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Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon

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The Project Gutenberg eBook of Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon

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Title: Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon

Author: Gustave Coquiot

Release date: April 19, 2013 [eBook #42561]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RODIN À L'HOTEL DE BIRON ET À MEUDON ***


TABLE

 

 

title page
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OLLENDORFF
ÉDITOR —
PARIS —

 

 

==RODIN==
A L’HOTEL DE BIRON
ET A MEUDON

 

 

DU MÊME AUTEUR:
Les Féeries de Paris. (Dessins de R. Carabin.)
Les Soupeuses. (Dessins de George Bottini.)
Le vrai J.-K. Hüysmans.
Le vrai Rodin.
Cubistes, Futuristes, Passéistes.
Rodin.
Henri de Toulouse-Lautrec.
 
THÉATRE
(Seul ou en collaboration)
M. Prieux est dans la salle!
Deux heures du matin... quartier Marbeuf.
(Théâtre du Grand-Guignol.)
Hôtel de l’Ouest... Chambre 22. (Théâtre du Grand-Guignol.)
Sainte Roulette. (Théâtre Molière.)
 
POUR PARAITRE:
Les Pantins de Paris. (Avec dessins de Forain.)
Pierre Bonnard.
Paul Cézanne.

RODIN
A L’HOTEL DE BIRON
ET   A   MEUDON

Par   GUSTAVE   COQUIOT

 

 

L I B R A I R I E
OLLENDORFF
·  ·  ·  PARIS
MCMXVII  ·  ·  ·

Copyright, 1917, by Ollendorff.
 

Photo Claude Harris.
AUGUSTE RODIN

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RODIN A L’HOTEL DE BIRON

HOTEL BIRON.
ÉTAT ACTUEL

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R O D I N
A L’HOTEL DE BIRON ET A MEUDON

COMME DE NOTRE TEMPS.—UN FRISE-TOUPET HEUREUX. L’HISTOIRE D’UN HOTEL CÉLÈBRE.

LE XVIIIe siècle ressemble étrangement, par ses filous, au siècle que nous avons le malheur d’entamer. C’est pourquoi le XVIIIe siècle nous est si cher! A vrai dire, je crois même que de notre temps les voleurs pullulent et purulent plus excessivement; mais enfin, rendons grâce à un siècle qui va nous permettre de présenter un gaillard, alerte et résolu, qui sut «travailler» de façon à encore nous égayer, malgré tant et tant de bons «ouvriers» survenus depuis;—mémorable gloire de notre époque aussi peu sacrée que recommandable!

En Languedoc ou en Saintonge, l’annaliste Barbier (Journal de l’Avocat) ne précise pas plus expressément, vivait donc (nous sommes vers la fin du XVIIe siècle) un barbier-perruquier qui s’appelait tout court Perrin. On en fit Peirenc ou Peyrenc; et lui, pendant ce temps, il fit trois fils.

Ce n’était pas si mal opérer. Ou, du moins, le barbier-perruquier eût pu s’en tenir au premier de ses rejetons; car ce fut cet aîné qui, comme nous l’allons voir, assura le sort de toute la famille.

Quel prénom lui fut donné? Choix indifférent: Abraham,—aux environs de 1683, l’année de sa joyeuse naissance.

Le futur détrousseur poussa bien. Il se développa physiquement et moralement de manière à éblouir. C’était vraiment un lièvre de race. Aussi les compliments qu’on ne manquait point de lui offrir chaque jour l’étourdirent bientôt; alors, abandonnant sa petite ville nourricière, Abraham piqua droit sur Paris.

Arrivé, il prit le vent et il se mit à pratiquer le métier paternel. Il devint garçon-frater; et il courut par les rues pour poudrer l’un, pour coiffer l’autre.

Mais ce métier ne satisfit point ses goûts. Il se mit alors à chercher un plus louable emploi, comptant bien que sa mine accorte, son esprit et le reste lui procureraient, un prochain jour, une fort convenable situation.

A courir après la Fortune, on attrape, quelquefois, cette gueuse aveugle. Abraham tomba un jour, comme marée en carême, dans l’hôtel particulier d’un illustre tire-laine, qui cherchait justement un valet de chambre-barbier, bien fait, aimable et de propos spirituels.

Les deux hommes s’entendirent sur-le-champ. Il y a de ces touchants accords qui déroutent le plus précis pessimisme des plus amers misanthropes.

Le tire-laine s’appelait François-Marie Fargès. Il comptait parmi les plus riches et les plus honorables bourgeois de Paris. Sa vie offrait un exemple.

Ex-soldat, il était devenu, coup sur coup, munitionnaire des vivres, puis «conseiller-secrétaire du roi, maison et couronne de France et de ses finances!»—enfin «chevalier de l’ordre de Saint-Michel»!

«Il avait, dit, en l’enviant, un contemporain, le secret de ne pas payer un seul de ses créanciers.»

Noble figure!

Abraham l’admirait; et, d’autre part, il aimait.

Car Fargès avait une fille, alors âgée de seize ans; et l’oiselle, de son côté, se secouait aux œillades du valet de chambre. A son tour, elle aima.

Abraham, lui, ne perdit point de temps; il engrossa la donzelle, et si nettement que le mariage fut imposé, forcé; Fargès témoignant, en toutes occasions, on s’en doute, d’une tenace horreur du scandale.

C’était comme débuts pour Abraham un coup de maître; car il avait à peine vingt-deux ans, l’avisé frise-toupet.

Law opérait en ce moment à Paris. Tentante aubaine! Lesté de l’argent fourni par la fille Fargès, Abraham, nous raconte-t-on avec un plaisir manifeste, «se mit à brocanter et à négocier sur la place. Il avait plus de mauvaises affaires que de bonnes, mais, comme il n’avait rien à risquer, il hasarda tout dans le Système»; et la Fortune lui ouvrant les bras à son tour, il la viola et la détroussa.

Dès 1719, il se gonfla millionnaire, à peine âgé de vingt-six ans.

Mais il y avait, sur-le-champ, encore mieux à faire: s’anoblir!

Voilà donc Abraham Peyrenc en quête d’un titre à acheter, cherchant une terre, un nom sur le point de s’éteindre.

La duchesse de Brancas, veuve de Louis-Antoine de Brancas, duc de Villars, pair de France, chevalier des ordres du Roi, se présenta et vendit à Peyrenc la terre de Moras, près de la Ferté-sous-Jouarre. Désormais, Paris n’allait plus connaître l’ex-barbier que sous le nom de Peyrenc de Moras.

Heureux, matériellement, Peyrenc songea alors à s’instruire. «Il nourrissait toutes les ambitions, a écrit un contemporain; et il avait de l’esprit pour connaître les chemins par lesquels on se pousse dans ce pays.»

Il convenait de commencer par «prendre ses degrés». Peyrenc se mit à apprendre pour cela ce qu’il fallait de latin. Puis il se fit recevoir avocat, devint conseiller au Parlement de Metz, acheta une charge de maître des requêtes, en laquelle il fut reçu en 1722, et réussit enfin à se faire nommer chef du conseil de Mme la duchesse douairière Louise-Françoise, légitimée de France, mère du duc de Bourbon et duchesse de Bourbon, morte à soixante-dix ans, en 1743.

Entre temps, Peyrenc ne négligeait point sa famille. De ses deux frères, l’un, le cadet, nommé Louis, devint, grâce à sa protection, seigneur de Saint-Cyr et épousa Marie-Jeanne Barberie de Courteille, qui mourut le 24 juin 1723, à vingt-quatre ans, laissant une fille, Marie-Dominique Peyrenc de Saint-Cyr, laquelle épousait en 1735, le 14 septembre, François-Jean-Baptiste de Barral de Clermont, conseiller au Parlement du Dauphiné, puis président à mortier.

L’autre frère d’Abraham devint simplement—il n’avait point, celui-là, d’ambition—l’abbé de Moras, membre de la congrégation de Saint-Antoine, à Metz.

En 1727, Peyrenc de Moras demeurait encore place Louis-le-Grand, ainsi qu’en témoigne l’Almanach royal; mais il considérait son hôtel comme indigne de sa situation; ce logis était peu spacieux, peu aéré, et manquait tout à fait de somptuosité.

Ce fut ce qui décida Abraham à s’installer presque à la campagne, loin du tapage, dans un endroit où il «pourrait goûter tout le fruit» de sa miraculeuse fortune.

De vastes terrains étaient alors en vente dans un quartier quasi désert, près de l’hôtel des Invalides, là-bas, au faubourg Saint-Germain, tout au bout de la rue de Varenne.

Peyrenc de Moras les acquit, puis il s’adressa pour dessiner son nouvel hôtel à Jacques Gabriel, inspecteur général des Bâtiments du roi. Quant au soin de la construction, il fut confié à Jean Aubert, architecte des Bâtiments du roi et auteur des grandes écuries de Chantilly.

L’hôtel fut commencé en 1728. Dans son traité de l’Architecture française (Paris, 1752), Jacques-François Blondel a décrit les plans, coupe et élévation, ainsi que les plans des jardins.

Comme bien des modifications successives ont changé les dimensions précédemment établies, il convient de noter ici que le principal corps de logis, ou pavillon central, mesurait 42 m. 65 de long sur 20 mètres de large et couvrait, par conséquent, une surface de 853 mètres carrés de superficie. La cour d’honneur mesurait 32 mètres de largeur sur 48 mètres de profondeur ou environ 1.536 mètres carrés. Les écuries pouvaient recevoir 33 chevaux.

La construction totale fut terminée en 1730; et, en 1731, Peyrenc de Moras s’y installa.

Tout en situant l’hôtel de Moras parmi les principaux hôtels de Paris, Blondel n’hésite cependant pas à en critiquer quelques parties.

Toutefois, il dit, au sujet du plan du rez-de-chaussée: «La distribution de ce plan est très régulière, et quoique ce bâtiment n’ait que 21 toises 2 pieds de face sur 10 toises 4 pieds de profondeur, non compris les avant-corps, les appartements qui le composent sont susceptibles de toute l’élégance et de la commodité qu’on exige ordinairement dans un grand hôtel.»

Plus loin, il est vrai, il ajoute:

«Toute la construction de ce bâtiment a été, d’ailleurs, fort négligée, ainsi que son appareil qui est exécuté avec assez peu de soin, comme le sont la plupart des édifices de nos jours qui sont érigés trop rapidement, et où l’on préfère une possession prompte et instantanée à l’avantage de bâtir pour la postérité.»

Peyrenc de Moras n’avait eu cure, lui, de tant ergoter sur l’œuvre de Gabriel; aussi, son hôtel à peine terminé, était-il venu l’occuper avec sa femme, la fille de Fargès, et trois enfants: deux fils et une fille; mais il ne put y jouir longtemps de son opulence.

Le 20 novembre 1732, en effet, il trépassa, âgé de quarante-neuf ans, en laissant cette fiche: «Abraham Peyrenc de Moras, riche de 12 à 15 millions, tant en fonds de terre qu’en meubles, pierreries et actions de la Compagnie des Indes. Il avait plus de 600.000 livres de rente avec 2 ou 3 millions d’effets mobiliers.»

Quatre ans plus tard, le 1er août 1736, sa veuve vendit l’hôtel à vie à la duchesse du Maine, Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, veuve de Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, qui était mort le 14 mai de la même année.

C’était une «grande dame», peut-être, mais qu’elle était peu désirable «avec son teint noiraud, sa taille exiguë, sa mine turbulente et ses dents perdues!» C’est ce pendard de Saint-Simon qui parle ainsi, après avoir gratté de sa plume brutale et véridique le fard des portraits historiques de la galerie de l’hôtel de Rambouillet.

Pourtant, nulle personne n’eut plus de charme que ce laideron de duchesse, dont la mine contrastait si bien avec les physionomies toutes pareilles et trop apprêtées, que nous offrent tant d’officiels portraits. Beaux teints, jolies bouches, dents superbes, épaules, bras et gorges admirables!

Les détails, pour le surplus, n’abondent point sur le séjour de la duchesse du Maine dans l’hôtel de Moras. Il est bon de préciser seulement les points suivants: lors de l’achat de l’hôtel, la duchesse avait une soixantaine d’années; et l’hôtel lui était cédé moyennant 100.000 livres payables comptant en espèces, plus 50.000 livres affectées à la construction d’un bâtiment pour les officiers. La duchesse habita l’hôtel du 15 janvier 1737 au 23 janvier 1753, date de sa mort.

L’hôtel redevint alors la propriété de la famille de Moras, limitée, la veuve Peyrenc de Moras étant morte, aux deux fils et à la fille. L’un devait devenir chevalier, conseiller du Roi, ministre de la Marine; l’autre, commissaire aux requêtes du Palais; tandis que la fille allait épouser le comte de Merle de Beauchamp.

Mais, dès le 7 mai 1753, l’hôtel de Moras était définitivement vendu cette fois au duc et à la duchesse de Biron pour la somme de 500.000 livres, qui furent intégralement payées à la date du 14 décembre 1754.

Le duc de Croy, dans ses Mémoires sur les cours de Louis XV et de Louis XVI, édités par le vicomte de Grouchy (Paris, 1897), nous dépeint avec une verve pittoresque ce que devint l’ancien hôtel de Moras entre les mains du maréchal duc de Biron.

«Ce fut, du jour au lendemain, dit-il, le rendez-vous de toutes les élégances; et les réceptions en étaient fort goûtées.»

«Le 1er juin 1783 (ajoute, entre autres choses, de Croy), je dînais chez le maréchal de Biron qui, à quatre-vingts ans faits, était encore la ressource et l’honneur de Paris pour les étrangers que nous négligeons trop. Il tenait table ouverte de trente couverts, où se trouvaient les belles Russes, Allemandes, Anglaises, etc.; c’était une vraie arche de Noé. Le jardin contenait pour plus de 200.000 francs de tulipes.»

De son côté, un doux bavard, le chevalier de Coudray, dans des volumes peu connus, qui ont respectivement pour titres: Nouveaux essais historiques sur Paris, pour servir de suite et de supplément à ceux de M. de Saint-Foix (Paris, 1786);—et Le comte et la comtesse du Nord (Paris, 1782), le chevalier du Coudray nous donne de l’hôtel et du maréchal duc de Biron les croquis divertissants qui suivent:

«L’hôtel de Biron, dit-il, est situé faubourg Saint-Germain, rue de Varenne, proche la barrière. Là repose un héros, colonel du régiment des gardes françaises, il en est aussi le père. C’est au maréchal duc de Biron que Paris doit l’ordre et l’harmonie qui règnent maintenant parmi cette phalange nombreuse et formidable; c’est maintenant que l’on peut dire à juste titre que le soldat, loin d’être tapageur, ferrailleur, etc., est presque aussi tranquille que le bourgeois: rarement entendons-nous des plaintes sur le compte des gardes-françaises. L’année dernière, 1782, M. le comte et Mme la comtesse du Nord[A] se rendirent dans cet hôtel où une superbe collation les attendait avec les officiers-majors et la musique du régiment. Leurs Altesses Impériales examinèrent le jardin qui, j’ose le dire, est une des merveilles de Paris; ils admirèrent la beauté des fleurs, la variété des plates-bandes, etc., se promenèrent dans les parterres et les bosquets, s’étonnèrent de la hardiesse et de l’élégance des treillages formant des portiques, des arcades, des grottes, des dômes, des pavillons à la chinoise, etc.»

Puis ici se place un petit couplet à chanter sur la flûte:

«M. le maréchal duc de Biron, ce zélé citoyen, ce vrai patriote, non moins que brave général à l’ombre de ses lauriers, se repose de ses fatigues guerrières: dans ses nobles plaisirs, il oublie les périls qu’il a courus aux batailles de Rocoux, Laufeld, Fontenoy et au siège de Pragues.»

Puis le bavard s’exalte:

«Qu’il est doux à mon cœur (s’écrie-t-il) de conserver à la postérité les belles actions de mes concitoyens. Ce seigneur (le duc de Biron) a la passion des jardins. L’histoire nous fait voir plusieurs grands hommes aimant et cultivant eux-mêmes les fleurs. Cicéron, dans son Livre de la vieillesse, rapporte nombre d’exemples de princes et de grands personnages qui ont chéri le jardinage; entre autres nous citerons Cyrus, roi de Perse, qui, montrant son jardin à Lisandre, ambassadeur des Lacédémoniens, lui avoua qu’il en était le jardinier: Ego, inquit, ita sum dimensus, mei sunt ordinis, mea descriptio; multæ etiam istarum arborum mea manu sunt satæ

Ce latin l’a perdu, et le chevalier du Coudray termine, en disant des bêtises, ce premier récit:

«Si nous abandonnons (poursuit-il) les fastes de l’histoire ancienne et étrangère pour consulter celle moderne et nationale, nous y verrons des rois de la première race vaquer aux soins de leurs jardins potagers, en faire vendre les légumes et les fruits. Le grand Condé arrosait lui-même les fleurs de son jardin de Chantilly.

«Qu’il me soit permis de rapporter à ce sujet le seul et beau quatrain (qui n’est pas un quatrain, mais une poésie fort commune que le chevalier dénature!) de Mlle Scudéry:

Quand je vois un illustre guerrier
Dont le bras a gagné mille et mille batailles;
. . . . . . . . . .
Qu’Apollon, autrefois, bâtissait des murailles
Et que Mars était jardinier.»

Ailleurs, le chevalier nous dit enfin:

«Le 9 juin 1782, le comte et la comtesse du Nord furent au Champ-de-Mars voir manœuvrer le régiment des gardes françaises, si bien discipliné par les soins et l’activité de M. le maréchal de Biron. Les soldats firent différentes évolutions de guerre, et l’exercice à feu, qui fut parfaitement exécuté, de l’aveu même de tous les officiers généraux. Après ces exercices, le comte et la comtesse du Nord se sont transportés à l’hôpital des gardes et n’ont pas dédaigné d’entrer dans tous les détails qui concernent l’administration de cet hospice guerrier, qui doit son établissement aux soins et à la munificence de M. le maréchal duc de Biron, qui ne cesse d’y veiller et de procurer toutes les aisances aux soldats malades de son régiment.»

Laissons ce bavard pittoresque, et venons maintenant à Mme de Genlis, dont les Mémoires, publiés à Paris, en 1825 (six volumes!) contiennent un portrait très caractéristique du maréchal, qui donna, en fin de compte, son nom à l’hôtel de la rue de Varenne, et pour les deux bonnes raisons qu’il y fit d’abord un long séjour (du 15 juillet 1753 au 29 octobre 1788), et qu’ensuite il y étala un faste incontesté.

La précieuse et vaniteuse Félicité-Stéphanie, comtesse de Genlis, ridicule organisatrice de débats littéraires (quel poids elle porte de tous les salons qu’elle fit ouvrir depuis!) délaissant pour un moment ses vains ouvrages historiques et pédagogiques, ne pouvait pas manquer, de son côté, de faire partie du concert de louanges offert au maréchal. Elle y tint, d’ailleurs, fort complètement et avec une ruse dévote, tous les instruments chers aux prêtres, aux nobles et aux princes.

Voici son principal couplet:

«Le maréchal de Balincour et le maréchal de Biron furent les témoins de toutes nos folies et s’en amusèrent beaucoup. Le maréchal de Biron avait dix-sept ou dix-huit ans de moins que le maréchal de Balincour; il avait soixante-neuf ou soixante-dix ans, on ne lui en aurait pas donné plus de cinquante-cinq. Il avait une taille majestueuse, une très belle figure, et l’air le plus noble et le plus imposant que j’aie vu. On dit de Brutus qu’il fut le dernier des Romains; on peut dire du maréchal de Biron qu’il fut en France le dernier fanatique de la royauté; il n’avait de sa vie réfléchi sur les diverses sortes de gouvernements et sur la politique. Mais il est certain qu’il était né pour représenter dans une cour, pour être décoré d’un grand cordon bleu, pour parler avec grâce, noblesse à un roi, pour connaître et pour sentir les nuances les plus délicates du respect dû au souverain et aux princes du sang; toutes celles des égards dus à un gentilhomme et de la dignité que doit avoir un grand seigneur. Le système établi de l’égalité eût anéanti toute sa science, tout son bon goût, toute sa bonne grâce. Il adorait le roi parce qu’il était le roi; il aurait pu dire ce que Montaigne disait de son ami La Boëtie: je l’aime parce que je l’aime, parce que c’est lui et que c’est moi. Le maréchal, dans d’autres termes, faisait exactement la même définition de son attachement passionné pour le roi. C’était une chose plaisante, même alors, de l’entendre parler des républicains; il regardait les républicains comme des espèces de barbares. Il avait, d’ailleurs, beaucoup de bon sens, une droiture et une loyauté de caractère qui se peignaient sur sa belle physionomie; il avait montré à la guerre la plus brillante valeur.

«Un jour que l’on faisait devant lui l’énumération des maréchaux de France de son nom: «Vous en nommez un de trop, dit-il; on ne doit pas compter celui qui fut infidèle à son roi.» Enfin, il aimait les jeunes personnes, il avait avec elles une galanterie chevaleresque qui donnait une idée de celle de la cour de Louis XIV dont il avait vu, dans sa première jeunesse, les derniers moments. Il respectait le maréchal de Balincour, qui pouvait en conserver un plus long souvenir; il enviait sa vieillesse et, en parlant de lui, il disait avec admiration: Il avait trente ans à la mort du feu roi! C’était dans sa bouche un éloge.»

Et, reconnaissante, la bonne «espèce» termine:

«J’aimais le maréchal de Biron non seulement parce qu’il m’envoyait sans cesse des figues, des abricots-pêches (les premiers qu’on ait eus à Paris) et des fleurs de son magnifique jardin, mais parce que je m’instruisais en l’écoutant.»

Le maréchal trépassa saintement dans son hôtel; et sa veuve, qui était revenue habiter dans son ancien hôtel de la rue Saint-Dominique, le quitta bientôt pour monter sur l’échafaud, avec sa nièce, la veuve de Lauzun, le 9 thermidor, an II.

Si nous nous en rapportons à M. F. d’Andigné, un historien très documenté, «l’hôtel de Biron serait alors resté, après la mort de la maréchale, sa tante, la propriété du duc de Charost, et, sur sa renonciation, il serait revenu à sa veuve. Ce que nous croyons pouvoir affirmer (ajoute M. F. d’Andigné), c’est que jamais il ne fut confisqué pendant la Révolution, son nom ne figurant pas sur les listes des biens saisis que nous avons consultées».

En 1797, l’hôtel fut loué à des entrepreneurs de fêtes publiques; et le jardin fut saccagé pour y installer des jeux, un bal, des concerts et des «promenades délicieuses» à l’usage des étonnants fantoches du Directoire.

Victor Fournel, dans son Vieux Paris (Tours, 1887), nous raconte, de son côté, que ce fut dans le jardin Biron que les deux frères Garnerin s’associèrent pour la première expérience de la descente en parachute, le 24 août 1797. «Elle ne réussit pas, ajoute-t-il. Le ballon, prêt à partir, se rompit de part en part, et le public, furieux, renouvela la scène honteuse du jardin du Luxembourg (infructueux essai d’ascension en montgolfière de l’abbé Miolan, de Janinet, du marquis d’Arlandes et du mécanicien Bredin); le public escalada les barrières, mit en pièces les débris de l’aérostat, et les deux frères durent se soustraire en toute hâte à son courroux par la fuite. Un des spectateurs poussa même le ressentiment jusqu’à les traduire devant les tribunaux en les accusant d’escroquerie.»

En 1800, le 27 octobre, un des héritiers du maréchal, le duc de Béthune-Charost, vint mourir dans l’hôtel de la rue de Varenne, à l’âge de soixante-douze ans.

La situation de l’hôtel restait tentante, même aux âmes ecclésiastiques; aussi, sans se soucier des larves de désordres laissées là par les foules du Directoire, le cardinal Caprara, légat a latere du pape, vint s’installer dans l’hôtel Biron, en l’année 1806.

Il avait quitté avec un plaisir extrême son hôtel Montmorin, sis rue Plumet, aujourd’hui rue Oudinot; et, pendant deux années complètes, le légat sut, dans ses nouveaux salons et dans le jardin ravivé des plus jolies fleurs, y bercer ses nonchalantes prières.

En l’année 1811, un autre arrivant loua l’hôtel pour la somme de 25.000 francs par an. C’était le prince Kourakin, ambassadeur de Russie en France, qui, en l’année 1812, au moment de la campagne de Russie, reprit la route du Nord.

Huit années s’écoulèrent; puis l’hôtel fut enfin vendu, le 5 septembre 1820, à la communauté du Sacré-Cœur.

Marie Alacoque (1647-1690) est la véritable créatrice du Sacré-Cœur; mais Madeleine-Louise-Sophie Barat est, elle, la fondatrice de l’institution du Sacré-Cœur, de la rue de Varenne.

Le Sacré-Cœur fut réellement fondé, le 29 septembre 1804, à l’Oratoire, à Paris; et le 18 janvier 1806, Mme Barat fut élue supérieure.

L’hôtel de Biron, que la duchesse de Charost, la propriétaire, offrait pour le prix infiniment modeste de 365.000 francs, fut acquis grâce aux dons généreux du roi et de diverses personnalités.

«A peine installées, nous dit M. F. d’Andigné, les dames du Sacré-Cœur reçurent des visites royales. Les duchesses de Berry et d’Angoulême se rendirent rue de Varenne, le 19 novembre, et le Conseil d’administration de 1820, qui avait duré deux mois, se dispersa en laissant à Mme Barat, seule, la direction de la maison de l’hôtel Biron.»

Ah! mes douces sœurs! la bienheureuse Marie Alacoque, votre Mère, n’avait certainement point rêvé pour vous un hôtel aussi somptueux et un parc aussi vaste! Elle pensait plutôt à une demeure très grise, perdue dans le fond d’une campagne triste. Mais grâce aux libéralités qui accablèrent votre supérieure, vous entrâtes tout naturellement dans cet hôtel de Biron, abandonné, et dont le parc, depuis bien des années, ne s’émaillait plus de ses fastueuses tulipes.

Et, après tout, vous n’y fûtes point, mes sœurs, si heureuses, que l’on doive vous faire grief de ce logis!

Combien de fois, en me retrouvant dans ce décor, j’ai songé à vous, chères sœurs de Miséricorde! Je vous revoyais éparses parmi les verdures, allant vers votre chapelle ou éduquant les filles de la noblesse de France, sombrées aujourd’hui dans la bauge des affaires ou dans le purin des vols!

Vous, si vous les avez cru heureuses, ces sœurs du Sacré-Cœur, lisez ce récit de M. F. d’Andigné:

«Le 28 juillet 1830, le canon se fit entendre et aussitôt les parents accoururent chercher leurs enfants; mais il restait encore quelques pensionnaires.

«Mme Barat, alors âgée de cinquante et un ans, et malade, prévenue de ce qui se passait dans Paris, laissa la direction des élèves à des surveillantes choisies et, sur les instances de ses collaboratrices, quitta Paris momentanément. Elle se laissa conduire à Conflans, maison de campagne des archevêques de Paris, où Mgr de Quélen mit à sa disposition une maison inoccupée depuis plus de vingt ans, située dans sa propriété, entre le parc du petit séminaire et son château.

«Le 29 juillet, trois cents jeunes gens, élèves de l’école d’Alfort, vinrent faire une manifestation devant le séminaire, menaçant d’y mettre le feu.

«Effrayées, Mme Barat, Mme de Gramont d’Aster, Mme de Constantin et sœur Rosalie, professe coadjutrice, adjointe à Mme Barat, durent quitter leur asile et chercher un refuge ailleurs.

«Après avoir vainement frappé à plusieurs portes à Charenton et subi des refus, quelquefois accompagnés de paroles désagréables, elles finirent par trouver une brave femme, qui voulut bien les accueillir et mettre le premier étage de sa maison à leur disposition. Elles étaient sauvées.

«Le 31 juillet, un jardinier, envoyé de l’hôtel Biron, venait leur apporter des nouvelles de Paris. On s’était battu dans le voisinage des jardins du couvent, dont les murs avaient été un instant escaladés par une vingtaine d’insurgés. La caserne des Suisses de la rue de Babylone avait dû livrer un combat suprême, mais tout était terminé; la route était libre.

«Mme Barat parvint à se procurer une mauvaise voiture de louage à Charenton, et, accompagnée de ses compagnes, elle se mit en route pour revenir rue de Varenne.

«Arrivées à la barrière, un ivrogne familier sauta sans façon sur le siège de la voiture, où il s’installa près du cocher et de la sœur Rosalie en criant à tue-tête: «Vive la charte!» Ce fut ce qui les sauva. On atteignit ainsi le boulevard des Invalides et on put pénétrer dans le couvent, où rien n’était changé, et reprendre la vie régulière de chaque jour, un instant suspendue par les événements politiques.

«Après la triste journée de 1831 (13 février), quand l’église et le presbytère de Saint-Germain-l’Auxerrois furent saccagés, le lendemain, 14 février, le peuple, surexcité, démolissait l’archevêché. L’archevêque se trouva quelque temps sans demeure et, pendant l’année 1832, il trouvait un asile au couvent du Sacré-Cœur. Mgr de Quélen habita le petit hôtel Biron, autrement dit l’annexe construite par la duchesse du Maine, en attendant un nouveau logis.

«En 1848 (continue M. F. d’Andigné), pendant la révolution de février, la tranquillité de la maison fut encore un moment troublée par l’arrivée soudaine d’une patrouille de quinze à vingt hommes qui pénétraient dans la cour en demandant du pain. C’était l’heure du goûter: on distribua à chaque homme deux pains et une bouteille de vin, et la patrouille s’éloigna.

«Le 25 mai 1865, Mme Barat mourait, âgée de quatre-vingt-cinq ans.»

Trente-neuf ans plus tard, la congrégation du Sacré-Cœur était dissoute, par arrêté ministériel du 10 juillet 1904, inséré au Journal officiel du 11 juillet.

Le 1er octobre 1904, l’établissement était fermé.

Enfin, en avril 1907, un procès intenté au liquidateur judiciaire par les héritiers naturels de Mme la duchesse de Charost, était perdu par eux.

L’HOTEL BIRON DÉCHU.—UNE TRIBU DE LOCATAIRES. ART ET ESPIONNAGE.

Avec l’entrée d’un liquidateur, du coup l’hôtel Biron chut dans un exceptionnel bran. A grand tapage, une horde accourut pour installer ses poux dans tous les coins et recoins de l’hôtel. Il s’était agrandi. Les sœurs avaient bâti de nombreuses annexes. C’était d’un déplorable ensemble; mais il ne convenait pas de s’en prendre à elles, seulement aux maçonniers du règne de Louis-Philippe.

Pendant des jours et des jours, des ivrognes velus coltinèrent jusqu’à l’hôtel Biron le douteux amas des mobiliers sordides. Par la grande porte de la rue de Varenne, on vit passer des sommiers défoncés, des chaises cassées, des matelas qui perdaient leurs tripes, des pots égueulés, des cages d’oiseaux, des vases infâmes. C’était le peuple qui emménageait dans la première cour, dans l’annexe à locatis sise alors sur la gauche de la façade principale.

Le liquidateur avait fait le vide; il le remplissait avec des fonds de composts.

C’était, indubitablement, un sérieux appoint pour le fameux milliard!

Nous nous souvenons, nous, de ces aimables emménagements opérés à coups de gueule, avec des vociférations, avec des tombereaux d’insultes. Une marmaille geignait, des chiens hurlaient; à celle-là et à ceux-ci, pour se distraire, on leur caressait les reins.

C’est cela qui est pour nous gravé, quand nous nous reportons à ce bien louable moment. Jamais l’époque ne retrouvera un plus complet épanouissement! Ce fut, vraiment, une apothéose du «peuple souverain», un unique gala d’ivrognes! Les beaux temps de la Révolution revivaient par ces mégères qui s’invectivaient, par ces galope-chopines qui hoquetaient en poussant des charrettes. Pendant ces heures-là, le liquidateur, égayé, souriait.

Il ne loua que plus tard l’hôtel même, que protégeait alors une grille. C’était le «morceau» royal.

A ce moment, une autre horde se précipita. Tout ce que Paris recelait d’Autrichiens, de Turcs et d’Allemands s’abattit en trombe dans les chambres, heureusement dépouillées de tous ornements, de l’hôtel Biron.

Tout fut pris d’assaut, excepté la rotonde du rez-de-chaussée et la chapelle.

La douce France vécut alors d’enviables heures. Ces nouveaux hôtes, déclarés peintres ou sculpteurs, en réalité espions, travaillèrent avec un soin extrême pour le roi de Prusse. Ils s’efforcèrent bien de donner le change; ils exposèrent certes leurs basses-œuvres; et ils offrirent des «thés artistiques» à des Parlementaires et à des Français de cercles; mais, le plus clair de leur temps, ils le passaient dans leurs ambassades respectives; et, au sortir de ces profitables entretiens, ils pétaradaient, les bons sires; ils multipliaient les questions et les enquêtes; ils devenaient féroces dès qu’ils avaient avalé le mot d’ordre de leur empereur!

On les laissait si libres, il est vrai! Le soir, quand, leur belle journée accomplie, ils se délassaient de leurs travaux divers, quels ricanements explosaient sur le balcon, d’où l’on domine le jardin! Ce qu’elle était vilipendée, la benoîte France, si accueillante aux étrangers, à toute la clique des ostrogoths et des visigoths! Ce qu’on la bafouait, la terre hospitalière aux welches et aux détrousseurs de grandes routes! Le liquidateur, cette bonne âme, n’avait, du reste, de tendresse que pour ces espions, retenant de leurs doigts crochus et de leurs dents pourries la délicate proie; peintres et sculpteurs devisaient là-haut dans la majesté du dôme des Invalides; peintres et sculpteurs bassement médiocres, et tellement que, maintenant qu’ils sont balayés, l’hôtel Biron, parfois, sue encore leur ordure putride.

Et les jours s’écoulaient; et personne ne protestait contre cette affectation de l’hôtel Biron. Aussi bien, l’État ne savait que faire de cet hôtel, qu’on lui avait garanti intéressant, et qu’il n’avait acheté que parce que M. Aristide Briand l’avait voulu.

Car il faut que l’on sache (tant d’erreurs courent encore à ce sujet), que c’est à l’actuel président du Conseil que l’on doit l’achat de l’hôtel Biron, de ses dépendances et de son parc. Les affiches de vente étaient déjà apposées quand M. Briand survint, et, avec sa vigilante clairvoyance, fit acquérir par l’État, pour une somme singulièrement minime, un beau spécimen de l’architecture civile du XVIIIe siècle, un vaste parc, et une annexe si importante, au fond de ce parc, que, depuis, le lycée de jeunes filles Victor Duruy a pu s’y installer.

Les seuls devis relatifs à une telle installation faite ailleurs (achat de terrains et construction des bâtiments), eussent nécessité toute la somme consacrée à l’achat global de l’hôtel Biron (hôtel proprement dit, parc et annexe Victor-Duruy). On voit par là que tout véritable homme de gouvernement n’a pas forcément la tête à l’envers, comme tel turbulent rhéteur promu à la fonction de premier Ministre!

Mais, l’hôtel acheté, la comédie commença.

Qu’allait-on faire de cette acquisition?

Serait-elle dieu, table ou cuvette? Mystérieux et angoissant problème!

Pendant de longs mois, on le tourna et on le retourna dans tous les sens. Puis le problème chut de lui-même dans les cartons les plus hermétiques de l’Administration.

Tous les ans, un rapporteur du budget dit des Beaux-Arts l’en tirait, toutefois, pour ânonner d’insuffisantes rengaines; et, tour à tour, le bavard proposait d’installer dans l’hôtel Biron le ministère de la Justice, un music-hall ou... le palais des souverains (en oubliant, naturellement, que les rois catholiques ne mettraient jamais les pieds dans ce bien pris à l’Église).

Et les jours passaient; et l’on ne trouvait décidément rien, touchant cette encombrante acquisition.

La horde des locataires ne se plaignait naturellement pas de cet état de choses; et les espions, eux, se croyaient revenus au beau temps de Blücher.

C’est alors qu’un sculpteur se présenta et loua la rotonde du rez-de-chaussée.

Ce sculpteur, c’était Rodin.

L’HOTEL BIRON ENFIN RÉHABILITÉ.—ON EN EXPULSE LES
LOCATAIRES.—DÉMOLITION DES ANNEXES.

Enfin, l’hôtel Biron, du fait de cette auguste présence, était réhabilité.

Bientôt, on ne répéta même que ceci: «Rodin s’est installé à l’hôtel Biron»;—et l’on oublia peu à peu les autres locataires.

Rodin était venu, lui, à son tour, rue de Varenne, parce que, depuis longtemps, il se trouvait très à l’étroit dans ses ateliers de la rue de l’Université, au dépôt dit des Marbres. Le formidable labeur que depuis tant d’années il s’imposait, avait accumulé tant de statues et tant de bustes, que lui et ses praticiens ne pouvaient plus bouger, surtout quand ils s’aventuraient dans l’atelier où se dresse la Porte de l’Enfer.

Dès son arrivée à l’hôtel Biron, Rodin fut conquis par les salles hautes, spacieuses, par le sauvage décor du parc; et, bien qu’il sût l’existence même de l’hôtel menacée, il se jeta de nouveau dans le travail, avec la frénésie qui est toute sa vie.

Bientôt, il occupa tout le rez-de-chaussée de l’hôtel. Mais la précarité de son installation était absolue; la vigilante Administration savait, à tout instant, rappeler que, du jour au lendemain, Rodin et les autres locataires pouvaient recevoir leur congé.

Un jour, même, tous les occupants, y compris Rodin, furent avisés qu’ils avaient à se chercher ailleurs un autre gîte. On récrimina: peine perdue. Un huissier vint et signifia la volonté de l’Administration. Un délai, toutefois, fut accordé à Rodin.

Un architecte du gouvernement avait, d’ailleurs, poussé les «bureaux» à agir dans ce sens, en démontrant que s’il convenait de conserver l’hôtel lui-même, il était vain de conserver toutes les annexes, et celle bâtie par la duchesse du Maine, et celles plus nombreuses élevées par la congrégation du Sacré-Cœur.

Le tout, il est vrai, ne se pouvait défendre. La banalité de ces bâtisses était manifeste. On eût dit des maçonneries élevées par un architecte de notre temps; mais surtout l’architecte du gouvernement ne songeait, lui, qu’à toucher sur la démolition quelques honoraires.

La pioche donc, et le pic, entamèrent ces vieux débris et, pour notre part, nous ne les regrettons point; car, dans quelques notes prises avant toute intervention des démolisseurs, nous avions indiqué ces impressions:

«Pour l’instant, l’hôtel, disions-nous, est singulièrement atteint. C’est un hôtel moribond; il faut au plus tôt le délivrer de ses annexes, de toute cette crasse et de toutes ces mousses que les eaux ont formées sur les toits, sur les corniches, sur les plus fins détails des sculptures.

«Nettement, il faut le parer, cet hôtel qui a tant de charme dolent, tant de grâce sobre et délicate!

«Mais surtout il faut démolir sans pitié les annexes, car cette fange de plâtras efface la fleur de l’architecture. Il faut que l’hôtel se dégage tout droit, tout isolé, dans sa fierté coquette de garde-française de la pierre.» Garde-française de la pierre! C’était Rodin qui avait ainsi joliment baptisé l’hôtel Biron; et c’était lui encore qui m’avait fait écouter ce joli couplet chanté par Edmond Beaurepaire: «Les gardes-françaises! C’était un corps privilégié que celui des gardes françaises; il n’en était pas moins populaire. Son uniforme séduisant, bleu de roi, agrémenté de blanc, à revers rouges, charmait les Parisiens, parmi lesquels il se recrutait principalement. Et quand il passait dans la rue avec sa moustache en croc, son tricorne crânement posé sur ses cheveux poudrés, l’air martial, éveillé, bon enfant, tous les cœurs volaient au beau garde-française. Il était le héros des bals de la Courtille et des Porcherons; et tous les Téniers et les Vadés du temps ne manquent jamais de le signaler, dans leurs peintures des guinguettes, comme un des éléments du tableau.»

«Oui, sauvons, exprimions-nous, ce garde-française de la pierre! On retrouverait ainsi le temps où le maréchal duc de Biron commandait à son régiment d’élite, et l’on ferait refleurir, revivre une époque disparue des fêtes galantes, dont il était le zélé ordonnateur.

«Certes, il y a fort à faire, ajoutions-nous. Pour l’instant, le garde-française traîne ses pieds dans la boue, et son habit est singulièrement fripé par les rudes saisons qui, depuis tant d’années, l’assaillent.

«Symbole d’un coquet soldat tombé dans l’ivrognerie, l’hôtel Biron a maintenant mauvais air avec sa cour bossuée d’herbes et toute sa saumure. Sur la rue de Varenne, pour un peu cependant, il pourrait se présenter au fond de ses deux cours, que sépare une grille. Oui, il semble vous accueillir parfois volontiers, quoiqu’il soit mal tenu. Il a une mine de parent pauvre, mais sa bonne éducation reparaît dans le joli dessin des fenêtres de son avant-corps. Quand on aura enlevé l’horloge qui troue le fronton, quand on aura bien dégagé les ailes, il aura une mine avenante, cet hôtel. Dégagez-le, nettoyez-le, et offrez son visage au doux repos d’une corbeille de gazon. M. de Biron, a-t-on répété, chérissait les tulipes; nous verrions volontiers alors ces fleurs parmi la fraîcheur veloutée des boulingrins; et si, du coup, l’on pouvait reconstituer le vestibule avec sa belle rampe d’escalier en fer forgé, tout serait assurément pour le mieux.»

Et nous terminions:

«Du côté du jardin, la façade a un air plus harmonieux, plus délicat, avec son balcon que supportent quatre consoles sculptées,—et aussi avec son fronton tout paré. Et les proportions (ici les ailes sont dégagées) se présentent plus gracieuses, plus admirables. En somme, il y a bien peu de choses à réaliser pour que ce témoin d’un style spirituel soit tout à fait charmant. Un peu de propreté sur la collerette, je veux dire sur le haut de la façade, une grille de balcon également remise en place, et tout serait dit, exquisement!»

A l’heure actuelle, comme il sommeille le dolent hôtel à l’ombre presque, pourrait-on dire, du dôme de l’hôtel des Invalides!

Quand le soleil le frappe de ses rayons, il semble très joyeux de sa grâce fanée, tandis que de délicates ombres se glissent dans les fossettes des clés de voûte, dans le galbe élancé des jambes de la déesse du fronton. Et la pierre dorée, verdie, frémit d’être ainsi caressée, encore.

L’hôtel n’est vraiment mélancolique que lorsque, par la brume, il regarde la sauvagerie du jardin à l’abandon; il n’est triste que lorsqu’il semble évoquer son passé de bosquets et de petits temples. Mais, l’été, les pierres, un peu disjointes, s’étirent toutes dans la chaleur bienfaisante et dans l’or du soleil. Elles ont retrouvé l’ardeur de vivre.

RODIN A L’HOTEL BIRON

Des plaisantins ont souvent répété que Rodin, à l’hôtel Biron, est un intrus.

L’histoire de l’hôtel de Biron que nous avons tenu à raconter prolixement suffira peut-être, maintenant, à bâillonner ces bavards. Si une demeure, en effet, a jamais été habitée par les gens les plus divers et les plus saugrenus, c’est bien cet hôtel Biron qui a été secoué jusque dans ses dessous. Après cela, s’obstiner à considérer Rodin comme un intrus dans l’hôtel Biron, c’est se décerner à soi-même un touchant brevet de sottise!

La situation est celle-ci: les sœurs du Sacré-Cœur chassées, Rodin a réhabilité un hôtel historique qui était tombé, par la grâce du liquidateur, dans les pires mains!

Aujourd’hui, l’hôtel est si bien réhabilité qu’il est même devenu, pour le monde entier, un phare, un phare de haute et vive lumière.

C’est vers lui que convergent maintenant tous les regards du monde artiste; c’est près de lui que s’entre-choquent les vomissements d’une basse presse française et les magnifiques éloges du reste de la terre. L’hôtel Biron est devenu un but de pèlerinage. C’est une des cathédrales de l’Art.

Rodin s’est installé là, modestement, humblement, comme il a toujours vécu. S’il y a des motifs d’admiration dans les hautes et spacieuses salles qu’il a trouvé nues à son arrivée, s’il y a maintenant de la beauté, ce sont ses seules œuvres qui ont fait ce miracle!

Oui, les hautes et spacieuses salles étaient nues, plus nues que le plus dénué envieux le peut imaginer; car je ne sache pas qu’il faille tenir pour ornementation des lézardes d’humidité, des suints de larmes, des traînées de pluies! Ah! les lambris dorés, les pures boiseries de style, quoi encore! Quelle plaisanterie! Quand Rodin est entré à l’hôtel Biron il n’a pensé qu’à y installer des ateliers; et, vraiment, aucune autre pensée n’y pouvait venir, quand on regardait cette détresse et ce vide.

Oui, des œuvres seules ont fleuri de grâce et de force ce désert; et le travail des praticiens seul l’anime; le courageux travail de l’outil qui projette les éclats du marbre.

Rodin a le culte du passé. Il est entré à l’hôtel Biron avec un profond respect, et il n’a jamais cessé d’honorer ces ateliers que le hasard lui a donnés.

Tout ce qu’on a pu dire, en dehors de cet hommage, n’est qu’un amas de sottises. Ni gaz, ni électricité n’éclairent même le soir les salles; de vacillantes lueurs de bougies, ça et là, ponctuent, d’insuffisantes clartés, les ténèbres.

La véritable joie de Rodin c’est d’accumuler encore ici des statues, des bustes, des statuettes, des colonnes de plâtre et de gracieuses figurines. Il vient de bonne heure de Meudon à l’hôtel de la rue de Varenne; et, tout de suite, dans la salle où il travaille plus assidûment, il s’enferme avec son modèle. Il a gardé le contentement profond, aussi vif qu’au premier jour, de modeler sur le papier, de pétrir la glaise ou de «reprendre» quelque statuette de plâtre. Il faut l’avoir vu, à ce moment-là, cet enchanteur de la forme, de l’expression surtout, pour comprendre un peu tout le bonheur que lui donne la vie de son travail!

Un jour que nous nous promenions dans les allées sauvages du jardin Biron, Rodin m’a dit:

«Oui, j’ai toujours aimé farouchement le travail. Dans mes débuts, j’étais malingre, d’une pâleur extrême, la pâleur de ma pauvreté; mais une ardente surexcitation nerveuse me poussait à travailler sans répit. Je n’ai jamais fumé, pour ne pas être surtout distrait, je crois, une seule minute; j’abattais mes quatorze heures quotidiennes, et je ne me reposais que le dimanche. Alors, ma femme et moi, nous allions dans quelque guinguette prendre un «gros» repas à trois francs pour nous deux, qui était toute notre récompense de la semaine!»

Aussi, aujourd’hui, tâchez d’établir un catalogue de l’œuvre complète de Rodin, vous n’y arriverez pas. Lui-même ne sait pas tout ce qu’il a créé, inspiré et fait exécuter. Il se perd dans ce dédale d’œuvres. Ah! cela égaya souvent ce peintre revêche et constipé que l’on connaît pour noter soigneusement (sujet, matière, dimensions, etc.), tout ce qui sort de ses pauvres mains!

Levé dès l’aube, Rodin vient chaque jour à l’hôtel Biron. On le conduit de sa villa des champs jusqu’à la gare de Meudon-Val-Fleury—oh! le plus souvent, une simple voiture que traîne un cheval pacifique!—puis il prend le train électrique pour descendre à la gare des Invalides, d’où il gagne à pied la rue de Varenne.

Il accomplit ce trajet sans ennui, sans lassitude. Ceci, déjà, est un étonnement, depuis si longtemps que ce trajet reste le même, à l’aller et au retour. Mais il faut se dire simplement que le travail seul passionne ce grave vieillard; qu’il ne pense qu’à ce travail, qu’à son travail, et que, parfois, s’il s’en distrait un instant, c’est encore pour travailler autrement,—pour noter enfin ces «Pensées», dont quelques-unes sont dans ce livre, par faveur, réunies.

Même, maintenant, à bien dire, il ne s’écoule pas de jour sans que Rodin note une ou plusieurs de ses méditations conçues de souvenir ou en présence de la nature (paysages, figures, etc.). C’est ainsi qu’il a écrit de nombreux albums, dont la publication serait l’au jour le jour enfin expressif d’un merveilleux artiste. Car, si dans le «journal» du grand Delacroix il y a peu à glaner, les cahiers de Rodin contiennent d’éloquents enseignements et tout l’exposé d’une extraordinaire technique.

Ses «Pensées», Rodin les note, d’ailleurs, une à une, devant la vie, en plein air; il les tourne et il les retourne, en marchant, jusqu’à ce qu’il leur ait donné une forme satisfaisante. Mme Georgette Leblanc, qui perpètre quelques «Pensées», comme tant de femmes inassouvies, écrit d’abord, d’une grosse écriture, son effort cérébral, puis elle affiche ce papier dans une sorte de petit placard à grillage, comme on en voit à la porte de la mairie, dans les villages. Elle passe alors et repasse devant le papier ainsi épinglé; et c’est à la suite de cette sorte de mise au pilori qu’elle décide si elle gardera ou non la «Pensée»! Amusante manière d’examen!

Rodin, lui, plus simple, passe au crible ses «Pensées», tandis qu’il suit, lentement, les épaisses allées du jardin sauvage Biron, cet autre Paradou.

Les beaux jours venus, quelles heures émouvantes Rodin vit sous ces voûtes de feuilles, sous les pommiers et sous les cognassiers de cette incomparable petite forêt! Sa chienne Dora bondit près de lui, et il répond à voix basse à son interlocuteur, comme s’il craignait de troubler le sourire des fleurs sauvages, poussées là en gerbes, en panaches de gala!

Heureuses après-midi au cours desquelles—j’en appelle à ses familiers,—on n’entend jamais Rodin parler de ses œuvres, mais seulement de la Nature et des Maîtres! Combien de fois nos questions sont restées sans réponse parce qu’elles violentaient l’extrême modestie de ce grand homme! Combien de fois, au contraire, vantait-on le Bernini ou Pigalle, il nous disait, lui, d’inédites paroles, de précieux aperçus encore invus! Et comme tout cela était classé dans sa mémoire! L’ordre, qu’il s’efforce d’obtenir des gens qu’il emploie, lui a fait obtenir de précises distinctions et nulle confusion n’est jamais en lui, nul désordre.

Cependant, que de voyages Rodin a accomplis, en observant toujours, en épuisant son admiration! N’importe, comme ils sont lumineux ses commentaires de l’art universel! Ce qui n’empêche pas que d’officiels goujats affirment chaque jour, avec le plus imperturbable aplomb, que tout ce qu’il a collectionné, tant à l’hôtel Biron qu’à Meudon, n’offre qu’un intérêt médiocre.

Cette déclaration est au moins stupéfiante, allons! Comment, voici un génie qui se mêle, lui aussi, de collectionner; et ce sculpteur de génie, qui ne recherche que des sculptures, serait moins entendu en la matière qu’un valet absolument quelconque qui «conserve» un musée ou un palais! Cela, n’est-ce pas, c’est d’une irréfrénable gaieté!

Ah! les gens officiels sont des gens têtus, convenons-en! Ils sont cuirassés d’une telle sottise qu’ils en émerveillent. Parfois on se demande si ce ne sont pas des gens fort spirituels qui veulent le plus comiquement du monde se divertir; car, enfin, on s’interroge, on se dit qu’un gouvernement a tout de même placé dans des lieux élevés ces galfâtres de la brocante et ces margouillats de la camelote; on se répète qu’ils sont décorés, et c’est quelque chose cela! enfin, ils font partie, ces gens, d’un tas de sociétés artistiques, littéraires, industrielles et vinicoles; ils président des banquets, des distributions de prix, ils inaugurent des statues; ils dirigent des écoles d’art, que sais-je encore? Ils ont une barbe de Triton, un aplomb de financier et une faconde de bonisseur! En vérité, oui, parfois, on ne sait plus! Ils vous déroutent!

Tout de même, il y a des demeures dans lesquelles ils ne devraient pas entrer.

Celle de Rodin est une de celles-là. Ce maître parle-t-il, le charabia des conservateurs et des directeurs d’écoles d’art devient quelque chose d’extraordinairement cocasse, de prodigieusement extravagant. C’est de l’imbécillité dosée, de l’extrait de sottise. On prend subitement en haine un gouvernement qui a confié des fonctions à de tels hébétés; on vilipende les cuistres ministériels qui ont à se reprocher de telles nominations!

Mais on écoute toujours Rodin, dans le jardin Biron, et toute colère s’apaise.

C’est qu’il a bu, lui, toute la lie officielle; c’est qu’il a tout enduré de l’Institut, le magnifique artiste. Feu Henri Roujon, la sous-ventrière des basses Lettres, s’était, depuis toujours, déclaré l’ennemi de Rodin; MM. Puech et Mercié, ces modeleurs de graisse, ces orthopédistes des moulages sur nature, exècrent, eux aussi, Rodin. M. Bonnat rivalise avec le photographe Lampué de gâtisme ânonnant.

Ah! oui, toute colère s’apaise; car, heureux de la vie, Rodin conte avec un ironique sourire bien des histoires arrivées à d’autres qu’il admire; et ses mots sont si calmes, arrivent en cortège si tranquille, que l’on jette comme lui les yeux sur le bonheur du beau jardin, et qu’elles s’effacent vite complètement les pauvres physionomies des sots que notre conversation met en cause.

Rodin aime, d’ailleurs, d’un vif amour le jardin Biron, où la nature crée, comme elle l’entend, toutes ses herbes, toutes ses feuilles et tous ses fruits. Il y a là une voûte d’arbres qui jaillit comme une nef: et cela s’ordonne en toute majesté, avec faste et solennité. Quel aspect Rodin offre sous cette splendeur! Il est là, trapu, un manteau brun jeté sur ses épaules, un béret de velours noir abritant sa tête pensive. J’ai songé souvent, en le considérant, à tous les portraits de lui—peintures et bustes—que l’on essaya. Ils sont tous vains. La photographie, seule, a pu donner deux ou trois visions à retenir. Les peintres et les sculpteurs se contentent trop aisément du pittoresque; ils ont vu la longue barbe, un air de faune sensuel; ils n’ont pas vu l’aspect caractéristique, dominant, celui d’un patriarche de Rembrandt non point revêche, renfrogné, mais, au contraire, malicieux, ironique et toujours curieux de la vie.

Ah! certes, non point renfrogné! Car, maintenant que Rodin a conquis la gloire universelle, toutes les femmes de la terre le viennent visiter à l’hôtel Biron; et à toutes—Dieu sait pourtant s’il en entend, des sottises!—il donne son sourire amusé. Oui, ce patriarche aime la vie, toujours, de plus en plus fortement. Entendez-le parler de ses modèles favoris, il vous ravira par sa chaleur. Il eut longtemps un modèle admirable, une jeune femme dont le corps enchanté lui fournit je ne sais combien d’esquisses et de dessins; ah! quel hymne d’amour il lui consacre toujours! et comme il raconte avec joie l’apparition nue, à un dîner d’artistes, de cette merveilleuse chair, souple, élancée, frémissante, orgueilleuse!

Ses plus significatives «Pensées», celles qui constituent ses profondes réflexions sur la technique de la statuaire, elles lui sont données, d’ailleurs, par ses modèles-femmes dont il éclaire, à la lumière d’une bougie, le corps dans la tombée du jour. C’est ce qui fit dire à l’une d’elles: «Je pose pour la littérature!» Oui, de la littérature, peut-être, car le style de ces «Pensées» est admirable; mais c’est surtout le merveilleux résumé—en quelque sorte philosophique—de soixante années d’un patient labeur et d’une fructueuse expérience. Car, dès le temps où Rodin fut le collaborateur de Carrier-Belleuse, c’est-à-dire aux premières années de son apprentissage, jamais il ne négligea d’apprendre toujours quelque chose, même quand il devait demander cette chose-là à un camarade d’atelier. Et son esprit reste singulièrement lucide quand il explique brièvement, une à une, toutes les conquêtes de son talent. Il se souvient de l’artisan qui lui apprit à modeler en profondeur et qui lui fit comprendre toute la caractéristique beauté de l’ornement. Jamais une vie ne se retracera mieux sur l’écran d’une pure mémoire. Rodin a oublié des dates dans sa création vigoureuse; il ne peut, pour le détail, citer certaines œuvres, du moins toutes ses œuvres; mais ce qui demeure en lui, d’une manière précise, formelle, c’est l’histoire de tous ses progrès. Aussi, comme il offrirait de rares exemples techniques aux sculpteurs, si ces gens-là voulaient l’entendre!

Mais qui de ceux-là l’entend? Il vit à l’hôtel Biron, dans son travail, dérangé par d’importuns visiteurs, mais aucun sculpteur parmi ceux-là. A la métairie de la rue Bonaparte, on feint de l’ignorer; mieux même: on ricane quand on y prononce son nom, et les autres sculpteurs sont également indifférents. Si! ils viennent, ceux-ci, quelquefois, pour solliciter son appui, mais c’est tout. Pour tous, ce maître illustre vit aussi ignoré qu’un Pharaon de la vingtième dynastie. Vous ne vous demanderez plus alors maintenant, j’espère, pourquoi Rodin c’est toute la sculpture actuelle,—et pourquoi presque tous les autres gens dits sculpteurs croupissent dans une si parfaite médiocrité!

Non point, certes, que nous réclamions pour Rodin toute une cohue de disciples, d’imitateurs et de plagiaires, bien que Mirbeau ait écrit: «De lui part un style!» Non, certes, pas de séquelle de suiveurs; mais Rodin, en vingt ou vingt-cinq leçons, à forfait,—comme on apprend quelques carambolages au jeu de billard—pourrait détourner de l’anecdote, de l’énorme soufflé, du maniérisme bête, un tas de braves gens, pas méchants, mais naturellement obtus, auxquels il manque—pour le surplus!—quelques notions de l’art des plans. A l’école, à la ferme du quai, on n’enseigne pas les choses utiles de la statuaire. Aussi est-il compréhensible que pas un nourrisson-sculpteur n’ait osé envoyer au diable la sénile ganache qui radote sous le vieux nimbe en tôle peinte du prix de Rome!

Entendez bien, toutefois, que jamais Rodin ne s’est plaint d’un tel «isolement». Au contraire, les choses du passé qu’il admire et qu’il collectionne avec la plus vive clairvoyance,—n’en déplaise à messieurs les saugrenus conservateurs de palais déserts!—ces choses-là lui font une compagnie enchantée, très heureusement muette, et qui lui suffit.

Ah! certes, que d’heures il médite devant ses antiques, ses bronzes cambodgiens, ses terres cuites de Tanagra et de la Basse-Egypte, ses Lékythes grecs à fond blanc, ses pierres gravées de Thèbes ou d’Héliopolis et devant ses stèles assyriennes si curieusement émaillées! Avec quels doigts frémissants il touche ces vieilles pierres patinées, vernies, dorées et quelquefois si grises! Et comme il les dispose bien toutes! Celle-ci, par exemple, posée sur une sorte de billot, c’est un bassin mutilé de femme. Quel bourreau l’a laissé là, si ambré sur ce lourd tapis à dessins rouges?

A côté, voici un exquis petit torse de Vénus accroupie; un corps délicat, sans tête et sans bras, et c’est tout rayonnant de lumière.

Ailleurs, un autre torse se dresse, bras, jambes et tête disparus; mais quelle joie dans ce marbre gonflé de soleil!

Dans une des grandes vitrines, considérez aussi tant de pierres sculptées, des bas-reliefs babyloniens, des pierres du Sérapéum et de l’époque Saïte, profils de guerriers, de dieux, de prêtres et d’oiseaux sacrés.

Et, au milieu de toute cette noblesse, le comique grimacement de petits ivoires japonais nargue, semble-t-il, d’élégantes statuettes de dieux, parées d’attributs.

Mais le fervent amoureux des églises de France a placé également ici une Vierge en pierre tenant l’enfant Jésus; et elle ne choque assurément pas parmi ces autres déesses cambodgiennes, patinées et rongées par le temps.

Comme tout cela est ordonné, du reste! C’est un véritable musée, dont il est bien impossible de détailler, ailleurs qu’en un catalogue, toutes les richesses. Cette collection qui s’accroît sans cesse, Rodin la commença, voilà une quinzaine d’années, alors qu’une fatigue nerveuse avait en quelque sorte bouclé son formidable effort. Pour échapper à cet ennui physiologique, il se mit à visiter les antiquaires; et il faut bien croire, je le répète, qu’il mit quelque discernement à déjouer les ruses et à éventer les trucs de ces aimables forbans, pas toujours, après tout, constamment filous; ou, alors, il faut admettre ceci, que les musées, dirigés par des gens un peu moins forts que Rodin, avouons-le! ne contiennent que des «tiares de Saïtapharnès»;—et si l’on a pu apporter «d’authentiques merveilles» à ces messieurs les conservateurs, nous ne voyons pas pourquoi Rodin n’a pas été, de temps en temps, si vous ne nous accordez que cela, également favorisé.

Et puis, il y a, à l’hôtel Biron, quelques-unes de ses propres œuvres, et elles suffisent, celles-là, pour former la plus inestimable des collections. J’ai vu bien des saisons à l’hôtel Biron. J’y ai vu le printemps et tous les pommiers du jardin en fleurs; j’y ai vu l’automne, et aussi l’hiver et encore l’été, au moment où la terre sue vraiment une verdure grasse et éclatante; eh bien! toujours, j’ai compris que Rodin devait venir ici et y travailler. C’est bien là la demeure tranquille d’un maître épris de solitude.

Oh! sans doute, on ne l’accorde guère à Rodin, la solitude! On abuse de son extrême politesse, de sa bienveillance, de sa peur de refuser un visiteur. On répète aussi qu’il ne se tint point toujours à l’écart des obligations mondaines; on va jusqu’à lui reprocher quelques sympathies—sont-ce même des sympathies?—pour des politiciens; mais si l’on savait combien de gens sont venus à lui, alors qu’il n’allait pas à eux! et que l’on fasse le compte des commandes qu’il reçut de l’État, on sera stupéfait d’avoir un chiffre inférieur à celui qu’obtinrent tant de sculptiers attachés d’antichambre!

Les poètes eux-mêmes ne l’estimèrent pas. Léon Dierx répétait: «Rodin! je ne comprends pas!»; et, un jour que quelqu’un voulait présenter Rodin à Leconte de l’Isle, le second olympien laissa tomber, solennel: «Inutile, monsieur! En fait de sculpture j’en suis resté à Phidias!»

Ne nous étonnons donc pas de sentir que Rodin conserve en lui son âme ingénument passionnée. Pourquoi la montrerait-il? Il aime la sculpture d’un tel amour qu’elle lui a tout pris: cœur et cerveau. Ne nous flattons même pas d’une courte amitié d’un tel homme pour l’un quelconque d’entre nous; elle n’existe pas. Si chaque homme, au fond, est un isolé, Rodin, lui, est emmuré, inaccessible. Si, pour toutes les choses quelconques de la vie, il est «facile à conduire», son cerveau est puissamment armé pour la sculpture, cette autre «divine amante»!

Nul n’a plus volontiers donné ses œuvres. Une fois créées, elles semblaient ne plus compter pour lui; et cela encore fut longtemps un étonnement. Car on sait qu’il n’en va point ainsi dans la cohue des peintres et des sculpteurs. Ou ils tiennent, ces gens, comme à des fétiches, à leurs plus dénuées productions, ou ils ne consentent à les céder qu’à un prix qui permettrait presque d’acquérir un Velazquez ou un Puget. Le cliché: «artiste, esprit large», dans sa vulgarité indéniable, est singulièrement désuet. Il faut s’incliner devant les plus basses œuvres de ces gens-là, se sacrifier pour elles, et, bien entendu, ensuite, s’attendre à être couvert d’injures. Baudelaire, avisé, donnait aux peintres des «cervelles de hameau»; ils ont aussi des cœurs de goujats!

Et encore comme il donnait, sans le plus simple examen, Rodin! C’est ainsi que nous avons vu un sculptier, qui avait reçu de Rodin son buste de Dalou (un de ses plus incontestables chefs-d’œuvre), tailler dans le marbre un autre buste de Dalou, de son cru: les deux bustes, le chef-d’œuvre et le «navet», l’un à côté de l’autre! Après cela, n’est-ce pas?...

Oui, Rodin donnait! ou... on le dévalisait! Le plus pillard de tous, ce fut ce critique d’art, arrivé par un drolatique stratagème à une fonction officielle, et qui, dans son désir d’accumuler chez lui des œuvres de Rodin, allait jusqu’à lui attribuer des vases entièrement exécutés par un autre sculpteur.

Des pillards! Il y en eut bien d’autres, d’ailleurs; et nous regrettons vraiment de ne pouvoir citer le nom de ce notoire collectionneur qui, après avoir fait faire des dessins à Rodin, tricha—le mot est exact!—sur le nombre fixé, afin de pouvoir dérober au maître,—alors peu fortuné—quelques francs, destinés sans doute à la perpétration d’un autre vol.

Ah! disons-le, Rodin n’eut guère à se louer des amateurs! Si l’État français le traita, jusqu’à ce jour, avec la plus extrême sévérité, ces négriers qu’on appelle conservateurs, amateurs ou connaisseurs, ne furent pas plus tendres. Il faut entendre Rodin raconter—sans amertume, je vous assure!—tout un ensemble de sales histoires pour accorder une confiance limitée à ces pirates. C’est l’un d’eux qui bave encore contre Rodin, parce que celui-ci n’a pas voulu lui donner un «amas d’œuvres» pour son musée! Combien c’est touchant!

Avec quel préférable plaisir nous avons passé tant de fins d’après-midi là-bas, dans la grande chambre de l’hôtel Biron, à la lueur des bougies!

Grande chambre, où Rodin se tient habituellement, vaste cabinet de travail plutôt, où il a tapissé tout le pourtour des murs de nombreux dessins à la mine de plomb; où il a fait venir aussi de l’atelier des praticiens, situé tout à côté, des statuettes de plâtre, des marbres et des bronzes. C’est là, qu’à la nuit tombée, nous avons souvent écouté Rodin. Alors il ne parlait plus de toutes les saletés du monde; il vous avait oublié tous les sots, tous les malpropres; il nous disait toutes ses admirations pour telle œuvre vue en voyage ou que lui avait révélée une photographie. Il était si éloquent, si précis, si affirmatif que l’on ne pouvait pas ne point le suivre. Et que de chefs-d’œuvre inconnus il découvrait ainsi, ou qu’il commentait d’une manière tout à fait nouvelle!

Des fins de journée d’hiver, quand le poêle de faïence craquait, si par hasard personne ne venait, il nous était donné d’entendre de pénétrantes réflexions sur l’art universel; car jamais barbacole en Sorbonne n’eut son langage imagé, tout fleuri d’épithètes, qui dresse l’œuvre dans toute la plénitude de son caractère.

Ah! le livre sur les musées italiens que Rodin nous donnerait, s’il voulait nous le donner! s’il avait surtout le temps de le dicter; si sa sculpture ne lui prenait pas toujours le meilleur temps de sa vie!

Nous pensions, en l’écoutant: c’est étonnant ce que Venise, Rome, Florence et Naples supportent de sottises de professeurs et de voyageurs! Les Futuristes ont raison, certes, quand ils demandent qu’on détruise de tels prétextes à de si accablantes âneries! Voici Venise, assaillie par les alertes pourchas des amants; voici Rome, qui dégonfle les borborygmes de l’enthousiasme; voici Florence, qui sue l’ennui des touristes; voici Naples, qui crève de la putréfaction des «porcs» cosmopolites! Elles sont maintenant inabordables, ces quatre villes; Marinetti a raison de les appeler «des plaies pourrissantes de l’Italie». Si, encore, on y trouvait, à un moment, la solitude partielle, la tranquillité relative; mais non, les agences vomissent sempiternellement des tribus de crétins, des hordes de mufles, des troupeaux de Canaques. Impossible de s’arrêter quelque part et de regarder en paix. Dépouillé par les cicerones et autres mendiants transalpins, harcelé par les voraces mouches des agences, il faut toujours battre en retraite, fuir, ou, résigné, macérer dans les excréments de la caravane. C’est gai!

La forte pénétration de Rodin, heureusement, nous entraînait bientôt loin de là. C’était maintenant un merveilleux commentaire, à mots coupés, qui situait une œuvre dans l’histoire de l’Art; et je ne sache pas, par exemple, que quelqu’un ait jamais expliqué comme lui la toute puissante originalité du Bernin, qui a pu, dans des chapelles de Rome, à l’insu de la clairvoyance des prêtres, placer des statues «saturées» de la plus vigoureuse sensualité!

Bien mieux, des artistes que nous avons, nous, cessé d’admirer: Gustave Doré et Meissonier, par exemple, Rodin trouve, pour les défendre, des mots qui sont presque convaincants. Il est certain que le premier eut une alerte imagination; mais c’est son dessin mou, son dessin de procédé, qui nous afflige. Avec Dante, il est mal à l’aise, dessinant des personnages sans caractère et trop uniformément semblables; avec Balzac, il ne réussit pas mieux, car il reste tout au bord d’un romantisme truculent que Victor Hugo, dans ses dessins, avait déjà fortement entamé.

Pour Meissonier, nous fûmes vraiment surpris d’entendre Rodin célébrer La Rixe, un soir que nous le reconduisions à la gare des Invalides; Meissonier, c’est-à-dire le peintre qui ne connut jamais le mouvement; et c’était le sculpteur du mouvement qui nous disait: «Mais si, Meissonier a créé de la vie, des gestes. Plus tard, on lui rendra cette justice!» Allez donc vilipender après cela les opinions des bourgeois!

Avouons, pourtant, que Rodin est autrement éloquent et persuasif, lorsqu’il s’agit de Puvis de Chavannes.

Il nous a dit souvent: «J’aime sa sérénité, sa tranquillité méditative devant la vie. Il a repoussé l’angoisse du mystère et toutes ses figures sont animées d’un grand bonheur intérieur, qui ne se trahit jamais par des cris et par des gestes violents. Et comme il savait transposer tous les décors! Bien des fonds de verdure du Bois de Boulogne sont devenus des paysages appropriés à ses graves figures. Ah! c’est un très grand peintre, et c’était un homme de manières exquises. Aussi, j’ai eu un chagrin véritable le jour qu’il n’accorda point son estime à son propre buste que j’avais exécuté. Si, depuis, ce chagrin s’est adouci, c’est que j’ai fortement pensé que la princesse Cantacuzène avait pesé sur son opinion.

«Du reste, je n’ai jamais eu de chance avec tous mes bustes. Victor Hugo, Falguière, Rochefort même, tous me donnèrent de peu réconfortantes paroles. Est-ce que je suis un juge d’instruction trop implacable qui note toutes les tares d’un visage? Je ne sais pas!»

Et la série... continue! Oui, c’est le tour de Clemenceau qui refuse de laisser exposer son buste par Rodin. Et pourtant, que de gens, sauf Clemenceau, trouvent cette œuvre admirable!

Claude Monet, Jules Desbois et tant d’autres artistes en ont été fortement impressionnés, et nous nous souvenons d’avoir causé la même surprise émerveillée en montrant ce buste sans pareil à M. Aristide Briand.

Seul, Clemenceau persiste, lui, à ne point se trouver «plaisant» en ce buste. Les masques chinois qu’il posséda jadis le hantent. Il les retrouve partout. Cependant, on sait que Clemenceau n’a rien, vraiment rien, d’un masque chinois ou tartare!—et c’est pourquoi nous pensons, nous, qu’il glorifiera un jour ce buste, qui, pour le moment, darde son «regard de tigre» dans cette paisible jungle qu’est la rotonde de l’hôtel Biron.

Et Clemenceau fera même bientôt amende honorable, parce qu’il n’est pas possible qu’il ignore plus longtemps tous les nombreux bustes que Rodin exécuta. Et, aussi bien, sur ce point même, personne ne conteste plus le génie de Rodin. Rappelons-nous les bustes Dalou, Falguière, Guillaume, Shaw, Sada Hanako, Fenaille, de Nosti, Fairfax, Henry Becque, duc de Rohan, Mirbeau, Geffroy, Ryan, etc., etc. Accordons que Rodin, tout de même, doit, mieux que quiconque, avoir une opinion lucide, formelle. Or, le buste de Clemenceau lui plaît. C’est le bruyant vieux tribun qui a tort!

Du reste, avec quelle conscience Rodin travaille. Voilà une nouvelle certitude de succès. Que d’épreuves, que de bustes en terre (cinq ou six) pour une seule tête! afin de suivre, pouce à pouce, le patient travail du modelé; afin de s’en tenir surtout à celui de ces cinq ou six bustes qui portera le plus de qualités!

Jamais Rodin n’a exécuté une œuvre proprement dite sans tâtonner! Sans doute, nous l’avons vu réaliser d’extraordinaires esquisses, en un temps invraisemblablement court; mais comptez que ces esquisses-là seront travaillées, fouillées, si elles doivent aboutir à une œuvre. Et elles seront appuyées par quelles lectures, par quelles méditations, s’il s’agit d’œuvres mythologiques ou historiques!

Ah! nous convenons que c’est là, quelquefois, tout un travail préparatoire qui présente de graves conséquences; car, en exemple, c’est bien d’avoir lu le récit de Froissard, au sujet des Bourgeois de Calais, que Rodin en modela six, au lieu d’un seul qu’on lui avait commandé.

Mais c’est parce que Rodin, fils de petits employés, né dans un quartier populeux, se cultiva sans cesse, qu’il est arrivé à sa suprématie. Certes, il n’a jamais méprisé les sujets; il les a, au contraire, interprétés toujours en réclamant à toutes les histoires les figures illustres, les héros, les amants, les victimes, et aussi les aventures des dieux, sans oublier le monde sensuel et turbulent des Nymphes et des Faunes. Sa profonde intelligence lui a permis heureusement d’ignorer l’anecdote,—cette vermine de la Peinture, de la Sculpture et des Lettres.

Une autre chose enviable en lui: c’est la fermeté de ses admirations réfléchies.

Ainsi, s’il déclare qu’il admire Beethoven et Mozart, il déclare avec non moins de vigueur qu’il «s’est carrément ennuyé à Bayreuth!» Aussi, un jour, un critique l’ayant comparé à Wagner,—on n’est jamais à court de sottises!—Rodin n’en fut nullement touché. Bien loin de là!

Pour le théâtre, il a également une estime très médiocre. A vrai dire, il n’y met jamais les pieds; et si, d’aventure, on l’y entraîne, au bout d’une heure il s’y ennuie. Rodin n’est ni suiveur ni mondain; quelle gêne pour sa popularité!

On l’a accusé, quelquefois, de donner son opinion sur bien des choses, sur trop de choses! Mais c’est toujours son extrême politesse qui lui joue ces tours-là! Car, si l’on savait ce qu’il y a de gens, hommes et femmes, journalistes français et esquimaux, bas bleus et amantes de la luxure, qui se présentent à l’hôtel Biron pour les plus cocasses interviews, on serait effaré. C’est un déballage d’histoires saugrenues et de questions bêtes; un salmigondis d’âmes en peine et de cœurs éplorés; c’est un galimatias de sentiments et d’idées usés. Américains et Américaines, surtout, se jettent sur Rodin avec une frénésie épileptique; ils veulent le «chambrer»; ils l’assaillent jusque dans ses retraites; ils le poursuivent sans trêve au cours de ses voyages; ils le harcèlent et le forcent!

C’est l’un de ces reporters en délire qui, par des communiqués spécieux envoyés aux gazettes d’Amérique, proclame qu’il donnera enfin de Rodin, du seul Rodin une image exacte, tout un lot d’impressions, toute une cargaison de documents neufs!

C’est vrai, tout cela montre que Rodin n’est pas un olympien, et qu’il est même plus accessible aujourd’hui qu’au temps de sa forte maturité. Il est simple, accueillant, comme toujours empressé à recevoir qui vient près de lui, même un touriste étranger qui ne veut rentrer at home qu’après avoir visité toutes les «attractions» de Paris.

Et c’est cela qui excite contre Rodin des esprits grincheux, pour qui l’idéal de l’artiste, c’est le mordant et aigre Degas, barricadé celui-là, lesté, en tout cas, si on le rencontre, de mots féroces et cuisants!

Et pourtant, ce n’est pas tout, l’esprit! Quant à nous, nous préférons l’enthousiasme toujours neuf de Rodin, et aussi ce lyrisme particulier que l’on ne connut jamais à travers Degas; ce lyrisme qui, un soir, nous émerveilla, tandis que Rodin nous vantait la «sensibilité» de la pierre, la sensibilité d’un bloc de marbre, par exemple, «qui n’aime pas qu’on le bouscule, qu’on le traite avec violence, et que l’on transporte, que l’on emmène, au contraire, si aisément, si on emploie avec lui la douceur!»

Et, à tout prendre, ma foi, cela vaut bien un mot de Degas!

L’HISTOIRE D’UNE IDÉE.—LE MUSÉE RODIN.

En l’année 1911, le 5 septembre précisément, j’eus la chance de publier, dans un journal de Paris, l’article suivant, dont quelques parties sont restées inédites. Voici l’article en son entier:

«On ne s’est pas encore mis d’accord sur l’utilisation complète de l’hôtel Biron. Que va-t-on en faire, exactement?

«Cette question, qui revient au jour de l’actualité, combien de fois déjà se l’est-on posée, depuis que les dames du Sacré-Cœur sont parties, résignées et douces. Oui, que ferait-on bien de cette noble, grave et admirable «maison», que la verdure envahit peu à peu, sous l’œil figé mais souriant des jolies clés de voûte: têtes de faunes et de nymphes qui ont pas mal de philosophie,—et il y paraît!—tellement elles en ont vu ici des événements, des hivers et des printemps, rudes ou radieux!... Oui, que doit-on faire de l’hôtel Biron?...

«Vendre tout l’hôtel avec ses dépendances à des marchands de terrains, on y a déjà renoncé. Certes, le profit en serait rare; mais on redoute les grincements de dents des Parisiens, des habitants au moins de ce quartier des Invalides, qui respirent mieux à cause du vaste jardin, en train de devenir un parc sauvage, tout hérissé d’insectes et de plantes.

«D’un autre côté, garder l’hôtel et vendre seulement les dépendances, c’est-à-dire les bâtiments des cours, les galeries et l’église, ce serait une plus mauvaise solution que de conserver ces laides bâtisses du règne de Louis-Philippe; car celles-ci seraient immédiatement remplacées par de plus laides choses encore: des maisons à loyers. Il ne faut donc pas, sous quelque prétexte que ce soit, s’arrêter à cette idée. Examinons s’il n’y en a point une autre préférable.

«D’abord, il y a la question du quartier, dont nous parlions tout à l’heure. Eh bien, un moyen la satisfait pleinement. Oui, qu’on ouvre dès maintenant le vaste jardin, tout grand. Ce serait un magnifique don. Et quel noble voisinage pour le dôme rayonnant de l’hôtel des Invalides! Il est là, tout proche, et sa grandeur ne souffrirait pas du contact des laides maisons d’aujourd’hui. Que le conseiller municipal, intéressé, nous entende donc! Il a beau jeu, cet édile, pour défendre qu’on lotisse ce parc. Au nom de la beauté de la Ville et au nom de l’hygiène publique, il peut faire triompher d’abondantes et irrésistibles raisons. Que messieurs les architectes, pour une fois, gardent en leurs cartons leurs plans tout faits, taxés comme n’importe quelle autre marchandise. Nous préférons, nous, les arbres et les fleurs. Et alors on songera à l’hôtel lui-même, pour lequel il me paraît qu’une solution s’impose avec une éclatante force: c’est qu’il faut faire de l’hôtel Biron un musée Rodin.

«Tous les vrais artistes, d’ailleurs, ont déjà pensé peut-être à cette si simple chose. Car, le maître incontesté de la statuaire contemporaine et de beaucoup d’autres temps, n’a pas attendu notre proposition pour installer dans l’hôtel de nombreux chefs-d’œuvre. Déjà, dans de hautes et vastes salles qu’il loue, il déploie encore les frénétiques mouvements de la vie expressive. Regardez. Dans les salles du rez-de-chaussée, des marbres, les uns à peine ébauchés dans la gangue du bloc, les autres terminés, émerveillent. Dans les salles du premier étage, voici les rares dessins qui chantent au long des murs les nobles harmonies de la Beauté! N’est-ce point là l’acheminement précis vers le musée Rodin?

«A vrai dire, la chose est depuis longtemps moralement entendue. Elle vient naturellement après le musée de la dernière Exposition Universelle et après le musée de la villa des Brillants. Nous avons vu, en effet, en 1900, quel metteur en scène est l’illustre maître; à Meudon, il a fait mieux encore: il a dépassé son propre génie. Allez à sa villa des champs, et vous en reviendrez éperdu d’enthousiasme et de joie profonde. Ce n’est pas un sanctuaire, comme on le répète, sans esprit, c’est une magnifique floraison d’incomparables œuvres. Craignez de voir un jour tout ce splendide labeur dispersé aux enchères; et, prévoyants amoureux des statues superbes, demandez plutôt sans tarder qu’on transporte beaucoup des œuvres du musée de Meudon dans l’hôtel Biron.

«D’ailleurs, il n’y a nulle audace à réclamer cela. Qui protesterait, en effet, contre un acte de si haute justice artistique?... Il nous semble, présentement, que des siècles se sont écoulés depuis la malencontreuse «affaire» de la statue de Balzac. Oui, qui s’en souvient, si ce n’est pour rire, une fois de plus, de la sottise des juges? Or, à ce moment déjà, Rodin n’avait pas besoin de cette publicité: il appartenait au monde entier. A partir du jour où il nous montra la Porte de l’Enfer, il est resté le Maître sans rival. Profitons donc de ses vigoureuses années, et faisons-lui connaître notre projet.

«S’il nous approuve, une grande chose sera réalisée. Car il nous sera alors permis de revoir, aux heures enchantées de notre vie, les merveilleuses œuvres qui s’échelonnent de l’Age d’airain, au Penseur. Nous retrouverons ensemble la Faunesse, le Printemps, la Pensée, l’Emprise, les Bourgeois de Calais, si graves de douleur contenue; l’Homme au nez cassé, le Buste de Dalou; ses Mains d’expression, si tourmentées, si éloquentes; Eve, les Études pour le Balzac, le Balzac lui-même, formidable comme un colosse Memnon; le Saint-Jean, l’Appel aux armes, la Chute d’Icare, Adam et Eve; le Monument à Victor-Hugo, etc., etc., marbres, bronzes et plâtres.

«Ce qui est certain, en tout cas (terminions-nous), c’est que l’on ne peut garder indéfiniment l’hôtel Biron dans l’état actuel. Ses pierres verdissent, se disjoignent, et des ravenelles y tremblent au moindre souffle du vent; et, bientôt, si l’on n’y prend garde, ce sera une pauvre chose abandonnée, presque une «vieillerie». C’est tout juste même si l’on ne continue pas à y voler, comme on l’a fait déjà, des rampes d’escaliers, des grilles, des sculptures ou des boiseries. Du dehors, les gamins jettent des pierres dans le jardin, et ils ont la tentation d’y entrer, comme ils pénètrent dans les terrains vagues. Profitons donc, je le répète, de ce que Rodin a pris asile en ces murs et installons-le commodément. Quoi! nous avons un génie bienveillant et prêt à nous charmer pour maintenant et pour plus tard! Qu’attendons-nous donc pour l’accaparer? Et c’est peut-être, du reste, aisé à entreprendre. Essayons. Des amis de Rodin sauraient, au besoin, l’amener même à préparer, à organiser son musée. Et alors la dolente et grave «maison», où frémissaient les oraisons, redeviendrait enfin auguste, comme il sied à une demeure ancienne parée d’un majestueux escalier de pierre et de spacieuses salles.»

Notre appel fut tout de suite entendu. Au mois de novembre de cette même année 1911, Mlle Judith Cladel, qui a hérité du noble et beau talent de son admirable père, que Hüysmans appelait: le François Millet de la littérature, Mlle Judith Cladel, reprenait mon article en faveur du musée Rodin.

«Le vœu de l’artiste (Rodin), disait notamment Judith Cladel, le vœu de l’artiste s’est rencontré avec celui de ses admirateurs. Son plus ardent désir, au seuil de la vieillesse, est qu’on le mette à même d’achever sa vie de labeur et de pensée dans la noble maison qui l’abrite actuellement, et qu’on l’autorise à y fonder un musée.

«En échange de quoi, il est prêt à léguer à l’État:

1º Toute son œuvre en sculpture;

2º Tous ses dessins;

3º L’importante collection d’antiques qu’il a rassemblée en ces quinze dernières années.»

Et, plus loin, il était ajouté:

«Il est nécessaire de stipuler que Rodin souhaite obtenir uniquement la jouissance du pavillon.

«L’État disposerait à son gré du jardin. Bien entendu, l’artiste ne toucherait en rien aux proportions harmonieuses des salles de l’hôtel, auxquelles attenterait forcément toute autre installation. Le pavillon n’est pas très vaste et il serait, certes, complètement occupé par les œuvres et les collections mentionnées ci-dessus.»

D’accord avec Rodin, avec qui je restais en contact, il était encore dit:

«Les salles du musée Rodin seraient ouvertes au public du vivant de l’artiste, à mesure de leur aménagement. Le sculpteur en assumerait la charge ainsi que les frais de la mise en état des locaux.»

Enfin, après avoir constaté que les pays étrangers ont réservé, eux, de vastes salles à Rodin,—notamment le Musée Métropolitain de New-York,—il était conclu:

«Il faut créer un musée Rodin à l’hôtel Biron. Il faut offrir ce cadeau au Paris du travail et de la pensée. Il faut ajouter toujours au patrimoine d’art qui fait la France si grande et si aimée.»

Une sorte de «pétition» s’ensuivit. Elle fut présentée aux hommes de lettres, aux artistes et aux hommes politiques. Les adhésions vinrent, nombreuses.

En voici quelques-unes.
 

Claude Monet écrivit:

J’adresse mon adhésion complète à votre projet d’un musée Rodin, heureux de témoigner mon admiration au grand artiste.

Octave Mirbeau:

Je crois bien que vous pouvez prendre mon nom pour l’œuvre que vous avez entreprise; et ce serait si beau que l’hôtel Biron fût le musée Rodin!

Je le souhaite de tout mon cœur.

J.-F. Raffaëlli:

Je suis avec vous de tout cœur pour la création d’un musée devant conserver les ouvrages de mon illustre ami Auguste Rodin.

J.-H. Rosny aîné:

Eh! oui, qu’on crée un musée Rodin et qu’on n’attende pas la fin des siècles.

Paul Adam:

J’applaudis au projet du Musée Rodin et l’hôtel Biron, à défaut d’un palais moderne conçu selon l’esthétique du grand Maître, pourrait être le temple provisoire de ses splendides images.

Paul Margueritte:

Nous ne savons pas honorer les vivants. Tous les autres peuples nous dépassent en cela.

Que ce musée Rodin trouve sa place en un décor où Rodin rêva et travailla, est une idée délicate et noble. J’y adhère avec enthousiasme.

A. Antoine:

Comment, diable, le malheureux panné que je suis peut-il vous être de quelque secours dans la réalisation de votre beau projet? En tous cas, comptez sur mon concours et mon dévouement.

Claude Debussy:

Excusez mon retard à vous envoyer mon adhésion à la création d’un musée Rodin à Paris. Personne mieux que lui n’est digne de cette exceptionnelle création.

Jules Desbois:

Quel plaisir on aurait à se reposer au milieu de l’Œuvre du merveilleux artiste!

On ne penserait guère, alors, aux horreurs dont nous accablent, chaque année, les multiples salons.

Mais je dois avouer que je n’espère pas beaucoup. J’ai bien plus de confiance en la muflerie du temps.

Georges Ekhoud:

Oui, il importe de conserver l’hôtel Biron et de le disputer aux spéculateurs en terrains et autres vandales pour en consacrer une partie à la création d’un musée Rodin.

Rodin est le plus grand sculpteur vivant; avec Constantin Meunier, il fut un créateur génial, un véritable apporteur de neuf dans un art qui semblait voué aux poncifs et aux pastiches.

C’est un Michel-Ange moderne, l’interprète par excellence de la sensibilité et du pathétique de son siècle.

Gabriel Mourey:

Créer à Paris un musée Rodin, c’est une idée dont la réalisation s’impose; Paris, plus que jamais, a besoin de beauté.

Yvanhoé Rambosson:

C’est de grand cœur et d’enthousiasme que j’applaudis à votre beau projet d’un musée Rodin.

Soutenir une œuvre pareille sera un honneur pour tous ceux qui y collaboreront de près ou de loin.

Romain Rolland:

Quel ministre français ne se fera pas un honneur de recevoir et de garder un tel hôte?

Olivier Sainsère:

J’adhère de tout cœur au projet de création d’un musée Rodin à Paris.

Emile Verhaeren:

Honorer le plus possible Rodin vivant devrait être le souci de tous ses amis.

Les gestes d’admiration dont ils l’entourent ne sont du reste que de simples indications soumises à la postérité. La gloire de Rodin est désormais irrenversable. Aussi conviendrait-il que ses yeux vîssent, avant de se fermer, le plus beau témoignage d’enthousiasme qu’on lui puisse donner et qui serait, comme vous le proposez, de lui offrir un monument historique pour y dresser son œuvre entier.

Et, enfin, Ignacio Zuloaga:

C’est avec le plus grand plaisir que je viens vous dire combien je suis heureux de vous envoyer mon adhésion pour le beau projet de la création d’un musée Rodin à Paris.

Je suis son ami et un très grand admirateur de son génie.

Nous avons, parmi beaucoup d’autres, choisi ces citations. Au jour le jour, de nombreuses adhésions parvinrent encore.

Parmi ces autres admirateurs de Rodin, il convient de citer MM. Anatole France, Mme Marie Cazin, Despiau, Léopold Lacour, Ménard-Dorian, Edmond Pilon, Waltner, etc., etc...

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Aujourd’hui, la question du musée Rodin est sur le point d’être étudiée.

Un député a amené le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts à faire, à la Chambre, des déclarations précises en faveur du musée Rodin.

Nous pouvons donc penser alors, en répétant le vœu catégorique de J.-H. Rosny aîné, qu’on n’attendra point, pour constituer le musée Rodin, «la fin des siècles!»

NOTES D’ALBUM

Au jour le jour, Rodin, avons-nous dit, se complaît à noter des impressions; il les note d’après nature, d’après toute la Nature; et, chapitre par chapitre, le tout compose l’œuvre d’un poète.

Nous avons choisi quelques-unes des fleurs de cette rare corbeille, mais nous n’avons pas voulu les séparer à la façon d’un botaniste; nous les avons, au contraire, mêlées, pour mieux rappeler qu’elles furent ainsi cueillies, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, et toutes, à la fin de la journée, réunies en gerbe.

C’est ainsi que l’on trouvera des «Pensées» sur la statuaire, sur des paysages, sur les femmes, sur la vie.

Voici ces «Pensées» que Rodin qualifie lui-même de notes d’album.

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Ce réveil:

Le matin vierge se retire, sa pudeur s’évanouit: le soleil avance. Ces grands arbres ont comme feuillage des petits nuages. Un coq chante pour saluer. Une femme passe: elle porte dans ses bras un tout petit enfant; elle me l’offre comme salutation amicale. Elle donne le bonheur par ses yeux. Il est consolant de voir de l’enthousiasme.

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Intimité:

«J’aime la grâce du XVIIIe siècle. J’aime la sécurité des modestes artistes. Comment ne l’aimerais-je pas, c’est elle qui m’a fait vivre! J’y trouve une aide à mon talent; j’y trouve déjà des souvenirs heureux. Rappelons avec reconnaissance ce que nous savons du charme de la vie aux siècles précédents. Ne laissons pas que des critiques de nous; faisons quelque chose qui ne se vende pas, qui ne soit pas pour l’éloge, qui reste!...»

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Parterre:

«La beauté des fleurs; leurs mouvements comme nos mouvements expriment leurs pensées.»

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«Les mouvements marquent la folie de la fleur, sa vieillesse.»

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Cette petite statue dans le jardin:

«Ce petit antique qui serait Louis XIV...»

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Simple note:

«Un bouleversement de beauté dans ces nuages éclatants.»

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Dans le jardin de l’hôtel Biron:

«Le ciel est comme un lac bleu semé de nénuphars, les nuages. Il y a une telle abondance de beauté, un tel bouleversement des forces qui s’épanouissent, nuages, arbres; l’hiver était il y a quinze jours mêlé à cela.

«Assis au pied des marches de l’hôtel, mes yeux ne rencontrent que la grâce Régence, la sphère Louis XIV des Invalides.

«Assis et entouré de lumière, je supporte la beauté dans tous ses rayons.

«...N’être pas venu à la vie et être resté dans le néant, ne jamais avoir vécu... quelle morne misère!

«Ici, le carré s’ouvre; ce mur massif de verdure, arbres chandeliers à sept branches portant des fleurs au lieu de bougies; la haie haute et amie est dessous. Tous ces dessins confondus m’entrent et me pénètrent au fond. Ce n’est plus un dessin linéaire, c’est l’action,—l’action de tout sur moi.»

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Ce cri:

«Comme on doit être ménagé de la vie, de cette œuvre, de ce chef-d’œuvre! Mais on le détruit, c’est la mode. Comme les nègres qui courent après l’eau de feu. Le poison est notre désir, celui de l’envie, quand il y a un ciel et des arbres pour tous.»

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Lumière:

«Le soleil, l’époux radieux, a maintenant l’avantage de ce délicieux printemps qui sera moins parcimonieux...

«J’ai été obligé de fermer les yeux de trop de lumière; et chaque fois que je les rouvre, je suis assailli par cet amour immense de la Nature qui se montre à demi. Mais quand vous l’aimez, elle pénètre le poète.»

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Ces cris:

«La Foi moderne protège et conserve l’âme antique.»

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«Comme mon cœur a senti le respect pour ce monde dont je fais partie!»

Fleurs:

«Elles marquent, par des bras et des mains, des profils parlants et désignants.

«Aujourd’hui, elles sont relevées comme des candélabres.

«Elles s’offrent à tenir des lumières. Une seule est tombée droite, tête en bas, comme un serpent.»

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Paysage:

«Les tilleuls d’hiver coupés sur la place de l’Église. Tout près, la multiplicité de ces vies abandonnées, feuilles mortes comme les morts des batailles.»

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Ces paysages encore:

«Barbarie de ne savoir se servir de ses yeux. La route gracieuse qui plus loin se détourne; l’étang et son joli geste circulaire à travers les arbres.»

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«Ces frottis rugueux, épineux, sont des arbres à l’horizon; sur une bande de ciel, la misère des arbres.»

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«Roulent des nuages lourds...»

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«Arbres d’une douceur de convalescence...»

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«La jeunesse du ciel sur ces arbres encore endormis.»

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«C’est une fresque de l’Angelico, le contour se dissout dans le bleu céleste...»

«Quand la feuille morte est bien sèche elle s’épuise à voler comme un oiseau; folle, elle tournoie.»

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«Ce val charmant commence à se cacher par les feuilles qui poussent.»

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«Le bourdonnement du beau temps.»

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«Ces arbres tournent, ce bonheur m’entraîne loin.»

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«Tous ces arbres d’hiver sont des paysages de légende.»

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«L’étang n’est pas gai aujourd’hui... Un corbeau a longtemps regardé et s’est envolé... plus rien!...»

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Architecture:

«La cathédrale est la fête des yeux et des ombres.»

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«Palais des dieux partis avec la beauté condamnée pour crime de noblesse...»

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Intimité:

«Mes dernières années sont couronnées de roses; les femmes, ces dispensatrices, m’entourent; et rien n’est si doux!»

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Paysage:

«C’est vide de soleil, ce matin; il y a des jours inanimés. Est-ce de ma faute?»

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Intimité:

«Je n’ai plus de longues heures d’amour, elles me sont mesurées maintenant.»

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Paysage:

«Auprès des murs noirs de la vieille église voltigeaient les premières feuilles des tilleuls.»

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Ce cri:

«Avec quelle ardeur je me jette dans les musées! combat où je perds mes armes.»

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Danses:

«La danse est de l’architecture animée.»

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«Je vois les couples danser, le jouet naturel s’essayer à la cadence, suprême éloquence de la jeunesse.»

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Paysage:

«Ces rouges carmins attirent les yeux sur la maison et la rendent amicale.»

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Sculptures:

«Les belles lignes sont éternelles, pourquoi si peu les employer?»

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«Cette tête renversée, bras levé et interrompu, léger dans le sommeil. Cette épaule haussée, ce bras derrière le dos. Une marque dans les sourciliers, comme un peu de souffrance satyrique. C’est un petit bronze italien. La charmante, elle était Louis XVI, il y a deux mois, dans une autre esquisse.

«Ces doigts touchent et rejoignent les talons, sans les étreindre; elle est aussi comme un arc tendu. La tête, rieuse, lance le trait.»

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Danse:

«Quand la femme danse, l’atmosphère est ravie et lui sert de draperie.»

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Modèle:

«Elle vint à nous dans une grâce infinie parce que la petite est belle. C’est son attitude qui parle loin de nous, c’est le plan gracieux.»

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Pensée détachée:

«...La mort est un reposoir pour un plus céleste destin...»

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Corbeille de fleurs:

«Les fleurs ont inspiré les toilettes, ont inventé les soies, les couleurs, les rubans, les ruchés, les nœuds, les volants, les étendards, les chapeaux et l’ensemble des pensées de la femme. Celle-ci leur rend des soins et ne les laisse pas loin d’elle. Elles ont tant de choses à se dire, des choses voluptueuses. Toutes les deux savent la valeur du temps; elles fleurissent avec ardeur longtemps dans les festins; leur grâce adoucit notre brutalité.»

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Paysages:

«...Je note ces belles choses pêle-mêle avec des éclats de soleil, avec des feuilles ensoleillées, gloire de l’heure déclinante...

«Tout à l’heure tout sera inondé, et le parc sera pareil aux femmes qui ne laissent que des éclairs dans l’esprit des hommes et qui les attirent par le mystère.

«L’allée est un tapis de velours vert, l’armature du jardin ne se voit plus. Ah! profondes après-midi passées ainsi!... Le vent s’élève, et près de moi des branches s’agitent, saluent, soupirent...

«Ma chienne plonge dans l’herbe comme dans l’eau, y fait un trou et s’y couche comme une œuvre sculptée...»

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«La mélancolie naturelle des herbes qui les prend après les premiers jours et les courbe les unes sur les autres...»

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«C’est une erreur de croire que les arbres peuvent croître et envoyer des branches au point de détruire les beautés du jardin; ils s’ordonnent eux-mêmes et malgré le jardinier. Ils couronnent la beauté sans y contredire.»

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«N’avez-vous jamais vu comme un jardin sans jardinier est joli de lui-même?»

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Pensée détachée:

«Dans l’univers, il y a des lois urgentes, fatales, immuables. Il faut! Il y a aussi mille grâces qui entourent cette fatalité.»

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Pensée:

«Aujourd’hui, c’est le printemps avec ses lointains, ses coteaux d’un gris heureux, les fleurs des arbres fruitiers; l’atmosphère est en fleurs.

«Mon cœur est une chapelle ardente; je suis plein de reconnaissance et, par un retour délicieux, mes souvenirs m’escortent ce matin. Je reprends mon passé, ces études charmantes qui devaient me faire aimer la vie terrestre, qui m’ont donné le goût et le secret de la vie.

«A quoi dois-je cette faveur? Evidemment à mes longues promenades qui m’ont d’abord fait découvrir le ciel.

«Au modèle terrestre, ensuite, qui, sans parler, pour ainsi dire, a fait naître mon enthousiasme et ma patience, et ma recherche et ma joie de comprendre la fleur humaine. Mon admiration s’est toujours élargie depuis et peut-être perfectionnée par de rares et chères affections, et aussi par de tels printemps où la terre envoie son âme fleurie à la surface, pour nous montrer sa bonté.

«Quel bonheur que j’aie eu un métier qui me permette d’aimer et de le dire!»

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Femmes:

«La femme, ce modèle, ce temple de vie où les plus tendres modelés peuvent se répéter, où les lignes, belles et difficiles, enflamment davantage, et où le fragment, le buste, est un chef-d’œuvre entier!»

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«Voilà le miel que j’ai amassé sans réserve dans mon cœur. Il me fait vivre dans la gratitude que je dois à Dieu et à ses créatures, ses éloquentes envoyées.»

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Architecture:

«Ce noir profond et éloquent, ce n’est plus noir, mais nourriture de haut goût.

«C’est la profondeur, ce principe actif qui a été la beauté du moyen âge et de tous les temps.»

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Pensée détachée:

«Le passant ne veut pas que cette fille soit belle; il a des modes, des instructions; mais elle, la nature, lui donne des gestes modestes triomphants.»

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Ce croquis:

«Une voiture chargée de légumes, chargée d’enfants; un petit âne traîne le tout.»

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Cathédrales:

«Voir ces œuvres à travers des larmes de joie.»

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Pensées détachées:

«Instinct qui retrouve l’instinct quand il y a eu des intervalles, et comme la race retourne à sa source!

«Comme je sens en moi la joie des artistes d’autrefois et leur naïveté féconde: cœurs sensibles où l’art était la vie, non le luxe.»

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«J’ai trop de richesses en admiration, aussi les barbares m’attaquent.»

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«Je propose que tout ce qui n’a pas été restauré: églises, châteaux, fontaines, etc., soit l’objet d’un pèlerinage.»

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«...Je m’étendrai dans la nature et ne regretterai rien...»

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«Je ne m’appelle pas une église, je m’appelle le Passé!»

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«Le vieillard s’écarte du bruit; il fait l’apprentissage du silence et de l’oubli.»

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Paysages:

«Ici, c’est la simplicité du Giotto; un bout de route blanche, le talus, un arbre roussi; la hauteur cache toute perspective; le vent seul passe sur la route...»

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«Comme nous imitons ou plutôt comme nous sommes la nature!

«Ces nuages n’ont pas plus de caprices que nous; nos âmes et nos pensées sont fuyantes aussi...»

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«La reconnaissance des matins où le monde sent la bénédiction de la lumière.»

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«Ce qui est beau dans le paysage, c’est ce qui est beau en architecture, c’est l’air; c’est ce que personne ne juge: la profondeur.»

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Pensées détachées:

«Quand j’étais jeune, je ne trouvais pas les enfants beaux; je regardais le nez, la lèvre, l’expression.

«J’étais un ignorant, il faut voir l’ensemble.»

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«La grâce est un aperçu de la force.»

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Tanagras:

«Ce qui est dans les Tanagras, c’est la nuance féminine; c’est la discrète grâce des membres drapés qui exprime le retrait de l’âme.»

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Pensée détachée:

«Un escargot est passé sur la route, a fait une trace humide. J’ai regardé; cet insecte avait fait un tracé d’une moulure superbe, sa trajectoire; ce qui fait penser que ce que nous appelons hasard est une loi comme celle qui fait vivre nos organes sans nous consulter.»

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Sculptures:

«Cette main sur la tête, cette statue qui ressent le choc de sa douleur.»

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«La douce vie qui serpente, coule le long de la robe ouverte, s’arrête à la gorge.»

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Femmes:

«Je ne savais pas que, méprisées à vingt ans, elles me charmeraient à soixante-dix ans.

«Je méprisais parce que j’étais timide.»

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Hôtel Biron:

«Appellation nouvelle: Les Charmettes de Paris.»

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Femmes et statues:

«Les yeux fermés, c’est la douceur des temps écoulés.»

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«Le tranquille beau temps de ces yeux.»

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«Cet œil d’enfant sous la paupière d’une femme.»

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«Tu as été moins barbare, femme grecque; plus simple dans ta politesse exquise!»

«Ces yeux dessinés purement comme un émail précieux.»

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«L’éblouissement d’une femme qui se déshabille fait l’effet du soleil perçant les nuages.»

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«Quel est ce chef-d’œuvre que je ne connais pas, du pur grec d’Olympie, la plus divine figure que j’aie jamais vue? Il faut que ce soit elle ou moi qui fussions barbares autrefois.»

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«Vénus, Eve, termes faibles pour exprimer la beauté de la femme.»

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Parterre:

«Toutes ces fleurs attendent le poète qui les marquera d’une qualité nouvelle, d’un nom nouveau.»

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Danse:

«La prodigieuse petite amie qui la danse est conquérante comme la flamme; Minerve archaïque, elle s’avance,—la gentille pose!»

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Architectures:

«Doucine est le nom de la moulure française.»

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«Les gracieuses maisons de Bruxelles, on les démolit. Il faut se distraire.»

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«Dire qu’il y a un pays qui a trois cathédrales qui peuvent s’apercevoir de loin, dont le «retentissement» de l’une n’est pas fini, que l’artiste aperçoit l’autre!»

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Sculpture:

«Le beau est comme un Dieu! Un morceau de beau est le beau entier.»

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Pensée détachée:

«Quel dommage que les fils osent défaire des œuvres des pères, mais c’est la vie des vivants! Quel abus de la force de vivre!...»

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Cathédrale de Beauvais:

«Où est la foule qui devrait être à genoux ici, les pèlerins du beau? Personne!

«Ce monument est seul, isolé, sans admiration, quelle époque traverse-t-il? Il parle, pour qui?... Le vent ne l’a pas quitté, lui, depuis des centaines d’années!...»

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Sculpture:

«J’ai cherché toute ma vie la souplesse et la grâce. La souplesse c’est l’âme des choses.»

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Pensée détachée:

«A l’Institut, ils ont empaillé l’Antique!»

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Architecture:

«Je n’affectionne plus les villes noyées dans leurs nouveaux quartiers insignifiants.»

«Bien des choses ont faibli, se sont désanimées par le formidable gothique. Je crois bien que l’on ne comprend pas tout, mais les sensibles reprennent où la science est trop courte.»

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Sculpture:

«Phidias, le plus sévère des sculpteurs.»

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Cathédrales:

«...Et notre pauvre société, qui paraît se briser en tout, reprendra peut-être son harmonie si la main des marchands du temple ne déchire plus ces voiles de pierre.»

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Architecture:

«Ces maisons de Gand sont des guipures, des dentelles sur le bord noir du fleuve.»

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Pensées détachées:

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«Dire que l’on changera tout cela, c’est l’aspect du bonheur, cette vie antique.»

«Comment voulez-vous qu’on déserte l’église qui a des siècles de beauté accumulés?»

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Architecture:

«Ce n’est pas une église, c’est un parfum; le ravissement, c’est son action. Ces chefs-d’œuvre de grâce française attendent la bonne volonté des Commissions historiques comme les chiens à la fourrière.»

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Pensée:

«Mon enthousiasme, ma patience, ma joie de comprendre la fleur humaine!»

Sculpture:

«Une chose est quelquefois moins à sa place au milieu que sur le côté. Figure dans un fronton...»

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Architecture:

«Ainsi, ce sont des valeurs de syntaxe. La tête, le bras, la jambe, le corps s’emploient comme des ornements, des refends, des guirlandes, des mascarons... Calculez ceux-ci et ceux-là pour la distance, pour la moulure; c’est un dosage d’architecture...»

«Michel-Ange, c’est la respiration de la vie. L’esprit humain touche ici le sublime, sans toujours le voir. Ces grandes maturités de la pensée.

«L’architecture de Michel-Ange est au point sans effort, ainsi que la beauté d’une femme. Cette beauté juxtaposée sans contraction enguirlande la courbe, s’avance, retombe, rejoint son point d’arrivée sans heurt. Tout se transmet, tout se réunit sans contact désagréable.

«Tout cela s’harmonise par mesure de beauté, les entournures des entablements sont à l’aise; toute la Renaissance, du reste, est de cette marque. Cet art ayant été longtemps tenu en ogive, s’est détendu en arc; on ne savait pas combien le gothique qui mène à la grâce en recélait... La Renaissance, son fruit, en est sorti tout naturellement...

«Michel-Ange respire la beauté.

«Le gothique est toujours un farouche architecte; mais c’est un arc sévère et brisé qui devient arc-en-ciel...»

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Sculptures:

«Je veille la beauté étendue comme une chère morte; elle est enfouie dans l’ombre; et, comme de l’eau, émerge quelque îlot de douces chairs.

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