Réflexions sur le suicide
Seconde section.
Quelles sont les lois que la religion chrétienne nous impose relativement au Suicide ?
Lorsque l’Ancien des douleurs, Job fut atteint par tous les genres de maux, lorsqu’il perdit sa fortune et ses enfans et que d’affreuses souffrances physiques lui firent éprouver mille morts : sa femme lui conseilla de renoncer à la vie. — Bénis Dieu, lui dit-elle, et meurs. — Quoi, lui répondit-il, je n’accepterais pas les maux de la même main dont j’ai reçu les biens, et dans quelque désespoir qu’il fût plongé, il sut se résigner à son sort et sa patience fut récompensée. On croit que Job a précédé Moïse, il existait du moins bien longtemps avant la venue de Jésus-Christ, et dans une époque où l’espoir de l’immortalité de l’âme n’était point encore garanti au genre humain. Qu’aurait-il donc pensé maintenant ? On voit dans la Bible des hommes qui, tels que Samson et les Machabées, se dévouent à la mort pour accomplir un dessein qu’ils croient noble et salutaire, mais nulle part on ne trouve des exemples du Suicide dont le dégoût ou les peines de la vie soient l’unique cause. Nulle part ce Suicide, qui n’est qu’une désertion du Sort, n’a été considéré comme possible. On a beaucoup dit qu’il n’y avait aucun passage de l’Evangile qui indiquât la désapprobation formelle de cet acte. J.-C. dans ses discours remonte plutôt aux principes des actions qu’à l’application détaillée de la loi : mais ne suffit-il pas que l’esprit général de l’Evangile tende à consacrer la résignation ?
Heureux ceux qui pleurent, dit J.-C., car ils seront consolés : si quelqu’un veut venir avec moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Vous serez bienheureux lorsqu’à cause de moi vous serez injuriés et persécutés. Partout J.-C. annonce que sa mission est d’apprendre aux hommes que le malheur a pour objet de purifier l’âme et que le bonheur céleste est obtenu par les revers supportés religieusement ici-bas. C’est le but spécial de la doctrine de J.-C. que l’explication du sens inconnu de la douleur.
On trouve de très-belles choses en fait de morale sociale et dans les prophètes hébreux et dans les philosophes païens : mais c’est pour prêcher la charité, la patience et la foi que J.-C. est descendu sur la terre ; et ces trois vertus tendent toutes également à soulager les malheureux. La première : la charité, nous apprend nos devoirs envers eux ; la seconde, la patience, leur enseigne à quelles consolations ils doivent recourir, et la troisième, la foi, leur annonce leur récompense. La plupart des préceptes de l’Evangile manqueraient de base, s’il était permis de se donner la mort ; car le malheur inspire à l’âme le besoin d’en appeler au Ciel, et l’insuffisance des biens de ce monde est ce qui rend surtout une autre vie nécessaire.
Il est rare que les individus dans l’enivrement des jours prospères conservent un saint respect pour les choses sacrées. L’attrait des biens de ce monde est si vif qu’il fait tout pâlir, même l’éclat d’une existence future. Un philosophe allemand, en disputant avec ses amis, disait une fois : je donnerais pour obtenir telle chose, deux millions d’années de ma félicité éternelle, et il était singulièrement modéré dans le sacrifice qu’il offrait : car les jouissances temporelles ont d’ordinaire bien plus d’activité que les espérances religieuses, et la vie spirituelle ou le christianisme, ce qui est une et même chose, n’existerait pas, s’il n’y avait pas de la douleur dans le fond du cœur de l’homme. Le Suicide réfléchi est inconciliable avec la foi chrétienne, puisque cette foi repose principalement sur les différens devoirs de la résignation. Quant au Suicide causé par un moment de délire, par un accès de désespoir, il se peut que le divin Législateur des hommes n’ait pas eu l’occasion d’en parler au milieu des Juifs qui n’offraient guères d’exemples de ce genre d’égarement. Il combattait sans cesse dans les Pharisiens les vices d’hypocrisie, d’incrédulité et de froideur. L’on dirait qu’il a considéré les torts des passions comme des maladies de l’âme et non comme son état habituel, et qu’il s’est toujours plus appliqué à l’esprit général de la morale qu’aux préceptes qui peuvent dépendre des circonstances.
J.-C. recommande sans cesse à l’homme de ne point s’occuper de la vie en elle-même, mais de ses rapports avec l’immortalité. Pourquoi vous mettez-vous en souci de vos vêtemens ? dit-il : voyez les lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent ; et cependant Salomon dans toute sa gloire n’a pas été vêtu aussi magnifiquement qu’eux. Ce n’est point la paresse ni l’insouciance que J.-C. conseille par ce passage, mais une sorte de calme qui serait utile même dans les intérêts de ce monde. Les guerriers appellent ce sentiment la confiance dans son bonheur, les hommes religieux l’espoir dans le secours de la Providence : mais les uns et les autres trouvent dans cette disposition intérieure de l’âme un genre d’appui qui fait juger plus clairement les circonstances mêmes de cette vie, tout en donnant des ailes pour y échapper.
On croit s’affranchir du joug des événemens humains en se promettant de se tuer, si l’on n’atteint pas le but de ses désirs. Dans un tel système l’on se considère comme uniquement au service de soi-même et libre de se quitter dès qu’on n’est plus content des conditions du sort. Si l’Evangile s’accordait avec cette manière de voir, on y trouverait des leçons de prudence : mais toutes celles qui tiennent à la vertu n’auraient qu’une application bien restreinte, car la vertu ne consiste jamais que dans la préférence qu’on donne aux autres, c’est-à-dire, à son devoir sur ses intérêts personnels ; or lorsqu’on renonce à la vie seulement parce qu’on n’est pas heureux, c’est soi seul que l’on préfère à tout, et l’on est pour ainsi dire égoïste en se donnant la mort.
De tous les argumens religieux qu’on a faits contre le Suicide, celui sur lequel on est revenu le plus souvent, c’est qu’il est formellement compris dans la défense exprimée par ce commandement de Dieu : tu ne tueras pas. Sans doute cet argument aussi peut être admis, mais comme il est impossible de considérer l’homme qui se tue du même œil qu’un assassin, le véritable point de vue de cette question, c’est que le bonheur n’étant pas le but de la vie humaine, l’homme doit tendre au perfectionnement et considérer ses devoirs comme n’ayant rien à démêler avec ses souffrances.
Marc-Aurèle dit qu’il n’y a pas plus de mal à sortir de la vie que d’une chambre lorsqu’il y fume : certes s’il en était ainsi les Suicides devraient être bien plus fréquens encore qu’ils ne le sont, car il est difficile, quand l’illusion de la jeunesse est passée, de réfléchir sur le cours des choses et d’aimer constamment l’existence. On pourrait persister dans cette existence par la crainte d’en sortir ; mais si ce seul motif nous retenait sur la terre, tous ceux qui ont vaincu la terreur par des habitudes militaires, toutes les personnes dont l’imagination est plus frappée du fantôme de la vie que de celui de la mort, s’épargneraient les derniers jours qui répètent d’une voix si rauque les airs brillans des premiers.
J.-J. Rousseau dans sa lettre pour le Suicide dit : Pourquoi serait-il permis de se faire couper la jambe, s’il ne l’était pas de s’ôter la vie ? La volonté de Dieu ne nous a-t-elle pas également donné l’une et l’autre ? Un passage de l’Evangile semble répondre textuellement à ce sophisme : Si votre bras vous est une occasion de chute, dit J.-C., coupez-le. Si votre œil vous égare, arrachez-le et le rejetez loin de vous. Ce que l’Evangile dit s’applique à la tentation et non au Suicide ; mais néanmoins on peut y puiser la réfutation de l’argument de J.-J. Rousseau. Il est permis à l’homme de chercher à se guérir de tous les genres de maux : mais ce qui lui est interdit c’est de détruire son être, c’est-à-dire la puissance qu’il a reçue de choisir entre le bien et le mal. Il existe par cette puissance, il doit renaître par elle et tout est subordonné à ce principe d’action auquel se rapporte en entier l’exercice de la liberté.
J.-C. en encourageant les hommes à supporter les peines de la vie rappelle sans cesse l’efficacité de la prière. Heurtez, dit-il, et l’on vous ouvrira : demandez et vous obtiendrez. Mais les espérances qu’il donne ne se rapportent pas aux événemens de cette vie : c’est la disposition de l’âme sur laquelle la prière a le plus d’empire. On appelle également bonheur, le contentement intérieur et les prospérités de la terre, et cependant rien ne diffère autant que ces deux sources de jouissances. Les philosophes du dix-huitième siècle ont appuyé la morale sur les avantages positifs qu’elle peut procurer dans ce monde et l’ont considérée comme l’intérêt personnel bien entendu. Les chrétiens ont transposé le foyer de nos plus grandes satisfactions au fond de l’âme. Les philosophes promettent les biens temporels à ceux qui sont vertueux, ils ont raison à quelques égards : car dans le cours ordinaire des choses il est très-probable que les bénédictions de cette vie accompagnent une conduite morale ; mais si l’attente à cet égard était trompée, le désespoir serait donc légitime ; car la vertu n’étant considérée que comme une spéculation, lorsqu’elle est manquée, l’on pourrait abdiquer l’existence. Le Christianisme, au contraire, place le bonheur avant tout dans les impressions qui nous viennent par la conscience. N’avons-nous pas éprouvé, même à part des sentimens religieux, que notre disposition intérieure n’était pas toujours en rapport avec nos circonstances, et que souvent l’on se sentait plus ou moins heureux qu’on n’aurait dû l’être d’après l’examen de sa situation ? Si cela est ainsi par le simple effet de la mobilité de notre nature : combien l’action sainte et secrète de la piété sur l’âme n’a-t-elle pas plus de pouvoir ! On peut le demander à ces êtres vertueux, que les afflictions ont visités, que de fois ne leur est-il pas arrivé d’éprouver au fond du cœur un calme inattendu ? Je ne sais quelle musique céleste se faisait entendre dans le désert et semblait annoncer que la source sortirait bientôt du sein même du rocher.
Quand on a vu marcher à l’échafaud la victime la plus respectable et la plus pure, que les factieux pussent immoler, Louis XVI, on se demandait quel secours la main de Dieu lui prêtait dans cet abîme de malheur ? Tout à coup on entendit la voix d’un Ange, qui sous la forme d’un Ministre de l’Eglise lui disait ; — Fils de Saint-Louis, montez au Ciel ! — Sa grandeur mondaine, ses espérances célestes, tout était rassemblé dans ces simples paroles. Elles le relevaient, en lui rappelant son illustre race, de l’abaissement où les hommes voulaient le précipiter : elles évoquaient ses aïeux, qui sans doute tenaient déjà leurs couronnes prêtes pour accueillir la venue de l’auguste Saint dans le ciel. Peut-être dans cet instant le regard de la foi les lui fit-il apercevoir. Il approchait des bornes du temps, et nos calculs des heures ne le concernaient déjà plus. Qui sait ce qu’un seul moment d’attendrissement put faire goûter alors de délices à son âme ?
Lorsqu’une main sanguinaire lia les mains qui avaient porté le sceptre de la France, le même envoyé de Dieu dit à son roi : — Sire, c’est ainsi que notre Seigneur fut conduit à la mort. — Quel secours il prêtait au martyr en lui rappelant son divin modèle ! En effet le plus grand exemple du sacrifice de la vie n’est-il pas la base de la croyance des chrétiens ? et cet exemple ne fait-il pas ressortir le contraste qui existe entre le Martyre et le Suicide ? Le martyr sert la cause de la vertu en livrant son sang pour l’enseignement du monde : celui qui se rend coupable du Suicide pervertit toutes les idées de courage et fait de la mort même un scandale. Le Martyre apprend aux hommes quelle force il y a dans la conscience, puisqu’elle l’emporte sur l’instinct physique le plus puissant : le Suicide prouve bien aussi le pouvoir de la volonté sur l’instinct, mais c’est celui d’un maître égaré qui ne sait plus tenir les rênes de son char et se précipite dans l’abîme au lieu de se diriger vers son but. On dirait que l’âme, en commettant cet acte terrible, éprouve je ne sais quel accès de fureur qui concentre en un instant l’éternité des peines.
La dernière scène de la vie de J.-C. semble être destinée surtout à confondre ceux qui croient qu’on a le droit de se tuer pour échapper au malheur. L’effroi de la souffrance s’empara de celui qui s’était volontairement dévoué à la mort des hommes comme à leur vie. Il pria longtemps son Père dans le jardin des oliviers, et les angoisses de la douleur couvraient son front. — Mon Père, s’écria-t-il, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! — Trois fois il répéta ce vœu, le visage baigné de larmes. Toutes nos peines avaient passé dans son divin être. Il craignait comme nous les outrages des hommes ; comme nous peut-être il regrettait ceux qu’il chérissait, sa mère et ses disciples ; comme nous, et mieux que nous peut-être, il aimait cette terre féconde et les célestes plaisirs d’une active bienfaisance dont il remerciait son Père chaque jour. Mais ne pouvant écarter le calice qui Lui était destiné, il s’écria : — que ta volonté soit faite, ô mon Père, — et se remit entre les mains de ses ennemis. Que veut-on chercher de plus dans l’Evangile sur la résignation à la douleur et sur le devoir de la supporter avec patience et courage ?
La résignation qu’on obtient par la foi religieuse est un genre de Suicide moral, et c’est en cela qu’il est si contraire au Suicide proprement dit, car le renoncement à soi-même a pour but de se consacrer à ses semblables : et le Suicide causé par le dégoût de la vie n’est que le deuil sanglant du bonheur personnel.
Saint Paul dit : — Celui qui passe sa vie dans les délices est mort en vivant. — A chaque ligne on voit dans les livres saints ce grand malentendu des hommes du temps et de ceux de l’éternité : les premiers placent la vie où les autres voient la mort. Il est donc simple que l’opinion des hommes du temps consacre le Suicide, tandis que celle des hommes de l’éternité exalte le Martyre : car celui qui fonde la morale sur le bonheur qu’elle doit donner sur cette terre hait la vie, quand elle ne réalise pas ce qu’il s’en promettait ; tandis que celui qui fait consister la véritable félicité dans l’émotion intérieure qu’excitent les sentimens et les pensées en communication avec la Divinité, peut être heureux malgré les hommes et, pour ainsi dire, à l’insu même du Sort. Quand les épreuves de l’existence nous ont appris la vanité de nos propres forces et la toute-puissance de Dieu, il s’opère quelquefois dans l’âme une sorte de régénération, dont la douceur est inexprimable. On s’accoutume à se juger soi-même, comme si l’on était un autre : à placer sa conscience en tiers entre ses intérêts personnels et ceux de ses adversaires : on se calme sur son propre sort, certain qu’on ne peut le diriger : on se calme aussi sur son amour-propre, certain que ce n’est pas nous-mêmes, mais le Public qui nous fera notre part : on se calme enfin sur ce qu’il est le plus difficile de supporter, les torts de ses amis, soit en reconnaissant nos propres imperfections, soit en confiant à la tombe de l’être qui nous a le plus aimé, nos pensées les plus intimes : soit enfin en reportant vers le Ciel la sensibilité qu’il nous a donnée. Quelle différence entre cette abnégation religieuse de la lutte terrestre et la fureur qui porte à se détruire pour se délivrer de ce qu’on souffre. Le renoncement à soi-même est en tout l’opposé du Suicide.
D’ailleurs, comment se croit-on assuré d’échapper par le Suicide à la douleur qui nous poursuit ? Quelle certitude les Athées peuvent-ils avoir de l’anéantissement, et les Philosophes du mode d’existence que la nature leur réserve ? Lorsque Socrate enseigna dans la Grèce l’immortalité de l’âme, plusieurs de ses disciples et des penseurs de son temps se donnèrent la mort, avides de goûter cette vie intellectuelle, dont les confuses images du Paganisme ne leur avait point offert l’idée. L’émotion, que dut causer une doctrine si nouvelle, égara les imaginations ardentes ; mais les Chrétiens, à qui les promesses d’une vie future n’ont été faites qu’en y joignant la menace des punitions pour les coupables, les Chrétiens peuvent-ils espérer que le Suicide soit un moyen de s’arracher à la peine qui les dévore ? Si notre âme survit à la mort, le sentiment qui la remplissait tout entière, de quelque nature qu’il soit, n’en fera-t-il plus partie ? Qui de nous sait quel rapport est établi entre les souvenirs de la terre et les jouissances célestes ? Est-ce à nous d’aborder par notre propre résolution sur cette plage inconnue, dont une terreur violente nous repousse ? Comment anéantir, par un caprice de sa volonté, et j’appelle ainsi tout ce qui n’est pas fondé sur un devoir, l’œuvre de Dieu dans nous-mêmes ? Comment déterminer sa mort, quand on n’a rien pu sur sa naissance ? Comment répondre de son sort éternel, lorsque les plus simples actions de cette courte vie ont souvent été pour nous l’occasion d’amers regrets ? Qui peut se croire plus sage et plus fort que la destinée, et lui dire : — c’en est trop ? —
Le Suicide nous soustrait à la Nature aussi bien qu’à son Auteur. La mort naturelle est adoucie presque toujours par l’affaiblissement des forces, et l’exaltation de la vertu nous soutient dans le sacrifice de la vie à ses devoirs. Mais l’homme qui se tue semble arriver avec d’hostiles armes sur l’autre rive du tombeau et délier à lui seul les images de terreur qui sortent des ténèbres.
Ah ! qu’il faut de désespoir pour un tel acte ! Que la pitié, la plus profonde pitié soit accordée à celui qui le commet, mais que du moins l’orgueil humain ne s’y mêle pas ! Que le malheureux ne se croie pas plus homme en étant moins Chrétien, et que l’être qui pense sache toujours où placer la véritable dignité morale de l’homme !