Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome II
CHAPITRE VII.
Dimensions des principaux ouvrages de Babylone.
CE sujet est un problème que l’on n’a pas encore résolu d’une manière satisfaisante: deux difficultés le compliquent; l’une, la discordance des auteurs sur les dimensions de ces ouvrages; l’autre, la valeur des anciennes mesures citées par eux et comparées à nos mesures modernes.
Nous avons vu que selon Ktésias le grand mur d’enceinte formait un carré parfait, dont chaque côté avait 90 stades de longueur; total, 360: selon Klitarque, ce devait être 365, par allusion aux jours de l’année. Selon Hérodote, ce carré réellement équilatéral, avait 480 stades de pourtour. Strabon et Quinte-Curce ont encore des variantes; l’un dit 385, l’autre 368: quant à la hauteur du mur, Ktésias lui donne 50 orgyes sur une largeur de six chars serrés, tandis que Klitarque la réduit à 50 coudées sur une largeur de 2 chars de front. Hérodote, au contraire, porte la hauteur à 200 coudées royales de Babylone.
Pourquoi ces discordances sur des faits matériels et palpables, et que faut-il entendre par ces stades, ces coudées, ces orgyes? Supposer, avec quelques commentateurs, que Ktésias ou Hérodote se sont trompés, que l’un ou l’autre est en erreur, n’est pas une solution admissible, parce que tous deux ont été sur les lieux, ont vu, ont consulté les savants, et qu’une erreur juste d’un quart est impossible. On ne saurait dire non plus que les manuscrits soient altérés en ce point: leur différence a été notée depuis très-long-temps. Ne serait-ce pas plutôt que les stades employés par eux ont une valeur diverse, comme il arrive parmi nous à nos lieues, qui, selon les provinces et les pays d’Europe, valent tantôt 2000 toises, tantôt 2500, tantôt 2800, même 3000 et quelquefois plus? Le savant et judicieux Fréret paraît avoir le premier saisi cette idée simple et lumineuse. Dans un mémoire[108] projeté dès 1723, il tenta de prouver que la discordance de Ktésias et d’Hérodote n’était qu’apparente, et qu’elle provenait de ce qu’Hérodote avait employé le petit stade mentionné par Aristote[109] comme ayant servi aux mathématiciens à mesurer la circonférence de la terre, qu’ils avaient déterminée à 400,000 parties ou stades, dont il fallait 1111 toises ½ au degré; tandis que Ktésias avait employé le stade dont Archimède[110] se servit pour mesurer la même circonférence, et qui, donnant 833 ⅓ stades au degré, ne porte le cercle qu’à 300,000 stades. Ce rapport de 300 à 400, le même que celui de 360 à 480, est frappant; mais les preuves n’étaient pas assez détaillées, ni les esprits assez mûrs; Fréret ne persuada point. Danville, contre sa coutume, fut moins habile lorsqu’il voulut[111] déduire le stade d’Hérodote d’une mesure vague du monticule de Babel, prise par le voyageur Pietro della Valle.... Le major Rennel, qui récuse avec raison un prétendu stade de 41 toises imaginé par Danville, n’a cependant pas été plus heureux, et quoiqu’il ait consacré une section[112] entière à la ville de Babylone, on sent après l’avoir lue qu’il a plutôt fait des calculs de probabilités qu’une analyse méthodique des deux difficultés dont nous traitons. Pour les résoudre ces difficultés, il fallait surtout approfondir la question des mesures anciennes; déterminer si les stades des divers auteurs ont les mêmes valeurs; quelles sont ces valeurs dans nos mesures modernes: un tel travail exigeait un système entier de recherches, de comparaisons, de combinaisons assez compliquées. Paucton, compatriote du major Rennel[113], en avait fait une première tentative. Mais, ainsi qu’il arrive dans toutes les recherches scientifiques, plusieurs inexactitudes se mêlèrent à d’heureuses découvertes. Romé de Lisle[114] profita des unes et des autres pour obtenir des résultats plus étendus, plus exacts. Enfin M. Gosselin, par des combinaisons ingénieuses et nouvelles, a porté à un plus haut degré de précision tout ce qui concerne les mesures géographiques des anciens. Aujourd’hui que, grâces à ces savants, la question des mesures anciennes est plus claire, il nous devient plus facile de résoudre notre problème.
Et d’abord quant à la discordance des auteurs, si nous parvenons à concilier Hérodote et Ktésias, les autres seront peu embarrassants, parce qu’ils ne sont tous que des copistes, tandis que les deux premiers sont des témoins oculaires, des autorités du premier degré. Mais de qui ont-ils tiré leurs informations? Nous avons vu, au sujet de Sémiramis, que leurs sources sont différentes; qu’Hérodote a suivi les opinions des prêtres babyloniens, tandis que Ktésias a été dirigé par les savants perses et les mages mèdes, interprètes des Assyriens: or il est notoire que pour le système civil et religieux, comme pour le langage, les prêtres babyloniens différaient totalement des Perses et des Mèdes; et parce que l’astronomie, chez tous les anciens, tenait étroitement à la religion, l’on a droit de supposer que cette science et ses éléments différèrent aussi également; que par conséquent les mesures géométriques, qui en font partie, ne furent pas précisément les mêmes. D’après ces données, admettons que les stades employés par Hérodote et Ktésias eurent des valeurs différentes, et voyons, dans les tables dressées par M. Gosselin, si deux stades ne se trouveraient pas dans le rapport exact de 3 à 4, comme 360 est à 480. Deux se présentent, l’un ayant la valeur de 51 toises 1 pied 10 pouces 1 ligne 421°; l’autre la valeur de 68 toises 2 pieds 5 pouces 5 lignes 894°; ce qui est juste la proportion demandée. Si nous élevons ce dernier au multiple de Ktésias 360, nous avons 24,627 toises 2 pieds 8 pouces 9 lignes 984°, et si nous élevons le premier au multiple d’Hérodote 480, nous obtenons rigoureusement la même somme dans tous ses détails; une identité si parfaite ne saurait être l’effet du hasard: elle nous donne la solution incontestable du problème, et nous avons le droit d’en tirer plusieurs conséquences. Nous pouvons dire, 1° que cette différente valeur des stades employés par Hérodote et Ktésias confirme la justesse de notre aperçu, savoir, que ces deux auteurs ont suivi deux systèmes scientifiques d’origine différente; 2° que dans cette occasion et dans tout ce qui concerne Babylone, Hérodote a employé le petit stade, dit d’Aristote, de 1111 1/9 au degré, tandis que Ktésias a employé le stade dit d’Archimède, de 833 ⅓ au degré, comme l’avait deviné le judicieux Fréret; 3° que le petit stade, dit d’Aristote, est véritablement le stade chaldéen; que les mathématiciens indiqués par ce philosophe ne sont autres que les Babyloniens, dont Kallisthènes lui envoya les observations, selon ce que dit Simplicius dont le récit trouve ici une preuve nouvelle; tandis que d’autre part le stade dit d’Archimède paraît avoir été le stade assyrien, transmis et sans doute adopté par les Mèdes et par les Perses, leurs successeurs. Nous reviendrons à ces deux aperçus qui sont importants.
La concordance d’Hérodote et de Ktésias ainsi établie, toutes les variantes des autres auteurs se trouvent jugées. Si Strabon donne aux murs de Babylone le nombre disparate de 385 stades, c’est que Strabon qui cite très-souvent les historiens d’Alexandre, emprunte d’eux le nombre 365, qui, comme l’a dit Diodore, est celui de Klitarque et des auteurs contemporains d’Alexandre, fondés sur ce motif, que Sémiramis voulut imiter les jours de l’année. Ce motif astrologique, vraiment caractéristique des anciens, nous paraît authentique[115] et concluant; mais par cela même, il tourne contre Klitarque, 1° en ce que le nombre 365 ne peut se diviser en quatre parties égales, ni former un carré parfait; il y aurait eu un reste ou fraction, qui pour les géomètres astrologues, eût été du plus fâcheux présage; 2° parce qu’entre ces 365 stades et les 480 d’Hérodote, il n’existerait plus d’harmonie; 3° parce que les 360 stades de Ktésias, en réunissant les vertus du cercle au mérite du carré équilatéral, s’accordent singulièrement bien avec l’année de 360 jours que nous savons avoir été jadis en usage chez les Égyptiens, et qui, à cette époque, nous est indiquée chez les Assyriens par la circonstance que Sémiramis demanda à son époux les cinq jours excédant l’année, pour être reine. Nous savons aussi que cet usage ne fut point celui des Perses ni des Mages qui préférèrent l’année de 365 jours. Lorsque Darius marcha contre Alexandre, nous dit Quinte-Curce (liv. III, chap. III), «les mages firent une procession dans laquelle ils furent suivis de 365 jeunes gens, image des jours de l’année, et ces jeunes gens furent vêtus de manteaux de pourpre.»
Les historiens contemporains d’Alexandre qui ont eu cet usage sous les yeux, et qui ont ouï dire dans Babylone, que le nombre des stades du rempart égalait celui des jours de l’année, ont confondu l’année moderne avec l’année ancienne. Strabon a donc tiré d’eux le nombre 365. Mais quelque ancien copiste de ses manuscrits a altéré le second chiffre, et a écrit octa pour exa. Quinte-Curce ou ses copistes ont encore altéré cette erreur, et en retournant le chiffre, ils ont écrit au lieu de 386, 368: de la part du tardif Quinte-Curce, cette méprise est sans conséquence. Nous ne parlons point de Pline qui confond habituellement tous les stades en les prenant sans distinction pour la 8e partie d’un mille romain. On doit regretter les nombres et les calculs de Bérose.
L’enceinte de Babylone nous étant connue de 24,627 toises ou 48,000 mètres, chaque côté du carré a eu environ 6,156 toises ou 12,000 mètres[116], c’est-à-dire un peu plus de 3 de nos lieues de poste. Par conséquent la surface plate de cette capitale occupa plus de 9 de nos lieues de poste carrées; cette surface est sans doute prodigieuse, mais non pas incroyable. On se tromperait gravement si l’on comparait une ville asiatique, et surtout une ville arabe, à nos villes d’Europe, où les maisons bâties en pierres sont serrées l’une contre l’autre, et s’élèvent de plusieurs, étages: en Asie, en général, des jardins, des cours, des champs labourables sont compris dans l’enceinte des villes. A surface égale, elles ne contiennent pas la moitié, ni même le tiers d’habitants que contiennent les nôtres. En un pays tel que l’Iraq, où il n’y a de bois de charpente, que des palmiers et des bois blancs[117], les maisons du peuple ne sont et n’ont jamais été que des huttes. Ainsi l’on ne doit considérer Babylone que comme un vaste camp retranché, dont quelques quartiers voisins du fleuve et du château des rois ont été plus peuplés, plus ornés, tandis que la majeure partie du terrain n’a eu d’autre objet que de mettre à couvert de grandes quantités d’hommes et de troupeaux dans des temps de guerres et d’invasions alors fréquentes et subites[118]: on a droit de supposer que ce fut là l’intention raisonnable des fondateurs de Ninive et de Babylone, dont les grandes vues politiques sont attestées par leurs autres actions. Dans ces vastes cités, plusieurs parties marécageuses ou voisines de marais étaient trop insalubres pour être habitées; mais on les cultivait, et leur fécondité devenait utile au noyau de la ville. Ainsi, toute compensation faite, et par comparaison à Nankin, à Pékin, à Dehli, à Moscou, l’on peut croire que Babylone dans sa splendeur n’a pas eu plus de 6 à 700,000 habitants[119]. En eût-elle eu un million, la subsistance de cette multitude ne serait pas un problème embarrassant, comme l’a voulu penser le major Rennel, sur des bases vagues et incorrectes[120]. Entre une ville comme Londres et une ville asiatique quelconque, aucune comparaison n’est admissible. S’il faut un espace de 6,600 milles carrés pour faire vivre 700,000 Anglais, il n’en faut pas le quart pour alimenter un million d’Arabes; et si l’on remarque, d’après Hérodote, que la Babylonie était si fertile en riz, en grains, en légumes, qu’elle seule fournissait le tiers des contributions de l’empire perse, sous Darius et Xercès, on ne verra aucune difficulté à peupler la capitale de plus d’un million d’habitants.
La hauteur du grand mur est moins facile à déterminer que son étendue; Ktésias la porte à 50 orgyes, qui valent 265 pieds 7 pouces[121]: Hérodote au contraire lui donne 200 coudées royales de Babylone[122], qui valent 288 pieds 10 pouces: une telle hauteur surpasse toute croyance, et, de plus, les deux historiens sont en discord de 32 pieds 3 pouces. D’ailleurs il n’ont pu voir les murs dans leur entier, puisque, selon Hérodote, le roi Darius les avait démolis par leur faîte[123]. Strabon, qui copie les historiens d’Alexandre, réduit cette hauteur à 30 coudées, c’est-à-dire à 86 pieds 4 pouces 8 lignes, ce qui est considérable, mais du moins admissible. Il ne donne aussi à leur largeur que le passage de deux chars, égal à 32 pieds anciens[124], ce qui est beaucoup plus raisonnable que les six chars de Ktésias. Ces murs ayant été construits avec les terres excavées à leur pied, et cuites sur place, il en résulta nécessairement un fossé très-profond, et il est probable qu’Hérodote et Ktésias ont entendu la hauteur prise depuis le fond du fossé jusqu’au faîte du rempart, tandis que les historiens d’Alexandre l’ont comptée à partir du plain-pied de la place; et parce que le fossé fut rempli d’eau, et que les murs, comme nous l’avons dit, étaient démolis par leur faîte, aucun de ces auteurs n’a pu les mesurer, et n’en parlant que sur ouï-dire, l’on a pu leur en imposer.
Les dimensions du pont telles que les donne Ktésias ne sont pas admissibles. Cet auteur dit qu’il fut jeté à l’endroit le plus étroit du fleuve, et que cependant il eut 5 stades de longueur. Ce serait, dans son calcul, 342 toises 2 pieds 2 pouces (environ 2165 pieds). Mais Strabon (liv. XVI, pag. 738), fondé sur les historiens d’Alexandre, ne donne qu’un stade de largeur à l’Euphrate: nos voyageurs modernes n’ont pas mesuré ce fleuve avec précision; mais deux d’entre eux nous fournissent un terme approximatif de comparaison. Pietro della Valle rapporte[125] qu’au bourg de Hellah (qui fit partie de l’ancienne Babylone), il vit au mois de novembre «un pont de barques sur l’Euphrate, comme il en avait vu un à Bagdad. (En cette saison les eaux sont assez basses.) Ce pont n’avait que 24 barques d’étendue, mais dans les grosses eaux il en faut bien davantage.»
D’autre part, Beauchamp estime à 10 pieds la largeur de chaque barque composant le pont de Baghdad (qui doit être analogue); mais il faut ajouter les intervalles, et de plus une certaine étendue pour le temps des grosses eaux: supposons 30 barques faisant 300 pieds, et laissons les intervalles pour mémoire. Si le stade de Strabon est celui d’Hérodote, il vaudra 307 pieds 10 pouces; s’il est le stade de Ktésias, il vaudra 410 pieds 5 pouces. On ne saurait admettre 110 pieds pour les intervalles, et il semblerait plus naturel de préférer le stade d’Hérodote, qui cadre avec le récit des voyageurs: néanmoins leur mesure est trop vague pour décider nettement la question. Si d’autre part on supposait que Ktésias se fût mépris sur le nom de la mesure qu’il emploie, et qu’au lieu de stade l’on dût lire plèthre[126], les 5 plèthres vaudraient 71 toises 1 pouce 6 lignes, c’est-à-dire 427 pieds 6 pouces, qui ne diffèrent de 410 pieds que de 17 pieds 6 pouces. Rien n’est bien clair sur cet article, si ce n’est que le pont n’a guère dû excéder 400 et quelques pieds, et que Ktésias est en erreur quant aux 5 stades.
Un dernier article, plus clair et plus important dans ses résultats, est le temple ou la tour de Bélus; écoutons Hérodote, qui se déclare témoin oculaire, et qui n’a pas dû se tromper sur un objet soumis à l’œil et de peu d’étendue[127].
«Le centre de la ville (à l’orient du fleuve) est remarquable par le temple de Jupiter-Bélus, qui subsiste encore actuellement: c’est un carré régulier fermé par des portes d’airain, lequel a deux stades d’étendue en tous sens. Au milieu de cette enceinte on voit une tour massive qui a un stade en longueur comme en largeur.»
Ainsi le temple de Bélus à Babylone était un lieu fort, une sorte de citadelle[128] semblable au temple du soleil à Bal-bek, et à la plupart des temples anciens[129], qui, pour le respect du dieu et surtout pour la sûreté des prêtres et des trésors que la piété y entassait, étaient munis d’un haut et fort mur extérieur..... La mesure dont se sert ici Hérodote est évidemment le stade chaldéen de 1111 1/9 au degré, chaque stade égal à 100 mètres (51 toises 1 pied 10 pouces 1 ligne). Par conséquent le carré de 2 stades formé par le mur avait sur chaque face 200 mètres français, ou 102 toises 3 pieds 8 pouces 2 lignes, ou 615 pieds 8 pouces, presque égal à la face du bâtiment des Invalides, vers la Seine.
Au milieu de ce carré de murs fermé par des portes d’airain, était la tour de Bélus, carrée aussi dans sa base, sur un stade de chaque côté, par conséquent 100 mètres, ou 317 pieds 10 pouces 1 ligne de base. «Sur cette tour,» continue Hérodote, «s’en élève une seconde; sur la seconde une troisième, et ainsi de suite jusqu’au nombre total de 8. On a ménagé en dehors de ces tours des escaliers ou degrés qui vont en tournant, et par où l’on monte à chaque tour. Au milieu de cet escalier (à la quatrième tour), on trouve une loge et des sièges où se reposent ceux qui montent. Dans la dernière (et plus haute tour) est une grande chapelle; dans cette chapelle est un grand lit bien garni, et près de ce lit une table d’or.»
Notre auteur omet de remarquer qu’à chaque étage la tour diminuait; en sorte que le profil général dut être celui d’une pyramide. Il omet aussi de donner la hauteur; mais Strabon la restitue, lorsqu’il dit (page 738) «que le tombeau de Bélus était une pyramide haute d’un stade, sur un stade de long et de large par sa base.»
Cette masse avait donc aussi 307 pieds 10 pouces d’élévation et formait un triangle équilatéral[130].
Quel fut l’objet de cet édifice? C’était là le secret des prêtres. Quelques circonstances peuvent nous le révéler. 1° Ces escaliers commodes qui menaient au sommet annoncent un besoin assez fréquent d’y monter: ce ne peut être pour des sacrifices; leur appareil sanglant de bûchers et de victimes eût été trop embarrassant, et la chapelle était trop petite; 2° dans cette chapelle était un lit et une table, on couchait là, et, puisqu’on y passait la nuit, on y avait des lumières, on y travaillait sur la table; le dieu Bel, disaient les prêtres, y descendait une fois l’année; et il y trouvait une femme: cela s’entend; mais pendant les 364 autres nuits de l’année, ce lit, selon nous, servait au repos d’un ou de plusieurs prêtres astronomes occupés à l’observation des astres: cet édifice était un observatoire; sa hauteur en est un nouvel indice; car, dans un pays plat comme la Chaldée, une élévation de 307 pieds au-dessus du sol n’a d’autre utilité que de placer l’œil au-dessus des brouillards terrestres, de lui faire voir plus nettement l’horizon complet, et de diminuer l’effet des réfractions: aussi Ktésias, après avoir dit que cette tour ou pyramide fut excessivement élevée (voyez ci-devant, pag. 119), ajoute: «C’est par son moyen que les Chaldéens, livrés à l’observation des astres, en ont connu exactement les levers et les couchers».
Voilà le mystère très-important à garder, puisqu’il était la base et le mobile théocratique de la puissance religieuse et politique des prêtres, qui, par les prédictions des éclipses du soleil et de la lune, frappaient d’étonnement et d’admiration les peuples et même les rois alors très-ignorants des causes, et très-effrayés de l’apparition de ces phénomènes: par ces prédictions les prêtres se firent considérer comme initiés aux secrets, comme associés à la science des dieux, et ils reçurent ou prirent le nom vénéré de Nabi et Nabo (le prophète), et de Chaldœi, ou plutôt Kadshim, devins et devinateurs. Si l’on eût pu fouiller cette chapelle de Bel, on y eût trouvé quelque armoire ou caveau masqué où étaient renfermés les instruments d’observation, dont les anciens astronomes ont toujours été très-jaloux. Les observations journalières ont pu se faire dans la loge du milieu où étaient des sièges de repos, à une élevation de 150 pieds, plus exploitable que 307. Voilà le foyer de cette science chaldéenne vantée par les plus anciens Grecs, comme étant de leur temps une chose très-antique, ce qui ne pourrait se dire si le système d’ailleurs très-compliqué de cette science, tant astronomique qu’astrologique, ne se fût formé que depuis Sémiramis. Il est possible, il est même probable que l’édifice vu par Hérodote et Ktésias ne fut qu’embelli et réparé par cette princesse avec une plus grande magnificence. Tout s’accorde à témoigner qu’avant elle, et très-anciennement auparavant, existait en ce même lieu le monument appelé tantôt palais et citadelle, tantôt temple, tombeau et tour du dieu Bel. Les assertions de Mégasthènes et de Bérose, d’Alexandre Polyhistor, d’Abydène, etc., sont positives à cet égard, et elles ont d’autant plus de poids qu’elles ne sont que l’expression et la traduction des traditions du pays et des monuments publics cités par ces écrivains comme des garants notoires de leur véracité. Joignez-y ce que le livre des Antiquités juives dit de la tour de Babel, qui, pour le nom comme pour la chose, est absolument identique à ce qu’Hérodote et Bérose disent de la tour de Bel: nous avons vu plus haut que l’époque de construction est aussi la même. Or, puisque nous avons des motifs raisonnables de penser que la tour de Bel où de Babel exista long-temps avant le règne de Sémiramis, probablement 2,000 ans, et qu’elle exista comme observatoire astronomique, nous avons aussi le droit d’inférer que c’est plutôt dans cette période qu’il faut placer les études et les progrès des Chaldéens en astronomie. Une circonstance, elle seule, nous révèle qu’à l’époque de Sémiramis ils connaissaient non-seulement la figure ronde, mais encore la circonférence de la terre. La base et la hauteur de la tour de Bélus étaient rigoureusement la mesure du stade chaldaïque; cette mesure géométrique ne fut point prise au hasard. En supposant que ce fut Sémiramis qui l’ordonna, en réparant la tour, il s’ensuit que déjà le stade était usité; or, le stade chaldaïque de 1,111 1/9 au degré est une portion élémentaire du cercle de 400,000 stades, considéré comme circonférence du globe terrestre. Cette circonférence avait donc été antérieurement calculée et déduite des opérations géodésiques et astronomiques, ainsi que des raisonnements mathématiques, sans lesquels elle ne pouvait être connue: ce n’est pas tout; ce même stade, appliqué au degré terrestre, se trouve lui donner une étendue de 57,002 toises 1 pied 9 pouces 6 lignes, ce qui diffère un peu moins de 73 toises de la mesure obtenue par les académiciens dans le siècle dernier. Cette mesure est, comme l’on sait, de 57,075 toises pour la latitude de Paris (49° 23´);==de 56,750 toises sous l’équateur, et de 57,438 à Torne, par la latitude de 65° 50´. D’où l’on doit conclure que comme les degrés croissent en allant de l’équateur au pôle, c’est dans une latitude moyenne que fut mesuré celui qui nous présente 57,002 toises et fraction[131].
Un dernier fait nous reste à connaître: la tour de Bélus, dans sa fondation première, vers l’an 3190 ou 3195 avant notre ère, comme l’indiquent les Juifs et les Chaldéens, eut-elle les mêmes dimensions d’un stade de hauteur sur un stade de base? Si cela était, il serait démontré que dès cette date les sciences astronomiques des Chaldéens étaient au point que nous indiquons, et cela est plus que probable. Dans tous les cas, cette période de 3190 ans avant J.-C. fournit aux chronologistes raisonnables l’espace nécessaire à placer, d’une part, les observations babyloniennes envoyées par Kallisthènes à Aristote et remontant à l’an 2234 avant J.-C.; d’autre part, la fondation du temple d’Hercule à Tyr, que ses prêtres attestèrent à Hérodote remonter à une année qui correspond à l’an 2725 avant J.-C. Quant aux érudits qui nient tous les faits placés hors de leur système biblique, tout raisonnement avec eux est inutile, puisqu’il est d’avance proscrit[133].
CHAPITRE VIII.
Histoire probable de Sémiramis.
APRÈS avoir ramené à un état admissible et croyable les ouvrages de Sémiramis, qui cependant conservent leur caractère gigantesque, ne quittons pas ce sujet digne d’intérêt, sans essayer de nous faire des idées raisonnables de cette femme extraordinaire, qui dans l’histoire tient le premier rang de son sexe. Diodore de Sicile nous présente deux récits de sa fortune, et de la manière dont elle parvint au pouvoir suprême, qu’elle géra d’une main si hardie. Selon l’un de ces récits, qui est celui de Ktésias: «Sémiramis naquit en Syrie, à Ascalon, des amours clandestins de la déesse Derketo et d’un jeune sacrificateur de son temple: l’enfant exposée dans un lieu désert, parmi des rochers, fut par miracle nourrie et sauvée par les soins d’un essaim de pigeons sauvages qui avaient leur fuye[134] en ce lieu. Au bout d’un an, des bergers découvrirent cette orpheline, et la trouvant très-jolie, ils la menèrent et la donnèrent à l’intendant des haras royaux (appelé Simma), lequel, privé d’enfants, l’adopta et la nomma Sémiramis, c’est-à-dire colombe, en langue syrienne; de là serait venu le culte des pigeons dans le pays.» Voilà, dit Diodore (ou Ktésias), la fable que l’on débite sur Sémiramis. Et, en effet, c’est bien là une fable; mais en écartant le conte des pigeons et de la déesse, il resterait pour fait raisonnable que réellement Sémiramis serait née à Ascalon, du commerce clandestin de quelque prêtresse, et qu’élevée en secret, elle aurait été adoptée par le personnage indiqué. Tout cela est dans les mœurs du pays et du temps.
«Parvenue à l’âge nubile, continue Ktésias, l’éclat de sa beauté et de ses talents subjugua l’un des principaux officiers du roi. Cet officier s’appelait Memnon; étant venu inspecter les haras, il emmena Sémiramis à Ninive et il en eut deux enfants..... La guerre de Bactriane survint, Sémiramis y suivit son époux..... Ninus vainquit les Bactriens en rase campagne, mais il assiégeait inutilement leur capitale, où ils s’étaient renfermés, lorsque Sémiramis, travestie en guerrier, trouva le moyen d’escalader les rochers de la forteresse, et, par un signal élevé sur le mur, avertit de son succès les troupes de Ninus, qui alors emportèrent la ville.... Ninus, charmé du courage et de la beauté de Sémiramis, pria Memnon de la lui céder; celui-ci refusa. Ninus n’en tint compte, Memnon se tua de dépit, et Sémiramis devint reine des Assyriens.» Tel est, dit Diodore, le récit de Ktésias (p. 134, liv II).
Mais Athénée et d’autres écrivains assurent «que Sémiramis fut originairement une courtisane dont les grâces et la beauté fixèrent l’attention de Ninus. D’abord le crédit de cette femme n’eut rien de remarquable; mais ensuite il s’accrut au point d’amener Ninus à l’épouser, et finalement elle lui persuada, dans une fête, de lui céder 5 jours pour régner.»
Cette seconde version, plus naturelle, plus historique que la première, est encore appuyée par une anecdote que nous a conservée Pline. «Vers la 107e olympiade, dit cet auteur (de 352 à 349 avant J.-C.), parmi plusieurs peintres habiles fleurit Échion, qui se rendit célèbre par divers beaux tableaux: l’on admire entre autres sa Sémiramis, qui, de servante, devient reine[135].»
Voilà, en faveur du récit d’Athénée, un témoignage remarquable. On sait que les anciens peintres étaient savants et scrupuleux en histoire. Si Echion, qui fleurit moins de 30 ans après Ktésias, a dédaigné son récit et préféré celui-ci, il s’ensuit que dès cette époque existait la version suivie par Athénée, et qu’elle passait pour plus vraie. En effet elle porte un caractère réellement historique, conforme aux mœurs de l’Asie ancienne et moderne. Qu’une fille d’une naissance obscure, qu’un enfant trouvé soit élevé par des étrangers; que donnée ou vendue elle arrive au séraï du sultan; qu’elle soit introduite dans le harem à titre d’odalisque[136], c’est-à-dire de servante de chambre; qu’enfin elle parvienne au grade de sultane-reine, c’est un roman historique encore réalisé chaque siècle en Asie. D’ailleurs cette version d’Athénée, qui se lie très-bien au début rectifié de Ktésias, a encore le mérite de résoudre les embarras chronologiques qui naissent de son récit, où les événements sont trop serrés, et, de plus, elle se trouve appuyée d’un fait qu’attestent deux autres écrivains; car, Moïse de Chorène et Képhalion s’accordent à dire que Sémiramis fit mourir tous ses enfants, excepté le jeune Ninyas. Dans le récit de Ktésias, elle en eut deux de Memnon, son premier mari; mais ils n’étaient pas enfants de roi, ni capables de lui faire ombrage; au lieu que, suivant le récit d’Athénée, elle eût pu, dans son état d’odalisque, avoir de Ninus plusieurs enfants âgés déjà, et aptes à régner, par conséquent faits pour l’inquiéter. Alors nous pouvons supposer sans effort que Sémiramis était entrée au séraï vers l’âge de 20 ans, qu’elle y vécut en qualité d’odalisque et eut des enfants de Ninus pendant un espace qui put durer 20 autres années. Ce temps fut employé par elle à fonder ce crédit et cet ascendant qui enfin subjuguèrent Ninus. La guerre de Bactriane étant survenue, elle y suivit le roi, et ce fut a|ors que l’acte de bravoure mentionné par Ktésias la fit devenir reine. Son nom même semble faire allusion à ce trait; car il n’est pas vrai que Sémiramis signifie pigeon ou colombe[137], en syriaque; au lieu que ce mot, décomposé (shem rami), signifie le signe élevé sur les murs de Bactre, lequel devint le signal de la victoire de Ninus et de la fortune de la favorite. A dater de cette année, qui fut l’an 1201, tous les événements seraient tels que les a établis l’auteur de la chronologie d’Hérodote, page 278. Mais nous corrigerions les dates précédentes, en disant que Sémiramis serait entrée au séraï vers 1221, et qu’elle serait née vers 1241. Alors elle eût vécu 61 à 62 ans, précisément comme le dit Ktésias; si son orgueil voulut que l’on comptât dans son règne tout le temps de sa cohabitation avec Ninus, elle aurait régné 42 ans, comme le dit encore cet auteur; et tout prend de l’accord dans le récit et dans les vraisemblances: par ces gradations naturelles, par cet apprentissage nécessaire, Sémiramis, arrivée au pouvoir suprême, donne l’essor à son caractère avide de tout ce qui est grand[138]: jalouse de surpasser la gloire de ceux qui l’avaient précédée, elle conçoit, après la mort de Ninus, le dessein de bâtir une ville dans la Babylonie. Ninus venait d’en construire une immense à 100 lieues de là, et voilà sa veuve qui veut en élever une autre, non pas plus grande (Strabon dit que Babylone fut plus petite), mais une mieux entendue. Ninive avait donc des défauts de position déjà sentis..... Le local de Babylone offrait donc des avantages supérieurs: le talent de Sémiramis fut de les apercevoir, et le succès est devenu une preuve de son génie. Effectivement, en examinant les circonstances géographiques et politiques de cette opération, il nous semble découvrir plusieurs des motifs qui ont dû la susciter. Ninive assise au bord oriental du Tigre, dans une plaine fertile en tout genre de grains, voisine de coteaux riches en arbres fruitiers, sous un ciel brillant et pur, Ninive jouissait d’une situation très-heureuse à plusieurs égards; mais elle était privée de l’un des éléments nécessaires à la prospérité des capitales. Elle manquait de navigation..... Le Tigre, quoique fleuve large et profond, est si rapide en son cours, si encaissé dans son lit, que les transports y sont toujours dangereux, difficiles et partiels. On ne peut le remonter; et de plus, au-dessus de Ninive, son cours est borné à si peu de pays, qu’on ne saurait en apporter beaucoup de denrées.
L’Euphrate, au contraire, a un développement immense au-dessus de Babylone; il touche à la Syrie; il pénètre dans l’Asie mineure par une de ses branches; il exploite toute l’Arménie par les autres; il appelle les produits de tous les pays montueux qui bordent l’Euxin, il les transporte avec moins de dangers que son rival; mais ce qui surtout lui assure la prépondérance, il communiqué à l’Océan par un cours plus lent, par un lit plus commode que le Tigre, en sorte que, depuis le golfe Persique, les bateaux peuvent le remonter bien plus haut et plus aisément que le Tigre. Une ville placée sur l’Euphrate était donc appelée à la splendeur que donne le commerce: et à cette époque le golfe Persique était le centre des communications les plus riches et les plus actives entre l’Asie occidentale, la Syrie, la Perse, l’Arabie heureuse, l’Éthiopie et l’intérieur de l’Afrique; à cette époque ce commerce valait celui de l’Inde. Les guerres habituelles des peuples riverains, en rendant la circulation difficile, en forçant de recourir aux caravanes dispendieuses des Arabes bédouins, s’étaient opposées à son développement. Cette cause venait de cesser; toute l’Asie limitrophe obéissait à un même souverain, et sa puissance le faisait respecter au loin. Ce motif commercial était déjà suffisant; Sémiramis dut en avoir deux autres, politiques et militaires.
Les habitants de la Chaldée étaient un peuple récemment conquis, par conséquent mécontent et disposé à secouer le joug. Un moyen propre à les contenir était d’établir près d’eux, dans leur sein, une forteresse dont la garnison fût un épouvantail ou un instrument. Cet objet fut rempli par la position de Babylone bâtie dans l’île Euphratique; mais pourquoi bâtir l’autre portion à l’ouest du fleuve au bord du désert? Ici se montre encore l’habileté du fondateur: alors que les armes projectiles avaient peu de portée, si l’on n’eût occupé qu’une rive du fleuve, l’on n’eût pas commandé l’autre suffisamment. On avait dans le désert un ennemi vagabond, turbulent, qu’il importait de tenir en respect: une citadelle formidable opéra cet effet. Babylone, assise sur les deux rives de l’Euphrate, épouvanta les Arabes bédouins; mais, en même temps, elle devint un moyen de les attirer et de les affectionner, parce qu’elle leur offrit le marché le plus commode et le plus avantageux pour vendre le superflu de leurs troupeaux, ou le butin de leurs lointaines rapines.
Cette domination plénière du fleuve, qui fut un raffinement d’art sur Ninive, fut aussi un surcroît de puissance militaire et commerciale. Tous les Bédouins devinrent vassaux par crainte ou par intérêt. Le choix du local précis de Babel fut un trait de politique plein d’astuce et de sagacité. L’on pouvait indifféremment asseoir la forteresse plus haut ou plus bas; mais Sémiramis trouvant en un point donné un temple célèbre, qui, suivant l’usage du temps, était un lieu de pèlerinage pour tous les peuples arabes, Sémiramis saisit ce moyen religieux de manier les esprits; en ornant ce temple, en le comblant de présents, elle flatta le peuple; en caressant les prêtres chaldéens, en les dotant, elle se les attacha, et par eux elle devint maîtresse des cœurs. Enfin, un dernier motif de son choix dut être que, quelques lieues plus haut, l’Euphrate avait et a encore des rapides ou brisants qui empêchent les bateaux de remonter à pleine charge... La ville devint un entrepôt.
D’après ces combinaisons trop naturelles pour n’être pas vraies, il ne faut plus s’étonner du succès de Sémiramis. Il fut complet contre Ninive, puisque cette cité ne subsista que 6 siècles, tandis qu’il en fallut 12 pour anéantir Babylone; encore ses immenses ruines, enfouies dans un espace de plusieurs lieues[139], demeurent-elles comme un monument de son existence. Il faut lire dans Diodore le reste des actions de cette femme prodigieuse, et voir comment, après avoir établi sa métropole, elle créa en peu de mois, dans la Médie, un palais et un vaste jardin, puis entreprit contre les Indiens une guerre malheureuse, puis revint en Assyrie se livrer à des travaux dont Moïse de Chorène continue les détails curieux dans le chapitre 14 de son Histoire d’Arménie. Telles furent son activité et sa renommée, qu’après elle, tout grand ouvrage en Asie fut attribué par les traditions à Sémiramis[140]. Alexandre trouva son nom inscrit sur les frontières de la Scythie, alors considérée comme borne du monde habité. C’est sans doute cette inscription que nous a conservée Polyæn, dans son intéressant Recueil d’anecdotes. (Stratag., liv. VIII, chap. 26).
Sémiramis parle elle même:
LA NATURE ME DONNA LE CORPS D’UNE FEMME;
MAIS MES ACTIONS M’ONT ÉGALÉE
AU PLUS VAILLANT DES HOMMES (à Ninus):
J’AI RÉGI L’EMPIRE DE NINUS,
QUI VERS L’ORIENT TOUCHE AU FLEUVE HINAMAM (l’Indus);
VERS LE SUD AU PAYS DE L’ENCENS ET DE LA MYRRHE
(l’Arabie-Heureuse);
VERS LE NORD AUX SAKKAS (Scythes),
ET AUX SOGDIENS[141] (Samarkand).
AVANT MOI AUCUN ASSYRIEN N’AVAIT VU LA MER;
J’EN AI VU QUATRE OU PERSONNE NE VA,
TANT ELLES SONT DISTANTES.
QUEL POUVOIR S’OPPOSE A LEURS DÉBORDEMENTS?
J’AI CONTRAINT LES FLEUVES DE COULER OU JE VOULAIS,
ET JE N’AI VOULU QU’OU IL ÉTAIT UTILE:
J’AI RENDU FÉCONDE LA TERRE STÉRILE,
EN L’ARROSANT DE MES FLEUVES:
J’AI ÉLEVÉ DES FORTERESSES INEXPUGNABLES:
J’AI PERCÉ DE REDOUTES DES ROCHERS IMPRATICABLES:
J’AI PAYÉ DE MON ARGENT DES CHEMINS,
OU L’ON NE VOYAIT QUE LES TRACES DES BÊTES SAUVAGES;
ET DANS CES OCCUPATIONS,
J’AI SU TROUVER ASSEZ DE TEMPS POUR MOI
ET POUR MES AMIS.
Dans ce tableau si simple et si grand, la dignité de l’expression et la convenance des faits semblent elles-mêmes garantir la vérité du monument. Nous ne saurions donc admettre l’opinion de quelques écrivains qui veulent regarder Sémiramis comme un personnage mythologique de l’Inde ou de la Syrie[142]. Il est possible que le mot semirami reçoive une étymologie zende ou sanscrite; mais outre le cas fortuit des analogies de ce genre, ce mot, qui nous est transmis par les Perses, peut avoir été substitué par eux au nom syrien de l’épouse de Ninus, comme le nom de Zohâk fut substitué au nom de Haret, comme celui d’Esther le fut au mot hadossa, signifiant myrte en hébreu. L’article suivant va confirmer cet aperçu par des rapprochements singuliers auxquels donne lieu un récit que nous a conservé Photius dans sa Bibliothèque grecque[143].
CHAPITRE IX.
Récit de Conon, et roman d’Esther.
«J’ai lu, dit Photius (page 427 de sa Bibliothèque), j’ai lu le petit ouvrage de Conon, dédié à Archelaüs Philopator, contenant 50 anecdotes tirées de divers auteurs anciens. La 9e traite de Sémiramis. Conon la présente comme fille, et non comme femme de Ninus. Pour m’expliquer sommairement, il attribue à Sémiramis tout ce que les autres écrivains racontent de l’Assyrienne Attossa (Atossa). Aurait-elle porté deux noms? ou a-t-il été le plus savant? Voilà ce que je ne sais pas. Il raconte que Sémiramis eut d’abord un commerce clandestin avec son propre fils, sans le connaître; qu’ensuite, la chose étant découverte, elle l’épousa publiquement; d’où il est arrivé chez les Mèdes et chez les Perses que le mariage des enfants avec leurs mères, qui d’abord était une chose exécrable, devint un acte légal et permis.»
Il s’agit de savoir si ce récit est purement paradoxal, ou s’il contient quelques lumières dans notre question.
1° Nous observons que Conon fut un auteur assez tardif, puisque son patron, Archelaüs, fut un des Hérodes emmené par Jules-César à Rome, où il passa de longues années.
2° Les 50 anecdotes dont Photius donne l’extrait sont pour la plupart tirées de la haute antiquité, en des temps dits héroïques et fabuleux, avec une affectation de singularité qui décèle l’intention formelle d’amuser un prince ennuyé; mais on n’y découvre point un caractère d’absolue fausseté, ni d’invention apocryphe qui en fasse un pur roman. Dans l’anecdote de Sémiramis, Photius observe que les faits attribués par Conon à cette princesse, le sont par d’autres auteurs à l’Assyrienne Atossa. Il n’y aurait donc que transposition et confusion de noms. Quelle fut cette Atossa, ou Attossa? Les Perses nous en citent une née fille de Kyrus, devenue épouse de Cambyse (son propre frère), puis de Smerdis; ce ne doit point être celle-là.
L’historien Hellanicus, contemporain d’Hérodote, en citait une autre qui, dans un temps ancien, avait inventé l’art d’écrire ou d’envoyer des lettres missives[144]: ce pourrait être celle-là; mais il l’appelle reine des Perses, et l’on n’en connaît aucune autre action.
Enfin Eusèbe, dans sa Chronique[145], nous fournit un trait plus précis. «Atosse, qui est Sémiramis[146] (ou qui est appelée Sémiramis), fut fille de Bélochus (18e roi d’Assyrie), et elle régna 12 ans avec son père.»
Ici nous avons une Atosse assyrienne, comme celle de Conon, et deux noms pour une même personne, comme l’a soupçonné Photius. De ces divers exemples nous pouvons conclure,
1° Que le nom d’Atosse fut commun à plusieurs femmes chez les Perses et les Assyriens;
2° Que, par un autre cas possible, ces femmes ont pu vouloir s’appeler du nom illustre de Sémiramis, ou que Sémiramis a pu d’abord porter le nom d’Atosse quand elle était simple particulière. De ce double cas ont pu venir des méprises, des confusions; et en parcourant l’histoire des Mèdes et des Perses, nous trouvons un trait qui réunit d’une manière remarquable plusieurs circonstances du récit de Conon.
Selon Ktésias, la fille du roi mède Astyag, nommée Amytis, devint l’épouse de Kyrus: selon Hérodote, la fille de ce même Astyag était mère du même Kyrus: Ktésias, qui contredit Hérodote, n’ose avouer ce fait, mais il l’insinue lorsqu’il dit: «Kyrus ne connaissait pas d’abord Astyag pour son parent (ou aïeul); lorsqu’il l’eut en son pouvoir, il le relâcha, et il honora Amytis comme sa propre mère; ensuite il l’épousa.» Maintenant observons qu’aucun auteur ne parle de l’inceste comme légal chez les Assyriens et les Babyloniens, tandis que tous attestent cet usage chez les Perses et chez les Mèdes..... Le mariage des frères avec les sœurs, des mères avec leurs fils, était un usage antique et légal de la caste des mages, a dit Xantus de Lydie[147], dès avant le temps d’Hérodote. De là ce vers de Catulle:
D’autre part, nous savons que la religion et les rites des mages, essentiellement mèdes et zoroastriens, furent adoptés par Kyrus. Son fils Cambyse épousa sa propre sœur Atossa: n’est-il pas naturel d’en tirer la conséquence que ce fut Kyrus qui introduisit l’inceste chez les Perses, comme le dit Conon, et qu’il représente ici Ninyas, comme Astyag représente Ninus? Mais d’où vient cette méprise? sans doute le voici. Ninus, chez les Mèdes, était un zohâq, comme Astyag l’était chez les Persans. Or comme il y avait quelque analogie entre l’aventure de Sémiramis qui s’éprit de son fils et voulut en jouir, et l’aventure d’Amytis qui vécut clandestinement avec son fils, et qui l’épousa, ces divers personnages auront été confondus par quelque historien romancier, comme le sont encore les historiens persans[148].
Quant à la Sémiramis dite Atossa, fille de Bélochus selon Eusèbe, ses 12 ans de règne approchent beaucoup des 14 ou 15 ans que nous avons trouvés à l’épouse de Ninus[149], et Ninus pourrait être ce Bel-ochus, qui signifie frère de Bel: car, placé vers la moitié des 1,200 ans de Ktésias, il se trouve à la tête de la liste redoublée dont la chronologie d’Hérodote démontre l’erreur (t. 4, pag. 468).
Mais ce nom d’Atossa ou Attossa donné à Sémiramis, d’où vient-il? En lisant l’anecdote juive d’Esther, nous remarquons que son nom syrien ou hébreu fut Hadossa, signifiant myrte; qu’elle vint de Syrie comme Sémiramis; qu’elle fut odalisque à la cour du grand roi Assuérus: or Assuérus est le nom que le texte grec donne à l’Assur ou l’Assyrien de la Genèse qui bâtit Ninive: cet Assuérus épousa la Juive Hadossa, comme Ninus épousa l’Ascalonite Atossa; l’une et l’autre de servantes devinrent reines, comme le représentait le tableau du peintre Échion, dès avant Alexandre. Jamais les commentateurs n’ont pu prouver en quel temps vécut cet Assuérus, ni où il fut roi, ni qui fut cette Esther, dont les critiques placent l’histoire au rang des livres apocryphes. Il nous semble assez évident que le nom prononcé Atosa par les Grecs, est identique à l’Hadossa des Syriens; qu’Esther n’est pas autre que Sémiramis, dont un auteur juif a modifié l’histoire tirée du même livre que le tableau d’Échion, pour en faire honneur à sa nation; en sorte que nous avons ici deux écrivains juifs qui ont défiguré la vérité pour amuser leurs lecteurs: nous en verrons bientôt d’autres dans le même cas, mais beaucoup moins amusants.
CHAPITRE X.
Babylone depuis Sémiramis.
APRÈS que Ninus eut conquis la Babylonie, et détruit la racé des rois indigènes[150], ce prince, nous dit Ktésias, soumit le pays a un tribut annuel, c’est-à-dire qu’il en fit une province de son empire, régie comme les autres par un vice-roi ou satrape. Sémiramis ayant ensuite fondé l’immense forteresse de Babylone, cette cité devint la résidence naturelle et nécessaire du vice-roi; ce vice-roi, par la nature de sa place, dut être amovible au gré du souverain, comme le furent les satrapes de l’empire perse (dont le régime fut calqué sur celui de Ninive), comme le sont de nos jours encore les pachas de l’empire ottoman. Toutes ces organisations asiatiques se ressemblent. Cet état de choses subsista pendant toute la durée de l’empire assyrien. Nous en avons la preuve,
1° Dans l’envoi que Teutamus fit d’un corps de Babyloniens au secours de Troie[151];
2° Dans l’échange que Salmanasar fit d’une colonie de Babyloniens contre une colonie d’Hébreux de Samarie;
3° Dans tous les détails de la révolte de Bélésys-Mérodak contre Sardanapale;
4° Dans la vassalité non contestée de ce même Bélésys vis-à-vis d’Arbâk, qui, à titre de vainqueur de Sardanapale et de successeur du grand roi, conféra au Babylonien la satrapie de sa province exempte de tribut, et qui lui accorda le pardon d’un vol public contre l’avis de ses pairs assemblés;
5° Enfin dans ces expressions d’Hérodote[152]: «que la ville de Babylone, après la chute de Ninive, devint la résidence des rois d’Assyrie.»
Elle n’était donc auparavant qu’une ville dépendante, une ville de province. Nos deux auteurs, d’accord sur cette période, semblent différer sur celle du régime mède; car le texte d’Hérodote implique une souveraineté indépendante depuis Bélésys, tandis que, selon Ktésias, Babylone continua d’être vassale d’Ecbatane, au même titre qu’elle l’avait été de Ninive; et il en cite un trait remarquable dans l’anecdote de Parsodas et de Nanibrus, gouverneur de Babylone, qui se reconnaît justiciable de (Kyaxarès)-Artaïos. D’où il résulterait que les rois de Babylone n’auraient effectivement été indépendants et héréditaires que depuis Nabopolasar, père de Nabukodonosor; et la liste officielle, dite Kanon[153] astronomique de Ptolomée, appuie cette induction, en ce que depuis Nabopolasar, remontant jusqu’à Bélésys (Mardokempad), elle compte 11 règnes ou mutations dans le court espace de 96 ans, ce qui ne donne pas 9 ans complets pour chaque règne, et ce qui par conséquent exclut l’idée de succession héréditaire.
Après Bélésys, pendant le règne circonspect de Deïokès, qui ne commanda qu’aux Mèdes, alors que chaque peuple vécut libre et sous ses propres lois, il y a lieu de penser qu’il exista à Babylone des agitations oligarchiques, pendant lesquelles des chefs militaires ou sacerdotaux, se supplantèrent rapidement dans la gestion du pouvoir. Cela serait naturel, et il le serait encore que Phraortes, devenu puissant par la conquête de la Perse, eût ressaisi la suzeraineté de Babylone par le moyen de l’un des partis contendants. Ce prince ayant péri dans son expédition contre Ninive, son fils Kyaxarès (Artaïos) hérita de ses droits; mais l’invasion des Scythes, en 625, l’ayant confiné dans ses places fortes et dans ses montagnes, Nabopolasar et Nabukodonosor, à couvert dans leur île, protégés contre la cavalerie scythe par leurs fleuves et leurs canaux, mirent à profit la faiblesse du Mède, et rendirent leur royauté indépendante et héréditaire dans leur famille.
Contre cet état de choses conforme au raisonnement et aux autorités, on peut demander comment s’expliqueront, et le titre de roi donné par la liste officielle aux princes babyloniens depuis Nabonasar, et l’acte arbitraire de ce prince qui supprima les noms de tous ses prédécesseurs, acte et titre qui semblent impliquer l’indépendance absolue.
Nous répondrons que cette objection, plausible dans les mœurs et les usages d’Europe, n’est point une difficulté réelle dans les usages d’Asie. Le mot arabe et chaldéen malek, traduit roi, n’a pas strictement le sens que nous lui donnons: il suffit d’avoir lu l’histoire de l’Orient ancien, pour savoir que ce titre n’équivaut souvent qu’à celui de commandant de province et même de ville. Quand les Hébreux entrent en Palestine, il n’est pas de ville ou de gros bourg qui ne présente un malek, ou roi, et certainement ces roitelets n’étaient pas des rois indépendants, absolus. Cet emploi indistinct du nom de roi trouve son origine et ses motifs dans l’état politique de ces contrées. Primitivement, avant que les états se fussent engloutis les uns les autres, chaque peuple, régi par ses propres lois, avait son malek, son roi particulier. De grands conquérants, tels que Sésostris et Ninus, s’étant élevés, leur politique trouva convenable de conserver aux petits rois qui se soumirent volontairement les états qu’ils possédaient, et se contenta de percevoir le tribut, c’est-à-dire qu’en laissant le titre, qui n’était rien, les conquérants prirent les richesses, qui étaient tout; et de là cette dénomination de rois des rois, dont nous trouvons le premier exemple dans Sésostris, mais dont probablement l’usage est bien antérieur. Réduits à l’obéissance et à la vassalité, ces rois inférieurs ne furent réellement que des gouverneurs de province, que des satrapes, selon l’expression de l’idiome persan; et nous trouvons la preuve inverse de cette synonymie dans un passage de Bérose, qui, né sujet des Perses, a écrit selon leur génie; il dit:
«Nabopolasar ayant appris la défection du satrape qui était préposé sur l’Égypte, la Cœlé-syrie et la Phénicie, et ne se trouvant plus capable de soutenir les fatigues de la guerre, il chargea son fils Nabukodonosor de cette expédition, et mourut peu de temps après[154]».
La date de cette expédition et de la mort de Nabopolasar nous est parfaitement connue pour être de l’an 605 à 604. Or nous savons avec la même certitude historique, qu’à cette époque il n’y avait en Égypte d’autre satrape que le roi Nékos, qui régna depuis 617 jusqu’en 602; et nous savons encore par Hérodote et par les livres hébreux que Nékos n’était point le préposé des rois de Babylone, mais bien l’ennemi puissant, le rival indépendant qui leur disputa la Judée et la Syrie jusqu’à l’Euphrate[155]. La bataille de Karkemis ou Kirkesium, en 604, jugea la question contre lui. Il se retira dans son royaume, et il ne reparut plus dans la terre (ou pays) de Judée.
Bérose, historien célèbre par son savoir, n’a pu ignorer ces faits. Lorsqu’en cette occasion il emploie le mot satrape, c’est évidemment parce que, dans les idées asiatiques, il le juge synonyme du mot roi[156]. Le Syncelle nous offre un autre exemple du même emploi de ce mot par Alexandre Polyhistor, lorsqu’il dit, page 209: «Alexandre Polyhistor rapporte que Nabopolasar envoya vers Astyag, satrape de Médie, etc.» Or il est constant qu’Astyag était roi indépendant..., et le Syncelle, page 14, nous avertit que Polyhistor copiait Bérose.
Quant à la suppression que Nabon-asar fit des actes et des noms de ses prédécesseurs, elle n’est pas en lui une preuve du pouvoir royal, plus qu’elle ne le serait dans les pachas du Kaire, de Damas et de Bagdad; de tels procédés leur seraient possibles, sans avoir d’autre conséquence que de payer quelque amende. Seulement ici c’est un indice de félonie et de rébellion que semblent confirmer plusieurs circonstances.
En effet, après la mort de Nabonasar, l’an 733 (14 ans après la suppression des actes, en 747), on voit le roi de Ninive, Salman-asar, lever une colonie dans Babylone même et la déporter au pays de Samarie, à la place des Juifs qu’il venait de subjuguer et de déporter en Mésopotamie. Cet acte de souveraineté et de sévérité ne semble-t-il pas venir à la suite d’une rébellion qui aurait existé, sans pouvoir être punie du vivant de son auteur Nabonasar; mais, à sa mort, le prince suzerain, profitant de quelques troubles, aurait recouvré ses droits; il aurait écarté des coupables trop nombreux pour être détruits sans danger et sans perte; et même en capitulant avec le parti influent, il eût continué de prendre les vice-rois dans la caste, avec la précaution de les changer souvent, comme on le voit dans Nabius, Chinzirus, Porus et Ilulaïus, qui n’occupent que 12 ans.
D’autre part, la liste officielle appelée Kanon astronomique de Ptolomée, affecte de donner aux princes de Babylone, depuis Nabonasar, le nom de rois chaldéens, et non pas de rois assyriens. Or il est remarquable que les écrivains juifs authentiques, tels qu’Isaïe, Jérémie et l’auteur des Rois, appliquent exclusivement le nom de Chaldéens aux Babyloniens, et celui d’Assyriens aux rois de Ninive[157]; que ces Chaldéens étaient la caste bràhminique et noble des Babyloniens, celle en qui résidait le sacerdoce et primitivement le pouvoir; que, par suite de la conquête des Assyriens, ces Brahmes vaincus avaient dû être privés de l’autorité civile; que la garnison de Babylone avait dû être composée d’étrangers, et que même la colonie première introduite par Sémiramis en était formée en grande partie; mais par le laps de temps, dans un espace de 480 ans, l’esprit indigène et le sang arabe durent aussi reprendre l’ascendant que leur donnaient et la masse de population, et les habitudes de climat. Alors il est naturel de penser que la caste chaldéenne épiant l’occasion de ressaisir l’autorité, l’un de ses membres, Nabon-asar, profita de l’indolence ou de l’embarras des sultans de Ninive, pour affecter l’indépendance et convertir en autorité royale celle dont il put être revêtu, à titre de vice-roi, ou de pontife[158]. Dans un tel cas, on conçoit très-bien que cet indigène, considérant comme intrus les vice-rois qui l’auraient précédé et qui durent être des Ninivites, put vouloir supprimer leurs noms et leurs actes comme un monument de servitude; l’établissement de cette nouvelle puissance indigène et chaldéenne donnerait une explication très-naturelle d’un passage d’Isaïe, qui autrement demeure obscur.
Au chapitre 23 de cet écrivain, versets 13 et 14, on lit:
«Voici la terre des Chaldéens; ce peuple n’était pas (auparavant). L’Assyrien la fonda (Babylone) pour les habitants du désert; il éleva ses remparts, il bâtit ses palais, il l’établit pour la ruine des nations.»
Ce chapitre ne porte pas de date, mais il vient à la suite du chapitre 20, qui traite de la prise d’Azot par Tartan, général de Sennachérib[159], et ce fait, peu antérieur au siège de Jérusalem par ce prince, appartient aux années 722 ou 723 avant notre ère. Comment, à cette époque, Isaïe a-t-il appelé peuple nouveau ou race nouvelle les Chaldéens, de qui les Juifs s’honoraient de tenir, par Abraham, leur origine déjà ancienne? Cela ne peut se concevoir qu’en appliquant cette nouveauté à la puissance ressuscitée de la race chaldéenne par Nabonasar; cette résurrection date de l’an 747, c’est-à-dire 25 ans auparavant, et là s’appliquent bien ces mots, qui n’était pas (auparavant). Le reste de la phrase s’accorde parfaitement avec le récit de Ktésias sur l’origine de Babylone.
D’ailleurs le sujet du chapitre 23, où est le passage cité, convient très-bien à cette période; car c’est un anathème contre la ville de Tyr, frappée de grands maux et menacée de servitude. Or, vers les années 731 et 732, Salmanasar[160] avait subjugué toutes les villes phéniciennes, excepté Tyr, qu’un siège prolongé réduisit aux abois. C’est à ce siège que fait allusion le prophète, et non pas, comme le prétendent quelques paraphrastes, au siège de Nabukodonosor, qui fut postérieur de plus de 120 ans. Tout porte donc à croire que réellement la puissance ninivite éprouva de la part des vice-rois de Babylone, dès avant l’affranchissement par Bélésys, ce que la puissance ottomane éprouve quelquefois de la part de ses grands vassaux, qui, pendant plusieurs années, conservant des apparences de soumission et de tribut, exercent tous les actes d’une autorité indépendante et d’une véritable royauté. La suite des faits va encore jeter du jour sur cette idée; et parce que nos renseignements sur les rois babyloniens nous viennent presque uniquement de la liste appelée Kanon de Ptolomée, il n’est pas inutile de jeter un coup-d’œil sur l’autorité de ce monument, contesté par quelques écrivains pour soutenir d’anciens préjugés.
CHAPITRE XI.
Kanon astronomique de Ptolomée.
C’est à l’érudit Joseph Scaliger que les chronologistes doivent les premières notions de ce Kanon, ou Catalogue régulateur, tiré des écrits de l’astronome Ptolomée. Scaliger, compulsant un manuscrit du Syncelle, alors inédit, y trouva cette pièce historique et s’empressa de la publier dans les premières années du 17e siècle; mais parce que le Syncelle produit deux et même trois versions de cette liste, toutes différentes l’une de l’autre, il s’éleva des doutes sur son utilité. Peu de temps après (en 1620)[162], Calvisius et Bainbridge fournirent de meilleurs moyens de l’apprécier, en publiant la copie des deux manuscrits de Théon, commentateur de Ptolomée. En 1652 la traduction du livre de George le Syncelle, par Goar[163], sur un manuscrit autre que celui de Scaliger, offrit de nouvelles variantes quant aux noms; en 1663 le docte jésuite Petau, qui d’abord avait adopté la version de Scaliger, dans son Traité de Doctrinâ temporum[164], la répudia pour une meilleure que lui fournit un troisième manuscrit du même Théon[165]. Enfin le savant anglais Dodwell, dans une Dissertation très-bien raisonnée[166], ayant confronté et discuté toutes les versions alors connues, et les opinions émises, donna un état clair et fixe à la question, qui consiste dans les articles suivants:
1° La liste n° I doit être considérée comme la plus conforme aux manuscrits de Théon, copiste de Ptolomée. Les chiffres ou nombres sont d’autant plus exacts, que l’auteur original, après chaque règne particulier, additionne le produit de tous les règnes précédents; ce qui interdit toute altération, en même temps que cette précaution nous montre combien peu les anciens comptaient sur l’attention et la fidélité de leurs copistes.
Les numéros II, III et IV représentent les variantes données par Scaliger, par Petau et par le Syncelle, édition de Goar.
Elles servent à prouver cette incurie des copistes, puisque les noms propres qui composent ces listes sont quelquefois altérés de plusieurs manières (par exemple Iluarodamus): ce doit donc être une vérité, un principe de critique pour tout esprit impartial, que «toutes les fois qu’il n’existe qu’un ou deux manuscrits d’un ouvrage ancien, on n’a aucune garantie, aucune certitude morale de son identité avec l’ouvrage original tel qu’il sortit des mains de l’auteur.» Parmi les livres anciens que nous possédons, en est-il beaucoup qui aient satisfait à cette condition?
2° Dans la version qu’il nomme astronomique, n° II A, et qu’il prétend avoir copié de Ptolomée, l’on voit que le Syncelle a osé, selon sa coutume, altérer et changer la durée de plusieurs règnes, en donnant, par exemple, à Saosduchius 9 ans au lieu de 20; à Nabonadius 34 au lieu de 17; à Iluarodam 3 au lieu de 2, etc., que portent généralement les manuscrits de Théon.
3° Enfin, la version intitulée calcul ecclésiastique, n° II B, dont l’auteur premier semble être Africanus, chef des chronologistes chrétiens; cette version offre des preuves irrécusables de la négligence, de l’ignorance même, et du défaut de critique de ces anciens compilateurs.....
Premièrement, dans la confusion qu’ils font de personnages très-différents, en croyant, par exemple, que Nabonasar est le même que Salmanasar; que Nabonadius est le même qu’Astyages, ou Darius, ou Assuérus ou Artaxercès.
Secondement, dans une autre confusion qu’ils font du règne de Kyrus à Ekbatane, qui réellement veut 30 ans, avec le règne de Kyrus à Babylone, qui n’en veut que 9.
Troisièmement, dans la licence qu’ils prennent de changer arbitrairement la durée bien connue de divers règnes, tels que celui de Nabonasar, de Nabius, d’Iluarodam, de Nabonide, de Kyrus, d’Ochus, etc., et cela afin de retrouver la somme d’addition finale, exigée par le Kanon: enfin dans leur incurie à remplir même cette condition; car le calcul ecclésiastique, au lieu de fournir 424 ans juste après Alexandre, rend 426 ans 4 mois, par l’introduction inutile des 7 mois du mage, des 7 de Sogdien, et des 2 mois de Xercès II, et la surcharge d’une année sur un autre prince.
Par ces exemples pris dans un sujet important et célèbre, l’on peut juger du caractère des anciens écrivains dits ecclésiastiques, qui tous offrent plus ou moins de semblables anachronismes.
La liste authentique des rois chaldéens de Babylone étant ainsi éclaircie et fixée, l’on demande quel a été son auteur? Il fut antérieur à Ptolomée, puisque le Syncelle remarque, page 206, «que les astronomes chaldéens et les mathématiciens grecs s’en servaient le plus habituellement pour tirer leurs horoscopes, ainsi que l’atteste le très-savant Ptolomée.»
Donc ce Kanon ou règle du temps était bien antérieur à cet astronome et même à Hipparque, de qui Ptolomée a tout emprunté. Aussi voyons-nous Hipparque désigner quelques éclipses par les noms de certains princes que le Kanon nous offre. Dodwell, qui a médité ce sujet, a pensé que la rédaction première de ce régulateur du temps devait appartenir à Bérose, ce prêtre chaldéen dont nous avons souvent parlé.
En faveur de cette opinion, nous voyons plus de motifs encore que n’en a exposé Dodwell.
1° L’analogie et presque l’identité du fragment de Bérose cité par Fl. Josèphe[167], où les rois de Babylone, depuis Nabopolasar, sont nommés et classés comme dans la liste. Et si l’on objecte que, dans le livre contre Appion, Nabopolasar a 29 ans au lieu de 21, nous répondons qu’Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, liv. IX, chap. 40, et le Syncelle[168], dans sa Chronographie, p. 220, en citant le même texte de Bérose d’après Josèphe, donnent 21 ans à Nabopolasar; en sorte que Dodwell a eu raison d’attribuer l’erreur du livre contre Appion, au copiste, qui, au lieu d’écrire les mots grecs eikosi en’, vingt-un, a écrit eikosi ennea, vingt-neuf. Il y a cent exemples pareils.
2° La double qualité d’historien et d’astronome réunie dans la personne de Bérose, qui, pour établir les calculs et les prédictions astrologiques dont l’exactitude le rendit si célèbre en Grèce, eut besoin d’une mesure de temps très-précise, et eut, à titre d’historien, les moyens de la choisir dans les annales les mieux constatées.
3° Le passage de Pline, qui dit que Bérose donnait aux observations babyloniennes une durée de 480 ans.
Donc Bérose avait dressé ce calcul sommaire de 480 ans.
4° L’époque même à laquelle se termina d’abord le Kanon astronomique, laquelle fut la mort d’Alexandre: n’était-il pas naturel que Bérose terminât sa Chronologie à cette époque célèbre, qui était aussi celle de sa propre naissance[169]?
5° Enfin le titre de chaldéens donné à ces rois est encore une induction favorable, en ce que, si l’auteur eût été grec, il les eût appelés assyriens, selon l’usage d’Hérodote et de presque tous les auteurs grecs: il n’appartenait qu’à un indigène, à un prêtre babylonien tel que Bérose, de faire cette distinction savante dont nous trouvons l’exemple parallèle chez les écrivains juifs, avec cette particularité que l’orthographe de Bérose se rapproche de la leur autant que le permet la langue grecque.
Le lecteur a pu remarquer que dans le Kanon astronomique se trouvent supprimés les noms de plusieurs princes mentionnés par les historiens; par exemple, on n’y voit point la reine Nitocris d’Hérodote, et ce silence achève de prouver ce que nous avons dit, c’est-à-dire qu’elle ne fut que régente sous le règne de son époux Nabokolasar, qui est Nabukodonosor.... On ne voit pas non plus, après Cambyse, le mage Smerdis, quoique mentionné par Ktésias et par Hérodote, ni Laborosoachod, quoique cité dans le fragment de Bérose lui-même (en Josèphe). Ces omissions néanmoins ne sont pas des oublis, ni des lacunes; elles sont le résultat d’un système réfléchi qui n’a pas voulu embarrasser et troubler le calcul, en y introduisant des fractions d’années; en effet, Smerdis ne régna que 7 mois; mais parce que Cambyse régna 7 ans et 5 mois, la liste, en lui comptant 8 ans entiers, compense le temps de Smerdis. La même chose a lieu pour Laborosoachod, pour Arsès, etc., dont les mois sont reversés sur leurs prédécesseurs[170]. Quant à la liaison de cette chronologie babylonienne à notre ère chrétienne, elle s’est opérée avec aisance, facilité et certitude, par les dates des règnes d’Alexandre, de Darius-Hystaspe, de son fils Xercès, etc., dates sur lesquelles la série des jeux olympiques ne laisse aucun doute. Ainsi nous avons jusqu’à l’an 747 avant J.-C. une échelle continue qui nous fournit un terme de comparaison exact pour juger du degré d’instruction des auteurs qui, comme Hérodote, ont parlé de quelque événement, de quelque roi babylonien, dans le cours de cette période jusqu’à Kyrus, qui la termine. Ce sujet va nous occuper dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XII.
Rois de Babylone jusqu’à Nabukodonosor.
EN ayant le mérite exclusif de nous donner la liste des rois babyloniens depuis Nabonasar, le Kanon astronomique n’y a pas joint celui de nous donner des détails instructifs sur leurs règnes, et l’on n’y supplée que très-imparfaitement par d’autres auteurs. Sans un passage du Syncelle, nous ignorerions pourquoi les rois antérieurs n’ont laissé aucune trace: il paraît que Nabonasar, en brûlant leurs actes, ne fit qu’imiter l’exemple de Ninus, qui, selon l’historien syrien Mar-ibas[171], brûla aussi les histoires des rois qui l’avaient précédé. Le règne de Nabonasar, qui forme une ère, s’ouvrit le 26 février de l’an 747 avant J.-C. à midi. A cette époque dut régner à Ninive Teglat-Phalasar, qui l’an 742 s’empara de Damas et enleva quelques tribus juives. Il faut croire que Nabonasar lui parut trop puissant pour l’attaquer, et qu’il se contenta d’une apparence de tribut et de vassalité, comme il arrive quelquefois à la Porte ottomane, en des cas semblables. La dernière année de Nabonasar, en 734, paraît coïncider avec le temps où Salmanasar, autre roi de Ninive, était occupé d’une guerre opiniâtre contre les villes phéniciennes; ce prince prit Samarie et déporta les tribus juives en 730. Nabius, successeur de Nabonasar, n’avait régné que 2 ans: Xinzirus et Porus, qui régnèrent 5 ans, avaient succédé à Nabius et virent Salmanasar enlever une colonie de Babyloniens qui furent déportés à Samarie. Nous avons dit que cet acte indique un retour de puissance de la part des Ninivites sur les Babyloniens.
En 726 régna Ilulaïus, à l’époque où Sennachérib dut succéder à Salmanasar. En 721, à Ilulaïus succéda Mardok-empad, le Mérodak-Baladan des Hébreux, et le Bélésys de Ktésias... Cette année fut la première de Sardanapale, Asar-adonphal, fils de Sennachérib, et il semble que Mérodak lui dut sa nomination ou sa confirmation.
Depuis Mérodak jusqu’à Saos-Duchœus, en 667, 7 règnes et 2 interrègnes remplissent la courte durée de 54 ans; ce qui indique un état de troubles civils, et de partis contraires qui se disputent le pouvoir.
Parallèlement chez les Mèdes régnait Deïokès, qui, assez occupé de son intérieur, ne dut point inquiéter les Babyloniens. Saos-Duchæus, par son règne de 20 ans, indique un état de choses plus affermi, à raison de l’ascendant d’un des partis. Ce dut être lui dont les généraux emmenèrent captif à Babylone Manassé, roi de Juda, mort en 652. Le livre des Rois, plus authentique que les Paralipomènes, ne dit rien de ce fait, d’ailleurs peu important. En 645 régna Kinil-Adan, qui serait le Nabukodonosor de Judith, si saint Jérôme ne nous avertissait formellement que dès son temps les Juifs, malgré leur zèle dévot, reconnaissaient ce livre pour être apocryphe, ainsi que le livre encore plus romanesque intitulé Tobie. Si le lecteur veut jeter l’œil sur la note ci-jointe, il y verra les preuves de cette apocryphité admise par tous les bons critiques.[172]
Le livre intitulé Chronologie d’Hérodote[173] prouve, page 150, que Kynil-Adan est le Nanibrus de Ktésias dans l’anecdote de Parsodas, laquelle se place entre les années 633 et 627.... Il semblerait que Nanibrus aurait succédé à Saos-Duchæus, comme à son père, sous le bon plaisir des rois mèdes.
Après Kynil-Adan, en 625, règne Nabopolasar qui est le premier Labynet d’Hérodote. C’est de lui que parle cet historien, lorsqu’après la bataille entre les Lydiens et les Mèdes, interrompue le 3 février au matin, par la célèbre éclipse de Thales, il dit: «Syennèsis, roi de Cilicie, et Labynet, roi de Babylone, furent les médiateurs de la paix; ils hâtèrent le traité, et ils l’assurèrent par un mariage.»
Ici le texte et le bon sens s’accordent à vouloir que si Syennèsis et Labynet furent présents, ils furent auxiliaires et sans doute vassaux, l’un du Lydien, l’autre du Mède; ceci cadre bien avec le récit de Ktésias: mais, dira-t-on, si la bataille eut lieu le 3 février au matin, et si le règne de Nabopolasar ne date que du 26 de ce mois (l’an 625), comment Hérodote l’appelle-t-il déjà roi? Cette difficulté se résout très-bien, en disant que Nabopolasar dut être le fils de Nanibrus-Kynil-Adan; qu’en sa qualité d’héritier, il put conduire le subside, même depuis 4 ans que durait cette guerre, et que son père étant mort l’année 624, cette année ne compte pas pour Nabopolasar, quoique déjà roi, attendu que dans cette liste les années appartiennent toujours aux princes qui les commencent. D’ailleurs Hérodote a pu lui anticiper le nom de roi.
Quant à la date de l’éclipse de Thalès au 3 février de l’an 625 avant J.-C., telle que nous l’admettons, elle résulte si positivement du texte d’Hérodote, que nous la croyons immuable (voyez la Chronologie d’Hérodote, page 7 et suivantes). Si donc aujourd’hui les calculs de nos astronomes représentent cette éclipse comme arrivée trop matin pour avoir été visible dans l’Asie mineure, il faut ou que les théories n’aient pas encore atteint une entière perfection, ou que le fait ait subi quelque altération de la part des narrateurs. Le savant auteur d’un ouvrage récent n’hésite pas à préférer cette seconde opinion lorsqu’il regarde cette éclipse comme une fiction d’Hérodote ou de ses auteurs[174], mais en mettant à part l’infaillibilité de nos astronomes, il est ici des considérations morales que l’on ne peut écarter légèrement.
D’abord on ne voit pas comment les historiens babyloniens, mèdes et lydiens, intéressés au fait, ont pu s’entendre pour imaginer une fiction sans base; encore moins comment Hérodote, voyageur étranger, impartial, et d’un caractère éminemment sincère, a pu consulter les livres et converser avec les savants de ces divers peuples, sans trouver et sans noter quelque doute, s’il y en eut, sur un fait si remarquable, lui qui nous répète cette phrase de candeur: «Voilà ce que disent les uns; mais les autres prétendent que cela se passa autrement.»
Ensuite l’on doit remarquer qu’ici l’éclipse n’est pas l’accessoire, la broderie du fait, mais le fait principal lui-même, la cause occasionelle et déterminante d’un traité qui changea l’état politique de l’Asie, et cela de la manière la plus notoire, la plus remarquable, puisqu’une grande guerre fut terminée brusquement par l’un de ces prodiges célestes qui excitaient une terreur générale chez les anciens peuples. Ce fut encore une suite de l’éclipse, que le siège de Ninive par Kyaxarès, et son interruption par les Scythes, qui poussèrent jusqu’à Ascalon, où les arrêta Psammetik, roi d’Égypte. Cette dernière anecdote, Hérodote la tient des prêtres, égyptiens, comme il tient des Chaldéens celle de Labynet. Conçoit-on qu’il ait lié tous ces traits en un même récit, sans avoir fait une sorte de collation avec ces divers auteurs, et sans les avoir questionnés sur une éclipse aussi remarquable?
D’autre part, l’astronome, qui inculpe si facilement l’histoire de fiction, peut-il bien nous garantir la certitude mathématique des méthodes adoptées? Sans doute les Tables de la lune dressées par M. Burgh sont plus parfaites que celles de Mayer et de Mason; mais ne reste-il rien à y ajouter? par quels moyens sont-elles établies? N’est-ce pas en prenant pour jalons certaines éclipses de Ptolomée? Or que penser de l’exactitude de cet astronome, si quelques-unes de ses éclipses ne cadrent point avec les autres? Pour obtempérer à ces éclipses, l’on a supposé au mouvement de la lune une accélération progressive, représentée dans le calcul par une équation séculaire qui, pour l’an 625 avant J.-C., s’élève à environ un degré et demi: mais ne serait-ce pas ici la fiction; car si à la longitude donnée par les tables pour cette année-là, on ajoute l’équation 1°½, l’accélération se trouve beaucoup plus grande en ces temps anciens que dans les temps modernes, et cela est l’inverse du système régnant qui admet l’accélération croissante à mesure qu’elle s’approche de ces derniers. Ce système se trouve donc ici en contradiction avec lui-même, et sans doute c’est pour avoir senti cette contradiction, qu’un illustre astronome allemand, M. le baron de Zach, a proposé dans ses tables de la lune, page 3, de ne considérer les équations séculaires en longitude et en anomalie moyenne comme positives, c’est-à-dire croissantes, qu’après l’an 1700 (de notre ère), et comme négatives ou décroissantes, avant 1700. Alors le lieu moyen de la lune, au moment de l’éclipse du 3 février 625, moins avancé de 3 degrés qu’on ne le suppose, exigera que l’on augmente sa longitude (pour joindre le soleil) d’un espace qui, calculé en temps, peut retarder l’éclipse de près de 6 heures et la représenter comme arrivée entre 8 heures du matin et midi. L’on s’est donc trop pressé d’inculper l’exactitude d’Hérodote, et cette diversité d’opinion entre de savants astronomes, prouve que la science n’en est pas encore au point de prononcer d’emblée sur les historiens. De plus, il est dans les éclipses des incidents singuliers qui peuvent accroître leurs effets ténébreux d’une manière incompréhensible même pour les astronomes. Mæstlin, de qui fut élève Kepler, en cite un exemple frappant dans l’éclipse de soleil observée à Tubingen le 12 octobre 1605. Commencement à 1h 40´ après midi. Fin à 3h 6´ temps vrai. Grandeur, 10 doigts ⅓ ou ⅖. «Vers le milieu de cette éclipse, dit Mæstlin, le ciel étant parfaitement pur, survint tout à coup une obscurité semblable au crépuscule du soir, à tel point que l’on put voir Vénus, quoique rapprochée du soleil à 21 degrés, que les vignerons occupés à vendanger eurent peine à discerner les grappes, et que les maisons disparurent dans l’ombre.»
Voilà l’effet que produirait une éclipse totale, et néanmoins il s’en fallait 4 minutes que dans celle-ci le disque du soleil fût masqué: concluons que le récit d’Hérodote mérite une attention particulière et qu’il peut devenir un point de mire utile à nos astronomes. Revenons à notre sujet.
L’invasion des Scythes étant survenue, Kyaxarès fut réduit pendant 18 ans à être leur tributaire ou leur ennemi impuissant; pendant cet intervalle, le roi de Babylone protégé par ses fleuves, par ses canaux, par les inexpugnables remparts de sa ville, put braver la cavalerie scythe, ou la paralyser, comme Psammitik, par des présents annuels; et profitant de la faiblesse de Kyaxarès, il put cesser d’être son vassal, et devenir seulement son allié. C’est ce qui se déduit d’un passage d’Alexandre Polyhistor cité par le Syncelle, page 220, lequel nous apprend[175] «qu’Astibaras (Kyaxarès) accorda sa fille Aroité à la demande que lui en fit Nabopolasar pour son fils Nabukodonosor.» Cet événement correspond aux années 607 ou 606. Il en résulte que Nabopolasar dut être le premier roi babylonien à la fois héréditaire et indépendant: en sorte que Babylone, vassale depuis sa fondation, en 1193, ne paraît avoir été capitale souveraine et indépendante, que vers les années postérieures à 625, quoique Hérodote lui attribue cet état sitôt après la subversion de Ninive en 717.
CHAPITRE XIII.
Règne de Nabopolasar, dit Nabukodonosor.
IL n’existe pas de doute sur l’identité du Nabokolasar de la liste babylonienne, avec le Nabukodonosor des Hébreux[176]. Le règne brillant de ce prince semble avoir été le résultat naturel des trois précédents, qui pendant 60 ans de paix affermirent l’autorité, et accumulèrent les moyens de puissance qu’offrait un pays extrêmement fertile. D’autre part, l’emploi que Nabukodonosor fit de ces moyens, fut aussi le résultat de sa situation politique vis-à-vis de ses voisins. A l’est et au nord, l’empire mède lui opposait une barrière menaçante; à l’ouest, les petits états syriens, phéniciens et juifs, divisés et affaiblis, offraient une proie plus facile à son ambition: elle y prit son cours; mais parce que la résistance prolongée des villes de Tyr et de Jérusalem nécessita de sa part diverses expéditions répétées dont on a confondu quelques dates, il est nécessaire d’établir un ordre clair dans cette partie.
La 1re année du règne de Nabukodonosor est fixée par le kanon astronomique, à l’an 604 avant J.-C.; cette date devient un point de départ précis pour tous les faits relatifs soit antérieurs, soit postérieurs.
Jérémie dont l’autorité, comme écrivain contemporain, est prépondérante ici pendant une période de plus de 40 ans; Jérémie remarque[177] en 3 chapitres différents, que l’an 1 de Nabukodonosor fut l’an 4 de Ihouaqim, fils de Josias. Par conséquent le règne de Ihouaqim date de l’an 607, et la mort de Josias, son père, se place à l’an 608. Ce prince avait régné 31 ans; par conséquent il avait commencé l’an 638. Jérémie ajoute, chapitre 25, que cette 4e année de Ihouaqim fut la 23e depuis l’an 13 de Josias, où Jérémie avait commencé sa mission prophétique. Ces 23 ans avant et compris l’an 604, remontent à l’an 626 inclus. Si l’on ajoutait 13 années pleines, on aurait 639; mais la 13e année de Josias doit se fondre dans la 1re des 23, et n’être que l’an 626, afin que la 1re de Josias reste l’an 638, comme l’exige le calcul premier de Jérémie.
Josias périt dans une bataille qu’il livra à Nékos, roi d’Égypte. Ce fils de Psammitik avait commencé de régner l’an 617; par conséquent l’an 608 fut la 10e année de son règne[178]. «Il avait entrepris, nous dit Hérodote, de creuser le canal qui conduit à la mer Rouge: 120,000 ouvriers périrent dans ce travail. Ce prince l’interrompit sur la réponse d’un oracle qui déclara qu’il travaillait pour le barbare: les Égyptiens appellent barbares tous ceux qui ne parlent pas leur langue.»
Ce barbare est clairement le Babylonien Nabopolasar, dont la puissance commença, vers l’année 610 ou 611, d’alarmer Nékos. La réponse de l’oracle suppose une question provocative: on devine aisément que ce fut Nékos qui dicta l’oracle, afin d’avoir un motif plausible de renoncer au canal, et de venir conquérir la Syrie. Hérodote a clairement désigné la défaite de Josias, lorsqu’il ajoute «que Nékos livra sur terre une bataille aux Syriens, près de Magdol[179], et qu’après avoir remporté la victoire, il prit Kadyt-is, ville considérable de la Syrie.»
Cette ville de Kadyt-is n’est autre chose que Jérusalem (la sainte Salem), comme l’a très-bien vu Danville. Les Arabes ont conservé l’usage de l’appeler la Sainte par excellence, el Qods. Sans doute les Chaldéens et les Syriens lui donnèrent le même nom, qui dans leur dialecte est Qadouta, dont Hérodote rend bien l’orthographe quand il écrit Kadyt-is, puisque dans l’ancien grec, l’γ remplace sans cesse l’ou oriental, ainsi Bêrytos est Bérout; Ankyra est Angouriê comme Sylla est en latin Sulla, etc.
Nékos vainqueur déposa Ihouakas que les Juifs avaient élu après la mort de Josias; lui ayant substitué Ihouaqim son frère, il s’occupa de conquérir la Syrie de proche en proche jusqu’à l’Euphrate. Voilà cette prétendue rébellion du satrape d’Égypte dont parle Bérose en Josèphe (contr. App., lib. I, § XIX), laquelle détermina Nabopolasar à envoyer contre lui Nabukodonosor, son fils, à la tête d’une puissante armée. Josias avait péri en 608; Iouakas n’avait régné que 3 mois; Ihouaqim avait été installé en 607; les conquêtes de Nékos se firent en cette même année et pendant 606 et 605..... Il avait à subjuguer plusieurs petits états assez reluctants, tels que les Philistins, les Phéniciens, les rois de Damas, de Hama, de Hems, etc. En 605, il passe l’Euphrate et entre en Mésopotamie. Nabopolasar alarmé envoie contre lui Nabukodonosor, probablement en automne. Les armées se rencontrent, la bataille de Karchemis se livre en 604[180]. Nékos, complètement défait, se sauve en Égypte, d’où il ne sortit plus, dit le livre des rois. Nabukodonosor le poursuit rapidement jusqu’à la frontière d’Égypte. Il apprend la mort de son père: il avait à se venger du roi de Judée, Ihouaqim, créature de Nékos; mais il était encore plus pressé d’aller prendre possession d’un trône récemment élevé. «Dans ces circonstances, dit Bérose, il mit ordre aux affaires d’Égypte, de Cœlésyrie et des pays adjacents; et confiant à des chefs dévoués la conduite des nombreux prisonniers syriens, juifs, phéniciens, égyptiens qu’il emmenait, il partit avec peu de troupes, traversa le désert à grandes journées, et arriva à Babylone où les Chaldéens lui remirent le gouvernement, et il succéda à tous les états de son père[181]».
Voilà donc en l’an 604, 4e année de Ihouaqim, Nabukodonosor qui devient roi, évacue la Syrie, et se rend à Babylone. N’est-ce pas à cette époque qu’il faut placer le tribut dont parle le livre des Rois[182], lorsqu’il dit: «Ihouaqim était âgé de 25 ans quand il régna, et il régna 11 ans? En son règne vint Nabukodonosor, roi de Babylone, qui lui imposa un tribut.... Ihouaqim le paya pendant 3 ans (604, 603, 602), puis il se révolta; alors Nabukodonosor envoya contre le pays de Juda des partis (latrones) de Chaldéens, de Syriens, de Moabites, d’Ammonites, etc., qui le désolèrent[183], et le reste des actions de Ihouaqim est écrit dans les archives des rois. Ce prince s’endormit avec ses pères..... Son fils Ihouakin, âgé de 18 ans, régna à sa place pendant 3 mois.... et les généraux de Nabukodonosor vinrent l’assiéger; puis ce roi accourut lui-même, et Ihouakin étant sorti au-devant de lui, se rendit à discrétion, et fut emmené à Babylone, l’an 8 du règne de Nabukodonosor (597).»
Maintenant ajoutons à ces faits la circonstance du mariage de Nabukodonosor avec la fille de Kyaxar, du vivant de Nabopolasar, c’est-à-dire en l’an 606 ou 605, lorsque les succès alarmants de Nékos étaient la cause probable de cette alliance, et nous verrons un accord d’événements et de dates qui donne à ce tableau toute la vraisemblance historique. Pourquoi donc Alexandre Polyhistor nous dit-il[184] «que sous le règne de Ioachim, roi de Jérusalem, le prophète Jérémie ayant surpris les Juifs qui sacrifiaient à une idole d’or appelée Baal, et leur ayant prédit des calamités prêtes à fondre, Ioachim ordonna de saisir le prophète pour le brûler. Mais Jérémie insista et assura que le feu ne serait employé qu’à cuire les aliments des Babyloniens, par la main des Juifs transférés captifs à Babylone. Nabukodonosor, informé de cette prophétie, pria Astibar, roi des Mèdes, de s’associer à lui pour marcher contre Jérusalem, et ayant formé une armée immense de Chaldéens et de Mèdes, il vint en effet assiéger cette ville, saisit vif le roi Ioachim et enleva tout ce qu’il y avait d’or, d’argent et d’airain dans le temple, laissant seulement l’arche et les tables de la loi à la garde de Jérémie.»
Il y a certainement erreur de dates et confusion de faits dans ce fragment; la prophétie indiquée par Polyhistor doit être celle du ch. 36 de Jérémie, où il est dit que «l’an 4e de Ihouaqim (604), Jérémie chargea Baruch d’écrire sous sa dictée tout ce qu’il avait prophétisé depuis l’an 13 de Josias; Baruch ayant terminé son travail l’an 5 de Ihouaqim (603) au 9e mois, alla faire de ce livre une lecture publique dans le temple: par suite de la rumeur que causa cette lecture; le livre fut porté au roi qui était dans son appartement d’hiver, près d’un brasier; ce prince en lut 3 ou 4 pages, les déchira, puis brûla tout le livre page à page, et donna ordre que l’on saisît Baruch et Jérémie pour les punir, mais on les cacha.»
Cette affaire étant de l’année 603, 2e de Nabukodonosor, lorsque ce monarque était rendu à Babylone, il ne peut avoir de suite assiégé Jérusalem, et enlevé le roi, surtout lorsque Jérémie et le livre des Rois n’en disent pas un seul mot. Polyhistor a sûrement confondu l’expédition de 597, et il a pris Iouakin pour son père Ihouaqim: la méprise est très-facile pour un Grec; mais à cette époque où Kyaxarès-Astibar assiégeait Ninive, ce prince n’a pas dû prêter ses troupes, et si les Mèdes accompagnèrent les Chaldéens, ce dut être dans l’expédition de 605 et 604, contre Nékos. Ainsi il y a confusion double.
La source de cette erreur semble être une phrase des Paralipomènes. Cette chronique dit au chap. 36, livre II:
«Ihouaqim régna 11 ans, et il fit le mal devant le Seigneur. Contre lui vint Nabukodonosor qui le lia de chaînes d’airain pour l’emmener à Babylone, et il emporta aussi les vases du temple. Son fils Iouakin régna à sa place, âgé de 8 ans, et il régna pendant 3 mois et 10 jours, et Nabukodonosor envoya contre lui et le fit amener à Babylone avec les vases.»
Il y a dans ce passage plusieurs fautes palpables. Selon la chronique des Rois, Iouakin avait 18 ans quand il régna, et non pas 8. Ce témoignage est confirmé par la circonstance qu’il vint se rendre de son gré à discrétion: un enfant de 8 ans ne vient pas, on l’amène. À cette époque (598), Nabukodonosor n’avait pas emporté les vases du temple, car Jérémie, témoin sur place, dit en son chap. 27: «Dieu s’est adressé aux colonnes, et à la mer d’airain, et aux vases d’airain que Nabukodonosor n’a point emportés quand il a emmené le fils de Iouakim, et il leur a dit: Maintenant vous serez déportés avec Sédéqiah.»
Si les vases ne furent pas emportés avec le fils, ils ne l’avaient donc pas été avec le père, et si l’enlèvement du père n’est mentionné à aucune époque, ni par Jérémie, témoin intéressé, ni par la Chronique des rois, rédigée long-temps avant les Paralipomènes, l’on a droit de dire que ce dernier livre, écrit tardivement et négligemment, a introduit cet enlèvement par la confusion du père avec le fils, ou par le motif dévot d’accomplir les menaces prophétiques de Jérémie en son chap. 36.
Depuis l’an 604, où Nabokodonosor emmena par le désert ses prisonniers à Babylone, l’on ne voit point ce prince reparaître en Syrie avant l’an 598: il est naturel de croire que les premières années de son règne furent employées, à organiser son empire, à surveiller les Mèdes et les Scythes, et à préparer une dernière expédition contre les deux seules cités qui lui résistassent encore en Syrie, contre Tyr et Jérusalem. Examinons les dates du siége de Tyr.
CHAPITRE XIV.
Siége de Tyr.
LES chronologistes trouvent dans les dates du siége et de la prise de Tyr, quelques difficultés[185] qui se résolvent assez naturellement, selon notre manière de voir.
«Nos écritures, dit l’historien Josèphe[186], portent que Nabukodonosor détruisit notre temple dans la 18e année de son règne, et que cet édifice resta 30 ans sans être rebâti: les travaux de ses fondations ayant été repris l’an 2 de Kyrus, la reconstruction ne fut achevée que l’an 2 de Darius. À ces témoignages je joins ceux des archives phéniciennes..... Leur[187] autorité ne peut être équivoque, car les Tyriens ont des registres très-anciens de ce qui s’est passé de remarquable chez eux et chez les peuples avec qui ils ont eu des rapports. Ces registres, formés par autorité publique, sont conservés avec soin.» Ici ils sont conformes pour le calcul des années; on y lit: «Sous le règne du roi Ithobad, Nabukodonosor commença le siége de Tyr, qui dura 13 ans.
| «À Ithobad succéda Baal, qui régna | 10ans | ||
| «Après sa mort, les rois furent remplacés par des juges (ou suffètes); en cette qualité Eknibal gouverna | 2 | mois | |
| «Chelbis, fils d’Abdaius | 10 | ||
| «Abbar, grand-prêtre | 3 | ||
| «Mitgon et Gerastrate, fils d’Abdelème | 6 | ||
| «Balator, avec le titre de roi. | 1 | ||
| «Puis Merbal, que l’on fit venir de Babylone | 4 | ||
| «Puis son frère Irom, appelé aussi de Babylone | 20 | ||
| Total | 42ans | 3 | mois |
«De son temps, Kyrus devint puissant chez les Perses. Toute cette durée est de 54 ans et 3 mois. Le siége de Tyr commença l’an 7 de Nabukodonosor (598); et l’an 14 d’Irom, Kyrus arriva à l’empire. Ainsi les récits des Chaldéens et des Tyriens sont conformes aux nôtres.»
Ce passage présente des contradictions qui viennent soit des copistes, soit de Josèphe lui-même. D’abord les anciennes éditions disent, d’après les manuscrits, que le temple resta ruiné, non pas 50 ans, mais 7 ans; cela serait absurde; mais si au lieu de 7 on lit 70, l’on descend de l’an 787 à l’an 518, que Josèphe a pu croire l’an 2 de Darius, par une simple erreur de 2 ans. Le changement de ces 70 en 7, par la suppression des dizaines, appartient sûrement aux copistes. Les modernes ont substitué le nombre 50, qui est vrai dans un autre sens; car de l’an 587, si vous ôtez 50, vous tomberez à 537, 2e année de Kyrus; mais ce n’est pas le texte de Josèphe.
Les 54 ans 3 mois pour les rois tyriens sont une autre erreur qui semble appartenir à Josèphe seul. Sa liste additionnée ne donne que 42 ans 3 mois; et si des 20 ans d’Irom on en ôte 6, pour obtenir sa 14e année, qui correspond à l’avènement de Kyrus, on n’a plus que 36 ans 3 mois. À la vérité, si l’on prend cet avènement, pour celui de l’an 560 au trône de Mèdes, on a 38 ans jusqu’à l’an 598, ce qui cadre assez; mais alors le résumé de Josèphe, qui compte 54 ans, est faux et incompatible avec l’an 537, puisque de là à 598 il y a 61 ans. Pour tout concilier, il faudrait supposer que Josèphe a omis 6 à 7 années du règne d’Ithobal, sous qui commença le siége, et cela est croyable de la part de cet écrivain, qui offre plusieurs fautes semblables. Celle-ci n’a pas d’importance, et elle est rachetée par les faits intéressants qu’il nous apprend; savoir, 1° que le siége de Tyr commença l’an 7 de Nabukodonosor (598); 2° qu’il dura 13 ans, et par conséquent finit l’an 586, 1 an après la prise de Jérusalem, ce qui cadre bien avec le chapitre 26 d’Ézéchiel, lequel l’an 11 de Sédéqiah (587) reproche à la ville de Tyr sa joie de la ruine de Sion et la menace d’un sort semblable.
Le siége de Tyr ne fut d’abord qu’un blocus; les machines de guerre ne furent approchées que la dernière année, lorsque le roi de Babylone, débarrassé des Juifs, put rassembler toutes ses forces pour l’assaut. C’est pourquoi Ézéchiel ajoute, verset 7: «Voici que j’amènerai contre Sour (Tyr) Nabukodonosor, roi de Babylone, roi des rois, avec sa cavalerie et ses chars: il élèvera des tours de bois, des remparts de terre, il fera frapper ses béliers, etc., etc.» Ceci a fait croire à quelques chronologistes que le siége n’avait commencé qu’alors[188]; mais l’hypothèse est sans soutien.
À cette époque, la métropole des Tyriens, située dans le continent, avait pour citadelle un monticule de roc qui se voit encore dans la plaine, saillant en pain de sucre, à environ 1,000 toises de la mer. C’était ce même local que vers l’an 732 avait attaqué Salmanasar, roi de Ninive, et qu’il avait bloqué en coupant un bel aqueduc dont les ruines subsistent encore. Les Tyriens, quoique réduits aux abois, lui résistèrent; moins heureux cette fois, ils furent emportés d’assaut par le roi de Babylone, qui les traita comme les Juifs, et qui emmena pour otages leurs familles les plus distinguées. Ce fut de ces familles, que vinrent les rois Merbal et Irom, demandés par les restes du peuple échappés au sabre et à la captivité, et qui s’étaient établis dans une petite île triangulaire, distante de leur ville ruinée d’environ 16 à 1,700 toises. C’est là qu’Alexandre trouva leur postérité, dans ce qu’on appela la nouvelle Tyr. Les Grecs nous apprennent que là existait un, temple d’Hercule, dont la fondation remontait à 2,300 ans avant le voyage d’Hérodote[189], c’est-à-dire environ 2,760 ans avant notre ère. Il faut croire que ce local formé d’une roche plate, privé d’eau douce et exposé aux pirates, n’eut point d’autre habitation que ce temple et quelques dépendances, jusqu’à ce qu’une colonie, contrainte par la nécessité et pourvue de moyens suffisants, pût y construire des citernes, y élever des murs, y bâtir des maisons et tous les ouvrages qui caractérisent une cité. Or cette colonie paraît avoir été la portion d’habitants échappés à la ruine de l’ancienne Tyr continentale: c’est donc celle-ci dont Josèphe nous dit, en un autre passage, que les archives phéniciennes plaçaient la fondation 240 ans avant le temple des Juifs par Salomon. Cette date répond, selon ses calculs, à l’an 1,256 avant J.-C.; car nous avons vu qu’il compte 470 ans entre la fondation et sa ruine par Nabukodonosor (en 586 avant J.-C.). Justin semble dire la même chose quand il place[190] cette fondation de Tyr l’année avant la ruine de Troie; en effet, selon quelques historiens grecs, la ruine de Troie eut lieu vers 1,255 ou 1,256.
Contre Josèphe et Justin, on pourrait alléguer le livre intitulé Josué, qui fait mention de Tyr comme d’une ville frontière des tribus juives dans leur acte de partage; mais pour quiconque a lu avec attention le livre intitulé Josué, il est démontré que ses récits vagues et sommaires d’événements sans date et désignés comme anciens[191], ne sont qu’une compilation posthume de traditions et de monuments déjà écrits, laquelle a pu se retarder jusqu’au temps de Samuel; et la citation du nom de Tyr, loin d’être une objection contre les annales officielles et régulières des Phéniciens, devient plutôt une preuve nouvelle et décisive de la composition tardive du livre juif intitulé Josué, sans auteur nommé, ni temps connu.
Après la réduction de Tyr et de Jérusalem[192], Nabukodonosor, possesseur tranquille de toute la Syrie, paraît s’être retiré à Babylone, et y avoir passé le reste de son règne à la construction des immenses ouvrages dont nous avons parlé, chapitre 3, page 121.
C’est l’indication qui résulte du silence absolu de Bérose sur aucune autre expédition étrangère et lointaine, et de celui de Josèphe, qui, continuant l’histoire de la Judée à cette époque, et qui, ayant en main les écrits de Bérose et des autres historiens, n’eût pas manqué de citer une expédition importante; enfin c’est encore le résultat des écrits de Jérémie, qui fut un écrivain contemporain et vécut plusieurs années après la ruine de Jérusalem. En quel temps donc, à quelle époque faut-il placer cette prétendue conquête de l’Égypte que supposent les écrivains dits ecclésiastiques, et cette grande expédition de Nabukodonosor en Libye et en Ibérie, qui n’a de garant que Mégasthènes, cité ensuite par Strabon, par Polyhistor, etc., par Josèphe, etc.?
CHAPITRE XV
Prétendue expédition en Égypte, en Libye, en Ibérie, sans preuves et sans vraisemblance.
À l’égard de l’Égypte, Hérodote, qui a bien connu l’histoire de cette contrée pendant toute cette période[193], n’indique pas un mot, ne donne pas un soupçon de cette prétendue conquête, qui eût dû faire beaucoup de bruit. Il y voyageait 100 ans après Nabukodonosor, et voici l’extrait de tout ce qu’il dit de relatif à cette période.
Nékos, après un règne de 16 ans, meurt (en 602), sans autre échec que sa dernière campagne (bien détaillée par les Hébreux). Psammis, son fils, lui succède, sans la moindre mention d’une invasion récente de la part des Chaldéens, dont les conquêtes se bornèrent au torrent d’Égypte, selon les Hébreux. Psammis ne règne que 6 ans, et meurt (597) après avoir fait en Éthiopie une expédition qui prouve sa sécurité. Son fils Apriès lui succède (en 596), et fut après Psammiticus, son bisaïeul, le plus heureux des rois ses prédécesseurs. Il règne 25 ans; il a sur mer des succès contre les Sidoniens et les Syriens; mais il termine par un revers contre les Kyrénéens. Ses troupes se révoltent, et couronnent Amasis (en 570), qui le fait étrangler, et qui règne très-heureusement. Dans tous ces règnes on n’aperçoit aucun indice, aucune trace de la prétendue conquête des Babyloniens.
Jérémie, dont on réclame ici l’autorité comme prophète, prouve la négative comme historien; car après la ruine de Jérusalem et l’assassinat de Godolias, gouverneur chaldéen, les Juifs qui craignaient la vengeance de Nabukodonosor, se retirèrent en Égypte, dit Jérémie, parce qu’ils crurent y vivre en paix et en sûreté: donc le pays n’était pas au pouvoir de Nabukodonosor. L’Égyptien Apriès y régnait tranquille et heureux[194]. Il est bien vrai que Jérémie dit au chapitre 44, «v. 30: Je livrerai Pharaon, Haphra (Apriès), roi d’Égypte, aux mains de ses ennemis, de ceux qui en veulent à sa vie, comme j’ai livré Sédéqiah aux mains de Nabukodonosor, son ennemi.» Ceci se rapporte à l’an 22 de Nabukodonosor (583). Vouloir s’autoriser de ce verset pour prouver qu’Apriès fut détrôné par Nabonadius, c’est cumuler fausse citation, faux raisonnement, confusion de dates et de personnes[195]. D’autre part prétendre, comme l’ont fait quelques savants plus pieux que prudents, qu’un événement a dû arriver, parce qu’un prophète juif l’a prédit, c’est introduire en histoire une règle subversive de tout ordre et de toute vérité: alors nous ne pourrons plus refuser aux Indiens et aux Chinois de raisonner par nos propres principes, et on voit l’abus qui en résultera. Ici la vérité est que dans les prophéties juives, comme dans les autres, il faut, selon le conseil de plusieurs sages théologiens, distinguer les prophéties comminatoires, des prophéties exécutives. Dans la première classe, par exemple, fut celle de Jonas sur la ruine de Ninive: voudra-t-on, comme ce prophète, reprocher à Dieu de n’avoir pas détruit un grand peuple pour satisfaire à une prédiction? La prophétie de Jérémie à Taphnahs en Égypte, est du même genre, lorsqu’il proteste que le trône de Nabukodonosor sera un jour posé sur les pierres qu’il enterra près le palais. Si le silence absolu de l’histoire dément cet événement, pourra-t-on forcer une telle barrière? D’ailleurs on peut dire que le trône de Babylone étant passé à Kyrus, la prédiction s’accomplit dans la personne de Cambyse, qui conquit l’Égypte et en devint roi.
Quant au récit de Mégasthènes, qui suppose que Nabukodonosor, plus vanté qu’Hercule même par les Chaldéens, avait franchi les colonnes d’Afrique et conquis l’Espagne; qu’ensuite, selon le commentaire de Strabon[196], il était revenu par la Thrace, etc., l’invraisemblance d’une telle expédition à cette époque est trop choquante pour mériter qu’on la discute. L’erreur vient d’une fausse acception du mot Ibériens. Quelque auteur chaldéen mentionnant la conquête des Juifs, les aura désignés par leur nom asiatique Heberim (Hebræi); et soit Mégasthènes, soit le traducteur qu’il employa, l’écrivain n’ayant pas connu ce petit peuple ou cet ancien nom, l’a entendu des Eberim ou Ibères d’Espagne, ou de Colchide, dont le nom a la même orthographe et peut-être la même étymologie[197].
En faveur de cette expédition de Libye, l’on a voulu invoquer un passage de Salluste qui dit que[198] «selon les livres phéniciens trouvés chez le roi Tempsal, une partie de l’ancienne population de l’Afrique s’était composée de Perses, de Mèdes, d’Arméniens, venus par la mer à la suite d’Hercule;» et parce que la langue des Berbères, qui descendent des anciens Mazikès, offre en effet quelques mots persans, on a voulu s’en prévaloir pour appliquer ce récit à Nabukodonosor, que les Africains auraient pris pour Hercule[199].
Mais on n’a pas fait attention, 1° que les Mèdes, les Perses et les Arméniens n’ont jamais été sujets de Nabukodonosor; 2° qu’il n’aurait pu les licencier sans anéantir son armée, et qu’alors même cette époque tardive, ils n’eussent pas été assez nombreux pour fonder un peuple; 3° enfin que la vraie raison de ce fait historique se trouve clairement indiquée dans le chap. 28 d’Ézéchiel, où cet écrivain dit à la ville de Tyr:
«Ville superbe qui reposes au bord des mers, tu tiens à ta solde le Perse, le Lydien; l’Égyptien. Tes murailles sont parées de leurs boucliers et de leurs cuirasses. Tu portes ton commerce au loin dans des pays (ou des îles). Tous les vaisseaux de la mer sont employés à tes transports.»
On voit par ces phrases que les Tyriens eurent le même système militaire que les Carthaginois, les Vénitiens, les Génois, en un mot que tous les peuples marchands qui, pour économiser le sang de leurs concitoyens, prennent à leur solde des étrangers mercenaires. Naturellement les Tyriens durent trouver de tels stipendiaires dans les Arméniens, les Mèdes et les Perses, qui nés soldats, durent préférer aux enrôlements forcés de leurs rois, l’enrôlement volontaire chez un peuple libre qui les payait bien. Les Phéniciens qui eurent de bonne heure des colonies en Afrique, à Hippon, à Leptis, à Utique, y envoyèrent pour garnisons ces soldats asiatiques, dont la cumulation pendant 6 ou 7 siècles avant Nabukodonosor dut y jeter une masse capable d’influer sur la population et le langage: les débris d’une armée débandée n’eussent pu produire un tel effet. L’expédition d’Hercule, tout aussi invraisemblable que celle de Nabukodonosor, se décèle par cela même, pour une allégorie dans laquelle le soleil, dieu des Phéniciens, est personnifié roi et conquérant, parcourant et soumettant tout le monde; et parce que les principaux astres et les constellations également personnifiés en héros étaient les patrons des divers peuples, par exemple, Persée; patron des Perses, Jason, patron des Mèdes, Haïk ou Orion, patron des Arméniens; il devint naturel de dire que ces peuples avaient suivi leurs chefs à l’armée céleste, et à une expédition qui eut pour bornes les colonnes d’Afrique et d’Espagne, attendu que là le soleil semblait finir sa course dans l’Océan. Lisez l’histoire ancienne sans calcul et sans précautions, vous n’y verrez qu’un roman souvent absurde; lisez-la avec une défiance critique, elle finira par ne vous offrir que des tableaux de faits naturels et probables.
Revenons aux rois de Babylone.
CHAPITRE XVI.
Derniers rois de Babylone jusqu’à Kyrus.
LE Kanon astronomique donne 43 ans de règne total à Nabukodn-osor... Par conséquent il régna 25 ans depuis la prise de Jérusalem, arrivée l’an 18 de son règne, et sa mort arriva l’an 562 avant notre ère. Ayant été marié vers l’an 606, déjà chef d’armée, l’on peut supposer qu’il eut à cette époque 22 à 24 ans, ce qui place sa naissance vers l’an 628 à 630, et donne à sa vie la durée très-naturelle de 70 ans. La chronique des rois est d’accord avec le Kanon astronomique, lorsqu’elle dit: «La 37e année depuis que Jhouakin, roi de Juda, eut été déporté, Aouil-Mérodak[200], roi de Babylon, en l’an 1er de son règne, retira ce prince de la prison où il languissait.»
Jhouakin fut déporté, dans la même année où Sédéqiah lui fut substitué, l’an 597: Aouil-Mérodak régna en l’an 561... L’intervalle est juste 37 ans[201].
Selon Bérose, «le caractère vicieux et méchant d’Aouil-Mérodak le fit tuer dans la seconde année de son règne, par Nériglissor, qui avait épousé sa sœur[202].»
Nériglissor régna 4 ans, depuis 559 jusques et compris 556. Il doit être ce Labunet d’Hérodote, de qui Kroïsus attendit des secours en 558 et 557. Ce mot Labun-et n’est pas autre que le Nabu et Nabun des Hébreux et des Chaldéens, dans lequel l’N est changé en L par un cas dont notre langue offre des exemples triviaux. Le peuple dit écolomie au lieu d’économie. Il est singulier de trouver cette altération dans le nom de Labo-roso-achod, fils et successeur de Nériglissor.
«Ce prince encore très-jeune, ayant montré des inclinations perverses,» dit Bérose, «ses courtisans tramèrent un complot et le massacrèrent. Après sa mort, les conjurés déférèrent unanimement la couronne à un certain Babylonien appelé Nabonide, qui avait été de la conspiration. Sous Nabonide, les murs des quais le long du fleuve furent reconstruits avec plus de magnificence: à la 17e année de son règne, Kyrus venu de la Perse avec une armée immense, ravagea la Babylonie. Nabonide, étant sorti de Babylone et lui ayant livré bataille, fut entièrement défait et se sauva avec peu de suite à Borsippa. Kyrus, maître de Babylone, et voyant le caractère mobile de ses habitants (toujours disposés à quelque sédition), résolut d’abattre les fortifications. Il marcha ensuite contre Borsippa, pour y assiéger Nabonide; mais parce que celui-ci lui rendit volontairement les armes, Kyrus le traita avec douceur et lui assigna pour demeure la province de Kerman, où Nabonide vécut (paisiblement) le reste de ses jours[203].»
Ce récit est tellement circonstancié, et son auteur est d’un tel poids, que l’on ne peut élever contre lui aucune opposition raisonnable..... Hérodote n’est point aussi détaillé; mais loin de le contredire, il semble s’accorder avec Bérose et le confirmer.
«Kyrus, «dit-il,» après avoir traversé le Gyndès, continua sa route vers Babylone; les Babyloniens, ayant mis leurs troupes en campagne, l’attendirent de pied ferme: lorsque Kyrus s’approcha de la ville, ils lui livrèrent bataille; mais ayant été vaincus, ils se renfermèrent dans leurs murs.»
Hérodote ne fait point ici mention de leur roi. Mais parce qu’il a dit dans l’article précédent, que ce fut contre lui que marcha Kyrus, il s’ensuit qu’il dut commander selon l’usagé des temps.
«Les Babyloniens, qui depuis long-temps savaient que Kyrus ne pouvait rester tranquille et qu’il attaquait également toutes les nations, avaient fait un amas de provisions pour un grand nombre d’années; aussi le siège ne les inquiétait-il en aucune manière.»
Ceci correspond très-bien à la précaution prise par Nabonide de relever les murailles des quais. Hérodote raconte ensuite comment, ayant déjà passé beaucoup de temps en des attaques inutiles contre la ville, Kyrus reçut le conseil, ou conçut de lui-même l’idée de détourner le fleuve de son lit, précisément par le même moyen qu’avait imaginé Nitokris pour fonder les piles du pont et les quais de la ville; comment les Perses, ayant pris leur route dans le lit du fleuve ainsi mis à sec, eurent encore le bonheur de trouver ouvertes les petites portes d’airain pratiquées aux murs des quais, et de surprendre ainsi les habitants, qui par hasard ce jour-là célébraient une fête et ne s’occupaient que de danses et de plaisirs. C’est ainsi, dit Hérodote, sans rien ajouter sur le sort du prince détrôné, que Babylone fut prise pour la première fois; il dit ailleurs comment elle fut prise une seconde fois par Darius, 32 ans après[204].
Rien, comme l’on voit, ne dément Bérose ni Mégasthènes: il est probable que la sortie exécutée par Nabonide eut pour motif secret la crainte qu’il eut de quelques factions, et de ce caractère mobile des Babyloniens, qui alarma Kyrus même. Ce soupçon est autorisé par sa retraite à Borsippa avec peu de monde, et enfin par sa reddition volontaire.
Il est moins facile de concilier nos trois auteurs au sujet de sa parenté; car tandis qu’Hérodote le prétend fils de Nitokris et de Nabukodonosor, Mégasthènes assure qu’il n’était point parent de Laboroso-achod, qui néanmoins, par sa mère, dut être petit-fils de ce monarque: Bérose semble être du même avis, quand il emploie ces mots: un certain Nabonide, Babylonien, et cependant Nabonide porte la signification de fils de Nabon; Bérose a-t-il rougi du prince qui survécut à la perte de son trône et de son pays?
Nous ne voyons pas comment Hérodote, voyageur étranger, peut avoir raison contre Bérose et Mégasthènes, tous deux d’accord ici, tous deux revêtus d’emplois publics: admettons qu’il soit en erreur; elle a peu d’importance, puisqu’elle ne change rien à l’ordre des temps, qui est notre principal objet.
Kyrus devint roi de Babylone l’an 538; il avait commencé son règne sur les Mèdes et les Perses l’an 560; il avait pris Sardes et détrôné Krésus l’an 557. Quel fut l’emploi des 18 ans d’intervalle? Hérodote nous l’indique d’une manière satisfaisante, dans les chapitres 153, 179 et 180 de son livre Ier. Il dit en substance: «qu’après la prise de Sardes et l’établissement d’un gouverneur, Kyrus reprit la route d’Ecbatane, ayant en vue de nouvelles conquêtes. Les Babyloniens, les Bactriens, les Sakes ou Scythes, et les Égyptiens, étaient autant d’obstacles à ses projets; il résolut de marcher en personne contre ces peuples; il envoya Harpages, l’un de ses généraux, contre les Ioniens, tandis que lui-même en personne subjugua toutes les nations de l’Asie supérieure, sans en omettre aucune. Je les passerai la plupart sous silence,» continue l’historien, «me contentant de parler de celles qui lui donnèrent le plus de peine: lorsqu’il eut réduit sous sa puissance tout le continent, il songea à attaquer les Assyriens.
«Arrivé au fleuve Gyndès, l’un des chevaux blancs consacrés au soleil saute dans l’eau et se noie. Kyrus, indigné de l’insulte du fleuve, veut l’en punir; il suspend l’expédition contre Babylone, et il passe tout un été à saigner le fleuve en 360 canaux qui l’épuisèrent (autant de canaux que de jours dans l’an). Au second printemps, il reprend sa route contre Babylone. Les habitants sortent au-devant de lui, il les bat: rentrés dans leurs murs, ils s’inquiètent peu du siége, parce qu’ils avaient amassé des vivres pour plusieurs années. Kyrus se trouva dans un grand embarras; car depuis long-temps il assiégeait la place, et il n’était pas plus avancé que le premier jour.»
Calculons Kyrus part au printemps; il perd l’été: au second printemps il arrive devant Babylone; le siége dure long-temps, supposons 18 mois; il aura pris Babylone la 3e année depuis son départ: il la prit l’an 539; par conséquent il partit de Perse l’an 541. Il a dû passer au moins 2 ans en préparatifs (543); les 14 années depuis la prise de Sardes furent donc employées à subjuguer tous les peuples de la Haute-Asie et de la mer Caspienne jusqu’au Caucase. Or, dans un siècle où des villes fortes par la nature ou par l’art soutenaient des sièges de 8 et 10 ans, ce ne fut pas trop de 14 années pour soumettre des pays remplis de semblables villes, et des peuples montagnards cités de tout temps pour très-belliqueux.
CHAPITRE XVII.
Du livre intitulé Cyropédie de Xénophon.
LE règne de Kyrus, qui est le terme de grandes difficultés chronologiques, se trouve clairement établi dans toutes ses dates. Si Ktésias diffère d’Hérodote sur quelques circonstances de la vie de ce prince, l’on peut dire qu’il ne le dément point sur le fond. Il n’en est pas de même du philosophe Xénophon, dont le livre intitulé Kyropædie, ou Éducation de Kyrus, suscite une telle controverse, qu’il faut nécessairement que l’un des deux auteurs ait été trompé grossièrement ou ait eu l’intention réfléchie de faire un roman. Ce procès entre Hérodote et Xénophon a beaucoup divisé les modernes. Les uns ont voulu considérer la Kyropædie comme l’histoire véritable de Kyrus, tandis que d’autres n’ont vu dans cet écrit qu’un roman politique dicté par un motif et pour un but de circonstance. Les plaidoyers produits à ce sujet depuis deux siècles, formeraient eux seuls dix gros volumes: néanmoins la question est simple, si on l’envisage par son vrai côté. Nous autres Européens, gens d’église ou de cabinet, qui discourons sur les rois et les conquérants, nous sommes d’assez pauvres juges en fait de vraisemblances ou de probabilités historiques, surtout pour des événements passés en Asie il y a 2,400 ans. Les mœurs de cette contrée et de ces gouvernements diffèrent tellement de nos usages, que même de nos jours des gens de beaucoup d’esprit parlent de ce qui se passe en Perse et en Turquie, d’une manière ridicule pour tout voyageur qui en a été le témoin. Ce n’est point en traitant notre question au fond, en discutant lequel des deux récits est le plus naturel (puisque la nature est pour chacun son habitude), qu’il faut prononcer entre Hérodote et Xénophon: c’est en établissant l’examen préalable de leurs motifs et de leurs intentions; à cet égard les témoignages multipliés des auteurs anciens, qui furent leurs contemporains plus ou moins médiats, nous fournissent des moyens décisifs.
Diogène Laerce, qui a écrit la vie d’un grand nombre de philosophes anciens, sur des mémoires originaux, atteste[205] «que Xénophon et Platon, disciples de Socrate, mus de sentiments de jalousie et même d’envie l’un contre l’autre, écrivirent, à dessein de se contredire, sur les mêmes sujets; et qu’entre autres, Platon ayant écrit son Livre de la République, Xénophon lui opposa le sien de Kyropædie, ou Éducation de Kyrus; par représailles; Platon dans son Traité des Lois, appela ce livre une fiction, attendu que Kyrus ne fut pas tel.» Athénée dans son Banquet[206] des savants, ouvrage si érudit, si rempli d’anecdotes curieuses; atteste les mêmes faits, en insistant sur le caractère de Platon, bien différent de ce qu’on en croit vulgairement.
Aulugelle, ce père estimable, qui pour l’instruction de ses enfants, tira de ses nombreuses lectures les notes que nous possédons sous le nom de Nuits attiques; Aulugelle, en désirant d’ailleurs atténuer ce fait qui le chagrine, convient cependant que «ceux qui ont écrit de si excellentes choses sur la vie et les mœurs de Xénophon et de Platon ont pensé qu’ils n’avaient pu se défendre de sentiments secrets de jalousie et d’aversion, et ils en montrent certaines preuves plausibles dans leurs propres écrits; par exemple, de n’avoir jamais fait mention l’un de l’autre, quoique tous deux, et surtout Platon, aient nommé tous les disciples de leur commun maître. Ils citent comme une autre preuve de cette inimitié, que Xénophon ayant lu les deux premiers livres du beau traité sur le meilleur gouvernement républicain que Platon publia d’abord, il y opposa son traité du gouvernement monarchique ou royal, intitulé Éducation de Kyrus; et ils ajoutent que Platon en fut si piqué, que, dans un écrit suivant, il dit qu’à la vérité Kyrus avait été un homme habile et courageux, mais qu’il n’avait rien entendu à la science du gouvernement[207]».
Enfin Cicéron, si versé dans la littérature grecque, qui dans son voyage à Athènes, comme dans ses conversations scientifiques à Rome, puisa la connaissance des traditions biographiques; Cicéron écrivant à son frère Quintus, lui dit: «Kyrus est peint par Xénophon, non comme vérité historique, mais comme image d’un gouvernement juste; dans cet ouvrage, le philosophe a su donner aux sujets les plus graves les formes les plus gracieuses et les plus douces[208].»
Ainsi l’opinion des anciens, fondée en faits et en traditions de première source, a été que la Kyropædie de Xénophon est un pur roman politique et moral, une sorte de censure de la république idéale de Platon; ajoutons encore un panégyrique tacite du gouvernement royal, sujet cauteleux à traiter devant les démocrates Athéniens. Voilà pourquoi sans doute Xénophon s’est étudié à donner à son récit les formes et les vraisemblances de l’histoire, et à placer son héros sur un théâtre qu’il connaissait. Cela n’empêche pas qu’il ne trahisse son secret, lorsqu’il prête au Persan Kyrus, non-seulement la religion d’un Grec, mais encore le langage d’un disciple de Socrate, à tel point que toute la partie morale de son roman est la pure morale de ce philosophe, souvent avec les propres phrases de ses dits mémorables, recueillis par Xénophon, ou semés dans Platon, ainsi que l’a très-bien démontré l’abbé Fraguier dans son analyse du livre de Xénophon.[209] L’intention et la position de cet écrivain étant expliquées et connues, on conçoit comment il dut écarter de l’histoire de son héros tout ce qui eût altéré le caractère juste et vertueux qu’il lui donnait. Un premier fait choquant était la rébellion de Kyrus contre son aïeul, et son usurpation du trône de Médie, attestées par Hérodote et avouées par Ktésias. Pour déguiser ce trait, Xénophon, s’appuyant du récit d’Hérodote, donne à Kyrus Mandane pour mère, Astyag pour aïeul, et le Persan Cambyse pour père; mais il suppose que ce dernier fut roi de Perse, quand à cette époque les Perses, tributaires des Mèdes, n’avaient de roi que dans le sens de satrape. Puis, afin de sauver à Kyrus le rôle odieux de détrôner son aïeul, il suppose qu’Astyag eut un fils appelé Kyaxarès, frère de Mandane, lequel succède légitimement à leur père: et enfin supposant encore à ce Kyaxarès une fille unique, il la marie avec Kyrus, qui, par tous ces moyens, arrive à l’empire en tout bien et en tout honneur.
Dans la question que nous venons d’exposer, il est remarquable que les partisans les plus distingués de Xénophon sont des gens de robe, ecclésiastique; l’archevêque Ussérius, l’évêque Bossuet, le doyen Prideaux, le recteur Rollin, l’abbé Banier, le pieux chevalier Marsham[210]. Pourquoi cela? par la raison que le récit de Xénophon prête à l’un des livres canoniques juifs un appui que lui refuse celui d’Hérodote, et que, prenant l’oncle prétendu de Kyrus (Kyaxarès) pour le Darius mède amené par Daniel au siége et au trône de Babylone, ils trouvent dans la Kyropædie un témoignage qui leur est refusé par toute l’histoire.
Ce livre de Daniel a jeté les chronologistes dans des embarras inextricables, parce qu’ils ont posé d’abord en principe ce qu’il fallait discuter comme question..... Qu’est-ce que le livre intitulé Daniel? Si le lecteur a la patience d’en lire une courte analyse, il y trouvera les moyens de juger par lui-même.
CHAPITRE XVIII.
Du livre intitulé Daniel.
«L’an 3 de Ihouaqim, roi de Juda, Nabukodonosor vint assiéger Jérusalem, et Dieu livra en ses mains Ihouaqim et une partie des vases sacrés, que Nabukodonosor emporta dans la terre de Sennar et plaça dans le temple de son dieu[211].»
Cette date de l’an 3 répond à l’an 605. Nous avons vu, par 3 passages de Jérémie, que Nabukodonosor ne fut roi que l’année suivante, 604, 4e de Ihouaqim: la bataille de Karkemis ne fut livrée qu’en cette année 4e, et jusque-là Nékos avait été le maître de la Syrie et de la Judée. Si Nabukodonosor prit Jérusalem et le roi Ihouaqim, ce ne put être qu’en 604, et par les suites de cette victoire; par conséquent la date de l’an 3 est impossible. Et comment imaginer que Nabukodonosor eût assiégé Jérusalem, pris le roi, enlevé les vases, sans que Jérémie, qui jouait alors un rôle très-remarquable d’opposition au roi, eût dit un seul mot de ces événements? Le livre des Rois n’en fait aucune mention, et le récit de ces deux autorités est tel, que l’on ne saurait y adapter cet anachronisme; enfin l’historien Josèphe, qui eut sous les yeux tous les détails du récit de Bérose, n’indique rien de semblable. La source de cette erreur se trouve dans les Paralipomènes, chap. 36, ainsi que nous l’avons remarqué ci-devant, page 237, à l’occasion d’un passage de Polyhistor; et cette conformité nous devient déjà un indice de la tardive et posthume composition du livre intitulé Daniel. Maintenant, que deviendront les règles de la critique en histoire, si les autorités que nous citons ne l’emportent pas sur celle d’un livre apocryphie, sans date et sans nom d’auteur? car un auteur n’a jamais dit, en parlant de lui-même: «Or Daniel vécut jusqu’à l’an Ier de Kyrus[212].»
On suppose que Daniel, enlevé jeune en l’an 3, est emmené dans la terre de Sennaar, expression sans exemple pour désigner Babylone; qu’il y est élevé dans les sciences des Chaldéens, qui, comme l’on sait, consistaient surtout en astrologie et divination prohibées par Moïse.
Chap. 2. L’an 2 de son règne (603), Nabukodonosor a un songe qui l’alarme; il fait venir les voyants ou prophètes (shoufim), les devins et les découvreurs (makshafim); ils ne le satisfont point[213]: Daniel est appelé, et il explique le songe fameux de la statue d’or aux pieds d’argile, et des 4 grands empires (le Babylonien à blason d’or le Perse à blason d’argent, le Macédonien à blason d’airain, et le Romain à blason de fer).
Comment cette allégorie d’un genre tout grec se trouve-t-elle dans un auteur juif? Le grand monarque Nabukodonosor se prosterne devant son page le juif Daniel, et cependant peu après, irrité contre ses 3 amis juifs, qui refusent d’adorer le dieu Bel, il les fait jeter dans un brasier ardent, où ils se promènent en chantant, et d’où ils sortent sains et frais.
Au chapitre 4 vient l’histoire du grand arbre coupé et de Nabukodonosor changé en bête.—Chap. 5. Puis, sans transition, se présente Balthasar, fils de Nabukodonosor, qui donne un grand festin que trouble l’apparition de trois mots sur la muraille; Daniel les explique..... Le royaume de Balthasar est livré aux Mèdes et aux Perses... La nuit suivante Balthasar est tué et Darius règne dans Babylone.
Chap. 6. Le roi Darius établit 120 gouverneurs ou satrapes pour gouverner les 120 provinces de son empire, et 3 visirs supérieurs, dont l’un est Daniel. Darius fit un édit conformément aux lois des Mèdes et des Perses, et par suite de cet édit Daniel fut jeté dans la fosse aux lions, qui ne le touchèrent pas; et il continua de vivre jusqu’au règne de Darius et de Kyrus le Perse.
Les chap. 7 et 8 contiennent encore des visions de Daniel, l’une l’an 1er, l’autre l’an 3 de Balthasar, quoique ce prince soit mort au chap. 5.
Chap. 9. L’an 1er de Darius, Daniel voit dans les livres que le nombre des 70 années prédites par Jérémie touche à son terme: «70 sabbats (ou semaines d’années),» dit-il à Dieu, «ont été décrétés sur votre peuple.»
Chap. 10. L’an 3 de Kyrus, nouveau songe de Daniel. Enfin chap. 11. «L’an 1er de Darius, je l’aidai sans cesse à gouverner, et je vous dirai la vérité: il y aura en Perse 3 rois[214]. Le 4e amassera de grands trésors, et il fera la guerre aux Grecs (Xercès); puis s’élèvera un roi puissant qui fera tout ce qu’il voudra. Son empire sera divisé aux 4 coins du ciel et ne passera point à ses enfants (Alexandre). Puis un roi du midi (Ptolomée), dont un général (Séleucus) deviendra plus puissant que lui.... Puis les guerres de Syrie et la désolation du temple (sous Antiochus Epiphanès) (l’an 170 Av. J.-C.).»
Tel est le plan sommaire du livre intitulé Daniel. Si de nos jours un tel livre était découvert parmi les manuscrits sanscrits de l’Inde; si les brahmes nous présentaient un tel shastra comme réellement écrit au temps des rois de Babylone, nous ne manquerions pas de leur opposer les axiomes de critique établis par eux-mêmes; nous leur dirions, avec les savants anglais Maurice et Bentley[215], que «tout livre est suspect d’altération et même de supposition, lorsqu’il contient des faits postérieurs à l’époque de son auteur; et quant au style prophétique employé par les compositeurs, nous insisterions sur la remarque de M. Bentley, à l’occasion du souria sidhanta, savoir: que de l’aveu des brahmes les plus honnêtes et les plus probes, il s’est fréquemment et depuis long-temps composé en Asie des livres apocryphes dans lesquels on a donné au récit une forme prophétique pour imposer plus de respect et de croyance à la foule des lecteurs.»
Maintenant, pourquoi ce qui est juste vis-à-vis des Indous ne le serait-il pas vis-à-vis des Juifs? Pourquoi, dans la cause d’autrui, emploierions-nous d’autres poids et d’autres mesures que dans la nôtre? Nos théologiens, ayant à leur tête saint Jérôme[216], déclament contre le platonicien Porphyre, parce qu’il écrivit un livre pour prouver que les prophéties de Daniel n’ont point été écrites par un homme de ce nom, mais par un Juif anonyme, contemporain d’Antiochùs Epiphanès[217], et qu’il fallait bien moins les regarder comme prédiction de ce qui doit arriver, que comme narration de ce qui s’était déjà passé.» Mais nos théologiens ne font pas attention que Porphyre a raisonné d’après les mêmes principes que nos savants biblistes et nos missionnaires dans la Chine et dans l’Inde. Or, si l’on applique au livre juif intitulé Daniel les principes par lesquels on juge les shastras et les pouranas, il n’est aucun jury équitable qui n’admette les propositions suivantes:
1° Que l’on ne connaît au livre de Daniel aucune date de composition;
2° Qu’il est hors de raison et de probabilité qu’un auteur dise de lui-même qu’il a vécu jusqu’en tel temps, et qu’en outre il y a contradiction entre le passage qu’il vécut jusqu’à l’an 1er de Kyrus (ch. 1er, vers. dernier), et qu’il eut une vision l’an 3e de ce même prince (chap. 6;);
3° Que le caractère vraiment prophétique ne peut être constaté que par l’antériorité bien authentique de l’oracle;
4° Que la chronologie dudit ouvrage, dans la partie des rois de Babylone, ne peut se concilier avec celle des historiens authentiques;
5° Que la partie mythologique porte évidemment le caractère de la mythologie persane et zoroastrienne;
6° Et que le style employé par l’auteur anonyme offre plusieurs mots persans et même grecs, contraires au génie de l’idiome hébreu, et qui ne se trouvent dans aucun autre livre de cette langue[218];
7° Que, selon la remarque de saint Jérôme (p. 2074, tom. III), les prophéties de ce livre sont si énigmatiques, si obscures, que pour les comprendre il faut avoir lu une foule d’historiens grecs d’une époque tardive, entre autres Polybe et Possidonius; d’où il résulte, d’une part, qu’étant inintelligibles, lues isolément, elles ne peuvent impliquer croyance; et d’autre part, que, comparées avec l’histoire, elles en contiennent de tels détails, que l’on a droit de supposer que l’auteur les a connus et les a vêtus à sa manière.
Par tous ces motifs, il est constant que le livre de Daniel est un ouvrage apocryphe d’une date postérieure de plusieurs années à Antiochus Épiphanès; on peut même dire, dont la composition a été faite à diverses reprises et par plusieurs mains, dont la dernière a dû tarder jusqu’à l’entrée des Romains en Syrie.
Ces faits bien reconnus, on aperçoit à plusieurs problèmes chronologiques de Daniel une solution facile qu’ils n’ont reçue dans aucune autre hypothèse. A l’époque tardive où vécut le principal auteur, on conçoit que, semblable à ses confrères les auteurs de Judith, d’Esther, de Tobie; de Bel et Dagon, et autres apocryphes, il put être mal instruit de certaines parties d’histoire comprises dans son plan, et qui n’avaient été traitées que dans la langue grecque, peu cultivée jusqu’alors en Judée[219]. Par exemple, lorsqu’on analyse tout ce qu’il dit de Balthasar, de Darius le Mède, et de Kyrus, on se convainc qu’il a confondu et pris pour un seul et même événement les deux siéges et les deux prises de Babylone, mentionnés par Hérodote à 2 dates différentes; l’une en l’an 539 sous Kyrus, l’autre en l’an 507 ou 506 sous Darius, fils d’Hystaspes: de manière que, n’ayant point d’idée claire du second siége, il a attribué le premier à Darius, qu’il a cru être un roi mède, trompé probablement à cet égard par le récit de Xénophon.
La confrontation d’Hérodote va justifier notre opinion. Selon cet historien, un premier siége de Babylone eut lieu sous Kyrus. «Cette grande ville «fut prise alors, pour la première fois, par l’armée des Perses et des Mèdes réunis. Le roi de Babylone, à cette époque, était fils de Nitokris, et s’appelait Labynet, comme son père (Nabukodonosor). Ce jour-là les Babyloniens célébraient une fête, et ne s’occupaient que de plaisirs et de danses[220].»
N’est-ce pas là le texte de Daniel? Balthasar est fils de Nabukodonosor (Labynet). Ce roi célèbre une grande fête; on ne s’occupe que de festins et de plaisirs. La ville est prise par les Mèdes et les Perses. Voilà bien le siége de Kyrus; mais, selon Daniel (ch. 5, vers. dernier), ce fut Darius Mède, qui régna âgé de 62 ans. Écoutons Hérodote: «L’an 15 de Darius, fils d’Hystaspes, la ville de Babylone se révolta contre ce prince; elle subit alors un second siége qui dura 20 mois; enfin, par l’effet d’un stratagème, elle fut prise une seconde fois par l’armée des Perses et des Mèdes réunis; et Darius régna (de nouveau) dans Babylone[221]. Ce fut même ce prince,» nous dit ailleurs Hérodote, «qui le premier divisa en 20 grands gouvernements ou satrapies la masse de l’empire perse jusqu’alors confuse.»
Nous disons que, trompé par ce second siége, l’auteur de Daniel a placé au premier siége un Darius Mède, qui n’est que le fils d’Hystaspes: la preuve en est dans tous les caractères qu’il donne à ce roi.
1° Il lui fait diviser l’empire perse en satrapies, comme Hérodote: le nombre n’est pas le même; au lieu de 20, c’est 120; mais cela peut venir d’une autre méprise. Josèphe nous apprend que Xercès étant mort, son trône passa à son fils Kyrus, appelé Artaxercès par les Grecs, lequel Kyrus divisa l’empire en 120 satrapies[222]. L’anonyme n’aurait-il pas confondu ce Kyrus avec le premier?
2° Il dit que Darius fut fils d’Ahshouroush, et de race mède; mais Ahshouroush n’est pas autre que Cambyses, comme il résulte du chap. 4 d’Ezdras. Ne connaissant point Smerdis, l’anonyme a cru que Darius, à titre de successeur de Cambyses, était son fils. Aussi ne compte-t-il que trois rois jusqu’à Xercès. Dès lors il a dû le faire de race mède, puisque Kyrus, père de Cambyses, était petit-fils d’Astyag.
3° Sans cesse il joint l’idée et le nom de Darius au nom et à l’idée de Kyrus... Daniel, dit-il, vécut jusqu’à l’an 1er de Kyrus, et il continua de vivre jusqu’au temps de Darius et de Kyrus.
4° L’an 1er de Darius, il lit dans les livres (de Jérémie), et il trouve que les 70 ans de captivité ou de désolation touchent à leur terme. Ce trait est décisif; car, si de l’an 587, où commença la captivité sous Nabukodonosor, vous descendez à l’an 520, qui fut la seconde année de Darius (année dans laquelle ce prince rendit son édit pour rebâtir le temple), vous aurez 68 ans révolus, qui sont le terme très-voisin de 70; enfin il est remarquable qu’un des plus anciens chronologistes chrétiens, Maxime le martyr, donnant une liste des rois de Babylone, après Kyrus et Cambyses, nomme Darius avec son épithète de Mède, ce qui prouve l’identité alors supposée du fils d’Hystaspes et du prétendu Darius de Daniel[223]. Maintenant si, comme nous le pensons, la méprise est incontestable, tout le livre de Daniel est jugé. Il n’est plus nécessaire de rechercher de quelle date doivent partir ni les 7 semaines qu’il compte depuis l’ordre de rebâtir jusqu’à l’oint de Dieu, ni les 62 semaines qu’il compte de là jusqu’à l’extermination d’un autre oint[224]. Seulement il convient de remarquer que la conversion des jours de ces semaines en années est totalement arbitraire; que les deux sommes ne doivent pas être réunies, comme l’a voulu Africanus, qui, par une autre erreur, compte 70 au lieu de 69, et cela, pour avoir une somme de 490 ans, dont le départ, dit-il, est l’an 20 d’Artaxercès. Mais si, comme il est de fait, l’an 20 d’Artaxèrcès correspond à l’an 445, la prophétie prétendue n’est pas applicable au cas que l’on indique... Au reste, il suffit de lire l’aventure des trois jeunes gens dans la fournaise, celle de Daniel dans la fosse aux lions, et la métamorphose du roi de Babylone en quadrupède paissant et broutant, pour voir que tout le livre doit être joint à celui de Bel et Dagon, et partager la sentence portée par les théologiens mêmes contre cette fabuleuse production[225].
Relativement au roi de Babylone, l’historien Mégasthènes[226] rapporte, d’après les Chaldéens, que Nabukodonosor eut une maladie qui semblerait avoir été ou la manie, ou l’épilepsie, l’une et l’autre regardées comme un mal divin, et que, dans un accès de ce mal, il émit une prophétie sur la prise de Babylone par Kyrus. Ce trait prouve que les prophéties étaient la mode de ce temps-là et le goût général des peuples. Lorsqu’une grande catastrophe arrivait, on la trouvait toujours prédite dans quelque livre ancien, avec d’autant plus de facilité qu’il n’en coûtait que l’insertion d’un feuillet de papyrus, ou de palmier, ou même d’un seul verset, dans les manuscrits reliés à l’indienne: le vainqueur en était flatté, apaisé, et le vaincu se consolait par la persuasion que l’événement était dû aux immuables décrets de la fatalité.
CHAPITRE XIX.
Résumé.
MAINTENANT, si nous résumons ce long article des Babyloniens, nous trouverons pour principaux résultats:
1° Que Babylone n’eut de rois héréditaires et indépendants connus, que pendant environ 80 ans, ou 1 siècle au plus, c’est-à-dire depuis Nabopol-asar inclusivement, jusqu’à la conquête des Perses, sous Kyrus;
2° Qu’avant Nabopol-asar, remontant jusqu’à Bélésys-Mérodak, ses rois purent jouir, pendant un temps, de l’indépendance accordée à tous les sujets de Ninive renversée; mais qu’ensuite ils reconnurent la suzeraineté des Mèdes jusqu’au règne de Nabopol-asar;
3° Qu’avant Bélésys ses rois ne furent réellement que des pachas ou satrapes du grand roi, ou sultan de Ninive, maître de toute la Haute-Asie depuis Ninus et Sémiramis;
4° Que Sémiramis fut véritablement la fondatrice de la grande Babylone, par la création qu’elle fit des ouvrages de fortification et d’assainissement auxquels cette cité dut sa splendeur;
5° Qu’avant Sémiramis il existait en ce même lieu un temple de Bel ayant la forme d’une pyramide, que les traditions chaldéo-juives désignent sous le nom de tour de Babylon ou Babel, et les historiens grecs sous les noms divers de palais, de tombeau, de citadelle, de tour de Bel;
6° Que cette tour ou pyramide fut essentiellement un observatoire d’astronomie, le foyer antique et mystérieux des sciences de ces prêtres chaldéens dont les Grecs font remonter l’origine à des temps inconnus; ce qui s’accorde très-bien avec la date de 3195 ans avant J.-C., que les calculs phéniciens et juifs assignent à la fondation de cette tour;
7° Qu’un établissement de ce genre prouve l’existence d’un peuple civilisé tel que l’indique Ktésias à l’époque où Ninus subjugua la Babylonie;
8° Que ce peuple fut d’origine et de sang arabe, spécialement de la branche éthiopienne ou Kushite, ce qui lui donne des affinités particulières avec les nations phéniciennes;
9° Que ces affinités sont confirmées par le langage et par le système alphabétique appelés chaldaïques, dont on trouve l’usage chez les Chaldéens jusqu’à une époque très-reculée;
10° Que si maintenant les briques des murs de Babylone nous offrent une écriture d’un système différent, c’est parce que Sémiramis, qui bâtit ces murs, dut employer l’écriture du peuple vainqueur qu’elle commandait, c’est-à-dire les caractères assyriens que Darius fit graver sur le monument de sa guerre contre les Scythes; et si Darius employa ces caractères assyriens, c’est parce que ceux des Perses ses sujets étaient du même système, et que sans doute ils en avaient été empruntés pendant les 500 ans que les Perses furent gouvernés par les Assyriens de Sémiramis. Nous pourrions pousser plus loin nos inductions sur ces antiquités; mais nous aurons l’occasion de les reprendre dans l’article des Égyptiens, dont il nous reste à traiter.
CHRONOLOGIE
DES
ÉGYPTIENS.
CHAPITRE PREMIER.
LA chronologie de l’ancienne Égypte se trouve juste au même degré d’obscurité où la prit et la laissa John Marsham en 1672[227], avec cette différence, qu’à cette époque les passages des anciens auteurs, relatifs à ce sujet, étaient disséminés dans une foule de livres et de manuscrits, et que Marsham, en ayant rassemblé le plus grand nombre, en a rendu la discussion plus aisée. Si les sociétés savantes qui proposent des prix annuels eussent systématisé cette méthode et ordonné d’abord le tableau de tous les fragments relatifs au sujet proposé, elles eussent beaucoup hâté les progrès de la science. On aurait cru que la magnifique Collection des monuments égyptiens récemment publiée par la commission des savants français eût dû nous donner des renseignements nouveaux; mais cette Collection ne semble avoir ajouté que de nouveaux problèmes. Nous sommes réduits presque aux mêmes moyens d’instruction que nos prédécesseurs; et cependant nous en avons déduit des résultats absolument différents. Pourquoi cela? parce que nous avons opéré par une méthode impartiale absolument différente, ainsi que le lecteur va le voir dans les chapitres suivants.
Les documents que nous ont transmis les anciens auteurs se réduisent à des extraits de livres originaux, maintenant perdus, à des fragments altérés dans leur passage d’une main à l’autre; en un mot, à des idées vagues et même quelquefois contradictoires: il ne faut donc pas s’étonner si des interprètes partiaux, chacun en son sens, n’ont pu s’accorder sur des hypothèses privées de base; et il ne faudrait pas s’étonner encore si nous-mêmes aujourd’hui, quoique appuyés sur tout ce qui subsiste d’autorités textuelles, nous n’arrivions pas à un degré d’évidence et de certitude dont les moyens nous sont refusés... En de telles matières on ne peut prétendre qu’aux probabilités les plus raisonnables. Commençons par établir nos moyens d’instruction: ils consistent, 1° en un tableau sommaire inséré par Hérodote en son second livre, et qu’il nous donne comme étant le résumé de tout ce que les prêtres de Thèbes, de Memphis et d’Héliopolis répondirent à ses questions, comme étant la substance de leur doctrine historique à l’époque où vivait l’auteur. Pour bien apprécier le mérite de cette pièce, il est nécessaire d’observer qu’Hérodote visita l’Égypte 65 ans seulement (vers l’an 460 avant notre ère) après que les Perses eurent soumis ce pays à leur domination. L’invasion et le mélange de ces étrangers commencèrent d’introduire bien des altérations dans les lois, dans les mœurs et les doctrines nationales; mais parce qu’après la courte tyrannie de Kambyse, le régime tolérant de Darius Hystaspe et de ses successeurs permit au peuple égyptien de revenir à son caractère, l’on peut croire que le système indigène ne fut encore ni oublié ni changé: il dut au contraire se retremper, lorsque, 77 ans après le séjour d’Hérodote (l’an 413 avant J.-C.), le peuple égyptien, las des vexations des Perses, secoua le joug du grand roi (Darius Nothus), et se reconstitua peuple indépendant sous le gouvernement d’Amyrtée[228]. Les Égyptiens se trouvèrent alors dans une situation politique et morale semblable à celle du peuple juif au moment où, conduit par les Machabeés, il brisa le joug des Grecs et reprit son caractère national avec un enthousiasme mesuré sur sa haine des étrangers.
En Égypte comme en Judée, le peuple insurgé eut à lutter, sous tous les rapports, contre les prétentions du peuple dominateur, et il dut exister une guerre diplomatique et littéraire à laquelle on n’a point fait assez d’attention. Nous verrons bientôt l’importance de cette remarque.
Après 63 ans d’indépendance, les Égyptiens retombèrent sous le joug des Perses, qui prirent à tâche d’effacer tout ce qui fut contraire à leur pouvoir et même à leurs opinions..... Les Grecs d’Alexandre, successeurs des Perses, altérèrent encore plus le caractère égyptien, en ce que, par la douceur de leur régime, ils vainquirent l’antipathie nationale, et finirent par amener le peuple à l’adoption de leurs mœurs et même de leur langue.
Cette époque nous fournit le second de nos documents historiques provenant du livre que le prêtre égyptien Manéthon composa vers l’an 270 avant J.-C., près de deux siècles depuis Hérodote. A cette époque, Ptolomée-Philadelphe provoquait la traduction des livres juif, des livres chaldéens et de tous les livres orientaux; Manéthon, encouragé par ce prince, constitué par lui chef de toutes les archives sacerdotales, publia en langue grecque une compilation de trois volumes qu’il dit être la substance des chroniques anciennes: malheureusement cette compilation s’est perdue, et il ne nous reste qu’un squelette de listes qui, altérées par le prêtre Jules-Africanus, par l’évêque Eusèbe Pamphile, et par le moine Georges le Syncelle, retracent bien mal l’original. Néanmoins elles suffisent à rendre sensible la différence notable qui existe entre Hérodote et Manéthon sur plusieurs chefs, notamment sur l’époque de Sésostris Manéthon, se prévalant de sa qualité d’indigène, a prétendu que l’auteur grec avait erré ou menti en beaucoup de cas. Mais puisque Hérodote proteste qu’il n’a été que l’écho fidèle des prêtres, dont les récits choquent quelquefois son bon sens, nous n’avons pas le droit de l’inculper: il y a plutôt lieu de croire que c’est ici une contestation nationale, élevée de collège à collège de prêtres qui, dans un intervalle de 100 ou de 150 ans, et dans le contact avec les étrangers, auront trouvé ou cru trouver des motifs de penser autrement que leurs ancêtres. Il y a ici cette circonstance remarquable, que, dans la chronologie égyptienne comme dans l’assyrienne, l’opinion de date nouvelle, présentée par Ktésias et Manéthon, soutient le système en plus, tandis que l’opinion ancienne présentée par Hérodote soutient le système en moins, et que la première veut que Sésostris soit, comme Ninus, reculé de six siècles, tandis que la seconde les rapproche dans une proportion égale. L’époque de ce roi est le vrai nœud de la difficulté, comme nous le verrons ci-après.
Un troisième document nous est fourni par le Syncelle, qui, argumentant contre Manéthon, lui oppose une ancienne chronique, dont il cite le résumé à partir de la XVIe dynastie. On a demandé d’où venait cette ancienne chronique, et quelle était son autorité, etc., etc. Quelques-uns ont voulu, parce qu’elle arrive jusqu’au dernier roi national, 18 ans avant Alexandre, qu’elle ne pût avoir été rédigée avant cette époque; mais, si l’on considère qu’en un tel cas elle n’eût point mérité le nom d’ancienne que Manéthon paraît lui avoir donné, et qu’à titre de nouvelle il eût dû la déprécier, d’autant plus qu’elle diffère de son système; on pensera, avec nous, qu’elle a dû être primitivement rédigée sous les règnes de Darius et Artaxercès, dont la tolérance permit aux savants d’Égypte de recueillir les débris de leurs monuments saccagés et dispersés par le tyran Kambyse (et remarquez que ce désir de recueillir et de rassembler est le premier sentiment après toute convulsion, tout naufrage). Ce premier cadre une fois établi, il lui est arrivé, comme à la plupart des autres chroniques (par exemple à celle dite Kanon de Ptolomée), de recevoir des additions successives de la main de chaque savant qui en a possédé un manuscrit; et parce que l’original put avoir déjà 200 ans au temps de Manéthon, cet auteur a pu le classer parmi les documents anciens. Nous en examinerons le mérite à son rang.
Tres-peu de temps après Manéthon, le savant Ératosthènes, bibliothécaire d’Alexandrie, découvrit et publia une liste de rois thébains, que n’avait point connus ou mentionnés le prêtre égyptien, dont le travail s’est borné à la Basse-Égypte. Cette liste, citée par le Syncelle, forme notre cinquième document, qui est très-peu de chose, puis-qu’il se réduit à une nomenclature stérile de princes inconnus, et qu’au lieu de 89 mentionnés par Apollodore, copiste d’Ératosthènes, le Syncelle n’en a conservé que 30; néanmoins ce monument vient à l’appui d’Hérodote et de Diodore de Sicile.
Ce dernier auteur nous fournit un sixième document dont le mérite est surtout de servir à classer les matériaux fournis par les autres. On sait que Diodore, postérieur d’un siècle et demi à Manéthon, eut l’ambition de rassembler en un corps d’histoire tout ce qui était épars en divers auteurs; et il a dû trouver dans Alexandrie et dans l’Égypte, qu’il visita, des moyens qui manquèrent à ses prédécesseurs.
A ces 6 pièces principales ajoutez quelques passages tirés des auteurs anciens, tels que Strabon, Pline, Tacite, Josèphe, les livres juifs, etc., et un fragment anecdotique produit par Eusèbe, comme venant d’un historien persan: voilà tous les matériaux faibles et mutilés mis à notre disposition pour reconstruire l’édifice vaste et compliqué de la chronologie égyptienne. Nous ne parlons point des monuments dont nous enrichit en ce moment l’expédition française d’Égypte, parce que cette magnifique collection, dont il ne faut pas séparer le précieux travail de Denon, en nous offrant les ruines gigantesques des palais et des temples de la Haute-Égypte, nous donne plutôt des problèmes à résoudre que des instructions.
CHAPITRE II.
Exposé d’Hérodote.
HÉRODOTE nous apprend qu’étant venu en Égypte recueillir des matériaux pour son histoire, il trouva, dans les villes d’Héliopolis, de Memphis et de Thèbes, des colléges de prêtres avec qui il eut les conférences scientifiques dont son second livre contient le résultat. Comment se tinrent ces conférences? fut-ce en langue persane? nous ne voyons pas qu’Hérodote l’ait sue, encore moins la langue égyptienne; il est plus probable que l’Égypte, ouverte aux Grecs depuis Psammitik, fut remplie de marchands de cette nation; qui auront su la langue du pays; quelqu’un de ces hommes officieux aura servi d’interprète à l’auteur, qui fut son hôte. Cette communication par interprète est moins exacte que directement. Quant à l’exposition, la méthode suivie par l’auteur est excellente: il traite d’abord du sol, du climat et de tout l’état physique de l’Égypte; et le tableau qu’il en fait est tel, que nos plus savants voyageurs ont trouvé aussi peu à y ajouter qu’à y reprendre: il passe ensuite aux coutumes, aux lois, aux rites religieux; enfin il arrive à la partie historique et chronologique: citons ses propres paroles.
§ XCIX. «Jusqu’ici j’ai dit ce que j’ai vu et connu par moi-même, ou ce que j’ai appris par mes recherches; maintenant je vais parler de ce pays selon ce que m’en ont dit les Égyptiens eux-mêmes; j’ajouterai à mon récit quelque chose de ce que j’ai vu par moi.»
Il est clair qu’Hérodote n’ayant rien pu voir de ce qui est historique ancien, tout ce qu’il va en dire est le récit des prêtres mêmes.
«Selon ces prêtres, le premier roi d’Égypte fut Menés; il fit construire les digues de Memphis. Jusqu’alors le Nil avait coulé entièrement le long du Mont libyque: Menès ayant comblé le coude que le fleuve formait au sud, et construit une digue d’environ 100 stades au-dessus de Memphis, il mit à sec l’ancien lit, fit couler le Nil par le nouveau, et fit bâtir la ville actuelle de Memphis sur le sol même d’où il avait détourné le fleuve, et qu’il avait converti en terre ferme. Il fit encore creuser un grand lac au nord et à l’ouest de la ville (pour la défendre), et il éleva un grand et magnifique temple au dieu Phtha (principal dieu des Égyptiens).»
§ C. «Les prêtres me lurent dans leurs annales les noms de 330 autres rois qui régnèrent après Menès: dans une si longue suite de générations il se trouve 18 Éthiopiens et une femme égyptienne: tous les autres furent Égyptiens, hommes et non dieux.»
§ CI. «Les prêtres me dirent encore que, de tous ces rois, aucun ne s’était rendu célèbre par quelque grand ouvrage ou par quelque action éclatante, excepté Moïris, le dernier de ceux-là (des 330).—Or (dit Hérodote au § XIII) au temps où les prêtres me parlaient ainsi, il n’y avait pas encore 900 ans que Moiris était mort.»
(Nous savons qu’Hérodote visita l’Égypte l’an 460 avant J.-C.; par conséquent les prêtres plaçaient la mort de Moïris vers les années 1350 à 1355).
«Je passerai sous silence ces princes obscurs, poursuit notre auteur, et je me contenterai de parler de Sésostris, qui vint après eux.»
(Ce dernier mot semblerait dire que Sésostris ne fut pas le successeur immédiat de Moïris; et en effet nous verrons d’autres auteurs placer plusieurs règnes entre ces deux princes).
§ CII. «Selon les prêtres, Sésostris fut le premier qui, partant du golfe Arabique (la mer Rouge) sur des vaisseaux longs[229], subjugua les riverains de la mer Erythrée. Il s’avança, jusqu’à une mer remplie de bas-fonds, qui le repoussèrent.—De retour en Égypte, il leva une armée immense, et marchant par le continent (l’isthme de Suez), il subjugua tous les peuples sur sa route, et passa même d’Asie en Europe, où il attaqua et vainquit les Skytes et les Thraces; je crois qu’il n’alla pas plus avant. Revenant sur ses pas, il s’arrêta aux bords du Phase; mais je ne vois pas clairement si ce fut Sésostris qui de son gré y laissa une partie de son armée pour coloniser, ou si ce furent les soldats qui, las et ennuyés de ses courses, s’y arrêtèrent (malgré lui). Quoi qu’il en soit, les habitants du Phase (les Colches) sont des Égyptiens, car ils ont la peau noire, les cheveux crépus; ils pratiquent la circoncision et ils parlent la même langue, etc. A son retour en Égypte, Sésostris, disent les prêtres, faillit de périr à Daphnês (Taphnahs), par les embûches de son frère qui incendia la tente où il dormait (à la suite d’un grand repas). Échappé à ce danger, il employa les nombreux prisonniers qu’il avait amenés, à exécuter divers grands ouvrages, et entre autres, à élever les chaussées et à creuser les canaux dont le pays est aujourd’hui entrecoupé. Avant ce prince, l’Égypte était commode pour les chars et la cavalerie; mais après lui, leur usage est devenu impraticable: il est le seul roi égyptien qui ait régné sur l’Éthiopie (Abissinie moderne).» Tel est en substance le récit des prêtres auteurs d’Hérodote. Mais parce que de plus grands détails sur Sésostris seront; utiles à notre sujet, nous allons en joindre d’autrès tirés de divers auteurs.
Selon Pline[230], la borne de l’expédition de Sésostris en Afrique fut le port Mossylicus, d’où vient la cannelle. (Ce lieu situé à l’ouest du cap Guardafui, est distant d’environ 550 lieues de Memphis.)
Strabon[231] ajoute que, long-temps après, la route de ce prince était encore marquée par des colonnes inscrites, et par des temples et autres monuments. Il observe que les anciens rois d’Égypte avaient été peu curieux de recherches géographiques avant Sésostris; et cela ferait croire qu’en cette occasion Sésostris eut les mêmes idées de curiosité que nous avons trouvées, à pareille époque, chez les rois homérites de l’Iémen[232].
Diodore de Sicile[233], qui cite l’opinion des prêtres de son temps, et celle de divers auteurs anciens, ne donne point à ce prince le nom de Sésostris, mais celui de Sésoosis, analogue au Séthosis et au Séthos de Manéthon et des listes[234]. Ce narrateur dit que les inclinations de Sésostris furent, des le berceau, moulées et dirigées par le roi son père (Amenoph), qui lui donna une éducation entièrement militaire, avec la circonstance singulière d’avoir fait élever avec lui tous les enfants mâles nés le même jour, lesquels devinrent ses camarades pour la vie.... Sésostris et sa petite troupe, au nombre de 1,700, furent élevés dans les exercices les plus pénibles de la guerre; leurs premières expéditions furent en Arabie et en Libye contre les lions et les Arabes. Le jeune prince n’était qu’à la fleur de l’âge.... Diodore joint immédiatement la mort d’Amenoph à l’avènement de Sésostris, et la résolution de celui-ci de conquérir la terre entière; mais il pèche contre les vraisemblances, quand il ajoute que, selon quelques auteurs, sa fille, nommée Athirté, l’excita à cette entreprise, et lui en fournit les moyens: ce conte doit être posthume comme celui du songe d’Amenoph, dans lequel le dieu Phtha lui avait promis l’empire du monde pour son fils.... Sésostris, à la fleur de l’âge, ne dut pas avoir plus de 22 à 24 ans quand il régna. Ses conquêtes durèrent 9 ans[235]; il s’y prépara pendant 1 ou 2 ans: supposons-lui 35 à 36 ans à son retour en Égypte; ses enfants, à cette époque, sont représentés encore jeunes. Son règne fut en tout de 33 ans; il aurait donc vécu environ 60, ou tout au plus 64 à 65 ans. Devenu aveugle, la vie lui devint odieuse, et par suite de son orgueil, il ne put la supporter et il se tua. Cette circonstance suppose encore la force de l’âge et cadre bien avec notre hypothèse.
Selon Diodore, «l’armée de Sésostris fut de 600,000 hommes de pied, 24,000 chevaux, 27,600 chariots de guerre: sa flotte, composée de 400 voiles, soumit les îles et les côtes de la mer Érythrée jusqu’à l’Inde; tandis que ce roi, conduisant l’armée de terre, subjugua toute l’Asie. Il poussa ses conquêtes plus loin qu’Alexandre même, car ayant passé le Gange et pénétré jusqu’à l’Océan oriental, il revint par le nord subjuguer les Scythes jusqu’au Tanaïs (le Don).» Contre ceci nous observons que le docte et judicieux Strabon[236] nie, d’après Mégasthènes, ambassadeur grec dans l’Inde, que ni Sésostris, ni Sémiramis, ni Kyrus, aient jamais pénétré dans cette contrée (jusqu’au Gange). Il paraît qu’ici les prêtres égyptiens cités par Diodore, ont, par émulation nationale, voulu que leur héros eût plus fait que celui des Grecs (Alexandre), et qu’ils ont emprunté de ceux-ci l’idée d’un circuit géographique impossible par lui-même, et inconnu à leurs prédécesseurs: nous pensons donc avec ces derniers et avec Hérodote, leur interprète, que Sésostris sortit par l’isthme de Suez; et Strabon ne dit rien de contraire, lorsqu’il rapporte «que ce prince passa du pays des Troglodytes dans l’Arabie, puis de l’Arabie dans l’Asie,» vu que le pays des Troglodytes s’étend le long de la mer Rouge jusqu’en face de Memphis, et que l’Arabie commence à l’isthme immédiatement où finit l’Égypte.
Aucune mention ne nous est faite des Juifs, ni des Phéniciens, qui purent être laissés sur la gauche, ni des villes de Babylone et de Ninive, qui, dans le système chronologique de Ktésias, auraient dû exister et provoquer l’orgueil du conquérant[237], qui nous est attesté avoir soumis le pays, et laissé en Perse une colonie de 15,000 Scythes. Ces villes, dans notre système, n’existèrent que plus de 150 ans après Sésostris. Ce conquérant entra-t-il en Scythie par le Caucase ou par le Bosphore de Thrace? Cela n’est pas clair. Son retour par la Colchide n’est pas douteux; mais il nous paraît, contre l’opinion des prêtres, que Sésostris revint battu: car Pline[238] a lu dans des auteurs anciens, qu’il fut vaincu par Æsubopus, roi de Colchide, célèbre par l’immense quantité d’or et d’argent qu’il posséda; et Valerius Flaccus a eu les mêmes documents lorsqu’il a dit[239]:
«Que Sésostris fut le premier qui fit la guerre aux Gètes, et qu’effrayé de la défaite de son armée, il en ramena une partie à Thèbes et sur les rives du fleuve natal, tandis qu’il fixa l’autre sur les bords du Phase en leur imposant le nom de Colches.»
D’accord avec Hérodote et avec Manéthon (en Josèphe) sur le danger que Sésostris encourut de la part de son frère, qu’il avait laissé vice-roi, Diodore remarque «que le conquérant, de retour, fit l’entrée la plus pompeuse, suivi d’une foule innombrable de captifs et d’une immensité de butin et de riches dépouilles; il en orna tous les temples de l’Égypte; il rapporta aussi plusieurs inventions utiles.—Ayant renoncé à la guerre, il licencia ses troupes, récompensa ses soldats, et leur partagea des terres qu’ils eurent en propriété; mais sa passion pour la renommée ne lui permettant pas le repos, il entreprit une foule d’ouvrages magnifiques, faits pour immortaliser son nom, en même temps qu’ils durent contribuer à la sûreté et à la commodité de l’Égypte. D’abord il fit bâtir en chaque ville un temple en l’honneur du dieu patron: en plusieurs endroits il fit élever des chaussées et des tertres pour servir de refuge pendant l’inondation; en d’autres, il fit creuser des canaux, des fossés...; il en fit creuser un, entre autres, pour communiquer de Memphis à la mer Rouge.»
(Au sujet de celui-ci, nous observons que Strabon[240] nie positivement son exécution entière; d’accord avec Aristote (et Pline), sur ce qu’il en eut la première idée et qu’il en fit la première tentative, il assure qu’il s’en désista, parce qu’il reconnut que le niveau de la mer Rouge était plus élevé que celui de la Méditerranée, (et cela est vrai.).
Diodore poursuit et dit «que pour arrêter les courses dévastatrices des Arabes, Sésostris fit élever une muraille de 1,500 stades de longueur, laquelle ferma l’isthme depuis Peluse jusqu’à Héliopolis.—Ayant fait construire un vaisseau en bois de cèdre, long de 280 coudées, plaqué d’argent en dedans et d’or en dehors, il en fit l’offrande au dieu qu’on adore à Thèbes. Il éleva[241] deux obélisques d’une pierre très-dure (granit), de 120 coudées de hauteur, sur lesquels il fit graver l’état numératif de ses troupes, de ses revenus, des nations qu’il avait vaincues, des tributs qu’il en percevait. A Memphis il plaça dans le temple de Vulcain sa statue et celle de sa femme, l’une et l’autre de 30 coudées de hauteur, d’un seul morceau: Les plus pénibles ouvrages furent exécutés par les prisonniers qu’il avait amenés, et il eut soin d’y attacher des inscriptions portant qu’aucun Égyptien n’y avait mis; la main[242].»
«Un des traits les plus remarqués parmi les actions de Sésostris, est sa conduite envers les rois qu’il avait vaincus. Ce conquérant leur avait laissé leurs titres et la gestion de leurs états; mais chaque année, à un temps prescrit, ils étaient obligés de lui apporter les présents, c’est-à-dire les tributs qu’il leur avait imposés dans la proportion des moyens de leurs peuples: il accueillait ces rois avec de grands honneurs; mais lorsqu’il allait au temple, il faisait dételer les 4 chevaux de front de son char, et les rois, prenant leur place, traînaient l’orgueilleux vainqueur qui voulait faire sentir que sa valeur l’avait mis hors de comparaison avec les autres hommes. (De là le titre fastueux que portaient les inscriptions de ses monuments: Sésostris, roi des rois, seigneur des seigneurs)».
«Le successeur de Sésostris, me dirent encore les prêtres, fut son fils appelé Pheron.»
(Diodore l’appelle Sésoosis II, et Pline, Nunclérus ou Nunchoreus.)
«Pheron eut pour successeur un homme de Memphis appelé Protée, au temps duquel Ménélas aborda en Égypte.» Sésostris serait antérieur de deux règnes à la guerre de Troie.
§ CXXI. «A Protée succéda Rhampsinit...; aucun roi d’Égypte ne posséda une aussi grande quantité d’or et d’argent que ce prince.»
§ CXXIV. «Jusqu’à lui, l’abondance et la justice fleurirent dans ce pays; mais il n’y eut pas de méchanceté où ne se portât son successeur Cheops... Ce fut lui qui bâtit la grande pyramide, dont la construction dura 20 ans, sans compter la taille des pierres dans les montagnes, et leur transport sur la place, qui, pendant 20 autres années, employèrent 100,000 hommes.»
§ CXXVII. «Cheops régna 50 ans. Son frère Chephren lui succéda; se conduisit en tyran comme lui; bâtit aussi une grande pyramide: (§ CXXVIII) il régna 56 ans. Ainsi les Égyptiens furent accablés de toutes sortes de maux pendant 106 ans. Aussi ont-ils gardé tant de haine pour ces deux rois, qu’ils ne les nomment point.»
§ CXXIX. «A Chephren succéda Mykerinus, fils de Cheops; ce prince prit à tâche de consoler et soulager le peuple des cruautés de ses deux prédécesseurs; aussi est-il cité avant tout autre pour son zèle à rendre la justice: un oracle le condamna à mourir, parce que le destin ayant condamné l’Égypte à être tourmentée pendant 150 ans, il n’avait pas rempli le temps.»
§ CXXXVI. «Après Mykerinus régna Asychis.»
§ CXXXVII. «Après Asychis régna un aveugle de la ville d’Anysis et qui fut appelé de ce nom. Sous son règne, Sabako, roi d’Éthiopie, fondit sur l’Égypte avec une nombreuse armée; Anysis se cacha dans des marais. Sabako régna 50 ans avec douceur et justice; il prépara et perfectionna les digues et chaussées qu’avait élevées Sésostris; puis il se retira en Éthiopie; Anysis reparut et régna encore. Après Anysis, un prêtre du dieu Phtha monta sur le trône, à ce qu’on me dit: ce prêtre, nommé Séthon, fut attaqué par Sennachérib, roi des Arabes et des Assyriens. Séthon l’attendit à Peluse, qui est le boulevard et la clef de l’Égypte; et dans une seule nuit, une immense quantité de rats ayant infesté le camp ennemi, et rongé les carquois, les cordes d’arc, et les courroies de bouclier, les Arabes prirent la fuite et périrent pour la plupart. Séthon mourut ensuite.»
§ CXLII. «Jusqu’à cet endroit de mon histoire, les Égyptiens et les prêtres me firent voir que, depuis le 1er roi (Menès) jusqu’à Séthon, il y avait eu 341 générations de rois et autant de prêtres.»
§ CXLVII. «Maintenant je vais raconter ce qui s’est passé en Égypte, de l’aveu unanime des Égyptiens et des autres peuples; et j’y joindrai les choses dont j’ai été témoin oculaire.»
Remarquons ces mots d’Hérodote: «Maintenant je vais raconter ce qui s’est passé de l’aveu unanime,» c’est-à-dire que ses narrateurs n’étaient pas d’accord sur plusieurs des faits qu’il a récités, et dont quelques-uns sont en effet ridicules; lui-même nous avertit de son opinion, lorsqu’il dit, § CXXII: «Si ces propos des Égyptiens paraissent croyables à quelqu’un, il peut y ajouter foi; pour moi, je n’ai d’autre but, dans tout mon récit, que de transmettre ce que j’ai entendu de chacun...» Par suite de cette candeur, il nous prévient maintenant que ce ne sont plus des ouï-dire, ou des traditions qu’il va raconter, mais des faits vraiment historiques, reconnus pour tels par les Égyptiens et les Grecs: et en effet, à partir du règne de Psammitik, son récit prend, pour les détails d’actions et pour les dates, une précision qu’il n’a point eue dans ce qui précède.
§ CXLVII. «Après la mort de Séthon, les Égyptiens, ne pouvant vivre un seul moment sans rois, en élurent 12, entre lesquels fut partagé le pays; ce fut par ces princes que le labyrinthe fut bâti... L’un d’eux, nommé Psammitik, d’abord exilé, finit par chasser les autres et par régner seul... Il se fit une armée de soldats grecs, et il ouvrit l’Égypte à tous les marchands de cette nation; il étendit son pouvoir dans la Palestine, il y arrêta les Scythes après la bataille de l’Éclipse, entre Alyattes et Kyaxarès. Il régna 54 ans (y compris le temps qu’il partagea le pouvoir avec ses 11 collègues.)»
§ CLVIII. «Son fils Nékos lui succéda: (étant allé en Palestine), il livra bataille aux Syriens (les Juifs), il les vainquit et s’empara de (leur capitale) Kadutis, ville considérable. Il régna 16 ans en tout.»
§ CLXI. «Son fils Psammis, qui lui succéda, ne régna que 6 ans. Apriès, fils de Psammis, régna après son père, pendant 25 ans; mais ayant abusé de la fortune, il fut abandonné par ses soldats et détrôné par Amasis, l’un d’eux (lib. III, § X), lequel régna 44 ans. Son fils Psamménit lui succéda; mais ayant été attaqué par Kambyses, fils de Kyrus, roi des Perses, il fut vaincu et mis à mort, n’ayant régné que 6 mois. De ce moment, l’Égypte subjuguée n’a plus été qu’une province de l’empire perse.»
Arrêtons-nous ici; nous y avons une date connue: il est certain que Kambyses subjugua l’Égypte l’an 525 avant notre ère: en partant de ce point, nous remontons avec précision jusqu’à la 1re année de Psammitik, qui fut l’an 671 avant J.-C.[243]. Dans cette période, les dates d’Hérodote se trouvent toujours d’accord avec celles des livres juifs, chaldéens, etc. Les autres listes égyptiennes n’ont pas ce mérite, qui tend à prouver l’exactitude de notre historien en ce qui a dépendu de lui. Cela ne nous empêchera point de relever dans son récit plusieurs discordances qui sans doute viennent de ses auteurs.
1° En remontant de Psammitik à Séthon, nous trouvons une lacune sensible: Psammitik commença de régner l’an 671..... L’attaque de Sennachérib, roi d’Assyrie, contre l’Égypte, et sa fuite subite, datent de l’an 722. Voilà 51 ans d’intervalle: on ne saurait admettre que Séthon les ait remplis, surtout lorsque les autres listes nous prouvent le contraire... Ces listes s’accordent avec les livres juifs à placer au temps de Sennachérib un roi éthiopien nommé Tarakah dont l’immense armée fut le vrai fléau du roi assyrien: ce Tarakah est le 3e roi de la 25e dynastie, avec un règne de 20 ans. Ce fait est masqué dans Hérodote. Ces 20 ans ne nous amènent qu’à l’an 702; il nous reste 31 à 32 ans de lacune jusqu’à Psammitik: or l’Éthiopien Sabako n’existait plus dès avant Séthon. Comment a-t-on pu dire à Hérodote, § CLII, «que Psammitik, jeune encore, «effrayé du meurtre de son père Nékos, qu’avait fait tuer Sabako, s’était sauvé en Syrie, d’où il ne revint que pour être l’un des 12 rois?»
Psammitik, qui régna 54 ans, ne peut guère avoir eu plus de 30 ans quand il fut élu; par conséquent il ne dut naître que vers les années 702 ou 704 avant J.-C. Les auteurs d’Hérodote ont fait ici quelque confusion. Ils auront pris le dernier Éthiopien pour le premier; et la fuite de Psammitik n’a pu avoir lieu qu’autant qu’il aura été un enfant sauvé par des amis: alors ce prince aurait vécu 85 à 86 ans; cela est possible.
2° Le Sabako d’Hérodote semble indiqué par les livres juifs à l’époque de 731: ils disent que Hoshée, roi de Samarie, implora le secours d’un roi d’Égypte nommé Soua ou Seva; si vous ajoutez kush, signifiant éthiopien, vous aurez Sevakus ou Sevakos, tel que le présente la liste de Manéthon. Toujours est-il vrai que la date de 731 convient à Sabako, prédécesseur de Séthos, qui régnait en 722. Dans cette hypothèse, les 50 ans de Sabako auraient commencé vers l’an 780; mais cela est aussi peu admissible que le retour d’Anysis après ces 50 ans: nous admettons plutôt l’avis de Desvignoles, qui pense que ces 50 ans sont la totalité des 3 rois éthiopiens (dynastie 25e). Les listes n’en diffèrent que de 6 ans. Alors nous croirons qu’il y eut anarchie de l’an 671 à l’an 701 ou 702, et que Sabako, 1er des 3 rois éthiopiens, entra en Égypte vers 751 ou 750; il s’y trouvera naturellement au temps de Hoshée.
3° Au-dessus de cette date 750, nous n’avons plus de série exacte jusqu’à Mœris, dont la mort est placée par Hérodote vers 1350 ou 1355. Supposons qu’Anysis ait été le tyran qui, selon les listes, fut vaincu et brûlé vif par Sabako sous le nom du Bocchoris des listes, et qu’il ait régné les 6 ans de celui-ci; son prédécesseur Asychis aurait fini en 757; donnons-lui 20 à 30 ans de règne, il aurait commencé entre 780 et 788. Alors vient le règne de Mykerinus, que l’oracle indique n’avoir pas été très-long. Admettons-le depuis l’an 800: maintenant les 106 ans des deux tyrans, ses oncle et père, ne nous mènent qu’à l’an 906: nous n’avons plus que les 3 règnes de Rhampsinit, Protée et Pheron, pour arriver à Sésostris, par-delà l’an 1300; il est vrai que nous pouvons corriger la date de Cheops, par le moyen de Diodore, qui nous apprend que les[244] prêtres de son temps comptaient mille ans depuis l’érection de la pyramide, ce qui la place vers l’an 1056 avant notre ère; mais il n’en reste pas moins impossible que 3 règnes comblent le vide de 1056 à 1350: il y a lacune évidente en toute cette période; de Sésostris à Sabako, il y a désordre de faits; car, après les 50 ans de Cheops, faire régner son frère 56 ans, puis encore Mykerinus, fils de Cheops, cela est incroyable en généalogie. Il est clair qu’Hérodote n’a reçu ici que des idées générales et vagues; le seul article appuyé d’une date positive est celui du roi Mœris, attesté mort un peu moins de 900 ans avant les conférences d’Hérodote en 460..., par conséquent vers 1350 à 55. Mais ici naît une difficulté: Sésostris fut-il le successeur de Mœris? Hérodote ne le dit point, il semble même indiquer la négative, lorsque, parlant des rois en général, il dit que Sésostris vint après eux: à l’appui de cette négative, nous avons Diodore, qui compte sept générations (ou plutôt 5 intermédiaires) de Sésostris à Mœris; à la vérité, le témoignage de Diodore est, comme nous le verrons, assez léger en cette partie; d’un autre côté, Hérodote semble se redresser ou s’éclaircir, lorsque, parlant du prêtre Séthon, il compte de Menès à lui 341 rois. Si de Menès à Mœris il y en eut 330, y compris ce dernier, il n’en restera que 11 de lui à Séthon; et nous les trouvons précisément dans l’énumération d’Hérodote; cet auteur a donc entendu que Mœris fut le père, ou tout au plus l’aïeul de Sésostris, lequel ne pourrait être placé plus haut que 1355... Ce roi ayant régné 33 ans, selon Diodore, 48 ou 51 ans, selon Manéthon, il aurait vu réellement se renouveler la fameuse période sothiaque en l’an 1322, comme le disait la flatterie aux temps de Tacite; mais Tacite lui-même[245] nous avertit de l’incertitude de cette opinion; et les époques qu’il allègue en prouvent l’erreur. Et comment en effet un incident si remarquable dans les superstitions égyptiennes eût-il été oublié ou omis par les prétrès et par les historiens? Diodore prétend que le fils de Sésostris, ou Sésoosis, prit le nom de son père, et s’appela Sésostris II. Cet incident sauverait la citation de Tacite; mais il restera à expliquer pourquoi les listes copiées de Manéthon s’accordent, comme nous le verrons, à placer Sésostris plusieurs années plus haut, savoir: celle d’Eusèbe en Syncelle, à l’an 1376; celle d’Africanus, 1394, et la (vieille) Chronique d’Alexandrie, à l’an 1400 avant notre ère. Nous avouons que rien ne nous paraît démontré ni décisif sur la date précise de ce conquérant, si ce n’est qu’il n’a pu commencer avant 1394 ou 1400; ni plus tard que 1371 à 72, s’il a régné 48 ans. Cela nous donne un peu plus de 100 ans de date avant Ninus, ce qui remplit suffisamment les assertions d’Agathias, de Justin, et autres auteurs qui s’accordent à faire ce roi assyrien postérieur à l’Égyptien: nous reprendrons cette question dans le récit de Manéthon.
A l’égard des temps qui précédèrent Sésostris, le récit d’Hérodote et de ses prêtres n’est qu’un sommaire peu instructif, puisqu’il présente en masse 336 rois obscurs et fainéants; néanmoins ce récit donne lieu à plusieurs objections assez graves.
1° Prétendre que Menès ait été le 1er roi du pays, et lui attribuer l’ouvrage gigantesque d’avoir déplacé le fleuve du Nil pour bâtir Memphis dans l’ancien lit mis à sec et comblé, etc., c’est choquer grossièrement toutes les vraisemblances: de tels travaux supposent une nation déjà nombreuse, un gouvernement puissant, des arts avancés, etc. Il a fallu des siècles pour amener un tel état de choses. Imaginer qu’un pays de 200 lieues de long et de 3,500 lieues de surface carrée ait, dès le premier jour, été habité par une seule et même société, gouverné par un seul et même pouvoir, c’est n’avoir aucune idée du monde physique et politique: il a fallu à l’espèce le temps de se multiplier; à l’état social le temps de se former; puis aux gouvernements de chaque société, de chaque canton, peuplade, arrondissement, le temps de se quereller et de se subjuguer l’un l’autre. Dans l’Égypte, comme partout ailleurs, la population a commencé par être vagabonde et sauvage; puis, rendue sédentaire par la culture du sol, elle a formé des peuplades divisées d’intérêts, de passions, limitées naturellement par des bras de rivières, par des marais, des lagunes, etc. Ces petits états, souvent en guerre, se sont successivement dévorés. Les roitelets vaincus sont devenus les vassaux, les lieutenants des rois vainqueurs, qui, à leur tour subjugués par le plus méchant et le plus fort, ont fait place à un roi unique, à un despote, roi des rois: celui-là a eu le moyen de faire de grands ouvrages. Voilà l’histoire. universelle. Ainsi, avant qu’il existât en Égypte un royaume identique, il y eut une succession d’états partiels, qui devinrent progressivement moins nombreux et plus grands; et cet ordre de choses-là, comme partout ailleurs, a laissé sa trace dans les divisions politiques du pays; motivées par les obstacles physiques de leurs frontières. Ainsi l’on peut assurer qu’il y eut d’abord autant de peuplades que de bourgades; puis autant de peuples et d’états que l’on voit de préfectures; enfin, qu’il se forma trois grands royaumes représentés par la Thébaïde ou Égypte supérieure, le Delta ou Égypte inférieure, et l’Heptanome ou pays du milieu, dont les distinctions physiques et même politiques subsistent encore aujourd’hui... Le roi donc qui bâtit Memphis, et ses palais, et ses temples, et ses digues, ne put être qu’un monarque tardif dans l’ordre des temps; et les prêtres qui en font le chef, se décèlent pour être les échos d’un système tardif et partiel, qui n’a connu ou voulu connaître d’histoire que celle de la monarchie de Memphis, la plus puissante, mais la dernière formée de toutes. Ce que le raisonnement nous dicte à cet égard, nous verrons les autorités de Diodore l’attester par des témoignages positifs; mais, de plus, nous trouvons dans le récit même des auteurs d’Hérodote le démenti positif de leur opinion. Écoutons leurs propres paroles au § IV, titre 2.
§ IV. «Au temps de Menès, premier homme qui ait régné en Égypte, toute l’Égypte, à l’exception du nome thébaïque, n’était qu’un marais: il ne paraissait rien de toutes les terres que l’on voit aujourd’hui au nord du lac Mœris, quoiqu’il y ait 7 jours de navigation depuis ce lac jusqu’à la mer.»
§ V. «Tout homme judicieux», ajoute Hérodote, en examinant le terrain, même au-dessus du lac de Mœris (qui est le Faïoum), pensera qu’il est un don du fleuve, une terre apportée et déposée par lui.»
Alors il est évident que Memphis fut une ville moderne en comparaison de Thèbes; que ses rois ne furent ni les premiers ni les plus anciens de l’Égypte, et qu’en reportant tout à Menès, les auteurs d’Hérodote décèlent, comme nous l’avons dit, un système local et tardif qui n’a point connu ou voulu connaître ce qui lui fut antérieur.
§ VI. Système des générations. Ce caractère systématique et paradoxal se montre avec encore plus d’évidence dans leur manière d’évaluer en gros le temps écoulé depuis Menès, et la durée des 341 règnes comptés ou supposés depuis ce prince jusqu’à Séthon, contemporain de Sennachérib. «Ils prétendent», dit notre historien, § CXLII, «que dans une si longue suite de générations il y eut autant de grands-prêtres que de rois: or 300 générations font 10,000 ans; car 3 générations valent 100 ans; et les 41 qui excèdent les 300 font 1,340 ans (total, 11,340 ans).»
D’abord il y a erreur en cette addition; elle devrait être de 1366 ⅔. La dernière génération est tronquée de 26 ans... Le prince qui l’a remplie n’aurait régné que 7 ans: cela conviendrait à Séthon.
Mais nous voyons bien d’autres objections à faire. 1° Le mot génération est impropre ici; son vrai sens est la succession du père au fils. Or il n’y a point eu de telle succession, de l’aveu des prêtres; car Hérodote nomme plusieurs rois, tels que Séthon, Sabako, Anysis, Asychis, Chephren, Protée, etc., qui ne furent point fils de leurs prédécesseurs, sans compter les 17 Éthiopiens, qui furent des étrangers, intrus par violence: en outre, la liste de Manéthon fait foi qu’il y eut, jusqu’à Séthon, 23 ou 24 ruptures d’ordre généalogique, par le passage de dynastie à dynastie, c’est-à-dire de famille à famille. Il y a donc grave erreur à prétendre évaluer le temps par génération, quand il n’y a eu que succession de règnes, ce qui est très-différent: les 1,340 ans allégués par Hérodote n’ont donc aucune autorité raisonnable, et sont une pure hypothèse imaginée, peut-être, pour mesurer un espace de temps dont le point de départ aurait été quelque observation astronomique marquante!
Ici la candeur et le bon sens d’Hérodote se trouvent en faute. «M’étant rendu à Thèbes», dit-il, «(pour vérifier ces récits), les prêtres de Jupiter me conduisirent dans l’intérieur d’un grand édifice, où ils me montrèrent autant de colosses de bois qu’il y avait eu de grands-prêtres, et les comptant devant moi (au nombre de 345), ils me prouvèrent que chacun était fils de son prédécesseur.»
C’est une preuve par trop bizarre d’un fait étrange en lui-même, que des mannequins de bois, fabriqués probablement depuis Kambyses, puisque ce tyran se plut à brûler et faire brûler tout ce qu’il put de monuments! Qui croira d’ailleurs que dans un pays qui fut, autant et plus que tout autre, agité de guerres civiles, politiques et religieuses, qui croira que 345 grands-prêtres se soient succédés régulièrement de père en fils? Ce sont-là des contes sacerdotaux inventés après coup pour soutenir un système.
Mais d’où vient ici l’évaluation d’une génération à 33 ans, c’est-à-dire de 3 au siècle? Ce ne peut être un système grec; il eût fallu, pour l’établir sur des faits, posséder de longues séries généalogiques, en tirer un terme moyen, le comparer à des époques fixes; et les Grecs, qui, dès le temps de Solon, ne pouvaient calculer l’époque d’Homère, qui jamais n’ont pu tirer au net la série des rois lacédémoniens, n’ont pu inventer ou établir un système de ce genre. Ils l’ont pu d’autant moins, que déjà l’on en voit l’indice au temps où ils étaient moins civilisés, du moins en Europe, au temps d’Homère, qui, parlant du grand âge de Nestor, dit qu’il avait déjà vécu trois générations d’homme. (Odyssée, lib. III, v. 345; et Iliade, lib. I). Le savant Eustathius, en commentant ce vers (tome I, page 192), observe que, «selon les anciens, le mot génération (gênea), celui-là même qu’emploie Hérodote, signifie 30 ans, au bout desquels seulement l’homme est censé avoir atteint l’intégrité et la perfection de son organisation.» Voilà une idée scientifique qui n’est pas d’Homère.... Et comme tout ce qui est scientifique en ce poète a un caractère égyptien, nous pouvons dire que c’est une idée égyptienne, d’une date d’autant plus reculée, qu’elle tient à l’astrologie. Les docteurs de cette école, toujours pleins d’idées symétriques, ayant examiné la vie de l’homme, s’aperçurent que le maximum de sa durée était entre 90 et 100 ans. D’autre part, remarquant que toutes ses facultés n’étaient réellement bien complètes que vers 30 ans, qu’elles prenaient une déclinaison sensible vers 60, ils aimèrent à voir en ce sujet la division tripartite qu’ils trouvaient dans toute la nature, cette division qui mesure toutes les existences en période d’accroissement, période d’équilibre ou stase, et période de décadence. Or, parce que, dans l’homme, la première période fut caractérisée surtout par l’engendrement, elle reçut le nom de gênea, génération, qui dans l’usage populaire devint l’expression d’une durée de 30 à 33 ans; et parce que le peuple ne classe point les événements avec précision, qu’il se rappelle seulement qu’ils sont arrivés au temps de telle personne, dans l’âge et génération où elle florissait, les esprits systématiques trouvèrent commode d’employer cette mesure équivalente à 30 ans: puis, pour la commodité d’un calcul plus étendu, et afin d’éviter une fraction par siècle, ils voulurent que trois générations valussent 100 ans, ce qui porta chacune à 33. Il est remarquable que l’idiome latin, cet ancien grec de l’Italie, a conservé la trace de ces équivoques; car le mot œtas signifiant l’âge, le temps, la génération où vivait un tel, paraît n’être que la contraction d’œvitas, dérivé d’œvum, qui d’abord dut exprimer la durée totale de la vie; puis fut appliqué à la période par excellence, à celle de l’existence morale et physique en son maximum. Voilà pourquoi d’anciens interprètes d’Homère ont voulu que Nestor eût vécu trois siècles; Eustathe, en les redressant, et en nous reportant à la doctrine des anciens, eut peut-être en vue Aristote et Platon, dont le premier (livre VII, chapitre 6, des animaux) dit que l’homme n’est accompli que vers 30 ans, et qu’il perd ordinairement vers 60 ans la faculté d’engendrer; et le second conseille de ne pas se marier avant l’âge de 30 ou 35 ans. Mais ces deux autorités nous deviennent un nouveau garant de l’origine égyptienne, que nous réclamons pour ces idées, puisqu’il est constant qu’Aristote et Platon ont puisé la plupart de leurs idées spéculatives et systématiques dans des livres égyptiens.
Au reste, et dans tout état de cause, nous sommes fondés à dire qu’il n’y a point eu chez les rois d’Égypte de série généalogique, de génération dans le sens vrai du mot; et que l’évaluation de la génération à 33 ans, et même au terme moyen de 30 ans, comme l’employèrent tous les successeurs d’Hérodote, est une mesure arbitraire dont l’application serait moins une règle générale qu’un cas d’exception[246].
En résumant ce chapitre, nous trouvons que l’exposé d’Hérodote n’a réellement d’exactitude historique qu’en remontant de Kambyses jusqu’au règne de Psammétik.....; que dans ce qui précède ce prince, jusqu’à l’époque de Mœris, il n’y a point une précision suffisante à dresser une échelle suivie; que, depuis Mœris, ce sont des récits absolument vagues; et que le seul article déterminé avec une sorte de certitude est l’existence du conquérant Sésostris entre les années 1300 et 1350. Ce fut là un point de doctrine constant chez les savants d’Égypte au temps d’Hérodote; et si nous le trouvons altéré 150 ans après lui, notre tâche épineuse sera de découvrir la cause de ce changement. (Revoyez le tableau sommaire d’Hérodote.) Examinons maintenant le système du prêtre Manéthon.