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Réflexions sur le suicide

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Troisième section.

De la dignité morale de l’homme.

Presque tous les individus tendent ici-bas ou à leur bien-être physique, ou à leur considération dans le monde, et la plupart à tous les deux réunis. Mais la considération consiste pour les uns dans l’ascendant que donnent le pouvoir et la fortune, et pour les autres dans le respect qu’inspirent le talent et la vertu. Ceux qui cherchent le pouvoir et la fortune désirent bien cependant qu’on leur croie des qualités morales et surtout des facultés supérieures ; mais c’est un but secondaire qui doit céder au premier ; car une certaine connaissance dépravée de la race humaine apprend que les solides avantages de cette vie sont ceux qui nous asservissent les intérêts des hommes plus encore que leur estime.

Nous laisserons de côté, comme tout-à-fait étrangers à notre sujet, ceux dont l’ambition a seulement pour but le pouvoir et la fortune : mais nous examinerons avec attention en quoi consiste la dignité morale de l’homme ; et cet examen nous conduira nécessairement à juger l’action d’immoler sa vie sous deux points de vue absolument contraires : le sacrifice inspiré par la vertu, ou le dégoût qui résulte des passions trompées. Nous avons opposé, sous le rapport de la religion, le Martyre au Suicide : nous pouvons de même, sous le rapport de la dignité morale, présenter le contraste du dévouement à ses devoirs avec la révolte contre son sort.

D’ordinaire le Dévouement conduit plutôt à recevoir la mort qu’à se la donner ; cependant il y a chez les Anciens des Suicides de dévouement. Curtius se précipitant au fond de l’abîme pour le combler, Caton se poignardant pour apprendre au monde qu’il existait encore une âme libre sous l’empire de César, de tels hommes ne se sont pas tués pour échapper à la douleur : mais l’un a voulu sauver sa patrie, et l’autre offrir à l’univers un exemple dont l’ascendant subsiste encore : Caton passa la nuit qui précéda sa mort à lire le Phédon de Socrate, et le Phédon condamne formellement le Suicide, mais ce grand citoyen savait qu’il s’immolait non à lui-même, mais à la cause de la liberté ; et selon les circonstances cette cause peut exiger d’attendre la mort comme Socrate ou de se la donner comme Caton.

Ce qui caractérise la véritable dignité morale de l’homme, c’est le Dévouement. Ce qu’on fait pour soi-même peut avoir une sorte de grandeur qui commande la surprise ; mais l’admiration n’est due qu’au sacrifice de la personnalité sous quelque forme qu’elle se présente. L’élévation de l’âme tend sans cesse à nous affranchir de ce qui est purement individuel, afin de nous unir aux grandes vues du Créateur de l’univers. Aimer et penser ne nous soulagent et ne nous exaltent qu’en nous arrachant aux impressions égoïstes. Le Dévouement et l’enthousiasme font entrer un air plus pur dans notre sein. L’amour-propre, l’irritation, l’impatience sont des ennemis contre lesquels la conscience nous oblige à lutter, et le tissu de la vie d’un être moral se compose presque en entier de l’action et de la réaction continuelle de la force intérieure contre les circonstances du dehors, et des circonstances extérieures contre cette force. Elle est la vraie mesure de la grandeur de l’homme, mais elle n’a droit à notre admiration que dans l’être généreux qui se l’oppose à lui-même et sait s’immoler quand elle le commande.

Le génie et le talent peuvent produire de grands effets sur cette terre, mais dès que leur action a pour but l’ambition personnelle de celui qui les possède, ils ne constituent plus la nature divine dans l’homme. Ils ne servent qu’à l’habileté, qu’à la prudence, qu’à toutes ces qualités mondaines dont le type est dans les animaux, quoique le perfectionnement en appartienne à l’homme. La patte du renard ou la plume de celui qui vend son opinion à son intérêt, est une et même chose sous le rapport de la dignité morale. L’homme de génie qui se sert lui-même aux dépens du bonheur de la race humaine, de quelques facultés éminentes qu’il soit doué, n’agit jamais que dans le sens de l’égoïsme ; et sous ce rapport le principe de la conduite de tels hommes est le même que celui des animaux. Ce qui distingue la conscience de l’instinct, c’est le sentiment et la connaissance du devoir, et le devoir consiste toujours dans le sacrifice de soi aux autres. Tout le problème de la vie morale est renfermé là-dedans, toute la dignité de l’être humain est en proportion de sa force, non seulement contre la mort, mais contre les intérêts de l’existence. L’autre force, c’est-à-dire celle qui renverse les obstacles opposés à nos désirs, a le succès pour récompense aussi bien que pour but, mais il n’est pas plus admirable de faire usage de son esprit pour asservir les autres à ses passions, que d’employer son pied pour marcher ou sa main pour prendre ; et dans l’estimation des qualités morales, c’est le motif des actions qui seul en détermine la valeur.

Hégésippe de Cyrène, disciple d’Aristippe, prêchait le Suicide en même temps que la volupté. Il prétendait que les hommes ne devaient avoir que le plaisir pour objet dans ce monde ; mais comme il est très-difficile de s’en assurer les jouissances, il conseillait la mort à ceux qui ne pouvaient les obtenir. Cette doctrine est une de celles, d’après laquelle on peut le mieux motiver le Suicide, et elle met en évidence le genre d’égoïsme qui se mêle, ainsi que je l’ai dit, à l’acte même par lequel on veut s’anéantir.

Un professeur Suédois, nommé Robeck, a écrit un long ouvrage sur le Suicide, et s’est tué après l’avoir composé ; il dit dans ce livre qu’il faut encourager le mépris de la vie jusqu’à l’homicide de soi-même. Les scélérats ne savent-ils pas aussi mépriser la vie ? Tout consiste dans le sentiment auquel on en fait le sacrifice. Le Suicide relatif à soi, que nous avons soigneusement distingué du sacrifice de son existence à la vertu, ne prouve qu’une chose en fait de courage, c’est que la volonté de l’âme l’emporte sur l’instinct physique : des milliers de grenadiers donnent sans cesse la preuve de cette vérité. Les animaux, dit-on, ne se tuent jamais. Les actes de réflexion ne sont pas dans leur nature ; ils paraissent être enchaînés au présent, ignorer l’avenir et n’avoir recueilli du passé que des habitudes. Mais dès que leurs passions sont irritées, ils bravent la douleur, et cette dernière douleur que nous appelons la mort, dont ils n’ont sans doute aucune idée. Le courage d’un grand nombre d’hommes tient souvent aussi à cette imprévoyance. Robeck a tort d’exalter autant le mépris de la vie. Il y a deux manières de la sacrifier, ou parce qu’on donne au devoir la préférence sur elle, ou parce qu’on donne aux passions cette préférence en ne voulant plus vivre dès qu’on a perdu l’espoir d’être heureux. Ce dernier sentiment ne saurait mériter l’estime. Mais se fortifier par sa propre pensée, au milieu des revers de la vie ; se faire un appui de soi contre soi, en opposant le calme de sa conscience à l’irritation de son caractère : voilà le vrai courage auprès duquel celui qui vient du sang est bien peu de chose, et celui qu’inspire l’amour-propre, encore moins.

Quelques personnes prétendent qu’il est des circonstances, où se sentant à charge aux autres, on peut se faire un devoir de les délivrer de soi. Un des grands moyens d’introduire des erreurs dans la morale, c’est de supposer des situations auxquelles il n’y a rien à répondre, si ce n’est qu’elles n’existent pas. Quel est l’infortuné qui ne rencontrera jamais un être auquel il puisse porter quelque consolation ? Quel est l’homme malheureux qui par sa patience et sa résignation ne donnera pas un exemple qui émeuve les âmes et fasse naître des sentimens que jamais les meilleures leçons ne suffiraient pour inspirer ? La moitié de la vie est du déclin ; quelle a donc été l’intention du Créateur en imposant cette triste perspective à l’homme, à l’homme dont l’imagination a besoin d’espoir et qui ne compte jamais ce qu’il a que comme un moyen d’obtenir plus encore ? Il est clair que le Créateur a voulu que l’être mortel parvînt à se déprendre de lui-même et qu’il commençât ce grand acte de désintéressement longtemps avant que la dégradation de ses forces le lui rendît plus facile.

Dès que vous avez atteint l’âge mur, vous entendez déjà de toutes parts parler de votre mort. Mariez-vous vos enfans ? c’est en faisant valoir vous-même la fortune qu’ils auront quand vous ne serez plus. Les devoirs de la paternité consistent dans un dévouement continuel, et dès que les enfans ont atteint l’âge de raison, presque toutes les jouissances qu’ils donnent sont fondées sur les sacrifices qu’on leur fait. Si donc le bonheur était l’unique but de la vie il faudrait se tuer dès qu’on a cessé d’être jeune, dès que l’on descend la montagne dont le sommet semblait environné de tant d’illusions brillantes.

Un homme d’esprit à qui l’on faisait compliment du courage avec lequel il avait supporté de grands revers, répondait : — je me suis bien consolé de n’avoir plus vingt-cinq ans. — En effet il est bien peu de douleurs plus amères que la perte de la jeunesse. L’homme s’y accoutume par degrés, dira-t-on, — sans doute le temps est un allié de la raison, il affaiblit les résistances qu’elle rencontre en nous-mêmes, mais quelle est l’âme impétueuse que n’irrite pas l’attente de la vieillesse ? Les passions se calment-elles toujours en proportion des facultés ? Ne voit-on pas souvent le spectacle du supplice de Mezence renouvelé par l’union d’une âme encore vivante et d’un corps détruit, ennemis inséparables ? Que signifie ce triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort ? si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie.

Les Sauvages n’ayant point l’idée de la destinée religieuse ou philosophique de l’homme croient rendre service à leurs pères en les tuant, quand ils sont vieux : cet acte est fondé sur le même principe que le Suicide. Il est certain que le bonheur, dans l’acception que lui donnent les passions, que les jouissances de l’amour-propre du moins n’existent guère plus pour les vieillards, mais il en est qui par le développement de la dignité morale, semblent nous annoncer l’approche d’une autre vie comme dans les longs jours du nord le crépuscule du soir se confond avec l’aurore du matin suivant. J’ai vu ces nobles regards tout pénétrés d’avenir, ils semblaient déclarer prophète le vieillard qui ne s’occupait plus du reste de ses années, mais se régénérait lui-même par l’élévation de son âme, comme s’il eût déjà franchi le tombeau. C’est ainsi qu’il faut s’armer contre la douleur. C’est ainsi que dans la force de l’âge même, souvent la destinée nous donne le signal de ce détachement de l’existence que le temps nous commandera tôt ou tard.

— Vous avez des pensées bien humbles, diront quelques hommes convaincus que la fierté consiste dans ce qu’on exige du sort et des autres, tandis qu’elle consiste au contraire dans ce qu’on se commande à soi-même. Ces mêmes hommes mettent en contraste le christianisme avec la doctrine philosophique des anciens et prétendent que cette doctrine était bien plus favorable à l’énergie du caractère que celle dont la résignation est la base. Mais certes il ne faut pas confondre la résignation à la volonté de Dieu avec la condescendance pour le pouvoir des hommes. Ces héros citoyens de l’antiquité qui auraient supporté la mort plutôt que l’esclavage, étaient capables d’une soumission religieuse envers la puissance du Ciel, tandis que des écrivains modernes qui prétendent que le christianisme affaiblit l’âme pourraient bien, malgré leur force apparente, se plier sous la tyrannie avec plus de souplesse qu’un vieillard débile mais chrétien.

Socrate, ce saint des sages, refusa de se sauver de sa prison lorsqu’il était condamné à mort. Il crut devoir donner l’exemple de l’obéissance aux magistrats de sa patrie, quoiqu’ils fussent injustes envers lui. Ce sentiment n’appartient-il pas à la véritable fermeté du caractère ? Quelle grandeur aussi dans cet entretien philosophique sur l’immortalité de l’âme, continué avec tant de calme jusqu’à l’instant où le poison lui fut apporté ! Depuis deux mille ans les penseurs, les héros, les poètes, les artistes ont consacré la mort de Socrate par leur culte ; mais ces milliers de Suicides causés par le dégoût et l’ennui dont les annales de tous les coins du monde sont remplies, quelles traces ont-ils laissées dans le souvenir de la postérité ?

Si les anciens s’enorgueillissent de Socrate, les chrétiens, sans compter même les martyrs, peuvent présenter un grand nombre d’exemples de cette force généreuse de l’âme auprès de laquelle l’irritation ou l’abattement qui portent à se tuer ne sont dignes que de pitié. Thomas Morus, chancelier d’Henri VIII, pendant une année entière enfermé dans la tour de Londres, refusa tous les jours les offres qu’un Roi tout-puissant lui faisait faire pour rentrer à son service en étouffant le scrupule de conscience qui l’en tenait éloigné. Thomas Morus sut mourir en aimant la vie, ce qui redouble encore la grandeur du sacrifice. Ecrivain célèbre, il aimait ces occupations intellectuelles qui remplissent toutes les heures d’un intérêt toujours croissant. Une fille chérie, une fille qui pouvait comprendre le génie de son père, répandait sur l’intérieur de sa maison un charme habituel. Il était dans un donjon, derrière ces grilles qui ne laissent pénétrer qu’une lueur brisée par des barreaux funèbres : et non loin de cet horrible séjour une campagne délicieuse, sur les bords verdoyans de la Tamise, lui offrait la réunion de tous les plaisirs que les affections de famille et les études philosophiques peuvent donner. Cependant il fut inébranlable, l’échafaud ne put l’intimider : sa santé cruellement altérée n’affaiblit point sa résolution, il trouva des forces dans ce foyer de l’âme qui est inépuisable parce qu’il doit être éternel. Il mourut, parce qu’il le voulait, immolant à sa conscience le bonheur avec la vie ; sacrifiant toutes les jouissances à ce sentiment du devoir, la plus grande merveille de la nature morale, celle qui féconde le cœur comme dans l’ordre physique le soleil éclaire le monde.

L’Angleterre, où cet homme si vertueux était né, où tant d’autres citoyens ont sacrifié si simplement leur vie à la vertu : l’Angleterre, dis-je, est pourtant le pays dans lequel il se commet le plus de Suicides : et l’on s’étonne avec raison qu’une nation où la religion exerce un si noble empire offre l’exemple d’un tel égarement. Mais ceux qui se représentent les Anglais comme des hommes d’un caractère froid, se laissent tout-à-fait tromper par la réserve de leurs manières. Le caractère anglais est en général très-actif et même très-impétueux ; leur admirable Constitution qui développe au plus haut degré les facultés morales peut seule suffire à leur besoin d’agir et de penser : la monotonie de l’existence ne leur convient point, quoiqu’ils s’y astreignent souvent. Ils diversifient alors par les exercices du corps le genre de vie qui nous paraît uniforme.

Aucune nation n’aime à se hasarder autant que les Anglais, et d’un bout du monde à l’autre, de la chute du Rhin aux cataractes du Nil, si quelque chose de singulier et de dangereux a été tenté ; c’est par un Anglais. Des paris extraordinaires, quelquefois même des excès blâmables sont une preuve de la véhémence de leur caractère. Leur respect pour toutes les lois, c’est-à-dire pour la loi morale, la loi politique et la loi des convenances réprime au-dehors leur ardeur naturelle : mais elle n’en existe pas moins, et quand les circonstances ne leur donnent pas d’aliment ; quand l’ennui s’empare de ces imaginations si vives ; il y produit des ravages incalculables.

On prétend aussi que le climat d’Angleterre porte singulièrement à la mélancolie : je n’en puis juger, car le ciel de la liberté m’a toujours paru le plus pur de tous ; mais je ne crois pas que ce soit à cette cause physique qu’on doive surtout attribuer les fréquens exemples de Suicide. Le ciel du nord est bien moins agréable que celui de l’Angleterre, et cependant on y est moins sujet au dégoût de la vie, parce que l’esprit y a moins besoin de mouvement et de diversité. Une autre cause rend aussi les Suicides plus fréquens en Angleterre, c’est l’extrême importance que l’on y attache à l’opinion publique : dès que la réputation d’un homme est altérée, la vie lui devient insupportable. Cette grande terreur du blâme est certainement un frein très-salutaire pour la plupart des hommes ; mais il y a quelque chose de plus sublime encore, c’est d’avoir un asile en soi-même et d’y trouver, comme dans un sanctuaire, la voix de Dieu qui nous invite au repentir de nos fautes, ou nous récompense de nos bonnes intentions méconnues.

Le Suicide est très-rare chez les peuples du midi. L’air qu’ils respirent leur fait aimer la vie, l’empire de l’opinion publique est moins absolu dans un pays où l’on a moins besoin de société, les jouissances d’une si belle nature suffisent aux grands comme au peuple, il y a dans le printemps de l’Italie de quoi distribuer du bonheur à tous les êtres.

L’Allemagne offre plusieurs exemples de Suicide, mais les causes en sont diverses et souvent bizarres, comme cela doit arriver chez un peuple où règne un enthousiasme métaphysique qui n’a point encore d’objet fixe ni de but utile. Les défauts des Allemands sont bien plus le résultat de leurs circonstances que de leur caractère, et ils s’en corrigeront, sans doute, s’il existe chez eux un ordre politique fait pour donner une carrière à des hommes dignes d’être citoyens.

Un événement récemment arrivé à Berlin peut donner l’idée de la singulière exaltation dont les Allemands sont susceptibles[2]. Les motifs particuliers qui ont pu égarer deux individus quelconques sont de peu d’importance ; mais l’enthousiasme avec lequel on a parlé d’un fait pour lequel on devait tout au plus réclamer l’indulgence, mérite la plus sérieuse attention. Si deux personnes profondément malheureuses s’étaient donné la mort en implorant la commisération des êtres sensibles et en se recommandant aux prières des âmes pieuses, personne n’aurait pu se défendre de donner des larmes à la douleur qui rend insensé, quel que soit le genre de folie qu’elle suggère. Mais peut-on présenter comme le sublime de la raison, de la religion et de l’amour un assassinat mutuel ? peut-on donner le nom de vertu à la conduite d’une femme qui se délie volontairement des devoirs de fille, d’épouse et de mère ? à celle d’un homme qui lui prête son courage pour sortir ainsi de la vie ?

[2] Mr. de K… et Me. de V…, deux personnes dont le caractère était très-estimé, sont partis de Berlin, lieu de leur demeure, vers la fin de l’année 1811, pour se rendre dans une auberge de Potsdam où ils ont passé quelques heures à prendre de la nourriture et à chanter ensemble les Cantiques de la Sainte Cène. Alors d’un consentement mutuel l’homme a brûlé la cervelle à la femme, et s’est tué lui-même l’instant d’après. Me. de V… avait un père, un époux et une fille. Mr. de K… était un poète et un officier de mérite.

Quoi ! cette femme se confie assez dans l’action qu’elle commet pour écrire en mourant : qu’elle veillera du haut des cieux sur sa fille. Et tandis que le juste tremble souvent au lit de la mort ; elle se croit assurée de la destinée des bienheureux. Deux êtres qu’on dit estimables, admettent la religion en tiers de l’acte le plus sanguinaire ! deux chrétiens comparent le meurtre à la communion en laissant ouvert à côté d’eux le cantique chanté par les fidèles lorsqu’ils se réunissent pour jurer d’obéir au divin modèle de la patience et de la résignation ; quel délire dans la femme et quel abus de ses facultés dans l’homme ! Car pouvait-il ne pas se regarder comme un assassin, bien qu’il eût obtenu le consentement de l’infortunée qu’il immolait ? La volonté toujours momentanée d’un être humain donnait-elle à son semblable le droit d’enfreindre les principes éternels de la justice et de l’humanité ? L’ami s’est tué, dira-t-on, presque en même temps que son amie : mais peut-on se croire ainsi la féroce propriété d’une autre existence, lors même qu’on immole aussi la sienne ?

Et cet homme qui voulait mourir, n’avait-il pas de patrie, ne pouvait-il pas combattre pour elle ? N’existait-il aucune entreprise noble et périlleuse dans laquelle il pût offrir un grand exemple ? Quel est celui qu’il a donné ? Il ne s’attendait pas, je pense, que le genre humain se réunît un jour pour abdiquer le don de la vie à la clarté du soleil : et cependant quelle autre conséquence faudrait-il tirer du Suicide de ces deux personnes auxquelles on ne connaissait d’autre malheur que celui d’exister ?

Quoi donc ? il restait à ces amis fidèles un an peut-être, du moins un jour pour se voir et pour s’entendre, et volontairement ils ont anéanti ce bonheur ? L’un d’eux a pu défigurer les traits dans lesquels il avait lu de généreuses pensées, l’autre a souhaité de ne plus entendre la voix qui les avait excitées dans son âme ? Et tout ce qu’on expliquerait presque par de la haine s’appellerait de l’amour ? Il s’y mêlait, assure-t-on, la plus parfaite innocence. Est-ce assez pour justifier une si barbare folie ? Et quel avantage de tels égaremens ne donnent-ils pas à ceux qui considèrent l’enthousiasme comme un mal ?

Le véritable enthousiasme doit faire partie de la raison parce qu’il est la chaleur qui la développe. Peut-il exister une opposition entre deux qualités naturelles à l’âme et qui sont toutes deux les rayons d’un même foyer ? Quand on dit que la raison est inconciliable avec l’enthousiasme, c’est parce qu’on met le calcul à la place de la raison, et la folie à la place de la raison, toutes les fois que l’une et l’autre ont pris naissance dans la nature et qu’aucun mélange d’affectation n’en fait partie.

On s’étonne qu’on puisse trouver de l’affectation et de la vanité dans un Suicide : ces sentimens si petits, même dans cette vie, que sont-ils en présence de la mort ? Il semble que rien n’est trop profond ni trop fort pour déterminera l’acte le plus terrible. Mais l’homme a tant de peine à se figurer la fin de son existence, qu’il associe même au tombeau les plus misérables intérêts de ce monde. En effet, on ne peut s’empêcher de voir de l’affectation sentimentale d’une part et de la vanité philosophique de l’autre dans la manière dont le double Suicide de Berlin a été combiné. La mère envoie sa fille au spectacle la veille du jour où elle veut se tuer, comme si la mort d’une mère devait être considérée comme une fête pour son enfant et qu’il fallût déjà faire entrer dans ce jeune cœur les plus fausses idées de l’imagination égarée. Cette mère se revêt de parures nouvelles ainsi qu’une victime sainte. Dans sa lettre à sa famille elle s’occupe des plus minutieux détails du ménage afin de montrer de l’insouciance pour l’acte qu’elle va commettre, de l’insouciance, grand Dieu, en disposant de soi sans votre ordre ! en passant de la vie à la mort sans que le devoir ou la nature aide à franchir cet abîme.

L’homme qui, prêt à tuer son amie, célèbre un festin avec elle et s’exalte par des chants et des liqueurs comme s’il craignait le retour des mouvemens vrais et raisonnables ! Cet homme, dis-je, n’a-t-il pas l’air d’un auteur sans génie qui veut produire avec une catastrophe véritable les effets auxquels il ne peut atteindre en poésie ?

La vraie supériorité dans tous les genres n’est point de la bizarrerie : c’est une intensité plus énergique et plus profonde dans les impressions qu’éprouve la masse des hommes. Le génie est à plusieurs égards, populaire : c’est-à-dire, qu’il a des points de contact avec la manière de sentir du plus grand nombre. Il n’en est pas ainsi de l’esprit exalté ou de l’imagination travaillée : ceux qui se tourmentent pour attirer l’attention du public, pour l’emporter sur leur semblables, croient avoir fait des découvertes dans des contrées inconnues du cœur humain. Ils vont jusqu’à s’imaginer que ce qui révolte les sentimens de la plupart des hommes est d’un ordre plus relevé que ce qui les touche et les captive. Gigantesque vanité que celle qui nous met, pour ainsi dire, en dehors de notre espèce. L’éloquence et l’inspiration du talent raniment ce qui existait souvent dans le cœur des individus les plus obscurs, et ce qu’étouffaient en eux l’apathie ou les intérêts vulgaires. Les belles âmes par leurs écrits ou par leurs actions dispersent quelquefois les cendres qui couvraient le Feu sacré. Mais créer, pour ainsi dire, un nouveau monde dans lequel la vertu fasse abandonner ses devoirs ; la religion, se révolter contre l’autorité divine ; l’amour, immoler ce qu’on aime : c’est le triste résultat de quelques sentimens sans harmonie, de quelques facultés sans force et d’un besoin de célébrité auquel les dons de la nature ne se prêtaient pas.

Il ne vaudrait pas la peine de s’arrêter sur un acte de démence qui peut être excusé par des circonstances personnelles dont nous ignorons jusqu’à un certain point les détails, si cet événement n’avait pas eu des apologistes en Allemagne. Le goût des écrivains allemands pour l’esprit de système se retrouve dans presque tous les rapports de la vie ; ils ne peuvent se résoudre à vouer toutes les forces de leur âme aux simples vérités déjà reconnues ; on dirait qu’ils veulent innover en fait de sentiment et de conduite comme dans une œuvre littéraire. Cependant la nature physique n’invente rien de mieux que le soleil, la mer, les forêts et les fleuves ; pourquoi les affections du cœur ne seraient-elles pas aussi toujours les mêmes dans leur principe, quoique variées dans leurs effets ? N’y a-t-il pas bien plus de vraie chaleur dans ce qui est compris par tous, que dans ces natures humaines inventées, pour ainsi dire, comme une fiction faite à plaisir ?

Les Allemands sont doués des qualités les plus excellentes et des lumières les plus étendues ; mais c’est par les livres que la plupart d’entre eux ont été formés, et il en résulte une habitude d’analyse et de sophisme, une certaine recherche de l’ingénieux qui nuit à la mâle décision de la conduite. L’énergie qui ne sait où s’employer inspire les résolutions les plus extravagantes ; mais quand on peut consacrer ses forces à l’indépendance de sa patrie, quand on peut renaître comme nation et faire revivre ainsi le cœur de l’Europe paralysé par la servitude, alors il ne doit plus être question de sentimentalité maladive, de Suicides littéraires, de commentaires abstraits sur ce qui révolte l’âme, il faut imiter ces peuples forts et sains de l’antiquité dont le caractère constant, direct, inébranlable ne commençait rien sans l’achever ; ils regardaient comme aussi lâche dans un citoyen de reculer devant une résolution patriotique, qu’il le serait pour un soldat de fuir un jour de bataille.

Le don de l’existence est un miracle de chaque instant, la pensée et le sentiment qui la composent, ont quelque chose de si sublime que l’on ne peut sans étonnement contempler son être à l’aide des facultés de cet être. Qu’est-ce donc que prodiguer dans un moment d’impatience et d’ennui le souffle avec lequel nous avons senti l’amour, reconnu le génie et adoré la divinité ? — Shakespear dit en parlant du Suicide : faisons ce qui est courageux et noble suivant le sublime usage des Romains, et que la Mort soit orgueilleuse de nous prendre[3]. En effet si l’on était incapable de la résignation chrétienne qui soumet à l’épreuve de la vie, au moins devrait-on retourner à l’antique beauté du caractère des anciens, et faire sa divinité de la gloire, lorsqu’on ne se sentirait pas digne d’immoler cette gloire même à de plus hautes vertus.

[3]

— — — And then, what’s brave, what’s noble,
Let’s do it after the high Roman fashion,
And make Death proud to take us.

Nous croyons avoir montré que le Suicide dont le but est de se défaire de la vie ne porte en lui-même aucun caractère de dévouement et ne saurait par conséquent mériter l’enthousiasme.

L’esprit, le courage même ne sont dignes de louange que quand ils servent à ce dévouement qui peut produire plus de merveilles que le génie. On a vu les plus habiles succomber, mais la réunion des volontés religieuses et patriotiques ne saurait faillir. Il n’y a rien de vraiment grand sans le mélange d’une vertu quelconque. Toute autre règle de jugement conduit nécessairement à l’erreur. Les événemens de ce monde, quelque importans qu’ils nous paraissent, sont quelquefois mus par les plus petits ressorts, et le hasard en réclame sa forte part. Mais il n’y a ni petitesse ni hasard dans un sentiment généreux : soit qu’il nous ait fait donner notre vie, ou qu’il n’ait exigé que le sacrifice d’un jour : soit qu’il ait valu la couronne ou qu’il se perde dans l’oubli, soit qu’il ait inspiré des chefs-d’œuvre ou conseillé d’obscurs bienfaits, n’importe. C’était un sentiment généreux : et c’est à ce seul titre que les hommes doivent admirer les paroles ou les actions d’un homme.

Il y a des exemples de Suicide chez la nation Française, mais ce n’est d’ordinaire, ni à la mélancolie du caractère ni à l’exaltation des idées, qu’on peut les attribuer. Des malheurs positifs ont déterminé quelques Français à cet acte, et ils l’ont commis avec l’intrépidité mais aussi avec l’insouciance qui souvent les caractérise ; néanmoins cette foule d’émigrés que la révolution a fait naître, a supporté les plus cruelles privations, avec une sorte de sérénité dont aucune autre nation n’eût été capable. Leur esprit est plus enclin à l’action qu’à la réflexion, et cette manière d’être les distrait des peines de l’existence. Ce qui coûte le plus aux Français, c’est d’être éloigné de leur patrie : en effet quelle patrie ne possédaient-ils pas avant que les factions l’eussent déchirée, avant que le despotisme l’eût avilie ? Quelle patrie ne verrions-nous pas renaître si c’était la nation qui disposât d’elle ?

L’imagination se représente cette belle France qui nous accueillerait sous son ciel d’azur, ces amis qui s’attendriraient en nous revoyant, ces souvenirs de l’enfance, ces traces de nos parens que nous retrouverions ; à chaque pas ; et ce retour nous apparaît comme une sorte de résurrection terrestre, comme une autre vie accordée dès ici-bas ; mais si la bonté céleste ne nous a pas réservé un tel bonheur, dans quelques lieux que nous soyons nous prierions pour ce pays qui sera si glorieux, si jamais il apprend à connaître la liberté, c’est-à-dire, la garantie politique de la justice.

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