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Réflexions sur le suicide

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Réflexions sur le suicide.

C’est pour les malheureux qu’il faut écrire ; ceux qui sont en possession des prospérités de ce monde, ne s’instruisent que par leur propre expérience, et les idées générales en toutes choses ne leur paraissent que du temps perdu. Il n’en est pas ainsi de ceux qui souffrent : la réflexion est leur plus sûr asile, et séparés par l’infortune des distractions de la société, ils s’examinent eux-mêmes et cherchent, comme un malade qui se retourne dans un lit de douleur, quelle est la position la moins pénible qu’ils puissent se procurer.

L’excès du malheur fait naître la pensée du Suicide, et cette question ne saurait être trop approfondie ; elle tient à toute l’organisation morale de l’homme. Je me flatte de présenter quelques aperçus nouveaux sur les motifs qui peuvent conduire à cette action, et sur ceux qui doivent en détourner. Je discuterai ce sujet sans malveillance comme sans exaltation. Il ne faut pas haïr ceux qui sont assez malheureux pour détester la vie ; il ne faut pas louer ceux qui succombent sous un grand poids : car s’ils pouvaient marcher en le portant leur force morale serait plus grande[1].

[1] J’ai loué l’acte du Suicide dans mon ouvrage sur l’Influence des passions, et je me suis toujours repentie depuis de cette parole inconsidérée. J’étais alors dans tout l’orgueil et la vivacité de la première jeunesse ; mais à quoi servirait-il de vivre, si ce n’était dans l’espoir de s’améliorer ?

Les personnes qui d’ordinaire condamnent le Suicide, se sentant sur le terrain du Devoir et de la Raison, se servent souvent, pour soutenir leur opinion, de certaines formes méprisantes, qui peuvent blesser leurs adversaires ; elles mêlent aussi quelquefois d’injustes attaques contre l’enthousiasme en général, à la censure méritée d’un acte coupable. Il me semble au contraire, que c’est par les principes mêmes du véritable enthousiasme, c’est-à-dire, de l’amour du beau moral, qu’on peut aisément montrer, combien la résignation à la destinée est d’un ordre plus élevé que la révolte contre elle.

Je me propose de présenter la question du Suicide sous trois rapports différens : j’examinerai d’abord Quelle est l’action de la souffrance sur l’âme humaine ; secondement, je montrerai Quelles sont les lois que la religion chrétienne nous impose relativement au Suicide, et troisièmement je considérerai En quoi consiste la plus grande dignité morale de l’homme sur cette terre.

Première section.

Quelle est l’action de la souffrance sur l’âme humaine ?

On ne saurait se le dissimuler, il y a, sous le rapport des impressions causées par la douleur, autant de différence entre les individus, qu’il en peut exister relativement au génie et au caractère ; non seulement les circonstances, mais la manière de les sentir diffère tellement, que des personnes très-estimables d’ailleurs peuvent ne pas s’entendre à cet égard ; et cependant, de toutes les bornes de l’esprit, la plus insupportable, c’est celle qui nous empêche de comprendre les autres.

Il me semble que le bonheur consiste dans la possession d’une destinée en rapport avec nos facultés. Nos désirs sont une chose momentanée et souvent funeste même à nous, mais nos facultés sont permanentes et leurs besoins ne cessent jamais : il se peut donc que la conquête du monde fût nécessaire à Alexandre, comme la possession d’une cabane à un berger. Il ne s’ensuivrait pas que la race humaine dût se prêter à servir d’aliment aux facultés gigantesques d’Alexandre ; mais on peut dire que, d’après sa nature, lui, ne savait être heureux qu’ainsi.

La puissance d’aimer, l’activité de la pensée, le prix qu’on attache à l’opinion, font de tel ou tel genre de vie une existence douce pour les uns et tout-à-fait pénible pour les autres. L’inflexible loi du devoir est la même pour tous, mais les forces morales sont purement individuelles, et la profonde connaissance du cœur humain peut seule donner à nos jugemens sur le bonheur et le malheur de ceux qui ne nous ressemblent pas, une équité philosophique.

Il me semble donc qu’il ne faut jamais disputer sur ce que chacun éprouve ; le conseil ne peut porter que sur la conduite et la fermeté d’âme, dont la vertu et la religion font une égale loi dans toutes les situations ; mais les causes du malheur et son intensité varient autant que les circonstances et les individus. Ce serait vouloir compter les flots de la mer, qu’analyser les combinaisons du sort et du caractère. Il n’y a que la conscience qui soit en nous comme un être simple et invariable, dont nous pouvons tous obtenir, ce dont nous avons tous besoin — le repos de l’âme. — La plupart des hommes se ressemblent, non pas dans ce qu’ils font, mais dans ce qu’ils peuvent faire, et nul être capable de réfléchir ne niera, qu’en commettant des fautes contre la morale, on sent toujours qu’on était le maître de les éviter. Si donc on reconnaît qu’il est ordonné à l’homme sur cette terre de supporter la douleur, on ne saurait s’excuser ni par la violence de cette douleur, ni par la vivacité du sentiment qu’elle cause. Chaque individu possède en lui-même les moyens d’accomplir son devoir ; et ce qu’il y a d’admirable dans la nature morale, comme dans la nature physique, c’est à quel point le nécessaire est également et universellement réparti, tandis que le superflu est diversifié de mille manières.

La douleur physique et la douleur morale sont une et même chose dans leur action sur l’âme ; car la maladie est une peine aussi bien qu’une souffrance ; mais la douleur physique fait d’ordinaire périr le corps, tandis que les douleurs morales servent à régénérer l’âme.

Il ne suffit pas de croire avec les Stoïciens, que la douleur n’est point un mal ; il faut être convaincu qu’elle est un bien, pour s’y résigner. Le plus petit mal serait insupportable, si l’on le considérait comme purement accidentel ; l’irritabilité individuelle influant sur la manière de sentir, on n’aurait pas plus le droit de blâmer un homme qui se tuerait pour une piqûre d’épingle, que pour une attaque de goutte ; pour une contrariété, que pour un chagrin. Le moindre sentiment de douleur peut révolter l’âme, s’il ne tend pas à la perfectionner ; car il y a plus d’injustice dans un léger mal, s’il est inutile, que dans la plus grande peine, si elle tend vers un noble but.

Ce n’est pas ici le cas de remonter à la grande question métaphysique, qui a vainement occupé tous les philosophes : l’origine du mal. Nous ne pouvons concevoir la liberté de l’homme sans la possibilité du mal. Nous ne pouvons concevoir la vertu sans la liberté de l’homme, ni la vie éternelle sans la vertu ; cette chaîne, dont le premier anneau nous est tout à la fois incompréhensible et indispensable, doit être considérée comme la condition de notre être. Si la réflexion et le sentiment nous conduisent à croire, qu’il y a toujours dans les voies de la Providence une justice cachée ou manifeste ; nous ne pouvons considérer la souffrance ni comme accidentelle ni comme arbitraire. L’homme aurait le même droit de se plaindre pour un bonheur de moins que pour une peine de plus, s’il croyait que la Divinité pût communiquer à la créature des qualités ou des puissances sans bornes, et qu’ainsi l’infini fût transmissible. Pourquoi l’homme ne s’irriterait-il pas de n’avoir pas toujours vécu comme de devoir cesser d’être ? Enfin sur quelles bases reposent ses plaintes ? Est-ce contre le système de l’univers qu’il se révolte, ou contre la part qu’il a dans un ensemble soumis à d’invariables lois ?

La douleur est un des élémens nécessaires de la faculté d’être heureux, et nous ne pouvons concevoir l’une sans l’autre. La vivacité de nos désirs tient aux difficultés qu’ils rencontrent ; l’ébranlement de nos jouissances, à la crainte de les perdre ; la vivacité de nos affections, aux dangers qui menacent les objets de notre amour. Enfin nul mortel n’a pu délier le nœud gordien du plaisir et de la peine que par le fer qui tranche la vie.

— Oui, diront quelques individus malheureux, nous nous soumettons à la balance des biens et des maux, que le cours ordinaire des événemens amène ; mais quand nous sommes traités en ennemis par le sort, il est juste d’échapper à ses coups. — D’abord le régulateur, qui détermine le résultat de cette balance, est tout entier en nous-mêmes : le même genre de vie, qui réduit l’un au désespoir, comblerait de joie l’homme placé dans une sphère d’espérances moins élevée. Cette réflexion n’est point en opposition avec ce que j’ai dit sur les ménagemens qu’on doit aux diverses manières de sentir : sans doute le bonheur de l’un peut être en désaccord avec le caractère de l’autre ; mais la résignation convient également à tous. S’il y a dans la nature physique deux forces opposées qui font mouvoir le monde : l’Impulsion et la Gravitation ; on peut affirmer aussi, que le besoin d’agir et la nécessité de se soumettre, la Volonté et la Résignation sont les deux pôles de l’être moral, et l’équilibre de la raison ne peut se trouver qu’entre-deux.

La plupart des hommes ne comprennent guères que deux Puissances dans la vie, le Sort et leur Volonté, qui peut, à ce qu’ils croient, influer sur ce sort ; ils passent donc d’ordinaire de l’irritation à l’orgueil. Quand ils sont en état d’irritation, ils maudissent le destin, comme les enfans battent la table contre laquelle ils se heurtent ; et quand ils sont satisfaits des événemens de la vie, ils se les attribuent tout entiers, et se complaisant dans les moyens qu’ils ont employés pour les diriger, ils considèrent ces moyens comme l’unique source de leur félicité. Il y a erreur dans ces deux façons de voir.

La Volonté de l’homme agit d’ordinaire, il est vrai, concurremment avec la destinée ; mais quand cette destinée devient de la nécessité, c’est-à-dire quand elle prend le caractère de l’irréparable, elle est la manifestation des desseins de la Providence sur nous. Un homme d’esprit disait : la nécessité rafraîchit. Il faut s’élever à une grande hauteur pour adopter ce mot dans son entier ; mais toujours est-il vrai qu’on doit avoir pour le Sort un genre de respect. C’est une puissance qui tour-à-tour subite et lente, imprévue ou préparée, se saisit de la vie à une certaine époque et en détermine le cours ; mais loin que le Sort soit aveugle, comme on se plaît à le dire, l’on croirait qu’il nous connaît, car presque toujours il nous atteint dans nos faiblesses les plus intimes. C’est le Tribunal secret qui nous juge, et lorsqu’il paraît injuste, peut-être savons-nous seuls ce qu’il veut nous dire et ce qu’il exige de nous.

Il n’y a point de doute que nous ne sortions sensiblement meilleurs de l’épreuve de l’adversité, quand nous nous y soumettons avec une fermeté douce. Les plus grandes qualités de l’âme ne se développent que par la souffrance, et ce perfectionnement de nous-mêmes nous rend, après un certain temps, le bonheur ; car le cercle se referme et nous ramène aux jours d’innocence qui précédèrent nos fautes. C’est donc se soustraire à la vertu, que de se tuer parce qu’on est malheureux : c’est se soustraire aux jouissances que cette vertu nous aurait données, quand nous aurions triomphé de nos peines par son secours. Les Platoniciens disaient, que l’âme avait besoin d’un certain temps de séjour sur cette terre, pour s’épurer des passions coupables. On croirait en effet que la vie a pour but de renoncer à la vie. La nature physique accomplit cette œuvre par la destruction, et la nature morale par le sacrifice. L’existence humaine bien conçue n’est autre chose que l’abdication de la Personnalité pour rentrer dans l’Ordre universel. Les enfans ne comprennent qu’eux, les jeunes gens qu’eux et les amis qui font partie d’eux-mêmes ; mais dès que les avant-coureurs du déclin arrivent, il faut ou se consoler par les pensées générales, ou s’abandonner à toutes les terreurs que présente la dernière moitié de la vie ; car c’est bien peu de chose que les circonstances heureuses ou malheureuses de chaque individu, en comparaison des lois inflexibles de la nature. La vieillesse et la mort devraient mettre tous les hommes au désespoir bien plus que leurs chagrins particuliers ; mais on se soumet facilement à la condition universelle, et l’on se révolte contre son propre partage, sans réfléchir, que la condition universelle se retrouve dans chaque lot, et que les différences sont plus apparentes que réelles.

En traitant de la dignité morale de l’homme, je prononcerai fortement la différence qui existe entre le Suicide et le Dévouement ; c’est-à-dire, entre le sacrifice de soi aux autres, ou ce qui est la même chose, à la vertu ; et le renoncement à l’existence, parce qu’elle nous est à charge. Les motifs qui déterminent à se donner la mort, changent tout à fait la nature de cette action ; car lorsqu’on abdique la vie pour faire du bien à ses semblables, on immole, pour ainsi dire, son corps à son âme, tandis que, quand on se tue par l’impatience de la douleur, on sacrifie presque toujours sa conscience à ses passions.

On a néanmoins eu tort de prétendre, que le Suicide était un acte de lâcheté : cette assertion forcée n’a convaincu personne ; mais on doit distinguer dans ce cas la bravoure de la fermeté. Il faut, pour se tuer, ne pas craindre la mort ; mais c’est manquer de fermeté d’âme que de ne pas savoir souffrir. Une sorte de rage est nécessaire pour vaincre en soi l’instinct conservateur de la vie, quand ce n’est pas un sentiment religieux qui nous en demande le sacrifice. La plupart de ceux qui ont vainement essayé de se donner la mort, n’ont pas renouvelé leurs tentatives, parce qu’il y a dans le Suicide, comme dans tous les actes désordonnés de la volonté, une certaine folie, qui s’apaise quand elle atteint de trop près à son but. Le malheur n’est presque jamais une chose absolue ; ses rapports avec nos souvenirs ou nos espérances en composent souvent la plus grande partie, et quand une secousse très-vive s’opère en nous-mêmes, notre douleur s’offre souvent à notre imagination sous un aspect tout différent.

Revoyez, après dix ans, une personne qui a subi une grande privation de quelque nature qu’elle soit, et vous saurez qu’elle souffre et jouit par une autre cause que cette privation même, dans laquelle consistait son malheur dix ans auparavant. Il n’est pas dit pour cela, que le bonheur soit rentré dans son âme, mais l’espérance et la crainte ont pris en elle un autre cours ; et c’est de l’activité de ces deux sentimens que se compose la vie morale.

Il y a une cause de Suicide, qui intéresse presque tous les cœurs de femme : c’est l’amour ; le charme de cette passion est sûrement le principal motif des erreurs qu’on commet dans la manière de juger l’homicide de soi-même. On veut que l’amour subjugue les plus hautes puissances de l’âme, et qu’il n’y ait rien au-dessus de son empire. Tous les genres d’enthousiasme ayant subi l’atteinte de l’incrédulité moqueuse, les romans ont maintenu le prestige du sentiment dans quelques contrées du monde où la bonne-foi s’est retirée ; mais de tous les malheurs de l’amour il n’en est qu’un, ce me semble, contre lequel la force de l’âme puisse se briser : c’est la mort de l’objet qu’on aime et dont on est aimé.

Un frissonnement intérieur obscurcit la nature entière, quand le cœur avec lequel se confondait notre existence, repose glacé dans le tombeau. Cette douleur, l’unique peut-être qui dépasse ce que Dieu nous a donné de force contre la souffrance, a pourtant été considérée par divers moralistes comme plus facile à supporter que celles dans lesquelles l’orgueil offensé se mêle de quelque manière. En effet, dans le malheur que cause l’infidélité de ce qu’on aime, c’est bien le cœur qui reçoit la blessure, mais l’amour-propre y verse ses poisons. Sans doute aussi un sentiment plus noble que l’amour-propre nous déchire quand nous sommes obligés de renoncer à l’estime que nous avions conçue pour le premier objet de nos affections, quand il ne reste plus d’un enthousiasme aussi profond que le souvenir des vaines apparences qui l’ont causé. Mais il faut cependant se le prononcer avec rigueur, du moment que dans une liaison intime et sincère, telle qu’elle doit exister entre des êtres vrais et purs, l’un des deux est infidèle, l’un des deux peut tromper ; c’est qu’il était indigne du sentiment qu’il inspirait. Je ne veux point par ce raisonnement imiter ces pédans qui réduisent les peines de la vie à des syllogismes. On souffre de mille manières, on souffre par des sentimens divers, opposés, contradictoires ; et nul n’a le droit de contester à qui que ce soit sa douleur. Mais dans tout chagrin de l’âme, où l’amour-propre peut entrer pour quelque chose, il est aussi insensé que coupable de vouloir se tuer ; car tout ce qui tient à la vanité, est nécessairement passager, et il ne faut pas accorder à ce qui est passager le droit de nous lancer dans l’éternité.

Un malheur entièrement dégagé de tout mouvement d’orgueil, serait donc le seul qui motiverait le Suicide ; mais par cela même qu’un tel malheur consiste en entier dans la sensibilité, la religion en adoucit l’amertume. La Providence, qui veut que toutes les blessures de l’âme humaine puissent être guéries, vient au secours de celui qu’elle a frappé d’un coup plus fort que ses forces. Souvent alors les palmes de l’Ange de paix ombragent notre tête abattue, et qui sait si cet Ange n’est pas l’objet même que nous regrettons ? qui sait si, touché de nos larmes, il n’a pas obtenu du ciel même le pouvoir de veiller sur nous ?

Les peines de sentiment, qu’aigrit l’amour-propre, sont nécessairement modifiées par le temps ; et les peines, dont la touchante nature est sans mélange d’aucun mouvement d’orgueil, inspirent une disposition religieuse, qui porte l’âme à la résignation.

Les plus fréquentes causes du Suicide dans les temps modernes, ce sont la ruine et le déshonneur. Les revers de la fortune, telle que la société est combinée, causent une peine très-vive, et qui se multiplie sous mille formes diverses. La plus cruelle de toutes cependant, c’est la perte du rang qu’on occupait dans le monde. L’imagination agit autant sur le passé que sur l’avenir, et l’on fait avec les biens qu’on possède une alliance, dont la rupture est cruelle ; mais après un certain temps, une situation nouvelle présente une nouvelle perspective à presque tous les hommes. Le bonheur est tellement composé de sensations relatives, que ce ne sont pas les choses en elles-mêmes, mais leur rapport avec la veille ou le lendemain, qui agit sur l’imagination. Si la destinée ou les menaces d’un maître ont fait craindre à un homme tel degré de douleur, et qu’il apprenne que la moitié de ce qu’il redoutait lui est épargnée, son impression sera toute différente de celle qu’il aurait ressentie, s’il n’avait pas éprouvé une aussi grande terreur. Le Sort entre presque toujours en composition avec les infortunés ; on dirait qu’il se repent, comme tout autre Souverain, d’avoir fait trop de mal.

L’opinion exerce sur la plupart des individus une action poignante dont il est très-difficile de diminuer la force : ce mot : — je suis déshonoré — trouble entièrement l’esprit de l’homme social, et l’on ne peut s’empêcher de plaindre celui qui succombe sous le poids de ce malheur, car probablement il ne l’avait pas mérité, puisqu’il le ressent avec tant d’amertume. Mais il faut encore ranger sous deux classes principales les causes du déshonneur : celles qui tiennent à des fautes que notre conscience nous reproche, ou celles qui naissent d’erreurs involontaires et nullement criminelles.

Le remords tient nécessairement à l’idée qu’on se fait de la Justice divine, car si nous ne comparions pas nos actions à ce type suprême de l’équité, nous n’aurions dans la vie que des regrets. On ne peut considérer l’existence que sous deux rapports ; ou comme une partie de jeu dont le gain ou la perte consiste dans les biens de ce monde, ou comme un noviciat pour l’immortalité. Si nous nous en tenons à la partie de jeu, nous ne saurions voir dans notre propre conduite que la conséquence de raisonnemens bien ou mal faits : si nous avons la vie à venir pour but, ce n’est qu’à l’intention que notre conscience s’attache. L’homme borné aux intérêts de cette terre peut avoir des regrets, mais il n’y a de remords que pour l’homme religieux ; or il suffit de l’être pour sentir que l’expiation est le premier devoir et que la conscience nous commande de supporter les suites de nos fautes afin de les réparer, s’il se peut, en faisant du bien. Le déshonneur mérité est donc pour l’homme religieux une juste punition à laquelle il ne se croit pas le droit de se soustraire : car quoique parmi les actions humaines il y en ait un grand nombre de plus perverses que le Suicide, il n’en est pas qui semble nous dérober aussi formellement à la protection de Dieu.

Les passions entraînent à des actes coupables dont le bonheur est le but, mais dans le Suicide il y a un renoncement à tout secours venant d’en haut qu’on ne saurait concilier avec aucune disposition pieuse.

Celui qui est vraiment atteint par le remords s’écriera comme l’enfant prodigue : — Je sais ce que je ferai, je retournerai vers mon père, je me prosternerai devant lui et je lui dirai : mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous, je ne mérite plus d’être appelé votre fils. — C’est avec cette résignation touchante que s’exprime l’être religieux ; car plus il se croit criminel, moins il s’attribue le droit de quitter la vie, puisqu’il n’a point fait de cette vie ce qu’exigeait le Dieu dont il la tenait. Quant aux coupables qui n’ont point foi à l’existence future et dont la considération dans ce monde est perdue, le Suicide, d’après leur manière de penser, n’a d’autre inconvénient pour eux que de les priver des chances heureuses qui leur resteraient encore, et chacun peut estimer ces chances ce qu’il veut d’après le calcul des probabilités.

Je crois qu’on peut affirmer que le déshonneur non mérité n’est jamais durable. L’influence de la vérité sur le public est telle qu’il suffit d’attendre pour être mis à sa place. Le temps est quelque chose de sacré qui semble agir indépendamment même des événemens qu’il renferme. C’est un appui du faible et de l’infortuné, c’est enfin l’une des formes mystérieuses par lesquelles la Divinité se manifeste à nous. Le public qui est à quelques égards une chose si différente de chaque individu, le public qui est un homme d’esprit quoiqu’il se compose de tant d’êtres stupides, le public qui a de la générosité quoique des platitudes sans nombre soient commises par ceux qui en font partie, le public finit toujours par se rallier à la justice dès que des circonstances prédominantes et momentanées ont disparu. Possédez vos âmes en paix par la patience, dit l’Evangile. Ce conseil de la piété est aussi celui de la raison. Quand on réfléchit sur les livres saints, on y trouve l’admirable réunion des meilleurs conseils pour se passer de succès dans ce monde, et souvent aussi des meilleurs moyens pour en obtenir.

Les douleurs physiques, les infirmités incurables, toutes ces misères enfin que l’existence corporelle traîne après elle, sembleraient une des causes de Suicide les plus plausibles, et cependant ce n’est presque jamais, sur-tout parmi les modernes, ce genre de malheur qui porte à se tuer. Les douleurs qui sont dans le cours ordinaire des choses accablent mais ne révoltent pas. Il faut qu’il se mêle de l’irritation dans ce qu’on éprouve pour qu’on se livre à la colère contre le destin et qu’on veuille ou s’en affranchir ou s’en venger, comme d’un oppresseur. Il y a un singulier genre d’erreur dans la manière dont la plupart des hommes considèrent leur destinée. L’on ne saurait trop présenter cette erreur sous ses diverses faces, tant elle a d’influence sur les impressions de l’âme : on dirait qu’il suffit d’avoir un certain nombre de compagnons d’infortune pour se résigner aux événemens quels qu’ils soient, et qu’on ne trouve d’injustice que dans les malheurs qui nous sont personnels. Cependant ces variétés comme ces ressemblances ne sont-elles pas pour la plupart compensées, et ne sont-elles pas toutes, je le répète, également comprises dans les lois de la nature ?

Je ne m’arrêterai point aux consolations communes qu’on peut tirer de l’espoir d’un changement dans les circonstances : il est des genres de peines qui ne sont pas susceptibles de cette sorte de soulagement ; mais je crois qu’on peut hardiment prononcer qu’un travail fort et suivi a soulagé la plupart de ceux qui s’y sont livrés. Il y a un avenir dans toute occupation et c’est d’un avenir dont l’homme a sans cesse besoin. Les facultés nous dévorent comme le vautour de Prométhée, quand elles n’ont point d’action au dehors de nous, et le travail exerce et dirige ces facultés : enfin quand on a de l’imagination, et la plupart de ceux qui souffrent en ont beaucoup, on peut trouver des plaisirs toujours renouvelés dans l’étude des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, soit qu’on en jouisse comme amateur, ou comme artiste. Une femme d’esprit a dit que l’ennui se mêlait à toutes les peines, et cette réflexion est pleine de profondeur. L’ennui véritable, celui des esprits actifs, c’est l’absence d’intérêt pour tout ce qui nous entoure combinée avec des facultés qui rendent cet intérêt nécessaire : c’est la soif sans la possibilité de se désaltérer. Tantale est une assez juste image de l’âme dans cet état. L’occupation rend de la saveur à l’existence, et les beaux-arts ont tout à la fois l’originalité des objets particuliers et la grandeur des idées universelles. Ils nous maintiennent en rapport avec la nature ; on peut l’aimer sans le secours de ces médiateurs aimables, mais ils apprennent cependant à la mieux goûter.

Il ne faut pas dédaigner, dans quelque tristesse qu’on soit plongé, les dons primitifs du Créateur : la vie et la nature. L’homme social met trop d’importance au tissu de circonstances dont se compose son histoire personnelle. L’existence est en elle-même une chose merveilleuse. L’on voit souvent les malades n’invoquer qu’elle. Les sauvages sont heureux seulement de vivre, les prisonniers se représentent l’air libre comme le bien suprême, les aveugles seraient prêts à donner tout ce qu’ils possèdent pour revoir encore les objets extérieurs ; les climats du midi, qui animent les couleurs et développent les parfums, produisent une impression indéfinissable ; les consolations philosophiques ont moins d’empire que les jouissances causées par le spectacle de la terre et du ciel. Ce qu’il faut donc le plus soigner parmi nos moyens de bonheur, c’est la puissance de la contemplation. On est si à l’étroit dans soi-même, tant de choses nous y agitent et nous y blessent, qu’on a sans cesse besoin de se plonger dans cette mer des pensées sans bornes ; l’on doit, comme dans le Styx, s’y rendre invulnérable ou tout au moins résigné.

Nul n’osera dire qu’on peut tout supporter dans ce monde, nul n’osera se confier assez dans ses forces pour en répondre ; il est bien peu d’êtres doués de quelques facultés supérieures, que le désespoir n’ait atteint plus d’une fois, et la vie ne semble souvent qu’un long naufrage, dont les débris sont l’amitié, la gloire et l’amour. Les rives du temps, qui s’est écoulé pendant que nous avons vécu, en sont couvertes ; mais si nous en avons sauvé l’harmonie intérieure de l’âme, nous pouvons encore entrer en communication avec les œuvres de la Divinité.

La clémence du Ciel, le repos de la mort, une certaine beauté de l’univers, qui n’est pas là pour narguer l’homme, mais pour lui prédire de meilleurs jours : quelques grandes idées, toujours les mêmes, sont comme les accords de la création, et nous rendent du calme quand nous nous accoutumons à les comprendre. C’est à ces mêmes sources que le héros et le poète viennent puiser leurs inspirations. Pourquoi donc quelques gouttes de la coupe qui les élève au-dessus de l’humanité, ne seraient-elles pas salutaires pour tous ?

On accuse le Sort de malignité, parce qu’il frappe toujours sur la partie la plus sensible de nous-mêmes : ce n’est point à la malignité du Sort qu’il faut s’en prendre, mais à l’impétuosité de nos désirs, qui nous précipite contre les obstacles que nous rencontrons, comme on s’enferre toujours plus avant dans la vivacité du combat. Et d’ailleurs l’éducation que nous devons recevoir de la douleur, porte nécessairement sur la portion de notre caractère, qui a le plus besoin d’être réprimée. Nous ne pouvons admettre la croyance en Dieu, sans supposer qu’il dirige le Sort dans son action sur l’homme ; nous ne pouvons donc considérer ce Sort comme une puissance aveugle : reste à considérer si celui qui la gouverne a donné la liberté à l’homme pour s’y soumettre ou s’y soustraire. C’est ce que nous allons examiner dans la seconde partie de ces réflexions.

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