Réflexions sur le suicide
Lady Jane Grey au Docteur Aylmers.
C’est à vous que je dois, mon digne ami, l’instruction religieuse, cette vie de la foi qui peut seule se prolonger à jamais ; mes dernières pensées s’adressent à vous dans l’épreuve solennelle à laquelle je suis condamnée. Trois mois se sont écoulés, depuis la sentence de mort que la Reine a fait prononcer contre mon époux et contre moi, en punition de ce malheureux règne de neuf jours, de cette couronne d’épines, qui n’a reposé sur ma tête que pour la dévouer à la mort. Je croyais, je vous l’avoue, que l’intention de Marie était de m’épouvanter par cette sentence, mais je n’imaginais pas qu’elle voulût répandre mon sang qui est aussi le sien. Il me semblait que ma jeunesse suffisait pour m’excuser, quand il ne serait pas prouvé que j’ai résisté longtemps aux funestes honneurs dont j’étais menacée, et que ma déférence pour les désirs du Duc de Northumberland mon beau-père a pu seule m’entraîner à la faute que j’ai commise ; mais ce n’est pas pour accuser mes ennemis que je vous écris ; ils sont l’instrument de la volonté de Dieu comme tout autre événement de ce monde, et je ne dois réfléchir que sur mes propres émotions. Enfermée dans cette tour je vis de ce que je sens, et ma conduite morale et religieuse ne consiste que dans les combats qui se passent en moi-même.
Hier notre ami Asham vint me voir et sa présence me causa d’abord un vif plaisir ; elle réveilla dans mon esprit le souvenir des heures si douces et si fécondes que j’ai goûtées avec lui dans l’étude des anciens. Je voulais ne lui parler que de ces illustres morts dont les écrits m’ont ouvert une carrière de réflexions sans bornes. Asham, vous le savez, est sérieux et calme, il s’appuie sur la vieillesse pour supporter les maux de l’existence ; en effet la vieillesse d’un penseur n’est pas débile, l’expérience et la foi le fortifient, et quand l’espace qui reste est si court, un dernier effort suffit pour le parcourir ; ce terme est encore plus rapproché pour moi que pour un vieillard, mais les douleurs rassemblées sur mes derniers jours seront amères.
Asham m’annonça que la Reine me permettait de respirer l’air dans le jardin de ma prison, et je ne puis exprimer la joie que j’en ressentis, elle fut telle que notre pauvre ami n’eut pas d’abord le courage de la troubler. Nous descendîmes ensemble et il me laissa jouir pendant quelque temps de cette nature dont j’étais privée depuis plusieurs mois ; c’était un de ces jours de la fin de l’hiver qui annoncent le printemps : je ne sais si la belle saison elle-même aurait autant frappé mon imagination que ce pressentiment de son retour ; les arbres tournaient leurs branches encore dépouillées vers le soleil ; le gazon était déjà vert, quelques fleurs prématurées semblaient préluder par leurs parfums à la mélodie de la nature quand elle reparaît dans toute sa magnificence. L’air était d’une douceur inexprimable : il me semblait que j’entendais la voix de Dieu dans le souffle invisible et tout-puissant qui me redonnait à chaque instant la vie ; la vie ! quel mot j’ai prononcé ! je croyais jusqu’à ce jour qu’elle était mon droit et je recueille maintenant ses derniers bienfaits comme les adieux d’un ami.
Asham et moi nous nous avançâmes sur le bord de la Tamise, et nous nous assîmes dans le bois encore sans ombrage que la verdure doit bientôt revêtir : les flots semblaient étinceler par le reflet des rayons du ciel, mais quoique ce spectacle fût brillant comme une fête, il y a toujours quelque chose de mélancolique dans le cours des ondes et je défie de les contempler longtemps sans se livrer à ces rêveries dont le charme consiste surtout dans une sorte de détachement de nous-mêmes. Asham s’aperçut de la direction de mes pensées et tout à coup il prit ma main et la baignant de ses larmes : — Oh vous ! (me dit-il) qui êtes toujours ma souveraine, faut-il que je sois chargé de vous apprendre le sort qui vous menace ? Votre père a rassemblé vos partisans pour s’opposer à Marie et cette Reine justement détestée s’en prend à vous de tout l’amour que votre nom fait naître. — Ses sanglots l’interrompirent. — Continuez, lui dis-je, oh ! mon ami, souvenez-vous de ces génies méditatifs qui ont contemplé d’un œil ferme la mort même de ceux qui leur étaient chers, ils savaient d’où nous venons et où nous allons, c’en est assez. —
— Hé bien, me dit-il, votre sentence doit être exécutée, mais je vous apporte le secours qui délivra tant d’hommes illustres de la proscription des Tyrans. — Ce vieillard, ami de ma jeunesse, m’offrait en tremblant le poison dont il aurait voulu me sauver au péril de ses jours. Je me rappelai combien de fois nous avions admiré ensemble de certaines morts volontaires parmi les anciens, et je tombai dans des réflexions profondes comme si les lumières du Christianisme s’étaient tout à coup éteintes en moi, et que je fusse livrée à cette indécision, dont l’homme même dans les plus simples occurrences a tant de peine à se tirer. Asham se mit à genoux devant moi, sa tête blanchie était inclinée en ma présence et couvrant ses yeux d’une de ses mains il me tendait de l’autre la ressource funeste qu’il m’avait préparée. Je repoussai doucement cette main, et me recueillant par la prière j’y trouvai la force de répondre ainsi.
— Asham, lui dis-je, vous savez avec quelles délices je lisais avec vous les philosophes et les poètes de la Grèce et de Rome ; les beautés mâles de leur langage, l’énergie simple de leur âme resteront à jamais incomparables. La société telle qu’elle est organisée de nos jours a rempli la plupart des esprits de frivolités et de vanités, et l’on n’a pas honte de vivre sans réfléchir, sans chercher à connaître les merveilles du monde qui sont faites pour instruire l’homme par des symboles éclatans et durables. Les anciens l’emportent de beaucoup sur nous, parce qu’ils se sont faits eux-mêmes, mais ce que la révélation a mis dans l’âme du chrétien est plus grand que l’homme. Depuis l’idéal des arts jusqu’aux règles de la conduite, tout doit se rapporter à la foi religieuse, et la vie n’a pour but que d’enseigner l’immortalité. Si je me dérobais au malheur éclatant qui m’est destiné, je ne fortifierais point par mon exemple l’espérance de ceux que mon sort doit émouvoir ; les anciens élevaient leur âme par la contemplation de leurs propres forces, les chrétiens ont un témoin et c’est devant Lui qu’il faut vivre et mourir ; les anciens voulaient glorifier la nature humaine, les chrétiens ne se regardent que comme la manifestation de Dieu sur la terre ; les anciens mettaient au premier rang des vertus la mort qui soustrait au pouvoir des oppresseurs, les chrétiens estiment davantage le dévouement qui nous soumet aux volontés de la Providence. L’activité et la patience ont leur temps tour à tour ; il faut faire usage de sa volonté tant que l’on peut ainsi servir les autres, et se perfectionner soi-même ; mais lorsque la destinée est, pour ainsi dire, face à face avec nous, notre courage consiste à l’attendre, et regarder le sort est plus fier que s’en détourner. L’âme se concentre ainsi dans ses propres mystères, toute action extérieure serait plus terrestre que la résignation.
— Je ne chercherai point, me dit Asham, à discuter avec vous des opinions dont l’inébranlable fermeté peut vous être nécessaire, je ne m’inquiète que de la souffrance à laquelle le sort vous condamne ; pourrez-vous la supporter, et cette attente d’un coup mortel, d’une heure fixée, n’est-elle pas au-dessus de vos forces ? Si vous terminiez vous-même votre sort, ne serait-il pas moins cruel ? — Il faut, lui répondis-je, laisser l’esprit divin se ressaisir de ce qu’il a donné. L’immortalité commence avant le tombeau, quand par notre propre volonté nous rompons avec la vie ; dans cette situation les impressions intérieures de l’âme sont plus douces qu’on ne l’imagine. La source de l’enthousiasme devient tout-à-fait indépendante des objets qui nous entourent, et Dieu fait seul alors toute notre destinée dans le sanctuaire le plus intime de nous-mêmes. — Mais, reprit Asham, pourquoi donner à vos ennemis, à cette Reine cruelle, à ce peuple sans vertus, l’indigne spectacle… — il ne put achever.
— Si je me soustrayais, lui dis-je, même par la mort, à la fureur de cette Reine, j’irriterais son orgueil, et je ne servirais pas d’instrument à son repentir. Qui sait à quelle époque l’exemple que je vais donner pourra faire du bien à mes semblables ? Comment juger moi-même la place que mon souvenir doit occuper dans la chaîne des événemens de l’histoire ? en me tuant qu’apprendrai-je aux hommes, si ce n’est la juste horreur qu’inspire un supplice violent et le sentiment d’orgueil qui porte à s’en délivrer ? Mais en supportant ce terrible sort par la fermeté que la religion me prête, j’inspire aux vaisseaux battus comme moi par l’orage plus de confiance dans l’ancre de la foi qui m’a soutenue. —
— Le peuple, dit Asham, croit coupables tous ceux qu’il voit périr de la mort des criminels. — Le mensonge, lui répondis-je, peut tromper quelques individus pendant quelques années, mais les nations et les siècles font toujours triompher la vérité ; il y a de l’éternité dans tout ce qui tient à la vertu, et ce que nous avons fait pour elle arrivera jusqu’à la mer, quelque faible ruisseau que nous ayons été pendant notre vie. Non, je ne rougirai point de subir la punition des coupables, car c’est mon innocence même qui m’y appelle, et ce serait troubler le sentiment de cette innocence que d’accomplir un acte de violence ; on ne peut l’obtenir de soi-même qu’en altérant la sérénité que l’âme doit ressentir à l’approche du ciel. — Ah ! qu’y a-t-il de plus violent, s’écria notre ami, que cette mort sanglante… — Le sang des martyrs, lui répondis-je, n’est-il pas un baume pour les blessures des infortunés ?
— Cette mort, reprit-il, imposée par les hommes, par la hache meurtrière qu’un barbare osera lever sur votre tête royale ! — Mon ami, lui dis-je, quand mes derniers momens seraient entourés de respect, ils ne m’inspireraient pas moins d’effroi ; la mort porte-t-elle un diadème sur son front livide ? N’est-elle pas toujours armée de la même faux ? Si c’était dans le néant qu’elle nous entraînât, vaudrait-il la peine de disputer avec cette ombre ? Si c’est l’appel d’un Dieu sous ce voile de ténèbres, sans doute alors le jour est derrière cette nuit, et le ciel ne nous est caché que par de vains fantômes. —
— Quoi, dit encore d’une voix ébranlée cet ami que j’avais vu si calme dans d’autres temps, savez-vous que ce supplice peut être douloureux, qu’il peut se prolonger, qu’une main mal assurée…? — Arrêtez, lui dis-je, je le sais, mais cela ne sera pas. — D’où vous vient cette confiance ? — De ma propre faiblesse, repris-je, j’ai toujours craint la douleur physique et mes efforts pour me donner le courage qui la brave ont été vains. Je crois donc qu’elle me sera toujours épargnée. Car il y a beaucoup de protections secrètes exercées en faveur du chrétien, lors même qu’il semble le plus malheureux, et ce que nous sentons au-dessus de nos forces ne nous arrive presque jamais. L’on ne connaît d’ordinaire que l’extérieur du caractère de l’homme, ce qui se passe en lui-même peut offrir encore des aperçus nouveaux pendant des milliers de siècles. L’irréligion a rendu l’esprit superficiel, on s’en est pris de tout au-dehors, à la circonstance, à la fortune ; le vrai trésor de la pensée comme de l’imagination, ce sont les rapports du cœur humain avec son Créateur ; là sont les pressentimens, là les oracles, là les prodiges, et tout ce que les anciens ont cru voir dans la nature n’était qu’un reflet de ce qu’ils éprouvaient au-dedans d’eux-mêmes à leur insu. —
Nous gardâmes ensuite quelque temps le silence Asham et moi ; une inquiétude me poursuivait et je n’osais l’exprimer, tant j’en étais troublée. — Avez-vous vu mon époux ? lui dis-je. — Oui, me répondit Asham. — L’avez-vous consulté sur l’offre que vous vouliez me faire ? — Oui, reprit-il encore. — Achevez de grâce, lui dis-je. Si Guilford et ma conscience n’étaient pas d’accord, lequel de ces deux pouvoirs me semblerait légitime ? — Lord Guilford, me dit Asham, n’a pas exprimé d’opinion sur le parti que vous deviez prendre, mais quant à lui sa résolution de périr sur l’échafaud est inébranlable. — Oh mon ami, m’écriai-je, combien je vous remercie de m’avoir laissé le mérite du choix ; si j’avais su plus tôt la résolution de Guilford, je n’aurais pas même délibéré, et l’amour aurait suffi pour m’inspirer ce que la religion me commande. Pourrais-je ne pas partager le sort d’un tel époux ? Pourrais-je m’épargner une seule de ses souffrances ? et chacun de ses pas vers la mort ne me trace-t-il pas ma route ? — Asham comprit alors que j’étais inébranlable ; il s’éloigna de moi, triste et pensif, et me promit de me revoir.
Le docteur Feckenham, chapelain de la reine, vint peu d’heures après me déclarer que le jour de mon supplice était fixé à vendredi prochain, dont cinq jours encore me séparaient. Je vous l’avouerai, il me sembla que je n’étais préparée à rien, tant la désignation d’un jour me fit éprouver de terreur. J’essayai de la cacher, mais sans doute Feckenham s’en aperçut, car il se hâta de profiter de mon trouble pour m’offrir la vie si je voulais changer de religion. Vous voyez, mon digne ami, que Dieu vint à mon secours dans cet instant, car la nécessité de repousser une offre si indigne de moi, me rendit les forces que j’avais perdues.
Le docteur Feckenham voulut entrer dans des controverses que je repoussai en lui observant que mes lumières étant nécessairement obscurcies par la situation dans laquelle je me trouvais ; je n’irais pas, moi mourante, remettre en discussion les vérités dont j’avais été convaincue lorsque mon esprit était dans toute sa force. Il essaya de m’effrayer en me disant qu’il ne me reverrait plus, ni dans ce monde, ni dans le ciel, dont m’excluait ma croyance religieuse. — Vous me causeriez plus d’effroi que mes bourreaux, lui répondis-je, si je pouvais vous croire ; mais la religion à laquelle on immole sa vie, est toujours la vraie pour notre cœur. Les lumières de la raison sont bien vacillante dans des questions si hautes, et je m’en tiens au dogme du sacrifice, c’est celui-là dont je ne puis douter. —
Cet entretien avec le docteur Feckenham releva mon âme abattue, la Providence venait de m’accorder ce qu’Asham désirait pour moi, une mort volontaire ; je ne me tuais pas, mais je refusais de vivre, et l’échafaud consenti par ma volonté, ne me semblait plus que l’autel choisi par la victime. Renoncer à la vie qu’on ne pourrait acheter qu’au prix de sa conscience, c’est le seul genre de Suicide qui soit permis à l’homme vertueux.
Depuis que je croyais avoir fait mon devoir j’osais compter sur mon courage, mais bientôt l’attachement à l’existence que je me suis quelquefois reproché dans les jours de ma félicité, se réveilla dans mon faible cœur. Asham revint le lendemain et nous allâmes encore une fois sur les bords de cette Tamise, l’orgueil de notre belle contrée ; j’essayai de reprendre mes sujets habituels d’entretien, je récitai quelques passages des beaux chants de l’Iliade et de Virgile, que nous avions étudiés ensemble, mais la poésie sert surtout à se pénétrer d’un noble enthousiasme pour l’existence, le mélange séducteur des pensées et des images, de la nature et de l’âme, de l’harmonie du langage et des émotions qu’il retrace, nous enivre de la puissance de sentir et d’admirer ; et ce n’était plus pour moi que ces plaisirs étaient faits ! je ramenai l’entretien sur les écrits plus sévères des philosophes. Asham considère Platon comme une âme prédestinée au christianisme, mais lui-même et la plupart des anciens sont trop fiers des forces intellectuelles de l’esprit humain ; ils jouissent tellement de la faculté de penser, que leurs désirs ne se portent point vers une autre vie, ils croient pouvoir l’évoquer en eux-mêmes par l’énergie de la contemplation : jadis aussi je goûtais les plus pures délices en méditant sur le ciel, le génie et la nature. A ce souvenir un regret insensé de la vie s’empara de moi ; je me la représentai sous des couleurs auprès desquelles le monde à venir ne me paraissait plus qu’une abstraction sans charmes. Quoi, me disais-je, l’éternelle durée des sentimens vaudra-t-elle cette succession de crainte et d’espoir qui renouvelle si vivement les affections les plus tendres ? La connaissance des secrets de l’univers égalera-t-elle jamais l’attrait inexprimable du voile qui les couvre ? La certitude aura-t-elle le prestige décevant du doute ? L’éclat de la vérité donnera-t-il jamais autant de jouissances que sa recherche et sa découverte ? La jeunesse, l’espoir, le souvenir, l’habitude, que seront-ils si le cours du temps est arrêté ? Enfin, l’Etre suprême dans toute sa splendeur pourra-t-Il faire à sa créature un plus beau présent que l’amour ?
Ces craintes étaient impies, je le confesse humblement devant vous, mon digne ami. Asham qui dans notre entretien de la veille semblait moins religieux que moi, reprit bientôt tout son avantage sur ma douleur rebelle. — Vous ne devez pas, me dit-il, vous servir des bienfaits mêmes pour mettre en doute la puissance du Bienfaiteur : cette vie que vous regrettez, qui l’a faite ? et si ses incomplètes jouissances vous semblent d’un tel prix, pourquoi les croyez-vous irréparables ? Certes, notre imagination même peut concevoir mieux que cette terre, mais quand elle n’y parviendrait pas, est-ce à nous de considérer la Divinité comme un poète qui ne saurait créer une seconde œuvre plus belle que la première ? — Cette simple réflexion me fit rentrer en moi-même, et je rougis de l’égarement où m’avait plongée l’angoisse de la mort. Oh mon ami, qu’il en coûte pour creuser cette pensée ! Des abîmes toujours plus profonds s’entrouvrent sous ses abîmes.
Dans quatre jours je n’existerai plus, cet oiseau qui vole dans les airs me survivra, j’ai moins d’avenir que lui ; les objets inanimés qui m’entourent conserveront leur forme, et rien de moi ne subsistera sur la terre, que le souvenir de mes amis. Inconcevable mystère de l’esprit qui prévoit sa fin ici-bas et ne peut la prévenir. La main retient les rênes des coursiers qui nous conduisent, la pensée ne peut conquérir un instant sur la mort. Pardonnez ma faiblesse, ô mon père en religion, vous qui m’avez tendrement chérie ; nous serons réunis dans le ciel, mais entendrai-je encore cette voix si touchante qui m’annonçait un Dieu de bonté ? mes yeux contempleront-ils vos traits vénérables ? Oh Guilford, ô mon époux, vous dont la noble figure est sans cesse présente à mon cœur, vous retrouverai-je, tel que vous êtes, parmi les anges dont vous étiez l’image sur la terre ? Mais que dis-je ? Mon âme sans force ne sait souhaiter par-delà le tombeau que le retour de la vie actuelle !
(Jeudi)
Mon époux m’a fait demander de me voir aujourd’hui pour la dernière fois. J’ai refusé cet instant dans lequel la joie et le désespoir se confondraient de trop près. J’ai craint de n’être plus résignée ; vous l’avez vu, mon cœur a trop d’attachement au bonheur, il n’y fallait pas retomber. Mon père, m’approuvez-vous ? ce sacrifice n’a-t-il pas tout expié ? je ne crains plus maintenant que l’existence me soit encore chère.
(Le matin même de l’exécution)
Oh mon père, je l’ai vu ! il marchait au supplice d’un pas aussi ferme que s’il eût commandé ceux qui l’y conduisaient. Guilford a levé les yeux vers ma prison, puis il les a portés plus haut, je l’ai compris : il a continué sa route. Au détour du chemin qui mène à la place où la mort est préparée pour nous deux, il s’est arrêté pour me revoir encore ; ses derniers regards ont béni celle qui fut sa compagne sur le trône et sur l’échafaud.
(Une heure après)
On a porté les restes de Guilford sous les fenêtres de la tour, un linceul couvrait son corps mutilé, à travers ce linceul une image horrible s’est offerte… Si le même coup ne m’était pas réservé, quelle est la terre qui pourrait porter le poids de ma douleur ! mon père, quoi j’ai pu regretter si vivement le jour ! Oh sainte mort, don du ciel comme la vie, c’est vous qui maintenant êtes mon ange tutélaire, c’est vous qui me rendez du calme. Mon souverain Maître a disposé de moi, mais puisqu’il me réunit à mon époux, il ne m’a rien demandé qui surpassât mes forces, et je remets sans crainte mon âme entre ses mains.