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Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon

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Je hais le mouvement qui déplace les lignes.

Et ceux qui en sculptent de tels, ajoute-t-elle in petto. (Applaudissements.)

Vienne un artiste que son tempérament porte vers une statuaire autrement et plus pathétique, qui soit de la lignée des auteurs du Milon de Crotone, de la Marseillaise, de la Danse, qui ose trouver trop étroite la convention stylisée, qui, par l’observation directe du modèle et de la vie et de tous les maîtres classiques ou gothiques, ose puiser au trésor des gestes libres, d’après nature, quel émoi chez les doctrinaires de l’école, quelle clameur de haro chez les pasticheurs à la douzaine et qui forcent quelques maîtres à faire chorus! Sus au prétendu révolutionnaire! Et voilà justement le cas de Rodin.

Ses œuvres apparurent à l’école comme un défi d’une insolence croissante, depuis la première, l’Homme au nez cassé, jusqu’aux Bourgeois de Calais, en attendant le Balzac que ne leur fit pas pardonner le Baiser exposé au même Salon.

Entre les deux conceptions de l’art, le conflit éclata aussitôt. Le buste dit l’Homme au nez cassé dont tous les grands musées tiennent aujourd’hui à honneur d’avoir un exemplaire, est refusé au Salon, comme son auteur l’avait été, et par trois fois, à l’école des Beaux-Arts. Et pourtant, par la largeur de la facture tout antique, par la force expressive, ce buste est l’aîné authentique de tant d’autres qui suffiraient seuls à la gloire de Rodin, où la personnalité des modèles est si évidente, si puissamment concentrée, caractérisée et rendue, qu’en les rapprochant des originaux, qui les a connus vivants sent monter à ses lèvres, à l’adresse de leur auteur, pour traduire son admiration, l’hyperbole laudative de l’inscription antique: «De toi ou de la vie, qui a imité l’autre?» (Applaudissements.)

Cependant, l’artiste pauvre a modelé l’Homme au nez cassé dans une écurie humide, ouverte à tous les vents, et vit de son métier de décorateur, dans une gêne qui durera jusqu’à la cinquantaine, ne se décourage pas. Cela seul mériterait le respect. (Vifs applaudissements.)

Il présente au Salon l’Age d’airain, sa première statue. On l’admet, mais c’est pour crier: «Au voleur!»

M. le président de la Commission.L’Age d’airain est un chef-d’œuvre.

M. le rapporteur.—Le chœur des écolâtres déclare que l’auteur a triché au jeu et que le torse est moulé sur nature, comme si jamais moulage pouvait traduire la sève, le frémissement de vie qui monte des pieds à la tête de cet éphèbe s’éveillant à la nature. Pour se disculper, l’artiste envoie un moulage du torse du soldat belge qui lui a servi de modèle et donne à comparer.

D’ailleurs, avant cette démonstration par l’absurde, les vrais artistes, Falguière et Guillaume en tête, ne s’y étaient pas trompés et avaient défendu le loyal sculpteur contre cette accusation aussi sotte que perfide. En fait, du premier coup et avec la nature pour seul guide, la nature dont il a dit qu’elle est la «source de toute beauté et que l’artiste qui s’est approché d’elle ne transmet que ce qu’elle lui a révélé», il avait créé un de ces bronzes respirants, à la grecque, dont Virgile parle avec envie. J’ai vu l’Hermès de Praxitèle, sous le ciel d’Olympie, et la vivante poitrine de ce chef-d’œuvre de l’éphébie antique ne respire pas mieux que celle de l’Age d’airain. (Vifs applaudissements.)

Là encore, le coup d’essai était un coup de maître: la maîtrise de Rodin s’y affirmait déjà tout entière.

Je ne passerai pas à cette tribune une revue de l’œuvre de Rodin. Je l’ai esquissée dans mon rapport, pour motiver la décision de votre Commission et selon le mandat exprès qu’elle m’en avait donné.

M. Le président de la Commission.—Vous vous en êtes très bien acquitté.

M. le rapporteur.—Mais si de pareils commentaires peuvent s’écrire, parce que le lecteur sérieux en soutient la lecture en se reportant à la vue des œuvres qui les dictèrent, ils risquent d’ennuyer ceux qui les entendent formuler, en l’absence des œuvres, surtout quand leur esprit est assiégé et leur temps pris par des préoccupations aussi graves que les nôtres. (Parlez! parlez!) J’ai même à vous remercier de l’attention que vous m’avez accordée dans de pareilles circonstances et je m’efforcerai de n’en pas abuser dans ce qui me reste à dire sur la donation Rodin et son auteur.

Je me bornerai à faire sur les mérites de l’œuvre à laquelle est destiné le futur musée, une remarque générale que je motiverai sommairement et qui vient d’être indiquée éloquemment par M. Steeg. La voici: ce prétendu révolutionnaire est, au fond, un traditionnaliste, et des plus fervents.

Un des principaux attraits de son œuvre est justement d’y voir l’émulation constante de son originalité avec les chefs-d’œuvre du passé—classiques, renaissants ou gothiques—pour apprendre de l’art même à franchir ses limites.

Quelle œuvre de sculpture moderne est, en effet, dans l’inspiration et dans l’exécution, plus voisine des antiques que le groupe de la Mort d’Alceste? C’est le pathétique même d’Euripide. Y a-t-il, dans nos musées, rien de plus classique par la largeur des plans, l’équilibre des masses, la franchise du modelé et la force contenue, la foi du sentiment, que Le Baiser? Qui donc a, de nos jours, plus élégamment et plus puissamment interprété les vieux mythes que l’auteur de l’Orphée suppliant les Dieux, de l’Apollon vainqueur, de l’Amour et Psyché, des Danaïdes au supplice et de cette Centauresse symbolique, fouillant le sol de son rude sabot, tandis que son buste délicat et haletant se tend éperdument vers la chimère et que se combattent si pathétiquement en elle l’instinct de la bête et l’idéalisme de la femme? (Applaudissements.)

Et les maîtres de la Renaissance, après ceux de l’antiquité—dont il s’entourait pieusement en travaillant—ont-ils eu un plus authentique successeur que ce même Rodin? Son Saint Jean-Baptiste n’est-il pas le frère, en rusticité expressive, de ces paysans en qui les délicats reprochaient à Donatello d’incarner ses apôtres? Et qui donc a mieux regardé Michel-Ange? Revenez voir, après une visite aux Esclaves du Louvres, celui de Rodin, l’Adam naissant qui hanche de même et déjà si douloureusement sous le poids de la vie qu’il vient de recevoir? Et son Ariane ne dort-elle pas le même et vivant sommeil que La Nuit?

Mais, pour mesurer l’originalité de Rodin dans l’émulation avec «le sublime Michel-Ange», disciple du «grand Donatello», comme on disait alors, comparez le Penseur du Panthéon—oui, celui-là même qu’on appelait tout à l’heure à cette tribune, un pithécanthrope, tout comme fait certain interlocuteur d’un dialogue de Guiglielmo Fennero, auquel un autre répond que derrière toute œuvre de Rodin il y a une idée et qu’il faut avoir des nerfs différents pour chaque artiste—comparez-le à celui du tombeau de Laurent de Médicis.

Dans l’un la carrure puissante, la curiosité réfléchie de la pensée renaissante devant la résurrection de la vie en beauté et de la science, pleine de promesses; dans l’autre, l’idée faisant effort pour se dégager du corps d’athlète qu’elle habite et tourmente, l’anxiété crispée qui convient à la pensée contemporaine, se penchant sur des énigmes plus poignantes—par exemple le problème politique et social du bonheur toujours à l’état aigu, la complicité monstrueuse de la science et de la barbarie contre le droit et la civilisation. (Applaudissements répétés.)

Quelle force suggestive, là et ailleurs, dans le symbolisme des formes, dans toute cette sculpture intellectuelle! N’est-ce pas là créer au sens le plus élevé du mot? Rodin est le poète du marbre. (Applaudissements.)

Son originalité dans l’émulation n’est pas moindre, quand il s’inspire des maîtres gothiques, mais elle est moins facile à entendre et à goûter; elle a même donné naissance à d’orageux malentendus. Mais la beauté de certaines œuvres de cette troisième inspiration n’en est pas moins certaine et moins durable; par exemple, dans ces Bourgeois de Calais où il a fait, en sculpture, avec la convention une rupture aussi éclatante et qui sera aussi féconde que celle de son ami Puvis de Chavannes, en peinture, à l’école du Giotto.

Aux groupes pyramidants, en cadence de ballet, il a osé substituer une bande de figures comme on en voit aux parvis de ces cathédrales dont il a si bien parlé, où chacun des personnages, acteur sincère du drame commun qui les étreint et les unit tous, fait pathétiquement son geste individuel—«chacun à son enseigne», comme disent les rubriques des metteurs en scène de ces mystères dramatiques qui ont fidèlement inspiré le réalisme expressif des anonymes imagiers de notre art gothique. Est-ce que ce pathétique ne prend pas aux entrailles qui s’y laisse aller de bonne foi, comme voulait Molière? (Marques d’approbation.)

Quelque divers, d’ailleurs, que soient les sentiments qu’on éprouve au spectacle de l’œuvre énorme et mêlé de Rodin, comment nier qu’il apparaît, dans vingt chefs-d’œuvre, une puissante et admirable synthèse, toute moderne, au confluent de l’art classique et de l’art gothique dont elle s’inspire tour à tour, sans quitter jamais la nature d’un pays?

Or, la confidence curieuse et suggestive des efforts d’où est sortie une si vaste production, sera faite aux visiteurs du musée Rodin par les ébauches, maquettes et moulages légués aussi par lui à l’État. En offrant le spectacle complet de la laborieuse évolution du maître de céans, ce musée apparaîtra, aux artistes et aux amateurs, riche en formules et en émotions esthétiques. (Applaudissements.)

Le grand public lui-même, qui a l’intuition profonde des passions, s’initiera peu à peu à cet art, grâce à sa sincérité et à son pathétique: il y goûtera de plus en plus ces émotions de la forme expressive, ce frisson du beau que les législateurs de toutes les civilisations, y compris la chrétienne...

M. de Lamarzelle.—Surtout la civilisation chrétienne.

M. le rapporteur.—Oui... ce frisson du beau qu’elles ont considéré comme un stimulant nécessaire et un précieux auxiliaire de l’éducation du peuple. (Très bien!)

M. Gaudin de Villaine.—L’hospitalisation d’un artiste vivant n’a pas de rapport avec ce que vous exposez!

M. le rapporteur.—Vous voulez que tout ce qu’on dit ait du rapport avec les seules choses que vous dites. On peut en penser d’autres, sur le sujet en discussion, et les développer. J’use de mon droit, en restant maître de l’ordre de ma discussion. Mais, dès qu’on sort de votre chemin, on se jette dans les chemins de traverse, à votre compte; et on est aussi un révolutionnaire!

M. Gaudin de Villaine.—Mais non!

M. le rapporteur.—Je continue donc mon chemin, ne vous en déplaise, et j’arrive, d’ailleurs, au bout.

Mais, objecte-t-on, ce n’était pas le moment de vous occuper de la création d’un musée Rodin. D’abord, en ce moment, ce n’est pas nous qui l’avons choisi: c’est l’échéance du contrat qui nous l’a imposé. Ce n’est pas le moment, dites-vous: mais est-ce le moment de diminuer nos gloires en les discutant, ou de les exalter? (Très bien! très bien!)

Comment! nous avons un artiste dont la célébrité rayonne dans les deux mondes, dont l’œuvre est commentée par des études dans toutes les langues civilisées,—j’en ai vu une en japonais,—dont les productions, alors que certaines en marchandent le cadeau, sont guettées par l’or de l’étranger,—hier, on lui offrait, pour un buste de Shakespeare, 160.000 francs,—qui a, dans les villes capitales, des monuments à son nom, tout un musée à San-Francisco, une salle au Kensington de Londres, trois salles au Metropolitan de New-York, dont la personne, quand elle passe la frontière, est l’objet d’ovations inouïes,—à son dernier voyage à Londres, on dételait les chevaux de sa voiture, pour la traîner en triomphe, et on le proclamait docteur de l’Université d’Oxford,—et certains disent que ce n’est pas le moment de rappeler au monde que la France sait aussi admirer ses artistes? Si, c’est bien le moment, monsieur, d’exulter, d’arborer et d’exposer nos gloires, ne fût-ce que pour rappeler aux nations civilisées ce qu’elles doivent au génie de l’Athènes moderne.

Ah! messieurs, défions-nous, plus que jamais, de cette manie nationale, redoutable, envers de nos qualités critiques, qui nous pousse, comme par une suprême élégance, à nous dénigrer nous-mêmes (Vive approbation), à nous dénigrer aux yeux du reste du monde, où nous n’avons pas que des amis et où certains, peut-être même parmi les neutres, ne demandent pas mieux que de nous prendre au mot (Assentiment), ainsi que j’avais l’honneur de vous le rappeler à cette tribune, dans la querelle contre la Sorbonne, à la veille même de la guerre et ne croyant pas si bien dire, hélas! (Applaudissements.)

Si l’on avait un Rodin, de l’autre côté du Rhin, ce n’est pas en ce moment, ni jamais, qu’on mettrait les écrans de la critique devant les rayons de sa gloire. Autour de lui, quel chœur retentirait du barbare «au-dessus de tout!» (Nouveaux applaudissements.) N’en ayant pas, on y fait quand même, par bluff, des gestes de kultur artistique: n’est-ce pas hier, en pleine guerre, qu’on affectait d’y payer 900.000 marks, 1.275.000 francs, un antique enlevé à notre séquestre? Et ce ne serait pas pour nous le moment de faire un geste aussi sincère qu’élégant, un de ces gestes bien français—comme celui qui datait de l’angoisse de Moscou le décret de réorganisation de la Comédie-Française—en donnant à une gloire du pays de France l’hospitalité nationale qu’elle demande et paye en une si belle monnaie? (Très bien! très bien!) Votre Commission, qui vous propose de le faire, peut adresser à ses contradicteurs la réponse même des Athéniens à leurs détracteurs, au cœur même d’une guerre à mort, malgré laquelle ils ne désertaient pas le culte de la beauté: «Oui, nous avons l’amour du beau, riposte le président du Conseil d’alors, qui avait nom Périclès.» (Rires approbatifs.) Mais un amour où le bon goût et le budget trouvent leur compte. J’espère, messieurs, que c’est aussi ce que vous allez dire par votre vote, pour l’honneur de la République qui, ici comme en tout et pour tout, entend bien rester laïque et athénienne. (Double salve d’applaudissements.L’orateur, en regagnant sa place, reçoit les félicitations d’un grand nombre de ses collègues.)

M. le président.—La parole est à M. de Lamarzelle.

M. de Lamarzelle.—Messieurs, avant de répondre aux arguments de l’honorable rapporteur, je voudrais vous résumer l’histoire du projet que nous discutons, histoire incroyable, absolument invraisemblable, je le reconnais, mais authentiquée par la discussion même de la Chambre des députés. Elle a été racontée par M. Léon Bérard à la Commission de l’Enseignement de la Chambre des députés. M. Jules-Louis Breton l’a reprise devant l’autre Assemblée; M. Bérard ne l’a pas niée; M. Jules-Louis Breton l’a même mis au défi d’en contester une seule partie et le défi n’a pas été relevé.

Telles sont les autorités sur lesquelles je vais m’appuyer pour exposer, à mon tour, cette histoire du projet Rodin. Voici les faits:

Ainsi que mon excellent ami Gaudin de Villaine vous l’a expliqué, c’est en 1911 que fut votée une loi permettant à l’État d’acquérir l’hôtel Biron.

Le but de cette loi, c’était d’abord de nous conserver, comme on l’a dit tout à l’heure, le chef-d’œuvre de Gabriel et de mettre le public en possession d’un parc magnifique. Depuis cette époque 1911, rien n’a été fait; et, lorsqu’on passe boulevard des Invalides, devant ces murs éventrés, on aperçoit cet admirable hôtel que l’on décrivait si bien tout à l’heure, dans un état lamentable de délabrement. Le parc est livré aux mauvaises herbes, à tel point que je pourrais citer ici des hommes qui y ont chassé le lapin, il n’y a pas longtemps encore!

Enfin, quand on contemple ce domaine, on a la sensation qu’il appartient à un propriétaire en train de se ruiner; spectacle d’autant plus lamentable que l’on constate que le domaine était magnifique.

Une autre remarque a été faite: sur cet immeuble, on n’a jamais vu flotter, pendant l’horrible guerre que nous traversons, le drapeau d’une ambulance; tandis que nos écoles publiques et privées, au détriment des enfants qu’elles enseignent, ont recueilli chez elles des blessés, dans cet hôtel il n’y a rien!

M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.—Je vous demande pardon!

Un sénateur à gauche.—Il y a l’œuvre de l’hôtel Biron.

M. le sous-secrétaire d’État.—Il y a un ouvroir, une garderie d’enfants, une école de préapprentissage depuis le mois d’août 1914.

M. de Lamarzelle.—Dans tous les cas, il n’y a pas de blessés.

M. le sous-secrétaire d’État.—On ne peut pas tout y mettre à la fois!

M. Gaudin de Villaine.—Il y avait aussi d’autres locataires, moins recommandables.

M. le sous-secrétaire d’État.—Pas depuis la guerre.

M. de Lamarzelle.—Que s’est-il passé? Puisque l’immeuble a été laissé dans cet état de délabrement, l’État a voulu donner à l’hôtel Biron sa destination légale; il s’est alors trouvé en présence des locataires admis par le liquidateur de la Congrégation, à savoir: une actrice, Mlle Jeanne Bloch; un acteur, M. de Max; enfin, M. Auguste Rodin, le sculpteur illustre que l’on a célébré tout à l’heure. Il ne fut pas difficile à l’État d’expulser Mlle Jeanne Bloch; M. de Max fit plus de difficultés; quant à M. Rodin, je cite ici M. Jules-Louis Breton:

«Quand il fallut s’attaquer à M. Rodin, ce fut, cette fois, matériellement impossible, l’Administration des Beaux-Arts n’ayant pu, malgré ses longs et louables efforts, arriver à le faire consentir à déménager.»

L’État fit donc de louables efforts, comme vous le voyez, pour exécuter la loi; mais Rodin est un homme au-dessus des lois. Si, au lieu d’un locataire, il s’était agi d’expulser un propriétaire et si ce propriétaire avait été de ceux dont il était question tout à l’heure et dont je ne voulais pas parler, oh! alors, on aurait trouvé moyen d’exécuter la volonté du législateur et d’invoquer «les justes lois». M. Rodin est une puissance, un dieu que vous avez entendu éloquemment célébrer tout à l’heure par l’honorable M. Lintilhac!

On ne l’a pas expulsé, cependant, et cette situation a duré cinq ans; en sorte que le projet de loi en ce moment soumis à votre examen constitue ce que M. Jules-Louis Breton a appelé très bien: la solution élégante de cette question très épineuse. (Très bien! à droite.)

La solution élégante, vous la voyez: Rodin se dresse contre la loi; il ne veut pas obéir à une loi en vertu de laquelle l’État fait les plus louables efforts pour le chasser d’un immeuble appartenant à l’État. La solution est toute simple: Rodin désobéit à la loi? eh bien, nous allons faire une autre loi, en vertu de laquelle Rodin, dorénavant, sera chez lui!

M. Gaudin de Villaine.—C’est l’inverse du moratorium!

M. de Lamarzelle.—C’est ce que j’allais dire. Si donc on avait obéi à la loi, ce n’est pas ce critique d’art fin et délicat que vous venez d’entendre que l’on aurait envoyé chez M. Rodin, ce serait,—et c’eût été plus logique,—un commissaire ou rapporteur de la Commission du moratorium des loyers de la Chambre ou du Sénat. Mais on a élevé cette question et nous en sommes arrivés aujourd’hui, au Sénat et à la Chambre, à discuter sur l’œuvre de M. Rodin.

Nous venons d’entendre un homme extrêmement compétent, un critique d’art de premier ordre, dont le rapport est beaucoup plus d’un artiste que d’un homme politique; mais, en fait, nous sommes parfaitement incompétents pour discuter une pareille question et pour en juger, et je vous montrerai tout à l’heure que, dans la presse, on a dit avec raison que ce n’était pas l’affaire du Parlement de décider pour ou contre dans une question qui est purement d’art.

Pour mon compte, je n’essaierai pas de m’élever aux hauteurs atteintes par notre honorable rapporteur. Cependant, malgré toutes les critiques que l’on peut nous adresser, nous ne pouvons pas, je ne peux pas, quant à moi, voter ainsi, à la muette, en n’écoutant que les admirateurs passionnés de M. Rodin et en ne tenant aucun compte des détracteurs de son art, aussi passionnés de leur côté.

Ce n’est pas surtout une question d’art que je voudrais discuter ici, car ce n’est pas notre affaire; je voudrais me borner à montrer au Sénat qu’il ne nous appartient pas d’intervenir dans la mêlée entre deux groupes d’artistes passionnés—vous venez d’en avoir une preuve éloquente—genus irritabile vatum, a-t-on dit. Pour ma part, je n’irai pas me mettre entre les deux camps, car je sais ce qui m’attendrait. (Sourires.)

Je veux seulement vous démontrer que nous n’avons pas à intervenir dans cette querelle; que, de plus, nous n’avons pas à faire ici une loi de privilège, une loi d’exception en faveur d’un artiste quelconque et surtout d’un artiste vivant.

Il me sera bien facile de vous démontrer que c’est une loi de privilège. On a reproché au projet d’admettre que Rodin fût logé aux frais de l’État jusqu’à la fin de sa vie, qu’il eût tel ou tel avantage pour ses œuvres durant son existence. De cela je n’aurais pas à m’étonner: il y a des précédents dans notre histoire.

La monarchie a logé des artistes. L’École du Louvre prenait des artistes sous sa protection, et cela a parfaitement réussi. Mais ce que je ne puis absolument admettre et ce qui est exorbitant, ce qui ne s’est jamais vu en France sous aucun régime, c’est que M. Auguste Rodin ait un musée d’État à lui, un musée constitué pour ses œuvres in æternum.

M. le président de la commission.—Non, pour vingt-cinq ans!

M. de Lamarzelle.—Je vais vous prouver le contraire, monsieur le président de la Commission, et c’est justement ce sur quoi on n’a pas encore assez appuyé.

Voici, en effet, ce que dit la donation: «Ces œuvres devront être réunies dans un même immeuble de manière à former un ensemble complet constituant la collection Rodin.»

Comme vous le dites fort bien, pendant vingt-cinq ans après sa mort, l’hospitalité est assurée aux œuvres du sculpteur Rodin dans l’hôtel Biron; mais, si l’État reprend l’hôtel, il est obligé de construire un autre musée pour y mettre ses œuvres.

Donc, je ne me trompe pas lorsque je dis que c’est un musée consacré aux œuvres de M. Rodin, in æternum, pour toujours.

L’État s’est réservé le droit, à toute époque, de reprendre l’hôtel Biron, mais dans ce cas, il devra mettre préalablement à la disposition de M. Rodin un local d’une superficie égale, aménagé à sa convenance, pour y placer ses œuvres, et ce local sera édifié, aux frais de l’État, dans les limites du jardin entourant l’hôtel Biron.

Je n’ai donc rien exagéré en disant que c’est bien un musée in æternum que l’État constitue de son vivant pour les œuvres du sculpteur Rodin.

Voilà la question telle qu’elle se présente. J’ai dit que c’était un privilège: il s’agit de se demander quel est le droit commun.

Ici, nous touchons à la seule question en litige: le droit commun, qui est fondé sur cette vérité incontestable, que c’est le temps seul qui donne la consécration aux œuvres du génie, quel que soit ce génie. Alors, conformément à cette vérité, qui est de tous les temps, de toutes les époques, nous avons le musée du Luxembourg où l’on met les œuvres des artistes vivants, non pas pour les couronner encore, mais pour mettre le public à même de les juger.

Dans ce musée, je le reconnais, l’État doit donner l’hospitalité à toutes les écoles, à tous les artistes qui se sont affirmés d’une façon ou d’une autre. Puis, nous avons le musée du Louvre, où les œuvres des artistes n’entrent qu’après leur mort, c’est-à-dire lorsque le temps, le seul juge, est venu consacrer leur talent.

Tous les artistes contemporains ont passé par là: Carpeaux, Chapu, Barye, Dubois, Guillaume, Dalou, qui est regardé, non par l’école que j’aime le plus, mais par vous tous, messieurs, comme le véritable maître, le grand maître de la sculpture contemporaine.

A-t-on fait une exception de ce genre pour Dalou, pour Rude ou pour les autres? Vraiment, je ne crois pas rabaisser M. Rodin en disant que tous ces artistes, et particulièrement Dalou, le valaient.

Vous allez me dire: «Il n’est pas question de mettre Rodin au Louvre.» Mais ce que vous demandez est bien pis que cela! Lorsque l’État, après la mort des artistes, consent à placer leurs œuvres au Louvre, il ne s’engage pas à les maintenir là in æternum, il conserve toujours le droit de les déplacer, et vous savez qu’actuellement il y a, dans les journaux artistiques et même dans les grands journaux de Paris, toute une campagne pour demander que certaines œuvres disparaissent du Louvre, parce que le goût a changé.

Dans l’espèce qui nous occupe, l’État s’engage, en vertu de la donation qui a été faite et que nous allons accepter, à laisser à perpétuité les œuvres de M. Rodin dans l’hôtel Biron ou dans celui qui sera élevé à sa place.

Voici l’article 3 de la deuxième donation:

«M. Rodin aura, sa vie durant, etc., pour y exposer ses œuvres à perpétuité...» Le mot y est. Voilà donc un privilège que nous constituons à M. Rodin, en vertu de ce projet.

Mais il y a un autre privilège sur lequel je veux insister, qui est peut-être plus exorbitant encore que celui-là.

Quand il s’agit de mettre une œuvre au Luxembourg ou au Louvre, il y a une Commission qui juge si l’œuvre est véritablement digne d’entrer dans l’un ou l’autre de ces musées.

Ici, pas de Commission. M. Rodin est seul juge de ce qu’il fera entrer dans le musée Rodin.

M. Rodin est un génie, soit. Je ne contesterai pas ici, parce que je ne tiens pas à me rendre ridicule, le talent de Rodin. Mais ne savez-vous pas, comme tout le monde, qu’un génie commet quelquefois des œuvres médiocres, parfois même au-dessous du médiocre? Nos plus grands génies ne nous en ont-ils pas donné la preuve? Ne savez-vous pas que notre grand Corneille a fait l’Attila?

M. Herriot.—Il reste le grand Corneille! (Très bien! à gauche.)

M. de Lamarzelle.—Je ne dis pas le contraire, mon cher collègue. Mais le bon Horace n’a-t-il pas dit lui-même au sujet d’Homère: «Quandoque bonus dormitat Homerus?»

Il y a une chose non moins incontestable, c’est qu’une faiblesse des plus grands génies consiste à aimer parfois ces œuvres-là plus que les autres, et M. Rodin ne doit pas y échapper. Il doit avoir, lui aussi, une prédilection pour ses œuvres moins bonnes; par suite, l’État va être victime de cette prédilection pour ses enfants bossus. (Sourires.)

Remarquez, du reste, que ses partisans les plus passionnés eux-mêmes admettent très bien qu’il a des faiblesses. Je vous avoue que, dans mon admiration pour cet artiste, je n’ai pas eu de chance! Je me rappelle, il n’y a pas longtemps de cela, que, au moment où le projet a été déposé, je suis allé revoir ses œuvres, et, devant un de nos collègues, qui est un partisan absolu et sans réserve du projet, j’ai dit: «Il y a là des œuvres que je crois contestables, mais il y en a une au moins pour laquelle j’ai l’admiration la plus profonde: c’est la statue du bourgeois de Calais.» Je suis horriblement mal tombé! L’admirateur passionné de Rodin m’a répondu, en effet: «Avez-vous été voir le groupe à Calais?» J’ai dit: «Moi, je n’ai vu que la statue qui est là tout près de nous.» Il m’a répliqué alors: «Mon cher collègue, il ne faut pas juger Rodin par le groupe des Bourgeois de Calais vu à Calais: il fait un effet épouvantable!» (Rires à droite.)

M. le président de la Commission.—Parce qu’on l’a mal placé.

M. le Rapporteur.—Il fallait le mettre au ras du sol, comme il l’avait voulu.

M. Herriot.—Laissez-nous croire que vous avez eu raison! (Sourires.)

M. de Lamarzelle.—Je vous ai dit et je répète encore que je ne nie pas le talent de Rodin; je m’en garde bien!

L’honorable M. Lintilhac nous a avoué lui-même, dans son rapport, qu’il y avait des œuvres de Rodin qui étaient au-dessous de certaines autres; il nous a dit surtout—et c’est le passage de son rapport qui m’a le plus frappé—qu’il y avait des œuvres absolument incompréhensibles. Voici, en effet, l’anecdote qu’il nous a racontée:

«C’est ainsi qu’un jour nous cherchions à nous définir celle qui avait inspiré certaines formes suaves, inachevées, comme ondoyant au creux d’un bloc de marbre, quand une voix murmura derrière nous: «Des ombres vues au fond de l’eau.»

Je ne sais pas ce que c’est, mais, pour moi, ce mot lapidaire—je crois que l’expression est juste—me rappelle cette vieille charge d’atelier, où l’on vous montre un tableau noir en disant que cela représente un combat de nègres dans une nuit sans lune.

M. le rapporteur.—Les ombres au bord de l’eau, voici ce que cela signifie.

La Porte de l’Enfer, de Rodin, présente la pluie des ombres dont parle Dante au VIIIe chant de la Divine comédie et, comme ces ombres incarnent toutes les passions humaines, il en a fait des symboles de douce pathétique. Ces figures au creux du marbre dont je ne cherchais pas la beauté—elle est visible—mais dont je cherchais l’idée, puisqu’il en existe toujours une derrière chaque coup de ciseau de Rodin, c’est la mer glacée que, dans les bréviaires, dans les livres de notre religion on représente constamment, la mer glacée des damnés.

M. de Lamarzelle.—Bref, c’est très obscur.

M. le rapporteur.—Non pas; comme cela c’est très clair.

M. de Lamarzelle.—C’est au-dessus de ma faculté de compréhension, et je crois que je ne suis pas le seul de cet avis.

Je disais donc que l’avis est venu tout naturellement à certains membres de la Chambre—et je déposerai un amendement dans ce sens—de donner mandat à une Commission, nommée par l’État, de choisir, parmi les œuvres de M. Rodin, celles qui vraiment sont dignes d’être conservées à perpétuité, comme le commande la donation. Ce serait naturellement une Commission de l’académie des Beaux-Arts. Mais quand on parle de celle-ci aux partisans de M. Rodin, ils protestent: «Faire juger Rodin par l’Institut ou par qui que ce soit, mais ce serait un sacrilège, une abomination. Rodin est seul! Rodin est unique!»

M. le président de la Commission.—Nous pouvons vous donner les noms de beaucoup de membres de l’académie des Beaux-Arts qui proclament leur admiration pour Rodin.

M. de Lamarzelle.—Je les connais; mais il n’en est pas moins vrai que les partisans de M. Rodin insultent l’Institut; je vais le montrer. Je ne prétends pas qu’il n’y a pas de membres de l’Institut qui l’admirent...

M. le président de la Commission..—C’est la majorité.

M. de Lamarzelle.—Moi aussi j’admire certaines de ses œuvres, mais ce n’est pas une raison pour donner à leur auteur un musée in perpetuum, avant que le temps ait consacré sa gloire et pour faire en sa faveur une loi d’exception, une loi de privilège.

J’aborde la thèse de M. Lintilhac, ou plutôt l’exagération de cette thèse. Voici ce que disent les partisans de Rodin quand on leur parle de soumettre le maître au droit commun de tous les citoyens français et de tous les artistes français: «On veut obliger le maître à prendre rang dans la file des autres artistes, on ne reconnaît pas le droit du génie à un traitement exceptionnel.»

L’objection vient tout de suite à l’esprit: il y a eu d’autres génies en France que celui de Rodin: on les a fait attendre à la porte du Louvre, il n’a jamais été question de leur donner un musée in æternum de leur vivant. Mais les génies n’existent pas devant la gloire de Rodin; devant ce soleil les génies sont des lunes qui doivent s’effacer complètement. Ecoutez le rapporteur lui-même de la Chambre des députés:

«Il est bien vrai que l’État qui accueille au Luxembourg les plus belles œuvres des artistes vivants et qui offre la glorieuse hospitalité du Louvre à celles que le temps a consacrées ne saurait concéder une partie du domaine public à chacun des grands artistes qui sont l’ornement de ce pays...»—c’est ma thèse—«...mais ils peuvent accorder cette faveur à un génie unique, en retour d’un don unique».

Je ne veux pas multiplier les citations. M. Rodin est un génie, comme il n’y en a jamais eu, un génie devant lequel tous les autres s’effacent. Il faut faire une loi spéciale pour lui, parce qu’il n’y a jamais eu de Rodin dans le monde et qu’il n’y en aura jamais d’autres.

Messieurs, on a cité, en me le reprochant, un article que j’ai publié dans la presse, où j’ai traité de la «Rodinolâtrie».

M. le rapporteur.—On ne vous l’a pas reproché, car vous êtes le plus courtois des adversaires.

M. de Lamarzelle.—Pour montrer que je n’ai rien exagéré, je veux répéter ici une seule phrase d’un vœu présenté au Conseil municipal de Paris, et que je trouve dans le Bulletin municipal officiel du 6 avril 1914. M. Lampué, au nom de la 4e Commission s’exprime ainsi:

«Messieurs, l’univers jalouse la France, parce que nous possédons le plus prodigieux artiste que l’humanité ait jamais connu. Le Gouvernement de la République méconnaît l’honneur que les dieux nous ont fait, en ne chantant pas, comme il convient, le plus grand sculpteur que la terre ait jamais produit.»

M. Herriot.—Soyez bon: ne lisez pas cela! Cela fait un tel contraste avec votre raisonnement!

M. le rapporteur.—M. Gaudin de Villaine a déjà lu ce passage.

M. de Lamarzelle.—Vous trouvez que c’est accablant?

M. Le président de la Commission.—Non, c’est trop ridicule.

M. Herriot.—C’est trop indigent!

M. de Lamarzelle.—Si nous sommes du même avis, j’épargne cette lecture au Sénat. Je n’ai rien exagéré en employant ce néologisme «Rodinolâtrie»: lorsque ses partisans vous parlent des œuvres de Rodin ils vous disent que ce n’est pas seulement de l’admiration qu’on doit avoir pour elles, mais de la dévotion. Et je lis dans le rapport de la Chambre:

«Ses marbres échouant chez d’opulents barbares des deux mondes...» Monsieur Lintilhac, on est bien dur pour ces Américains dont vous parliez tout à l’heure, qui se disputent à prix d’or les œuvres de Rodin, où ils ne seraient pas entourés de la dévotion qu’ils méritent.»

M. le rapporteur.—Je n’ai pas à défendre le rapport de la Chambre, mettez-moi hors de cause.

M. de Lamarzelle.—Je cite le rapport de la Chambre.

M. le rapporteur.—Il est très bien, mais ce n’est pas le mien.

M. de Lamarzelle.—Tous les mots du culte se retrouvent sur les lèvres des adorateurs de M. Rodin; M. Dalimier, l’honorable sous-secrétaire d’État que je vois à son banc, lorsqu’il va à Meudon, ne parlera pas d’un «voyage», mais d’un «pèlerinage».

M. le rapporteur.—On le dit pour Bayreuth, on le dit pour la maison de Victor Hugo, pour la maison de Gœthe.

M. de Lamarzelle.—Nous ne sommes donc pas complètement laïcisés, contrairement à ce que vous disiez tout à l’heure.

M. le rapporteur.—C’est que les adorateurs du beau peuvent avoir un culte de latrie pour les créateurs du beau.

M. le sous-secrétaire d’État.—Cela prouve notre respect pour les grands artistes.

M. de Lamarzelle.—L’honorable rapporteur de la Chambre dit encore: «Il a vaincu toutes les résistances, il a soumis le public à son goût, qui est le bon.»

Répondant à une interruption, il ajoute: «Je parle de ses débuts. Mais depuis, tout le monde s’est incliné devant le génie de Rodin... Il suffit de voir la pétition de tous les artistes et de tous les littérateurs en faveur du musée Rodin.»

Il n’y avait aucune opposition des artistes ou des littérateurs à ce moment, cela se conçoit: le rapport avait été déposé, imprimé, distribué et discuté en quarante-huit heures.

Et puis, je dois le dire, il est dangereux de s’attaquer à M. Rodin: on est bafoué, injurié, lorsqu’on fait la moindre critique, lorsqu’on ne fait pas la génuflexion obligée devant le génie de M. Rodin. Les artistes ne sont pas habitués, comme nous, à recevoir les injures des journaux. Pour nous cela ne compte pas, cela n’existe pas, nous savons ce qu’en vaut l’aune, mais les artistes n’ont pas l’habitude de nos luttes.

Je ne m’étonnais pas, d’ailleurs, que lors de la discussion du projet de loi par la Chambre des députés, on n’opposât pas de protestations aux éloges dithyrambiques de la pétition présentée à la Commission. Voici comment l’on est traité lorsqu’on s’attaque à M. Rodin, ce sont des échantillons pris dans le rapport de la Chambre des députés: «amateur de poncif», «confrère médiocre», «sot». «Il néglige les sottises de ceux qui ont des yeux pour ne point voir»; «Béotien de Paris et d’ailleurs», «homme incapable d’une émotion», l’art académique, ajoute-t-on, ne produit que des fantômes».

Enfin, quand le temps lui a permis de se faire jour, la protestation est venue et elle est signée de noms d’artistes qui ont fait leurs preuves.

Ce sont MM. Luc-Olivier Merson, Antonin Mercié, Marqueste, Laloux, Denys Puech, Verlet, Dr Richet, Guiffrey, Babelon, Girault, Théodore Dubois, Jules Coutan, auxquels s’ajoutent, en dehors de l’Académie, ceux de MM. Lecomte du Nouy, Biard d’Aunet, Stanislas Meunier, Lionel Boyer, etc.

Et voici encore quelques échantillons des injures qu’on continue d’entendre:

«Tous les «pompiers» de l’Institut, gâcheurs de plâtre, forçats de l’obscurité, bagnards de la médiocrité...»

«Mais ce blème troupeau que ronge l’envie et que la jalousie dévore, n’est là que par surcroît.»

Dans un autre article, on appelle tous ces éminents artistes des zéros néant; et l’on dit:

«Sous le nom imagé de «M. Zéronéant», j’ai tracé, l’autre jour, le portrait idéal de ces bonzes, confits dans leur médiocrité et reluisants de jalousie, que nous voyons se liguer contre Rodin dont la gloire lumineuse et l’éclatant génie les aveuglent.»

Enfin, le même journal nous transporte chez les jeunes, et voici comment on y traite ces artistes dont les noms sont honorés et appréciés du public, comme vous savez.

Le Rembrandt du nouvel art—ce ne doit pas être le premier venu—s’insurge et tempête «contre la bêtise bornée, l’incompréhension volontaire—ce qui est le dernier mot de l’injure—des curés de l’art officiel». Tous ces gens crient très haut leur mépris, leur colère contre la campagne abjecte menée par les mercantis de l’Institut—vous voyez qu’on ne distingue pas—par les pompiers du Grand-Palais contre l’art français en la personne de son génie le plus intense.

«Alors que les agrandissements photographiques de M. Bonnat, les chromos de M. Luc-Olivier Merson, dit-on encore, seront relégués depuis longtemps dans les combles municipaux, les divagations des modernes et ultra-modernes resteront comme les tablettes où s’inscrit l’histoire de la prime jeunesse d’un siècle.

«Impressionnistes, cubistes et futuristes composent l’extrême-gauche de l’art, en face des eunuques de l’Institut, ils sont jeunes, débordants de vie et du désir de vivre cette vie selon leurs conceptions artistiques.»

Et enfin, quelle est la sanction? Elle est bien simple:

«Il faut qu’à l’avenir des titres pareils ne puissent plus donner à des êtres manifestement nuls le droit de parler et d’agir comme s’ils étaient des hommes.

«C’est pourquoi, à tous les artistes qui ont eu à souffrir du contact de ces Pharisiens de l’art, je propose une campagne pour la suppression de l’Institut, et en particulier de l’Académie des Beaux-Arts, et le retour à la nation des dons et legs dont ils ont bénéficié jusqu’à ce jour. Prenons date.»

M. le rapporteur.—C’est la jeunesse!

M. De Lamarzelle.—On voit donc, par ce que je viens de dire, par l’opposition que j’ai faite entre les partisans passionnés de Rodin et les adversaires passionnés de ce grand sculpteur, que l’honorable M. Jules-Louis Breton, qui porte un nom célèbre dans l’art français, n’a rien exagéré quand il a dit:

«Les manifestations artistiques de M. Rodin, tapageuses et excessives, ont eu la plus déplorable influence sur l’orientation artistique de ces dernières années.

«Malheureusement pour l’art français, il était populaire à l’étranger.

«Je considère, par suite, qu’il y aurait danger, au point de vue des belles traditions artistiques de notre pays, à voter le projet.»

Donc, messieurs, comme vous le voyez, il est absolument faux de dire ce que vous n’avez pas dit, mais ce qu’a dit l’honorable M. Simyan, avant, d’ailleurs, que la protestation se fût élevée, à savoir que Rodin, à l’heure actuelle, n’est plus contesté. Ici, je conviens qu’il faut s’entendre: il faut éviter une équivoque qu’on est toujours prêt à faire. Ce n’est pas le talent de M. Rodin qui est contesté. Je serais tout prêt, pour mon compte, à traiter de béotien celui qui contesterait le talent de Rodin.

M. le rapporteur.—Eh bien, nous voilà d’accord!

M. De Lamarzelle.—Vous allez voir que non! Ce n’est pas là la question...

M. le rapporteur.—Pour la Commission, c’est toute la question?

M. De Lamarzelle.—Ce qui est en question, c’est l’usage que M. Rodin a fait de son talent en le mettant au service d’une conception d’art qui est contestée et qui n’a pas eu la consécration du temps. Il n’y a pas d’autre point en discussion. Ce n’est pas parce que Rodin a du talent que se fait ce concert d’éloges autour de lui; il se fait autour de la conception d’art au service de laquelle Rodin a mis son réel et incontestable talent. C’est là toute la question.

Dans cette discussion passionnée des deux côtés qui existe dans cette affaire et où il n’y a rien que cette question, je vous demande si l’État doit prendre parti. Il ne l’a jamais fait dans des discussions de ce genre. C’est M. Léon Bérard qui, à la Chambre des députés, dans un spirituel discours, a montré à quel point Delacroix avait été contesté de son temps; il vous a montré Louis-Philippe achetant des Delacroix et les faisant mettre au Luxembourg pour que le temps pût les faire juger.

Dans cette discussion, j’ai le regret de vous dire, non pas en mon nom personnel, ce que l’on pense de vous—et ce n’est certes pas à l’honorable M. Lintilhac que je m’adresse. Je vous lirai un article, non d’un journal passionné, mais d’un des journaux les plus graves, du journal grave par excellence, Le Temps, qui est l’organe des parlementaires.

Dans cet article très spirituel sur les «parlementaires», le rédacteur évoque l’ombre de Baudelaire. C’est une espèce de dialogue des morts entre Baudelaire et lui. Baudelaire arrive à mettre la question sur le projet de la donation Rodin, et voici ce qu’il dit:

«Il y a trente ans, vingt ans même, les députés eussent répliqué à la proposition qu’on vient de leur faire et qu’ils ont votée: «la postérité jugera: pour nous, ce n’est pas notre affaire.» A cette heure, au contraire, ils se sont dit: «la postérité nous jugera.» C’est peut-être très beau, les machines de ce M. Rodin; on ne sait jamais!

Et alors, d’une façon plutôt méchante, mais que je crois vraie, Baudelaire ajoute: «Sur les cinq cents élus qui ont attribué l’hôtel Biron aux œuvres de M. Rodin, il n’en est pas cinquante qui puissent se souvenir avoir vu une statue de cet éminent sculpteur; il n’en est certainement pas dix qui aient une opinion personnelle sur son talent.»

Je crois, messieurs, que c’est la moralité de ce débat.

Dans ces dix, monsieur Lintilhac, je vous comprends, je n’ai pas besoin de le dire.

M. le rapporteur.—Il y a bien quelques députés qui ont traversé le Palais-Royal et regardé le Panthéon!

M. le président de la Commission.—D’autres ont pu aller aussi au musée du Luxembourg.

M. de Lamarzelle.—J’arrive à un point que je n’aurais pas traité, mon cher collègue, si vous ne l’aviez pas introduit dans le débat.

Vous avez dit: «Cette opposition ne se ferait pas à ce projet si l’on n’avait pas installé les œuvres de M. Rodin dans un ancien couvent.

M. le rapporteur.—C’est vrai. Du moins elle ne se ferait pas ici.

M. de Lamarzelle.—C’est un peu étrange en vérité d’entendre de telles paroles quand c’est M. Jules-Louis Breton, député radical-socialiste, qui a mené toute la campagne à la Chambre. Et, certes, cet honorable député radical-socialiste ne peut pas être accusé de cléricalisme, ni d’amour profond pour les religieux expulsés.

Quant à moi, vous avez lu ici un article que je suis loin de renier—je n’ai jamais caché ma façon de penser—je n’aurais pas voulu faire entrer cette question dans le débat, parce qu’elle est de celles qui ne doivent pas être traitées en ce moment.

M. le rapporteur.—M. de Gailhard-Bancel n’a pas hésité à mettre, dans le débat, la question des dames du Sacré-Cœur.

M. Fabien Cesbron.—Ces scrupules n’ont rien que d’honorable.

M. le rapporteur.—Je rends hommage à votre loyauté.

M. de Lamarzelle.—Si je soulève ce débat, c’est que vous m’y avez convié et je vous réponds. Involontairement, je me suis tout particulièrement souvenu de ces femmes admirables qui sont restées là pendant tant d’années, y ont élevé des jeunes filles des meilleures familles françaises et étrangères et qui ont été expulsées, alors que pas un seul fait ne pouvait être relevé contre ces Françaises.

M. Gaudin de Villaine.—Et qui ont été remplacées par quoi!

M. de Lamarzelle.—Mais puisque vous m’en offrez l’occasion, je suis heureux de la saisir une fois de plus pour protester. Je me suis souvenu de ces femmes qui ont été privées des moyens d’accomplir leur mission et qu’on a ainsi forcées à s’en aller dans la terre d’exil pour y trouver celles qui, exilées aussi d’Alsace-Lorraine, de cette vieille terre d’Alsace-Lorraine qui va redevenir française, avaient été expulsées par nos ennemis—c’est mon ami M. de Gailhard-Bancel qui l’a dit à la tribune et je suis heureux de le répéter ici—en vertu d’un décret prussien disant qu’elles ne pouvaient être tolérées sur une terre d’Allemagne à cause de leur trop grand amour pour la France.

Je vous remercie de m’avoir fourni l’occasion de répéter ceci à la tribune.

Il est une autre question que je ne voulais pas non plus traiter ici, je dois vous le dire.

J’ai été particulièrement ému du dépôt de ce projet de loi parce qu’il s’agissait d’un ancien couvent où entreront à perpétuité ou du moins pendant les vingt-cinq ans qui suivront la mort de Rodin, des œuvres d’un certain caractère que vous savez.

M. le rapporteur.—Lesquelles?

M. de Lamarzelle.—J’aurais bien voulu le savoir par mon honorable ami M. Delahaye qui a voulu visiter par lui-même le musée et auquel l’entrée a été refusée; mais ces œuvres je les connais par ce qu’en a dit M. le rapporteur de la Chambre.

M. le rapporteur.—Par la légende!

Le rapporteur de la Chambre n’a pas dit que c’était un musée secret.

M. de Lamarzelle.—Il ne s’agit pas de musée secret!

M. le rapporteur.—C’est pourtant ce qu’a dit M. Delahaye à cette tribune, quand il a demandé la nomination d’une commission spéciale.

M. de Lamarzelle.—C’est malheureusement l’expression dont s’est servi M. Auguste Rodin dans une interview. Il a dit: «Qui n’a pas son musée secret?» Mais, secret ou non, cela m’est indifférent.

M. le rapporteur.—Constituons-nous en comité secret pour en juger!

M. de Lamarzelle.—Voilà le caractère de cette œuvre, d’après une autorité que vous n’allez pas récuser, d’après l’honorable M. Simyan. Écoutez!

«Et voici l’expression la plus réaliste du désir et de l’amour dans des œuvres qui comptent parmi les plus hardies. Le culte de M. Rodin pour la nature ne lui a pas permis de la mutiler. Des passions et des attitudes humaines il pense qu’aucune ne doit être exclue de l’art, pourvu qu’elles soient vraies et qu’elles soient belles. En art, il n’y a, pour lui, d’immoral que le faux et le laid. L’amour physique, la passion la plus universelle, source de volupté, source de vie, chantée par Lucrèce en des vers immortels, est digne d’inspirer le sculpteur comme le poète. Il comporte une beauté plastique qu’il est légitime de reproduire à condition d’éliminer le détail vulgaire. De cette condition est né tout un monde d’amants et d’amantes. Une toute jeune femme assise sur ses talons, les deux mains appuyées à terre, tend son minois de Japonaise avec des airs de chatte, et creuse ses reins frémissants de vie. Des couples se cherchent avec fureur, d’autres s’étreignent; un autre, séparé, est anéanti dans le sommeil. Certains groupes font penser à la brûlante Sapho;... certains semblent des illustrations de Baudelaire.»

Voilà les œuvres qui vont aller dans cet ancien couvent!

M. Bepmale.—Le nom de l’hôtel Biron n’évoque-t-il pas également des souvenirs légers, en raison de ce qui s’y est passé avant que ce couvent y fût installé?

M. de Lamarzelle.—Je ne vous dis pas le contraire, mais ces souvenirs légers remontent, comme vous le constatez, avant l’époque des religieuses.

Je ne vous demande pas de partager l’émotion que j’éprouve, que j’ai ressentie; mais vous comprendrez que moi, qui ai vu sortir les religieuses de cet immeuble où elles ont fait le bien, où elles ont prié pendant tant d’années, où elles ont défendu et enseigné la religion que je sers, j’ai été ému à la pensée de voir de pareilles œuvres les remplacer; cette émotion bien légitime sera partagée, j’en suis convaincu, par un grand nombre de nos collègues. (Très bien! à droite.)

Du reste, ce n’est pas seulement le rapporteur de la Chambre qui parle ainsi. Voici ce que dit M. Lintilhac lui-même qui célèbre avec enthousiasme «les Faunes et les Faunesses de Rodin, insolemment espiègles et amoureux; ses impétueux Centaures; ses haletantes Centauresses, en qui se combattent, avec un symbolisme si expressif, l’idéalisme de la femme et l’instinct de la bête».

Cela choque de voir installer de telles œuvres dans un ancien couvent, et cela doit choquer, non seulement les catholiques qui sont avec vous de cœur en ce moment pour la patrie, mais encore, je vous l’affirme, tous ceux qui, en France, ont une certaine noblesse et une certaine délicatesse de cœur! (Approbation sur les mêmes bancs.)

M. le rapporteur.—Oui, si c’était vrai! mais je proteste contre cette description!

M. de Lamarzelle.—Alors?

M. le rapporteur.—Quand M. Delahaye sera ici, il aura à cœur de s’expliquer sur la légende du musée secret. J’y ai mené beaucoup de nos collègues et je vous affirme que, musée secret pour musée secret, si M. Delahaye apportait ici son musée du XVIIIe siècle, il pourrait en faire un fameux avec les œuvres destinées à l’alcôve de la Pompadour, les Clodion, les Beaudouin et les Boucher!

M. de Lamarzelle.—Je n’ai pas signé le contre-projet en question; mais l’État, je crois, pourrait choisir et ne pas y mettre des inconvenances semblables à celles que signale M. le rapporteur lui-même.

M. le rapporteur.—Venez avec moi chez Rodin et vous verrez si l’on ne s’est pas trompé!

M. de Lamarzelle.—Il ne s’agit pas de musée secret ou non secret.

M. le président de la Commission.—Et les gargouilles de nos cathédrales, qu’en pensez-vous?

M. de Lamarzelle.—Je discuterai la question des cathédrales, quand vous voudrez.

M. le président de la Commission.—Je parle des gargouilles.

M. de Lamarzelle.—Je parle en ce moment du musée Rodin; or, ce n’est pas moi qui le qualifie, c’est le rapporteur lui-même de la Chambre. Est-ce vrai ou non? Je ne le connais, ce musée, que par ce qu’en a dit l’honorable M. Simyan, qui doit être édifié sur ce point, et je soutiens qu’il y a là de quoi blesser les catholiques qui, pendant tant d’années, ont vu, dans ce couvent, des religieuses élever leurs filles.

M. le rapporteur.—Je vous assure que, dans l’œuvre de Rodin que vous interprétez comme diabolique...

M. de Lamarzelle.—Ne me faites pas parler...

M. le rapporteur.—Elle n’a rien de satanique, je vous assure.

M. de Lamarzelle.—C’est là un mot que je n’ai jamais prononcé.

M. le rapporteur.—On l’a insinué. Si Rodin demande une chapelle désaffectée et vide, c’est parce qu’elle est là, qu’elle s’offre pour y mettre des chefs-d’œuvre. Je vous assure que, lorsque vous les aurez vus, vous reconnaîtrez que ces réticences font plus de tort à Rodin que la vérité.

M. de Lamarzelle.—Je prends acte de votre déclaration et je déléguerai M. Delahaye à ma place pour voir le musée Rodin.

M. le rapporteur.—Après ce pèlerinage, il sera converti.

M. de Lamarzelle.—J’ajoute que, même en dehors de ce sentiment pénible que j’éprouve dans mon cœur, j’aurais combattu le projet, en effet, quoique vous puissiez en penser, certains des artistes qui défendent Rodin ne le font pas seulement par amour de son talent, mais surtout contre la tradition de l’art français. (Dénégations sur divers bancs.) Or, vous savez que, sans qu’il soit besoin même d’invoquer mes convictions religieuses, j’ai toujours protesté et je protesterai toujours à cette tribune contre toute attaque, quelle qu’elle soit, qui pourra être dirigée contre nos traditions françaises.

Je le fais pour l’art, comme je l’ai fait pour l’enseignement; je le ferai toujours, dans toute la mesure de mes forces. (Très bien! très bien! à droite.)

M. le rapporteur.—Je livre ma conclusion à la vôtre.

Reprise de la discussion du projet de loi
portant acceptation définitive de la donation de M. Auguste Rodin.

M. le président.—Nous reprenons, messieurs, la discussion du projet de loi concernant la donation de M. Auguste Rodin.

La parole est à M. le sous-secrétaire d’État.

M. le sous-secrétaire d’État.—Messieurs, au point où est parvenue la discussion et après que, de part et d’autre, les arguments ont été échangés, que partisans et adversaires du projet de loi ont apporté leur sentiment, le Sénat entend bien que je n’ai que de très courtes observations à lui présenter. Mais, puisqu’on a dirigé de ce côté du Sénat (la droite) contre l’œuvre et la personnalité de M. Auguste Rodin, auquel le Gouvernement a décidé de faire ce qu’on a appelé l’honneur exceptionnel d’un musée, même de son vivant, j’ai le devoir d’indiquer dans quelles conditions le Gouvernement à été amené à déposer sur le bureau des Chambres le projet qui est actuellement en discussion.

En 1912, au moment où on voulut essayer de chasser Rodin de l’hôtel Biron, une campagne de presse commença, très active et très vive, pour qu’on ne démolît pas l’hôtel Biron et qu’on y créât le musée Rodin.

Quels sont les hommes qui, sans pression et sans parti-pris, furent les premiers à solliciter du gouvernement le commencement de conversation auquel M. Steeg faisait allusion tout à l’heure?

Ce sont, pris au hasard: M. Louis Barthou qui écrivait: «Admirateur du génie de Rodin, je donne très volontiers mon adhésion au projet de la création d’un musée de son œuvre»; M. Jules Lemaître: «J’envoie de tout mon cœur mon adhésion au projet de création du musée Rodin»; M. Jean Richepin, de l’Académie française: «Je suis avec vous pleinement et de tout cœur pour le musée Rodin à Paris»; M. Maurice Barrès, député de Paris, membre de l’Académie française: «Un projet présenté par vous, qui avez si bien parlé du génie de Rodin, a toute mon approbation»; MM. Henri de Régnier, Edmond Rostand, Claude Debussy, Jules Claretie, notre ancien collègue le duc de Rohan, tombé glorieusement, il y a quelques semaines, dans la Somme: «Un pays s’honore en honorant le talent. La France doit créer le musée Rodin.»

On a apporté tout à l’heure le sentiment d’un membre du Conseil municipal de Paris. J’ajouterai que M. Adrien Mithouard, actuellement président du Conseil municipal de Paris, dont tout le monde connaît ici la compétence en matière d’art, était alors l’un des premiers signataires de la demande de création du musée Rodin.

Les discussions traînèrent. Tour à tour, M. Steeg, M. Klotz, ministre des Finances, MM. Léon Bérard et Jacquier, mes prédécesseurs, mirent sur pied des projets de contrats, d’accord avec M. Rodin, et enfin la donation fut faite.

Quelle est-elle? Il faut bien tout de même que j’indique au Sénat son importance.

On essayait de faire croire, tout à l’heure, que Rodin ne donnait que quelques-unes de ses dernières œuvres; on voulait bien concéder qu’autrefois il en aurait fait de tout à fait belles, mais que, depuis, il aurait fait des œuvres de second ordre, celles qu’il voudrait céder à l’État.

L’importance et la valeur de cette donation se traduisent par ces chiffres:

77 marbres, 50 bronzes, 300 terres cuites, 1.200 modèles originaux, 2.000 dessins ou aquarelles, 60 toiles d’artistes contemporains qui sont signées: Claude Bonet, Renoir, Raffaelli, Cottet, Zuloaga, etc., des eaux-fortes originales de Legros; des antiques: 562 pièces d’art égyptien; 1.094 pièces de céramique antique; 398 pièces de sculpture grecque et romaine; des objets d’art d’Orient et d’Extrême-Orient; 2.000 volumes; les droits d’auteur sur les manuscrits ou imprimés inédits ou non; droits d’auteur sur toutes les reproductions de ses œuvres et, avec réserve d’usufruit, les droits de reproduction par moulage, estampage ou bronze. En outre, par sa dernière donation, car je résume ici les trois donations, celle dont vous êtes saisis aujourd’hui et celles dont vous serez saisis demain, M. Rodin cède tout son domaine de Meudon, meubles et immeubles.

La valeur de ces donations a pu être discutée; elle a été estimée par des experts qui n’ont pas eu intérêt—le Sénat comprend pourquoi—à majorer les prix, à 2 millions et demi. Vous voudrez bien me permettre d’indiquer par un exemple combien cette valeur est plus considérable. Les 2.000 dessins ont été cotés 50 francs pièce par les experts. Or, à la dernière vente, à la vente de M. Roger Marx, un dessin de Rodin a atteint le prix de 700 francs. Il y a quelques mois, avant les donations de Rodin, un amateur, dont je puis dire le nom au Sénat, M. Zubanof, payait 60 de ces dessins 60.000 francs. On peut donc affirmer que la valeur de la donation Rodin est d’au moins du double du chiffre des experts. (Très bien! très bien! à gauche.) Elle représente une valeur de 4 ou 5 millions donnée par ce grand artiste de son vivant.

M. le président de la Commission.—Au moins.

M. le sous-secrétaire d’État.—J’avais employé, à la Chambre, le mot de pèlerinage: ceux d’entre vous qui ont fait le voyage de Meudon, l’ont fait, j’en suis convaincu, pleins de respect pour l’homme qui, là-bas, humblement, modestement, dans une petite maison, continue à vivre comme un ouvrier. Il a écrit: «J’ai vécu toute ma vie comme un ouvrier.» Il a vécu dans l’humble et modeste maison de travail de Meudon comme un de ces grands ouvriers—votre rapporteur le rappelait tout à l’heure—auxquels on ne pardonne pas d’avoir du talent. (Applaudissements à gauche.)

Sur ce point, en effet, se réunissent et se rejoignent les hommes politiques et les artistes. Ceux qui sont à la tête des partis ou qui, dans leur pays, occupent des situations importantes et éclatantes ont toujours trouvé des ennemis dressés contre eux. Rodin les a trouvés lorsqu’il voulait se présenter à l’École des Beaux-Arts, au moment de son premier envoi au Salon. Lorsqu’on veut abattre l’ennemi, il faut l’accuser de tous les forfaits. On l’a accusé d’avoir moulé son Age d’airain.

Il a eu cependant la bonne fortune de trouver aussi toute sa vie des hommes qui se sont dressés contre cette accusation de ceux, peut-être, qui, plus âgés que lui, ne pardonnaient pas à sa gloire! (Applaudissements sur les mêmes bancs.) Voici les noms de ceux qui sont venus apporter à l’Administration des Beaux-Arts leur protestation indignée parce qu’on voulait déshonorer l’homme auquel on ne pardonne pas d’avoir du talent: c’est Falguière, membre de l’Institut, car il y a aussi à l’Institut des hommes qui sont pleins de respect et d’admiration pour le génie de Rodin; Delaplanche, ancien grand prix de Rome, médaillé d’honneur du Salon; Paul Dubois, membre de l’Institut, directeur de l’École des Beaux-Arts; Boucher, médaillé d’honneur du Salon, commandeur de la Légion d’honneur, qui se dressaient indignés pour empêcher qu’on déshonore cet homme et qu’on l’arrête dans sa route et dans son travail. (Applaudissements.)

D’aucuns se sont élevés contre le projet de loi acceptant la donation d’Auguste Rodin; parmi ceux-là, il y a des hommes pour le talent desquels j’ai le plus grand respect. J’aurais préféré que les sculpteurs dont les noms figurent au bas de la protestation aient laissé ce soin à d’autres et soient restés hors de cause.

On nous a dit qu’ils ne sont que dix, parce qu’il ne faut pas toucher à Rodin, qu’aussitôt les articles de journaux abondent. Ce n’est pas cette considération qui aurait empêché les artistes de faire entendre leur voix.

Ces protestataires ont apporté un certain nombre d’arguments que je n’ai pas retrouvé dans cette discussion.

Ils ont dit: «Vous allez faire à Rodin un honneur tout à fait exceptionnel, que l’on n’a jamais accordé à aucun artiste.» Il y a à cela une raison bien simple: jamais, de mémoire d’homme, un artiste n’a fait un tel cadeau à son pays. Les artistes ont vendu leurs œuvres; ils ont eu raison.

Rodin, lui, qui a des œuvres dans tous les musées et dont la gloire est consacrée par le monde entier, a toujours été hanté par cette idée de garder pour son pays le meilleur de son effort et de son travail, de le grouper, afin qu’il ne soit pas dispersé à tous les vents et de réserver à la France le bénéfice moral de l’effort accompli par lui. (Applaudissements à gauche.)

On a dit que l’hôtel Biron aurait pu servir pour constituer un musée du XVIIIe siècle. Mais les œuvres de ce siècle sont actuellement déposées au Louvre, à Cluny, à Versailles, à Compiègne, et la plupart des donations, surtout celles qui sont au Louvre, ont été faites avec une affectation déterminée au musée. Il est impossible de les reprendre aujourd’hui; au surplus, je suis convaincu que vous ne voteriez pas un crédit ayant pour but de créer un musée du XVIIIe siècle à l’hôtel Biron.

M. Gaudin de Villaine.—On aurait dû en faire un musée de la guerre, consacré aux mutilés.

M. le sous-secrétaire d’État.—Quand on voudra créer un musée de la guerre, je serai le premier à vous prêter mon concours et mon modeste appui. Mais ce n’est pas cette question que nous discutons en ce moment.

Messieurs, je l’ai déjà dit à la Chambre des députés au moment de la discussion de ce projet de loi, il n’est pas question pour moi de créer un art officiel, dans mon cabinet, et de décréter que tel artiste a du talent, au surplus je n’en ai pas la volonté. Mais quand un homme comme Rodin se présente avec la donation dont j’ai indiqué la valeur, escorté non seulement par les témoignages de ceux dont j’ai donné les noms, mais par les témoignages nouveaux que je vous apporte, je n’ai pas le droit, au nom de l’État, de ne pas accepter cette donation, de ne pas demander au Parlement de la ratifier. (Applaudissements à gauche.)

On a vu, dans un journal, un soir, dix signatures de protestation: ce sont des centaines de signatures qui, spontanément, nous sont parvenues en faveur du musée Rodin, et non pas de Paris seulement.

Un argument a été invoqué qui consiste à dire à des représentants des départements: «Vous allez créer un musée à Paris: en quoi cela peut-il intéresser les départements?» Or, la France est solidaire dans les beautés artistiques, comme elle est solidaire dans toutes les nobles causes qui se défendent. Nombre de maires de province ont aussi envoyé leur adhésion.

Je ne parle pas de celui de Lyon qui est acquis à la cause de Rodin, mais ceux de Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nice, Cannes; sur tous les points du territoire, nombreux sont ceux qui se sont étonnés des résistances que rencontrait la création du musée Rodin.

Citerai-je encore une société qui ne passe pas pour révolutionnaire en art, je suppose, la société nationale des Beaux-Arts, que préside M. Roll, qui a comme vice-présidents MM. Jean Béraud et Bartholomé, sculpteur? Voici la lettre qu’au nom de cette Société M. Roll a adressée à Rodin; elle vaut plus que toutes les opinions que nous pourrions formuler:

Paris, le 6 octobre 1916.

«A Auguste Rodin.

«Le Comité de la Société nationale des Beaux-Arts adresse à l’illustre président de sa section de sculpture, Auguste Rodin, ses plus chaleureuses félicitations pour le don splendide qu’il fait à la France, de la totalité de son œuvre et de ses collections. Il saisit cette occasion pour exprimer une fois de plus l’admiration qu’il professe pour le grand artiste qui a contribué si glorieusement au succès des expositions de la Société nationale. Tous ses confrères du Comité estiment que les pouvoirs publics rendront un magnifique et juste hommage à l’art français tout entier en acceptant le don du grand sculpteur.

«Pour le Comité:

«Roll,
«président de la Société nationale
des Beaux-Arts.
»

Voici la lettre adressée de Rome—cette ville est loin des passions, des intrigues—par un homme dont vous ne suspecterez pas le témoignage, Albert Besnard, directeur de l’Académie de France à Rome: il n’est pas révolutionnaire celui-là!

17 octobre 1916.

«Mon cher Rodin,

«J’étais persuadé que l’offre généreuse que vous fîtes au pays de l’ensemble de votre œuvre était définitivement acceptée. Or, j’apprends, à mon arrivée à Paris, que tout n’est pas officiellement conclu encore et qu’en outre quelques objections isolées se sont élevées contre ce projet.

«Je tiens, mon cher ami, à vous appuyer de toute l’autorité que peut avoir un artiste vis-à-vis de l’opinion et des pouvoirs publics. Je tiens, surtout, à vous dire combien je suis heureux de penser que les générations à venir pourront admirer l’ensemble d’une œuvre admirable qui fut un tel enseignement pour celle-ci et qui porta le renom de notre statuaire française au delà de toutes les frontières, et par delà les mers.

«Toujours bien à vous de cœur.

«A. Besnard

Voici une lettre de M. Frantz Jourdain, président du Salon d’automne. Voilà l’adresse de l’Association de l’«art français», signée de son président M. Rosenthal. Voici la Société des peintres et graveurs. Voici le président de la Société des peintres orientalistes français.

Et alors voici des noms—je ne les lis pas tous au Sénat. Ce sont de longues listes d’artistes qui viennent en cortège accompagner ici cette gloire nationale qu’est Rodin; ce sont, entre autres, MM. Elemir Bourgès et Paul Margueritte, membres de l’Académie des Goncourt; Gabriel Seailles, professeur à la Sorbonne; Le Dantec; Raymond Kœchlin, président des amis du Louvre; Gabriel Mourey, conservateur du musée de Compiègne; Armand Dayot, inspecteur général des Beaux-Arts; Couyba, président de la Société de l’«Art à l’école»; c’est le Comité des artistes français.

A cette liste, je pourrais ajouter des centaines d’autres noms. Je ne veux pas faire perdre son temps au Sénat. Il n’y a pas jusqu’au nom du grand poète Verhaeren qui ne soit sur cette liste.

M. Gaudin de Villaine.—Il y en a autant de l’autre côté de la barricade.

M. le sous-secrétaire d’État.—Je ne sais pas s’il y en a autant de l’autre côté de la barricade. Je n’en ai vu que dix-sept ou dix-huit. J’attendais une seconde liste, je ne l’ai jamais vue paraître. Mais ce que je dis, en réponse à M. Gaudin de Villaine, c’est que Rodin n’est pas l’homme d’un parti, puisque depuis M. Barrès jusqu’aux hommes les plus avancés en politique comme en art, tout le monde a signé et demande au Sénat d’adopter le projet.

Dans ces conditions, ce serait faire injure au Sénat d’insister davantage. Le don que nous fait cet homme à la fin de sa vie, à l’heure où il pense à son pays, permettez-moi de dire qu’il vient à son heure. Je n’accepte pas le reproche que vous nous avez apporté que le projet viendrait à un moment particulièrement malencontreux. Permettez-moi de répéter ce que disait tout à l’heure, avec force et éloquence, M. le rapporteur de la Commission: ce n’est pas au moment même où l’art français, le goût français, la culture française ont été violemment attaqués de l’autre côté des frontières, où tant de chefs-d’œuvre français ont été détruits, où les obus pleuvent sur les chefs-d’œuvre de notre sculpture et de notre architecture, que la France va repousser du pied ce que n’importe quel pays du monde accepterait avec reconnaissance. (Très bien! très bien! et vifs applaudissements.)

M. le président.—Si personne ne demande plus la parole, je consulte le Sénat sur le passage à la discussion de l’article unique du projet de loi.

Il a été déposé sur le bureau une demande de scrutin signée de MM. Gaudin de Villaine, Charles Riou, Brindeau, Guilloteaux, Rouland, de Las Cases, Leblond, Brager de la Ville-Moysan, Martell, de la Jaille, de Lamarzelle, Audren de Kerdrel, Fabien Cesbron et Bodinier.

Il va être procédé au scrutin.

(Les votes sont recueillis.—MM. les secrétaires en opèrent le dépouillement.)

M. le président.—Voici, messieurs, le résultat du scrutin:

Nombre des votants235
Majorité absolue118
      Pour209     
      Contre26       

Le Sénat a adopté.

M. le président.—Je donne lecture de l’article unique:

«Article unique.—Sont acceptées définitivement, aux charges et conditions stipulées, les donations consenties à l’État par M. Auguste Rodin, statuaire, grand officier de la Légion d’honneur, suivant actes notariés des 1er avril, 13 septembre et 25 octobre 1916, dont copies sont annexées à la présente loi.»

Avant de mettre ce texte en délibération, je dois donner lecture de l’amendement suivant, déposé par M. de Lamarzelle:

«Article unique.—L’hôtel Biron, situé à Paris, rue de Varennes, nº 77, ainsi que la chapelle annexée à cet immeuble et toutes ses dépendances, sont mis à la disposition du ministre de la Guerre pour y hospitaliser, dans les conditions que fixera un règlement d’administration publique, des mutilés de la guerre, incapables de rééducation physique, choisis parmi les plus méritants et les plus délaissés.»

M. le président de la Commission.—D’accord avec le Gouvernement, la Commission demande au Sénat de ne pas adopter le contre-projet de M. de Lamarzelle qu’elle a examiné et qu’elle repousse.

M. de Lamarzelle.—Je demande la parole.

M. le président.—La parole est à M. de Lamarzelle.

M. de Lamarzelle.—Messieurs, il ressort manifestement de ces débats que, ce qui est en discussion, ce n’est pas le talent de M. Rodin, mais la question de savoir si l’on doit donner à son art un privilège absolument exorbitant.

J’aurais compris que l’État favorisât une fondation privée en faveur de M. Rodin et de ses partisans. M. Rodin, nous a-t-on dit, gagne 200.000 francs par an, il a énormément de partisans; qu’il fasse une fondation privée et que cette fondation soit privilégiée: pour mon compte, j’aurais voté ce projet avec enthousiasme. Le régime légal des fondations devra être certainement, je ne dis pas renouvelé ou fortifié, mais créé de toutes pièces.

Nous avons déjà des fondations de ce genre: l’Académie Goncourt, le musée Sully-Prudhomme. Je n’aurais fait aucune espèce d’opposition à cette création, j’aurais même appuyé de toutes mes forces un projet dans ce sens; mais quant à créer un musée d’État en faveur, non pas du talent de M. Rodin, mais de son école, de la cause artistique au service de laquelle il a mis son talent, c’est une autre question!

On dira là-dessus tout ce que l’on voudra, on apportera des signatures, il y a des signatures contre et s’il n’y en a pas de plus nombreuses, je vous ai démontré pourquoi. C’est parce que ce n’est pas impunément qu’on s’attaque à cette idole qu’est Rodin ou plutôt la conception d’art qu’il représente.

Il y a un moyen de nous arranger: il y a une question sur laquelle nous sommes tous d’accord: celle qui a trait aux secours aux victimes de la guerre. Il faut leur venir en aide tout de suite. Que les amis de Rodin et de sa conception d’art fassent une fondation, cela est parfait. Mais qu’un immeuble d’État leur soit donné, je dis non. Je demande que cette maison soit mise à la disposition du ministre de la Guerre pour la création d’un asile en faveur d’une classe de mutilés particulièrement intéressante, ceux qui sont incapables de rééducation physique, incapables, par conséquent, de gagner leur vie.

Vous avez parlé de statues qui élèveraient l’âme des visiteurs de cet hôtel Biron. Vous me permettrez à cet égard une métaphore qui est vraiment bien à sa place, en l’espèce.—Il y aurait là, dans ce jardin ouvert au public, comme des statues vivantes représentant le sacrifice à la patrie, avec lesquelles pourraient causer les enfants, et desquelles les générations à venir apprendraient comment on peut se sacrifier pour la patrie. (Très bien! à droite.)

C’est là une cause sur laquelle nous sommes tous d’accord; et je voudrais qu’un vote unanime sur cette question des mutilés de la guerre confondît dans les urnes les voix de tous les bons Français! (Très bien! très bien! à droite.)

M. le sous-secrétaire d’État.—Je demande la parole.

M. le président.—La parole est à M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.

M. le sous-secrétaire d’État.—L’adoption de la proposition de l’honorable M. de Lamarzelle aurait comme conséquence directe l’échec complet de l’acceptation, par le Parlement, de la donation Rodin. Il ne faut pas s’y tromper, en effet.

M. de Lamarzelle voudra bien croire que ceux de ses collègues qui voteront et les membres du Gouvernement qui ont déposé le projet Rodin ont, comme lui, le souci de l’avenir des mutilés de la guerre. Mais il ne faudrait tout de même pas, sous le prétexte d’assurer à ces derniers un abri que nous pouvons facilement leur trouver ailleurs, que l’on fît échouer d’une façon définitive la donation qui doit enrichir l’art français. J’ai confiance que le Sénat repoussera le contre-projet de M. de Lamarzelle. (Très bien! très bien!)

M. le président.—Je consulte le Sénat sur l’amendement présenté par M. de Lamarzelle comme contre-projet.

(Le Sénat n’a pas adopté.)

M. le président.—M. de Lamarzelle vient de me faire parvenir plusieurs dispositions additionnelles à l’article unique du projet de loi.

Avant de les mettre en délibération, je donne une nouvelle lecture de cet article:

«Sont acceptées définitivement, aux charges et conditions stipulées, les donations consenties à l’État par M. Auguste Rodin, statuaire, grand officier de la Légion d’honneur, suivant actes notariés des 1er avril, 13 septembre et 25 octobre 1916, dont copies sont annexées à la présente loi.»

Je mets aux voix l’article unique du projet de loi.

(Ce texte est adopté.)

M. le président.—Je donne lecture de la première des dispositions additionnelles présentées par M. de Lamarzelle: «Ajouter à la fin de l’article la disposition suivante: A l’exception, toutefois, des clauses concernant la chapelle, laquelle ne sera pas comprise dans l’immeuble affecté au musée.»

M. le président de la Commission.—La Commission, d’accord avec le Gouvernement, demande au Sénat de ne pas prendre cet amendement en considération. (Très bien!)

M. le président.—La parole est à M. de Lamarzelle, sur la prise en considération.

M. de Lamarzelle.—Messieurs, je suis un peu étonné, pas trop cependant, que le Gouvernement repousse mon amendement.

Le Gouvernement lui-même, en effet, dans l’acte de donation, s’est réservé le droit d’extraire de la donation, si je puis m’exprimer ainsi, les clauses relatives à la chapelle, c’est-à-dire de reprendre cette chapelle.

Il a fait preuve en cela d’un sentiment de délicatesse dont je ne saurais assez le louer. Eh bien, je lui demande d’aller jusqu’au bout et de décider que la chapelle ne fera pas partie de la donation.

Il serait superflu de revenir sur la nature et la cause des sentiments qui me guident; mais enfin la chapelle va recevoir certaines œuvres que vous savez (Mouvements divers.), je laisse de côté le musée secret.

M. le sous-secrétaire d’État.—Il n’y en a pas.

M. de Lamarzelle.—M. Rodin lui-même, cependant, l’a reconnu dans une interview.

M. le sous-secrétaire d’État.—L’interview est inexacte.

M. de Lamarzelle.—Je le veux bien; il n’y a donc pas de musée secret, mais il y a un musée qualifié par M. le rapporteur de la Chambre dans les termes que je vous ai dits...

M. le rapporteur.—Il y a du nu!

M. de Lamarzelle.—Ce n’est pas la question!...avec le caractère indiqué dans les lignes que j’ai citées tout à l’heure et qui sont très caractéristiques.

M. le rapporteur.—Ingres a dit: «Ce qui est indécent, ce n’est pas le nu, c’est le retroussé». (Sourires approbatifs.)

M. de Lamarzelle.—C’est le rapporteur de la Chambre qui a commis l’exagération...

M. le rapporteur.—Son admiration a exagéré son expression.

M. de Lamarzelle.—Je le veux bien, mais le document est authentique, il restera: le rapporteur, organe de sa Commission, a caractérisé l’œuvre de Rodin comme je l’ai indiqué.

M. le rapporteur.—Il l’a fait avec éloquence!

M. de Lamarzelle.—Eh bien, je répète que l’introduction, dans la chapelle, des œuvres de Rodin, telles qu’elles sont décrites dans le rapport de M. Simyan, serait un acte blessant, non pas seulement pour tous les catholiques, mais pour tous ceux qui ont certains sentiments de délicatesse.

Tout à l’heure, on nous disait avec éloquence: «Alors que tant d’œuvres d’art sont détruites par la guerre, c’est le moment, pour l’État, d’en acquérir d’autres.» Je renverse l’argument et je dis: Ce n’est pas au moment où tant d’églises catholiques viennent d’être détruites par l’envahisseur—plus de trois mille!—qu’il faut, permettez-moi de prononcer le mot qui est sur mes lèvres et que je ne prends pas dans son sens mondain mais dans le sens religieux, qu’il faut déshonorer une chapelle!

M. le rapporteur.—Les œuvres auxquelles il est fait allusion sont de petites œuvres; elles sont dans l’hôtel Biron. Mais, dans la chapelle, il n’y aura que la vingtaine des grands chefs-d’œuvre devant lesquels la mère, sans danger, pourra conduire sa fille.

M. de Lamarzelle.—Oui, tant que vous serez là, peut-être, mais c’est un musée pour toujours que vous créez!

Je dis que, dans ce moment où nous sommes si unis—nous venons de le constater une fois de plus tout à l’heure à l’audition du remarquable discours de M. le ministre des Finances—vous devez faire disparaître de ce projet cette cause de division.

Je ne vous demande que peu de chose: retirer la chapelle de la donation; admettez même, si vous voulez, qu’elle soit rendue au culte: vous devez bien cela aux catholiques de France, si unis avec vous sur tous les terrains, dans un patriotisme complet, comme M. le ministre des Finances vient de vous le dire. (Très bien! très bien! à droite.)

M. le président.—Je consulte le Sénat sur la prise en considération de l’amendement de M. de Lamarzelle, dont j’ai donné lecture.

(Le Sénat n’a pas adopté.)

M. le président.—M. de Lamarzelle se proposait d’ajouter la disposition suivante:

«Toutefois, il sera ajouté à l’article 3 de la deuxième donation, après les mots «destiner par la suite» ceux-ci: «et qui auront été comptées par une commission nommée par le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts.»

Mais cet amendement portant, non sur l’article unique, mais sur le texte même de la convention, je ne puis le mettre en délibération. (Assentiment.)

M. de Lamarzelle.—Je n’insiste pas.

M. le président.—Je donne connaissance au Sénat du dernier amendement présenté par M. de Lamarzelle:

«Ajouter la disposition suivante:

«Toutefois, il sera ajouté aux actes de donation susvisés une clause aux termes de laquelle l’acceptation desdites donations, ainsi que les avantages qu’elles confèrent au donateur, seront révoqués purement et simplement, dans le cas d’inexécution dûment constatée d’un des engagements de M. Rodin.»

La parole est à M. de Lamarzelle sur la prise en considération.

M. de Lamarzelle.—Le premier acte de donation comporte, messieurs, des conditions résolutoires ainsi conçues:

«Dans le cas d’inexécution dûment constatée de toutes les conditions ci-dessous, ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement et M. Rodin reprendra la propriété des biens donnés.»

M. le rapporteur nous dit, à la page 5 de son rapport, que c’est là une clause de style; je lui en demande bien pardon: dans le régime des donations, on distingue les causes déterminantes de la donation, donnant lieu à des conditions résolutoires et les causes secondaires qui ne donnent pas lieu à la résolution, si la condition n’a pas été accomplie. C’est là une distinction classique en matière de donations.

M. le rapporteur.—Bien entendu.

M. de Lamarzelle.—Par conséquent, votre clause est tout à fait exorbitante du droit commun.

En effet, en ce qui touche M. Rodin, si la moindre condition de la donation—il dit, par exemple, que le chauffage sera organisé de telle façon—n’est pas exécutée, si le chauffage n’est pas organisé comme il convient, si M. Rodin est mal chauffé—je prends cet exemple le plus topique, mais il y en a bien d’autres—M. Rodin aura le droit de dire: «Voilà une condition qui n’est pas importante, c’est vrai, mais comme la donation doit tomber pour inexécution de n’importe quelle condition, elle tombera!»

L’État, au contraire, lui, est soumis au droit commun; la donation, pour lui, n’est révocable que si les conditions résolutoires ne sont pas réalisées.

Je dis que si l’on sort du droit commun à l’égard de M. Rodin, il faut en sortir aussi à l’égard de l’État: c’est un principe formel de notre droit, que l’égalité des parties doit exister dans un contrat synallagmatique.

Je demande donc simplement que l’égalité soit maintenue, conformément au droit commun, entre les deux parties, l’État et M. Rodin. (Très bien! à droite.)

M. le sous-secrétaire d’État.—Je me permettrai de faire observer à l’honorable M. de Lamarzelle que M. Rodin donne et que l’État reçoit.

M. de Lamarzelle.—Pardon! L’État donne aussi de son côté.

M. le président de la Commission.—Que donne-t-il?

M. de Lamarzelle.—L’immeuble où l’on installe le musée; d’autre part, si, au bout de vingt-cinq ans, cet immeuble est désaffecté, l’État logera les œuvres de M. Rodin dans un autre immeuble.

M. le sous-secrétaire d’État.—Quelle clause M. Rodin pourra-t-il ne pas remplir?

M. de Lamarzelle.—Je ne puis répondre, n’ayant pas sous les yeux le texte de la donation: il pourrait vendre, par exemple, une de ses œuvres.

M. le sous-secrétaire d’État.—Il s’est interdit ce droit, par le texte de la donation, dès maintenant; c’est ainsi que depuis la première donation, c’est l’Administration des Beaux-Arts qui a la conservation de tous les objets compris dans la donation et que M. Rodin s’est interdit même le droit de faire faire des répliques sans le consentement de cette Administration. Dans ces conditions, je ne vois pas à quelle clause M. Rodin pourrait manquer. Voter ce texte serait injurieux pour lui.

M. de Lamarzelle.—Alors le texte de M. Rodin est injurieux pour l’État?

M. le sous-secrétaire d’État.—M. Rodin pose ses conditions.

M. de Lamarzelle.—L’État supporte de son côté des charges énormes: il donne l’hôtel Biron.

M. le président de la Commission.—Il le loue.

M. de Lamarzelle.—Si vous voulez, M. Rodin, dans ce contrat, se trouve donc dans une situation privilégiée.

M. le sous-secrétaire d’État.—Les droits de reproduction sont, dès maintenant, acquis à ce musée. Je vous donne ce renseignement qu’il y a, dès maintenant, pour plus de 150.000 francs de commandes dont le montant tombera dans la caisse de ce musée. Il vivra donc par ses propres ressources, et si, un jour, il veut se transporter ailleurs, il en aura sans doute les moyens. Je ne vois pas en quoi M. Rodin pourrait manquer alors qu’il a le désir de nous apporter ses collections.

L’État a, en même temps, des droits de conservation, puisque, depuis le jour de la première donation, ce sont les gardiens nationaux qui surveillent les collections au dépôt des marbres et même à Meudon.

M. de Lamarzelle.—Je serais désolé de discuter, au sujet de cette question, une question de gros sous; mais, enfin, nous évaluons, d’un côté, ce que donne M. Rodin, d’un autre côté, ce que donne l’État. Si la valeur vénale des œuvres de M. Rodin peut être telle aujourd’hui, elle peut être différente dans vingt ans. Nous ne savons rien de ce que nous donne M. Rodin, au point de vue vénal, tandis que nous savons ce que donne l’État à M. Rodin, à l’heure actuelle.

M. le président de la Commission.—L’État prête son immeuble.

M. de Lamarzelle.—Il y a des conditions venant de causes déterminantes et des conditions venant de causes accidentelles. Pour toutes ces conditions M. Rodin a le droit de révoquer la donation. Au contraire, l’État reste sous l’empire du droit commun. Il n’y a que les conditions déterminantes pour lesquelles il puisse demander la révocation. L’État est donc dans un état d’infériorité vis-à-vis de M. Rodin, ce qui est contraire à l’équité. (Aux voix! aux voix!)

M. le président.—Je consulte le Sénat sur la prise en considération de l’amendement de M. de Lamarzelle.

(Le Sénat n’a pas adopté.)

M. le président.—En conséquence, l’article unique du projet de loi demeure adopté.

Adoption d’un projet de loi ouvrant un crédit pour la création d’un
musée rodin.

M. le président.—L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par la Chambre des députés, portant ouverture, sur l’exercice 1916, d’un crédit de 10.813 francs en vue de la création d’un musée Rodin.

Si personne ne demande la parole dans la discussion générale, je consulte le Sénat sur la question de savoir s’il entend passer à la discussion de l’article unique du projet de loi.

(Le Sénat décide qu’il passe à la discussion de l’article unique.)

M. le président.—Je donne lecture de cet article:

«Article unique.—Il est ouvert au ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, au titre de l’exercice 1916, en addition aux crédits provisoires alloués par les lois des 29 décembre 1915, 30 mars et 30 juin 1916, et par des lois spéciales pour les dépenses du budget général, un crédit de 10.813 francs applicable à un chapitre nouveau de la deuxième section du budget de ce ministère (Beaux-Arts) portant le nº 55 bis et intitulé: «Musée Rodin.—Matériel.»

Si personne ne demande la parole sur cet article, je le mets aux voix.

Il va être procédé au scrutin.

(Les votes sont recueillis.—MM. les secrétaires en opèrent le dépouillement.)

M. le président.—Voici, messieurs, le résultat du scrutin:

Nombre des votants239
Majorité absolue120
      Pour l’adoption212     
      Contre27       

Le Sénat a adopté.

TABLE

Rodin a l’Hotel de Biron1
Notes d’Album53
Rodin a Meudon86
Appendice129

NOTES:

[A] Le comte et la comtesse du Nord, Paul Pétrowitch, duc de Holstein-Gottorp, grand-duc de Russie, et Marie Federowna de Wurtemberg, son épouse, arrivèrent à Paris le samedi 18 mai 1782 et descendirent à l’hôtel de l’ambassadeur de Russie, Bariatinsky, rue de Gramont, au bout de nos anciens boulevards. Ils quittèrent Paris le 19 juin.

[B] Nous devons toutefois déclarer que Rodin, depuis quelques mois, se sert quelquefois d’une automobile.

[C] Écrit en 1914.

[D] Cette Commission est composée de MM. Simyan, président; Ellen Prévôt, Léon Bérard, Bouffandeau, Paul Beauregard, Arthur Dessoye, Pierre Dupuy (Gironde), vice-présidents, Pierre Rameil, Alexandre-Blanc, Labroue, Deshayes, Locquin, Lefas, Prat, Jean Lerolle, secrétaires; Louis Andrieux (Basses-Alpes), Maurice Barrès, Betoulle, Bouilloux-Lafont, Théo Bretin (Saône-et-Loire), Emile Constant (Gironde), Daniel-Vincent (Nord), Jules Delahaye (Maine-et-Loire), Deschamps, Dreyt, Lucien Dumont (Indre), Even, Henry Fougère, Henri Galli, Abel Gardey, Groussau, Abel Lefèvre (Eure), Malaviale, Mayéras, Merlin, J.-B. Morin (Cher), Pacaud, Patureau-Baronnet, Georges Ponsot, Roux-Costadau, Louis Simonet, Valière.


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