Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon
M. Jules Delahaye.—Si je ne peux pas parler d’art sans exciter vos passions...
M. André Lebey.—Cela excite bien les vôtres.
M. Jules Delahaye.—Qu’en savez-vous?
M. André Lebey.—Je vous écoute et je m’en rends compte.
M. Jules Delahaye.—Laissez-moi au moins continuer ma lecture, pour savoir si je suis aussi passionné que vous le prétendez:
«Art. 2.—La valeur artistique des donations ou legs, ainsi que leurs conditions financières ou immobilières, devront être soumises à l’avis préalable et motivé d’une commission de douze membres, élue, pour moitié, par les classes compétentes de l’Institut...» (Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)
Attendez la fin de la phrase.
M. le président.—Monsieur Delahaye, voulez-vous me dire si cette nomination d’une commission formée de membres de l’Institut est dans le texte?
M. Jules Delahaye.—Je le relis: «Art. 2.—La valeur artistique des donations ou legs, ainsi que leurs conditions financières ou immobilières, devront être soumises à l’avis préalable et motivé d’une commission de douze membres, élue, pour moitié, par les classes compétentes de l’Institut, et pour moitié en dehors de l’Institut.» (Interruptions sur les bancs du parti socialiste.)
M. le président.—Messieurs, ne laissez pas dire qu’on ne peut pas parler quand on n’est pas de votre avis.
M. Jules Delahaye.—Pour abréger le plus possible mes observations,—car je suis fatigué d’un voyage nocturne,—je vous demande la permission de lire aussi mon exposé sommaire, ce qui me permettra d’éviter tout développement: «Aux engouements passagers ou aux prétentions excessives des coteries d’art ou des artistes trop enclins à se soustraire aux sages traditions de nos musées nationaux, qui, jusqu’à ce jour, imposaient à toute consécration du «génie» la sanction du temps,—il s’agit d’imposer, par le contre-projet ci-contre, au moins le contrôle et l’appréciation motivée d’une élite de compétences indépendantes de toute influence étrangère à l’art.
«Il s’agit aussi d’empêcher la conséquence évidente d’un précédent sans pareil dans l’histoire ancienne et moderne des artistes français.»
M. Jules-Louis Breton.—Très bien!
M. Delaroche-Vernet.—C’est une erreur absolue.
M. Jules Delahaye.—«Car il est facile de prévoir que, dans l’avenir, beaucoup d’autres que M. Rodin seront tentés, moyennant de riches donations, de faire proclamer, de leur vivant, une supériorité contestée par l’élite de leurs pairs.
«Il s’agit encore de relever d’autant plus haut, aux yeux des contemporains, l’exception proposée pour M. Rodin et de justifier autrement que par une convention avec l’État, intéressée de part et d’autre, «la faveur unique, accordée à un génie unique, en retour d’un don unique».
«Il s’agit surtout de maintenir contre tout particularisme l’abnégation artistique, qui n’a jamais cessé d’être le plus grand orgueil des artistes français et de proclamer une fois de plus que la plus grande gloire pour ceux-ci est, non pas d’obtenir d’une assemblée politique un atelier et un musée isolés, personnels, dans un édifice public, mais d’être admis dans nos musées nationaux à côté des illustrations nationales.»
En résumé, comme vous le voyez, je ménage l’opinion qu’a de son œuvre M. Rodin et qu’ont avec lui le Gouvernement et deux Commissions de la Chambre. Je la ménage assez pour ne pas écarter d’emblée ses propositions pour le moins insolites, j’allais dire son caprice «unique», dans le passé, dans le présent, et, vraisemblablement dans l’avenir, au dire de M. le rapporteur lui-même. Je craindrais d’être confondu dans le mépris qu’il professe pour le vulgaire, qui s’obstine dans l’incompréhension du miracle «d’œuvres si vivantes», écrit-il, «qu’elles rappellent tantôt les grâces de la statuaire grecque, tantôt la puissance de Michel-Ange». (Très bien! très bien! sur divers bancs.)
Jugez si j’ai raison d’être circonspect par ces quelques lignes, dont tout le rapport de M. Simyan n’est que le développement.
«Le troupeau des confrères médiocres mêle ses railleries à celle de la foule. L’artiste, qu’on accusait de mouler la nature, est maintenant accusé de la violenter.
«Il néglige les sottises de tous ceux qui ont des yeux pour ne point voir.» (Très bien! très bien! sur les bancs du parti socialiste.)
M. André Lebey.—Il y en a beaucoup.
M. Jules Delahaye.—«Soutenu par une petite élite d’admirateurs clairvoyants: statuaires, peintres, critiques, amateurs, il poursuit sa tâche les yeux fixés sur la nature. A chaque salon il scandalise les Béotiens de Paris et d’ailleurs.»
La phillipique est audacieuse, j’en conviens. Mais treize pages sur ce ton d’amertume et de défi ne sont pas sans suggérer une remarque inquiétante pour des législateurs à qui l’on demande de prendre parti pour un maître qui n’a encore, pour l’exalter, ni la grande foule, ni la grande élite de ses confrères.
M. le rapporteur.—Je parle là de ses débuts, mais, depuis, tout le monde s’est incliné devant le génie de Rodin. (Très bien! très bien! sur les bancs du parti socialiste.)
M. Jules Delahaye.—Vous exagérez. Plus les législateurs, à qui l’on demande, en somme, une décision à laquelle ils sont si mal préparés par leurs occupations et, pour le plus grand nombre, par leur compétence, plus ces législateurs seront modestes dans leur jugement, plus ils paraîtront excusables de douter qu’ils soient vraiment qualifiés pour accorder à M. Rodin la compensation exorbitante qu’il sollicite en faveur de ses vieux jours, plus ils seront excusés de ne pas vouloir se prononcer entre un public récalcitrant, une démocratie ainsi dédaignée, des contribuables traités de troupeau aveugle, imbécile, et un artiste qui s’est donné la tâche de scandaliser tout le monde. (Exclamations sur les bancs du parti socialiste.)
J’entends bien que l’honorable M. Simyan ne doute de rien. Il a réponse à tout. Il affirme que «la vérité fait son chemin», que peu à peu la foule et l’élite finissent par comprendre, que peu à peu «tout homme capable d’une émotion esthétique est conquis», que toutes les résistances sont vaincues et que M. Rodin a fait, entre autres «miracles», le miracle de «soumettre le public à son jugement, qui est le bon». C’est toute la question et c’est là que j’attendais l’honorable M. Simyan. (Murmures et interruptions sur les bancs du parti socialiste.)
Je ne dis et ne dirai rien qui puisse vous froisser. Outre que tant de «peu à peu» me paraissent bien contradictoires avec les résistances soi-disant vaincues, j’aimerais bien savoir à quels signes l’honorable M. Simyan a reconnu que M. Rodin avait vraiment soumis le public à son goût, et que son goût était le meilleur.
M. le rapporteur.—Il suffit de voir la pétition de tous les artistes et littérateurs en faveur du musée Rodin; elle contient les plus grands noms de la littérature et de l’art à l’heure actuelle et de tendances les plus opposées.
M. Jules Delahaye.—Je pourrais vous en citer beaucoup plus d’autres encore qui ne partagent pas leur sentiment.
Le malheur, c’est que nous sommes obligés de trancher le débat. J’ai cherché le précieux indice des résistances enfin vaincues par le génie de M. Rodin. Avec la meilleure volonté, je n’ai pu le trouver dans tout le rapport de notre honorable collègue qu’à la treizième page. Encore paraît-il tiré de bien loin: «M. Rodin est épris de gloire, le plus noble but de l’ambition», s’écrie l’honorable M. Simyan.
Très bien, mais c’est en quoi le génie de M. Rodin n’est pas «unique». S’il fallait donner à tous les artistes épris de gloire un hôtel historique, un couvent, une chapelle, un jardin public, il ne vous resterait bientôt plus rien du fameux milliard des congrégations.
M. le rapporteur.—Voilà le bout de l’oreille!
M. Jules Delahaye.—L’oreille et l’âme tout entières.
M. André Lebey.—Eh bien! vous n’êtes pas devenu libre penseur. Vous l’avez dit, mais ce n’est pas exact.
M. Delaroche-Vernet.—Parlez-nous de l’immeuble et non de l’artiste.
M. Jules Delahaye.—M. Simyan n’en conclut pas moins avec bravoure que vous ne pouvez pas, messieurs, hésiter à réaliser le rêve caressé depuis plusieurs années par M. Rodin, que vous lui permettrez d’installer son musée dans le cadre qu’il a choisi et que, ce faisant, vous serez ses obligés. «Ce sera, dit-il, le remerciement de la Chambre.»
Pourquoi le remerciement de la Chambre?
L’honorable M. Simyan vous le dit dans une formule que je vous prie de retenir, messieurs, car elle est rare dans l’histoire de l’art. Depuis qu’il y a des rois, des républiques et des sculpteurs, je ne crois pas que jamais artiste ait reçu un pareil coup sur sa couronne de lauriers. C’est du 420. Tout autre que M. Rodin en paraîtrait écrasé. L’honorable rapporteur a un trait commun avec M. Rodin: il ne lui déplaît pas «de scandaliser les Béotiens de Paris et d’ailleurs».
Veuillez écouter ce morceau: «Il est bien vrai que l’État, qui accueille au Luxembourg les plus belles œuvres des artistes vivants, et qui offre la glorieuse hospitalité du Louvre à celles que le temps a consacrées, ne saurait concéder une partie du domaine public à chacun des grands artistes qui sont l’ornement de ce pays; mais il peut accorder cette faveur unique à un génie unique en retour d’un don unique. Si c’est un précédent, il est à craindre qu’il ne se renouvelle pas de longtemps.»
Ne vous semble-t-il pas, messieurs, que voilà des raisons bien hardies pour créer un précédent extraordinaire, inouï, mais bien fragiles et bien peu cohérentes pour édifier un nouveau musée et une loi d’exception?
N’hésiterez-vous pas à les faire vôtres, comme vous y invite l’honorable M. Simyan et ne craindrez-vous pas, en comblant tous les vœux de M. Rodin, de paraître tenir la gageure d’une poignée de frondeurs, d’une petite élite d’amateurs qui ont juré de venger les injures du plus fameux des mécontents?
Dans sa foi religieuse en M. Rodin, l’honorable M. Simyan me rappelle un moine (Exclamations et rires) encore plus célèbre que M. Rodin.
M. le rapporteur.—J’aime mieux cette foi que l’autre.
M. Jules Delahaye.—Le P. Lacordaire, qui bravait volontiers, lui aussi, les critiques et les railleries de son temps, a prononcé, un jour, ce mot sublime sur les lèvres d’un aussi grand orateur, d’un artiste aussi rare: «Sachez que je n’ai pas le sentiment du ridicule.»
Un membre à gauche.—Il pouvait se permettre cela.
M. Jules Delahaye.—Comme le P. Lacordaire, comme M. Rodin, l’honorable M. Simyan ne me paraît pas non plus avoir le sentiment du ridicule.
M. le rapporteur.—Je ne l’ai pas le moins du monde.
M. Jules Delahaye.—Mais il n’en saurait être de même pour un Gouvernement d’opinion, pour une Chambre de députés.
Au moment de ressusciter la vieille institution des peintres du roi, des sculpteurs de la reine, au moment de leur réserver, non seulement les principales commandes de l’État, comme au temps de la monarchie, mais de leur donner encore des monuments historiques pour installer leur atelier, leur musée, une sorte d’hymne à leur génie ne saurait leur suffire.
Il faut aussi un peu d’esprit critique, un contrôle moins superficiel et surtout moins partial pour les convaincre d’engager les deniers de l’État, d’aliéner le domaine public, de désigner les peintres et les sculpteurs de la République.
L’esprit critique et le contrôle sévère, c’est ce qui pouvait manquer, sinon à l’honorable M. Simyan, du moins à son rapport, sur l’acceptation définitive de la donation de M. Rodin.
Il n’est pas difficile à des ministres de trouver des fonctionnaires, fussent-ils conservateurs des musées nationaux et architectes du Gouvernement, pour présenter des évaluations d’actif de 2.086.505 francs en face d’évaluations de 13.150 francs. On n’a qu’à leur dire préalablement que les richesses ainsi inventoriées sont «inestimables». Mais il n’est besoin que de percevoir les articles de semblables devis, de pareils bilans, pour en apercevoir les omissions volontaires, les complaisances ordonnées et les futures surprises. Il n’est besoin que de lire, en particulier, les conditions résolutives et révocatrices du contrat, pour en pressentir l’éventuel danger. Jugez-en par ces seules dispositions:
«Art. 2.—M. Rodin recrutera, nommera et révoquera, à son gré, le personnel chargé de la garde et de l’entretien du musée.
«Art. 7.—Il est expressément convenu que les risques de la conservation, ainsi que ceux de transport de ces divers objets à l’hôtel Biron... resteront à la charge exclusive du ministère des Beaux-Arts, quoique le transport doive en être effectué par les soins de M. Rodin et à ses frais.
«En conséquence, M. Rodin ne pourra, en aucun cas, être jamais rendu responsable, soit de la perte ou disparition, soit de la détérioration, de tout ou partie de ces objets.
«Dans le cas d’inexécution dûment constatée de toutes les conditions ci-dessus ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement, et M. Rodin reprendra la propriété des biens donnés.»
Ainsi, aucune responsabilité pour M. Rodin, et la faculté de révocation pure et simple, dans le cas d’inexécution d’une seule clause du contrat, comme le vol, la perte et la disparition des pièces nombreuses du musée.
Les artistes sont mobiles et changeants. Quelle tentation pour un homme âgé et entouré peut-être de bien des gens intéressés à ressaisir après lui une propriété qui leur échappe, pour un donateur qui semble avoir la vocation du mécontentement esthétique, de transformer la fantaisie de munificence en une fantaisie de révocation!
Je n’insiste pas sur les inconvénients d’une convention préconisée par l’honorable M. Simyan. Quoi qu’il en dise, il saute aux yeux que M. Rodin en a les principaux avantages, de son vivant, et que l’État peut en avoir, plus tard, les plus grands risques. Au reste, la nature des critiques que j’ai l’honneur de vous exposer dans le sommaire de mon contre-projet étant surtout d’ordre public, il serait superflu de m’étendre sur les motifs d’ordre privé qui vous engagent à examiner de plus près la valeur «inestimable», mais estimée par des experts qui vous sont inconnus, de ce que l’État donne et de ce que M. Rodin reçoit.
Je glisse aussi sur la convenance du futur musée, établi dans un couvent et une chapelle par un artiste dont on nous dit qu’il a toujours eu la prétention de soumettre le public à son goût, qui est le bon, et je me contente, à cet égard, de reproduire sans commentaire le passage suivant du rapport de M. Simyan:
«Et voici l’expression la plus réaliste du désir et de l’amour, dans des œuvres qui comptent parmi les plus hardies. Le culte de M. Rodin pour la nature ne lui a pas permis de la mutiler. Des passions et des attitudes humaines, il pense qu’aucune ne doit être exclue de l’art, pourvu qu’elles soient vraies et qu’elles soient belles. En art, il n’y a, pour lui, d’immoral que le faux et le laid. L’amour physique, la passion la plus universelle, source de volupté, source de vie, chantée par Lucrèce en des vers immortels, est digne d’inspirer le sculpteur comme le poète. Il comporte une beauté plastique qu’il est légitime de reproduire à condition d’éliminer le détail vulgaire. De cette conception est né tout un monde d’amants et d’amantes. Une toute jeune femme assise sur ses talons, les deux mains appuyées à terre, tend son minois de Japonaise avec des airs de chatte, et creuse ses reins frémissants de vie. Des couples se cherchent avec fureur, d’autres s’étreignent; un autre, séparé, est anéanti dans le sommeil. Certains groupes font penser à la brûlante Sapho; certains semblent des illustrations de Baudelaire.»
Il n’est pas bon qu’un musée qui, jadis, devait demeurer secret, soit ouvert au public, pour y contempler des spectacles dont l’immoralité est indifférente à l’artiste.
Il n’est pas bon, il n’est pas prudent, de dispenser de la sanction du temps, reconnu nécessaire par l’expérience de tous les pays et de tous les siècles, la consécration des talents et même des génies les plus populaires, et à plus forte raison des talents et des génies les plus contestés.
Il n’est pas bon, il n’est pas prudent de proclamer solennellement que ces talents, ces génies pourront, désormais, si vous votez le projet du Gouvernement, préférer les jouissances immédiates d’un atelier d’État, d’un musée personnel, à la gloire posthume et désintéressée d’un musée national.
Il convient mieux à une commission d’hommes de l’art, choisis consciencieusement et en toute indépendance par des hommes de l’art, qu’à une assemblée politique de prendre la responsabilité de décider qu’il en sera autrement pour M. Rodin que pour les autres artistes français.
La renommée de M. Rodin ne peut que gagner à l’arbitrage de ses pairs, les plus illustres et les plus compétents. Une moitié par les membres de l’Institut qui ne passent pas pour les plus médiocres et une moitié par la grande ou la petite élite, à l’estime de laquelle il doit tenir par-dessus tout.
S’il est vrai, comme on nous l’assure, que M. Rodin a vaincu toutes les résistances, qu’il a réussi enfin à soumettre le public à son goût, s’il a forcé l’admiration de tous, quelle revanche pour son génie méconnu jusqu’ici, que cette constatation par experts indiscutables, indiscutés, jointe à celle du Gouvernement et de la Chambre des députés. Quelle revanche même pour la petite élite de ses admirateurs clairvoyants mais solitaires.
Constatation d’autant plus opportune et nécessaire que, à l’heure où nous sommes, les résistances ne semblent pas aussi réduites que vous le prétendez. Voyez ce qui se passe autour de vous. Vous sollicitez une sorte de réhabilitation d’un génie incompris, une manifestation de remerciement qui ne s’est jamais vue.
Et les journaux d’art, aussi bien que les journaux politiques, se taisent presque unanimement. On disait, jadis, que le silence des peuples était la leçon des rois. Il devrait aussi être la leçon des Parlements souverains, la leçon de la «République des arts» et de la «République des camarades». (Mouvements divers.)
M. Marrou.—Il y a autre chose à dire et à faire en ce moment que le discours que vous prononcez.
M. Jules Delahaye.—Alors, vous seriez seul à avoir le droit de parler et d’exprimer vos opinions?
M. Marrou.—Non, mais vous parlez à tort en ce moment.
M. le président.—Pardon! il y a un projet de loi à l’ordre du jour; et l’orateur est parfaitement en droit de le discuter. Veuillez l’écouter. Vous aurez le droit de prendre la parole sur le projet. D’autres orateurs l’ont fait.
M. Jules-Louis Breton.—Nous sommes tous d’accord sur ce point que ce n’était pas le moment de discuter un tel projet.
Sur les bancs du parti socialiste.—Pas tous!
M. Jules Delahaye.—Je croyais que le régime parlementaire était celui de la contradiction. Et toutes les fois qu’on élève une contradiction ici on est interrompu et maltraité.
M. Marrou.—Avouez que le moment est mal choisi.
M. Jules Delahaye.—...Pour déposer ce projet. Oui; c’est ce que j’ai dit. Et vous me reprochez d’être d’accord avec vous.
Un seul journal à ma connaissance, un journal républicain, que vous lisez et applaudissez tous les jours, celui qui a fait la campagne si heureuse «des canons et des munitions», a chargé un écrivain, estimé de tous pour son talent et son indépendance courageuse, de placer sous vos yeux des réflexions bien appropriées aux circonstances que nous traversons. Permettez-moi de vous les lire pour terminer. (Interruptions et bruit sur les bancs du parti socialiste.)
Sur divers bancs du parti socialiste.—Non! non! Nous n’estimons pas Gohier.
M. Jules Delahaye.—Tant pis pour vous, si vous ne l’estimez pas.
M. le président.—Messieurs, veuillez laisser l’orateur s’expliquer.
M. Jules Delahaye.—Le Journal, dis-je, a chargé cet écrivain de mérite de placer sous vos yeux des réflexions bien appropriées aux circonstances que nous traversons; permettez-moi de les recommander à votre attention, pour terminer.
M. Jean Longuet.—Il y a des noms qu’on ne doit pas prononcer ici...
M. Jules Delahaye.—Voici ce qu’écrivait, hier, M. Urbain Gohier... (Vives exclamations sur les bancs du parti socialiste.)
M. Jean Longuet.—Il faut avoir la pudeur de ne pas parler de lui ici. (Bruit.)
M. Jules Delahaye.—Ne parlez donc pas de pudeur.
Raffin-Dugens.—C’est un assassin, et la justice l’a pris sous sa protection. (Vives exclamations et bruit sur un grand nombre de bancs...)
M. le président.—C’est intolérable! Voulez-vous, oui ou non, écouter l’orateur?
Raffin-Dugens.—L’orateur n’a pas le droit d’apporter ici cette protestation. (Bruit.) Il devrait être à l’ombre, cet homme-là. (Bruit.)
M. le président.—Vous allez m’obliger à vous rappeler à l’ordre, si vous continuez.
Raffin-Dugens.—Vous pouvez me rappeler à l’ordre. Je dis qu’Urbain Gohier est l’assassin de Jaurès, et s’il y avait une justice...
M. le président.—Je vous prie de cesser ces interruptions continuelles.
Raffin-Dugens.—Nous ne voulons pas entendre ces paroles!
M. le président.—Je vous rappelle à l’ordre pour votre persistance à interrompre.
Raffin-Dugens.—Portez cela au cabinet! (Vives exclamations et bruits.)
M. le président.—Je vous rappelle à l’ordre avec inscription au procès-verbal.
Sur les bancs du parti socialiste.—Tous!... tous!
M. Jean Longuet.—Nous sommes solidaires.
M. le président.—Non! Vous ne pouvez prendre à votre compte des expressions aussi antiparlementaires que celle-là!
M. Jules Delahaye a la parole et il la gardera. (Très bien! très bien!)
Je fais appel à tous mes collègues: je les prie de respecter la liberté de la tribune. (Applaudissements.)
M. Marius Moutet.—Nous ne laisserons pas lire la prose d’un homme qui a poussé à l’assassinat d’un de nos camarades. (Bruit.)
A droite.—Lisez! lisez!
Sur les bancs du parti socialiste.—Non! Non! (Bruit.)
M. Paul Poncet.—Elle ne sera pas lue.
M. Jules Delahaye.—Quoi que vous disiez, elle sera lue.
M. le président.—Un jour peut-être viendra où quelqu’un des vôtres voudra lire un article qui déplaira à une autre partie de l’assemblée. Ce jour-là, je croirai de mon devoir d’assurer la liberté de la tribune pour vous comme je le fais en ce moment pour M. Jules Delahaye. Puis-je procéder autrement? (Applaudissements.)
M. Jules Delahaye.—Messieurs, voici des lignes qui ne sont pas faites pour exciter vos colères. Je vous répète que je les lirai.
M. Jean Longuet.—Non! non! Nous oublierions la mémoire de Jaurès.
M. Jules Delahaye.—Si! si! Car elles traitent d’une question d’art, de quelque part qu’elles viennent—et je proteste contre tout ce que vous venez de dire de M. Urbain Gohier. Vous pouvez les entendre, et les entendre avec calme. Je reprends.
«Nous pouvons vendre le trop-plein de nos musées...» (Vives réclamations sur les bancs du parti socialiste.)
M. Deguise.—Vous ne ferez pas cette lecture: nous ne vous le permettrons jamais. (Bruit.)
M. Jules Delahaye.—Je la ferai, que vous le permettiez ou non.
M. le président.—Je n’ai pas besoin de vous rappeler les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Laissez-moi vous dire que peut-être vous soulignez à l’excès, en lui attachant trop d’importance, un incident qui, dans les événements que nous traversons (Applaudissements), devrait compter pour peu de chose à vos yeux.
Maintenant, messieurs, vous savez à quel sentiment de liberté j’ai toujours fait appel ici...
Plusieurs membres.—C’est exact.
M. le président.—...Vous savez que je me suis toujours efforcé, avec vous tous, de défendre la liberté de la tribune, qui est notre bien commun; je vous supplie de ne pas prolonger cet incident. (Applaudissements.)
M. Valière.—Eh bien! que M. Delahaye le termine! (Bruit.)
M. le président.—Voulez-vous, messieurs, m’obliger à suspendre la séance? Est-ce cela que vous voulez?
M. Jules Delahaye.—Je reprends ma lecture:
«Nous pouvons vendre le trop-plein de nos musées...» (Nouvelles réclamations sur les bancs du parti socialiste.)
M. le président.—Je supplie encore une fois quelques interrupteurs de ne pas donner au pays ce spectacle. S’ils continuent à interrompre, je suspendrai la séance et ils en auront la responsabilité. (Très bien! très bien!)
M. Jules Delahaye.—Voici, messieurs, des lignes qui n’ont rien de politique, et qui expriment un avis que bien d’autres avant M. Urbain Gohier ont exprimé:
«Nous pouvons vendre le trop-plein de nos musées, parce que nos musées sont réellement trop pleins. Ce ne sont plus des musées, mais des capharnaüms. Aucun morceau n’est en valeur. Que de travail et que d’argent pour aboutir au ridicule! On achète sans trêve pour consommer les crédits budgétaires, comme on rôtit les pauvres bureaucrates pour consommer la provision de bois. On emmagasine sans discernement les legs hétéroclites de tous les Chauchard qui veulent mériter post mortem les honneurs nationaux décernés à leur argent. Il en résulte un extraordinaire bric-à-brac, devant lequel l’étudiant artiste reste affolé et l’amateur dégoûté.
«Liquidons, éclaircissons: faisons un choix, faisons de la place pour demain.
«Les Américains payeront ce qu’on voudra les œuvres qui auront été authentifiées pour un séjour au Louvre ou au Luxembourg. Ils seront sûrs—enfin!—de n’être pas volés. Et le flot toujours montant de la peinture aura bientôt comblé les vides.»
M. André Lebey.—Cela n’a aucun rapport avec le projet de loi en discussion!
M. Jules Delahaye.—Le rapport est évident, au contraire, puisque je vous démontre par une citation d’un de vos plus grands journaux qu’au moment où l’on vous demande de créer un nouveau musée, la voix publique vous dit: Il y en a déjà trop et les musées que vous avez sont trop pleins. Il faut les liquider, les vider, et non les remplir, les multiplier.
Messieurs, avant la guerre, M. le ministre des Finances qui, pourtant, a signé le projet que nous discutons, nous disait sagement: «Plus la moindre dépense de luxe! nous n’en avons plus les moyens. Depuis la guerre, nous avons prodigué les dizaines et les dizaines de milliards pour la Défense nationale.»
Le Gouvernement a dû interdire toutes les importations de luxe. Et pourtant, c’est encore une dépense de luxe que vous allez voter sans même consentir à la contrôler, à ne pas vous exposer à son aggravation. Vous affrontez le sentiment public. L’hôtel Biron vous embarrasse? Offrez-le aux plus glorieux sauveurs de la France, à ses plus glorieux mutilés, plutôt que d’y mettre l’atelier et le musée de l’opulent M. Rodin.
Et je vous assure qu’au lieu de vous siffler, la France vous applaudira. (Applaudissements à droite.)
M. le président.—La parole est à M. de Monzie.
M. de Monzie.—Messieurs, je serai bref, parce que je ne veux pas, en allongeant ce débat, prolonger ce qui au regard de beaucoup aura demain figure de scandale.
Notre collègue M. Jules-Louis Breton me permettra de lui dire que son intervention et son opposition sont pour le moins inattendues. Il est, en effet, singulier que dans le moment présent la Chambre soit invitée à refuser à celui qui est incontestablement le sculpteur le plus illustre de ce temps ce qui doit être incontestablement aussi son avant-dernière demeure. Il est encore plus singulier que cette invitation nous soit faite par un orateur d’extrême-gauche qui, semble-t-il, devrait unir aux hardiesses de la pensée les hardiesses du goût. Sans doute, notre collègue M. Breton est président de la commission du règlement...
M. Jules-louis Breton.—Cela n’a rien à voir en la circonstance.
M. Ferdinand Bougère.—Il est également président de la Commission de l’assistance sociale.
M. de Monzie.—...Et peut-être en cette qualité a-t-il une préférence trop marquée pour l’art réglementaire, pour les artistes officiels, pour ceux qui ne sortent ni de la formule ni de l’ornière. Peut-être aussi se rappelle-t-il que sous la monarchie de Juillet les libéraux se flattaient d’être classiques et les ennemis du romantisme: comme eux, M. Breton se plaît à contredire ses opinions politiques par ses opinions artistiques; c’est son affaire. La nôtre est simplement d’apprécier le mérite d’une transaction qui nous est proposée par le Gouvernement. Je demande à la Chambre la permission de rappeler sur quoi elle discute. Il ne s’agit pas de faire à M. Rodin une donation, il s’agit d’en recevoir une. (Très bien! très bien!)
M. Jules Delahaye.—Vous donnez plus que vous ne recevez.
M. de Monzie.—Il s’agit d’accepter une donation dont il est impossible à l’heure actuelle de mesurer l’importance en millions et d’affecter pour recevoir les trésors qui en font l’objet un immeuble charmant, certes, mais qui, jusqu’ici, a été constamment inutilisé au dire même de notre excellent collègue et ami, M. Léon Bérard.
Je comprends mieux la résistance de notre collègue, M. Jules Delahaye, encore qu’il n’ait insisté sur les motifs vrais et respectables de cette résistance. L’affectation de l’hôtel Biron lui paraît être un sacrilège parce que de 1820 à 1904 la communauté du Sacré-Cœur occupa ces lieux qui, désormais, seraient consacrés à la gloire d’un artiste profane, d’un sculpteur amoureux de la chair, de la ligne et du mouvement. Je rappellerai à M. Delahaye que la congrégation du Sacré-Cœur n’a pas été la seule propriétaire de l’hôtel Biron. (Interruptions à droite.)
M. le président.—Ne rompez pas la ligne.
M. de Monzie.—Il eut comme propriétaire un certain Peyrenc de Moras, escroc de bourse heureux, suborneur de filles professionnel, ventre doré, un de ces nouveaux riches contre lesquels notre collègue exerce si volontiers sa verve, dont il dénonce si volontiers les exactions et l’insolence.
Ce Peyrenc de Moras céda au maréchal de Biron ce même hôtel qu’on vous sollicite aujourd’hui de refuser à Rodin et à ses œuvres. Cette histoire nous est contée par un conseiller municipal royaliste de Paris, M. d’Andigné. Je la dédie simplement en guise de réponse à notre collègue, M. Jules Delahaye. (Applaudissements et rires à gauche.)
Ma réponse à M. Breton sera plus simple encore. M. Auguste Rodin a soixante-seize ans. Il a connu tous les déboires et tous les triomphes. Il a été «retoqué» trois fois à l’examen d’entrée de l’école des Beaux-Arts. S’il vous plaît de le retoquer une quatrième fois, libre à vous. (Applaudissements et rires.) S’il vous plaît de refuser un logis à ses œuvres, ne soyez pas en peine, il trouvera un logis ailleurs. (Applaudissements.) Il y a déjà une salle Rodin au Musée Métropolitain de New-York. Si vous écoutez M. Breton et M. Delahaye conjugués, il y aura bientôt un musée Rodin à New-York.
M. Marcel Sembat, ministre des Travaux publics.—Cela fera honneur au Parlement français!
M. de Monzie.—Enfin, messieurs, pendant que nous nous indignons contre la dévastation de nos cathédrales, tandis que nous stigmatisons les Allemands pour avoir brisé à Ypres et à Reims les belles images de France et de Flandre, il est inopportun et malséant de blasphémer telles de ces belles images qui, par-dessus la Renaissance, rattachent Rodin à la pure tradition gothique. (Applaudissements.)
En vérité, aucun mécompte, aucune déconvenue n’auront été épargnés à cette pauvre union sacrée! Que les hommes publics soient diffamés en temps de guerre comme en temps de paix, passe encore! Nous en prenons l’habitude.
M. Charles Bernard.—C’est la monnaie courante!
M. de Monzie.—C’est peut-être plus dangereux que nous ne le pensons. Nous connaîtrons un jour le danger de ces mutuelles diffamations que nous continuons à couvrir de notre indifférence. Mais que nous allions plus loin, qu’en cette séance, quasi inaugurale, il soit possible de mettre en cause un artiste comme Rodin, et de nous instituer juges d’un homme consacré par une gloire devenue universelle, voilà, n’est-il pas vrai? une façon de propagande qui servira mal notre renom de grâce et de bonne grâce auprès de l’étranger déconcerté. (Applaudissements.)
M. Jules-Louis Breton.—Ce n’est tout de même pas nous qui avons soulevé ce débat!
M. de Monzie.—Vous consacrez des millions à propager ce renom. Mais vous saisissez la première occasion pour discréditer un de vos porteurs de flambeaux.
M. Jules-Louis Breton.—C’est ce que l’on nous propose qui est de nature à discréditer la France.
M. de Monzie.—Ce n’est pas la première fois que s’institue, dans une assemblée élue, un débat sur Auguste Rodin. Permettez-moi de rappeler que vous avez, dans cet ordre d’idées tout au moins, un devancier: l’honorable M. Lampué, conseiller municipal de Paris. Rodin, qui a conquis le suffrage d’Anatole France, de Gustave Geoffroy, d’Octave Mirbeau et de tant d’autres, énumérés dans la pétition des artistes dont a parlé M. le rapporteur, n’a pas eu le suffrage de M. Lampué.
M. Jules-Louis Breton.—Ni celui de quelques autres!
M. de Monzie.—En dépit de la clairvoyance courageuse de notre collègue, Paul Escudier, M. Lampué a jadis triomphé des admirateurs d’Auguste Rodin. Résultat! A la place d’une œuvre admirable qui figurerait aujourd’hui sur une des places de Paris, pour le châtiment des Béotiens, on a eu la statue de Balzac par Falguière. (Mouvements divers.)
D’après cette aventure on peut juger de ce qu’il y a de fâcheux dans les discussions de cette sorte.
Tout à l’heure l’honorable M. Breton disait: «Nous n’avons pas à nous instituer juges d’art.»
M. Jules-Louis Breton.—C’est ce que vous faites. Avoir institué ce débat en pleine guerre, c’est inadmissible. (Interruption.) Pourquoi voulez-vous que nos idées artistiques plient devant les vôtres? Ce n’est vraiment pas le moment de soulever un pareil débat.
M. de Monzie.—Quand un artiste, au lieu de capitaliser son effort et sa gloire, veut offrir, en réunissant dans un même lieu celles de ses œuvres qu’il considère comme les meilleures, il est invraisemblable qu’il se dresse dans cette Chambre, quel que soit le sentiment artistique de ses membres, une opposition quelconque, bien mal motivée.
Pour justifier cette opposition, vous soutenez que le projet de loi dont nous discutons est intempestif et prématuré, prématuré après six ans de préparation administrative. Car, si je ne me trompe, depuis 1910, on discute pour établir les conditions de cette donation. Depuis six ans, M. Dujardin-Beaumetz, M. Léon Bérard, M. Painlevé, M. Dalimier ont négocié pour que cette donation ne comportât aucune espèce de charges.
En vérité, si c’est la récompense qu’une Chambre française accorde aux donateurs, vous en trouverez peu qui voudront priver leurs héritiers ou leurs amis du profit de leur travail et par surcroît s’offrir en pâture à des discussions comme celle d’aujourd’hui qui ne peuvent que décourager toutes les générosités. (Applaudissements.)
Il n’y avait pas lieu à ouvrir un débat ni sur la personnalité de Rodin, ni sur l’affectation de l’hôtel Biron. Le grand sculpteur Rodin vous offre un trésor inestimable que tous les pays civilisés épris d’art vous envient.
La seule attitude à prendre était de tourner, vers l’homme qui nous a dotés de marbres impérissables, l’unanime gratitude de la nation et de ses représentants. (Vifs applaudissements.)
M. le président.—La parole est à M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—J’en demande pardon à mon collègue, M. Breton, mais je n’ai jamais pensé et nous n’avons jamais pensé que l’heure était mal choisie pour déposer sur le bureau de la Chambre le projet de loi qui est en discussion.
Notre collègue, M. Breton, disait que jamais on n’avait réservé en France à aucun artiste l’honneur, que l’on fait aujourd’hui à Rodin, de réunir ses œuvres dans un bâtiment appartenant à l’État pour constituer un musée qui portera son nom.
C’est sans doute parce que jamais, à aucune époque, aucun artiste ne fit à l’État une offre comme celle que Rodin nous fait aujourd’hui.
Depuis de longues années, Rodin qui aurait pu avec la plus grande facilité vendre à l’étranger toutes ses œuvres, n’a eu que ce souci, dont nous devons le louer, de les garder, de les grouper, d’avoir toujours sous la main celles qui lui paraissaient les meilleures et les plus pures, évaluées aujourd’hui, non pas comme on le prétendait à dire d’experts officiels, mais de la façon la plus stricte, à près de 3 millions. Ces œuvres, Rodin aurait pu les monnayer; il les a gardées pour son pays, pour qu’on puisse suivre l’ensemble de ses efforts depuis le jour où, comme le rappelait M. de Monzie, il était refusé à l’École des Beaux-Arts, depuis le jour où son premier envoi au Salon était refusé, luttant difficilement et arrivant enfin à réunir cette œuvre considérable devant laquelle tous les esprits non prévenus s’inclinent. Cet homme aurait pu vendre tout cela à l’étranger; il l’a gardé pour son pays. Aucun artiste, à aucune époque, n’a fait à l’État une offre semblable, et c’est pour cela peut-être que la question ne s’est jamais posée et qu’il n’y a pas de précédent.
Je dois indiquer à ceux de nos collègues qui ont apporté leur protestation que, depuis hier, nous avons singulièrement aggravé notre cas. Rodin, depuis la donation, s’est aperçu qu’il était resté dans ses ateliers un certain nombre d’œuvres qu’il n’avait pas encore données à l’État, et hier, M. le ministre de l’Instruction publique et moi, nous avons fait une fois de plus le pèlerinage de la petite maison de Meudon, cette petite maison dans laquelle Rodin a toujours vécu de la façon la plus humble et la plus modeste; et, hier, Rodin a donné à l’État, outre les œuvres indiquées dans la donation qui vous est soumise aujourd’hui, toutes les œuvres qu’il n’avait pas données jusqu’à ce jour et qui ont été chiffrées par les experts à 347.700 francs, ce qui porte l’ensemble de la donation à près de trois millions.
Dans ces conditions, nous pensons que nous avions le devoir d’apporter immédiatement le projet devant la Chambre et que la Chambre a le devoir, dans un vote quasi-unanime, d’exprimer à ce grand artiste toute sa reconnaissance et tous ses remerciements.
Il y a, on l’a rappelé, des salles Rodin. On a groupé les œuvres de Rodin au musée Kensington de Londres; il y a des salles dans lesquelles on a groupé ses œuvres au Métropolitain de New-York; on a créé à San-Francisco un musée Rodin, et la France, qui peut revendiquer Rodin comme un de ses plus grands artistes, serait seule à ne pas avoir de musée Rodin! La Chambre ne refusera pas le cadeau qu’on lui apporte. (Applaudissements.)
M. le président.—Monsieur Delahaye, maintenez-vous votre proposition de renvoi à la Commission?
M. Jules Delahaye.—Je demande simplement le renvoi de mon contre-projet à la Commission de l’Enseignement, devant laquelle je n’ai pas pu développer mes raisons.
M. le rapporteur.—Nous repousserons le renvoi.
M. le président.—Personne ne demande plus la parole sur la discussion générale?...
Je consulte la Chambre sur la question de savoir si elle entend passer à la discussion des articles.
(La Chambre, consultée, décide qu’elle passe à la discussion des articles.)
M. le président.—Article unique: Est acceptée définitivement, aux charges et conditions y stipulées, la donation consentie à l’État par M. Auguste Rodin, statuaire, grand-officier de la Légion d’honneur, suivant acte notarié du 1er avril 1916 dont une copie est annexée à la présente loi.»
Ici se place le contre-projet présenté par M. Delahaye.
Je donne lecture de l’article premier de ce contre-projet:
«Article premier.—Aucun musée nouveau, aucune collection d’art ne pourront être créés aux frais de l’État ou dans les édifices publics, du vivant des légataires ou des donateurs intéressés.»
Vous avez déposé, si je ne me trompe, sur cet article, une demande de scrutin public?
M. Jules Delahaye.—Sur l’ensemble, pas sur cet article.
M. le président.—Alors, je mets aux voix l’article premier du contre-projet de M. Delahaye.
(L’article premier, mis aux voix, n’est pas adopté.)
La parole est à M. Lefas sur l’article unique du projet de loi.
M. Lefas.—Je voudrais, messieurs, expliquer en quelques mots pourquoi, mes amis et moi, nous votons contre le projet qui vous est soumis.
Nous avons pour cela des raisons d’ordre général qui ont été développées. Cette absence de législation des fondations, spéciale à notre pays, qui fait qu’arbitrairement l’État peut prendre à des collectivités charitables les biens qui leur appartenaient et les détourner de leur destination pour les concéder à des particuliers constitue un régime insupportable que nous ne pouvons pas sanctionner.
Mais il y a d’autres raisons, et puisqu’on a parlé d’union au nom de la guerre, c’est au nom de cette union que je voterai contre le projet.
Depuis deux ans nous avons le scandale, dans ce quartier des Invalides, où l’Administration de la guerre est si à l’étroit qu’elle a dû s’installer dans des immeubles réservés aux services publics, le lycée de jeunes filles Duruy, dans des hôtels mêmes appartenant à des particuliers, nous avons, dis-je, la douloureuse surprise de voir l’Administration des Beaux-Arts, qui possède deux immeubles: l’hôtel Biron, acheté 3 millions, et le séminaire de Saint-Sulpice, n’avoir qu’un but: empêcher l’autorité militaire d’y mettre les pieds... (Bruit), peut-être parce qu’elle pressent que si l’Administration de la guerre entrait dans ces immeubles, ils lui conviendraient si bien, comme aménagement et comme situation, qu’elle aurait des chances d’y rester.
De ce chef, des sommes énormes ont été dépensées en constructions, en locations, dans le quartier, à côté et en face de l’hôtel Biron; des enfants ont été privés d’enseignement pendant deux ans. Aujourd’hui encore nous ne savons même pas comment nous logerons demain les invalides de la guerre, ou comment nous installerons les services établis dans l’hôtel des Invalides.
Nous serions fondés à demander que des cloisons moins étanches, puisqu’on a parlé d’union, existent entre les diverses Administrations, et que les futurs directeurs de musées pensent un peu plus, pendant la guerre, à l’intérêt général et un peu moins à celui de leur musée particulier.
Et cependant, à quelque pas de l’hôtel Biron, un de nos collègues n’avait pas craint, lui, de donner l’exemple d’ouvrir son propre hôtel et de l’affecter à des services d’ambulances; et, non content d’avoir ainsi donné de son confort et de ses biens, il a donné sa vie. J’ai nommé notre regretté collègue, le duc de Rohan. (Applaudissements.)
Est-ce que son exemple ne s’imposait pas à suivre? Peut-être, me dira-t-on, qu’il n’était que duc et de Rohan: M. Rodin est un prince de l’art, je ne lui conteste pas ce titre...
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—Le duc de Rohan a signé le projet en faveur du musée Rodin.
M. Lefas.—...Et l’Administration des Beaux-Arts est reine irresponsable en matière de dépenses. Ainsi, après nous avoir fait dépenser inutilement pendant la guerre, faute d’avoir affecté ses immeubles vacants aux services de la Guerre, elle vous redemandera demain des millions pour l’aménagement des musées en question. Je les eusse votés volontiers, demain, si on nous avait permis de les économiser aujourd’hui. Comme on ne l’a pas fait, je ne voterai pas le projet. Notre bulletin de vote est le seul moyen que nous ayons de protester contre ces agissements, au nom des contribuables. Nous serions responsables nous-mêmes si nous ne nous en servions pas. (Applaudissements sur divers bancs.)
M. le président.—La parole est à M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—Je ne peux pas laisser sans réponse l’allégation inexacte de M. Lefas. Il affirme que l’Administration des Beaux-Arts s’est refusée à mettre des locaux à la disposition des services de la Guerre.
L’hôtel Biron, que l’on a cité d’abord, est, vous ne l’ignorez pas, loué à M. Rodin; le ministère de la Guerre ne pouvait donc l’avoir que par voie de réquisition, et il n’était pas en mon pouvoir de le mettre à sa disposition.
M. Lefas.—C’est donc M. Rodin qui n’a pas compris ce qu’il devait faire.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Quant au séminaire de Saint-Sulpice, vous devriez savoir que j’ai fait évacuer l’une après l’autre toutes les pièces occupées par mes services, pour les mettre à la disposition du Secours de guerre. J’en ai fait retirer les décors de l’Odéon et des tableaux et statues appartenant au musée du Luxembourg, pour y installer des réfugiés et orphelins des régions envahies. (Très bien! très bien!)
Quant aux autres bâtiments dépendant de l’Administration des Beaux-Arts, ils ont tous, sans exception—un grand nombre de nos collègues le savent—été mis à la disposition du ministère de la Guerre ou des œuvres. Dans mon souci de donner satisfaction à tous ceux qui pouvaient avoir besoin des bâtiments de l’État, j’ai été jusqu’à installer le Secours national à l’École des Beaux-Arts, dans la salle Melpomène; je ne pouvais vraiment pas aller plus loin.
Je tenais à rectifier, pour l’honneur de l’Administration que je dirige, des renseignements inexacts. (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et du parti républicain radical et radical socialiste.)
M. le président.—La parole est à M. de Gailhard-Bancel.
M. de Gailhard-Bancel.—Au nom d’un certain nombre de mes collègues et au mien, je demande la permission d’expliquer notre vote et de dire que nous voterons contre le projet soumis à la Chambre, pour empêcher la prescription, celle de l’oubli tout au moins, de courir contre la congrégation qui a été dépossédée de l’immeuble... (Exclamations sur les bancs du parti socialiste et du parti républicain radical et radical socialiste.—Applaudissements à droite et sur divers bancs au centre) de l’immeuble dont dispose le projet de loi.
Je tiens à rappeler ce que j’ai dit autrefois à cette tribune: c’est qu’avant d’être expulsée de France la congrégation des religieuses du Sacré-Cœur avait été expulsée d’Alsace-Lorraine, pour son trop grand attachement à la France. Ce sont les termes mêmes du décret rendu contre elle par l’empereur d’Allemagne. (Applaudissements à droite.)
M. Jules-Louis Breton.—M. le sous-secrétaire d’État a dit que l’hôtel Biron était loué. Quel est le chiffre de la location?
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—5.900 francs par an.
M. Jules-Louis Breton.—Je croyais que le chiffre de la location était de 1 franc.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Nous aurons, en tout cas, toujours fait payer trop cher à un homme qui nous apporte aujourd’hui des millions.
M. Lefas.—Je constate, d’après les déclarations mêmes de M. le sous-secrétaire d’État, que l’hôtel Biron n’a pas été mis à la disposition des services de la Guerre. M. le sous-secrétaire d’État a ajouté que M. Rodin seul aurait pu le faire...
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Tous les locataires.
M. Lefas.—En apportant cette précision, vous avez porté contre le futur usager de l’immeuble une accusation plus formelle que celles que je m’étais permises. (Très bien! très bien! sur divers bancs.—Mouvements divers.)
M. le président.—Je mets aux voix l’article unique du projet de loi.
Il y a une demande de scrutin, signée de MM. Jules Delahaye, de Gailhard-Bancel, Lefas, de Pomereu, le baron Gérard, de Hercé, Ginoux-Defermon, l’amiral Bienaimé, Ballande, Lerolle, Piou, Ferdinand Bougère, etc.
(Les votes sont recueillis.—MM. les secrétaires en font le dépouillement.)
M. le président.—Voici le résultat du dépouillement du scrutin:
| Nombre des votants | 435 |
| Majorité absolue | 218 |
| Pour l’adoption | 379 |
| Contre | 56 |
La Chambre des députés a adopté.
Adoption d’un projet de loi portant ouverture, sur l’exercice 1916, d’un crédit de 10.813 francs en vue de la création d’un musée Rodin.
M. le président.—L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi portant ouverture, sur l’exercice 1916, d’un crédit de 10.813 francs en vue de la création d’un musée Rodin.
Personne ne demande la parole dans la discussion générale?...
Je consulte la Chambre sur la question de savoir si elle entend passer à la discussion de l’article unique.
(La Chambre, consultée, décide qu’elle passe à la discussion de l’article.)
M. le président.—«Article unique: Il est ouvert au ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, au titre de l’exercice 1916, en addition aux crédits provisoires alloués par les lois des 29 décembre 1915, 30 mars et 30 juin 1916 et par des lois spéciales, pour les dépenses du budget général, un crédit de 10.813 francs, applicable à un chapitre nouveau de la deuxième section du budget de ce ministère (Beaux-Arts) portant le nº 55 bis et intitulé: «musée Rodin.—Matériel.»
Personne ne demande la parole sur l’article unique?...
Je le mets aux voix.
(L’article unique, mis aux voix, est adopté.)
SÉNAT
Séance du 9 novembre 1916.
Discussion du projet de loi concernant la donation Auguste Rodin.
M. le président.—L’ordre du jour appelle la 1re délibération sur le projet de loi, adopté par la Chambre des députés, portant acceptation définitive de la donation consentie à l’État par M. Auguste Rodin.
La parole est à M. de Lamarzelle, sur l’ajournement.
M. de Lamarzelle.—Messieurs, je demande au Sénat de bien vouloir ordonner l’ajournement, en raison de ce que notre collègue, M. Delahaye, qui devait prendre à cette discussion une part très importante, étant malade, se trouve dans l’impossibilité absolue de se rendre parmi nous. Je ne sais d’ailleurs pas quel motif pourrait nous empêcher d’accomplir cet acte de courtoisie.
En effet, de deux choses l’une: ou M. Delahaye triomphera dans son argumentation et le projet sera rejeté; s’il en est ainsi, l’ajournement ne peut avoir aucune importance; ou bien, M. Delahaye ne triomphera pas, et, le projet étant accepté par le Sénat, les intérêts de M. Rodin n’auraient pas à souffrir de cet ajournement. Voici, en effet, la clause que je trouve dans une des donations de M. Rodin: «Les avantages conférés à M. Rodin prendront effet à dater de la signature du présent acte.»
Il n’y a donc aucun inconvénient à attendre le retour de notre honorable collègue, M. Delahaye, qui, je le répète, a fait une étude approfondie de la question, et au nom duquel je demande au Sénat de vouloir bien prononcer l’ajournement. (Très bien! à droite.)
M. Eugène Lintilhac, rapporteur.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. le rapporteur.
M. le rapporteur.—Messieurs, je ne demanderais pas mieux que de me rendre à l’invitation courtoise qui nous est adressée, mais le dilemme dans lequel M. de Lamarzelle étreint la Commission ne la saisit pas dans ses branches.
Notre collègue, en effet, nous dit que les avantages, pour M. Rodin, prendront date du 1er avril 1916. C’est le dies a quo, mais il y a un dies ad quem, et qui tombe le 31 décembre. Or, le projet, par deux modifications—consécutives à la seconde et à la troisième donation—introduites dans son texte, doit faire retour à la Chambre; s’il ne pouvait revenir au Sénat dans ce délai relativement court, nous serions forclos.
D’ailleurs, les deux nouvelles dispositions impliquent le vote d’un crédit pour les frais de notaire, notamment, crédits au sujet desquels M. le ministre des Beaux-Arts m’indique qu’il a déposé aujourd’hui même un projet de loi. Le projet de loi qui va être soumis à votre vote reviendra de la Chambre pour ces motifs, et une occasion sera ainsi fournie à M. Delahaye de se faire entendre. (Marques d’approbation.)
M. Gaudin de Villaine.—Alors, vous ne demanderez pas l’urgence?
M. le rapporteur.—Pardon, nous demandons l’urgence pour les deux projets concernant: le premier, l’acceptation de la donation Rodin, et, le second, le vote du crédit de 10.813 francs pour frais d’installation. Mais en dehors de ces deux projets, pour lesquels votre Commission des Finances a émis un avis favorable, sur mon rapport, il en reste un autre, je le répète, relatif à la nouvelle donation, qui implique un vote de la Chambre; par conséquent, je le répète, une nouvelle discussion pourra s’ouvrir devant le Sénat, au cours de laquelle nous pourrons entendre notre collègue.
M. Gaudin de Villaine.—Ce n’est pas une raison.
M. le rapporteur.—Je parle pour moi, afin de dégager mon attitude. Ce n’est donc pas moi qui m’oppose à l’ajournement, c’est l’intérêt du projet de loi. D’ailleurs, le Gouvernement en est d’avis. Que le Sénat décide entre nous.
M. le président.—La parole est à M. de Lamarzelle.
M. de Lamarzelle.—Je ne vois qu’un argument dans la réponse de l’honorable rapporteur; c’est que M. Auguste Rodin a fixé un délai pour l’acceptation de sa donation.
M. le rapporteur.—La clause est résolutoire.
M. de Lamarzelle.—En effet, la première donation était subordonnée à une clause résolutoire, l’acceptation pour le 1er octobre. Mais M. Rodin a très bien compris qu’il ne pouvait pas mettre le Gouvernement en demeure de faire voter le projet dans un délai déterminé, et il a admis lui-même, sans qu’il fût besoin d’y insister, que ce délai pouvait être prorogé. Il ne demanderait pas mieux, je crois, que d’en accepter un nouveau, étant donné, je le répète, que tous les avantages de la donation, à quelque date que le projet soit voté, remonteraient au 1er avril.
Par conséquent, l’argument tombe, et rien ne nous empêche de faire ce geste de courtoisie envers un collègue qui, j’insiste encore sur ce point, a beaucoup travaillé la question; je crois pouvoir ajouter qu’il serait regrettable, pour lui, de développer ses arguments devant vous lorsque la discussion sera déjà déflorée par une première délibération. Je me permets donc, messieurs, d’insister pour l’ajournement. (Vive approbation à droite.)
M. le rapporteur.—J’ajoute un argument. Vous dites que M. Rodin acceptera une prorogation: je n’en sais rien, M. Rodin est très âgé, il a sans doute une hâte légitime de voir le sort qui sera fait à son offre généreuse et de jouir des avantages qui lui sont conférés en retour. Si vous ajournez la discussion, maintenant, quand la reprendrez-vous? Immédiatement après est inscrite à l’ordre du jour la discussion de l’impôt sur le revenu, débat certainement long et qui ne fera pas trêve.
Telle est, j’en suis sûr, l’intention du Gouvernement, telle est l’intention, je crois bien, du Sénat. Par conséquent, c’est le bloc de la discussion de l’impôt sur le revenu qui viendrait s’interposer. Jusqu’à quand? Or, le délai, avec clause résolutoire, court. Franchement, ce que vous demandez, équivaut, en fait, presque à un ajournement sine die!
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Je suis, bien entendu, aux ordres du Sénat et prêt à accepter la discussion quand le Sénat le voudra; mais je me permets, parce que c’est mon devoir, d’insister, avec la Commission, pour la discussion immédiate du projet devant le Sénat.
On a parlé tout à l’heure des intérêts de M. Rodin. On semblait, dès maintenant, vouloir indiquer dans cette assemblée que c’est M. Rodin qui vient en solliciteur: M. Rodin vient en donateur.
A côté des intérêts de M. Rodin, il y a les intérêts de l’État, il y a la clause résolutoire. Le délai a été prorogé déjà une fois jusqu’au 31 décembre. La discussion de l’impôt sur le revenu venant devant le Sénat, je ne sais pas quand le Sénat pourrait discuter le projet d’aujourd’hui.
Ainsi que l’a rappelé M. le rapporteur, j’ai déposé aujourd’hui sur le bureau de la Chambre deux nouveaux projets pour les nouvelles donations. M. Delahaye pourra prendre la parole lorsque viendra la discussion de ces donations et nous serons heureux, à ce moment, d’entendre son argumentation.
M. de Lamarzelle.—La discussion recommencera tout entière à ce moment-là. Il me semble qu’il vaudrait mieux immédiatement la renvoyer.
M. le président.—La demande d’ajournement est-elle maintenue?
M. de Lamarzelle.—Oui, monsieur le président.
M. le président.—Je suis saisi d’une demande de scrutin. (Exclamations sur divers bancs.)
M. Murat, président de la Commission.—La demande de scrutin n’est pas maintenue. (Approbation.)
M. le président.—Je consulte le Sénat sur l’ajournement.
(L’ajournement n’est pas prononcé.)
M. le président.—La Commission, d’accord avec le Gouvernement, demandant l’urgence, la parole est à M. de Lamarzelle.
M. de Lamarzelle.—Messieurs, le projet qui nous est soumis n’a qu’un seul article; par conséquent, il semble, au premier abord, qu’il donnera lieu à une discussion très rapide.
Mais il est à remarquer que cet article comporte trois donations et que, dès lors, il ne s’agit pas seulement de le voter, mais d’accepter trois donations qui soulèvent des questions juridiques très compliquées. Je vous montrerai que ce sont de véritables anomalies juridiques.
Vous remarquerez que déjà, dans le trajet de la Chambre des députés au Sénat, une des donations contenues au projet a subi des modifications très graves; si la discussion est écourtée ici, si elle ne donne pas lieu à une seconde délibération, nous nous exposons à voir ce projet de donation modifié par la Chambre des députés.
Mais je laisse de côté tous ces arguments pour m’attacher à un seul, qui, à mon avis, serait plus que suffisant pour faire rejeter l’urgence, et même pour demander le renvoi. Je ne veux pourtant pas insister pour le renvoi.
Voici le motif sur lequel je n’ai à dire que quelques mots, parce qu’il y a un texte très explicite qui m’en dispense.
On nous propose de voter un texte, celui de la troisième donation, sans le connaître. L’article 38 et dernier du texte, que je trouve dans le rapport de M. Lintilhac, n’est qu’un résumé de la donation.
Comment voulez-vous que, contrairement à tous les précédents et à toutes les règles, nous votions ici, non pas un texte, mais le résumé d’un texte? Et il y a la preuve matérielle, par des dates certaines que je vois dans le rapport de M. Lintilhac lui-même, que cette troisième donation, la Commission elle-même n’a pas pu l’étudier.
En effet, la donation a été signée le 25 octobre 1916; le rapport a été déposé le 26 octobre 1916, le lendemain.
Voilà, donc un acte qui, approuvé par nous, aura force de loi par suite du vote des Chambres, et nous ne le connaissons pas! On ne saurait invoquer, comme argument, que ce texte n’a pas grande importance.
En effet, il viole non seulement la jurisprudence du Conseil d’État, mais encore des documents législatifs incontestables, authentiques; je veux parler de l’ordonnance du 14 janvier 1831, de l’avis du Conseil d’État du 6 mars 1861, enfin de la circulaire ministérielle du 5 décembre 1863, aux termes de laquelle «ne peuvent être autorisées les donations faites aux établissements publics avec réserve d’usufruit en faveur du donateur».
Je me suis procuré les notes de jurisprudence du Conseil d’État, recueil qui n’est pas dans le commerce et qui n’indique que deux exceptions qui auraient été faites à cette règle, dont l’une concerne la donation du domaine de Chantilly par le duc d’Aumale. Or, dans l’espèce actuelle, il y a une donation avec réserve d’usufruit qui n’entrerait même pas dans cette exception; la troisième donation n’est pas faite avec réserve d’usufruit en faveur du donateur; elle est faite, ce qui est plus grave, avec réserve d’usufruit en faveur de Mlle Rose Beuret.
Je demande que l’on discute les actes de donation en les ayant sous les yeux, et, pour cela, qu’on attende qu’entre les deux délibérations, la donation nº 3 soit déposée, imprimée et distribuée. Je ne demande pas le renvoi, je demande une deuxième délibération, parce qu’il est absolument contraire au règlement de voter sur des textes qui n’ont été ni déposés, ni imprimés, ni distribués. (Très bien! à droite.)
M. le rapporteur.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. le rapporteur.
M. le rapporteur.—Il est parfaitement exact que le texte de la donation visée par M. de Lamarzelle est daté authentiquement du 25, veille du dépôt du rapport. La rédaction entre notaires traînait; or, il fallait déposer le rapport, vu l’étroitesse des délais et les circonstances que j’ai dites. J’ai demandé un résumé à l’Administration des Beaux-Arts, parce qu’on n’avait pas le temps de me donner copie du texte intégral, lequel a une quarantaine de pages.
J’avoue qu’une autre raison, une raison d’économie pour le Sénat, au prix du papier, nous faisait douter de la nécessité de publier quarante pages qui n’auraient rien dit de plus que le résumé: car n’oubliez pas qu’il s’agit d’une donation sans charges.
Nous avons même, si vous voulez bien le remarquer, fait l’économie du texte de la première donation.
M. Gaudin de Villaine.—Ce sera la seule!
M. le rapporteur.—En leur confluent, ces petits ruisseaux feront une rivière, monsieur Gaudin de Villaine. Avec tous nos collègues, n’aviez-vous pas voté, vous-même, une disposition en vertu de laquelle on ne peut plus imprimer, à la suite des rapports, des textes sans une décision expresse des membres de la Commission, non plus que des textes qui ont été déjà publiés pour le Sénat, notamment dans la transmission de la Chambre?
M. Gaudin de Villaine.—Cela est très sage!
M. le rapporteur.—J’arrive au fait.
Comment l’objet de ce texte peut-il soulever cette difficulté juridique dont parle M. de Lamarzelle? De quoi s’agit-il?
M. Rodin, par un troisième geste de générosité—qui sera le dernier, parce qu’il n’a plus rien à donner—vient d’offrir à l’État sa maison de Meudon, son atelier, ses dépendances et tous les terrains. Or, cette donation n’implique aucune charge. Je prie M. de Lamarzelle de vouloir bien faire attention à ce point essentiel.
M. de Lamarzelle.—Je n’en sais rien!
M. le rapporteur.—Le résumé le dit!
M. de Lamarzelle.—Ah! pardon!
M. le rapporteur.—Je vous affirme, au nom de la Commission et d’accord avec le Gouvernement, qui m’a fait connaître le texte définitif, que la donation nouvelle ne comporte aucune charge pour l’État donataire.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—Aucune!
M. le rapporteur.—Vous venez d’entendre M. le sous-secrétaire d’État affirmer, conformément à ce que j’avais avancé, que la nouvelle donation n’implique aucune charge pour l’État.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Nous pourrions même l’accepter par décret!
M. le rapporteur.—C’est justement ce que j’allais dire. Je vous prie d’accepter comme postulat, le fait que cette donation est consentie sans charges: alors toute l’argumentation juridique de M. de Lamarzelle tombe devant le texte que voici: la loi du 4 février 1901 dit que «les dons et legs faits à l’État ou à des services nationaux qui ne sont pas pourvus de la personnalité civile sont autorisés par décret du président de la République».
Ainsi, messieurs, le Gouvernement a même joué la difficulté en visant dans le nouveau texte la deuxième et la troisième donation, car il n’avait qu’à prendre un décret pour les accepter l’une et l’autre.
Le Gouvernement a cru devoir mieux faire.
Que reste-t-il donc de l’objection juridique? Ce n’est pas à un établissement public, comme disent les textes visés par M. de Lamarzelle, que la donation est faite, c’est à l’État.
Voilà l’argument devant lequel, me semble-t-il, tous les autres doivent tomber. J’attends la riposte. (Très bien! à gauche.)
M. de Lamarzelle.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. de Lamarzelle.
M. de Lamarzelle.—Il y a deux questions. La première, que vient de poser l’honorable rapporteur, a pour objet de savoir si dans les mots «établissement public» il ne faut pas comprendre l’État.
Or, je crois que l’État est le premier de tous les établissements publics.
M. le rapporteur.—Mais non! Vous êtes trop bon légiste pour ignorer que l’État est la plus grande personnalité civile de France.
M. de Lamarzelle.—Il est donc, en conséquence, le premier des établissements publics.
M. Guillaume Chastenet.—C’est une personnalité civile et non un établissement public.
M. de Lamarzelle.—Dans le sens strict du mot, vous avez raison; mais je dis que, du moment qu’on dit «établissement public» dans un texte à propos d’une donation, cela signifie aussi l’État.
M. le rapporteur.—Nego consequentiam.
M. de Lamarzelle.—Oh! si nous commençons à parler latin, nous n’en finirons pas! (Sourires.)
M. le rapporteur.—Cela prouve, en tout cas, que nous sommes à côté de la question.
M. de Lamarzelle.—Il ne s’agit pas d’une question juridique. J’ai entendu poser uniquement une question réglementaire et j’y rentre. Oui ou non, en votant l’article unique du projet de loi, allons-nous voter en même temps une donation? Or, vous nous demandez d’approuver une donation dont nous ne connaissons pas le texte; nous n’en connaissons que le résumé.
L’honorable sous-secrétaire d’État nous dit qu’il y a telle et telle chose dans cette donation; je ne mettrai pas en doute sa parole, mais procéder comme on nous demande de le faire, c’est véritablement voter sur des textes verbaux ou alors je ne sais plus ce que le règlement veut dire.
L’État, dit-on, aurait pu accepter la donation par décret; je n’aurais pas demandé mieux qu’il en fût ainsi, mais il ne l’a pas fait et il nous demande une loi. Encore une fois, nous ne connaissons que le résumé de la donation et les paroles du Gouvernement. Procéder ainsi, ce serait la violation formelle du règlement.
Messieurs, je ne demande pas le renvoi de la discussion, mais seulement une seconde délibération afin que dans l’intervalle nous puissions avoir connaissance du texte sur lequel nous sommes appelés à voter, et j’espère que le Sénat se refusera à déclarer l’urgence de ce projet de loi. (Très bien! très bien! à droite.)
M. Dalimier, sous-secrétaire d’Etat des Beaux-Arts.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. le sous-secrétaire d’État.
M. Dalimier, sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Messieurs, je voudrais ajouter à l’argumentation de M. le rapporteur quelques mots qui rassureront certainement l’honorable M. Lamarzelle.
En effet, lorsqu’il s’agit d’une donation faite à l’État, il n’est pas nécessaire de venir devant le Parlement. C’est ainsi que toutes les collections qui ont été données au musée du Louvre n’ont pas fait l’objet de délibérations des Assemblées. Il y a quelques mois, lorsque nous avons accepté la donation totale de Detaille, nous ne sommes venus ni devant la Chambre ni devant le Sénat. Pour la donation Rodin, nous avons dû venir devant le Parlement, non pas pour lui demander d’accepter la donation au fond, mais parce qu’il était nécessaire d’obtenir de lui d’abord l’autorisation d’affecter l’hôtel Biron à un musée et, ensuite, les crédits nécessaires au payement des frais d’actes nécessités par les trois donations successives.
Mais je voudrais tout à fait rassurer M. de Lamarzelle et, s’il veut supprimer de la discussion la troisième donation, il aura d’autant mieux satisfaction que, comme je l’indiquais tout à l’heure, nous venons de déposer sur le bureau de la Chambre deux projets de loi portant acceptation de la deuxième et de la troisième donation et qui comportent aussi des demandes de crédits pour payer les frais de notaire. Lorsque ces projets de loi viendront devant le Sénat, M. de Lamarzelle connaîtra tout le détail des textes.
La liberté de l’Assemblée reste donc entière: c’est pourquoi j’insiste pour demander au Sénat de voter l’urgence et d’adopter le texte adopté par la Chambre des députés, qui s’applique à la première donation du maître Rodin et qui comporte les crédits afférents à cette donation.
M. Murat, président de la Commission.—La Commission est d’accord avec le Gouvernement.
M. de Lamarzelle.—Je n’insiste pas, mais j’ai du moins obtenu qu’on ne vote pas sur des textes que nous ne connaissons pas.
M le président.—Je consulte le Sénat sur l’urgence qui est demandée par la Commission d’accord avec le Gouvernement.
Il n’y a pas d’opposition?...
L’urgence est déclarée.
La parole dans la discussion générale est à M. Gaudin de Villaine.
M. Gaudin de Villaine.—Messieurs, je dois tout d’abord mes excuses à notre aimable rapporteur: malgré mon meilleur vouloir, je l’avoue humblement, je n’ai pu méditer à loisir, dans son entier, son volumineux et très copieux rapport.
La faute en est certainement à moi, car j’ai dû conserver des traditions littéraires surannées, et le verbe de notre talentueux collègue ne rappelle que de fort loin celui de Rabelais, de Corneille ou de Voltaire, ou même celui de Chateaubriand et de Victor Hugo. C’est quelque chose de très personnel, de très particulier, de puissant même et de très original, enfin c’est du bon Lintilhac, du Lintilhac de derrière les fagots. (Rires et mouvements divers.) En un mot, ce n’est peut-être pas le «français» d’hier, ni d’aujourd’hui, mais c’est certainement celui de demain ou d’après-demain! Et l’Académie française d’après-guerre n’a qu’à se bien tenir. (Nouveaux rires.)
M. le rapporteur.—J’espère que vous me prouverez ce que vous dites.
M. Gaudin de Villaine.—Messieurs, si j’ai demandé la parole dans cette discussion, ce n’était pas dans la pensée première d’entrer dans le fond du débat et d’étudier la question soumise à vos délibérations dans tous ses replis littéraires, artistiques, financiers et même érotiques! Je comptais laisser ce soin aux orateurs qui monteront à cette tribune après moi; mais j’ai constaté, dès le début de la séance, avec regret, l’absence de mon excellent collègue et ami, M. Dominique Delahaye, dont la présence ici, comme l’a dit en de très bons termes mon collègue M. de Lamarzelle, eût donné à la discussion un intérêt tout particulier.
Ma pensée unique était d’apporter quelques indications préliminaires que je considère comme utiles pour la clarté du débat. J’ajouterai d’ailleurs et immédiatement que, si, dans cette Assemblée, il y a un membre qui ait quelque droit de prendre part à cette discussion, c’est peut-être moi, car, sans mon intervention, sous forme d’interpellation, en date du 14 décembre 1909, ce projet que nous discutons ne figurerait pas à l’ordre du jour d’aujourd’hui, pour la simple raison que l’hôtel Biron aurait cessé d’exister.
M. le rapporteur.—C’est exact.
M. Gaudin de Villaine.—Messieurs, si je crois devoir rappeler brièvement ces souvenirs, c’est qu’ils ont un intérêt d’entière actualité.
Donc, le 13 décembre 1909, je recevais un long manuscrit anonyme dont je pus, dès le lendemain, constater l’exacte sincérité. Ce dossier me révélait tous les dessous de la question du Sacré-Cœur que j’ignorais et, de plus, me prévenait que la vente de l’immeuble était fixée à cinq jours de là, au 18 décembre 1909, soit par lots, soit ensuite dans son ensemble, s’il se trouvait acquéreur assez robuste.
Que me dictait dès lors le bon sens? C’était tout simplement de m’adresser aux ministres compétents d’alors pour savoir où en était la question et pour rechercher si la pensée du Gouvernement était de sauver ce beau domaine du morcellement et de la pioche des démolisseurs. Je m’adressai au ministre des Finances, puis au sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts d’alors, et j’acquis la conviction que le Gouvernement n’avait rien prévu, ne voulait rien prévoir et se désintéressait complètement des suites de cette mise en vente. (Mouvements divers.)
M. Brager de La Ville-Moysan.—C’est malheureusement l’habitude des gouvernements.
M. Gaudin de Villaine.—Ainsi, ce que j’appellerai la bande noire allait faire son office là, comme «aux Oiseaux», à «l’Abbaye aux Bois», et autres lieux. Là encore, tout était prêt, après entente étroite entre les grands profiteurs sémites de la liquidation des congrégations religieuses.
Je sais, messieurs, qu’à la suite de mon intervention, on a fait courir certaines légendes tendant à en diminuer l’opportunité, et l’une d’elles même me vint d’un côté où je ne l’attendais pas. On a cherché à faire croire—illusion douloureuse!—qu’au dernier moment se fût produite telle intervention quasi providentielle qui ramènerait les choses à leur état primitif.
C’était une illusion enfantine de plus, hélas!
Là, comme dans d’autres circonstances similaires, les positions étaient prises et les autorités ecclésiastiques auraient été jouées au «Sacré-Cœur» comme elles l’avaient été pour «les Oiseaux», «l’Abbaye aux Bois» et autres spoliations similaires. (Très bien! très bien à droite.)
Pour «les Oiseaux» et «l’Abbaye aux Bois» toute la bande des associés s’était effacée après accord, laissant le champ libre à M. Cahen, flanqué de son opérateur Lœve, et ainsi avaient été adjugés, pour une somme relativement minime, des immeubles d’une importance et d’une valeur infiniment plus considérables. C’était la première vague des «nouveaux riches», ceux du temps de paix. (Sourires.)
Le 18 décembre 1909, il devait en être de même: toute la bande s’effaçait devant M. Bernheim—sauf erreur!—qui, sans mon intervention à la tribune et la résistance du Sénat, aurait acquis l’immeuble du Sacré-Cœur, quelques jours après, pour 4 ou 5 millions, alors qu’au dire des experts les plus autorisés, la valeur de cet immeuble dépasse 15 millions. A l’heure actuelle, les Parisiens verraient, à, l’angle de la rue de Varenne et du boulevard des Invalides, un lot de constructions bizarres, d’une laideur ultra-moderne, comme celles qui déshonorent aujourd’hui le carrefour de la rue de Sèvres et du même boulevard des Invalides.
Mais le Sénat, et je l’en remercie encore une fois, en décida autrement le 14 décembre 1909. (Mouvements divers.)
Cette séance du 14 décembre 1909, messieurs, fut à la fois pleine de surprises et d’imprévus par ses à-côtés, par son développement, par son dénouement.
Aussitôt ma demande d’interpellation déposée, sollicitant l’ajournement de la mise en vente de l’immeuble du Sacré-Cœur, avant même que notre honorable président en eût donné connaissance au Sénat, j’étais invité, par M. le garde des sceaux d’alors, à aller conférer avec lui, dans les couloirs du Sénat.
Là, tous les arguments pour me décider à renoncer à mon projet d’interpellation furent mis en œuvre: intimidation, séduction, séduction surtout! J’allais me compromettre ou tout au moins me diminuer dans un débat sans issue! Le gouvernement était dessaisi par le séquestre. Que pouvait-on répondre? Et pourtant, on voulait répondre, ne serait-ce que par déférence pour le Sénat et courtoisie envers moi! «Allons, il fallait écouter un bon conseil, tout de sympathie... mais oui, de sympathie réelle pour mon caractère, pour son indépendance, pour son inexpérience peut-être!» (Sourires.)
Ah! l’honorable M. Briand s’y connaît en matière de séduction, son éloquence se fait si douce et si persuasive... Néanmoins, je maintins mon interpellation!
Ce fut à la fois épique et cocasse.
Par trois fois, M. le ministre et moi prîmes la parole, et à mesure que la discussion s’étendait, à notre étonnement commun, je constatai que la majorité du Sénat, que j’eusse supposée favorable à la thèse du Gouvernement, se faisait de plus en plus réservée, froide et même hostile devant l’insistance ministérielle. (Mouvements divers.) Puis, ce furent, à droite, mes honorables collègues MM. Riou et Jénouvrier—ce dernier surtout—qui m’apportèrent le concours de leur talent et de leur science juridique. Enfin, à gauche, l’honorable M. Strauss, dont je n’eusse osé escompter l’intervention favorable à ma thèse, en plaidant la nécessité de conserver à ce quartier de Paris un vaste terrain libre, aéré et salubre, enlevait définitivement la décision du Sénat.
Le Gouvernement lâchait pied, malgré «l’ordre du jour» d’usage et de consolation l’assurant de la confiance de la haute assemblée.
Celle-ci avait nettement exprimé sa volonté:
1º Que la vente fût différée;
2º Que l’État étudiât les voies et moyens d’acquisition.
Et, il en fut ainsi (Très bien! sur divers bancs.)
Alors on se demande, messieurs, après toutes ces résolutions d’hier, pourquoi aujourd’hui l’affaire Rodin revient, alors qu’on s’attendait à voir l’hôtel Biron transformé en un palais de passage et d’hospitalité digne de Paris pour les souverains et autres voyageurs illustres en villégiature parmi nous, tandis que tous les espaces libres ou libérés à l’entour formeraient pour le public parisien, un des plus beaux parcs de la capitale. J’en appelle, ici encore, aux souvenirs personnels de l’honorable M. Strauss... (Très bien! très bien!)
Oui, pourquoi cette fantaisie subite, connue excessive par tous les bons esprits, à quelque parti politique ou confessionnel qu’ils appartiennent? Ah! messieurs, c’est que certains appétits n’ont pas désarmé! et derrière le génie très discuté du maître Rodin ou derrière son originalité talentueuse si vous préférez, qui n’est, d’ailleurs, qu’un appât servi à d’aimables épicuriens comme M. Linthilac et ses collègues de la Commission... (Sourires et mouvements divers.)
M. le rapporteur.—Epicuriens mitigés.
M. Gaudin de Villaine.—C’est bien ainsi que je l’entends, m’adressant à l’auteur du rapport... Derrière eux se profilent d’autres spéculateurs dont le Sénat, à, son insu, par le vote qu’on attend de lui, se ferait l’avocat, au détriment du pays, des contribuables et même au détriment du bon sens.
Le 14 décembre 1909, messieurs, j’ai fait perdre à M. Bernheim (l’ancien), c’est-à-dire à la bande noire, la première manche; mais il est d’autres spéculateurs, qui, sans être les parents du premier, sont peut-être ses cousins dans l’exploitation de la misère ou de la bêtise humaine, en travaillant dans cette peinture incohérente qui, aux environs de la Madeleine, exaspère l’œil du passant artiste. Certains de ces spéculateurs masqués n’auraient-ils pas eu la pensée de faire au sculpteur Rodin une réclame sensationnelle, et, en lui obtenant la consécration nationale, de donner à tous les «laissés pour compte» de l’artiste et, à leur profit, une plus-value énorme, faite de snobisme, d’ignorance artistique, de vanités en démence, auprès de certaines poires millionnaires ou milliardaires des deux mondes et, particulièrement, du Nouveau Monde? (Rires.) La question Rodin est, en outre, un numéro de l’asservissement matériel, intellectuel et moral de ce pays, par une secte.
N’est-ce pas là, derrière la toile, tout le secret de la comédie qui en est ici, à son second acte... (Mouvements divers.)
M. Murat, président de la Commission.—Vous n’allez pas dire qu’il est juif!
M. Gaudin de Villaine.—Non, mon cher collègue, je ne débaptise jamais personne, sans son assentiment—il y a même de bons juifs et de mauvais catholiques. (Rires.)
M. le rapporteur.—Il ne faut pas les confondre avec celui d’Eugène Sue. (Sourires.)
M. Gaudin de Villaine.—Messieurs, bien renseigné—et je crois l’être—j’ai voulu simplement et au début de cette discussion, apporter ici une parole de bon sens et de vérité! Et comme dans la question des séquestres, dans la question de l’espionnage allemand, dans la question des métaux, dont je m’occupe aujourd’hui et qui n’est pas encore réglée (Mouvements divers), j’entends—s’il y a des dupes—ne pas accepter devant la nation, qui observe et qui nous juge, une place dans la galerie: ni dupe, ni complice; aujourd’hui, ni jamais! (Très bien et applaudissements à droite.)
Messieurs, je comptais en rester là de mes observations—pour le moment du moins—mais l’absence de mon collègue et ami, M. Delahaye, m’incite, fidèle à sa pensée, à apporter ici un document et quelques citations de toute opportunité... document extrait du Bulletin municipal officiel du lundi 6 avril 1914, nº 217.
Avant de descendre de la tribune, je ne résiste pas au plaisir d’apporter quelques citations et tout d’abord ce document:
(Nº 217).—Ordre du jour sur une demande de souscription à un ouvrage de M. Rodin.
M. Lampué, au nom de la 4e Commission dit:
«Messieurs, l’univers jalouse la France, parce que nous possédons le plus prodigieux artiste que l’humanité ait jamais connu. Le Gouvernement de la République méconnaît l’honneur que les Dieux nous ont fait en ne chantant pas, comme il convient, le plus grand sculpteur que la terre ait jamais porté.
«Dans sa mesquinerie, le ministère des Beaux-Arts n’a acquis que vingt-sept des œuvres de Rodin pour les exposer au musée du Luxembourg; le même ministère a aggravé sa chicherie en offrant à Rodin le magnifique hôtel Biron pour en faire son habitation personnelle, moyennant quoi le très grand Rodin fera à la République le grand honneur de lui léguer, en mourant, quelques baquets de terre glaise desséchée.
«Il faut que la ville de Paris efface toutes ces pauvretés et tente quelque chose digne de Rodin et digne aussi de la population parisienne; voilà donc le projet au nom de la 4e Commission que je soumets à vos sages délibérations:
«Le Conseil,
«Délibère:
«La basilique de Montmartre sera désaffectée et transformée en un prodigieux monument élevé à la gloire de l’illustre Rodin; ce monument sera surmonté d’une statue géante de Rodin dominant l’espace et le temps, et comme Rodin seul est capable de glorifier Rodin, c’est lui qui sera chargé de l’exécution du monument et de la statue. Le crédit pour la dépense sera illimité.
«Le Conseil désire seulement que ce grandiose monument soit décoré des statues de tous les grands artistes de tous les siècles et de toutes les civilisations et que tous les génies, qui ont remué les entrailles et le cerveau de l’humanité, soient groupés en des attitudes d’admiration et d’humilité devant le très grand Rodin, symbole divin de l’art éternel.
«En attendant que ce prodige s’accomplisse, nous devons faire des économies; la première que votre Commission vous propose consiste à ne pas souscrire à un très gros volume, Les Cathédrales de France (50 francs l’exemplaire) que vient de publier M. Rodin. Je ne dirais rien du texte, mais la seule chose qui soit certainement de lui dans ce livre, ce sont les cent planches qui l’illustrent, si j’ose m’exprimer ainsi. L’élève le plus médiocre de nos petits cours de dessin rougirait de présenter de tels croquis.
«Mais quand on est l’auteur du Pithécanthrope qui déshonore le portique du Panthéon, on n’hésite pas à duper encore le bon public.»
(L’ordre du jour est prononcé: 1914, page 594.)
Messieurs, on ne se moque pas plus aimablement, plus gauloisement de l’orgueil exaspéré d’un mortel, fût-il surhumain comme M. Rodin...
M. Murat, président de la Commission.—C’est du Lampué tout pur.
M. Gaudin de Villaine.—Je vous l’ai dit en commençant. (Sourires.)
Mais voici encore deux mots du maître qui méritent d’être retenus:
Le premier prononcé il y a six ans au Pré-Catelan et rapporté par l’éditeur des photographies et gravures du maître:
M. Rodin disait: «Mes devanciers s’honorent tous d’avoir eu tel ou tel maître: Moi, je suis l’élève de Dieu!»—et le geste et l’attitude semblaient dire que l’élève dépassait le maître divin!
Le second a été prononcé à Rome en 1914 au banquet présidé par le juif Nathan (alors maire), et offert à Rodin par la municipalité romaine.
Piqué sans doute de ne pas avoir auprès de lui l’ambassadeur de France, M. Barrère (qui ne lui avait sans doute pas pardonné l’invasion du palais Farnèse, par un des produits du sculpteur: L’homme qui marche, sans tête ni bras, hélas!!) Rodin s’écrie dans son toast:
«A Rome, l’ambassadeur représente la France, moi je représente sa gloire!»
On comprend dès lors l’extraordinaire visage que (selon Camille Lemonnier analysant l’œuvre de Judith Cladel) «le maître glorieux!» s’est, à la longue, composé: «le visage d’un Pan!»
Mais, mon cher rapporteur, et selon votre verbe, gravissons ensemble «notre grand escalier qui prédispose si bien ceux qui le montent à la gravité de notre mandat!» (Sourires.)
M. le rapporteur.—Ce n’est pas moi qui ai dit cela. Il ne faut pas me rendre grotesque à plaisir.
M. Gaudin de Villaine.—Saluons, par quelques courtes citations, la névrose de ces disciples de Rodin. Ecoutez:
«Il a le grand geste érotique et chaste de l’art, fait d’androgynisme mâle et féminin...
«Rodin règne, en effet, dans l’universel, il se dénonce un cycle d’art et d’humanité total;
«Il trace par le siècle un orbe de génie, d’héroïsme et de passion où est entraînée l’âme moderne...
«Sa cérébralité avec celle de Balzac, de Hugo et de Wagner commande tout un âge de la même densité formidable qui, aux épaules du penseur, câblées comme un contrefort, fait peser la bestialité hagarde des foules, le poids d’une tête où tient un monde...
«Il est mieux qu’une page de critique au sens rigide du mot, il est un rite d’admiration et de piété.» (Mouvements divers.)
Je vous assure que je trouve ce style aussi original que décadent. Je n’en cherche pas les auteurs; mais c’est ce style qui m’a, aussi, un peu embarrassé dans l’analyse de certaines parties du rapport de l’honorable M. Lintilhac.
M. le rapporteur.—Quand on critique le style de quelqu’un on le cite, sinon la critique ne saurait porter. D’ailleurs, vous m’ornez de l’épithète de talentueux, laquelle n’est pas française.
M. de Lamarzelle.—Ce barbarisme n’est pas fait pour vous déplaire.
M. Gaudin de Villaine.—Et encore:
«Considérez la petite faunesse à genoux, cep enchaîné et qui se délierait, fruit divin de nature, dardé des calices secrets du sexe», et ailleurs «cette faunesse encore, énigmatique et gainée de limon primitif»; et, plus loin «la petite femme animale, ondine ou singe, accroupie avec le geste familier et toujours féminin de faire jouer ses pieds entre ses doigts»... (Sourires.)
«A mesure, de ses mains immenses et délicates, le grand animateur les accouche à la vie, au désir, à la beauté, au péché sacré qui transmet la substance...
«Son œuvre est orgiaque et religieuse comme les mystères de l’Inde et de la Grèce, selon le rituel même de la vie, qui associe la démence sexuelle à la fonction génésique.»
Messieurs, beaucoup d’entre nous connaissent la Femme accroupie, elle est sans doute destinée à orner ce qui fut la chapelle du Sacré-Cœur. J’estime qu’elle figurerait avec plus d’avantages dans le musée des «accroupis de Vendôme» si jamais il était constitué et ouvert au public. (Mouvements divers.) Mais, pour en finir sur ce point, je terminerai par une pensée du maître empruntée à son livre: Les Cathédrales.
«Cherchez la beauté.
«Elle existe pour les bêtes, elle les attire. Elle détermine leur choix dans la saison de l’amour. Elles savent que la beauté est un signe, une garantie de bonté et de santé. Mais les êtres qui pensent, qui croient penser, ignorent maintenant ce que les bêtes savent toujours.
«On nous forme pour le malheur. L’abominable éducation qu’on nous impose nous cache la lumière dès l’enfance.»
Messieurs, il est probable que, dans un avenir plus ou moins prochain, quand vous aurez déifié Rodin et ses œuvres, on débaptisera le collège Victor Duruy pour l’appeler le lycée Rodin, et ce sera le genre d’éducation que l’on donnera à nos filles. (Exclamations à gauche.)
«On pourrait ainsi et indéfiniment se promener au travers du chaos des idées exprimées par les Rodinolâtres adorant un faux dieu, infernal peut-être, ridicule à coup sûr, au gré d’un snobisme artistique suraigu, qui n’a eu comme pendant que le wagnérisme...»
Ainsi s’exprime M. René Rozet dans son Idole au socle d’argile qu’il faudrait tire en entier, pour donner toute sa physionomie à l’immense mystification qu’on entend imposer à l’opinion publique.
Je n’en retiendrai que deux passages, l’un pris au début de sa magistrale étude, l’autre à la fin...
«Or, puisqu’il n’est point le dieu que l’on prétend, qu’est-ce au fond que M. Rodin, et qu’est-ce que son art?
«Dément, halluciné, possédé, convulsif... ou mystificateur, M. Rodin affirme avoir enrichi et même rénové l’art. Cependant, l’œuvre du grrrrrrrrand sculpteur ne fait illusion d’abondance, que par le nombre des variantes et de simples répliques. Elle est doublement caractérisée par une débauche d’ébauches et par la production de ruines toutes neuves.
«Ce qui s’en dégage, c’est l’effort de faire exprimer à la sculpture des idées que ne comportent pas les limites de cet art, c’est l’insurrection contre la forme, contre l’ordre, contre l’équilibre, contre la saine raison, contre la tradition, contre le bon goût, contre le bon sens.»
«Son œuvre est, dans son ensemble, une maladie de l’art; à quand la convalescence? à quand la guérison?
«Demain peut-être. Mais patience. Tôt ou tard, le bon sens outragé se vengera; circonvenue d’abord, l’opinion rendra un jugement équitable. Elle assignera à cet artiste une place importante, mais par contre, elle lui infligera une improbation sévère pour ses théories dissolvantes, pour son mercantilisme, pour son injustice envers ses confrères et sa risible adoration de lui-même.
«En dépit de la critique inféodée, qui fait pression sur le public et sur notre trop crédule gouvernement, le pseudo grand homme ne jouira pas de l’apothéose finale: ça aura été une longue vogue; ce ne sera pas la gloire! l’hôtel de Biron ne deviendra pas l’hôtel des Invalides!... Les œuvres systématiquement fragmentées de M. Rodin auront le sort qu’elles méritent. Différemment, mais comme le poète dont parle Horace, elles seront disjecta membra sculpturæ.»
Et sans vouloir rien dire de la question financière, pourtant si troublante sous des apparences de convention—car les 10.812 fr. 50 énumérés au rapport représentent exactement les frais d’entretien d’un trimestre—je laisse «le mot de la fin» à un grand ami de la France de l’autre côté des Pyrénées, le très lettré Francis Melgan:
«Quand l’âme nationale est complètement prise par le drame qui se déroule en Picardie... Quand l’envahisseur occupe encore une partie importante du territoire de la République il y a un groupe de parlementaires byzantins qui soulèvent la «question Rodin» et qui font perdre séance sur séance pour faire une réclame colossale en faveur d’un artiste égaré et décadent auquel on devrait faire au moins l’aumône du silence!» (Mouvements divers.)
Cet écho, venu de loin, messieurs, est aussi la pensée du pays! (Vifs applaudissements à droite.)
M. le rapporteur.—C’est une erreur!
M. T. Steeg.—Je demande la parole.
M. le président.—La parole est à M. Steeg.
M. T. Steeg.—Messieurs, le projet de loi qui nous est soumis n’est pas nouveau; si j’interviens dans la discussion, c’est que, dès 1911, d’accord avec mon regretté ami Dujardin-Beaumetz, j’avais, comme ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, donné une adhésion de principe au projet de donation qui nous était soumis par M. Rodin.
Les pourparlers se sont prolongés, car les difficultés d’ordre juridique et d’ordre administratif étaient assez nombreuses: M. Bérard et M. Dalimier ont eu la bonne fortune de les résoudre.
Je voudrais vous dire, très rapidement, pourquoi je considère, aujourd’hui, comme il y a cinq ans, les raisons qui justifient, à mes yeux, l’acceptation, par l’État, de l’offre de Rodin.
Parmi les critiques soulevées contre le projet, il en est une qui, si elle était justifiée, ne manquerait ni de force, ni de portée. On nous disait: vous allez instituer une sorte d’orthodoxie d’État en matière d’art. En affectant un établissement public au profit d’un seul artiste, vous ne vous contentez pas de consacrer officiellement le talent de l’homme et la qualité de l’œuvre, vous décernez à cet artiste une sorte de brevet d’hégémonie et de supériorité.
Or, ce n’est pas là le rôle de l’État; il n’a pas à instituer des primautés, à organiser l’apothéose d’artistes encore vivants.
Ce grief, messieurs, ne saurait nous être adressé. Le régime actuel a rompu délibérément avec des traditions anciennes: il y avait, autrefois, des charges de peintre du roi; il subsista longtemps des artistes officiels.
Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi: nous avons voulu et nous voulons que tout effort sincère puisse s’exprimer librement, en dehors de toute doctrine d’État; il n’y a pas, en matière d’art, de doctrine d’État.
M. Gaudin de Villaine.—Vous donnez un démenti à cette théorie.
M. T. Steeg.—Non, il n’y a pas de doctrine d’État.
Nous avons un institut d’État, dans lequel Rodin n’est pas entré, qui veille attentivement à ce que certains principes, qu’il a formulés comme les meilleurs, président à la création artistique; mais ces maîtres de l’Institut ne peuvent pas se plaindre d’avoir été délaissés, d’avoir été l’objet de dédains injustifiés au profit de Rodin.
Ce n’est pas à Rodin que l’on a demandé tant et tant de statues qui se trouvent dans nos rues, sur nos places et dans nos jardins et qui les ornent, sans toujours les embellir. (Sourires approbatifs.) Ce n’est pas à Rodin que l’on a demandé ces monuments, que vous pouvez voir à Paris, monuments de Gambetta, de Waldeck-Rousseau, de Jules-Ferry, ou bien encore celui de Chappe, qui, près de nous, boulevard Saint-Germain, évoque sans aucun symbolisme le vieux télégraphe de nos ancêtres. (Nouveaux sourires.)
Ce n’est pas pour Rodin que l’on a, tout près d’ici, avenue de l’Observatoire, relégué dans une ombre discrète, un des chefs-d’œuvre de Rude.
Non, messieurs, il n’y a pas là de privilège pour un homme, il n’y a pas de doctrine d’État.
Que s’est-il passé?
Le maître Rodin est venu nous dire: «Voici mon œuvre, avec les collections dont s’est nourrie ma pensée. Les voulez-vous? Je demande, en retour, que la maison qui les abrite soit leur asile après ma mort, non pas pour toujours, mais pendant vingt-cinq ans,—le temps de laisser tomber les partis pris systématiques, comme aussi les engouements factices et les admirations de commande, le temps de juger froidement ce que je fus, de mesurer exactement ce que j’ai fait.»
Qui donc a pu voir, dans cette démarche de haut désintéressement, la manifestation d’un orgueil hypertrophié se dresser à lui-même son propre piédestal. Il se soumet au contraire à l’épreuve la plus redoutable. Ce n’est pas à des familiers, ce n’est pas à un cercle d’admirateurs qu’il lègue son œuvre; il confie au temps toute son œuvre, toute sa passion, la vie de sa vie, le résultat d’un inlassable labeur, des trésors dont lui seul sait ce qu’ils lui ont demandé d’efforts douloureux et de méditations infinies.
Je sais! Il y a la condition à laquelle cette offre est subordonnée: l’affectation de l’hôtel Biron.
Rodin a demandé qu’on lui réserve ce joyau parfait, exemplaire exquis de la grâce du XVIIIe siècle.
La séduction de ce monument a été pour quelque chose dans la décision du vieux maître. L’effort architectural du siècle qui a porté l’art du décor à son élégance suprême y est résumé. Comment, épris de cette demeure, où tant de ses rêves se sont réalisés, n’aurait-il pas conçu la pensée de lui attribuer une destination en harmonie avec le charme qu’il y sentait?
Nous avons eu—et l’honorable M. Gaudin de Villaine avait raison tout à l’heure de rappeler le grand service qu’il rendit alors—la même préoccupation. Des spéculateurs aux aguets méditaient le dépècement de ce domaine et en préparaient l’horrible lotissement; nous avons été d’accord, à la Commission du budget de la Chambre, dont je faisais alors partie, avec notre collègue, pour que l’État fît l’acquisition de ce chef-d’œuvre d’un des maîtres de l’architecture française. Pour le dire, en passant, il faut reconnaître qu’à notre époque démocratique, le culte des belles choses n’a pas périclité autant qu’on le prétend parfois. Ce n’est pas aujourd’hui, c’est en des temps moins plébéiens, moins détachés des vénérations anciennes, que l’on a accepté qu’une merveille comme le palais des Papes d’Avignon, fût transformé en une caserne d’artillerie, et l’oratoire aux fresques délicates, dans lequel un prêtre s’agenouillait devant son Dieu, converti en cuisine régimentaire!
M. de Lamarzelle.—Nous sommes d’accord avec vous sur ce point.
M. Steeg.—J’ajoute que, depuis quelques années, c’est grâce aux efforts et du Parlement et des sous-secrétaires d’État aux Beaux-Arts, que l’on s’est efforcé de restituer le palais des Papes dans son antique splendeur.
M. le président de la Commission.—On l’a bien abîmé en le restaurant!
M. Gaudin de Villaine.—Mais vous n’avez pas réussi.
M. le sous-secrétaire d’État.—Il est en pleine restauration!
M. T. Steeg.—Nous n’aurions pas eu à le restaurer si d’autres, avant nous, ne l’avaient pas laissé dégrader.
Messieurs, telle est la donation qui nous a été faite, telle est l’offre qui nous a été apportée par le maître Rodin. Je dis qu’il convient de l’accepter avec gratitude et surtout avec empressement.
Eh oui! avec empressement. Pensez-vous qu’au point où l’a porté l’ascension de sa renommée, Rodin eût été embarrassé pour bâtir son propre musée? N’eût-il pas trouvé, s’il l’eût fallu, dans le concours de ses fidèles innombrables, les ressources nécessaires à l’édification du palais de sa gloire?
On a parlé, ici et ailleurs, du culte dont, aux États-Unis et dans les pays scandinaves, son œuvre est l’objet.
Certes, il faut ici faire leur part et au snobisme et à la mode. Il est possible aussi que quelques-uns se détournent de ces thuriféraires d’outre-mer ou de ces fanatiques de tous pays, qui, se pâmant aujourd’hui d’extase, fussent, il y a trente ans de cela, demeurés indifférents ou ironiques devant les chefs-d’œuvre de leur idole. Il est possible aussi que quelques-uns se détournent de lui le jour où le vote de la Chambre et celui du Sénat leur auront montré que ce n’est pas seulement une élite exceptionnelle ou un cénacle compliqué et raffiné qui goûte et admire l’œuvre de Rodin.
Tenons, messieurs, ces manifestations lointaines pour non avenues. En France, nous entendons la voix de toute une génération d’artistes...
M. Gaudin de Villaine.—Ah! non. Je possède de nombreuses lettres d’artistes qui protestent.
M. T. Steeg.—En face de la protestation des uns, vous trouverez l’adhésion des autres.
Il y a quelques années, les plus grands noms de la littérature et de l’art signaient une pétition demandant la création du musée Rodin. Tout récemment, les membres de la Société nationale des Beaux-Arts apportaient au projet de convention qui vous est soumis une adhésion éloquente et reconnaissante. (Très bien! très bien!)
Mais pourquoi chercher des autorités? Aurions-nous des yeux pour ne point voir? Lisez le rapport de M. Lintilhac, et, sous la conduite de ce guide précis, averti et éloquent, allez voir l’œuvre de Rodin. L’auteur des bustes les plus beaux que l’on ait faits depuis Donatello, l’artiste qui a animé des formes exquises ou superbes, palpitantes de vie charnelle ou frémissantes de pensée, le poète épique des Bourgeois de Calais et du Monument de Victor Hugo est un maître dont Athènes et Florence auraient revendiqué la gloire, comme nous le faisons aujourd’hui. (Vives approbations à gauche.)
J’entends bien l’objection que l’on nous a sans cesse répétée: «Vous allez créer un précédent redoutable.» Cette perspective n’est pas pour m’effrayer. Que d’autres artistes nous apportent des dons semblables et nous ne rebuterons pas leur bonne volonté.
Mais combien sont-ils ceux qui pourraient nous faire une offre pareille? Combien sentent qu’ils gagnent plus qu’ils ne perdent à la dispersion des produits de leur infatigable talent, d’autant plus infatigable qu’il ne connaît pas ou ne connaît plus l’effort vers une perfection toujours plus haute?
Réunir, juxtaposer dans un même local les diverses créations d’un même artiste, quelle épreuve périlleuse pour sa renommée!
M. Gaudin de Villaine.—C’est une revanche contre l’indifférence de ses contemporains. Ceux dont on acquiert les œuvres voient celles-ci dispersées, tandis que ceux dont les œuvres ne sont pas recherchées peuvent être mises dans un seul musée.
M. T. Steeg.—Combien de talents s’immobilisent au moment où la réputation obtenue paraît définitivement installée! Une fois découverte la formule qui captiva le public, les amateurs ou les marchands, ils se contentent de reproduire le tableau, la sculpture ou le livre qui leur valut le succès.
Par l’application d’une recette plus fructueuse que féconde, ils arrivent à ce résultat qu’une œuvre cependant nouvelle donne l’impression du déjà vu. (Très bien! très bien!)
Il n’en sera pas de même pour Rodin. Non seulement ses œuvres supportent d’être rapprochées les unes des autres, mais je dirai volontiers qu’elles en ont besoin; elles se complètent, s’expliquent, s’éclairent réciproquement.
Dans chacune il cherche à se dépasser, à serrer la vie de plus près, à emprisonner dans le marbre ou dans le bronze quelque attitude, quelque émotion, quelque idée qui, jusque-là, s’étaient dérobées à son étreinte.
Dira-t-on que Rodin n’a pas toujours réussi dans ses tentatives? Certes, le souci de perfection qu’il porte toujours, l’expression de ce qu’il y a d’essentiel dans ses idées, l’a conduit à laisser tomber des travaux dont il n’était pas satisfait. Il se peut même que, dans sa fièvre de création, il se soit contenté de fixer son rêve dans une ébauche.
Mais, ébauches ou réalisations, peu importe: ce musée Rodin que l’on va créer et dans lequel vous verrez se juxtaposer des réussites, des essais, peut-être même des erreurs—ceci mettant en lumière le sens profond de cela—apporte le témoignage d’une activité prodigieuse, d’une volonté impatiente et passionnée, mais souverainement puissante. Nul, quand il y pénètre, ne peut ne pas ressentir la domination de la force créatrice qui s’y révèle. (Vive approbation.)
En rendant hommage à Rodin, je pense aussi que nous apportons un encouragement à ces jeunes sculpteurs qui poursuivent avec un entêtement sublime leur labeur sans compensation. Pauvres inconnus, méconnus, ils s’obstinent à ne rien attendre que d’eux-mêmes, à ne pas abaisser leur art à ce que, dans leur juvénile intransigeance, ils appellent de méprisables compromissions. L’exemple de Rodin, sa gloire tardive, leur est un réconfort, leur apporte une espérance. (Très bien! très bien!)
Ne l’oubliez pas, messieurs, Rodin aurait pu, comme beaucoup d’autres, réussir de bonne heure. L’auteur du Printemps et de la Pensée avait une connaissance profonde de la technique et des ressources du marbre; pendant des années de luttes, il a vu les salons se fermer devant lui et les grands critiques hausser les épaules devant ses créations. Il aurait pu abdiquer entre les mains de quelque entrepreneur de renommée, il ne l’a pas voulu. La célébrité lui est venue en coup de foudre, lors de l’Exposition de 1900. Il avait, à ce moment-là, soixante ans.
Comment s’étonner qu’il goûte ingénument le murmure de gloire qui monte jusqu’à lui et comment ne pas comprendre qu’il a quelque mérite à avoir attendu si longtemps la récompense de tant d’années d’une volonté et, si vous le voulez, d’une orgueilleuse obscurité?
La jeune génération artistique s’incline avec respect et admiration devant son caractère et son génie.
Elle sait ce qu’elle doit à Rodin, ce dont il a enrichi la sculpture française, elle sait aussi ce qu’il a ajouté à ses traditions séculaires. Car—et, sur ce point, je me trouve aussi en plein accord avec l’honorable M. Lintilhac—c’est une erreur singulière que de considérer Rodin comme un iconoclaste ou comme un contempteur du passé: les collections dont vous trouverez, aux annexes du rapport, le riche inventaire et où figurent en majorité des pièces appartenant à l’art de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, sont, à cet égard, très instructives.
Dans des entretiens qui nous ont été conservés, nul plus que Rodin ne se réclame des principes classiques et des origines nationales. Mêlé jadis aux équipes anonymes d’ouvriers géniaux, il eût peuplé de ses rêves et de ses chimères la façade des cathédrales. (Très bien! très bien!)
Messieurs, si je suis monté à cette tribune, c’est parce que je suis convaincu que le projet qui vous est soumis pose une question d’intérêt national immédiat et profond. Aussi, j’avoue ma surprise, lorsque j’entends déclarer que le moment est mal choisi pour discuter la convention actuelle.
«Byzance», disait un des auteurs cités par l’honorable M. Gaudin de Villaine. Mais, messieurs, Byzance se perdait en controverses stériles et en débats futiles. Ici, c’est du patrimoine moral de la France qu’il s’agit. C’est ce patrimoine que nous voulons conserver et accroître.
En ce moment, beaucoup de ceux qui auraient été les peintres, les poètes ou les savants de demain sont tombés. Ceux qui survivent leur doivent de ne laisser déchoir aucune des aspirations supérieures dont la France a toujours eu la fierté.
Demain il y aura une œuvre économique importante à accomplir, effort de relèvement matériel, de renaissance nationale. Il faut, demain, que la France sorte de l’épreuve mieux trempée pour les luttes pacifiques qui suivront la victoire. Mais il ne faut pas que cet effort absorbe toute la vigueur d’une jeunesse prématurément réduite.
Il faut assurer dans notre pays le culte désintéressé de la beauté et de la vérité. C’est la parure resplendissante de la démocratie française. Cet ornement n’est pas un luxe vain et vaniteux. Il fait rayonner au loin l’esprit de notre peuple.
Restons constants avec nous-mêmes, affirmons-nous tels que nous sommes dans l’épreuve d’aujourd’hui, dans nos préoccupations pour demain. En votant le projet, vous ne ferez qu’ajouter à la vénération grandissante qui, de toutes parts, monte vers la France; vous affirmerez au regard du monde, à cette heure d’héroïsme et de sacrifice, qu’elle maintient sans fléchir cette tradition d’idéalisme qui, dans l’ordre de la beauté comme dans l’ordre de la justice, restera son titre éternel à la reconnaissance des hommes. (Vifs applaudissements.)
M. le président.—La parole est à M. le rapporteur.
M. le rapporteur.—Messieurs, le projet de loi relatif à la donation Rodin pose devant vous une question d’argent et une question d’art. Il y a, à la surface de ces débats une affaire et, au fond, une manifestation soi-disant artistique.
M. Gaudin de Villaine.—C’est bien vrai.
M. le rapporteur.—...Et qui, en fait, a pour complice une querelle d’école. (Mouvement.)
M. Charles Riou.—A cette heure-ci, grand Dieu! C’est bien peu de chose en présence de ce qui se passe!
M. le rapporteur.—Que voilà un argument nouveau dans la question, mon cher collègue!
M. Gaudin de Villaine.—Non, je l’ai fait valoir déjà.
M. le rapporteur.—J’ai dit «querelle d’école». J’ai le droit de le dire, parce que je ne l’ai pas dit dans mon rapport. Je me suis appliqué à ne parler que de l’intérêt du mérite artistique de l’œuvre de Rodin, suivant le mandat que m’en avait donné la Commission, parce que son motif d’acceptation n’était pas autre que l’admiration.
M. Gaudin de Villaine.—C’était le travail d’Hercule!
M. le rapporteur.—Voyons d’abord l’affaire.
Pour vous montrer qu’elle est excellente, je n’aurai pas besoin de longs développements. Voici le fait et les chiffres: M. Auguste Rodin, statuaire, grand officier de la Légion d’honneur, consent à l’État une donation dont la valeur marchande, à dire d’experts, est, au bas mot, de 2 millions et demi. Il y joint celle d’une partie de ses droits de propriété artistique et littéraire, d’un revenu annuel de 20.000 francs environ, et le legs d’une autre partie de ses droits évaluée à 150.000 francs par an.
En échange, le donateur, qui est septuagénaire, demande à l’État donataire d’exposer ses œuvres, sa vie durant et vingt-cinq ans après sa mort, dans l’hôtel Biron et la chapelle désaffectée voisine.
Certains trouvent que ce contrat est léonin de la part du donateur. Ils objectent que le loyer de l’hôtel vaut plus de 2 millions et demi, en capital, de 20.000 francs de revenu immédiat et de 150.000 francs de revenu après décès, car cet hôtel aurait coûté 6 millions à l’État. C’est inexact.
M. Gaudin de Villaine.—C’est le rapport de M. Doumer.
M. le rapporteur.—Attendez! Que votre arithmétique est impatiente. L’État a payé de ce prix l’hôtel et environ 37.000 mètres de terrain, dont les deux cinquièmes, à peu près, ont été occupés par le lycée Duruy. Il a donc payé trois millions et demi les 23.000 mètres de l’enclos Biron, ce qui les met à 150 francs le mètre—lequel vaut 500 francs dans le quartier—et il a eu par-dessus le marché l’hôtel et la chapelle. Pour l’hôtel, n’exagérons rien; sans doute, il a deux façades élégantes, surtout celle du jardin, mais sa construction a été l’objet de vives critiques de la part de l’historien de l’architecture, Jacques Blondel, qui y signale les vices d’une construction hâtive, notamment les porte-à-faux. Et puis, il n’y a plus guère que les murs, car peintures, boiseries, et jusqu’aux rampes des escaliers, ont été mises au pillage. Quant à la chapelle, toute moderne, elle est quelconque.
Or, ce sont ces deux immeubles seuls qu’occupera le futur musée Rodin; le jardin sera ouvert au public, et M. Rodin n’aura que le privilège de s’y promener en dehors des heures ordinaires d’ouverture. Dans l’hôtel lui-même, il n’aura qu’une chambre, car ce n’est pas lui que l’État logera, c’est son œuvre. Tel est ce contrat, qui est bien de l’espèce do ut des, mais je souhaite, pour nos finances, que l’État soit invité à en signer beaucoup de pareils.
La générosité du donateur est évidente à vos yeux, je pense, comme elle l’a été à ceux de votre Commission des Finances, qui vient de conclure au vote d’un crédit de 10.813 francs pour l’installation du futur musée.
M. Gaudin de Villaine.—Ce n’est pas l’avis de M. Aimond: il y a quelque temps, dans les couloirs, il m’a dit tout le contraire.
M. le rapporteur.—Généralement, les bruits de couloirs s’éteignent au pied de cette tribune. Mais, moi, je dois y faire entendre l’opinion de la Commission des Finances, puisque j’en ai été également le rapporteur; or, au sein de la Commission, le rapport financier, que j’ai lu du premier au dernier mot, a été approuvé à l’unanimité des membres présents.
Voilà, messieurs, la question d’affaire, elle vous apparaît—je n’insiste pas—aussi bonne que possible...
Un sénateur à gauche.—Très bonne!
M. le rapporteur.—Mais pourquoi le donateur fait-il un geste si magnifique? Par orgueil, disent ses détracteurs. Est-ce le mot juste?
Après un si vaste effort, où chacune de ses œuvres a partagé le public en détracteurs acharnés et en admirateurs enthousiastes, après des querelles d’école où, ni d’un côté ni de l’autre, on ne s’est piqué de parler d’avance le langage de la postérité, le vieux maître, sentant cette postérité toute proche, a été d’avis d’avoir un avant-goût moins tumultueux de son jugement, en offrant au public des connaisseurs, et même au grand public, la vue de l’ensemble de son œuvre, groupé en un musée.
Plus heureux que l’écrivain, qui doit en appeler à une longue patience des lecteurs, plus heureux que le musicien dont la composition exige de coûteux interprètes, le sculpteur, comme le peintre, n’a besoin que du regard qui fait justice et recrute vite les admirateurs pour soulever l’équitable avenir contre les cabales éphémères. Rodin a voulu profiter de cet avantage de son art. Il est avide de voir se poser sur ses chefs-d’œuvre le regard admiratif du visiteur où luit un reflet de gloire. C’est sa manière à lui de répéter le cri du vieux Corneille à ses rivaux obscurcis et autour de lui croassant:
Voilà pourquoi ce septuagénaire, devenu, d’humble artisan, grand artiste, par la force du talent immanent et un demi-siècle de labeur orageux et si longtemps misérable, vient, conduit par l’État, frapper à la porte d’un petit temple de mémoire et dont il fait les frais.
Messieurs, c’est une gloire mondiale, née au pays de France, un vieillard désireux avant de fermer les yeux où ont lui tant de visions d’art, de les emplir d’une aube visible d’immortalité. Ouvrons-lui et saluons. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)
Tout le monde n’en est pas d’avis, vous venez de le voir. On craint, dit-on, de créer un précédent encombrant. Vraiment? On craint de rencontrer trop souvent, au bout de la carrière d’un artiste, l’accord d’une pareille générosité et d’un pareil talent? Ah! messieurs, c’est prévoir de bien loin l’embarras des richesses: en l’espèce, l’encombrement n’est pas plus à craindre que la ruine. (Sourires et applaudissements.)
L’argument est-il bien sérieux et faut-il s’y arrêter davantage? Votre attitude indique que non et j’arrive à un autre encore moins dépouillé d’artifice.
Parlons net. Si le musée projeté ne devait pas occuper un ancien établissement congréganiste, est-ce que sa création soulèverait ici les objections que vous venez d’entendre?
M. de Lamarzelle.—Je veux bien accepter ce débat, mais il ne devrait pas s’ouvrir quand l’ennemi est encore à Noyon. Je ne le crains pas. Si vous l’engagez je vous suivrai.
M. le rapporteur.—C’est vous-même qui avez dit que vous ne laisseriez pas échapper cette occasion de porter la question des congrégations à la tribune. J’ai, dans mon dossier, l’article.
M. de Lamarzelle.—Si vous le voulez! Vous pouvez lire mon article.
Voix nombreuses.—Lisez! Lisez!
M. le rapporteur.—Voici l’article:
«...L’on n’a pas manqué de prétendre, dit M. de Lamarzelle, que si le projet d’un musée Rodin rencontrait si vive opposition, c’est parce qu’on voulait l’installer dans le couvent enlevé aux religieuses du Sacré-Cœur. C’est, en vérité, assez difficile à soutenir, etc., etc...»
Et voici votre déclaration...
M. de Lamarzelle.—Non, lisez tout!
M. le rapporteur.—Vous voulez que je lise tout?...
M. de Lamarzelle.—Oui, puisque vous y êtes. Ce que vous venez de lire, c’est l’objection que je pose...
M. le rapporteur.—L’article est si long que je ne puis le lire entièrement, mais voici la citation:
«C’est en vérité assez difficile à soutenir lorsqu’il s’agit du député radical-socialiste, M. Jules-Louis Breton et de tant d’autres qui l’ont aidé dans sa vigoureuse campagne; quant à moi, je n’essayerai certes pas de le dissimuler, je n’ai pas l’intention de manquer de dresser la protestation du droit contre une spoliation...» (Exclamations à gauche.)
M. de Lamarzelle.—Eh bien?...
M. le rapporteur.—Eh bien, au moment du moins où vous avez écrit cela, vous aviez l’intention de porter le débat sur le terrain où vous dites que je vous entraîne. C’est évident, par le passage même que je viens de lire.
M. le président de la Commission.—M. de Lamarzelle avait oublié Noyon à ce moment.
M. de Lamarzelle.—Je m’expliquerai à la tribune.
M. le rapporteur.—Ce n’est pas une querelle que je vous cherche. Je prends texte d’une déclaration écrite par vous, ayant trait directement à une interruption lancée par vous. N’est-ce pas de bonne et courtoise guerre? D’ailleurs, constatez que je me laisse interrompre à loisir et par qui veut, et que je réponds. N’est-ce pas de franc jeu? (Marques d’approbation.)
M. de Lamarzelle.—Je vous ai dit que je n’avais pas l’intention de porter le débat sur les congrégations ni sur l’abrogation de la loi de 1901 à la tribune. Je voulais écarter d’une discussion parlementaire tout ce qui pouvait nous diviser; mais puisque, en ce moment, vous ouvrez ce chapitre, je vous y suivrai et j’apporterai la protestation dont j’ai parlé dans mon article.
M. le rapporteur.—Je ferai remarquer au Sénat que je ne fais qu’y suivre M. de Lamarzelle; et, comme disait le «talentueux» Montaigne, dont on ne discute pas le style ici et que je cite, en tout cas, je ne fais que le «clouer à ses propos». (Sourires.)
M. de Lamarzelle.—Vous êtes dur!
M. le rapporteur.—Clouer ne veut pas dire crucifier.
M. de Lamarzelle.—J’avoue que je me trouve très bien portant, même après votre spirituelle raillerie!
M. le rapporteur.—Je ne vous raille pas, mon cher collègue, vous savez, au contraire, combien j’estime votre caractère, comme votre talent. Je pousse donc mon argument et vous y répondrez avec votre éloquence coutumière.
C’est, selon le mot franchement proféré à la tribune de la Chambre par M. de Gailhard-Bancel, pour défendre contre la prescription de l’oubli l’ancienne demeure des Dames du Sacré-Cœur qu’on s’attaque si bruyamment au musée Rodin. Voilà ce qui fait trouver le projet de loi condamnable et même damnable, et l’œuvre de l’artiste trop peu mûre pour la gloire et même un peu diabolique. Voilà pourquoi on soulève ici le vieux problème de la moralité dans l’art, cette quadrature du cercle de l’éthique et de l’esthétique, comme si ce qui est vraiment beau n’était pas moral en soi, n’étant que la splendeur du vrai.
«Le vrai, le beau, le bien, disait Diderot, ce grand critique d’art, voilà ma trinité.» (Applaudissements répétés à gauche.) Pour être laïque, ce credo n’en est pas moins gros de sens et d’un beau sens. En tout cas, Rodin n’en peut mais. Ce n’est pas pour profaner sataniquement une chapelle, d’ailleurs désaffectée, qu’il jette son dévolu sur elle et en paye le loyer si magnifiquement.
Les mérites de son œuvre n’en sauraient être diminués et le mobile, plus ou moins avoué des adversaires de la donation, tel que je viens de le désigner, émousse bien les critiques qu’ils décochent au donateur, de face ou de biais.
Mais envisageons un moment ces critiques. Je vous ferai remarquer, messieurs, que dans mon rapport, je me suis tenu à l’écart des querelles d’école. L’intérêt et la beauté du futur musée avaient seuls dicté la décision de votre Commission spéciale. Elle m’avait chargé de faire ressortir l’un et l’autre. En toute sincérité, sans fracas verbal, j’y ai tâché de mon mieux. Mais la tournure que prend la discussion m’oblige à n’y pas garder une attitude si platonique à cette tribune. J’en viens donc à la querelle d’école dont on s’y est fait l’écho pour les besoins d’une autre cause.
Je déclare d’abord que, loin de déplorer ces sortes de querelles, je les crois fécondes,—du moins quand on n’en fait pas des arguments politiques,—car c’est «pour les envieux excités» que nombre d’artistes ou d’écrivains sont montés au comble de leur art. Elles sont vieilles, d’ailleurs, comme les arts et métiers; il y a trois mille ans qu’on disait: «Le potier est jaloux du potier, le menuisier du menuisier; et tout n’en va que mieux à l’atelier.» Phidias avait des détracteurs acharnés, et le fronton du Parthénon reste incomparable. Ghibert et Donatello se poursuivaient de critiques réciproques et acérées et ce sont les deux créateurs de la sculpture moderne. Autour de Raphaël, on cabalait contre Michel-Ange, ce qui ne l’empêchait pas de peindre la Sixtine. Nous avons eu, en musique, la querelle des Gluckistes et des Piccinistes qui, selon le mot de Jean-Jacques, «déboucha les oreilles françaises», comme nous avions eu, en littérature, celle des Cornéliens et des Raciniens, qui se renouvela en celle des romantiques et des classiques, puis des naturalistes, laquelle dure encore, et tant mieux! Quand il n’y aura plus de libre querelle d’art et de littérature, c’est qu’il n’y aura plus de création artistique ou littéraire. Les chefs-d’œuvre seront devenus des modèles incompris que copieront mécaniquement, en figures stylisées, des élèves bien sages et bien stériles, et dans les écoles mornes régneront, montant la garde autour des poncifs, ces pions du beau. (Applaudissements répétés.)
Mais nous n’en sommes pas là. Nous avons des sculpteurs, comme Falguière et Mercié et dix autres, dont les noms sont parmi les gloires de la France, dont les œuvres sont l’orgueil de nos musées et de nos places publiques, et la suprême parure de nos monuments. Mais ces maîtres ont derrière eux le troupeau servile des copistes, le chœur intransigeant des thuriféraires, et qui s’intitulent l’école. Là, l’inspiration des maîtres originaux est érigée en dogme par les uns, et leur technique est tournée en recette par les autres. (Sourires approbatifs.) Dans cette langue du geste qu’est la sculpture, l’école fait un choix, et on compose un vocabulaire en dehors duquel elle décrète que ne saurait s’exprimer l’éloquence du corps, sans patoiser. Elle prétend que les titres de noblesse de cette langue châtiée par leur goût étroit sont dans l’antiquité même, et pour le prouver, elle fait un tri dans les antiques. Elle traite de décadents ou d’archaïques ceux qui donnent trop évidemment tort à sa théorie de la sculpture canonique, statique, et qui montrent qu’il y a aussi de l’eurythmie dans la sculpture en mouvement, traduisant le dynamisme des sentiments et des passions, tels que le Laocoon, les Lutteurs, le Gladiateur, le Discobole de Myrhon.
La découverte du fronton occidental du temple d’Olympie, où se voit la bataille des Lapithes et des Centaures, si dramatique et si réaliste en son classicisme incontestable, la jeta dans un étonnement dont elle n’est pas encore revenue. (Sourires.) Mais elle ne s’en tint que plus obstinément à son répertoire conventionnel de postures, à son vocabulaire de gestes châtié, académisé! Certes, quand un vrai maître parle cette langue, elle peut être fort éloquente—il y a les Racines de la sculpture—mais elle a l’inconvénient de pouvoir être vite apprise par la médiocrité et de prêter déplorablement au pastiche, et alors «sur le Racine mort, le Campistron pullule». (Très bien! très bien!)
De là, dans nos musées et sur nos places, tant d’œuvres froides, aux gestes convenus, répétés en cadence et à satiété par les figures de bronze ou de marbre, comme par les figurants d’un ballet, aux attitudes apprises, aux hanchements prétentieux, aux gestes arrondis et où le sujet «fait le beau», théâtralement.
Leurs auteurs à la douzaine en tirent honneur et profit, sans trop de peine. De là leur colère contre qui vient les troubler dans la tranquille possession de ce monopole. Cette école a pour devise le beau vers du poète: