ensuite elle éleva son crédit au point d’obtenir le nom d’épouse, et d’engager le roi à lui faire cadeau de cinq jours de royauté. Le premier jour, vêtue du manteau royal, le sceptre à la main, elle fit les honneurs d’une grande fête et d’un festin magnifique, dont elle employa la durée à séduire les généraux, et à leur faire promettre d’obéir à tous ses ordres. Le second jour, voyant tout le monde disposé convenablement à ses intentions, elle fit disparaître Ninus.»
Pourquoi Sémiramis demande-t-elle 5 jours, plutôt que tout autre nombre? La raison nous en paraît saillante. Depuis des siècles, les Égyptiens usaient de l’année de 360 jours, auxquels on ajoutait les 5 épagomènes, comme une appendice disparate, qui gâtait la symétrie du nombre principal. Sémiramis, profitant de cette idée, a pu dire beaucoup de choses ingénieuses à ce sujet, pour faire croire qu’elle ne demandait qu’un temps insignifiant et hors de compte. Notre opinion est d’autant plus fondée, que cette même espèce d’année se trouve au temps de Nabonasar, dans la vigueur de l’empire assyrien, et dans une de ses satrapies, chez les Kaldéens, caste sacerdotale de toute la nation. En admettant le récit d’Athénée, qui en effet est le plus probable, rien ne change dans nos calculs, excepté l’époque du mariage de Sémiramis, qui alors ne dépend plus de la guerre de Bactriane, et peut remonter quelques années plus haut.
§ IV.
Des anciens rois de Perse, selon les Orientaux modernes.
Il nous reste à jeter un coup d’œil sur la liste des anciens rois de Perse, que les Orientaux modernes nous présentent en concurrence et en contradiction des listes grecques. Selon les Orientaux, deux dynasties seulement ont rempli l’espace de temps qui s’est écoulé depuis la création (juive) du monde, jusqu’à la conquête d’Alexandre. La première dynastie est celle des Piche-dâd, ou donneurs de (lois) justes; et la seconde, celle des Kêans ou Kaians, c’est-à-dire les rois géants, ou grands. En voici les noms et les règnes:
| régnèrent, selon les uns. | |
| Dynastie Ire, dite Piche-dâd. | |
| Kêiomors on Kêomaras | 560 ans. |
| Siamek règne peu; Kêiomors règne encore | 30 |
| Interrègne | 200 |
| Houchenk | 50 |
| Tehmourâs | 700 |
| Djemchid | 30 |
| Zohâk ou Dohâk | 1,000 |
| Feridoun, ou Fredôun | 120 |
| Menutchehr, dit Firouz. | Dès son temps, vivait Roustam. | | 500 |
| Nodar, ou Nuzer | 7 |
| Afrasiâb | 12 |
| Zâb | 30 |
| Kershasp | 30 |
| 3,269 ans. |
| Dynastie IIme, dite Kéane, ou Kaian. | |
| Kê Qobâd | 120, ou 100 |
| Kê Kaous | De son temps, Roustam vivait encore. | | 150 |
| Kê Kosrou | 60 |
| Kê Lohr-asp | 120 |
| Kê Gustasp | 120 |
| Son petit-fils Ardéchir-Bahman | 112 |
| Sa fille Homaï | 32 |
| Darab Ier | 4, ou 14 |
| Darab IIme (nié par plusieurs). | 14 |
| 732 ans. | |
| D’autres comptent | 938 |
| Eskander, ou Alexandre. |
| Selon les Grecs. | ||
| ans. | mois. | |
| Kyrus | 30 | |
| Cambyses | 7 | 5 |
| Smerdis | » | 7 |
| Darius, fils d’Hystasp | 37 | |
| Xercès Ier | 21 | |
| Artaxercès Longuemain | 41 | |
| Xercès II | » | 2 |
| Sogdien | » | 7 |
| Ochus ou Darius bâtard | 19 | |
| Artaxercès Mnemo | 46 | |
| Artaxercès Ochus | 21 | |
| Arsès | 6 | |
| Darius Codoman | 6 | |
| 230 | 9 | |
| Alexandre. |
Il n’est pas nécessaire de discuter l’extravagante chronologie de ces règnes; nous remarquerons seulement que les auteurs arabes et persans ont une foule de variantes sur la durée des règnes, parce qu’il n’y a point d’autorités réelles. Si, selon notre espoir, nous parvenons à reconnaître la personne de ces rois, malgré leur déguisement, les temps se classeront d’eux-mêmes.... Raisonnons sur les faits, et d’abord rappelons-nous la suppression ordonnée par Ardéchir. Il est évident qu’elle a nécessité la perquisition, la saisie de tous les manuscrits existants dans la Perse: l’autorité royale s’étant coalisée avec l’influence ecclésiastique, il y a eu inquisition civile et religieuse sur tous les livres; et il a dû en échapper d’autant moins, qu’étant tous manuscrits, ils ont toujours été rares en Asie, et que, de plus, on y sait en quelles mains ils existent. A cette époque (en 226), ils devaient être d’autant plus rares, que des guerres non interrompues depuis Alexandre, tantôt extérieures, tantôt civiles, avaient produit sur les esprits cet abattement et ce dégoût de tout travail, qui en sont l’effet constant. Les censeurs préposés par Ardéchir ont donc détruit les anciens livres, et ils en ont refait de nouveaux, tels qu’il leur a plu. Qu’on juge des altérations introduites alors! et cependant ce ne sont pas là les livres que nous possédons; ceux-là ont encore été détruits par les musulmans, 400 ans après, ensuite de leur invasion en 1651. Ce n’est que plus de trois siècles après (vers l’an 1000), qu’un conquérant étranger, plus généreux, ordonna, pour son instruction, que l’on recueillît de toute part avec soin ce qui restait de traditions populaires consignées dans les romances, uniques monuments.... Et c’est de cette source que nous tenons des histoires composées en vers et en prose par des musulmans! Telle est la profonde ignorance des Persans modernes sur l’histoire ancienne de leur pays, que non-seulement ils n’ont pas la plus légère idée de Kyrus, de Xercès et de leurs actions, mais qu’encore on ne trouve chez eux aucune trace d’une ère conservée à la Chine par une colonie de Persans pyrolâtres, qui s’y réfugièrent l’an 519 de notre ère. Ce fait curieux mérite d’être plus connu; nous le devons au savant Fréret, qui l’a consigné dans les Mémoires de l’Académie[53]. Anquetil y a joint des explications dans le tome XXXVII, pag. 732.
«On lit dans les annales chinoises, que dans une année correspondante à l’an 599 de J.-C. (commencée le 25 décembre 598), il arriva à la Chine une colonie d’hommes occidentaux qui s’établirent (à tel endroit) et qui conservèrent, avec leurs lois une forme d’année et une ère particulière à eux. Or, un auteur chinois remarque que l’année correspondante à 1384 de J.-C. (commencée au solstice d’hiver 1383) était 586e depuis l’arrivée de cette colonie à la Chine, et la 1942e de leur ère, formée d’années de 365 jours.»
Si de l’an 1384 nous remontons au delà de notre ère pour compléter une somme de 1,942, nous aurons 558 pour première année de l’ère de ces Occidentaux. Fréret veut trouver 560, et il voit ici l’époque de Kyrus, qui en effet parvint à l’empire cette année là; mais puisque l’an 558 est le résultat naturel, n’est-ce pas plutôt l’époque de cette conversion des Perses à la religion de Zoroastre, dont nous avons parlé page 250, et qui réellement tombe à la jonction des années 557 et 558[54]? Toujours est-il certain que ces Occidentaux furent des Perses zoroastriens, comme le démontre Anquetil, par les noms de leurs mois, et que cette époque est entièrement oubliée en Perse. Maintenant que nous avons le secret de l’ignorance et de l’audace des compilateurs de ce pays, procédons à l’analyse de leurs listes, et voyons de quels rois factices ils ont composé leurs premières dynasties.
D’abord, partant d’un point connu, c’est-à-dire de Kestasp, pris pour Darius Hystasp, remontons, et voyons si les rois mentionnés par Mirkhond et par Ferdousi, ne répondent pas à quelques rois cités par Hérodote et par les autres Grecs.
§ V.
Dynastie Kêan ou Kaian.
Le mot kê ou kai signifie géant et grand en pehlevi, nous disent les auteurs; et nous ajoutons qu’en arménien skai signifie la même chose.
Selon Mirkhond,
«L’art de tirer l’arc fut porté à sa perfection sous ces princes; et de là s’est établi le proverbe persan, un arc kêanien, pour dire un arc très-fort, dont peu de gens sont capables de tirer.»
Ce fait remarquable nous rappelle l’anecdote de Kyaxar, qui ayant donné l’hospitalité aux Scythes chasseurs, leur confia des jeunes gens de sa cour, pour être instruits à tirer l’arc à la manière scythe. De cette école a dû venir la supériorité des Parthes, qui furent un peuple mêlé de Kurdes et de Mèdes. Ces rois kêaniens doivent donc être les Mèdes d’Hérodote: nous trouvons le kê persan dans kyaxar, qui s’explique très-bien: le grand vainqueur.
Selon Ferdousi et selon Mirkhond, Kê Qobâd ne fut point fils de roi; il vivait simple particulier retiré. L’Iran était dévasté par des étrangers. Zâl, gouverneur de Zablestan, et père du célèbre Roustam, ayant rassemblé une armée pour les repousser et rétablir l’ordre, forma un grand conseil de guerre, et tint ce discours aux chefs:-
«Guerriers magnanimes, instruits par l’expérience et les dangers, j’ai assemblé cette armée et tâché de la rendre formidable; mais tous les cœurs sont découragés faute d’un roi qui unisse leurs bras: les affaires roulent sans guide; l’armée agit et marche sans chef; lorsque Zou occupait le trône, notre situation avait un meilleur aspect. Choisissons un homme de race royale; donnons-lui les marques distinctives (de la royauté). Un roi établira l’ordre dans le monde. Un corps de nation ne peut exister sans chef. Les prêtres nous indiquent pour cette dignité un descendant de Feridon, un homme éminent par sa grandeur d’ame et par sa justice.»
Maintenant comparons ce qu’Hérodote nous dit de l’élection de Déïokès, liv. Ier, § XCVI et suivants.
Après que les Mèdes eurent détruit l’empire assyrien, devenus indépendants, ils furent bientôt tourmentés de tous les désordres de l’anarchie:
«Or il y avait chez eux un sage appelé Déïokès, qui, s’étant fait remarquer par ses bonnes mœurs et par sa justice, fut établi juge de sa bourgade, par le suffrage de ses concitoyens....
«Lorsqu’il vit sa réputation répandue, et les clients affluer, il se retira... Les brigandages recommencèrent; les Mèdes s’assemblèrent, tinrent conseil sur leur situation; les amis de Déïokès y parlèrent, je pense, en ces termes:—Puisque la vie (troublée) que nous menons ne nous permet plus d’habiter ce pays, choisissons un roi.... La Médie étant alors gouvernée par de sages lois, nous pourrons cultiver en paix nos campagnes, sans crainte d’être chassés par l’injustice et la violence....—Ce discours persuada les Mèdes de se donner un roi.»
L’on voit que le fond des deux récits est semblable..... Aussi Kê Qobâd est-il peint comme un roi pacifique, livré aux soins administratifs..... Il fit le premier poser sur les chemins les bornes milliaires appelées farsang (de 2,568 toises); il établit une dîme pour payer les troupes réglées; il fit sa résidence dans l’Irâq Adjàmi, c’est-à-dire en Médie; et comme les Perses n’ont aucune idée d’Ecbatanes, ils supposent que ce fut à Ispahan: tout cela convient à Déïokès.
Le second roi, Kai Kaôus, fut fils de Qobâd selon les uns, mais la chronique Madjmal-el-Taoûarik, qui en général est savante, observe que plusieurs le disent fils d’Aphra, fils de Qobâd..... Aphra est sûrement Phraortes, qui a été supprimé par les Perses, pour les avoir subjugués et soumis aux Mèdes.
Kai Kaoûs, dans les premières années de son règne, entreprend, contre un peuple belliqueux, une guerre dont Ferdousi rapporte une circonstance notable. Ce poète dit que,
«Pendant une bataille livrée par Kê Kaôus, son armée et lui-même furent frappés d’un aveuglement subit et magique, et que cet événement avait été prédit à l’ennemi par un de ses magiciens.»
N’est-ce pas là évidemment l’éclipse de Kyaxarès, dans sa bataille contre Alyattes? et cela d’autant mieux que, pour les Orientaux, magie, astronomie, sont tous synonymes. Cette guerre est placée dans le Manzanderan; mais nous avons déja dit qu’il ne faut attendre aucune exactitude géographique des Orientaux. Nous en avons des preuves, même dans les traducteurs syriaques, arabes, arméniens et persans des livres hébreux, qui très-fréquemment ont commis de grossières erreurs. Quant à Ferdouzi et à Mirkhond même, tout fait principal est pour eux un canevas sur lequel ils brodent à discrétion; et comme ces deux écrivains, payés par des princes, avaient en vue de les flatter, ils ont souvent introduit des accessoires, des motifs, des sentences, qui n’existaient pas dans leurs auteurs: sans compter que ces auteurs, eux-mêmes compilateurs et copistes de troisième, quatrième et dixième main, avaient pris les mêmes libertés avec les originaux; en sorte que toutes ces narrations ne ressemblent pas plus à la vérité historique, que les romans de Roland et de ses preux à l’histoire de Charlemagne.... Aussi, après l’aveuglement magique, Kê Kaôus se trouve-t-il prisonnier; mais le paladin Roustam accourt, le délivre, et le pays se soumet. Peu de temps après, Kê Kaôus tourne ses armes contre l’Égypte, la Syrie et le Roùm, qui est le nom de l’Asie mineure depuis sa possession par les Romains. Tout lui réussit par la valeur de Roustam. Ce héros, que l’on fait vivre plus de 200 ans, joue un grand rôle sous Kai Kaôus, c’est-à-dire Kyaxar. Or, en considérant que d’abord il jouit de la plus grande faveur, qu’ensuite il fut disgracié, et se retira dans un pays éloigné, où il finit par avoir la guerre avec les rois de Perse; que de sa personne il était le guerrier le plus accompli, le cavalier le plus adroit, le chasseur le plus habile, etc.; il nous semble évident que Roustam fut le Parsondas de Ktésias, si célèbre par ses exploits, par sa faveur près d’Artaïos-Kyaxarès, par son aventure romanesque à Babylone; finalement, par sa révolte contre le roi mède, et par sa retraite chez les Cadusiens, dont il devint roi, et où il soutint une guerre dont il sortit avec tout l’honneur. D’Herbelot, à l’article de Roustam, fait observer que, selon quelques auteurs, Kê Kaôus lui envoya son fils pour le convertir au magisme, c’est-à-dire à la doctrine de Zerdust. Cependant ces auteurs nous assurent ensuite que Zerdust ne parut que quatre générations plus tard.
Selon eux encore, Kê Kaôus porte la guerre en Iémen, épouse la fille du roi, est fait prisonnier par surprise, est délivré, par Roustam. Pendant ce temps, les Turks, dit Ferdousi (c’est-à-dire les Scythes), conduits par Afrasiab, avaient fait une invasion dans le Tourân, qu’ils accablaient de maux. Roustam les combat long-temps, sans pouvoir les chasser. Ceci ressemble à l’invasion des Scythes, sous Kyaxarès.
Quant à la guerre de l’Iémen, elle paraît géographiquement étrange: mais si les anciens Orientaux désignèrent ce pays par le nom et l’épithète de felix (Arabia), et si ce mot est l’exact synonyme du chaldéen Assur, l’Assyrie, qui signifie également heureux et riche, les auteurs n’auraient-ils pas été trompés par équivoque, de manière à transporter dans l’heureuse (Arabie), la guerre que fit Kyaxarès contre l’heureuse contrée de Ninive?
Ici les traductions arabes publiées par M. Schultens nous présentent des faits qui ont quelque analogie.
Selon l’historien Nouèïri, l’un des Tobbas, successeur de Balqis, appelé Chamar Iéràche (Shamar le trembleur), sortit en Irâq au temps de Gustasp, qui lui rendit obéissance. Ce Chamar, ayant pris la route du Sinn (qu’il voulait conquérir), descendit dans le pays de Sogd, dont les habitants se rassemblèrent dans la ville capitale (pour la défendre): Chamar les y assiégea, prit la ville et la ruina, après avoir massacré un monde immense. Le vainqueur continua sa marche vers le Sinn; mais il périt dans le désert.
Selon Hamza, il est bien vrai que quelques auteurs placent Chamar au temps de Gust-asp; mais d’autres assurent qu’il fut plus ancien, et qu’il fut tué par Roustam: ce serait lui qui, sous le nom de Chamar-ben-el-emlouk, aurait rendu obéissance à Manutchehr, qui, selon les Parsis, eut le paladin Zal pour vizir, et son fils, le paladin Roustam pour l’un de ses généraux.
Nous allons voir, dans la dynastie Piche-dâd, que Manutchehr porte les traits de Déïokès et de Kyaxar, c’est-à-dire de Kê Qobâd et de Kê Kaôus: or l’identité de Roustam et de Parsondas étant admise, il se trouverait que le règne de Kyaxar, ou de son père, serait l’époque de cette expédition célèbre des Tobbas arabes, dont les traces subsistaient, encore au XIe siècle; car le géographe Ebn-haukal dit avoir vu l’inscription de Chamar sur l’une des portes de Samarkand, qui aurait tiré son nom de ce Tobbas (château de Charmar)[55], et cette expédition ne peut guère trouver sa place en un autre temps; parce que, d’une part, remontant d’Alexandre à Kyrus, elle n’a ni trace, ni probabilité, vu la puissance des Perses; et néanmoins les auteurs font Chamar antérieur à Eskander; et parce que, d’autre part, sous l’empire des Assyriens, après les liaisons qui existèrent entre eux et les Arabes, il est invraisemblable que ceux-ci aient traversé hostilement les états des enfans de Ninus, pour aller attaquer les Sogdiens qui furent leurs sujets. Au contraire, lorsque cette famille alliée et amie eut été détrônée par Arbâk, les Tobbas durent considérer les Mèdes comme des rebelles et des ennemis, et ils purent faire contre Deïokès, Phraortes et Kyaxar, des expéditions qu’Hérodote n’aura point connues ou mentionnées. Soit le temps de l’anarchie ou les premières années de Deïok encore faible, soit l’invasion des Scythes et leur domination pendant 28 ans, l’une et l’autre époques furent également favorables à l’attaque de Chamar; et si l’on considère que, par les calculs de Masoudi et de la fausse prophétie de Zerdust, le règne de Gustasp se trouve placé au temps de Kyaxarès, l’on trouvera que notre interprétation reçoit des appuis dans tous ses détails.
Quant à ce qu’ajoute Hamza, «que Manutchehr fut contemporain de Moïse; qu’Afridoun le fut d’Abraham; qu’Abd-el-chems, dit Saba, le fut de Ké Qobâd, etc....» ce sont des anachronismes produits par les comparaisons vicieuses que les écrivains musulmans ont faites des chronologies arabes et juives prises dans leur état brut, et sans en avoir discuté les parties.... Ce genre d’erreurs leur est habituel; l’on ne peut compter sur l’exactitude de leurs synchronismes, que lorsqu’ils sont fondés en faits positifs, passés entre les personnages qu’ils citent; par exemple, le tribut imposé par Chamar à Gustasp, ou payé par lui à Manutchehr; ce qui forme une circonstance contradictoire, mais laisse subsister un fait fondamental; savoir, l’attaque et le tribut.
Après Kê Kaôus-Ky-axar, nous devrions trouver Astiag; mais ce roi manque entièrement: son règne paraît avoir été fondu dans celui de Ké-Kaôus, dont la durée surpasse les deux règnes réunis. Le mariage avec la fille d’un roi, à l’issue d’une guerre et pendant un armistice, doit être celui d’Astyage après la bataille de l’Eclipse: c’est encore à lui que convient l’histoire très-compliquée et diversement racontée, des suites de ce mariage, dont l’issue unanime est que le successeur du roi régnant ne fut point son fils propre, mais son petit-fils, Ké Kosrou, élevé en Perse par Roustam, puis appelé en cour, lorsqu’il est grand, par le roi, qui lui résigne sa couronne, et finit ses jours dans la retraite.
Si Hérodote et Ktésias diffèrent tellement sur ce chapitre, à plus forte raison nos romanciers ont-ils dû avoir des variantes dictées sans doute, dès avant Ardéchir, par la politique royale des Perses, pour voiler une période peu honorable à Kyrus et à son aïeul. Mais les traits principaux subsistent, et rendent Kyrus encore reconnaissable sous le nom de Kosrou. Ce que Ferdousi rapporte de sa naissance clandestine, de son enfance passée dans l’état de berger, etc., ajoute encore à la ressemblance.
Kê Kosrou eut de grandes guerres avec Afra-siab roi de Turkestan, qui, après bien des combats, fut tué en Adârbidjân, c’est-à-dire en Médie.... Un roi du Turkestan par-delà l’Oxus, qui vient se réfugier en Médie, au cœur des états de son ennemi, est une circonstance bizarre et absurde; mais si le Touran fut le pays montueux d’Atouria et de Media, comme nous l’avons dit, le récit devient naturel; Afrasiab est Astyag, à qui Kyrus fit en effet la guerre en Médie, et qui, selon Ktésias, fut ensuite tué par un eunuque chargé de l’amener à Kyrus.
Kê Kosrou laissa un grand nom et passe pour un prophète. Parmi les variantes de son règne, il en est une qui lui donne une durée de 30 ans. Tout cela convient à Kyrus. Il est très probable que c’est à ce prince même qu’il faut attribuer les variantes sur le règne de son aïeul, et la suppression des faits véritables qui eussent été peu avantageux à son orgueil, et d’un exemple dangereux pour ses successeurs.
Maintenant nous devrions trouver l’histoire de Cambyses et du mage Smerdis, tué par les conjurés, dont l’un (Darius, fils d’Hystasp) devint roi; mais la politique royale des Perses a encore supprimé le premier, à titre de fou furieux, et la politique sacerdotale des mages a supprimé le second, comme souvenir fâcheux du massacre de leur caste, arrivé alors. Pour remplir le vide, on a introduit, après Kosrou, mort sans enfants, le roi Lohr-asp, descendant supposé de Qobâd.
Mirkond le peint cruel et fier, par opposition aux autres auteurs, qui le peignent bon et juste:
«Devenu roi par élection, il eut des opposants qu’il réduisit bientôt au silence; il institua un tribunal de justice particulière pour l’armée; il établit une solde réglée, au lieu des pillages qu’exerçaient les soldats; il rendit la justice sur une estrade dorée, avec un rideau tendu devant sa personne, qui devint invisible, etc.»
Tous ces traits conviennent à Déïokès. Écoutons Hérodote:
«Déïokès ayant bâti son palais en la ville d’Ekbatanes, fut le premier qui établit pour règle que personne n’entrerait chez le roi; que toutes les affaires seraient traitées par l’entremise de certains officiers, qui lui en feraient leur rapport (c’est-à-dire, par des secrétaires d’état, des vizirs); que personne ne regarderait le roi; que l’on ne rirait ni ne cracherait en sa présence. Il institua ce cérémonial imposant, afin que ceux qui avaient été ses égaux ne lui portassent pas envie, et ne conspirassent pas contre sa personne.... Il pensa qu’en se rendant invisible, il passerait pour un être d’une espèce différente. Ces règlements établis, il rendit sévèrement la justice. Les procès lui étaient envoyés par écrit; il les jugeait et les renvoyait avec sa décision.... Quant à la police, il eut dans tous ses états des émissaires qui épièrent les discours et les actions de chacun (c’est-à-dire qu’il institua l’espionnage); et si quelqu’un faisait une injure, il le mandait et le punissait.» Hérodote, lib. I, §§ XCIX et C.
N’est-ce pas là le portrait de Lohrasp? On ajoute que ce prince fit de grandes conquêtes, d’abord au levant, puis au couchant (en Asie mineure). Ce fut lui qui envoya en Palestine un de ses lieutenants, Raham, surnommé Bakhtnasar ou Naboukodon-asar; Raham détrôna le fils de David, qui y régnait alors, et il enleva du pays un butin immense[56].
Ici Lohrasp devient ce Kyaxar-Astibaras qui s’entendit avec Nabukodonosor (selon Eupolème), pour envoyer une armée contre Jérusalem; et en effet cette ville fut prise et rançonnée sous le roi Ioaqim.
D’après tous ces récits, nos romanciers persans sont convaincus, comme Ktésias, de confusion d’époque, et de redoublement de personnes. Le fils de Lohrasp, appelé Kestasp, prince inquiet, ambitieux, se retire chez Afrasiab, roi de Touran, Mirkond dit chez Kaisar, roi de Roum (Cæsar, roi des Romains), dont il épouse la fille, par une suite d’aventures romanesques: il fait déclarer la guerre à son père, et conduit l’armée contre lui. Lohrasp, pour épargner le sang, lui résigne la tiare, se retire dans un couvent et périt, comme nous l’avons vu dans l’article de Zoroastre.
Ceci est un mélange de l’histoire d’Astyag, marié en Lydie, et de celle de Kyrus détrônant Astyag, le tout arrangé selon la convenance d’Ardéchir et de ses mages, ou de quelque roi parthe avant lui; la suite ne vaut pas la peine d’être examinée: mais jetons un coup d’œil sur la dynastie Piche-dâd.
§ VI.
Dynastie Piche-Dâd.
Si les Kêaniens ont été les Mèdes, leurs prédécesseurs devraient être les Assyriens de Ninive. Nos romanciers ne citent et ne connaissent pas un seul de ces noms, et cependant ils disent que leurs monuments sont anciens. Kéomors fut, selon eux, le premier homme ou roi. Nous saurons bientôt qu’en penser.
Le cinquième des Piche-dâd fixe d’abord notre attention; nous croyons le reconnaître dans tous ses traits et même dans son nom. Écoutons les chroniques:
«Djem-Chid régnait depuis 5 ou 600 ans sur la Perse (les années ne coûtent rien): il résidait à Estakar, qu’il avait embellie; il y avait «fait une entrée triomphale à l’équinoxe du printemps, le jour où le soleil entrait au bélier; et de là vint le Naurouz des Perses.... Il avait divisé la nation en trois classes, les guerriers, les laboureurs, les artisans; il avait composé ou soumis sept provinces. Son règne était glorieux, lorsque Dieu, pour le punir d’avoir voulu se faire adorer, suscita contre lui un ennemi puissant, qui le renversa.
«Cet ennemi fut Zohâk, qui, selon quelques auteurs, fut son parent; mais qui, de l’avis de tous, fut un prince Tâzi, c’est-à-dire arabe. Les uns le disent fils immédiat de Cheddâd, fils d’Aâd, ancien roi d’Iémen: d’autres disent seulement qu’il en descendait par Olouân ou Olouïan. Zohâk, à la tête d’une puissante armée, chassa Djemchid, qui disparut, et voyagea incognito pendant 100 ans sur toute la terre.... Devenu roi, Zohâk fut un tyran très-cruel; ce fut lui qui inventa divers supplices, entre autres celui de mettre en croix et d’écorcher vif: on lui donna divers surnoms, tels que Piour-asp, c’est-à-dire, en pehlevi, l’homme aux dix mille chevaux, parce qu’il marchait toujours escorté de dix mille chevaux arabes brillants d’or et d’argent (il est évident que ce fut un corps de cavalerie d’élite). On le nomma aussi tantôt Homairi, c’est-à-dire Homérite; tantôt Qaislohoub, c’est-à-dire le Qaisi aux armes étincelantes[57]; tantôt ajdehâc et mâr, c’est-à-dire serpent, par la raison qu’il avait sur les épaules deux serpens attachés à deux ulcères que le diable y avait imprimés par deux baisers. Pour remède, il avait conseillé à Zohâk d’y appliquer des cervelles d’hommes et d’enfants: on remplissait les prisons de victimes destinées à cette œuvre exécrable. Les geôliers, touchés de pitié, en laissèrent échapper quelques-uns, qui se réfugièrent dans les montagnes, et devinrent la souche des Kurdes. Deux enfants d’un forgeron de la capitale du Pars (la Perse) ayant été saisis, leur père, appelé Gao ou Kao, ameuta le peuple par ses cris, et devint chef d’abord d’une sédition, puis d’une armée régulière, dont l’étendard principal fut le tablier de cuir que Gao avait élevé au bout d’une perche. Ce tablier, qui ne cessa depuis d’être l’étendard royal, fut successivement enrichi de tant de pierreries, que lorsque les Arabes s’en emparèrent à la bataille de Qadesia (l’an 652 de notre ère), il fit la fortune du corps arabe qui le prit.
Voilà les contes populaires que débitent sérieusement, et que croient dévotement la plupart des historiens musulmans et parsis: certainement nous avons ici bien des fables; mais, sous leur broderie, nous avons aussi un fond de vérités historiques. Essayons de les démêler.
La Perse proprement dite (ayant pour capitale Estakar), envahie et subjuguée par un roi étranger, reporte nos idées vers l’Assyrien Ninus et le Mède Phraortes, seuls conquérans que lui connaisse l’histoire. Mais cet étranger, nous dit-on, fut un arabe, un Homairi, c’est-à-dire un roi sabéen. Nous en connaissons plusieurs; recherchons celui-ci: son père, ou l’un de ses pères, était le célèbre Cheddâd, fils d’Aâd, l’un et l’autre anciens rois d’Iémen; nous avons vu ces noms dans les traditions arabes de Schultens. Aboulfeda, parlant de Haret Arraies, nous a dit qu’il était fils de Cheddâd, fils d’Aâd[58], anciens rois d’Iémen; Haret serait donc le Zohâk des Perses, comme il est, dans Ktésias, l’Arraïos allié de Ninus et coopérateur de ses conquêtes: or la Perse fut précisément l’une de ces conquêtes. D’autres circonstances viennent appuyer ces analogies: par exemple, le corps de dix mille chevaux arabes brillants d’or et d’argent, d’où, vient l’épithète de qaislohoub. En effet, plusieurs auteurs font Haret, fils ou partisan de Qais, nom qui, chez les Arabes, fut de toute antiquité celui d’un parti distingué par le drapeau rouge, en opposition au Iamani distingué par son drapeau blanc: enfin, l’invention du supplice en croix rappelle la cruauté de Ninus envers Pharnus, roi de Médie, et lie ensemble les récits de Ktésias, de Mirkond et d’Aboulfeda. Mais, selon Ktésias, la Perse, fut assujettie à l’empire assyrien, et non aux rois Tobbas, arabes; il faut donc supposer que Haret, en ayant fait la conquête comme lieutenant et allié de Ninus, l’ayant peut-être gouvernée quelque temps, a porté tout l’odieux de l’invasion, et qu’ensuite l’ayant remise aux Assyriens, le nom de Zohâk, que nous allons voir désigner tout être puissant malfaisant, a passé collectivement, selon le style oriental, à la dynastie entière de Ninus: de là ce règne de 1,000 ans, attribué à Zohâk, durée qui a quelque analogie avec les 1,070 que Velleïus attribue aux rois d’Assyrie[59].
Si notre manière de voir est juste, Féridoun, vainqueur de Zohâk et libérateur de l’Irân, doit être Arbâk, vainqueur de Sardanapale et libérateur des Perses amenés par Gaô au secours des Mèdes; et réellement, ainsi qu’Arbâk, Féridoun est Mède de naissance; il vit en Aderbidjân ou Médie; il est de race royale, mais il vit en simple particulier. Il devient roi par élection, promu par Gaô, comme Arbâk l’est par Bélésys; il règne à Ourmi, ancienne capitale de la Médie propre; enfin il abdique, et tout indique qu’Arbâk dut abdiquer.
Ferdousi ajoute que la ville où Zohâk fut attaqué par Féridoun, s’appelait la Forte Nevehet, ou Nuhet; et c’est le nom oriental de Nin-nuh ou Nin-Nevet (séjour de Ninus), où Sardanapale fut attaqué par Arbâk. Quant à ce que le poète ajoute de son chef, que Nevehet est Aïlia, c’est-à-dire Jérusalem, on voit là l’ignorance historique et géographique du musulman, puisque le nom d’Aïlia ne fut introduit qu’au temps d’Adrien. C’est par suite de cette fausse interprétation que, décrivant la marche de Féridoun, Ferdousi lui fait traverser le Tigre, au bord duquel l’action se passa.
Un écrivain antérieur à ceux que nous copions, l’arménien Moïse de Chorène, a connu au 5e siècle (vers 450) toutes ces traditions perso-mèdes, et en nous présentant les noms de Zohâk et de Fridoun, sous une forme plus ancienne, il nous fournit d’utiles renseignements.
«Comment vous amusez-vous (dit-il à son ami Isaac Bagratou), comment vous amusez-vous des plates fables populaires sur Biour-asp-Azdahâk? Et comment m’imposez-vous la tâche de vous répéter les contes absurdes sur son bienfait-méfait, sur les démons qui le servent? de vous raconter comment Hrodan (ou Vrodan) le lia avec des chaînes d’airain, et l’emmena au mont Dembaouend? Comment Hrodan s’étant endormi en route, Biourasp l’entraînait vers une colline, lorsque Hrodan réveillé le conduisit à la caverne, où il l’enferma?... etc.» (p. 77).
Ici notre épithète connue de Piourasp, jointe à Azdehâk, nous prouve que ce dernier nom est la véritable forme ancienne de celui de Zohâk, et que les Persans modernes lui ont fait une mauvaise étymologie, en l’expliquant deh-âq, ou dix hontes. Moïse de Chorène est plus autorisé et mieux instruit qu’eux, lorsqu’il nous dit que, dans la langue arménienne [analogue en plusieurs points à l’ancien mède][60], le mot Azdehâk signifie draco, grand serpent; ce qui est le sens même du mot persan mâr, que nous avons vu être une épithète de Zohâk, ayant pour type fondamental le Draco borealis, génie de l’hiver et de tous ses maux, dont Zoroastre fit sa grande couleuvre, Ahrimân.
D’autre part, l’arménien Mosès nous dit, pag. 38, que le nom arménien et mède d’Astyag, fils de Kyaxar, était Azdehâk, qui n’en diffère que par l’échange des consonnes fortes avec les consonnes faibles (aSTuaG aZDehâK); d’où il résulte qu’Astyag, roi méchant et fourbe, fut aussi un Zohâk[61]; et ce nom dut être appliqué par les Arméniens et les Perses à toute la dynastie mède; car, d’une part, Mosès ajoute que dans les vieilles chansons des paysans de son temps, la race d’Astyag était appelée race des Dragons: et d’autre part, si nous analysons le nom de Dêïôk dans sa prononciation grecque, nous y trouvons nettement Dohâk, synonyme incontestable de Zohâk.
Alors que les rois mèdes, et spécialement Astyag, ont, comme les Assyriens et Sardanapale, reçu des peuples opprimés le nom de Zohâk ou de génies du mal, leur libérateur Féridoun devra se trouver Kyrus, qui effectivement le fut comme Arbâk. Dans les récits de Moïse de Chorène, Hrodan ou Urodan est le mot même de Fridoun ou Féridoun, attendu que les Arméniens ne prononçant pas f, ils le remplacent par H, comme font les Espagnols dans les mots hijo, hacer, hierro, etc., pour fijo, facere, ferro. Ce qu’ajoute une autre tradition persane, «que Féridoun, après avoir vaincu Zohâk, envoya en Abissinie une armée contre Koûs-Fil-Dendan, c’est-à-dire contre l’Éthiopien aux dents d’éléphant, frère de Zohâk»; ce récit, qui porte un caractère antique dans ses expressions, ne peut convenir à Arbâk, et convient très-bien à Kyrus, dont le fils Cambyses fit la guerre aux Éthiopiens, que nous savons être une race fraternelle des Homérites; enfin cet entraînement d’Azdebâk au mont Dembaouend; convient encore à Kyrus, qui, selon Ktésias[62], confina Astyag chez les Barcaniens ou Hyrcaniens, dans le pays desquels se trouve le mont Dembaouend: ceci nous expliquerait un fait historique cité par Mirkoud:
«[63]Vers l’an 1000 de notre ère, dit-il, lorsque Mahmoud Sebecteghin détruisit la dynastie des princes de Gaur, la tradition du pays était qu’ils descendaient des enfants de Zohâk, auxquels Féridoun laissa la vie, en transportant leur père au Dembaouend.»
Or Ktésias dit qu’Astyag[64], pour sauver ses enfants et ses petits-enfants, se livra lui-même à Kyrus.
Un autre fait paradoxal cité par un écrivain grec, se trouve redressé en prenant encore Astyag pour Zohâk Clitarque, cité par Athénée[65], prétendait, contre-tous les autres historiens, que Sardanapale, après avoir perdu son trône, n’avait point perdu la vie, mais qu’il avait vécu jusqu’à une grande vieillesse. Clitarque aura entendu les Perses dire cela de Zohâk; et comme Sardanapale est aussi un Zohâk, cet auteur s’est mépris dans l’application, et il a attribué au dernier roi assyrien ce qui appartenait au dernier roi mède; l’un et l’autre vaincus par un Féridoun, avec des circonstances très-ressemblantes.
Selon les anciens romanciers persans, Féridoun, vainqueur de Zohâk, épousa une de ses filles dont il eut deux fils, Tour et Salem. Rien de tel ne peut se dire d’Arbâk, vis-à-vis de Sardanapale; mais, selon Ktésias, Kyrus, vainqueur d’Astuigas-Azdehak, épousa sa fille, et en eut deux fils, Cambyses et Tanyo-Xarcès[66]. Féridoun épousa une autre femme de sang perse, dont il eut Iredj: leur ayant partagé l’empire, il abdiqua. Nous ne connaissons point d’abdication à Kyrus; mais nos auteurs sont sujets à ces fictions: d’ailleurs le récit de Ktésias a ici quelque analogie.
«Kyrus mourant, nomma pour son successeur Cambyses, son fils aîné; en même temps il établit Tanioxarcès souverain indépendant des Bactriens, des Choramniens, des Parthes et des Kermaniens (c’est-à-dire de la partie orientale de son empire); et de plus il donna aux deux petits-fils d’Astuigas les deux satrapies des Derbikes et des Barkaniens.»
Voilà une sorte de partage tripartite. Ktésias[67] ajoute que Cambyses fit périr son frère Tanyo-Xarcès, et les romanciers disent qu’Iredj fut tué par ses frères. Quant à ce qu’ils ajoutent, qu’Iredj donna son nom à l’Iran, et Tour au Tour-an, ils oublient, ou plutôt ils ignorent que, dès la plus haute antiquité, l’histoire nous présente la Médie sous le nom d’Aria et d’Ériéné, et le pays montueux de l’ouest et du nord, sous le nom générique de Taur et Tour; ils confondent tout, et leurs récits ressemblent à un jeu de cartes brouillé.
Ce fils d’Iredj, nommé Manutchehr, venge sa mort, en faisant à ses oncles une guerre où ils périssent: ce dernier trait ne ressemble à rien de connu. Quant aux actions de Manutchehr, pendant son règne de 50 ans, elles ressemblent à celles de Dêïôk et de Kyaxarès. Phraortes est toujours supprimé. Manutchehr, comme Déïokès, rétablit l’ordre public, divise l’empire en provinces, crée des gouverneurs, institue des chefs de bourgade indépendants des gouverneurs, de peur que ceux-ci n’eussent trop de moyens de se révolter: il fait creuser des canaux par tout l’Aderbidjan, c’est-à-dire par toute la Médie; il élève des remparts autour des villes (allusion aux remparts d’Ekbatane), et se livre uniquement à l’administration: comme Kyaxarès, il est troublé par une irruption de Turks (les Scythes) que conduit Afrasiab: il se réfugie dans les montagnes près de la mer Caspienne; il y est assiégé long-temps inutilement, et finit par expulser les Turks, en négociant avec eux. Il y a deux ou trois successeurs, Nouder, Zou et Kershasp, qui n’ont que des règnes très-courts troublés par Afrasiab, ennemi opiniâtre, vainqueur et possesseur final de la Perse et de tout l’Iran... Alors s’élève Kê Qobad et la dynastie des Kêaniens, que nous avons vu n’être réellement que la copie défigurée des quatre rois mèdes d’Hérodote: Mahutchehr ne serait-il point le Mandaukès de Ktésias, que plusieurs dialectes prononceraient Mandautchehr? Et ses insignifiants successeurs seraient des doublures du même Ktésias; en sorte que le système persan établi au temps de cet auteur, serait devenu la base de ces récits parthiques ou pasaniens; et réellement ils nous présentent le même système de doublement et de répétition que nous avons vu dans Ktésias. En remontant au premier roi de la dynastie Pichedâd, Kéomors lui-même semble en être une preuve nouvelle: tout ce qui en est rapporté convient à Déïokès et à Kê Qobâd. D’abord son titre de Kê est mède, et l’associe aux Kêaniens; ensuite sa qualité de premier roi, et son épithète de Pishdâd, c’est-à-dire donneur de (lois) justes, caractérise spécialement le premier roi mède d’Hérodote.
«Selon Kondemir,[68] Kéomors était né dans l’Aderbidjan, c’est-à-dire en Médie; ce fut là, et non en Perse, qu’il résida et régna. Il était fils de simple particulier: les habitants du pays éprouvant les tristes effets de l’anarchie, résolurent d’établir un chef unique, dont la volonté fût la loi générale. Les vertus de Kéomors le firent choisir: on le revêtit de la robe royale, on lui plaça le Tâdj (la tiare) sur la tête. Il fut le premier roi à qui on baisa les pieds. Il érigea des tribunaux de justice; il ordonna de construire des villages et de vivre en société; il inventa (ou introduisit) des fabriques de toile, de draps et de coton. Le bonheur dont jouirent ses sujets, engagea ses voisins, de proche en proche, à le reconnaître aussi pour roi. Plusieurs assurent qu’il fut aussi de la religion des mages.»
Tout cela n’est-il pas exactement ce qu’Hérodote nous a déjà dit[69] de Déïokès? La dernière phrase, absurde dans le système persan, qui fait naître Zerdoust bien des siècles plus tard, est au contraire, dans notre système, et lumineuse et vraie.
Désormais il devient superflu d’analyser les quatre successeurs de Kéomors, dont l’un, tué à la guerre, ressemble à Phraortes; il suffira d’avoir démontré que ces prétendues histoires anciennes, compilées par les Perses modernes, ne sont que des copies défigurées des mêmes histoires originales que nous ont fait connaître les écrivains grecs, plus voisins des temps, et plus raisonnables: il est arrivé ici au sens moral, ce qui arrive au sens physique, lorsque d’un tableau ou d’un portrait primitif, l’on fait tirer par des mains peu habiles plusieurs copies l’une sur l’autre: dès la seconde, on voit s’altérer la ressemblance, et à la troisième ou quatrième, le modèle n’est plus reconnaissable que par l’analogie des traits principaux. Malgré tout ce que l’amour des choses nouvelles ou merveilleuses a dicté d’éloges à quelques partisans outrés de la littérature orientale, on peut assurer que, dans le genre historique spécialement, les fruits qu’elle rend ne valent pas, à beaucoup près, la peine qu’ils coûtent. Notre conclusion n’est pas qu’il faille entièrement la négliger; nous pensons, au contraire, qu’une gratitude particulière est due à ceux qui exploitent cette mine pénible et peu abondante; mais nous ajoutons qu’il est nécessaire que, dans le choix des matériaux, ils portent un genre d’esprit très-différent de celui des vrais-croyants, pour qui la critique est un art inconnu. L’article suivant, où nous traitons des Babyloniens, en nous fournissant à chaque pas l’occasion d’exercer cet art, va nous donner de nouvelles preuves de son importance.
| LISTE CHRONOLOGIQUE DES ROIS DE JUDA. | |||
| Avant J.-C. | |||
| Saül règne | 20 | ans | 1078 |
| David | 40 | 1058 | |
| Salomon | 40 | 1018 | |
| Roboam | 17 | 978 | |
| Abia | 3 | 961 | |
| Asa | 41 | 958 | |
| Iosaphat | 25 | 918 | |
| Ioram | 8 | 892 | |
| Ochozias | 1 | 884 | |
| Athalie | 6 | 883 | |
| Joas | 39 | 877 | |
| Amasias | 29 | 838 | |
| Ozias règne seul | (42) | 809 | |
| (Manahem, roi de Samarie) | 771 | ||
| Ioathan règne seul 6 ans, et du vivant d’Ozias 10 | 16 | 767 | |
| Achaz | 16 | 751 | |
| Ezechias | 29 | 735 | |
| Manassé | 55 | 706 | |
| Amon | (12) | 651 | |
| Josias | 31 | 638 | |
| Ioachaz | 3 mois, fin de l’an | 609 | |
| Ioaqim | 11 | 608 | |
| Ioakin | 3 mois, fin de l’an | 598 | |
| Sédéqiah | 10 ans 5 mois | 597 | |
| Ruine de Jérusalem | 587 | ||
| Incendie du temple | 586 | ||
| LISTE CHRONOLOGIQUE DES ROIS CHALDÉENS DE BABYLONE. | |||
| Avant J.-C. | |||
| Nabon-asar | 14 | ans. | 747 |
| Nadius | 2 | 733 | |
| Xôzirus et Porus | 5 | 731 | |
| Ilulaïus | 5 | 726 | |
| Mardok-empad (Bélésys) | 12 | 721 | |
| Arkeanus | 5 | 709 | |
| Premier interrègne | 2 | 704 | |
| Belibus (ou Belithus) | 3 | 702 | |
| Apro-nadius | 6 | 699 | |
| Rigebelus | 1 | 693 | |
| Mosêsi-mordak | 4 | 692 | |
| Deuxième interrègne | 8 | 688 | |
| Asaridius ou Asaradinus | 13 | 680 | |
| Sogdoxenus | 20 | 667 | |
| Kiniladanus | 22 | 647 | |
| Nabopolasar | 21 | 625 | |
| Nabokol-asar ou Nabukodonosor | 43 | 604 | |
| Ilouarodam | 2 | 561 | |
| Nirikassolasar | 4 | 559 | |
| Nabonadius | 17 | 555 | |
| Kyrus | 538 | ||
CHRONOLOGIE
DES
BABYLONIENS.
LA chronologie, c’est-à-dire la succession des faits historiques chez les Babyloniens, a toujours été considérée par les savans critiques, comme l’un des sujets les plus épineux et les plus obscurs de l’histoire ancienne: le lecteur va s’en convaincre par le nombre et la complication des difficultés que nous allons passer en revue; nous espérons que sa patience trouvera quelque indemnité dans la concision de notre travail, dans la clarté, et même dans la nouveauté de nos résultats.
Commençons par la fondation de Babylone dont l’époque divise d’opinion les auteurs anciens, comme nous le dit Quinte-Curce[70] en cette phrase: «Babylone fut bâtie par Sémiramis, ou, comme la plupart le croient, par Bélus, dont on y voit le palais.»
CHAPITRE PREMIER.
Fondation de Babylone.
EFFECTIVEMENT, la première de ces opinions est ou paraît être celle de Ktésias, c’est-à-dire celle des livres assyriens, dont cet auteur s’autorise, et qui attribuent la fondation de cette grande cité à Sémiramis, avec des détails empreints d’un cachet particulier d’information locale et même officielle: néanmoins le prêtre babylonien Bérose, homme très-instruit, postérieur d’un siècle seulement à Ktésias, ne craignit pas dans son Histoire des antiquités chaldaïques, présentée au roi Antiochus, de démentir l’écrivain grec, et d’assurer que Babylone avait été fondée par Bélus, dieu ou roi du pays, bien des siècles avant Sémiramis, et cela en invoquant et citant les traditions et les monuments publics de sa nation. Hérodote, de qui nous devions attendre ici quelque lumière, ne nous en fournit aucune; mais un autre historien judicieux et assez souvent bien instruit, Ammien-Marcellin, qui a pu et dû lire Bérose et Ktésias, semble nous donner le nœud de la question quand il dit[71]: «Sémiramis entoura de murs Babylone, mais la citadelle avait été bâtie auparavant par le très-ancien roi Bélus.» Ce terme moyen qui concilie les deux avis, se trouve d’ailleurs appuyé par une phrase de Ktésias que l’on n’a pas assez remarquée. Cet historien dit:
«Lorsque Ninus attaqua la Babylonie, la ville de Babylone qui existe aujourd’hui, n’était pas encore bâtie.» Ces mots Babylon quæ nunc est, ne semblent-ils pas indiquer qu’il en existait une autre; et si, comme l’atteste Bérose, l’antique Bélus était dès long-temps le dieu tutélaire du pays; si, comme l’on en convient, le nom oriental Babel, pour Babylon, signifie la porte, c’est-à-dire, le palais de Bel ou Bélus, il devait exister dès lors une Babel ou Babylone primitive, que Sémiramis engloba dans ses vastes constructions et qu’elle orna, comme nous le verrons: ainsi ce serait faute d’avoir bien déterminé le sens du mot fondation, que les anciens se seraient disputés dans le cas présent comme dans beaucoup d’autres. Prenons de ce mot une idée claire.
En général, ces grandes réunions de maisons que l’on appelle villes, ont eu deux manières d’être fondées: 1° la première par un concours lent et progressif d’habitants que des motifs de défense commune, de facilité de commerce, d’aisances de la vie ont appelés et fixés autour d’un premier noyau d’habitation: à ce premier genre de ville, l’on ne saurait presque désigner de fondateur, ni d’époque de fondation.
La seconde manière se fait par un concours subit de colons que leur propre volonté ou celle d’un gouvernement, engagent ou contraignent à bâtir une ville, comme un particulier bâtit une maison: ici appartient et s’applique le nom de fondation, parce que la date est aussi précise que le fait est remarquable.
Mais si, comme il est souvent arrivé, le lieu choisi pour une telle fondation avait déjà une habitation antérieure, soit village, soit bourgade;[72] si même il y existait déja une ville du premier genre, c’est-à-dire sans fondateur connu, actuellement ruinée par la guerre ou par d’autres accidens, cette seconde fondation pourra devenir un sujet de controverse, parce que l’habitation antérieure suppose une fondation originelle, après laquelle il ne doit plus y avoir que restauration. Enfin, si des princes et des rois avaient, par vanité, fait ou simulé de telles fondations, pour donner leur nom à des villes qui déja avaient un fondateur connu; si les peuples ou leurs agens municipaux avaient, par adulation, provoqué de telles fondations fictives, on sent que le mot et la chose seraient tombés dans un désordre assez difficile à éclaircir. Voilà ce qui est arrivé à une foule de villes anciennes, spécialement dans les pays dont nous traitons, dans l’Asie-mineure, la Mésopotamie, la Syrie, etc., où les géographes trouvent quantité de villes fondées, c’est-à-dire rebâties, restaurées par des rois grecs, par des empereurs romains dont elles prirent le nom, quand néanmoins il est certain qu’elles existaient long-temps auparavant, qu’elles avaient par conséquent une fondation première, véritable, connue ou inconnue.
Appliquant ce raisonnement à Babylone, nous pensons que Ktésias et les livres perso-assyriens ont eu raison de dire que Sémiramis fonda cette grande cité, parce qu’en effet il paraît que cette reine fit bâtir, par les fondements, les murs et les ouvrages gigantesques qui, même dans leur déclin, étonnèrent l’armée d’Alexandre[73]. L’assentiment des meilleurs auteurs, du géographe Strabon entre autres, qui eut en main toutes les pièces du procès, ne laisse pas de doute à cet égard; mais d’un autre côté, Bérose nous semble également fondé à soutenir que long-temps avant Sémiramis, il existait une Babel ou Babylone, c’est-à-dire, un palais, un temple du dieu Bel, de qui le pays avait formé son nom Babylonia, et dont le temple, selon l’usage de l’ancienne Asie, était le lieu de ralliement, le pélerinage, la métropole de toute la population soumise à ses lois; en même temps que ce temple était l’asile, la forteresse des prêtres de la nation, et le séminaire antique et sans doute originel de ces études astronomiques, de cette astrologie judiciaire, qui rendirent ces prêtres si célèbres sous le nom de Chaldéens, à une époque dont on ne sait plus mesurer l’antiquité. Ktésias lui-même et ses livres perso-assyriens fournissent un argument à l’appui de cette opinion; car puisque Ninus, plus de 30 ans avant Sémiramis, trouva un peuple agricole et pacifique, par conséquent industrieux et riche; puisqu’il trouva un roi, une cour et plusieurs bonnes villes, il existait donc dès lors un royaume puissant, un état civilisé et tout ce qui en dépend. Ktésias ne nous donne point les limites de ce royaume; mais puisque, chez les anciens comme chez les modernes, les royaumes réduits en provinces conservaient les limites qu’ils avaient avant d’être conquis; puisque la Babylonie, dès avant les rois perses Darius et Kyrus, nous est dépeinte comme s’étendant du désert de Syrie jusqu’aux monts de la Perse, et du golfe Persique jusqu’au nord du pays[74] d’Arbèles, on peut dire que c’étaient là ses limites dès le temps de Ninus; d’où il résulte que ce royaume avait une surface de 3000 lieues carrées, d’un sol que les anciens comparent, pour la fertilité, à celui de l’Égypte, et qui par conséquent comporte une population probable de près de 3,000,000 d’habitans. Enfin, si la nation babylonienne nous est peinte comme divisée de tout temps en 4 castes, à la manière de l’Égypte et de l’Inde, division qui elle seule est une preuve de haute antiquité, l’on a le droit de dire que dès avant Ninus existait la caste des prêtres chaldéens, semblable en tout à celle des brahmes de l’Inde; ce qui suppose tout le système politique indiqué par le récit de nos deux historiens.
Quant à la prétention ultérieure de Bérose, qui veut enlever à Sémiramis, reine assyrienne, la construction des grands ouvrages de Babylone, pour la donner à Nabukodonosor, roi chaldéen, nous allons rechercher, par la discussion exacte des textes originaux, quel fondement peut avoir cette opinion, et si, par un cas naturel, elle n’a pas pour motif l’antipathie nationale d’un Babylonien contre un peuple étranger, oppresseur de son pays, ou la partialité systématique d’un prêtre chaldéen élevé dans l’école réformatrice de Nabonasar, ce brûleur des livres historiques des rois qui l’avaient précédé. Écoutons d’abord le récit des livres assyriens cités par Ktésias, où se trouvent des détails très intéressans et circonstanciés. Cet historien, à la suite du fragment conservé par Diodore, continue ainsi l’histoire de Ninus et de son épouse[75].
CHAPITRE II.
Récit de Ktésias, système assyrien.
«APRÈS la mort de Ninus, Sémiramis, passionnée pour tout ce qui respirait la grandeur, et jalouse de surpasser la gloire des rois qui l’avaient précédée, conçut le projet de bâtir une ville extraordinaire dans la Babylonie. Pour cet effet, elle appela de toutes parts une multitude d’architectes et d’artistes en tout genre, et elle prépara de grandes sommes d’argent et tous les matériaux nécessaires; puis ayant fait dans l’étendue de son empire une levée de 2,000,000 d’hommes, elle employa leurs bras à fermer l’enceinte de la ville par un mur de 360 stades de longueur[76], flanqué de beaucoup de tours, en observant de laisser le cours de l’Euphrate dans le milieu du terrain. Telle fut la magnificence de son ouvrage, que la largeur des murs suffisait au passage de 6 chars serrés. Quant à la hauteur, personne ne croira Ktésias, qui lui donne 50 orgyes. Clitarque et les écrivains qui ont suivi Alexandre, ne la portent qu’à 50 coudées, ajoutant que leur largeur passait un peu celle de 2 chars de front. Ces auteurs disent que le circuit fut de 365 stades, par la raison que Sémiramis voulut imiter le nombre des jours de l’année. Ces murs furent faits de briques crues, liées avec du bitume. Les tours, d’une hauteur et d’une largeur proportionnée, ne furent qu’au nombre de 250; ce qui, pour un si long espace, serait surprenant, si l’on ne remarquait que sur certaines faces, la ville est flanquée de marais qui ont dispensé d’ajouter d’autres moyens de défense. Entre les murs et les maisons, l’espace laissé libre fut large de deux plèthres. Sémiramis, afin d’accélérer son ouvrage, assigna à chacun de ses favoris (ou de ses plus dévoués serviteurs) la tâche d’un stade, avec tous les moyens nécessaires, en y joignant la condition d’avoir achevé dans un an. Ce premier travail étant fini «et approuvé par la reine, elle choisit l’endroit où l’Euphrate était le plus étroit, et elle y jeta un pont dont la longueur fut de 5 stades. Par des moyens ingénieux, on fonda dans le lit du fleuve des piles espacées de 12 pieds, dont les pierres furent jointes avec de fortes griffes ou agrafes de fer, scellées elles-mêmes par du plomb fondu qui fut coulé dans leurs mortaises. L’avant-bec de ces piles eut la forme d’un angle qui, divisant l’eau, la fît glisser plus doucement sur ses flancs obliques, et modérât ainsi l’effort du courant contre l’épaisseur des massifs. Sur ces piles, l’on étendit des poutres de cèdres et de cyprès, avec de très-grands troncs de palmiers; ce qui produisit un pont de 30 pieds de large, dont l’habile mécanisme ne le céda à aucun autre ouvrage de Sémiramis. Cette reine fit ensuite construire à grands frais, sur chaque rive du fleuve, un quai dont le mur eut la même largeur que celui de la ville, sur une longueur de 160 stades. En face des deux entrées du pont, elle fit élever deux châteaux flanqués de tours, d’où elle pût découvrir toute la ville, et se porter, comme d’un centre, partout où besoin serait. L’Euphrate traversant la ville du nord au midi, ces châteaux se trouvèrent l’un au levant, l’autre au couchant du fleuve. Ces deux ouvrages occasionèrent des dépenses considérables; car le château du couchant eut une triple enceinte de hautes et fortes murailles, dont la première, construite en briques cuites, eut 60 stades de pourtour; la seconde, en dedans de celle-ci, décrivit un cercle de 40 stades: sa muraille eut 50 orgyes de hauteur sur une largeur de 300 briques, et les tours s’élevèrent jusqu’à 70 orgyes. Sur les briques encore crues, on moula des figures d’animaux de toute espèce, coloriées de manière à représenter la nature vivante. Enfin une troisième muraille intérieure, formant la citadelle, eut 20 stades de pourtour, et surpassa le second mur en largeur ou épaisseur et longueur[77]. Sémiramis exécuta encore un autre ouvrage prodigieux: ce fut de creuser dans un terrain bas, un grand bassin ou réservoir carré, dont la profondeur fut de 35 pieds, et dont chaque côté, long de 300 stades, fut revêtu d’un mur de briques cuites, liées avec du bitume. Ce travail fait, on dériva le fleuve dans ce bassin, et aussitôt on se hâta de construire dans son lit, mis à sec, un boyau ou galerie couverte qui s’étendit de l’un à l’autre château. La voûte de ce boyau, formée de briques cuites et de bitume, eut 4 coudées d’épaisseur: les deux murs qui la soutinrent eurent une épaisseur de 20 briques; et sous la courbe intérieure, 12 pieds de hauteur; la largeur de ce boyau, en dedans, fut de 15 pieds. Tout ce travail fut exécuté en 7 jours, au bout desquels le fleuve étant ramené dans son lit, Sémiramis put passer à pied sec par dessous l’eau, de l’un à l’autre de ses châteaux. Elle fit poser aux deux issues de cette galerie deux portes d’airain qui ont subsisté jusqu’au temps des rois de Perse, successeurs de Kyrus.
«Enfin elle bâtit au milieu de la ville le temple de Jupiter, à qui les Babyloniens donnent le nom de Bélus. Les historiens n’étant pas d’accord sur cet ouvrage, qui d’ailleurs est ruiné, nous n’en pouvons rien assurer: seulement il est certain qu’il fut excessivement élevé, et que c’est par son moyen que les Chaldéens, livrés à l’observation des astres, en ont connu exactement les levers et les couchers (Diodore décrit ce temple construit en briques et bitume). Aujourd’hui le temps a détruit tous ces ouvrages: une partie seulement de cette vaste cité a quelques maisons habitées; tout le reste consiste en terres que l’on laboure. Il y avait aussi ce que l’on appelle le jardin suspendu; mais cet ouvrage n’est point de Sémiramis: ce fut un certain roi syrien qui, en des temps postérieurs, le bâtit pour une de ses concubines née en Perse. Cette femme, désirant avoir des collines verdoyantes, obtint du roi qu’il fît construire ce paysage factice, en imitation des sites naturels de la Perse. Chaque côté de ce jardin avait 4 plèthres de longueur, etc.»
Tel est le récit de Ktésias ou des livres anciens dont il s’autorise. On peut reprocher à quelques détails une exagération qui atténue la confiance; mais outre que la limite du possible et du vrai n’est pas aussi facile à tracer ici que l’on a voulu le croire, nous aurons encore l’occasion, dans un autre article, de prouver que l’exagération apparente vient surtout des fausses valeurs que l’on a attribuées aux mesures appelées stades, plèthres, orgyes, coudées; en ce moment nous nous bornons à remarquer qu’en général les circonstances ont une physionomie locale qui donne aux faits principaux un grand caractère de vérité[78], et que, selon les règles de la critique historique, ce récit prouve réellement que c’est à Sémiramis qu’appartient la fondation de Babylone dans le sens strict du mot, puisque cette reine créa les ouvrages majeurs qui constituent une cité, ouvrages auxquels Babylone fut uniquement redevable de la splendeur commerciale et de la force militaire qui l’ont rendue si célèbre.
En récapitulant ces ouvrages, nous en trouvons 7 principaux:
1º Le grand mur d’enceinte et de fortification, ayant 360 stades de développement;
2º Un quai élevé sur chaque rive du fleuve;
3º Le pont composé de piles de pierres et de poutres tendues sur ces piles;
4º Deux châteaux placés aux issues du pont;
5º Un vaste bassin ou lac carré de 360 stades sur chaque côté;
6º Un boyau ou galerie par-dessous le fleuve;
7º Le temple de Bélus en forme de pyramide, où l’on montait par des rampes.
CHAPITRE III.
Récit de Bérose et de Mégasthènes.—Système chaldéen.
IL est naturel de croire qu’avant la publication de l’histoire de Ktésias, les Grecs n’avaient que peu ou point de connaissance des ouvrages et du nom de Sémiramis: cet auteur doit donc être considéré comme le chef de l’opinion qui attribue à cette reine la fondation de Babylone, et cette opinion dut être dominante jusqu’au temps d’Alexandre. Mais lorsque la conquête de l’Asie par ce prince, et lorsque sa résidence à Babylone, qu’il affectionna, eurent mis les savans grecs en communication avec les prêtres du pays, avec ces Chaldéens si renommés pour leurs sciences, on vit s’élever une autre opinion indigène et babylonienne, contraire à celle des Assyriens de Ninive. La première trace se montre dans un fragment de Mégasthènes, historien grec, contemporain de Séleucus-Nicator, roi de Babylone jusqu’en l’année 282 avant Jésus-Christ, lequel envoya Mégasthènes, à titre d’ambassadeur, vers Sandracottus, l’un des rois de l’Inde résidant à Palybothra[79]. Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, nous a conservé le passage qui suit, livre IX, chap. 41, pag. 457.
«Babylone fut bâtie par Nabukodonosor: au commencement (in principio) le pays entier était couvert d’eau et portait le nom de mer[80]; mais le dieu Bélus, ayant desséché la terre et assigné à chaque élément ses limites, environna de murs Babylone, puis il disparut[81]. Dans la suite, l’enceinte qui se distingue par des portes d’airain fut construite par Nabukodonosor; elle a subsisté jusqu’au temps des Macédoniens.»
Quelques phrases après, Mégasthènes ajoute:
«Nabukodonosor, devenu roi, entoura dans l’espace de quinze jours, la ville de Babylone d’un triple mur, et fit couler ailleurs les canaux appelés armakale et akrakan qui venaient de l’Euphrate; puis, en faveur de la ville de Siparis, il creusa un lac profond de 20 orgyes, ayant 40 parasanges de circuit; il y fit des écluses ou vannes, appelées régulatrices des richesses, pour l’arrosage de leurs champs. Il réprima aussi les inondations du golfe Persique, en leur opposant des digues, et les irruptions des Arabes, en construisant la forteresse de Térédon. Il orna son palais, en élevant un jardin suspendu qu’il couvrit d’arbres.»
Très-peu de temps après Mégasthènes, un savant de Babylone, Bérose[82], né de famille, sacerdotale, professa la même opinion; et parce que ses prédictions astrologiques et ses écrits en divers genres le rendirent célèbre au point que les Athéniens lui érigèrent une statue dont la langue fut d’or, nous pensons que c’est à lui qu’il faut attribuer l’ascendant que cette nouvelle opinion acquit, selon l’expression de Quinte-Curce, chez la plupart des historiens (vel ut plerique credidere).
L’intéressant ouvrage de Bérose, intitulé Antiquités chaldaïques, étant perdu, c’est à l’historien juif Flavius Josephus que nous devons les fragmens relatifs à notre question. Voici ses paroles (Contra App., lib. I, § XIX):
«À l’égard de ce que les monumens chaldéens disent de notre nation, je prendrai à témoin Bérose, né lui-même Chaldéen, homme très-connu de tous ceux qui cultivent les lettres, à cause des écrits qu’en faveur des Grecs il a publiés dans leur propre idiome, sur l’astronomie et la philosophie des Chaldéens.»
«Bérose donc, qui a copié les plus anciennes histoires chaldéennes, présente absolument les mêmes récits que Moïse[83] sur le déluge, sur la destruction des hommes qui en résulta; sur l’arche dans laquelle Noé, père de notre race, fut sauvé; sur la manière dont elle aborda aux montagnes d’Arménie; ensuite il énumère les descendants de Noé, assigne le temps de chacun d’eux, et arrive jusqu’à Nabopolasar, roi des Chaldéens et de Babylone.»
Ici Josèphe raconte en détail, d’après Bérose, comment Nabukodonosor, fils de Nabopol-asar, ayant battu le roi d’Égypte Néchos, fut tout à coup distrait de ses conquêtes par la mort de son père; comment, sur la nouvelle qu’il en reçut, il traversa le désert de Syrie à marches forcées pour se rendre à Babylone; comment, investi de l’autorité suprême à titre d’héritage, il distribua ses prisonniers syriens, phéniciens et juifs en divers lieux de la Babylonie, pour y être employés à divers ouvrages, et il ajoute comme propres paroles de Bérose[84]:
«Nabukodonosor, après avoir enrichi le temple de Bélus et de quelques autres dieux, après avoir réparé la ville de Babylone qui déja existait, et y avoir ajouté une ville (ou citadelle neuve), voulut empêcher que ceux qui par la suite voudraient l’assiéger, ne s’y introduisissent en détournant le fleuve: pour cet effet, il construisit une triple enceinte de murs, tant à la ville extérieure qu’à la ville intérieure, partie en briques cuites et bitume, partie en briques seulement: lorsqu’il eut bien fortifié la ville, et qu’il l’eut ornée de portes magnifiques (les portes d’airain), il bâtit près du palais de son père un autre palais plus élevé, plus grand et plus somptueux. Il serait trop long de le décrire; il nous suffira de dire que ce grand ouvrage fut fini en 15 jours: or, dans ce palais fut aussi construit par lui le jardin fameux appelé jardin suspendu, pour complaire au désir de son épouse qui, ayant été élevée dans la Médie, désirait l’aspect d’un paysage montueux.»
Voilà, continue Josèphe, ce que Bérose dit de Nabukodonosor, dont il parle encore beaucoup dans son IIIe livre des Antiquités chaldéennes, où il réprimande les historiens grecs, qui croient futilement que Babylone a été construite par l’Assyrienne Sémiramis, et qui ont écrit faussement que c’est elle qui a élevé tous les ouvrages merveilleux de cette grande cité.
Maintenant scrutons ce récit. A ne juger que par ces derniers mots (qui ont écrit faussement), Bérose semblerait avoir donné un démenti absolu à tout ce que Ktésias raconte de Sémiramis; mais il faut observer que ce n’est plus ici le texte de Bérose; c’est Josèphe qui parle et qui raisonne sur quelques passages que nous n’avons pas; en outre, lors même que ce serait Bérose, nous aurions à lui opposer son propre texte antérieur où il dit: Nabukodonosor enrichit le temple de Bélus et de quelques autres dieux. S’il ne fit que les enrichir, ils existaient donc déja: s’il les eût bâtis, Bérose n’eût pas manqué de le dire. Nabukodonosor ayant réparé la ville qui existait déja: voilà une phrase tout à l’avantage de Ktésias: la ville ne devait son existence qu’à ses murs; Nabukodonosor les répara, parce qu’étant bâtis depuis près de 600 ans, ils avaient subi des dégradations. Enfin dire, comme Bérose, qu’il est faux que Sémiramis ait bâti tous les ouvrages merveilleux de Babylone, n’est pas dire qu’elle n’en ait bâti aucun; l’honneur de la fondation lui reste, et c’est Mégasthènes qui se trouve ici convaincu d’erreur, lorsqu’il a dit: Babylone fut bâtie par Nabukodonosor. L’enceinte qui se distingue par des portes d’airain, fut construite par ce même prince. Il est bien vrai que les portes d’airain furent posées par ce prince qui y employa entre autres l’airain enlevé au temple de Jérusalem. Mais le mur existait, Nabukodonosor ne fit que le réparer; et c’est sans doute cette association des portes posées et des murs restaurés qui a trompé Mégasthènes. Poursuivons.
«Nabukodonosor, pour empêcher que l’ennemi, en cas de siège, ne s’introduisît dans la ville en dérivant le fleuve.»
Le moyen de dériver existait donc aussi, et il suppose la construction du grand bassin de Sémiramis[85].
«Nabukodonosor fit construire une triple enceinte tant à la ville intérieure qu’à la ville extérieure.»
A une ville comme Babylone, de plus de 24,000 toises de circuit, supposer une triple enceinte est une absurdité dont aucun écrivain n’a parlé: il y a certainement ici altération dans le texte. Ktésias nous a dit que Sémiramis bâtit deux châteaux forts ou citadelles, l’un à l’est, l’autre à l’ouest du fleuve, et que le château du couchant eut une triple enceinte; ce doit être là l’objet désigné par Bérose: il aura donné le nom de ville à ces deux forteresses, et il aura appelé extérieure celle située à l’ouest de l’Euphrate[86], parce que, se trouvant dans le désert arabe, elle était réellement en dehors de la Babylonie propre; tandis que le château de l’est, situé dans l’île formée par l’Euphrate et le Tigre, était placé dans l’intérieur du pays. Admettant ces châteaux construits par Sémiramis près de six siècles auparavant, leurs murs devaient être d’autant plus ruinés, que les rois de Ninive, inquiets et jaloux, durent négliger ces moyens de défense d’une grande cité mécontente: Nabukodonosor dut réparer les murs de la grande enceinte; et il put ajouter une triple muraille au château de l’est qui n’avait qu’un mur. Bérose ainsi expliqué, semblerait prétendre que Nabukodonosor les bâtit de fond en comble; mais s’il eut pour objet d’opposer un obstacle à un ennemi déja introduit, la prudente Sémiramis n’a pu manquer d’avoir la même idée.
Enfin Bérose dit que Nabukodonosor se construisit un palais plus grand, plus somptueux que celui de son père; que dans ce château fut élevé le fameux jardin suspendu, et que tout ce travail ne dura que quinze jours. Ktésias est d’accord pour l’ouvrage; mais quant au temps, Mégasthènes prétend que ce fut Babylone même que Nabukodonosor entoura d’un triple mur dans l’espace de 15 jours. On aperçoit ici une confusion évidente faite par cet écrivain, qui applique à la ville ce que Bérose entend du château, et cet exemple nous montre la probabilité d’une confusion inverse, mais du même genre, faite soit par Josèphe, soit par Bérose même, ou par ses copistes.
En résumant cet article, il nous semble que les ouvrages réels de Nabukodonosor sont,
1° Le palais du jardin suspendu, qui ne lui est contesté par personne;
2° La forteresse de Teredon;
3° Les écluses et les digues contre les reflux du golfe Persique;
4° Le bassin et les vannes en faveur de la ville de Siparis;
5° La réparation des murs de la grande enceinte de Babylone;
6° L’application des portes d’airain à ces murs;
7° La réparation du château à triple enceinte, et la reconstruction du château de l’est sur pareil plan.
Il reste toujours à Sémiramis,
1° La construction première et fondamentale du grand mur de 360 stades;
2° Le quai le long de l’Euphrate;
3° Le boyau ou galerie sous-fluviale;
4° Les deux châteaux aux issues de cette galerie et du pont;
5° Le grand bassin de dérivation;
6° Enfin la tour ou pyramide du temple de Bélus.
CHAPITRE IV.
Autorités respectives de Bérose et de Ktésias, comparées et appréciées.
DANS le conflit de Bérose et de Ktésias, tel que nous le voyons, une difficulté se présente. Comment concevoir, pourra-t-on dire, qu’un indigène babylonien, qu’un prêtre chaldéen ait eu sur la fondation de sa métropole, des notions moins exactes que des étrangers perses, mèdes ou assyriens, de qui Ktésias a emprunté ses documents? Deux considérations nous rendent ceci très-concevable.
La première est que, relativement aux Babyloniens, les Ninivites étaient des usurpateurs dont le joug dut être odieux et pesant; Sémiramis dut personnellement laisser une mémoire flétrie par l’assassinat du roi son époux, par la publicité de ses débauches, par les vexations de ses immenses travaux; et l’opinion put lui refuser les honneurs de la fondation, ne fût-ce que par respect pour le dieu Bélus, à qui les traditions attribuaient toute l’organisation du pays.
La seconde est que le roi babylonien Nabon-Asar ayant supprimé tous les actes de ses prédécesseurs, afin que désormais la liste des rois de Babylone commençât par lui, il ne dut rester en cette ville et dans ce pays aucune archive ancienne, aucun document officiel sur la fondation par Sémiramis. Dès-lors Bérose n’a dû avoir aucun moyen national de remonter historiquement au-delà du règne de Nabonasar, c’est-à-dire au-delà de l’an 747; et voilà pourquoi les observations recueillies par Bérose, ainsi que Pline nous l’apprend, ne remontaient qu’à 480 ans (voyez la note page 126) avant la publication de son livre, en l’an 268; en effet, ajoutez 268 à 480, vous arrivez juste à l’année 747, première de Nabonasar. Il était politiquement interdit à Bérose de connaître rien au-delà, comme il fut interdit aux écrivains perses depuis Ardeschir, de connaître le vrai temps et le vrai nombre des rois écoulés entre Alexandre et ce prince.
Par inverse, nous trouvons à l’avantage de Ktésias une circonstance qui nous avait d’abord échappé, et que l’équité nous fait un devoir de rétablir ici. Cette circonstance nous est fournie par un passage du livre d’Esdras, dont la conséquence est que les archives citées par Ktésias comme la source où il puisa, furent réellement des archives assyriennes, soit en original, soit traduites par les Perses: voici le passage d’Esdras.
«Aux jours d’Artahshatah (au temps de Smerdis) les Samaritains voulant empêcher les Juifs de rebâtir le temple, écrivirent au roi la lettre suivante, en langue araméenne ou syriaque.
«Qu’il vous soit connu que les Juifs renvoyés par le roi (Kyrus) à Jérusalem, veulent maintenant en rebâtir les murs; et que le roi sache qu’au cas où les Juifs rebâtiront cette ville, de tout temps rebelle, elle refusera le tribut: nous, serviteurs du roi, qui avons mangé le sel et le pain de sa maison, nous l’en avertissons et vous supplions de faire rechercher dans le livre de vos pères (parce que) vous trouverez dans le livre des histoires, que cette ville est de tout temps une ville rebelle, ennemie des rois, en révolte dès les temps les plus anciens; c’est pour cela qu’elle a été détruite.»
Or, voici la réponse que fit le roi:
«L’extrait (ou plutôt la traduction) de la lettre que vous m’avez envoyée a été lu devant moi: j’ai ordonné, l’on a cherché et l’on a trouvé que cette ville, dès les temps anciens, s’est élevée contre les rois; qu’elle a été un siège de révolte; qu’il y a eu dans Jérusalem des rois puissants qui ont dominé sur tout le pays de l’Euphrate, et que le tribut royal leur était payé.»
Maintenant nous disons que ces rois puissants de Jérusalem qui ont dominé jusqu’à l’Euphrate ne peuvent s’entendre que de David et de Salomon, qui effectivement y dominèrent et y levèrent des tributs pendant 50 ou 60 ans. Après Salomon, le royaume s’étant divisé en deux petits états, les roitelets de Samarie et de Jérusalem, non-seulement ne perçurent plus le tribut, mais souvent y furent assujettis. Or, du temps de David et de Salomon, c’est-à-dire depuis l’an 1040 jusque vers l’an 980 avant notre ère, les Perses et les Mèdes assujettis aux Assyriens de Ninive, gouvernés par les satrapes du grand roi, et séparés de l’Euphrate par toute la Babylonie et la Mésopotamie, n’avaient ni moyens de communication, ni intérêt de savoir ce qui se passait en Syrie: ils ne devaient pas même avoir la faculté de tenir des registres, des archives royales, tels qu’on nous les désigne: les livres cités par Smerdis ne sont donc ni mèdes, ni perses; ils ne sauraient même être babyloniens, puisqu’ils précèdent l’époque de Nabonasar, qui les brûla tous: par conséquent ils ne peuvent être qu’assyriens-ninivites. Objectera-t-on que Sardanapale, ayant brûlé son palais, les archives royales ont dû y périr? Cette conséquence n’est pas de rigueur, surtout si l’on se rappelle que le séraï des rois de Ninive fut une maison mystérieuse de plaisir dont furent écartées les affaires; par conséquent la chancellerie, qui exige l’accès de beaucoup de monde, dut naturellement être placée ailleurs: dans tous les cas, nous avons ici la preuve positive qu’au temps de Smerdis il existait en Perse des livres officiels où se trouvaient consignés des événements antérieurs de plus de 500 ans, c’est-à-dire d’une époque où il n’existait ni royauté, ni chancellerie royale chez les Mèdes et chez les Perses; d’où il suit que ces livres furent assyriens-ninivites, soit en original, soit en extrait (comme nos chroniques juives), soit encore en traduction mède, que les rois de ce peuple, qui se dirent les héritiers des Assyriens, auraient fait faire pour leur instruction. Une telle traduction dans l’idiome zend, qui diffère de l’assyrien, expliquerait comment il a pu s’y introduire diverses altérations; d’ailleurs, il est remarquable qu’au chapitre VI du même Esdras, livre I, à l’occasion d’une pétition des Juifs, le roi Darius ayant fait chercher, l’édit de Kyrus dans les archives, il est dit: «Sur l’ordre de Darius, l’on chercha dans la maison des livres (la bibliothèque) qui est jointe au garde-meuble et au trésor à Babylone, et l’on trouva dans le château (ou palais), au pays des Mèdes (à Ekbatane), un rouleau écrit ainsi: L’an du règne de Kyrus, etc., etc.»
Ainsi l’on chercha à Babylone dans les archives, et l’on n’y trouva rien; mais l’on trouva à Ekbatane: n’est-il pas probable que ce fut là aussi que l’on trouva le livre cité par Smerdis; et alors, n’avons-nous pas une sorte de preuve que les monuments assyriens avaient été recueillis par Déïokés ou par ses successeurs qui résidèrent à Ekbatane?
En raisonnant sur ces faits, nous pensons y découvrir l’existence de deux systèmes chronologiques en opposition, dès avant Kyrus, au sujet de Babylone. L’un, le système assyrien qui nous est transmis par Ktésias, et qui paraît avoir dominé jusqu’à la chute de l’empire perse; l’autre, le système chaldéen, concentré d’abord en Babylonie, mais qui, par suite de la conquête d’Alexandre et du séjour des rois macédoniens en Chaldée, obtint une préférence qu’il dut en partie aux talents et aux ouvrages de Bérose dans l’idiome des Grecs, et en partie à la difficulté extrême de la langue zend, et à la destruction de ses livres, occasionée par les guerres des Macédoniens et des Perses.
CHAPITRE V.
Récit d’Hérodote.
ACTUELLEMENT consultons Hérodote, et voyons quels éclaircissements il nous donnera dans ce débat.
Cet écrivain, vers la fin de son premier livre, arrivant à la guerre de Kyrus contre Babylone, nous donne, selon sa coutume, d’assez grands détails sur le climat, les productions et les mœurs du pays. Quant aux faits historiques il est plus concis qu’à son ordinaire, et ce laconisme nous devient un motif de peser ses paroles avec plus de soin.
«L’Assyrie, dit-il, a plusieurs grandes villes; mais la plus célèbre et la plus forte est Babylone, qui, après la subversion de Ninive, devint la capitale des Assyriens.»
Ici Hérodote décrit l’enceinte carrée de Babylone, les dimensions de ses murs, la direction des rues, le palais du roi et le temple de Ioupiter-Bélus gui, dit-il, subsiste encore. «Les Chaldéens, qui sont les prêtres de ce dieu, assurent qu’il vient en personne dans la chapelle à un certain jour de l’année, et qu’il repose sur le lit qui lui est préparé, où l’on a placé une femme du pays... Il y avait autrefois dans le sanctuaire une statue d’or massif haute de 12 coudées; mais je ne l’ai point vue: le roi Xercès l’avait enlevée après avoir fait tuer le prêtre qui s’y opposait.»
Ces mots je ne l’ai point vue, montrent clairement qu’Hérodote parle ici en témoin oculaire; qu’il a conversé avec les prêtres chaldéens; qu’il a puisé tous ses renseignements sur les lieux: par conséquent nous avons lieu de penser qu’il a suivi le système chaldéen comme Bérose, et non pas le système assyrien comme Ktésias. Nous verrons l’importance de cette distinction pour apprécier ses récits. Il continue, § 184: «Babylone a eu beaucoup d’autres rois dont je parlerai dans mon histoire d’Assyrie; ce sont eux qui ont plus amplement orné ses murs et ses temples: parmi ces princes on compte deux reines: la première s’appelait Sémiramis. Elle fit faire ces digues remarquables qui retiennent l’Euphrate dans son lit et qui préservent la plaine de la stagnation malfaisante des eaux après les débordements.»
§ 185. «La seconde reine, nommée Nitokris, fut une femme plus prudente que la première; elle fit faire divers ouvrages, etc. (nous en parlerons bientôt). Ce fut contre le fils de cette reine que Kyrus conduisit ses troupes: il était roi d’Assyrie et s’appelait Labynet, comme son père.»
Ici nous avons une date connue d’où nous pouvons partir pour dresser nos calculs; nous savons par Bérose et par la liste officielle dite Kanon astronomique de Ptolomée, que le roi de Babylone détrôné par Kyrus le fut en l’an 539; qu’il avait régné 17 ans; par conséquent il avait monté sur le trône l’an 555. Selon Bérose et Mégasthènes, il n’était pas le fils des trois princes qui l’avaient précédé; il ne put donc être fils que de Nabukodnasar, mort en l’an 565. Bérose le nomme Nabonid, qui ne diffère de Labunet que par la permutation naturelle de l’N en L et du d en t. Ce Nabonid semblerait même être une forme grecque employée par Bérose pour signifier fils de Nabu ou de Naboun. Alors Nitokris, mère de Labynet-Nabonide, se trouve être l’épouse de Nabu-kodn-osor qui, selon l’usage du pays, dut avoir plusieurs femmes. Et nous avons une date du règne ou plutôt de la régence de cette princesse dans cette autre phrase d’Hérodote.
§ 185. «Nitokris ayant remarqué que les Mèdes, déjà puissants, ne cessaient de s’agrandir, et que, entre autres villes, ils avaient pris Ninive, elle se fortifia, etc.» Nous sommes certains, 1° que les Mèdes prirent Ninive sous Kyaxar en l’an 597; 2° que Nabukodonosor régnait déjà à Babylone depuis l’an 604, c’est-à-dire depuis 8 ans, et qu’il y régna 43 ans jusqu’à l’an 565. Nitokris n’a donc pu être une reine en titre, une reine indépendante; et il est démontré qu’Hérodote appelle improprement règne ce qui n’a été qu’une régence confiée par Nabukodonosor, seul roi que Bérose et le Kanon officiel admettent dans la liste. Cette régence trouve des motifs probables dans les longues absences que fit Nabukodonosor pour subjuguer Tyr et Jérusalem: les sièges de ces deux villes coïncident très-bien à la date que donne Hérodote (596), puisqu’ils occupèrent le roi de Babylone pendant 13 ans, depuis 598 jusqu’en 586.
CHAPITRE VI.
Résultat.
HÉRODOTE attribue cinq grands ouvrages à Nitokris.
«1° Elle fit creuser au-dessus de Babylone, à l’Euphrate, un nouveau lit qui rendit son cours si tortueux, que les navigateurs passaient trois fois de suite en trois jours près du bourg d’Arderica. Ce travail eut pour objet spécial d’arrêter les Mèdes.
«2° Elle fit construire dans la ville, et des deux côtés de la rivière, un quai en briques.
«3° Elle établit dans le lit du fleuve mis à sec, des piles de pont sur lesquelles on plaçait pendant le jour des madriers que l’on retirait le soir, pour empêcher les habitants d’une rive d’aller voler ceux de l’autre.
«4° Elle fit creuser un vaste lac de 420 stades de circuit, pour y dériver les eaux du fleuve dans les débordements. (Cela dut lui servir pour fonder le pont.)
«5° Avec les terres tirées de ce lac, elle éleva une digue prodigieuse pour contenir l’Euphrate.»
Aucun de ces travaux n’est attribué par Bérose à Nabukodonosor; mais plusieurs semblent se confondre avec ceux de Sémiramis.
En se rappelant que Nabukodonosor épousa, du vivant de son père, une fille du roi mède Kyaxar (vers l’an 606), on peut se demander si cette princesse, nommée Aroïté, fut la même que Nitokris; cela ne serait pas impossible, quoique peu probable au premier aspect. Kyaxar, comme tous les rois d’alors, avait plusieurs femmes. Aroïté a pu naître d’une autre mère que de celle d’Astyag, héritier de Kyaxar; et selon les mœurs des harem, ces mères rivales les auront élevés dans une mutuelle antipathie. Aroïté, devenue épouse de Nabukodonosor, aura pu redouter, haïr Astyag avec d’autant plus de force, qu’elle aura mieux connu son ambition et ses perfidies. Ce serait pour elle qu’aurait été construit le jardin suspendu.
Mais alors pourquoi son fils Labynet ne fut-il pas héritier de Nabukodonosor au lieu d’Evil-Mérodak, qui ne nous est point représenté comme un fils aîné, ni comme un homme âgé? Ces incidents domestiques ne sont point expliqués par les auteurs, et l’on n’a pas le droit d’y suppléer. Bérose même ajoute à l’embarras, quand il dit que les conjurés qui tuèrent Labo-[87]-roso-achod, élurent à sa place un certain Babylonien appelé Nabonides; comment omet-il de dire qu’il fut fils du grand Nabukodonosor?
Quoi qu’il en soit des circonstances, il suffit à la chronologie que l’époque de Nitokris soit connue et déterminée. Supposons que la régence date de l’an 595, premier d’Astyag, et partons de là pour calculer l’époque de Sémiramis. Hérodote dit qu’elle précéda Nitokris de cinq générations: ce vague de mots cinq générations, est remarquable; il faut qu’Hérodote ait ici manqué de date fixe, de nombre précis. Si nous évaluons les générations selon son système, c’est-à-dire à 3 pour 100 ans, les cinq générations nous donnent 166 ans, qui, ajoutés à 595, placent Sémiramis vers l’an 761, 14 ans avant Naboun-asar, et quarante-cinq ans avant la ruine de Ninive, par Bélésys et Arbâk. Cette date, dont aucun autre écrivain n’a fait mention pour Sémiramis, a beaucoup embarrassé les chronologistes; les uns ont supposé qu’il y avait erreur de copiste dans le nombre cinq, et qu’il fallait lire quinze. Les quinze générations vaudraient alors dans le système grec 500 ans, et Sémiramis, dans nos calculs, serait placée vers l’an 1100 ou 1095; ce qui produit cent ans de différence avec la date que nous avons trouvée par un autre calcul d’Hérodote être l’an 1195[88]. D’autres critiques ont pensé que c’était une Sémiramis IIe du nom, et quelques-uns en ont même fait l’épouse de Nabounasar; mais l’on voit que l’avènement de ce prince, en 747, est postérieur de 14 ou 15 ans à la date donnée par Hérodote (761), et, de plus, la supposition est sans autorité.
Après avoir réfléchi sur certaines circonstances du récit d’Hérodote, nous avons cru découvrir à cette difficulté une solution plus simple et plus vraie. Le lecteur n’a pas oublié que cet historien voyageur consulta les prêtres de Babylone, les chaldéens desservant le temple de Bélus; par conséquent les notions qu’il en reçut furent conformes au système chaldéen, tel que Bérose nous l’expose. Or, dans ce système, le roi chaldéen Nabounasar était le premier roi de Babylone; aucun autre n’était connu ou censé avoir existé avant lui. Néanmoins, comme le règne de Sémiramis était trop notoire dans Babylone, où ses ouvrages étaient des témoins vivants[89], le nom de cette reine ne put être entièrement supprimé; seulement il se trouva précéder immédiatement Nabounasar, sans supposer de lacune, précisément comme il est arrivé chez les Perses par la suppression qu’Ardeschir fit d’un grand nombre de règnes entre celui d’Alexandre et le sien. Hérodote a donc été nécessairement induit en erreur par les Chaldéens; et comment l’eût-il évitée, lorsque Bérose lui-même l’a commise, soit de bonne foi, soit de dessein prémédité, par un effet de cet esprit brahminique, c’est-à-dire mystérieux et dissimulé, qui caractérise les prêtres anciens. Par la suite, Hérodote, confrontant cette donnée aux calculs qu’il avait reçus à Memphis et à Ekbatanes, des savants perses et égyptiens[90], dut éprouver beaucoup d’embarras; mais subjugué par l’autorité, il écrivit d’abord, selon son usage, sans se faire garant, et il nous en avertit par ces mots: Voilà ce que les Chaldéens racontent du dieu Bel; cela ne me paraît pas croyable, mais ils l’assurent.
Si notre explication est juste, la Sémiramis d’Hérodote n’est pas autre que celle de Ktésias, la fondatrice de Babylone, et nous trouvons plusieurs appuis à cette assertion:
1° Le silence absolu de tous les anciens sur une Sémiramis II, placée à la date que donne Hérodote;
2° Un passage d’Étienne de Bysance, qui dit: «Babylone n’a pas été bâtie par Sémiramis, comme le dit Hérodote.»
Hérodote ne parle qu’une seule fois de Sémiramis, qui éleva les digues remarquables auxquelles Babylone dut l’assainissement de son terrain. Étienne de Bysance a donc considéré cette Sémiramis comme la fondatrice dont parle Ktésias.
3° En parlant de Babylone, Hérodote dit ailleurs: «Après la subversion de Ninive (en 717 sous Sardanapale) Babylone devint la capitale des «rois assyriens.» Ne semble-t-il pas croire que Babylone n’eut de rois que depuis cette époque très-voisine de Nabounasar, mort en 733?
4° Ensuite, après avoir parlé de ce que firent à Babylone les rois Darius et Xercès, il ajoute:
«Cette ville a eu plusieurs autres rois: ce sont eux qui ont plus amplement orné ses murs et ses temples.» Ces derniers mots font allusion aux portes d’airain posées par Nabukodonosor, et à ses dépouilles opimes mentionnées par Bérose; mais en même temps elles impliquent la construction des murs comme antérieure et déjà faite[91]. Hérodote poursuit:
«Parmi ces rois l’on compte deux femmes: la première, nommée Sémiramis, vécut cinq générations avant la seconde.»
Remarquez qu’Hérodote n’a pas dit cinq règnes: il y eût en contradiction avec l’autre phrase, Babylone a eu plusieurs autres rois. Le mot plusieurs cadre bien avec le nombre du kanon de Ptolomée, qui compte 21 règnes depuis Nabounasar jusqu’à Kyrus; mais si Hérodote eût connu ceux qui s’écoulèrent entre Sémiramis et Nabounasar, dans un espace de plus de 440 ans, se fût-il contenté du mot plusieurs? Il a donc ignoré ceux-là.
5° Enfin, si notre explication est fausse, n’est-il pas bien singulier de voir le calcul chaldéen d’Hérodote donner 14 ans de règne à Sémiramis (de 761 à 747), précisément comme nous l’avons trouvé ci-dessus par le calcul des Assyriens?
Il est probable que lorsque cet historien voulut rédiger son histoire d’Assyrie, il s’aperçut de la lacune du système chaldéen, de sa discordance avec le système ninivite; que cette difficulté devint pour lui un motif de dégoût, un obstacle radical à la publication de son livre; en même temps que cette erreur, glissée dans l’ouvrage qui nous reste, a dû être l’un des arguments efficaces dont se servit Ktésias pour l’attaquer et le discréditer. Il nous reste deux mots à dire sur les ouvrages de Nitokris. (Voyez pag. 142 ci-dessus.)
Les trois grands détours de l’Euphrate paraissent lui appartenir sans opposition, mais son pont ressemble beaucoup à celui de Sémiramis. Ne peut-on pas croire que Nitokris l’aura trouvé très-dégradé et qu’elle l’aura réparé et orné?
La dérivation du fleuve et le creusement du grand réservoir ou lac sont des annexes du pont, que Sémiramis dispute également. Ce ne fut probablement qu’imitation et répétition de la part de Nitokris.
De toutes ces discussions il résulte assez clairement, d’une part, que les ouvrages fondamentaux de Babylone appartiennent réellement à Sémiramis, et que les livres assyriens à cet égard ont été mieux instruits et plus fidèles que ceux des Chaldéens; mais, d’autre part, il semble également vrai de dire que long-temps avant cette reine il existait au même local un temple très-célèbre du dieu Bel; et parce que les anciens temples en général étaient fortifiés pour la sûreté des prêtres, et qu’à raison des pèlerinages dont ils étaient le but, leur voisinage était très-habité, il y a tout lieu de croire qu’il exista une ville de Babel ou Babylon, antérieure à celle de Sémiramis; et à cet égard l’assertion de Bérose et de Mégasthènes est confirmée par d’autres témoignages positifs et par divers raisonnements d’induction.
Diodore de Sicile[92], en parlant des grands et nombreux ouvrages que Sésostris, au retour de ses conquêtes, fit exécuter par les captifs des peuples qu’il avait vaincus, s’autorise des livres et des monuments égyptiens, pour nous apprendre «qu’un certain nombre de prisonniers amenés de la Babylonie, ne purent supporter patiemment la dureté des travaux, et qu’étant parvenus à s’échapper ils s’emparèrent d’un lieu très-fort situé au bord du Nil; que de cet asile ils firent dans le voisinage des excursions et des pillages pour subsister, jusqu’à ce qu’une amnistie leur ayant été offerte ou accordée, ils donnèrent le nom de Babylon au local choisi par eux pour y habiter.»
Or si, comme les chronologistes en sont d’accord, sur la foi d’Hérodote, le roi égyptien Sésostris revint de ses conquêtes vers l’an 1348 avant J.-C., il s’ensuit qu’il existait des Babyloniens, et par conséquent une Babel dès cette époque, plus de 150 ans avant Sémiramis. Diodore ajoute immédiatement cette observation remarquable:
«Je n’ignore pas que Ktésias de Knide donne une autre origine à plusieurs des villes d’Égypte qui ont des noms étrangers, lorsqu’il dit qu’un certain nombre de gens de guerre, venus en Égypte à la suite de Sémiramis, y bâtirent des villes qu’ils appelèrent du nom de leur patrie.»
Dans cette opinion de Ktésias nous trouvons deux invraisemblances choquantes. 1° Comment Babylone, à peine bâtie par Sémiramis, à peine ayant un premier noyau d’habitants en sa vaste enceinte, eût-elle pu fournir une colonie? et comment ces colons, tous nés hors de Babylone, auraient-ils appelé patrie un lieu auquel ils étaient étrangers?
2° Comment les Égyptiens, après le passage supposé de Sémiramis, qui dut être de courte durée, auraient-ils laissé parmi eux des étrangers faibles, sans appui, et qui leur étaient odieux par principe de religion et de politique? L’origine de ces villes étrangères, attribuée aux captifs de Sésostris, est donc bien plus naturelle, et Ktésias, qui se contredit ici, paraît suivre cette opinion systématique des Perses (dont nous avons parlé), lesquels, à l’occasion de la révolte d’Égypte contre le grand roi, cherchèrent dans l’antiquité un droit ou un prétexte de possession légitime, fondé sur une prétendue conquête antérieure à Sésostris, conquête au moyen de laquelle les Égyptiens n’auraient dû être considérés que comme d’anciens sujets échappés au joug et dans un état constant de rébellion.
Ici la contradiction de Ktésias se démontre par les circonstances dont il accompagne la conquête que Ninus fit de la Babylonie. «Ce pays, dit-il, avait beaucoup de villes bien peuplées; les naturels, inexpérimentés à l’art de la guerre, furent facilement vaincus et soumis au tribut; Ninus emmena le roi captif, etc.»
Sur ce texte nous raisonnons et nous disons: «Si ce peuple avait des villes, c’est qu’il avait des arts, des sciences, des richesses; s’il était inexpérimenté à l’art de la guerre, c’est qu’il était pacifique et civilisé, et il était pacifique parce qu’il était agricole; c’était encore la cause de sa population et de sa richesse. Puisqu’il avait un roi, l’état était monarchique; par conséquent il y avait une cour, une capitale et toute l’organisation analogue. Dans cette organisation il ne pouvait manquer d’exister, comme chez tous les anciens peuples asiatiques, une caste sacerdotale; et puisque les historiens postérieurs nous représentent le peuple babylonien comme très-anciennement divisé en 4 castes, à la manière des Égyptiens et des Indiens, nous pouvons être sûrs que dès lors existait la caste de ces prêtres chaldéens si renommés pour leurs sciences et pour leur antique origine. Si cette caste existait, elle devait dès lors avoir aussi son collège, son observatoire astronomique, instruments nécessaires de son instruction et de ses sciences. Dans un pays plat comme la Chaldée, cet observatoire devait être élevé, comme la pyramide ou tour de Bélus, identique à celle de Babel. Le royaume conquis par Ninus devait même déja porter le nom de Babylonie, d’abord parce qu’il était le pays de Bélus; 2° parce que ce nom se montre dès le temps de Sésostris; 3° parce que les limites de la Babylonie, telles que les tracent les plus anciens géographes, n’ont pu être assignées par Sémiramis ou par Ninus; en effet, la ligne frontière de la Babylonie au nord, selon Strabon[93], d’accord avec Ktésias, passait entre le territoire d’Arbèles et le pays de Ninive, appelé proprement Atourie ou Assourie; c’est-à-dire que la juridiction de Babylone s’étendait jusqu’à 84 lieues de cette ville, et s’approchait de Ninive presqu’à la distance de 16 de nos lieues communes de France, ce qui est confirmé par le récit que fait Ktésias des combats qui eurent lieu entre les troupes de Sardanapale et celles d’Arbakes et de Bélésys[95]. Or, l’on ne saurait concevoir que Ninus ou Sémiramis eussent tellement rapproché de leur capitale le territoire d’un peuple vaincu; et il faut admettre que cette limite de la Babylonie était déjà ancienne; que le royaume des Chaldéens fut établi avant celui des Assyriens, lesquels avant Ninus ne possédaient probablement que le pays montueux situé entre l’Arménie et la Médie, pays qui compose aujourd’hui le Kurdistan proprement dit; tandis que les Babyloniens possédaient tout le plat pays situé entre la mer[96], le désert et les montagnes, ce qui présente un débornement géographique si naturel, que l’histoire nous le montre presque sans variation depuis ces anciens temps jusqu’à nos jours. On peut dire que cette grande île de l’Euphrate et du Tigre, jadis appelée Babylonie, et maintenant Irâq-Arabi, a été le domaine constant de la race arabe. Divers passages de Strabon offrent à cet égard des faits positifs et des idées lumineuses. «Les Arméniens,» dit ce savant géographe, liv. I, pag. 41, «les Arabes et les Syriens ont entre eux des rapports marqués pour la forme du corps, pour le genre de vie et pour le langage..... et les Assyriens ressemblent entièrement aux Arabes et aux Syriens (p. 42): or le nom des Syriens (liv. XVII, p. 737) paraît s’étendre depuis la Babylonie jusqu’au golfe d’Issus, et même autrefois jusqu’à l’Euxin; car les Cappadociens, tant ceux du Pont que ceux du Taurus, portent encore le nom de Syriens blancs, sans doute parce qu’il y a des Syriens noirs. Ceux-ci (les noirs) habitent extérieurement au mont Taurus, dont le nom s’étend jusqu’à l’Amanus (près le golfe d’Issus). Quand les historiens qui ont traité de l’empire des Syriens nous disent que les Perses renversèrent les Mèdes, et que les Mèdes avaient renversé les Syriens, ils n’entendent pas d’autres Syriens que ceux qui eurent pour capitales les cités de Babylone et de Ninive, bâties l’une par Ninus dans la plaine d’Atourie, l’autre par Sémiramis, épouse et successeur de Ninus.... Ces Syriens-là régnèrent sur l’Asie..... Ninus et Sémiramis sont appelés Syriens[97] (dans l’histoire).....et Ninive porte le titre de capitale de la Syrie. C’est la même langue qui est parlée au dehors et en dedans de l’Euphrate.» Voilà ce que dit Strabon.
Par ces mots, en dedans de l’Euphrate, il désigne évidemment le pays entre ce fleuve et le Tigre, et même tout ce qui est à l’est jusqu’aux montagnes des Mèdes et des Perses; ce qui s’accorde très-bien avec les monuments arabes de Maséoudi, lesquels, comme nous l’avons remarqué ci-devant[98], attestent que le midi de la Perse et le pays de Haouaz, à l’est du Tigre, furent habités par l’une des 4 plus anciennes tribus arabes (celle des Tasm) à une époque très-reculée.
Un dernier trait à l’appui de cette antiquité mérite encore d’être cité.
Étienne de Bysance, au mot Babylon[99], après avoir dit que Babylon ne fut point fondée par Sémiramis, comme le prétend Hérodote (vide supra), ajoute «que cette ville fut fondée par le très-sage et très-savant Babylon[100], 2000 ans avant Sémiramis, comme le dit Herennius-Severus.»
| Cet Herennius-Severus, selon la remarque de Saumaise[101], est le Phénicien Philon, cité par Josèphe comme ayant traduit en grec plusieurs livres historiques de sa nation; par conséquent Philon put et dut lire des livres arabes et chaldéèns d’une date très-ancienne. Les 2000 ans que nous cite ce savant, sont donc un résultat de ses calculs, dressé d’après les données des monuments authentiques. Nos chronologistes modernes ont négligé ou méprisé ce calcul, parce qu’il ne cadre pas avec les leurs; mais, dans le système que nous exposons, il a une analogie frappante avec deux périodes dont on avoue l’authenticité.... Selon nous, Sémiramis régna 1195 ans avant J.-C.: ajoutez 2000 ans, vous avez 3195 ans pour date de la fondation du temple de Bélus; et rappelez-vous que selon Mégasthènes et Bérose, ce fut après un déluge ou inondation de la terre que Bélus bâtit sa ville, puis disparut. Maintenant confrontez à ce calcul celui des livres juifs; vous avez depuis l’ère chrétienne jusqu’à la fondation du temple de Solomon[102] | 1012 | ans. |
| De la fondation du temple de Salomon jusqu’à la sortie d’Égypte[103] | 480 | |
| De l’autre part | 1492 | ans. |
| Depuis la sortie d’Égypte jusqu’à la naissance d’Abraham[104] | 500 | |
| Et depuis la naissance d’Abraham jusqu’au déluge[105] | 1194 | |
| Total | 3186 | ans. |
Nous n’avons donc que 9 ans de différence; encore faut-il remarquer que dans la période des rois juifs, il y a entre les chronologistes des variantes de 6, 8 et 10 ans qui remplissent ce déficit et rendent complet le synchronisme[106]. Notre calcul particulier, toutes corrections faites, porte l’intervalle depuis la fondation du temple de Salomon jusqu’à notre ère, à la somme de 1015, ce qui donne 3189 ans, 5 ans seulement de différence. Une si parfaite analogie n’est pas due au hasard.
D’autre part, l’analyse de l’astronomie indienne, faite par Bailly, par le Gentil, et par les savants de Calcutta, nous apprend que la période du Kali yog remonte à l’an 3102 avant notre ère, c’est-à-dire qu’à cette date commença l’âge actuel, à la suite d’un déluge qui avait inondé la terre et détruit la race humaine, à l’exception de Satavriata et de sa famille, que le dieu Vishnou, métamorphosé en poisson, prévint et sauva du danger. Il est vrai qu’ici nous avons une différence de 90 ans; mais comme tous ces déluges si célèbres dans l’histoire (quoique arrivés, dit-on, avant qu’il existât des écrivains), ne sont autre chose que des faits astronomiques voilés par l’allégorie, les calculs des astronomes ont eu des variantes selon le point (ou degré) du signe céleste (argo ou verseau) d’où ils sont partis, et il a suffi d’un degré de signe pour introduire une différence de 71 ans, à raison du phénomène appelé la précession des équinoxes.
Ici l’analogie ou plutôt l’identité des trois époques prouve que le récit vient d’une source commune, qui doit être placée chez les Chaldéens, parce que les Juifs ne sont que leur écho, ainsi que nous l’avons démontré dans la première partie de ces Recherches (chap. XI et suivants), et parce que les Indiens paraissent avoir emprunté leur astronomie de l’école chaldéenne, ainsi que l’indiquent sensiblement le Gentil dans son Mémoire sur la ressemblance de l’astronomie indienne avec celle des Chaldéens[107], et Bailly lui-même en divers passages de ses Recherches sur l’astronomie ancienne (p. 182) et indienne (p. 277, et Disc. prél., p. lxxij). Nous verrons bientôt divers faits tendants à prouver que cette école chaldéenne fut antérieure à Sémiramis et à Ninus.