Rodin à l'hotel de Biron et à Meudon
«C’est la mélancolie des plus noirs tombeaux cette volupté couchée, tandis que les autres points du corps retournent au nocturne des fonds.
«Ah! Eurydice, je te retrouve et je repousse les ombres. Ah! est-elle parfaite cette forme que soutient la nuit, on dirait éternelle!
«Ah! ces reflets de bronze! Cette forme réjouit mon cœur et mes yeux. Ah! ce corps échoué, enlisé dans l’ombre, dans ce bain d’ombre!»
*
* *
«En somme, ce sont des vertus de profondeur, d’opposition, de légèreté, de puissance qui valent; mais non de ces détails qui ne sont bons que pour eux-mêmes, véritables fioritures inutiles s’ils ne sont rien par relation pour le mouvement.»
*
* *
Antique:
«La divinité du corps humain a été obtenue à cette époque, non parce qu’on était plus près de l’origine, car nos formes sont demeurées toutes pareilles, mais la servitude de maintenant a cru s’émanciper en tout, et nous sommes désorbités. Le goût manque.»
*
* *
Sculpture:
«Il y a une science profonde et qui ne se révèle ni en paroles ni en actions. Il y a quelquefois une forme qui nous est peu familière, mais qui, cependant, correspond à tout par le principe du modelé.»
*
* *
«Cette bouche gonflée, saillante, abondante dans ses expressions sensuelles.»
«Les bronzes de Pompéi dans leurs découpés les plus élégants, les profils de statues grecques du bon siècle, l’entente de l’effort le plus discret, la draperie la plus collée, la finesse gothique et égyptienne, autrement dire que ce n’est pas un art isolé; il apparente à l’antique de différentes nations cette arrivée presque en même temps de la perfection antique à la même mesure la plus rigoureuse. C’était l’originalité d’alors.»
*
* *
«Ce juste principe qui enveloppe le corps par une rigoureuse unité, une grâce des mouvements.»
*
* *
Pensée:
«Cette beauté fondamentale qui demande que l’intelligence de l’homme sauve les monuments et l’ornement, alors que, anonyme, il est un premier traducteur de l’homme.»
*
* *
Sculpture:
«La souplesse, c’est la loi actuelle vraie, c’est la vie; c’est la possibilité de plusieurs vies, de plusieurs mouvements de la vie. Mouvements se succédant et commandant.
«Musique délicieuse des membres.»
*
* *
«Ces soupçons de modelé! Le brouillard du corps. Comme dans une chose divinement réglée, il n’y a pas dans ces corps d’indice de révolte; l’on sent tout à sa place. On comprend la rotation du bras même au repos par l’examen de l’omoplate, par sa saillie, la cage, l’admirable attache des côtes reprise par les dentelés pour tenir fixés l’omoplate et son service. Et le flanc qui continue ce torse étranglé ici, serré là, puis se développant pour articuler deux cuisses, deux bielles, deux leviers, angles parfaits, jambes délicates qui jouent sur le sol...»
*
* *
«Il est inouï de penser ce que l’on peut faire en employant les règles inutiles des dessins, alors que la règle des plans est la seule règle utile qui ordonne tous les dessins. Le purisme est inutile, alors que le principe n’y est pas; et souvent ce n’était qu’une ornementation qu’on demandait.»
*
* *
«Ces quelques grands plans qui enferment la forme et le sujet; cette syntaxe, c’est la grandeur même comme sujet avant le sujet.»
*
* *
«Cette ombre va de proche en proche, travaille le chef-d’œuvre, lui donne ce qui charme, la morbidesse profonde venant de l’obscur,—cet endroit où elle reste si longtemps.»
*
* *
Sculpture d’Extrême-Orient:
«La tendresse de la bouche et de l’œil ont besoin d’être d’accord.»
*
* *
«Ces lèvres sont comme un lac de plaisir que bordent les narines palpitantes si nobles.»
*
* *
«La bouche dans des humides délices ondule sinueuse, en serpent; les yeux, fermés, gonflés, fermés d’une couture de cils.»
*
* *
«Les ailes du nez sur un plan rempli se dessinent tendrement.»
*
* *
«Les lèvres qui font les paroles, qui se meuvent lorsqu’elles s’échappent. Un si délicieux serpent en mouvement.»
*
* *
«Les yeux qui n’ont qu’un coin pour se cacher sont dans des puretés de lignes et dans des tranquillités d’astres blottis.»
*
* *
«Le tranquille beau temps de ces yeux, le tranquille dessin, la tranquille joie de ce calme.»
*
* *
«Cet œil reste à la même place avec son compagnon; il est dans un abri propice, il est voluptueux et lumineux.»
*
* *
«Ces jambes aux muscles allongés ne contiennent rien que la vitesse.»
*
* *
«Ces ondulations figées sont la statue. Les styles ont le plus ou moins de longueur dans les ondulations.»
*
* *
«Bouche, antre aux plus douces paroles, mais volcan pour les fureurs.»
«La matérialité de l’âme que l’on peut emprisonner captive dans ce bronze pour plusieurs siècles: désirs d’éternité sur cette bouche, les yeux qui vont voir et parler.»
*
* *
«Pour toujours la vie entre et sort par la bouche comme les abeilles rentrent et sortent continuellement,—douce respiration parfumée.»
*
* *
«Les cuisses rapprochées, double caresse, jalouses enfermant le ténébreux mystère; le beau plan d’ombre rendu plus marqué par la lumière des cuisses.»
*
* *
Modèle:
«Cette femme couchée, c’est le charme de sa silhouette, son huileux» profil qui retient une chaleur heureuse, telle une architecture divine, c’est le temple d’une architecture nouvelle.
La lumière a mordu sur le sein et s’y est appuyée, fondue.
Cette ombre sur la cuisse chasse la lumière et ne la laisse que sur le bord. Elle ressemble, alors, la jolie créature, à une statue tombée, la tête penchée, du Ve siècle archaïque.
Oui! il n’y a que la rigoureuse mesure du monde dans ce torse, ces cuisses et ces jambes. C’est l’expression des grands styles de l’humanité. Comme une feuille qui se retourne, tel apparaît le torse de cette femme couchée, dans la plus rigide et la plus simple loi.
La géométrie pouvait-elle épouser un plus jeune corps pour se faire valoir?
Cet œil, ce nez, ces joues, ces lèvres, cette grappe de fruits!
Ce n’est pas un corps qui se découvre, c’est la fraîcheur du temps, c’est l’entraînement de l’art.
L’ombre ondule de joie sur ce torse immobile. Après avoir présenté ses plans lumineux, ses cuisses et ses jambes, tout est perdu, le flanc boit maintenant la lumière.
«Mais j’ai découvert la cuisse, et la lumière s’est glissée le long d’elle, de la jambe et du pied également,—en demi-teinte.
«Qu’il faut peu de chose pour cacher un chef-d’œuvre!
«Cette cuisse est maintenant éclairée, et je découvre bien d’autres charmes dans cette corne d’abondance qu’est la vie. Que d’effets fulgurants qui sortent de ce corps!
«L’ombre s’avance de proche en proche sur la statue animée.
«Comme un serpent, l’ombre se couche au long du joli corps!
«Déjà le corps se refroidit et devient marbre.
«Ces étonnements prolongés!
«Cette cuisse, ce torse nourri de volupté; ce sein, fruit de la plus belle architecture!
«Comme un fruit tiré de sa gaine, le ventre s’endort au milieu de mes admirations!
«Ah! la pure volupté de ces modelés que l’on n’apprend nulle part, que devant le modèle! Ces ombres qui ne sont vues que par quelques-uns, dans des minutes de bonheur suspendues!»
*
* *
Pensée:
«L’on a pensé que ce qui était beau, c’était le nu; pour moi, c’est la vie,—merveille à laquelle la laideur ne résiste pas.»
*
* *
Architecture:
«La beauté de l’ancien Paris, c’était la proportion. La proportion ne se voit pas toujours du premier coup, mais c’est la qualité principale; car elle embrasse tout, et descend après à tous les détails qui sont ordonnés comme l’ensemble.»
Paysages:
«Le beau temps étouffe de joie.»
*
* *
«Ici, dans un fond épais de bonheur et qui se cache avec soin et ne laisse apercevoir que des coins heureux; sur lui, au premier plan, les lilas fleurissants bouclés de verts foncés. Le temple est là, organisation des colonnes, du beau fronton; on ne sait pas pourquoi c’est si beau!»
*
* *
Pensées:
«Comme ma mémoire s’éveille en parcourant l’atelier! Comme à ma vue les choses se réveillent!»
*
* *
«C’est beaucoup sur les routes que je ramasse l’expérience.»
*
* *
«J’aime le paysage seul, je jouis de cette sensibilité; mon âme n’est ni en automobile ni en chemin de fer.»
*
* *
Sculpture:
*
* *
«Modeler l’ombre, c’est faire surgir des pensées, c’est apprendre aux yeux et leur faire apprécier les nuances.»
*
* *
Pensées:
«Le mystère de l’art, c’est l’équilibre, l’unité qui assure la beauté.»
*
* *
«Comme ces fleurs qui nous donnent l’exemple en mourant, c’est peut-être une consolation de mourir au milieu des chefs-d’œuvre.»
«Quand le corps n’obéit plus à la grâce, c’est le commencement de la vieillesse.»
*
* *
«Le printemps charrie la vie, est couleur de la vie, est pénétrant comme la vie,—et quelle gloire de vivre!»
*
* *
«La tranquillité est tout un paysage.»
*
* *
«Rentrer dans le rang, le cœur à l’unisson; concourir à une grande chose sous un ciel commun, comme ces villages qui sont sous mes yeux.»
*
* *
D’après Corot:
«La forêt est douce comme si les nymphes y avaient dansé une heure, les arbres verts éclairant leurs ébats; conversation à voix basse de la forêt.»
*
* *
Pensées:
«Heureux ceux qui vivent dans le moment où le cœur dirige!»
*
* *
«Humus d’âmes endolories, antiques, où les douleurs du temps en ont écrasé tant et tant!»
*
* *
Croquis:
«Un petit oiseau fait plus de bruit au printemps que la somnolence de cette foule d’arbres rangés, sentant sourdre leurs entrailles à nouveau.»
*
* *
«Comme un bassin qui se vide insensiblement, ainsi dans le jardin le jour s’écoule.»
Pensée:
«La douce lumière tissée avec ces feuilles mortes. La douce pensée qu’elle fait naître a donc besoin de la mort pour régner!»
*
* *
Paysage:
«Ces maisons, ces arbres, ces jardins descendent la colline comme un troupeau qui va s’abreuver.»
*
* *
Peinture:
«Corot, une des âmes de la Nature.»
*
* *
Paysage:
«La sueur de la terre n’est pas réabsorbée au matin. Cette intimité de la terre et des maisons, des arbres, de la nuit, existe encore. Mais la colline dans ce lointain ne peut s’éloigner avec plus de grâce.»
*
* *
Pensée:
«L’esprit n’est pas l’intelligence; il est le détail, grandi.»
*
* *
Sculpture:
«Les «Extrême-Orient» font de l’effet avec peu de moyens peu apparents, car un grand artiste s’y est trompé. Il a cru longtemps que c’était exotique ou barbare.»
*
* *
Architecture:
«La cathédrale, lit mystique où les âmes se couchent.»
Pensées:
«Il y a une douleur de savoir que le temps de travail nous est rationné.»
*
* *
«Ne regardez les musées que si vous êtes un forgeron.»
*
* *
«La souffrance, c’est le sacrement de la vie.»
*
* *
Paysage:
«La lune, sans bruit, éclaire...»
*
* *
Architecture:
«Ce sont elles, les cathédrales, qui voient le premier rayon de soleil.»
*
* *
«L’âme a besoin d’être derrière l’architecte pour le faire modeler, pour le forcer à garder la proportion jusqu’à la dernière nuance.»
*
* *
«Comme ce qui est supérieur reste dans les villes de province qui ne sont pas encore internationales!»
*
* *
«La cathédrale de Chartres est dans mon esprit en ce moment comme cette messe de Mozart où les sons divins viennent de toutes parts.»
Pensées:
«Souvenirs de ma jeunesse où n’ayant pu entrer ici et là que gratuitement, j’ai emporté néanmoins des millions de pensées.»
*
* *
«L’intelligence dessine, mais c’est le cœur qui modèle.»
*
* *
«Je désire aller à Rome pour entendre sonner les cloches.»
*
* *
Architecture:
«Les immenses toitures des cathédrales sont des repos.»
*
* *
«O Rome, comme tu es encore vivante de ta beauté!»
*
* *
Sculpture:
«L’antique! Je sens qu’il faut que je vive dans cet éternel amour que j’ai pour lui!»
*
* *
Architecture:
«Jeune, je ne voyais que la dentelle gothique; maintenant j’aperçois le rôle et la puissance de cette dentelle. Vue de loin, elle gonfle les profils et les emplit de sève.»
*
* *
Pensée:
«Pendant que l’on cherche à protéger une chose, on complote d’en dévaster une autre.»
Sculpture:
«Le modelé est l’émotion que la main éprouve dans la caresse.»
*
* *
Pensée:
«Dans l’église, à genoux ou debout,—pas assis.»
*
* *
Sculpture:
«Notre Puget qui se réclame fort de Bernini.»
*
* *
Pensée:
«Quelle tragédie que la vie du plus simple et quelle angoisse de vivre sa tragédie sans s’occuper des autres!»
*
* *
En regardant des danseurs:
«Ah! jeunesse que rien ne remplace, ni l’argent ni les dignités!»
*
* *
Art:
«Ne pensez pas que nous puissions corriger la Nature; ne craignons pas d’être copistes, ne mettons que ce que nous voyons, mais que cette copie passe par notre cœur avant notre main; il y aura toujours assez d’originalité à notre insu même.»
*
* *
«Le dessin de tous côtés est en sculpture l’incantation qui enferme l’âme dans la pierre; le résultat en est merveilleux; cela donne tous les profils de l’âme même, en même temps. Celui qui a essayé de ce système est à part des autres. Ce dessin, cette conjuration mystique des lignes captent la vie.»
Architecture:
«L’ornement que l’on méprise à tort, c’est la synthèse, l’architecture même!»
*
* *
Sculpture:
«Le modelé, c’est une manière de politesse; on passe sans heurt d’une dureté à une autre.»
*
* *
«Cette tête voluptueuse qui est là, devant moi, elle n’est plus mortelle sous cette forme.»
*
* *
«Une musculature mal faite peut être bien et valoir mieux qu’une musculature bien faite, si elle a les plans qu’il faut.»
*
* *
«Quand l’âme déserte la forme, elle n’est plus l’immortalité qui se réfugie autre part.»
*
* *
«La correction d’un corps est une faute, s’il n’a que cette qualité-là, alors qu’on lui demande des effets d’architecture admirable.»
Pensées:
«L’esprit doit être sur un fond d’intelligence, comme un ornement sur de l’architecture.»
*
* *
«La peur de se tromper est telle que l’on simule l’indifférence pour ne pas juger.»
Sculpture:
«Bien masser, c’est là qu’on peut juger si l’œuvre est d’un sculpteur habile.»
*
* *
«La sculpture n’a pas besoin d’originalité, mais de vie.»
*
* *
«La vie est dans le modelé, l’âme de la sculpture est dans le morceau; toute la sculpture est là.»
*
* *
«Je suis absolument méprisé pour des méplats, des modelés, des lignes, parce qu’ils sont vrais.»
*
* *
Paysage:
*
* *
«Le vent qui se lève annonce la tristesse et le froid. Il fait du bruit maintenant et flotte comme un étendard.»
*
* *
Peinture:
«On fait le ciel comme un émail dur; c’est, au contraire, un modelé léger et profond.»
FRESQUE EN CINQ PARTIES
(SOUVENIR DE VOYAGE)
La Danseuse.
I
«Elle part. Elle prend en elle-même ce moment d’orgueil qu’elle déploie, qui est sa marque.
«Comme un cimeterre agité dans l’air jette des éclairs, elle va. La draperie la suit, l’enveloppe, la seconde!
II
«Ces redoublements, ces appels du pied, ce balancement et cette provocation, c’est une égide lancée en avant, superbe de plis parallèles.
«La ligne du dos ondule et s’efface comme un serpent irrité.
«Elle se précipite la tête baissée, mais souvent la tête flotte sur les épaules quand elle est fatiguée.
«Cette danse projette des étincelles comme le silex.
III
«C’est un holocauste; elle offre son courage.
«Pendant qu’elle danse, elle est inondée de lumière.
«Comme le corps parle plus loin que l’esprit!
«Comme cette danse donne à cette prodigieuse petite danseuse une tête étrangement belle, d’une nouvelle beauté devenue mystérieuse et lointaine!
«Oui, cette beauté vient d’autrefois! Quelle danseuse de génie a créé cette danse?
«Comme dans une fresque, cette danseuse en est l’âme active, l’ondulation.
«Ah! quel ravissement renouvelé toujours par le caractère de cette danse antique!
IV
«La prodigieuse petite danseuse lance sa draperie, la déploie, la projette en avant; son dos se profile en perfection.
«Elle se balance, son orgueil recule, elle est presque vaincue.
«Elle reprend position en tournant sur elle-même, se redresse.
«Elle présente un profil, puis l’autre. Elle s’est entourée de son écharpe, son coude en avant.
«Son écharpe l’enveloppe; la main sur la hanche, elle laisse pendre l’écharpe.
«Les deux mains maintenant à son chapeau, le sourire vainqueur, c’est une cariatide orgueilleuse.
«Ces retours sur elle-même, ce chapeau incliné, cette draperie en croix, elle met enfin toutes ces charmantes choses comme en bataille!
V
«Elle déroule à présent son écharpe et la laisse tomber.
«Puis les bras et l’écharpe passent rapidement, éperdument devant son cœur.
«Les gestes rapides ravissent par leurs redites perpétuelles, incessantes.
«Les gestes en se répétant font des flammes.
RODIN A MEUDON
Avant le séjour à Meudon, ce qui amena Rodin à la campagne, à Sèvres, précisément, ce fut le souci de gagner un bon état physique.
Il s’était surmené, en effet, dans tous ses ateliers successifs, depuis le premier, si inconfortable qu’il en garde toujours le rude souvenir. C’est lui qui raconte:
«Mes ressources ne me permettant pas de trouver mieux, je louai près des Gobelins, rue Lebrun, pour 120 francs par an, une écurie, qui me parut suffisamment éclairée, et où j’avais le recul nécessaire pour comparer la nature avec ma terre, ce qui a toujours été pour moi un principe essentiel dont je ne me suis jamais départi.
«L’air y filtrait de toutes parts, par les fenêtres mal closes, par la porte dont le bois avait joué; les ardoises de la toiture, usées par la vétusté ou dérangées par le vent, y établissaient un courant d’air permanent. Il y faisait un froid glacial; un puits creusé dans l’un des angles du mur, et dont l’eau était proche de la margelle, y entretenait en toutes saisons une humidité pénétrante.»
C’est là que Rodin modela la Jeunesse, le travail d’une année, une superbe figure d’ensemble qui gela, et fut perdue, Rodin n’ayant pas plus d’argent pour la mouler que pour entretenir du feu. «Je n’ai jamais rien fait de mieux que cette Jeunesse!» nous a-t-il dit maintes fois.
Il connut ensuite des ateliers presque aussi rudes: ce ne fut que peu à peu, après beaucoup d’efforts, qu’il put s’installer rue des Fourneaux, puis boulevard de Vaugirard et au Clos-Payen, l’ancien hôtel de Corvisart, sis boulevard d’Italie. Là, dans ce dernier logis qui offrait tant de charme, bien qu’il tombât chaque jour quelque partie de plafond ou de mur, Rodin retarda de toutes ses forces la venue des démolisseurs. Son vif regret, c’est de n’avoir pu acheter alors cette charmante «folie» qu’avait édifiée M. de Neufbourg. Rodin ne se console pas de cette demeure détruite.
Mais, déjà, il s’était logé à Sèvres, dans une maison perchée sur une hauteur; et tous les soirs, et tous les matins, il était là, regardant avidement l’espace par les nombreuses fenêtres de sa maison. Il l’aimait; et cela, naturellement, lui avait fait—pour s’en éloigner le moins possible—solliciter des travaux à la manufacture de Sèvres, bien qu’elle fût alors dirigée par feu Lauth, un chimiste qui était un tenace ennemi des artistes. Rodin y exécuta quelques vases que l’on peut voir encore dans le musée; mais d’autres, les plus beaux, furent cassés par les employés du sieur Lauth, qui jugeait tout bonnement ces vases comme de honteuses œuvres! On croit rêver! Mais c’est Rodin lui-même qui nous a dit que ses vases étaient souvent placés à terre, pour qu’en passant chacun pût leur décocher une ruade! Sainte Administration!
Rodin ne donnait, heureusement, que quelques heures par semaine à une aussi clairvoyante manufacture; il vivait la plus grande partie de ses jours à Paris, dans ses ateliers déjà encombrés d’œuvres, déjà si nombreuses qu’il n’en «connaissait» vraiment que les principales. En exemple, c’est là que son ancien collaborateur à l’Exposition de 1878, Jules Desbois, avait trouvé, tournée contre le mur, dans une remise du faubourg Saint-Jacques, la grande figure: Eve, tant de fois reproduite depuis, bien qu’inachevée, à cause du brusque départ du modèle.
Des œuvres nombreuses! C’est que Rodin l’a bien souvent répété, il posséda tout de suite une prodigieuse facilité à modeler. Chez Carrier-Belleuse, son habileté déconcertait tout le monde; et Carrier n’y était pour rien, quoi qu’en ait dit un aimable et peu renseigné critique qui a parlé quelque part des «enthousiastes leçons» de Carrier-Belleuse. Enthousiastes leçons, non pas! Ce patron, gentilhomme de belle allure, sorte de Rubens du bibelot et de la statuette, était trop féru de plaisirs pour gâcher son temps à enseigner quoi que ce soit aux nombreux ouvriers qu’il avait cantonnés dans ses ateliers de la rue de la Tour-d’Auvergne. On produisait vaille que vaille; et, comme Rodin était le plus habile de tous les collaborateurs de Carrier, il avait obtenu, seul, d’avoir modèle vivant pour les nus et pour les draperies. Ah! les draperies! Rodin en exécuta tellement à ce moment de sa vie que cela le détourna à tout jamais de la sculpture religieuse, où la draperie s’impose. Il avait, en sortant de chez Carrier, positivement, si l’on peut ainsi dire, «soif de nu!»
Et pourtant, que d’obstacles avant de le satisfaire, ce passionné désir.
Rodin raconte encore: «La nécessité de vivre m’a fait apprendre toutes les parties de mon métier. J’ai fait la mise au point, dégrossi des marbres, des pierres, des ornements, des bijoux chez un orfèvre, certainement trop longtemps. Je regrette d’avoir perdu tant de temps, car tout ce que j’ai fait alors dans tant d’efforts dispersés pouvait être rassemblé vers une belle œuvre. Mais cela m’a servi. J’ai donc beaucoup travaillé chez les autres. Ceux qui ont été pauvres comme moi, n’ayant ni secours d’État, ni pension, ont travaillé chez tout le monde.
«Cela m’a fait un apprentissage déguisé; j’ai fait, successivement, tantôt des boucles d’oreilles chez un orfèvre, tantôt des figures décoratives aux torses de trois mètres.
«On s’attachait alors à des minuties qui ne signifiaient rien; on avait le soi-disant respect du travail sans valeur. On travaillait à rebrousse-poil et à contre-sens.
«Les pontifes de l’Art, de par leur situation, entendaient imposer le respect. Il y avait comme une hiérarchie défendue.
«Ces gens qui se disaient les dévots de l’art n’y comprenaient rien.
«J’ai souffert pour ma sculpture. Si je n’avais pas été un entêté, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. Les artistes ont toujours un côté féminin. Carrier-Belleuse avait quelque chose du beau sang du XVIIIe siècle; il y avait du Clodion en lui; ses esquisses étaient admirables; à l’exécution, cela se refroidissait; mais l’artiste avait une grande valeur réelle.»
«J’ai souffert pour ma sculpture!» Oui, ce mot est exact, dit par Rodin. Il nous a raconté, maintes fois, dans quel état de dépression il était arrivé à Sèvres, ayant certainement produit déjà une œuvre qui eût illustré un autre sculpteur; et l’exemple de l’indifférence et même du mépris fastueusement accordés naguère à ses maîtres Carpeaux et Barye, n’était pas pour l’encourager à la bataille. Mais sa ténacité à lui aussi était déjà obstinée, volontaire, farouche. Il se souciait bien de ce qu’on lui réservait. Il travaillait; et cela c’était tout.
D’ailleurs, il n’avait vu que du travail autour de lui. Carpeaux, méprisé par l’impératrice Eugénie, qu’éduquait le «souteneur» surintendant des Beaux-Arts, de Nieuverkerke, Carpeaux rencontrait tout de même dans l’empereur un aimable tyran qui lui commandait, entre autres travaux, la décoration de l’une des faces du Pavillon de Flore. Mais, par contre, Barye, et «c’est une honte!» nous jeta souvent Rodin; Barye, lui, ne connut durant toute sa vie que la plus tenace injustice; et quel souvenir Rodin garde de ce maître, qui avait l’air, avec sa redingote fanée, usée, d’un misérable maître d’études!
Certes, à présent, Rodin est riche, chargé de la plus lourde renommée que l’on puisse accorder à un homme; mais si l’on savait ce que tout cela, richesse, honneurs, compte peu pour lui, dès qu’il peut se jeter sur son travail!
Il y a longtemps qu’il nourrit en lui le goût de la création. Et comme il l’a développé à Meudon!... Un jour, au hasard d’une promenade, il découvre une sorte de pavillon Louis XIII, pierre et briques, perché et redressant son toit. On renseigne Rodin: cette propriété de Mme Delphine de Cols, une artiste peintre, est à vendre. Cette femme s’inquiète de l’isolement du pavillon et des maraudeurs qui passent par là au moment de la belle saison.
Voilà Rodin décidé. Il achète le pavillon;—et il s’y installe. C’est la villa des Brillants, sise avenue Paul-Bert, à Meudon-Val-Fleury.
*
* *
Quand, pour cette destination, vous avez pris le train électrique à la gare des Invalides, laissez-vous conduire sans inquiétude, le train ne vous emmènera pas plus loin qu’il ne faut, après vous avoir promené à travers les gadoues, les usines et les carrières de la banlieue. Vous aurez eu tout le temps de songer à la visite que vous projetez,—en vous disant, sans doute, qu’après tout Rodin ne peut qu’être sensible à la peine que vous avez prise d’un déplacement.
De la route que suit le train,—quelques minutes avant la station Val-Fleury, vous apercevez déjà la villa des Brillants, signalée par la façade reconstituée de l’ancien château d’Issy,—et signalée surtout par la hideuse et vaste réclame en planches qu’un mercanti de l’apéritif a osé installer précisément devant cette villa déjà, nous pouvons l’affirmer, historique.
A la gare, tout le monde vous indiquera la maison de «M. Rodin». Nul n’est plus populaire que lui à Meudon-Val-Fleury. C’est que, depuis bien des années, on voit, quotidiennement, devant la station, au départ et à l’arrivée, sa voiture.
Ne demandez pas votre chemin, c’est inutile; tournez à gauche, et montez droit devant vous.
Vous êtes en pleine banlieue parisienne, toutefois pas une banlieue triste. Raffaëlli, depuis longtemps évadé des sites qui constituent sa gloire, ne les retrouverait pas ici. C’est une banlieue qui veut vivre, qui vit,—et qui vit même trop bien!
Car déjà les humoristes y affluent. Certes, cela a du bon! Je comprends fort bien qu’un roquentin, ex-gaudissart ou ex-rond-de-cuir, ahuri par les hebdomadaires facéties d’un journal à gros tirage, se livre—en tant que possesseur d’un terrain—à d’ingénieuses et abracadabrantes fantaisies! Je comprends fort bien qu’il édifie quelque chose d’extravagant et d’hurluberlu; et que cette chose soit ensuite parée des plus cocasses chimères, dragons et autres turqueries! Mais,—quoique l’intérêt d’une telle bâtisse ne soit pas niable!—cela pousse peut-être trop à se divertir dans un site bocager, à peine sorti de rusticité, comme celui qu’offre au regard la campagne de Meudon-Val-Fleury.
Et une maison de rapport, voisine de la villa des dragons, chimères et autres turqueries, aggrave ce malentendu. Car, vraiment, que vient-elle faire ici, celle-là? A la campagne, dans tant de terrain perdu, pourquoi ces cellules parisiennes, qu’on appelle avec emphase appartements? Pourquoi ce salmigondis de locataires, alors qu’une petite maison s’impose à chacun d’eux? Il est vrai que nulle espèce d’animal ne se met en tas comme les Parisiens; expliquons-nous donc ainsi la haute maison de rapport qui est non loin de la gare, comme pour encourager à la location!
Après cela, c’est la campagne qui commence. Sans doute, il y a encore des villas; mais elles sont modestes, tapissées de lierre, avec des contrevents peints en vert,—ce vert aigre qui réjouit les peintres qui entendent mal Cézanne.
Et elles sont si cocasses, cubiques, avec un amas de petites choses ridicules: minuscule bow-window, étroite terrasse, niche à chien et boîte aux lettres, par quoi se satisfait tout individu qui pleure avec Virgile sur les «faux plaisirs» des citadins.
Marchons encore, et voici quelques guinguettes, où l’on déjeune le dimanche, où l’on déjeune mal, malgré des titres alléchants, qui s’annoncent au commencement du sentier: tel ce Restaurant Damour, sur une pancarte.
Des jardinets, des champs, des arbres; on traverse un pont; et voici, là-bas, la demeure de Rodin. Elle a un bel air, certes! presque d’un petit palais de Fontainebleau, peut-on dire, si l’on regarde d’ensemble la descente vers le creux de la vallée de tous les bâtiments que Rodin a édifiés.
L’entrée sur la route est une entrée de château avec sa barrière blanche qui s’ouvre, large; et voici l’allée, bordée d’iris et voûtée de marronniers. Partout des pierres, des blocs de pierre; au moins, on est, tout de suite, semble-t-il, chez un tailleur de pierre; et l’on passe devant un premier atelier de praticien, et voici la barrière du pavillon.
On entre; car, sortis de leurs niches, deux gros chiens velus n’intimident pas. Ils savent pourquoi l’on vient chez leur maître: pour l’admirer; alors, comme deux bons serviteurs avisés, ils se contentent de pousser, au coup de sonnette, des petits grognements, vite apaisés, un salut de bienvenue.
Assurément,—si on ne les doit voir qu’une fois,—il faut considérer le pavillon et ses annexes, le jardin et ses antiques, dans la plénitude du printemps, alors que tout est en fleurs, et si adorable ici que cette demeure est enchantée.
Mais, avant de vous y attarder, descendez tout au bout du jardin, et regardez devant vous, à gauche et à droite, pour vous rendre compte de la pleine atmosphère de bonheur dans laquelle plonge la villa des Brillants.
En face, sous un ciel de Paradis, voici la Seine, et, là-bas, le vieux pont de Sèvres. Tout autour, les collines montent, boisées, et hérissées des maisons aux toits rouges; c’est Meudon; c’est Sèvres; c’est Garches; c’est là-bas, moderne Acropole, le Mont-Valérien, doré dans la brume de joie. Quelle magnificence! Dans le pli de la vallée, voici le train qui passe, et, sur la gauche, un viaduc enjambe qui porte des fumées dans les touffes tendres des arbres. On songe obstinément à Renoir, à ce moment de l’année. On revoit ses arbres frêles, un peu cotonneux, un peu ivres de tout le désordre de leurs couleurs toutes retrouvées. C’est la même confusion tendre et étourdie et il vient tant de chaleur de ce paysage que l’on ressent nettement l’engourdissement de la terre, gonflée et pâmée.
A droite, près du château d’Issy-les-Moulineaux, qui revit, chez Rodin, par sa façade redressée, par ses colonnes, par sa grille de fer forgé, par ses marches de temple découpé sur l’azur; à droite, des cheminées vomissent de lourdes fumées, usines d’Issy et choses amères de la vie. Après les coteaux sacrés et parfumés de la Grèce, l’enfer des chocs et des douleurs. La tour Eiffel que l’on aperçoit est-elle un phare ou une borne?
Un terrain vague, bossué, creusé, piqueté d’arbustes, descend du pied même de la villa Rodin, jusqu’à la ligne du chemin de fer. C’est le printemps aussi pour cette butte, car des marmailles, des essaims de gosses y tapagent, en compagnie de chiens aboyeurs. C’est l’élan sportif tant réclamé par les gazettes qui vivent d’icelui. Voici des bonds qui promettent le record du saut en hauteur; de furibondes courses qui annoncent un impressionnant «quatre cents mètres»; et des yeux pochés, des nez saignants, préparent, n’en doutez point! le champion du monde de la boxe. Heureux gosses! Laids, mal venus, morveux, petits voyous, grands affamés! Le dimanche, Jean Veber devrait venir s’installer ici et observer cette liesse, à laquelle participent—et de quelle manière!—les pères, les mères, les grands frères et les grandes sœurs de cette intéressante progéniture. C’est un lâcher d’ivrognes, de gourgandins, de filliasses, de filles et de turbulents voyous, assurément plaisant, qui sacrifie à Vénus et au dieu Crépitus. Nous n’en connaissons point un préférable! Et puis—contraste symbolique!—le jardin de la villa des Brillants le domine ici de toute sa beauté.
Rodin en a fait un jardin antique. Il l’a pavoisé d’un vaste hall et de petits pavillons à usage d’atelier ou de musée. Dans la neige des arbres en fleurs, ce jardin est préparé à l’image de ces «jardins pour la conversation» que les Grecs affectionnaient, et où ils plaçaient leurs œuvres. A Meudon, Rodin, également, a placé, ici et là, au milieu d’une allée, au détour d’un sentier ou au creux d’un arbuste, un fragment de statue antique. Ce fragment repose tout imprégné du bonheur que Rodin lui apporte, chaque jour, dans ses pieuses mains. Nous admirons, nous; nous demeurons profondément heureux devant ces torses et ces bustes; mais Rodin, seul, sait leur offrir le meilleur hommage: sa gratitude.
Croyons que les professeurs bâtés en Sorbonne peuvent comprendre l’Art antique; mais soyons, certes, mieux assurés que l’hommage de Rodin est plus attentif, plus aigu et plus recevable. Dans des matinées, qui resteront pour nous inoubliables et chères, nous avons entendu Rodin parler de l’Art antique, comme personne ne le fit jamais, et comme personne ne le fera. Ce n’étaient pas des discours, encore moins des explications ampoulées de docteur «versé» dans la critique; c’étaient des mots lucides, appuyés d’éloquentes épithètes, c’étaient de merveilleuses images. Et les matinées se passaient si absolument enchantées, qu’il n’était pas possible qu’on pût croire à ce don magnifique d’une haute leçon de Rodin; oui, la vérité peu à peu s’apercevait: il avait parlé pour son propre plaisir, pour «s’entendre» lui-même, pour rechercher—dans l’effort des mots prononcés à haute voix—une ou plusieurs raisons nouvelles d’admirer encore avec plus de ferveur.
Et c’est comme cela, seulement, que l’on peut ne plus s’étonner de tous ces visiteurs, pour lesquels il recommence, sans ennui apparent, ses «leçons». Oui, nous tous, soyons modestes! Quand Rodin confronte son âme avec celle des sculpteurs païens, croyons que nous sommes loin de lui, très loin de lui! Taisons-nous; laissons-le parler. Gardons-nous du ridicule!
*
* *
Le hall-musée est la plus importante construction édifiée dans le jardin. C’est le hall tel qu’on le vit à la place de l’Alma, lors de la dernière exposition universelle. Il a été transporté ici et réédifié avec seulement l’adjonction d’un «pont», comme celui qu’emploient les peintres de décors de théâtre, pour se ménager une retraite au-dessus de la vaste superficie, dont on ne peut rien enlever, de leur atelier.
Ce hall-musée, que d’histoires il enfanta! Extraordinaires concessions en faveur de Rodin, de l’État et de la Ville! Ces deux pouvoirs s’étaient mis d’accord pour lui dresser ce musée; par déférence envers le génie, tous les ministres, tous les bureaux, toute la nation enfin s’était sacrifiée, dépouillée! Hommage sans précédent, hommage sublime!...
La vérité nous oblige à dire que Rodin, au contraire, assuma tous les frais de son hall. «Il veut montrer ses œuvres, lui à part, tout seul! Qu’il paye!» déclarèrent les gens de l’Administration; et Rodin paya, après avoir difficilement obtenu la location du terrain.
Quelles aventures, ensuite! Ah! cette «inauguration» d’un ministre, tout de même venu, lui, mais sans le moindre cortège! «L’affaire du Balzac» pesait encore sur la tête de Rodin; il la supporta pendant toute la durée de l’exposition.
Alors, en effet, que l’on se ruait sur les sottises les plus décisives de ce vaste bazar; alors que Paris et la province, décagés, étaient ahuris par les Arabes, les Samoyèdes, les Zoulous et les Cafres; alors que les baraques de danses du ventre et de tableaux vivants se gonflaient de spectateurs, le pavillon Rodin, lui, demeurait obstinément solitaire. Le désert Rodin!
Et pourtant, quel choix unique d’œuvres! Tout le meilleur d’une magnifique production, tout ce que l’intelligence, l’imagination la plus féconde avait pu conseiller, était réuni là. Suprême sélection de tout ce que Rodin avait créé; sévère «triage» de tout ce qui est encore épars maintenant à Paris: rue de l’Université et à l’hôtel Biron; à Meudon: en sa villa des Brillants et dans les annexes de la rue de l’Orphelinat et de la Goulette; à Issy, dans l’annexe de la rue du Château.
Aujourd’hui, à Meudon, le pavillon se dresse enfin dans la sérénité qu’il a bien conquise. Il s’offre, comme un temple, le flanc à la splendeur de la vallée; et, face à son péristyle, le soleil se couche. Par les beaux jours, c’est un coin tout gonflé de lumière; et, majestueux, des paons s’y promènent, au milieu des fragments de statues antiques et des plâtres du maître, qui débordent ici du hall-musée.
Ce hall-musée! Il nous explique toute la vie amère de Rodin, toutes les injustices et toutes les haines dont il fut assailli. Considérez chacune de ses hautes œuvres, et chacune vous racontera une mauvaise histoire. Nous noterons plus loin quelques-uns de ces souvenirs. Pour le moment, contemplez seulement dans ce hall-musée tous les projets d’œuvres qui demeurèrent projets; car combien de temps faut-il pour qu’on ait confiance, pour qu’on accorde à l’artiste un loyal espoir?
Un de ces projets, le plus cher, peut-être, c’est cette Tour du travail, dont Gabriel Mourey parla, à son moment, en des termes si émouvants; cette Tour, qui, vraisemblablement, ne sera jamais rien de plus que l’esquisse en plâtre que l’on voit à Meudon. Oui, un projet jamais réalisé? car, comment obtenir des sculpteurs actuels, je parle des meilleurs, qu’ils collaborent avec Rodin? Sa grande ombre étend trop de nuit au-dessus d’eux; et tous, ils redoutent trop l’anonymat; ils sont plus orgueilleux que Rodin. Et, pourtant, quel projet porte plus de joie magnifique que cette Tour! Nous, nous doutons de la voir réalisée; mais lui, Rodin, il espère toujours; et ne nous contait-il pas un jour cet espoir, à la nouvelle qu’une société de sculpteurs anglais pensait à composer une élite des sculpteurs du monde entier, présidée par lui, Rodin: «Si je pouvais trouver des collaborateurs, nous disait-il, cette Tour, je la modifierais bien certainement; mais il me semble qu’elle constituerait même telle qu’elle est un Hommage au Travail. Avec une dizaine de bons sculpteurs, le projet serait aisément réalisé.»
Une dizaine de bons sculpteurs! Mais jamais Desbois, Bourdelle, Carabin, Despiau—en choisissant les meilleurs—ne voudraient collaborer à cette œuvre. Rodin doit savoir mieux que quiconque que le temps des grandes écoles est déchu, passé, fini. Avec cette furie d’expositions mille fois renouvelées, comment résister, en effet, au désir de se créer une popularité, un nom, même de plusieurs crans au-dessous du génie? Et puis, pourquoi chacun de ces artistes épouserait-il la pensée du maître? Tous, ils ne sont pas loin de dire: «Rodin a des idées; eh bien! qu’il les réalise! Nous, nous nous contentons de statues, de bustes; de sculptures, en un mot, aisément possibles!»
Oui, Rodin s’illusionne; il croit être aux temps héroïques, à l’âge d’or de la Renaissance. Les génies sont des esprits égarés.
*
* *
A Meudon, Rodin vit simplement. Tous les chefs de bureaux, chefs de rayons et autres chefs de contentieux parisiens, se traitent avec un plus vaniteux souci de confort.
Il a dit, lui-même: «J’ai eu, jusqu’à cinquante ans, tous les ennuis de la pauvreté; mais le bonheur de travailler m’a tout fait supporter. D’ailleurs, aussitôt que je ne travaille pas, je m’ennuie; il me serait odieux de ne pas produire.»
Et c’est justement ce forcené travail qui l’empêcha toujours de songer à une vie matérielle meilleure, quand la Fortune enfin sauta de sa roue à sa porte.
«Evidemment, je n’attends plus comme autrefois l’omnibus, nous disait-il un jour; mais pour le reste, je n’ai rien changé à ma vie. L’argent vient trop tard; et nous, du moins quelques artistes comme moi, nous ne savons pas alors nous habituer à sa puissance.»
Rodin vit donc dans une maison, en somme étroite; et, tout autour, les ateliers, le jardin, ne révèlent pas autre chose que la vie modeste d’un artiste, nullement touché par le goût du luxe. Si l’hiver est rude, Rodin lutte plus contre lui en endossant un par-dessus que par un système de chauffage perfectionné. Sa sobriété ne l’attarde point, également, aux prouesses d’un cordon bleu notoire. Pour descendre à la gare, un cheval pacifique, nous l’avons dit, l’y conduit dans une humble voiture; et toutes les automobiles du monde ne l’ont jamais tenté [B].
Il tient aussi en haine les «palaces» modernes, «où il y a, dit-il, une chaleur constante partout, et où l’on est traité comme un colis!»
Cet homme, qui peut moissonner des centaines de mille francs par année, ne l’avez-vous pas vu aussi déjeuner, maintes fois, chez un marchand de vins sans renommée. Autour de lui, des employés, des cochers. Nulle affectation de modestie ou d’orgueil. Le plus souvent, pas de rosette à sa boutonnière. Il vient de travailler; il est un simple «compagnon» comme hier; il parle, il vous répond; mais surtout il a hâte de «reprendre son collier», sur lequel il «tire» depuis plus de cinquante ans.
Couché de bonne heure, levé dès l’aube, il déjeune d’un bol de lait; il a deux vaches à lui dans un pré, des canards, des poules; il aime cette vie campagnarde; mais, s’il le faut, son urbanité est exquise et sa délicatesse infinie. Et tout cela, en lui, est fort naturel.
On peut attaquer, injurier cet homme; sa malice et sa force le défendent. On peut le traiter familièrement; il ne s’en effarouche pas; il se contente d’en sourire. Un jour, nous lui répétâmes ce mot d’un «attaché» de Bérard, ancien sous-ministre aux Beaux-Arts: «Rodin! mais c’est un ami de la maison!» avait jeté ce galantin,—comme cet autre cuistre, qui, en parlant de Shakespeare, avait dit: «Ce bon Will!» Rodin hocha doucement la tête.
Le matin, avant de venir à l’hôtel Biron, il visite l’atelier de son mouleur,—et cet autre atelier également où un ouvrier japonais le ravit par sa dextérité à réparer les objets d’art qu’il lui confie. Puis, il reçoit son fondeur, ou l’artisan qui lui prépare ses «agrandissements», ou celui qui fait ses patines; car, à soixante-quatorze ans[C], Rodin est aussi amoureux de la vie et du travail qu’au moment où il présentait sa première œuvre publique: l’Homme au nez cassé.
On sera vraiment frappé de stupeur quand on fera l’inventaire de son formidable legs. On se dira qu’il y eut d’autres maîtres, assurément,—et des œuvres diverses! mais, jamais, nous le croyons, un seul artiste n’aura entassé une pareille moisson. Nous avons cité les annexes que Rodin possède pour le dépôt de ses œuvres. Il faut se certifier que chacune de ces annexes constitue un musée magnifique; il faut se répéter qu’il est impossible d’établir exactement un catalogue des œuvres de ce sculpteur;—et cela surtout nous fait nous divertir de ces misérables artistes, qui ont le temps, eux, de tenir au jour le jour l’historique de leurs productions; nous entendons: le sujet, ses dimensions, et le nom du ou des modèles qui ont posé.
A vrai dire, Rodin n’a jamais rien sacrifié à son travail. Quand sonnait, par exemple, à tous les échos le nom prestigieux de Carolus Duran, beau cavalier et médiocre peintre, Rodin, embusqué dans son atelier, était tel qu’une sorte de fou furieux acharné sur la glaise.
Il n’était au courant des «nouvelles du dehors» que par des bribes que rapportaient les uns ou les autres,—ou par ces si utiles «manchettes» des journaux, qu’il pouvait lire d’un œil distrait.
Que lui importaient les changements de ministères puisqu’il n’avait rien à attendre d’eux! Que lui importait, en particulier, la nomination de tel ou tel sous-ministre aux Beaux-Arts, puis-qu’il restait pour chacun de ces préposés un inconnu! Et puis, à quoi bon s’occuper de tout cela, quand le véritable artiste est destiné—historiquement et traditionnellement—à inventer des œuvres au plein de l’indifférence des uns et de la jalouse imbécillité des autres!
*
* *
Certes, il est malaisé de faire parler Rodin sur ses œuvres! Avec lui, on n’a aucune chance d’obtenir quelques mots seulement de ces «confidences», que déversent, au contraire, à la moindre occasion et en tous lieux, les autres peintres ou sculpteurs. C’est en unissant des tronçons d’entretiens que l’on arrive à savoir à peu près dans quelles conditions, non les principales œuvres toujours, mais les plus fameuses de Rodin, furent exécutées. Il juge, lui, que tout cela n’a aucune importance: et, pourtant, quelle surprise pour ceux qui croient que sa vie fut une heureuse suite de commandes officielles!
La Porte de l’Enfer, quelle complication, par exemple!
Rodin venait d’exposer l’Age d’airain; et Dieu seul avait pu faire le compte des criailleries, des injures et des calomnies, tombées comme grêle sur cette statue. De quelle façon n’avait-on pas assailli Rodin? La principale calomnie l’accusait d’avoir fait un moulage sur nature; et cette calomnie fut si tenace, que des gens de l’Institut, retournés à l’état d’enfance, la colportent encore présentement.
—Ah! cette sotte accusation! nous dit un jour Rodin. Cette chose-là, parce que j’avais longuement modelé cette statue. Je voulais d’abord en faire un soldat blessé, s’appuyant sur une lance; et cela, d’après le soldat belge qui me servait de modèle. Et quelle patience je n’avais pas eue, malgré mon habileté! Je suis resté des mois et des mois sur cette œuvre; je me souviens encore, entre temps, de mes visites au musée de Naples, où je cherchais dans une statue d’Apollon la plus belle manière de placer l’appui de la jambe qui porte presque tout le poids du corps. Un moulage sur nature! Mais ils ne savent donc pas ce que cela donne, toujours! Mais il ne faut pas savoir pour se tromper si grossièrement! Le meilleur moyen de témoigner de ma loyauté professionnelle, je l’obtins en fournissant des photographies de mon modèle, dans la pose. Il y eut alors une sorte de consultation; quelques membres de l’Institut eux-mêmes soutinrent ma bonne foi; je fus renvoyé, comme on dit, des fins de l’accusation; on me gratifia même d’une troisième médaille. Mais je n’ai plus eu, par exemple, d’autre récompense. C’était fini: l’État, les sculpteurs et moi, nous ne devions plus nous entendre!
—Oui. Mais quelle revanche! dis-je. Cette statue, elle est partout, maintenant, dans tous les grands musées.
—Même à Lyon, où, exposée longtemps sur la place Bellecour, on se divertissait à la recouvrir d’ordures, jusqu’au jour récent où elle fut enfin placée—à l’abri!—dans le jardin du musée.
—Et ensuite vint votre Porte de l’Enfer?
—Oui. L’Age d’airain ayant attiré sur moi l’attention d’Antonin Proust et, par suite, de son sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Turquet, ils songèrent tous deux à me «commander quelque chose»; ils ne savaient pas trop quoi, à bien dire. Et Turquet était méfiant. L’histoire du prétendu moulage sur nature de l’Age d’airain l’avait, malgré tout, désagréablement impressionné. Ce sous-secrétaire d’État, on ne pouvait, certes, lui en vouloir; il tenait à savoir où il allait, à ne pas «commander à l’aveuglette». S’il se trompait, son ministre resterait en dehors, de toutes façons. Mais lui, il aventurait sa place. Alors, comme on prend des renseignements sur une bonne qu’on désire engager, Turquet prit des renseignements sur moi. Il s’entoura de nombreux avis, se fit donner des conseils. Que risquait-il? que ne risquait-il pas? J’étais au courant de ces terribles perplexités; et je m’en divertissais beaucoup. Mais comme tout doit avoir une fin, je me décidai à venir au secours de cet homme politique. Il ne savait pas quoi me commander! Eh bien! me lançant dans une aventure que je devinais, moi, interminable, je lui proposai—pour quelle somme dérisoire et bien loin de celle qu’on suppose encore maintenant!—de modeler une porte gigantesque, qui serait la Porte de l’Enfer; c’est-à-dire tout le détail le plus pathétique du grand poème dantesque. Mon interlocuteur me crut fou. Il y avait de quoi! Des centaines de personnages, alors qu’on s’en tient généralement dans une commande à beaucoup moins, n’est-ce pas? Il m’exprima son étonnement, sa stupeur. Il devait bien regretter maintenant d’être entré en pourparlers avec moi; et il maudissait assurément, intérieurement, les renseignements incomplets qu’il avait sur moi, et qui ne me représentaient pas, avant tout, comme une sorte d’artiste étrange, bizarre, à coup sûr halluciné, dont on ne pouvait rien tirer de raisonnable. Je m’amusai un instant de son émoi; puis, doucement, lentement, je lui dis que mon idée de cette Porte de l’Enfer, c’était son salut! Mais, assurément! repris-je; car, si l’on a pu m’accuser d’avoir moulé sur nature une statue grandeur nature, l’Age d’airain, il ne viendra à la pensée de personne, même pas du plus obtus de mes ennemis, de croire que j’ai moulé sur nature des centaines de statues pour les réduire ensuite aux dimensions qu’ils doivent avoir dans l’ensemble de ma porte! Je ne quittai pas des yeux Turquet. Il écouta, réfléchit, puis, bien entendu, sans faire allusion à la formidable entreprise que j’allais assumer, pour une somme relativement minime, il voulut bien se déclarer satisfait. Voilà la vraie histoire de ma première commande.
—Mais l’on s’étonne toujours que vous ne l’ayez pas livrée?
—Cela ne me surprend pas! Personne ne peut même supputer quelle somme d’argent il eût fallu pour terminer ce lourd travail! Je vous affirme, quant à moi, que je ne suis pas en reste avec l’État. J’ai travaillé bien au delà des acomptes qui me furent versés; car je n’ai jamais mesuré mon travail à l’argent reçu. Mais, c’est toujours la même chose: on devait s’impatienter, trouver que je n’allais pas assez vite, malgré toute ma vie consacrée alors à cette œuvre. Alors on ne m’a plus rien donné. Ah! les délais! tout est là! Il ne faut pas chercher, reprendre son travail, détruire des choses que l’on trouve mauvaises, en parfaire d’autres qui paraissent pour le commun absolument achevées. Cette histoire-là, c’est, du reste, l’histoire de toute ma vie. On a trouvé toujours que je n’arrivais pas à temps. On a longtemps répété que j’étais lent au travail. Lent! Pendant les travaux de l’Exposition de 1878, alors que j’étais employé par l’ornemaniste Legrain, il m’est arrivé souvent de modeler une figure grandeur naturelle en quelques heures! Mais voilà, oui, j’ai toujours été brouillé avec les dates; je n’ai jamais eu la notion du temps en exécutant mon œuvre.
La terminerai-je, un jour, cette Porte? C’est bien improbable! Et pourtant, il ne me faudrait que quelques mois, peut-être, deux ou trois au plus, pour l’achever. Vous savez que tous les moulages sont prêts, étiquetés, pour le jour qu’il plairait d’en demander le complet achèvement. Mais ce jour viendra-t-il jamais? Ce seraient de nouvelles sommes d’argent que devraient me verser les bureaux, et elles leur sont fort nécessaires pour tous les sculpteurs qui attendent des commandes... Bah! J’ai dispersé un peu partout les détails de ma Porte; cela est peut-être aussi bien, ainsi! Songez, qu’achevée, elle devrait être fondue en bronze; et la centaine de mille francs nécessaire, vous pensez bien que les bureaux ne me l’accorderaient jamais! En tous cas, je lègue à l’État mon œuvre; je suis donc largement quitte avec eux.
—Et pour les Bourgeois de Calais, autres ennuis, n’est-ce pas?
—Naturellement!... Je ne me souviens pas, d’ailleurs, d’une œuvre faite pour un concours, pour un particulier, ou pour l’État qui ne m’ait causé des difficultés. Il semble que cela soit une atténuation obligée du plaisir que l’on pourrait avoir. Est-ce par un décret providentiel ou simplement humain? Je ne sais! mais ce que je sais bien, c’est que jusqu’à la fin de ma vie, je connaîtrai maintenant ces ennuis-là! Pour les Bourgeois de Calais, néanmoins, ils dépassèrent, je crois, la mesure.
«Si vous en voulez l’histoire, la voici: un jour, je reçois une lettre d’un sieur Léon Gauchez, aux gages de feu le baron Alphonse de Rothschild, qui me mande à son bureau. Ce Gauchez, belge d’origine, marchand de tableaux, commanditaire du journal L’Art, en était aussi le critique d’art le plus médiocre et le plus encombrant sous divers pseudonymes: Paul Leroi, Noël Gehuzac, etc. Il faisait, je le savais, beaucoup de commandes au nom de son riche patron; et cela, à cette époque, était bien pour me tenter. Je vais donc chez l’homme en question; et, de haut, voici qu’il me commande un Eustache de Saint-Pierre, pour une somme de quinze mille francs. Il ajoute: «Je sais que vous n’êtes pas riche; aussi j’ai forcé la somme qu’on accorde habituellement à une statue grandeur nature.» Je remercie et je rentre chez moi, me demandant déjà comment je vais me tirer de cette commande. J’avais à exécuter un Eustache de Saint-Pierre! Je lis une brève notice à ce sujet; mais comme je ne me trouve pas satisfait de cette lecture, on me recommande les Chroniques de Froissart. J’y dévore le chapitre intitulé: «Comment le roi Philippe de France ne put délivrer la ville de Calais, et comment le roi Edouard d’Angleterre la prit!» et j’arrive à ceci:—Rodin va chercher un album, et il lit: «Le roi Edouard consent à épargner la population, à la condition qu’il parte de Calais six des plus notables bourgeois, nu-tête et les pieds nus, la corde au cou et les clefs de la ville et du château dans leurs mains. Il fera de ceux-là à son bon plaisir!» Comment! dit Rodin, Eustache de Saint-Pierre ne se dévoua point seul! Il s’agit, au contraire, de six bourgeois, tous héros au même degré! Tenez, écoutez la suite: «Quand le plus riche bourgeois de la ville se fut levé et eut consenti à mourir pour ses concitoyens, chacun alla l’adorer de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetaient à ses pieds, pleurant tendrement, et c’était grand’pitié d’être là pour les entendre et regarder. Puis c’est un second qui s’offre, très honnête bourgeois et de grande fortune, qui avait deux belles demoiselles pour filles, puis un troisième, qui était riche en meubles et en héritages, et ainsi les autres. Tous se déshabillent, ne gardent que leurs chemises et leurs braies, et se mettent en marche, la corde au cou; ils s’appellent: Eustache de Saint-Pierre, Jean d’Aire, Jacques et Pierre de Wissant... On ne sait pas les noms des deux autres.» Je m’enflamme à ce récit, continue Rodin. Alors, mon parti est vite pris: je ne ferai pas un bourgeois, mais six, et pour le même prix, s’il le faut! Le lendemain, j’avertis de ma résolution le sieur Gauchez. Il ricane, et me jure qu’il ne «s’occupera plus de me tirer de la misère!» Je me soucie bien de ses paroles! Je me mets à l’œuvre; et, furieusement, dans mon atelier du boulevard de Vaugirard, seul, je modèle les six héros calaisiens. Puis je les fais mouler;—et c’est alors que mes ennuis commencent!
«La ville de Calais refuse de prendre possession de mes six statues. Pourtant, très justement, je supporte, seul, en m’endettant, la fonte des six personnages. Mais voilà, on ne les comprend pas; il paraît qu’ils sont très «divertissants», alors que j’ai voulu réaliser, moi, un groupe tragique. Oui, mes statues font rire! Le Conseil municipal de Calais ne veut rien entendre, malgré tous ceux qui prennent, à Paris, ma défense. Il paraît que je suis un humoriste; vraiment, je ne m’en doutais pas! Pendant des mois et des mois, on tergiverse, on bataille, on accepte mes statues, puis on les refuse de nouveau. Je suis résigné: je vais les faire rentrer dans mon atelier; elles rejoindront beaucoup d’autres choses incomprises ou inconnues, et tout sera dit. C’est alors qu’une intervention décisive les impose à Calais; et l’on va même jusqu’à me demander comment je désire placer mon groupe. Je suis un doux entêté, c’est vrai; mais, tout de même, je suis si surpris de ce revirement que je ne me décide pas tout d’abord; ou plutôt, je vois deux manières de disposer mes six statues. Je les fais connaître. Pour la première je demande qu’on place les six héros à même sur le sol, comme s’ils sortaient de l’Hôtel de Ville pour se rendre sur le lieu du supplice. Je me doute bien que cette proposition doit causer de nombreux rires parmi toute la population, y compris l’Assemblée communale. Et pourtant!... Pour la seconde manière, je demande un piédestal très haut, comme celui du Colleone, à Venise, ou du général Gattamelata, à Padoue. Ces deux propositions devaient causer ma perte. On crut que je me moquais de ceux qui avaient tant ricané de mon groupe; et l’on confia à un architecte local le soin d’édifier un piédestal très bas, sans caractère, qui, tenant par sa hauteur le milieu entre le sol même et le haut piédestal que je demandais, devait contenter tout le monde, moi compris. Maintenant, quant à l’emplacement désirable, j’avais toujours protesté contre le choix d’un square ou jardin, estimant que les œuvres purement décoratives, allégoriques ou mythologiques, sont seules là à leur vraie place. On ne tint aucun compte de ce dernier désir; et, très spirituellement, on infligea à mon propre groupe, ainsi que vous le savez, le voisinage d’un chalet de nécessité.
—La façon, dis-je, dont vous fîtes le buste de Victor Hugo vous avait préparé à ces touchantes manières d’honorer la sculpture.
—Ah! certes! j’y tenais, à ce buste! et je me souviens que pour me donner du courage, quand je devais approcher un grand homme, un Victor Hugo ou un Eugène Delacroix, je buvais un bon coup de vin de Champagne. Ah! ce buste de Victor Hugo! Dans quelles mauvaises conditions je l’ai exécuté! Sans l’aide de sa maîtresse, Juliette Drouet, je crois bien que je n’aurais jamais pu obtenir de Hugo même la demi-heure de pose qu’il m’accorda en tout et pour tout. Il me tolérait dans la véranda de son hôtel à la seule condition de ne rien réclamer, de me contenter de l’apercevoir un moment et de noter aussitôt quelques traits essentiels. Heureusement, j’étais déjà fort capable de travailler de mémoire; mon maître, Lecoq de Boisbaudran, m’avait en ce sens fortement discipliné; et je puis bien dire que c’est de mémoire, après avoir aussi confronté bien des croquis, bien des profils notés par moi, que je pus exécuter ce buste, qui, d’ailleurs, je dois le déclarer, ne plut nullement au poète et à tout son entourage. Mais il est vrai que plaire à un jury est chose encore plus difficile!
—Vous faites allusion à votre concours pour le monument de la Défense, à Courbevoie?
—Oui! nous étions là une bonne soixantaine de sculpteurs à concourir; mais, malgré tous mes efforts, malgré la vie qui anime, je crois, mon groupe: L’Appel aux armes, je ne fus même pas retenu. Aussi, moi, qui ai pour Delacroix une admiration si profonde et qui connaissais par conséquent par cœur sa fameuse lettre sur les concours, je me demande bien encore souvent ce que j’étais allé faire dans cette galère. Vraiment, je ne pouvais lutter contre Barrias et Mercié. Mon groupe dut paraître trop violent, trop vibrant. On a fait si peu de chemin depuis la Marseillaise, de Rude, qui, elle aussi, crie de toutes ses forces. Ce fut Barrias, vous le savez, qui obtint le prix.
—Son Monument à Victor Hugo est bien une autre honteuse chose!
—Et dire que cette leçon ne me corrigea point!
J’ai accepté plus tard un autre jury!
—Celui du Balzac!
—Oui! et cette fois un jury de gens de lettres!
—Heureusement, cette statue vous donna une fastueuse renommée.
—Jamais statue ne me causa plus de soucis et de travail, ne mit davantage ma patience à l’épreuve. Que de voyages j’ai faits en Touraine pour comprendre le grand romancier! avec quelle activité j’ai couru après les textes, les images, tous les documents utiles! J’avais encore une fois accepté un délai pour la remise de la statue au Comité; et cette nouvelle faute, je l’ai lourdement expiée. Comme s’il était possible, dès qu’on cherche, d’être prêt à une date fixée! A Azay-le-Rideau, j’ai poussé la conscience—pour m’approcher de mon modèle!—jusqu’à exécuter un buste de voiturier, parce qu’il me rappelait Balzac jeune, tel que je me le figurais d’après des dessins et des lithographies. Et, cependant, ai-je été calomnié, injurié! Mais toutes mes esquisses préparatoires répondaient, au contraire, de ma probité, de mon grand désir d’exécuter une statue «honnête!» On a ricané autour de mon œuvre, copieusement. C’est l’éternelle histoire, quand on ne veut pas faire comme tout le monde! Ce fameux sac, comme on disait, ce qu’il y avait d’études dessous, de modelé patient, personne ne le pouvait deviner. Il faut être du métier! On n’a pas voulu voir mon désir de monter cette statue comme un Memnon, comme un colosse égyptien. Tenez, un jour, un Américain l’a photographiée, cette statue, contre le clair de lune; elle prend ainsi toute sa signification; elle ne saurait vivre par le détail. Et puis enfin, comment ces gens du Comité, qui m’ont refusé ma statue, pouvaient-ils parler au nom de l’Art puisqu’ils l’ignorent, totalement?
—En tout cas, vous êtes bien vengé! Le Balzac, de l’avenue de Friedland, qu’accepta le Comité, est bien la divertissante image d’un gros monsieur qui se repose après le bain!
—La foule ne comprend rien à la sculpture; je n’avais qu’à ne pas accepter cette commande. Au Panthéon, mon ami Dujardin-Beaumetz, qui fut pour moi si affectueusement dévoué, attira également sur moi bien des injures à propos du Penseur.
—Le fait est qu’on ne vous a pas gâté dans ce Panthéon qui devrait être le musée de vos œuvres.
—J’ai contre moi toutes les hostilités de l’Institut, qui ne désarme pas. Je sais bien, il y avait un moyen radical pour tout pacifier: faire partie moi-même de cette maison-là; mais alors j’aurais dû protéger, à mon tour, des choses que j’exècre, et cela, non, jamais! J’aime mieux mon indépendance et les haines qu’elle m’attire. Je descends de rouliers normands; je suis un entêté comme ceux de ma race; je ne souffre pas outre mesure des sournoises embûches que l’on me tend. Je me défends, en faisant bloc. J’ai, à moi seul, exécuté plus d’œuvres que tout l’Institut par tous ses sculpteurs!
—Certes, dis-je, on peut s’égayer en pensant aux quelques statues râpées et poncées par ces messieurs. En voilà qui n’ont pas d’excédents d’imagination. Ah! il y a plutôt en notre temps disette d’œuvres!
—Oui! quelle différence quand on songe, par exemple, à cet extraordinaire XVIIIe siècle, qui a produit tant de hauts artistes, avec des chefs comme Pigalle et Houdon!... Pour nous, c’est le règne de Louis-Philippe qui nous accable encore; les bourgeois sont plus sots et plus puissants que jamais; ils sont arrivés jusqu’à tuer l’architecture qui pourrit maintenant dans l’impuissance et le plagiat. On ne sait même plus admirer; nous nous ruons sur ce qu’on appelle des «curiosités», et nous faisons de nos logis des boutiques d’antiquaires, des bouibouis de brocanteurs.
—Et nous laissons mourir Versailles et Fontainebleau!
*
* *
Le jardin de Meudon est en fleurs. Il est tout parfumé et tout noyé de soleil. Toute la campagne s’étire et hérisse ses panaches d’arbres, là-bas, sur les collines. Les maisons ont leurs yeux grands ouverts. Tout chante, tout reluit, tout est plein de couleurs. Il y des jaunes, des verts, des rouges, des bleus,—et des violets pour le Mont-Valérien qui se donne des airs de Temple; pendant que les cheminées des usines d’Issy vomissent de lourdes boules. Quel bonheur! Des coqs s’attardent à claironner; un train roule sur le viaduc; sa belle plume Louis XIII caresse et s’effiloche. Voilà le décor. Je l’ai brossé sommairement, car j’ai hâte d’écouter Rodin parler. Je l’ai mis sur le chapitre de ses contemporains.
—Mon premier ami, me dit-il, ce fut Dalou. Un grand artiste qui avait la belle tradition des maîtres du XVIIIe. Il était né décorateur. Nous nous connûmes très jeunes chez un ornemaniste, qui oubliait souvent de nous payer, de sorte que nous fûmes obligés de nous séparer, Dalou et moi; lui, pour entrer chez un empailleur-naturaliste, et moi chez un autre patron, plus ponctuel que le premier. Plus tard, je revis Dalou, après l’amnistie; oui, la Politique l’avait entraîné loin; mais il sut en profiter et prendre tout de suite une place prépondérante à l’Hôtel de Ville. C’était un beau parleur que Dalou! Ah! là-dessus, il me rendait aisément des points. Il parlait avec une éloquence entraînante, et qui, certes, n’était pas inutile pour amener les conseillers à comprendre quelques bribes des questions artistiques. Il rêvait d’être le grand surintendant des Beaux-Arts; il est mort avant d’avoir pu réaliser ce beau rêve. La commande du Monument à Victor Hugo, qui me fut faite, éloigna de moi cet ami de jeunesse; j’en ressentis une vraie peine.
—Et Rochefort?
—Je le connus de bonne heure, lui aussi. Je garde son souvenir. Il avait une verve étonnante, un esprit à l’emporte-pièce, qui souvent me déconcertait. Je n’ai jamais, à bien dire, goûté les mots dont il abusait, véritablement. Mais je le sentais honnête, loyal, tout vif, et cela me plaisait;—et puis, et puis, il répétait qu’il aimait tellement l’art du XVIIIe siècle!
—Plus que l’art de son époque!
—Ah! certes! Là, il choppait rudement, maladroitement. Pour tout dire, lui qui connut tous les artistes de son temps, il n’en aima aucun. L’histoire de ses portraits en est, cela seulement, une preuve décisive. Il fut peint par Courbet, par Manet, par cent autres; eh bien! toujours, une fois son portrait achevé, il le montait dans son grenier ou... il le vendait. Mais le peintre avait sa revanche, quelquefois. Je me souviens ainsi de son portrait par Manet, qu’il me demanda de lui «retrouver», parce que Manet était, entre temps, devenu célèbre. Je lui dis où se trouvait ce portrait, dont on demandait maintenant vingt mille francs. Cela le fit reculer. Il se consola, du reste, aisément, de cette aventure, en continuant de mépriser l’art de son temps. Pour le buste que je fis de lui, de même il le laissa bien des années dans son grenier. Malgré tout, on ne pouvait pas lui en vouloir; il était si ardent, si spirituel, si entraînant!
—Mais vous savez que dans les dernières années de sa vie, son plus grand peintre, c’était Luc-Olivier Merson.
—Cela ne m’étonne pas! Je n’ai même jamais su, à vrai dire, si ses enthousiasmes n’étaient pas des boutades, et s’il n’avait pas pris en adoration le XVIIIe siècle, au hasard, pour paraître admirer quelque chose, comme tout le monde! Au fond, allez, il n’entendait absolument rien à l’Art; mais on pouvait parler de tant d’autres choses avec lui!
—Je sais que vous aimez certains tableaux de Meissonier; celui-là, c’était un autre autoritaire, comme Dalou.
—Oui, j’aime sa Rixe, sa Barricade, quelques autres tableaux encore. Je ne rougis pas de cette admiration-là. Mais l’homme était insupportable par son orgueil, par cette sorte d’hypertrophie de la vanité qui le poussait aux plus puériles sottises. Un jour, après avoir visité une église, en Italie, le cicerone me donne le registre des visiteurs à signer. Je trouve cette manie un peu ridicule; mais ça leur fait tant plaisir. Je signe; puis, machinalement, je lis des noms. Je tombe sur celui de Meissonier. Je le prononce à haute voix. Alors, avec emphase, le cicerone me jette: «C’est le nom du plus grand peintre de tous les temps anciens et modernes!» Cela me divertit. Je demande: «Mais qui vous a dit cela?» Et le cicerone de me répondre: «M. Meissonier lui-même!»
—Edmond de Goncourt était un autre orgueilleux de carrière!
—Certes! et c’est pourquoi je me trouvais quelquefois mal à l’aise chez lui. Puis il avait des bouderies de vieille fille; il était attendri, quand on parlait de lui, complaisamment; sec, quand on citait seulement les œuvres d’un autre. Il s’entendait fort mal avec Zola, un autre vaniteux, mais fort bien avec Daudet, qui, fin, subtil, savait le prendre même par le mauvais bout. Il savait, en un mot, briser d’une répartie ses colères, ses rancœurs; et Goncourt, tout penaud, était bien forcé d’être bon convive.
—Goncourt, aussi, n’avait pas toujours eu des opinions bien attachantes sur l’Art. L’encombrant «journal», continué, révèle beaucoup de sottises notoires.
—Oui! peut-être!
—C’est Goncourt qui, en 1885, précisément, déclarait qu’il se moquait également du génie d’Ingres et de celui de Delacroix. Il déniait à ce dernier tout tempérament de coloriste, et il se servait, pour expliquer son dégoût, de termes vraiment inattendus. Il est vrai qu’il avoue lui-même qu’il avait, à ce moment-là, si je me souviens bien, de la «fatigue cérébrale!»
—Ah! tout cela est bien explicable! Les peintres et les sculpteurs, entre eux, sont souvent plus bornés que les bourgeois! Avant l’estime, combien de jalousies, de dénigrements et de haines!
—L’histoire, par exemple, d’Eugène Guillaume, le sacro-membre de l’Institut, avec vous-même!
—Oui! tout d’abord ce sculpteur ne fut point tendre pour moi. Trouvant un jour chez un de ses amis mon masque de l’Homme au nez cassé, il exigea que cette œuvre fût jetée aux gravats, simplement! Et pendant tout le temps qu’il présida aux destinées de l’école des Beaux-Arts, puis de l’Académie de France à Rome, je vous assure que nos rapports ne s’améliorèrent pas. Certainement, je n’avais pas un pire ennemi! Puis le temps passa; et si l’on peut vieillir, on a bien des consolations! car, pour moi, j’eus celle de voir ce même Guillaume me faire un beau jour des avances, et même me visiter à Paris et à Meudon. Alors, j’étais devenu un noble artiste pour lui; je ne sais pas trop pourquoi, à bien dire; et Dieu sait tous les éloges dont il me gratifia, et toutes les confidences qu’il me fit. Ah! ce n’était pas un «caractère»!
—Vous avez dû trouver un homme d’une meilleure trempe en Henry Becque?
—Ah! celui-là était un rude homme, incisif et orgueilleux de sa pauvreté. Il la portait comme un panache. Il était plein d’amertume, sans doute, mais il réservait son fiel pour les gens et les choses médiocres de son époque. Nul n’admirait avec plus d’enthousiasme ce qui était admirable! Quand j’ai gravé son portrait, j’ai eu une joie profonde en cherchant à rendre ce masque résolu, entêté et tout empreint d’une coléreuse franchise!
—Et Puvis de Chavannes?
—C’était un homme du monde accompli. Un régal, aux réunions du Comité de la Société Nationale, que de rester pendant des heures avec lui. Dans ce temps-là, à cause de lui, je ne manquais pas une des séances de notre Comité. J’étais heureux à la pensée que j’allais retrouver l’artiste que j’admirais le plus et un homme d’une telle parfaite distinction. On ne lui a pas encore rendu tout l’hommage auquel il a droit, avant tous les autres peintres de son temps. A Lyon même, sa ville natale, on lui a trop manqué d’égards, on l’a traité indignement; peut-être parce que Paris avait commencé; Paris, qui, sans les vigoureuses batailles de Dalou, n’aurait peut-être possédé aucune décoration de cet illustre maître!
—Mais vous avez aimé beaucoup d’autres artistes de votre temps?
—Sans doute! Vous avez vu chez moi des toiles de Corot, de Claude Monet, de Carrière, de Renoir, de Raffaëlli, et de quelques autres. Et si je n’ai pas des Cézanne, j’ai des Van Gogh, dont le Portrait du père Tanguy, l’ancien marchand de couleurs de la rue Clauzel: c’est Mirbeau qui me l’a fait acheter.
—C’est une belle opération!
—C’est surtout parce que le tableau me plaisait que je l’ai acquis. Je suis collectionneur; mais je n’entends goutte au métier de spéculateur. Sans quoi, aussi clairvoyant que les autres, j’aurais, maintenant, en cave, des Degas, des Cézanne, des Lautrec et bien d’autres artistes cotés, qui, pour moi, également, n’étaient pas inaperçus!
—Bracquemond, n’est-ce pas? et Fantin, furent de vos amis?
—Oui! et Falguière aussi et bien d’autres encore! Mais autant Bracquemond et Falguière aimaient à plaisanter, autant Fantin se tenait toujours dans un mutisme grave. Il est mort, celui-ci, très découragé, très écœuré de son époque. Encore une mémoire qui n’a pas tous les fidèles qu’elle mérite!... Il a fini, comme nous finirons tous, d’ailleurs, comme un isolé, et un peu trop bousculé, peut-être, par la génération qui le suivait. Bah! chacun son temps!
—Vous avez fait aussi de la peinture, à vos débuts?
—Oui! à Paris, d’abord, chez un vieux peintre qui consentait à accueillir dès les premières heures du matin l’adolescent que j’étais alors. Je travaillais ainsi avant d’aller prendre mon gagne-pain chez un ornemaniste. Un peu plus tard, pendant mon séjour à Bruxelles, après la guerre, je me remis à faire de la peinture. Je fis des paysages du bois de la Cambre, notamment,—et aussi des tableaux, vus au musée, que je m’exerçais à reproduire chez moi, de mémoire. Ça allait tant bien que mal! Quand mes souvenirs me faisaient par trop défaut, je courais au musée, et je revenais avec de nouvelles notes. Mais ce ne fut tout cela en somme qu’un passe-temps. La sculpture me tenait bien autrement!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vent s’était élevé. Des fleurs s’envolèrent des arbres. Et le soleil dorait, sous le péristyle, la poitrine d’Adam, le premier homme, que Rodin a, lui aussi, recréé dans la force éphémère de la vie...
*
* *
Nous eûmes beaucoup d’autres entretiens avec Rodin, à Meudon. Mais nous confessons ingénument que rien n’égala en pittoresque l’histoire de ses rapports avec la Ville de Paris.
Car on sait que la Ville se targue d’être, elle aussi, comme l’État, la protectrice des arts et des artistes. Par la voix, non du canon d’alarme, mais simplement des membres de la quatrième commission, elle régente l’Art; elle commande; elle achète; et qu’est-ce qu’elle commande? et qu’est-ce qu’elle achète?
Du reste, comment pourrait-elle commander? comment pourrait-elle acheter? Certes, je ne veux pas injurier ici les honorables membres qui composèrent hier et ceux qui composent aujourd’hui l’illustre quatrième. Je veux bien croire que, le président compris, elle fut et elle est composée de gens fort bien intentionnés; mais quel crédit, vraisemblablement, peut-on accorder à des braves gens qui, sortis à peine de fabriques de guano, de boyauderies et d’ateliers de chapellerie, veulent, conjointement avec un chef de bureau des Beaux-Arts, attribuer des hiérarchies artistiques, supputer le véritable apport d’un Rodin ou d’un Renoir? Comment s’intéresser aux touchantes niaiseries édictées par ces édiles? C’est fort impossible! Ce serait même tout à fait déraisonnable que de l’essayer! Egouts, tinettes volantes ou stables, je n’en disconviens pas, voilà leur raison d’être! Là, et en cela, ils s’y connaissent!
Voyez, en effet, ce qu’ils font pour les fêtes officielles. Ils sont tellement sûrs de leur incapacité, qu’ils confient une fois et pour toutes à un entrepreneur le soin d’élever des mâts et des écussons. Alors, n’est-ce pas? pourquoi veulent-ils, quand même, «s’occuper d’art», comme ils disent. Et ils s’en occupent, et avec emphase, et avec un viril acharnement!
Présentement, l’honorable Lampué fait rire aux larmes avec sa lettre annuelle, macérée dans l’extrait d’esprit le plus subtil et le plus joyeux? N’est-il pas un extraordinaire boute-en-train. Et quelle jeunesse! et quelle foi! Et, pourtant, le sieur Lampué ne nous rajeunit pas, hélas! Nous le voyons encore, pour notre compte, tandis que, très cacochyme déjà, il venait à l’école des Beaux-Arts pour essayer de nous vendre, ponctuel colporteur du pseudo-classique, de vaines et désobligeantes photographies!
Il fut un temps où Rodin se trouva aux prises avec cette immortelle quatrième. Il rêvait alors de donner tout son génie à la Ville; de la gratifier d’admirables statues! Mais, en ce temps-là, la quatrième était présidée par un ex-cordonnier, dont je veux taire le nom, qui entraînait les artistes tambour battant.
Il est vrai que si on ne leur donnait que des prix de famine, on n’exigeait d’eux que des besognes vaines. Rodin ne pouvait vraiment, dans ces conditions-là, plaire!
Tout de même, un jour, il se trouva en présence du cordonnier-président, qui lui tint à peu près ce langage:
«Monsieur, on vient de me dire que vous avez du talent! Çà, je le verrai bientôt, car je suis un connaisseur, moi! Eh bien! il faudrait, à essai, nous fabriquer quelque chose dans les... un mètre, un mètre cinquante! Les esquisses, moi, je ne m’en soucie pas! J’aime une chose fignolée, finie, poussée à fond! Tenez, je reçois tous les mardis; venez chez moi un matin, je vous montrerai ma galerie. J’ai tous les maîtres; j’ai une peinture de M. Cabanel et une autre de M. Cormon. Il faut que vous connaissiez cela! Mais, auparavant, exécutez votre «œuvre». Tenez, apportez-la ici, dans un mois!»
Et le président-cordonnier se leva.
Rodin modela pour la façade de l’Hôtel de Ville une statue perdue au milieu de toutes les autres; et il s’en tint là. Il ne put jamais trouver le courage de visiter la galerie du bouif municipal. Ce fut le motif de son exclusion à vie de toutes les commandes aussi municipales qu’officielles.
Cette histoire, je dirais à la Boquillon, si un génie n’y était pas mêlé,—et que j’ai écourtée,—je la donne comme rigoureusement authentique. Elle montre pleinement dans quelle irréfrénable imbécillité culbute la Ville, quand, par ses représentants, elle se veut mêler d’une autre chose que de sa voirie ou de ses promenades et plantations.
D’ailleurs, songez que les bureaux artistiques de l’Administration préfectorale n’étaient pas moins ahurissants! Bouvard en était le Pape Jules II, et un sieur Maillard, le divin Bramante! A eux deux, Paris, sous leurs lois et décrets, fétidait dans la laideur la plus dévorante. Le préfet, lui, les regardait, l’œil languissant, et il ne se demandait qu’une chose: à savoir pourquoi on lui avait réservé, à lui, dans son appartement particulier, les tristes fresques de Puvis de Chavannes, un peintre qui n’était pas drôle, assurément! tandis que, là-bas, dans la salle des fêtes, collé au plafond, un attelage de bœufs, grandeur nature, évoquait, par sa terreuse couleur et par son fumier, la bonne odeur des champs et le repos au milieu de la nature!
Mais Rodin n’avait pas été traité par l’État d’une façon plus décente. J’espère bien qu’un jour il sera possible, sur ce sujet, de raconter d’incroyables anecdotes.
Rodin peut vendre ses Bourgeois de Calais, son Balzac, son Buste de Dalou, son Appel aux armes, etc...., etc., à l’Amérique, à l’Angleterre, à l’Italie, à la Colombie, à la Chine, aux îles de la Sonde, aux Canaques et aux habitants de la Terre de Feu,—mais pas à la France! La France-État ne veut pas acheter des œuvres de Rodin!
Elle en possède, cependant, quelques-unes! Oui, parce que Dujardin-Beaumetz les a obtenues pour rien, au prix du bronze. Evaluez, au contraire, toute la carrière de plâtras et de marbre, tout le dépôt de bronzes que l’État, pendant ce temps, a acheté aux députés et aux sénateurs, rongés par les sculptiers!
Aussi, visiteurs à Meudon, écoutez ce salutaire conseil: «Devant Rodin, ne le comparez jamais à Michel-Ange. Pourquoi? Pour ceci, uniment: outre que toute comparaison d’homme à homme est le plus souvent absurde, Michel-Ange a eu, lui, des commandes. Les papes avaient senti sa force, son génie; tandis que la France et ses ministres ont toujours ignoré Rodin.»
Sur six cents députés (combien sont-ils, exactement?), il n’y en a pas dix, parmi les moins ignares, qui soient capables de dire les noms de cinq œuvres capitales de Rodin. Alors pourquoi se mêlent-ils encore, ceux-là, de vouloir diriger les Beaux-Arts? Qu’ils se cultivent donc, d’abord!
*
* *
Heureuse diversion à toutes ces misères, Rodin a son travail—puis ses voyages.
Il a déjà cheminé à travers la France; il fut maintes fois en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Espagne, en Italie. Il n’a jamais été le notoire passager de l’Atlantique, et, cependant, il n’ignore point quelle triomphale réception lui serait offerte aux États-Unis, où toutes ses principales œuvres pavoisent les musées, où des salles entières lui sont consacrées au musée métropolitain, à New-York.
En Angleterre,—où l’on vient d’inaugurer, à Londres, une réplique de ses Bourgeois de Calais, Rodin, qui est membre de nombreux clubs artistiques anglais (du reste, il est reçu par toutes les Académies d’art d’Europe),—en Angleterre, Rodin rencontra Whistler et Alphonse Legros, le peintre graveur français. Par ce dernier, il grava à la pointe sèche, et d’une telle manière, qu’il surclassa tout de suite tous les graveurs. Legros, le premier, en conçut quelque jalousie; car, ayant été, lui, contraint par la misère de s’expatrier, il ne pardonnait pas à un autre artiste de réussir, et surtout de s’imposer à Paris, seule ville, répétait-il, qui pouvait distribuer de la gloire. Et puis Rodin était décoré, et lui, Legros, il attendait vainement cette «remarque-là», à épingler, cette fois, non plus sur la planche de cuivre, mais sur le revers de son veston. Il mourut de cette faiblesse, aigri, enragé contre les Anglais qui, pourtant, lui avaient assuré un enviable sort.
Quant à Whistler, il était trop haut seigneur pour accorder plus qu’une parcelle de son amitié; et, dans les chambres bizarrement décorées de sa demeure, il vivait comme une idole enfumée par tous les encens. Ce n’était pas là attitude au goût de Rodin, et Whistler, lui, ne resserra point des relations qui flattaient si peu son orgueil.
A Prague, Rodin monta au Capitole des étudiants. Banquets, concerts, fêtes, rien ne fut réservé. On le privait seulement de dîner, parce qu’il devait, pendant tout le banquet, signer des centaines de photographies, jusqu’à des reproductions de ses œuvres, humbles hommages des journaux illustrés.
La Belgique, elle, demeure le fervent souvenir de ses premières années d’âpre labeur. Souvent, il vous a revu, pays qu’il ne cesse point d’exalter; et vous, Bruges, Anvers, Gand, Malines,—et vous aussi toutes les forêts qui bâtirent en sa jeunesse défaillante, surmenée, un organisme de solide compagnon.
L’Espagne est une plus mystérieuse séductrice d’âmes; Rodin en subit l’envoûtement en la compagnie du peintre Zuloaga, pendant un voyage en automobile à travers la Castille et l’Andalousie; avec cet émoi des danses de gitanes et ce regret aussi qu’elles ne fussent point nues, comme de belles fleurs de chair tournoyantes.
Aussi, aux bords de la Méditerranée, flambe l’Italie, terre préférée, éternelle convoitée.
Cet ardent amour de Rodin, l’Italie de ses paysages, l’Italie de ses musées! Des Alpes à la baie de Naples, Rodin a crié partout son admiration, exhalé sa joie. Il a chanté Turin, Milan, Gênes, les lacs italiens, Vérone, Venise, Bologne; il a, pèlerin passionné, parcouru la Ligurie, la Toscane, l’Ombrie; il a dévotieusement aimé Livourne, Pise, Florence, Terontola, Sienne, Pérouse, Orvieto et Foligno; il a nourri dans Rome ses plus amères douleurs; il s’est livré à la turbulente gaieté de Naples et aux odorantes joies de Caserte et de Pouzzoles, d’Ischia et de Capri.
Mais quel hôte surtout des musées! De quels regards furieusement interrogateurs Rodin dévore les œuvres de Giotto et de Cimabuë, les sculptures de Jacopo della Quercia, de Donatello, de Ghiberti, de Giovanni Pisano, les fresques de Masaccio, de Fra Angelico!
Il va, il brûle sa route, enfiévré, avide de tout voir. Il s’arrête devant vous, della Robbia, Desiderio da Settignano, Antonio Rossellino, Mino da Fiesole. Les cyprès et les pins, dans la campagne, il les contemple ainsi que des bornes de repos; il a les yeux brûlés de tout ce qu’il a vu et retenu. Tant de beauté l’oppresse. Il respire lentement du haut des collines.
Mais il faut admirer encore, s’enivrer toujours. Voici Ghirlandajo, Sandro Botticelli, Piero della Francesca, Signorelli, Benozzo Gozzoli, Paolo Uccello, Filippo Lippi, Agostino di Duccio, Verrocchio, puis les architectes Benedetto de Majano, Palladio,—et encore Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini, Jean Bologne. Comme un autre Isaac Laquedem, le pèlerin passionné court maintenant vers d’autres maîtres: Giorgione, Titien (une idole!), Raphaël, Michel-Ange, Bramante, Brunelleschi, Gentile da Fabriano, Pérugin, Pinturrichio, Sodoma, Corrège, Pisanello, Mantegna, Jacopo Bellini, Carpaccio, Tiepolo, Tintoret, Véronèse et cette autre idole: le Bernin.
Et il y a tant encore de musées d’antiques; une autre forte passion. Aussi, Rodin vit d’inégalables heures dans la collection du Vatican, l’incomparable. Il regarde, il contemple; il emportera au plus profond de sa mémoire les chefs-d’œuvre si désirés dans le musée Pio-Clementino, dans le musée égyptien, dans la salle du Bige, dans la galerie des Candélabres, dans le musée étrusque, dans la salle ronde, dans la galerie des statues, dans la salle des bustes, dans le cabinet des masques, dans la cour du belvédère, dans le musée Chiaramonti et dans le Braccio Nuovo; et, quand Rodin quittera le divin musée, il se dirigera, de lui-même, vers la place de Saint-Pierre in Montorio, d’où apparaît, en une splendeur enchantée, la Ville, la Ville des Villes: Rome.
Voici pêle-mêle de l’eau, du ciel et des formes de pierres, de coupoles, de dômes et de tours!
Des yeux ardemment contemplatifs se posent sur le Tibre, sur Saint-Paul hors les murs, et, en avant du mur d’enceinte, sur le mont Testaccio, la pyramide de Cestius et la porte Saint-Paul. Puis, ces yeux considèrent l’Aventin, où s’élèvent les églises Sainte-Marie-Aventine, Saint-Alexis, Sainte-Sabine et Saint-Anselme. Puis s’érigent des monts, des villas et encore des églises, avec, dans le lointain, les Abruzzes. Voici le Palatin, puis le Colisée, les trois arcades de la basilique de Constantin, le Capitole avec le palais Caffarelli et l’église d’Aracœli. Majestueux, les deux dômes et la tour de Sainte-Marie-Majeure s’imposent maintenant, puis, le palais royal du Quirinal, la colonne Trajane et l’église du Gesu, avec son dôme, qui surgissent de ce chaos tantôt comme voilé, tantôt comme poudré de lumière. Sur le Pincio, les yeux ardemment contemplatifs découvrent la villa Médicis, si hostile, et, là-bas, non loin du Tibre, le palais Farnèse qui n’est pas plus hospitalier. Et les yeux regardent encore des croupes de monts, et le château Saint-Ange, et Saint-Jean-des-Florentins, et le mont Mario, et la villa Mellini, jusqu’au moment où ils arrêtent leur méditation extasiée sur le dôme de Saint-Pierre!
Que de souvenirs! Que de fois Rodin est venu là, en songeant à une installation possible dans Rome; de longues années de travail en paix, en ignorant tout si aisément du monde, puisque les dieux: Titien, Michel-Ange, les Antiques seraient là, toujours, à ses côtés!... Il eût pu être, lui aussi, directeur de l’Académie de France à Rome, sans la pesante hostilité de son génie! Il eût exécuté, alors, sans doute, cette statue équestre qu’on ne lui demanda jamais, et qui fut un de ses rêves tenaces!... Mais aussi il le sentait, Paris et la France ne se peuvent oublier ainsi.
La France! tout son charme, toute sa puissance, toute sa beauté! Rodin ne vient-il pas de célébrer tout cela dans son livre consacré aux églises françaises.
Ce livre qu’il a conçu avec la plus durable joie, avec un culte enthousiaste, nous n’ignorons pas qu’il fut longtemps en préparation, qu’il fut amené à terme, après avoir été choyé et caressé pendant de lentes rêveries. Et, sans souci de sa fatigue, de ses lourdes années glorieuses, nous avons vu Rodin toujours prêt à partir à l’improviste pour visiter une église ou revoir quelque détail encore imprécis dans sa mémoire. Il a été, lui, le véritable pèlerin, l’auguste visiteur tout chargé d’admiration et de reconnaissance. Ah! historiens, commentateurs, découvreurs de bribes, coupeurs en quatre de graines architecturales, vous n’avez jamais retrouvé «l’âme errante» des cathédrales! A Rodin qui l’a tant aimée, c’est seulement à lui qu’elle s’est donnée. Aussi, quel que soit votre sort de demain, majestueuses nefs, superbes fleurs d’oraisons, et votre destinée à vous, chères églises dolentes, penchées si bas vers la terre, pauvres vieilles que ne soutiennent plus les prières, vous vivrez toujours dans le livre de cet homme, qui vous aima plus—et mieux que nous tous,—et qui vous chanta avec des épithètes et des mots de brûlant amour!
Des chambres d’auberge, d’hôtel humble, le recevaient au cours de ses voyages; c’est là qu’il oubliait sa richesse, les vanités de la gloire, pour vous chérir mieux, plus près de votre cœur, douces églises de Chartres, d’Amiens, de Reims, de Champeaux, de Limay, d’Etampes, de Beaugency, de Noyon, d’Ussé, de Loudun, de Montrésor, de Vétheuil, d’Ancy-le-Franc et de Quimperlé! Celles-ci et beaucoup d’autres encore; toutes les pastoures du pays de France.
*
* *
Rodin, lui qui a chéri tellement le mouvement! Il convenait de donner, parmi quelques-uns de ses dessins dans ce livre reproduits, une de ces petites gazelles cambodgiennes, danseuses du roi Sisowath, qui l’émerveillèrent, au cours de l’année 1906, et qui furent gratifiées par lui de cette couronne d’hommages (Rodin, les cathédrales de France):
«Entre deux pèlerinages à Chartres, j’avais vu les danseuses cambodgiennes; je les avais assidûment étudiées, à Paris (au Pré Catelan), à Marseille (à la villa des Glycines), le papier sur les genoux et le crayon à la main, émerveillé de leur beauté singulière et du grand caractère de leur danse. Ce qui surtout m’étonnait et me ravissait, c’était de retrouver dans cet art d’Extrême-Orient, inconnu de moi jusqu’alors, les principes mêmes de l’art antique. Devant des fragments de sculpture très anciens, si anciens qu’on ne saurait leur assigner une date, la pensée recule en tâtonnant à des milliers d’années vers les origines: et, tout à coup, la nature vivante apparaît, et c’est comme si ces vieilles pierres venaient de se ranimer! Tout ce que j’admirais dans les marbres antiques, ces Cambodgiennes me le donnaient, en y ajoutant l’inconnu et la souplesse de l’Extrême-Orient. Quel enchantement de constater l’humanité si fidèle à elle-même à travers l’espace et le temps! Mais à cette constance il y a une condition essentielle: le sentiment traditionnel et religieux. J’ai toujours confondu l’art religieux et l’art: quand la religion se perd, l’art est perdu aussi; tous les chefs-d’œuvre grecs, romains, tous les nôtres, sont religieux. En effet, ces danses sont religieuses parce qu’elles sont artistiques; leur rythme est un rite, et c’est la pureté du rite qui leur assure la pureté du rythme. C’est parce que Sisowath et sa fille Samphondry, directrice du corps de ballet royal, prennent un soin jaloux de conserver à ces danses la plus rigoureuse orthodoxie, qu’elles sont restées belles. La même pensée avait donc sauvegardé l’art à Athènes, à Chartres, au Cambodge, partout, variant seulement par la formule du dogme; encore ces variations, elles-mêmes, s’atténuaient-elles, grâce à la parenté de la forme et des gestes humains sous toutes les latitudes.
«Comme j’avais reconnu la beauté antique dans les danses du Cambodge, peu de temps après mon séjour à Marseille, je reconnus la beauté cambodgienne à Chartres, dans l’attitude du Grand Ange, laquelle n’est pas, en effet, très éloignée d’une attitude de danse. L’analogie entre toutes les belles expressions humaines de tous les temps justifie et exalte, chez l’artiste, sa profonde croyance en l’unité de la nature. Les différentes religions, d’accord sur ce point, étaient comme les gardiennes des grandes mimiques harmonieuses, par lesquelles la nature humaine exprime ses joies, ses angoisses, ses certitudes. L’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient, dans leurs productions supérieures, qui sont celles où l’artiste exprima l’homme en ce qu’il a d’essentiel, devaient ici se rapprocher.»
Ces petites danseuses cambodgiennes! Rodin, sa joie prise à dessiner ces charmants animaux, graciles créatures à la souplesse de chattes et parées d’une grâce tout à fait inimitable! Rappelons-nous leurs jolis gestes si tourbillonnants de caresses! Leurs bras, leurs cuisses gonflés de toute une vie débordante!
Minces gazelles, Rodin a fixé souvent votre image; quelques-unes d’entre vous, en vous rehaussant d’aquarelle, telles qu’on vous voit sur les enluminures des vieux manuscrits de l’Orient; minces gazelles nullement gênées par la haute orfèvrerie de votre coiffure,—vos bras levés et arrondis ou vos mains joliment retombantes comme des palmes. Et, nouvelle ivresse encore venue du complexe ajustement doré de vos costumes, de vos pieds si finement recourbés, de vos petites narines battantes, de vos yeux si brillants, de vos mains s’écartant et se posant à plat dans l’air, tandis que l’orchestre rythmait les salutations et les séductions des amoureuses épopées.
Rodin les a-t-il recherchés ces mouvements où il y a tant de grâce féline et de voluptueux amour!
Cet Amoureux des danses! Ses admirateurs familiers connaissent les chefs-d’œuvre inspirés encore par le masque de la danseuse Hanako. Rodin a reculé jusqu’aux dernières limites de la sensation, le mystère, l’angoisse, la douloureuse volupté de cette face. Il l’a animée si harmonieusement, si musicalement, que certains se sont mépris, et ont cru se trouver devant un masque de Beethoven. Méprise acceptée: voyez, à Meudon, un buste agrandi d’Hanako, douleur tragique et mutisme farouche!
A miss Loïe Fuller, Rodin apporta également l’offrande de toute sa joie ressentie. Il écrivit: «Toutes les villes où elle a passé et Paris lui sont redevables des émotions les plus pures, elle a réveillé la superbe antiquité. Son talent sera toujours imité maintenant et sa création sera reprise toujours, car elle a semé et des effets et de la lumière et de la mise en scène, toutes choses qui seront étudiées éternellement.»
Nul jugement n’apparaît plus équitable. Que d’enchantements, en effet, ne nous garde pas encore miss Loïe Fuller, et son école de danse! Tous les ballets les plus merveilleux, dans la plus complète variété, avec de constantes recherches de lumière, elle qui fut l’inoubliable danseuse du Feu!
Isadora Duncan, autre fleur dansante, soumit également Rodin. Il lui offrit une corbeille de nombreux dessins qui sont d’harmonieuses et rythmiques arabesques, du plus sûr effet décoratif. Les plus rares dessins gravés sur les vases antiques, seuls témoignent de cette joie de mouvement; mouvement bondissant et toujours équilibré, retenu, discipliné par la grâce la plus parfaite.
Ah! de la terre, Rodin aura choisi, avec l’expression la plus vive de la douleur, avec l’inquiétude la plus angoissée devant le mystère, tout ce qu’il y a ainsi, par la danse, de bonheur léger et ingénu. Il aura tout pris de la terre, ce frénétique amoureux de la vie!
Du ciel, il en aura, au contraire, toujours redouté l’inexplicable, et c’est cette inquiétude qui le poussa souvent à écarter, devant nous, avec un geste vif, tous les livres et toutes les brochures qui parlent d’astronomie.
Et, pourtant, il regarde le ciel; mais il ne le veut voir que comme la suprême splendeur des décors terrestres; ou encore comme le domaine des hommes-oiseaux qu’il admire si complètement. Oui! Wilbur Wright, Latham, Garros, les héroïques aviateurs morts ou vivants, il vous a déjà préparé un monument qu’on ne vous accordera, sans doute, jamais, car il ne se présente aucune raison pour qu’on se décide maintenant à honorer Rodin.
APPENDICE
QUELQUES MOTS
Le texte qui précède devait être édité au mois de novembre 1914. De tragiques raisons en retardèrent jusqu’à ce jour sa publication. Mais, malgré la guerre, la question du «musée Rodin» est venue en discussion devant la Chambre et devant le Sénat. Il m’a paru alors opportun, après tous mes plus anciens plaidoyers, d’imprimer ce qui fut encore écrit par moi, il y a plus de deux ans, en faveur de ce «musée Rodin», qui est, je le revendique nettement, tout mon ouvrage: car c’est moi qui ai fait venir Rodin à l’hôtel Biron, qui l’ai déterminé à y rester et qui ai fait naître dans son esprit l’idée de léguer à la France toute son œuvre et toutes ses collections.
Aujourd’hui, la suite à ce texte, ce sont—avec les articles de la donation Rodin—les comptes rendus de la Chambre et du Sénat. Sans commentaires, les voici publiés ci-après in-extenso. Cette publication s’imposait, car voilà ainsi réunies toutes les pièces du procès.
Au lecteur de conclure!
G. C.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DE L’ENSEIGNEMENT ET DES BEAUX-ARTS[D], CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI PORTANT ACCEPTATION DÉFINITIVE DE LA DONATION CONSENTIE A L’ÉTAT PAR M. AUGUSTE RODIN.
PAR M. SIMYAN
Député
Messieurs,
Je prie la Chambre, au nom de la Commission de l’Enseignement et des Beaux-Arts, de vouloir bien consacrer un instant au vote du projet de loi qui permettra au gouvernement d’accepter la donation magnifique d’un grand artiste. Le souci de la défense nationale, qui assiège tous les esprits, ne l’empêchera pas de saisir l’occasion d’assurer à l’État la possession de l’œuvre, considérable par sa richesse et par sa beauté, que M. Rodin offre à son pays.
Après un demi-siècle de labeur fécond, le maître songe à l’avenir. Il ne lui suffit pas d’avoir ouvert les yeux des plus aveugles et de connaître la gloire, de s’être fait un nom qui vivra tant qu’il y aura des hommes pour aimer le beau; il veut grouper son œuvre, et la présenter lui-même. Insensible au sourire des marchands et à la séduction des dollars, il en a gardé autour de lui une partie importante qu’il aime d’une affection paternelle, coulant une vieillesse heureuse parmi ces enfants de sa pensée. Il a dû souvent avoir la vision pénible de toutes ces belles choses dispersées après lui au hasard des enchères, où le plus offrant peut être parvenu à la fortune sans être parvenu à sentir le charme de l’art, et souvent cherche un placement avantageux plutôt que le plaisir supérieur de vivre parmi des chefs-d’œuvre. Il s’est sans doute représenté ses marbres, amoureusement modelés, échouant chez d’opulents barbares des deux mondes, où ils ne seraient pas entourés de la dévotion qu’ils méritent. Mais aussi, sans doute, le noble artiste pénétré de l’idée que l’art a un rôle social éminent, qu’il contribue pour une large part à l’éducation des hommes et embellit leur existence, ne veut pas que même des admirateurs sincères enferment chez eux, pour eux seuls, ce qui peut être utile à tous et faire la joie de tous.
C’est pourquoi, à la suite de négociations entamées dès 1912 par MM. L.-L. Klotz et Léon Bérard et heureusement poursuivies par MM. Painlevé et Dalimier, l’illustre maître, par le contrat qui vous est soumis, donne à l’État toutes les statues et tous les dessins qui emplissent ses trois ateliers de Meudon, de l’hôtel Biron et du dépôt des marbres. Il y ajoute sa collection d’antiques et les tableaux modernes qu’il possède. Mais il désire que le tout soit réuni en un musée où les amateurs puissent étudier les différents aspects de son talent, juger son œuvre d’ensemble, connaître aussi son goût pour toutes les formes du beau. Et il souhaite pour son œuvre un cadre qui ne la dépare pas. Le délicieux hôtel Biron, chef-d’œuvre de grâce élégante, est le domicile qu’il a rêvé pour ses marbres et ses bronzes. Aussi bien beaucoup d’entre eux l’occupent-ils déjà depuis plusieurs années que le maître en est le locataire; quelques-uns y ont été conçus et exécutés.
En retour de sa donation, il demande pour le musée Rodin la jouissance de cet immeuble et de la chapelle désaffectée qui est voisine, pendant sa vie et vingt-cinq ans encore à dater de son décès. En outre, s’il renonce en faveur de l’État à la propriété de ses œuvres et de ses collections, il ne songe pas à s’en séparer. Il veut achever sa vie au milieu des statues qu’il a jalousement conservées jusqu’ici, organiser et administrer son musée, dont il sera le conservateur bénévole.
S’il ne se fût agi que d’accepter un don précieux et de confier au donateur le soin de le présenter au public, il enrichirait depuis longtemps les collections nationales. Mais, pour disposer d’un monument de l’État, le ministre avait besoin d’une loi. D’autre part, le ministre des Finances, économe de nos deniers, hésitait devant les frais qu’entraîne l’installation d’un musée et l’entretien de tout son personnel pendant de longues années. Il songeait que demain le Luxembourg, plus à l’aise dans l’ancien séminaire de Saint-Sulpice, et ensuite le Louvre, s’empresseraient de faire une place d’honneur à la donation Rodin sans qu’il soit besoin d’augmenter les dépenses publiques. Le maître, avec son désintéressement ordinaire, leva la difficulté. Il proposa de prendre à sa charge les frais de transport et la mise en place de ses œuvres et de ses collections, de rétribuer aussi lui-même le personnel, à condition d’être autorisé à prélever sur les visiteurs un droit d’entrée de 1 franc, sauf un jour par semaine où ils seraient admis gratuitement. Ainsi le musée se suffirait à lui-même.
Il est vrai que l’État doit renoncer durant la vie de M. Rodin, et pendant vingt-cinq ans encore, à la libre disposition de l’hôtel Biron. Mais si l’on songe que, lors de la vente des biens congréganistes, il en a fait l’acquisition pour conserver un des plus gracieux monuments de l’architecture française, qu’il l’a sauvé des hommes d’affaires et des entrepreneurs de laid qui rêvaient de lotir le parc, d’abattre l’œuvre de Gabriel et de substituer à toute cette beauté de lourdes bâtisses uniformes, on ne peut supposer qu’il soit jamais question de l’aliéner. Dès lors qu’en fera-t-on? Y donnera-t-on l’hospitalité aux services débordants de quelque Ministère voisin? Ces salons, dessinés dans le goût le plus pur du XVIIIe siècle, deviendront-ils des bureaux? Et garnira-t-on de cartons verts l’élégante décoration de ces murs? Aucun Ministre des Beaux-Arts n’autoriserait ce sacrilège. Le réservera-t-on à la résidence des souverains de passage à Paris? Outre que jusqu’ici les palais n’ont pas manqué pour offrir aux amis de la France une hospitalité digne d’eux et digne d’elle, il serait déplorable que le public ne pût ni jouir du parc, ni visiter le pavillon qui, fermés tous deux, attendraient un hôte des mois et des années. Il faut que le parc soit ouvert à tous, que tous puissent reposer leurs yeux sur ce coin de nature luxuriante qui survit comme par miracle en plein Paris; et il faut que l’hôtel Biron soit accessible à tous.
La munificence de M. Rodin permet de lui attribuer la destination qui lui convient. L’aimable demeure qui, au cours du XVIIIe siècle, abrita tant d’existences élégantes et vaines, qui, depuis la Révolution, connut des fortunes si diverses, tour à tour établissement de plaisir, résidence de légat ou d’ambassadeur, à la fin couvent de jeunes filles, et vit passer tant de figures distinguées ou vulgaires, charmantes ou maussades, gaies ou austères, sera désormais soustraite à ces vicissitudes. Elle sera consacrée à l’art. L’ombre de Jacques Gabriel, si elle vient parfois errer sous ses voûtes, se réjouira d’y trouver installées les statues de M. Rodin.
Il est bien vrai que l’État, qui accueille au Luxembourg les plus belles œuvres des artistes vivants, et qui offre la glorieuse hospitalité du Louvre à celles que le temps a consacrées, ne saurait concéder une partie du domaine public à chacun des grands artistes qui sont l’ornement de ce pays. Mais il peut accorder cette faveur unique à un génie unique en retour d’un don unique. Si c’est un précédent, il est à craindre qu’il ne se renouvelle pas de longtemps.
*
* *
En effet, il ne s’agit pas d’honorer une de ces réputations que la mode a créées et qu’une autre mode fera demain oublier, ni même un de ces talents plus solides qui ont acquis d’abord la célébrité pour avoir flatté le goût de leurs contemporains, et que les générations suivantes dédaigneront peut-être à l’excès. M. Rodin a vu se dresser contre lui, dès ses débuts, les légions compactes des amateurs de poncif. Son premier envoi important au Salon, l’Age d’airain, donne une telle impression de vérité et de vie qu’il s’élève une voix dans le jury pour accuser l’artiste d’avoir moulé son modèle. Et cet aréopage accueille d’abord cette absurdité, comme si un moulage sur le corps humain pouvait rendre autre chose que des chairs figées et inertes. D’autre part, le public s’étonne à mesure que s’affirme l’originalité du sculpteur. Il est habitué à voir les sentiments et les passions traduits par des attitudes et des gestes consacrés, qui, d’ailleurs, ne sont pas toujours faux. Comme il regarde plus souvent des œuvres d’art que des corps vivants, il se fait de la nature une idée conforme aux statues qu’il a vues; il est incapable de concevoir l’infinie variété des mouvements et des formes, et repousse comme contraire à la vérité tout ce qu’on ne lui a pas encore montré. La nature, pour lui, ce sont quelques statues célèbres ou imitées de statues célèbres; tout ce qui s’en écarte n’est que fantaisie ambitieuse. Au lieu de chercher dans l’œuvre nouvelle une ressemblance avec la vie, il y cherche une ressemblance avec les œuvres qu’il connaît. Le troupeau des confrères médiocres mêle ses railleries à celles de la foule. L’artiste, qu’on accusait de mouler la nature, est maintenant accusé de la violenter.
Il néglige les sottises de tous ceux qui ont des yeux pour ne point voir. Soutenu par une petite élite d’admirateurs clairvoyants: statuaires, peintres, critiques, amateurs, il poursuit sa tâche les yeux fixés sur la nature. A chaque Salon, il scandalise les Béotiens de Paris et d’ailleurs. Cependant, la vérité fait son chemin. Peu à peu, on se décide à regarder sans prévention; on essaie de comprendre, on comprend, on admire. Tout homme capable d’une émotion esthétique est conquis. Ainsi, par la persistance de son effort, avec le tranquille entêtement de celui qui a raison, M. Rodin a vaincu toutes les résistances; il a soumis le public à son goût, qui est le bon.
Si l’on peut craindre les erreurs de l’engouement, jamais une œuvre éphémère n’a triomphé de haute lutte, pas plus dans le domaine de l’art que dans celui de la poésie. Les grands poètes, dont la postérité a fait des classiques, ont subi les assauts de ceux qu’offusquait la vérité. Le délicat Racine a choqué un grand nombre de ses contemporains, avant de les charmer. M. Rodin, sorti victorieux de la même épreuve, est devenu de son vivant un des grands classiques de la statuaire.
*
* *
Ses œuvres maîtresses, plusieurs fois exposées, dont quelques-unes peuvent être étudiées à loisir au Luxembourg ou sur nos places publiques, portent la marque de la beauté qui défie le temps: ces marbres et ces bronzes palpitent de vie. Et non pas seulement d’une vie animale: la vie de l’âme rayonne aussi de la matière. Ce ne sont pas des modèles habilement rendus, ce ne sont pas de beaux «morceaux», mais des hommes et des femmes qui pensent, qui sentent, qui souffrent, qui aiment. Toute une humanité voluptueuse, douloureuse ou pensive est sortie des mains de l’artiste. C’est proprement une création à l’image de la nature.
Après avoir contemplé, on cherche le secret de cette vie; la première émotion dominée, on essaie de comprendre cet art. D’abord, on est frappé de la vérité à la fois et de la nouveauté des attitudes par lesquelles s’exprime le sentiment. Il semblerait que depuis l’âge préhistorique où les hommes commençaient de sculpter la pierre à l’imitation des êtres vivants, après la longue floraison de l’art égyptien, tantôt naïf, tantôt plus savant, après les merveilles de la statuaire grecque, si variée dans sa perfection, après les maîtres anonymes du moyen âge qui peuplèrent les cathédrales d’un monde de saints et de démons, après la Renaissance si féconde en recherches heureuses, toutes les flexions du corps, toutes ses lignes, tous les gestes possibles, aient été déjà reproduits, et qu’il soit trop tard pour prétendre découvrir du nouveau dans la forme humaine. Illusion de l’esprit, que dissipe l’étude de la nature, si on la regarde avec des yeux exercés. Pour un Rodin, le corps vivant est un univers que l’homme peut explorer sans fin. L’originalité de l’artiste consiste non à inventer mais à y découvrir le mouvement harmonieux, et encore inaperçu de ses prédécesseurs, qui traduira pour les yeux le sentiment ou le caractère de son personnage. Mais pour cela il faut observer directement la nature et se débarrasser de toute réminiscence; il faut aussi l’observer en mouvement, laisser le modèle vivre en liberté dans l’atelier, éviter de figer la vie dans une pose qui ne peut être naturelle; car la vie ne s’immobilise pas.
Grâce à cette conception, servie par une acuité de vision exceptionnelle, M. Rodin a multiplié les trouvailles. C’est le Saint Jean-Baptiste avec son geste d’apôtre convaincu et tenace, le bras droit tendu en avant et l’index levé, qui parcourt le désert d’un pas décidé en proclamant la parole de son maître. C’est Eve, le dos courbé sous le poids de la faute, essayant de cacher dans ses deux bras croisés la honte de son visage et de ses seins. C’est le Penseur, dont tout le corps, depuis le front jusqu’aux orteils crispés, est tendu par l’effort de l’esprit, le menton volontaire écrasé sous le poing, le coude droit appuyé sur la cuisse gauche. C’est le Bourgeois de Calais, qui porte la clef de la ville, les bras et les jambes raidis par la volonté de surmonter sa douleur. C’est la Danaïde anéantie de fatigue, effondrée sur le côté gauche, le corps ramassé, le bras droit épuisé entourant la tête inerte. Qu’on examine toutes les statues de M. Rodin, on n’en trouvera pas une qui ne rende un aspect original de la nature, qui ne reproduise une attitude rare peut-être et fugitive, vraie pourtant et toujours expressive.
Mais, dans la nature, une attitude, sauf dans l’immobilité, n’est qu’une phase d’un mouvement. Elle est précédée, elle est suivie d’autres attitudes dont la succession est le mouvement même. La difficulté est de la fixer sans figer la figure, de rendre par une seule image un personnage qui se meut. Les sculpteurs grecs avaient déjà résolu le problème. S’ils ont surtout aimé pour leurs dieux et leurs déesses le calme et la sérénité, ils furent tentés aussi de représenter le mouvement, qui est la manifestation la plus expressive de la vie; et ils sont parvenus à le rendre, comme l’attestent leurs Dianes, leurs discoboles et leurs coureurs.
Certains maîtres de la sculpture française moderne s’y étaient particulièrement attachés. Les Volontaires de Rude, entraînés par la «Marseillaise» semblent marcher à la frontière, et le Maréchal Ney s’élancer sur l’ennemi en tirant son épée; les Danseuses de Carpeaux sont emportées dans leur ronde. M. Rodin, à son tour, a triomphé de la difficulté. Il a senti qu’on ne peut rendre l’action par la copie d’un geste à un moment déterminé; qu’une photographie instantanée du mouvement est une image immobile et invraisemblable, qui ne traduit pas ce que voit l’œil; que, comme on ne peut représenter la suite des instants du geste dans l’ensemble de la figure, pour créer l’illusion du mouvement, il faut représenter le déroulement progressif du geste dans les différentes parties. Et il s’agit d’imposer à la vue du spectateur l’ordre dans lequel se déroule le geste. On sait avec quel bonheur M. Rodin, guidé par un instinct et par une science très sûrs, a maintes fois exécuté ce tour de force. Qu’on se rappelle l’éphèbe de l’Age d’airain qui se détend au sortir du sommeil, l’allure rapide et décidée de Saint Jean-Baptiste, la démarche inégale des Bourgeois de Calais, le pas accéléré de l’Homme qui marche, pour ne parler que des œuvres les plus célèbres. Quelques-unes, exposées au Luxembourg sur le parquet même, sans piédestal, semblent se mouvoir parmi le public, plus vivantes que lui, et nous émeuvent comme un prodige.
Mais ni la vérité des attitudes, ni le mouvement ne suffisent à expliquer qu’une vie si intense émane de la matière inerte. C’est surtout par le modelé que s’anime l’ébauche. C’est là que triomphent la science et l’art d’un maître. Il sait voir et rendre ce que le profane n’aperçoit pas à la surface du corps, ces vallonnements et ces dépressions insensibles causés par l’affleurement des muscles et des os, qui décèlent la structure interne, et varient avec le mouvement, bien plus, avec l’émotion. Et, à force de regarder et d’étudier la chair vivante, il finit par saisir le rapport de ces ondulations constantes avec les états de l’âme. Comme le vulgaire lit les sentiments et les passions sur le visage, l’artiste les lit sur tout le corps. Pour lui, un torse, un bras, une main, une jambe, un pied ont leur physionomie. La chair et les muscles frissonnent de volupté; ils se contractent dans la douleur, la colère ou la haine; ils se détendent dans la sérénité; ils s’abandonnent dans le repos. Ils sont aussi expressifs que les yeux et que la bouche.
Dans cet art du modelé, M. Rodin a égalé les sculpteurs grecs, ses maîtres, qui ont fait connaître aux hommes la perfection. Ses corps n’apparaissent pas en surface, mais en volume. Ce ne sont pas des fantômes tels qu’en produit l’art académique; les reliefs exactement indiqués par les plans d’ombre et de lumière créent l’illusion d’organismes vivants et mobiles. C’est ici qu’intervient, à côté de la science, la personnalité du sculpteur pour accuser le relief caractéristique, pour souligner par le modelé la pensée qui anime chaque partie de la figure. Les doigts, en pétrissant la glaise, lui communiquent le sentiment qui inspire le maître. «L’intelligence dessine, a écrit M. Rodin, mais c’est le cœur qui modèle.»
La vérité des attitudes, la vérité du mouvement, la vérité du modelé, tous les éléments de la forme concourant à l’expression de la vie intérieure, la nature suivie avec une sorte de dévotion par un artiste à qui rien n’échappe de sa beauté, qui lui assujettit un tempérament exceptionnel, ardent à saisir ses aspects les plus caractéristiques et les plus harmonieux, voilà ce qui explique le miracle de ces œuvres si vivantes qui rappellent tantôt les grâces de la statuaire grecque, tantôt la puissance de Michel-Ange.
*
* *
Les amis du beau retrouveront ces mêmes qualités dans les œuvres moins connues, ou tout à fait nouvelles pour le public, que nous offre la générosité du maître. Ils y pourront admirer en même temps l’extrême variété d’inspiration et la déconcertante souplesse de ce génie qui se plie, avec la même aisance, aux sujets les plus divers que lui suggèrent ses lectures ou son imagination.
Voici l’Adam de la Bible qui s’éveille à la vie, titubant au sortir du néant, comme accablé déjà par le malheur, et la réplique en marbre de l’Eve aux flancs robustes d’où sortira la race des hommes. A côté de ces grandes figures, dans le petit groupe de la Création de la femme, l’artiste offre à nos yeux le corps souple et la jeunesse radieuse de celle qui sera la source des tentations, du bonheur et des peines. Ailleurs, l’Aurore du poète se levant de sa couche, où le soleil est encore endormi, étire gracieusement ses beaux bras. Ariane, couchée sur la plage déserte, se désole de son abandon. Ici, c’est le Comte Ugolin de la Divine Comédie, dans l’attitude d’un fauve affamé, se traînant à quatre pattes, et luttant contre la tentation de dévorer ses enfants, dont l’atroce agonie contracte encore les cadavres; c’est, inspiré aussi de Dante, le groupe de Francesca et de Paolo emportés dans le tourbillon, tendrement enlacés, la femme s’abandonnant avec confiance sur la poitrine de son amant, qui semble encore la protéger. Et c’est la Porte de l’Enfer, dont les parties achevées représentent tragiquement l’humanité souffrante, avec ses groupes où tous les âges, depuis la plus tendre enfance, montrent des visages et des membres crispés par les douleurs, les passions et les vices. Là, ce sont des figures symboliques: la Centauresse dont la partie humaine, d’un élan fougueux, aspire à l’idéal, tandis que les sabots de la bête s’accrochent au sol et l’y retiennent; le corps de la Sphynge, impassible et mystérieux comme son âme, sur lequel un homme se tord de désespoir, impuissant à la saisir; le large geste fervent des Bénédictions ailées qui se penchent sur le Travail.
Et voici l’expression la plus réaliste du désir et de l’amour, dans des œuvres qui comptent parmi les plus hardies. Le culte de M. Rodin pour la nature ne lui a pas permis de la mutiler. Des passions et des attitudes humaines, il pense qu’aucune ne doit être exclue de l’art, pourvu qu’elle soit vraie et qu’elle soit belle; en art, il n’y a, pour lui, d’immoral que le faux et le laid. L’amour physique, la passion la plus universelle, source de volupté, source de vie, chantée par Lucrèce en des vers immortels, est digne d’inspirer le sculpteur comme le poète. Il comporte une beauté plastique qu’il est légitime de reproduire, à condition d’éliminer le détail vulgaire. De cette conception est né tout un monde d’amants et d’amantes. Une toute jeune femme assise sur ses talons, les deux mains appuyées à terre, tend son minois de japonaise avec des airs de chatte et creuse ses reins frémissants de vie. Des couples se cherchent avec fureur, d’autres s’étreignent; un autre, séparé, est anéanti dans le sommeil. Certains groupes font penser à la brûlante Sapho; certains semblent des illustrations de Baudelaire.
A côté des belles formes qu’animent les passions, voici les images de contemporains célèbres ou de simples particuliers, dont la physionomie révèle le caractère. Le Balzac, qui souleva jadis des tempêtes aujourd’hui apaisées, dresse parmi le cercle des bustes sa stature massive de lutteur; la tête, d’un geste familier noté par Lamartine, rejetée en arrière avec une sorte d’orgueil héroïque, son œil profond regardant la société, et sa lèvre railleuse plissée par un sarcasme. Un Victor Hugo en marbre, perdu dans la méditation, le regard fixé sur son rêve, incline vers la terre sa tête puissante qui semble contenir l’univers. Deux bustes perpétueront les traits de M. Clemenceau. L’un est en bronze, d’un modelé très fouillé, le front haut, les mâchoires volontaires, l’ironie dans les yeux et sur le visage; toute la loyauté, toute l’assurance, toute la combativité, tout l’esprit de l’orateur et du polémiste éclatent sur ce visage. Le second est en marbre, d’une autre manière. Négligeant le détail secondaire, l’artiste a surtout accusé les saillies caractéristiques du front, des sourcils, des pommettes et des mâchoires; de ces larges plans d’ombre et de lumière se dégage avec un relief saisissant la nature du modèle. De cette même manière procède le buste de Puvis de Chavannes dont la figure sereine évoque le peintre du Bois sacré, et celui de lady Warwick où l’énergie se devine sous la grâce des lignes. Ces portraits, dignes du statuaire qui modela les célèbres figures de V. Hugo, de Rochefort, de Berthelot et de Falguière, exposées au Luxembourg, semblent sortis des mains d’un autre Houdon aussi délicat psychologue, et plus vigoureux que le premier.
Cette brève description de quelques-unes des œuvres choisies dans l’ensemble de la donation peut donner un avant-goût du plaisir que nous réserve le musée Rodin, où le public trouvera 56 marbres, 50 bronzes et 193 plâtres ou grès qui tous, jusqu’aux moindres ébauches, portent la marque originale du maître.
Ce n’est pas tout. Il y a joint 1.500 dessins qui forment un complément du plus haut intérêt à l’œuvre du statuaire. Ce sont des croquis, le plus souvent très rapides, à la plume ou au crayon, teintés tantôt de noir et de blanc, tantôt de couleur chair, ou bien simplement estompés; les uns trahissent le tâtonnement de l’artiste; d’autres sont jetés sur le papier d’un seul trait impeccable qui sertit toute la figure. Ces instantanés sont les notes du sculpteur. Il a fixé ainsi un mouvement fugitif, une ligne entrevue sur le corps mobile du modèle, une attitude harmonieuse, un geste expressif, que ses doigts, si agiles pourtant, n’auraient pas eu le loisir d’indiquer sur la glaise avant que s’évanouît le souvenir de la vision. Grâce à ce répertoire de documents, notre connaissance de la forme s’enrichit de toutes les observations d’un chercheur toujours en éveil. Les aspects des corps qui nous échappent d’ordinaire sont multipliés pour nos yeux. Ce ne sont que des matériaux, mais qui ont chacun leur beauté propre. Quelques-uns ont été utilisés. Les curieux trouveront, parmi ces esquisses, les éléments de telle ou telle composition, et ils pourront en reconstituer la genèse. Ils se donneront ainsi le plaisir de pénétrer dans l’intimité de l’atelier et d’assister au travail de l’artiste. Qu’elles aient ou non trouvé leur place dans une œuvre, elles sont attachantes par la nouveauté, la grâce ou l’énergie du mouvement, et par la vie étonnante qui résulte de notations si sommaires.
*
* *
En même temps que des œuvres du maître, les visiteurs du musée jouiront de ses collections. Elles leur paraîtront précieuses à un double titre: d’abord, par leur valeur artistique; ensuite, parce qu’elles font mieux connaître le goût de celui qui les a aimées.
Celle des antiques est la plus nombreuse. 562 pièces y représentent l’art égyptien; 1.094, la céramique ancienne; 398, la sculpture grecque et romaine. Parmi ces ouvrages ou ces fragments d’ouvrages d’inégale importance, on trouvera maints admirables morceaux qui, après avoir charmé M. Rodin, ne seront sans doute pas dédaignés des amateurs. Le maître, dans sa longue carrière de fureteur en quête de belles choses, a souvent été heureux. Il a su distinguer, parmi les épaves du passé confondues dans le bric-à-brac des antiquaires, celles qui portaient le cachet authentique de l’art. Statues ou fragments de statues, qui, toutes mutilées, conservent des traces d’humanité, parfois laissent deviner l’harmonie de l’ensemble; stèles et bas-reliefs où persiste la vie; vases sculptés, vases peints, coupes de toutes dimensions et de toutes formes, charmantes par la grâce de leurs flancs et de leurs anses, ou par les scènes qu’un artiste inconnu y a figurées, ouvrages de tous les âges et de tous les pays, égyptiens, assyriens, chinois, grecs, romains; tout ce qui, au cours de ses explorations chez les marchands, a flatté son regard par quelque beauté de ligne ou d’expression, il l’a rapporté chez lui pour le contempler à son aise.
Même largeur d’esprit dans le choix de ses tableaux modernes. Les soixante toiles offertes à l’Etat sont signées d’artistes qui ont eu de la nature des visions très différentes, et dont la manière ne l’est pas moins. Au premier rang brillent sept œuvres de Carrière dont le sculpteur doit particulièrement aimer le talent, frère du sien. Mais à côté de leurs tons bistrés, la Jeune femme nue de M. Renoir étale sa fraîche carnation qui ne fait pas tort, dans l’esprit du maître, aux Trois grands personnages de M. Zuloaga. Une Vue de Belle-Isle de M. Claude Monet voisine avec trois paysages de M. René Ménard et avec deux marines de M. Cottet, non loin d’un paysage de Ziem. Deux compositions de Roll: Paysan gardant des vaches, La Femme et la vache sont appréciées de M. Rodin aussi bien que la Moisson et les Moyettes de M. Van Gogh. Le Portrait du Père Tanguy par ce dernier artiste et les Deux vieux marins de M. Raffaëlli ne l’empêchent pas de goûter la Tête de femme de M. Jacques Blanche ni la Femme décolletée de M. Aman Jean. Les natures mortes mêmes peuvent plaire à ce passionné de la vie quand elles sont dues au pinceau d’un Ribot. Il n’a exclu aucun genre ni aucune école. Aux peintres modernes, comme aux sculpteurs antiques, comme à tout artiste, il ne demande que de l’émouvoir par la représentation de la belle nature, sans se préoccuper de leur technique.
*
* *
Quelque intérêt qu’offrent ces collections, c’est l’œuvre de M. Rodin qui fait tout le prix de sa donation. J’ai tenté d’en montrer la valeur inestimable. L’inventaire prescrit par la loi a dû pourtant l’estimer et s’exprimer en son langage, qui est celui des chiffres. J’éprouve quelque répugnance à le lui emprunter, à passer de la critique d’art à l’expertise, ne saisissant, d’ailleurs, pas de rapport entre des francs et la beauté. Mais, puisque les distingués conservateurs des musées nationaux, chargés de l’inventaire par le ministre, se sont résignés à mettre des étiquettes sur des chefs-d’œuvre, le rapporteur de la Commission de l’Enseignement doit au moins mentionner leur évaluation, ne fût-ce que pour faire ressortir la modicité du crédit demandé à la Chambre. Pourtant, je la préviens qu’ici les chiffres, même élevés, ne sont pas assez éloquents.
En ce qui concerne l’œuvre même de M. Rodin, le total des estimations atteint:
| Pour les marbres | 942.800 | fr. |
| Pour les bronzes | 125.000 | " |
| Pour les terres cuites, grès et plâtres | 85.650 | " |
| Pour les dessins | 85.900 | " |
| Pour les gravures originales | 10.000 | " |
| En tout | 1.249.350 | fr. |
| A cette somme, il faut ajouter la valeur attribuée aux collections, aux moules des statues de M. Rodin, et à un certain nombre de moulages, qui porte l’évaluation des experts, pour l’ensemble de la donation, à | 2.086.505 | fr. |
D’autre part, les charges de l’État pour l’entretien du musée seront légères. Pour l’an prochain, il faudra de ce chef inscrire au budget une somme de 13.150 fr. dans laquelle le chauffage est compté pour 7.800 francs, qui seront réduits de 4.300 francs environ quand le prix du charbon sera redevenu normal. Voici les chiffres approximatifs fournis par l’Administration:
| 1º Chauffage (pour une moyenne de 180 jours) | 7.800 | fr. |
| 2º Éclairage | 1.000 | " |
| 3º Eau | 150 | " |
| 4º Entretien des locaux, etc. | 2.000 | " |
| 5º Taxes de balayage, écoulement à l’égout | 2.200 | " |
| 13.150 | fr. |
Pour l’instant, le crédit nécessaire est de 10.812 fr. 50 correspondant aux dépenses du dernier trimestre de 1916 et aux frais d’actes notariés et d’honoraires, qui s’élèvent à 9.600 francs.
*
* *
Messieurs, vous n’hésiterez pas à voter ce projet de loi. Vous voudrez réaliser le rêve caressé depuis plusieurs années par un artiste rare, qui, au soir de sa vie, est épris de la gloire, le but le plus noble de l’ambition. Vous lui permettrez d’installer le musée Rodin dans le cadre qu’il a choisi. Ainsi, vous retiendrez en France une œuvre destinée autrement à se disperser, et vous seconderez la générosité du donateur qui veut l’offrir à ses concitoyens. Ce sera le remerciement de la Chambre.
PROJET DE LOI
ARTICLE UNIQUE.
Est acceptée définitivement, aux charges et conditions y stipulées, la donation consentie à l’État par M. Auguste Rodin, statuaire, grand-officier de la Légion d’honneur, suivant acte notarié du 1er avril 1916, dont une copie est annexée à la présente loi.
ANNEXE
Par devant Me Théret et Me Cottin, notaires à Paris, soussignés,
A comparu:
M. Auguste-René Rodin, artiste sculpteur, grand officier de la Légion d’honneur, demeurant à Meudon-Val-Fleury, avenue Paul-Bert.
Lequel a, par ces présentes, fait donation entre vifs en toute propriété;
A l’État français:
1º De toutes les œuvres de sculpture antique et œuvres d’art diverses lui appartenant et dont un état descriptif et estimatif demeure ci-annexé après avoir été certifié véritable par le donateur et avoir été revêtu de la mention d’usage par les notaires soussignés;
2º De ses œuvres personnelles de dessin, peinture et sculpture, ainsi que des droits de propriété artistique y afférents sauf la réserve stipulée à l’article 6 ci-après, lesdites œuvres comprenant: les originaux, les moules, les copies ou reproductions, les empreintes ou les moulages, le tout décrit et estimé dans un état qui demeure ci-annexé après avoir été certifié véritable par le comparant et revêtu de la mention d’usage, par les notaires soussignés.
Charges et conditions de la donation.
La présente donation est faite par M. Rodin sous les charges et conditions ci-après, qui sont déterminantes et sans lesquelles elle n’aurait pas lieu.
Article premier.
Les œuvres présentement données seront placées et installées, par les soins de M. Rodin, dans l’hôtel Biron, situé à Paris, rue de Varenne, nº 77, et dans la chapelle désaffectée qui est voisine, le tout devant porter la dénomination de «musée Rodin».
Les frais de transport de ces œuvres, et ceux qui seront nécessités par leur mise en place, seront supportés par M. Rodin.
Dans le cas où l’État viendrait à déplacer ces œuvres, elles devront être réunies dans un même immeuble, de manière à continuer à former un ensemble complet constituant la collection Rodin.
Dans tous les cas, ce déplacement ne pourra être effectué du vivant de M. Rodin, ni dans les vingt-cinq années qui suivront son décès, en ce qui concerne l’hôtel Biron, mais l’État aura le droit, à toute époque, de reprendre possession de la chapelle: en ce cas, il devra mettre préalablement à la disposition du musée Rodin un local d’une superficie égale aménagé d’une façon convenable pour y placer les œuvres d’art y contenues, et qui sera édifié à ses frais dans les limites du jardin entourant l’hôtel Biron.
L’État, en ce cas, devra de plus prendre en charge les frais de transport et d’installation des objets d’art.
Art. 2.
M. Rodin aura, sa vie durant, l’entière et absolue disposition de son musée.
Il recrutera, nommera et révoquera, à son gré, le personnel chargé de la garde et de l’entretien du musée.
L’entrée du musée, qui sera ouvert six jours par semaine, donnera lieu à une perception de 1 franc par personne. Toutefois, sur simple demande du ministre des Beaux-Arts, M. Rodin s’engage à ouvrir gratuitement le musée au public, un jour par semaine.
La comptabilité des entrées sera tenue par un employé du musée et soumise, pour contrôle à l’Administration des Beaux-Arts, en fin d’année.
Le produit des entrées servira à rémunérer le personnel du musée, sauf à M. Rodin, en cas d’insuffisance, à parfaire les sommes nécessaires à cette rémunération, ainsi qu’il s’y engage. En cas d’excédent, l’excédent sera employé par M. Rodin en acquisitions d’œuvres d’art ou de toute autre façon, à son gré, dans l’intérêt du musée.
Art. 3.
M. Rodin aura, sa vie durant, le droit d’occuper, à titre gratuit, la totalité de l’hôtel Biron, et spécialement la chapelle voisine désaffectée dans les conditions énoncées dans l’article premier, pour y exposer, non seulement les œuvres ci-dessus données à l’État, mais toutes celles qu’il pourra lui donner ou lui destiner par la suite.
Du fait de cette occupation, il ne sera tenu d’aucune charge quelconque d’entretien, ou autre, de quelque nature qu’elle soit; notamment aucun impôt quelconque ne pourra être mis à sa charge.
M. Rodin ne pourra pas faire de changement de distribution, ni percement de murs dans l’hôtel et ses dépendances, sans avoir obtenu l’avis du ministre des Beaux-Arts, sans l’assentiment duquel il ne pourra être procédé aux dites réparations ou modifications qui devront, en tous cas, être exécutées par les soins des architectes des bâtiments civils.
Art. 4.
Tous les travaux de mise en état des bâtiments concédés à M. Rodin, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, devront être effectués par les soins et aux frais de l’État.
Toutes les réparations à faire dans l’avenir, qu’elles soient, par leur nature, grosses réparations ou réparations d’entretiens, resteront également à la charge de l’État, ainsi que le chauffage et l’éclairage et toutes charges quelconques.
L’État devra installer, à ses frais, un calorifère à chauffage central dans l’hôtel, dans le plus bref délai possible.
Il devra de plus faire faire de suite les travaux nécessaires pour améliorer l’éclairage de la chapelle.
Le jardin dépendant de l’hôtel Biron sera entretenu aux frais de l’État. Dans le cas où il serait ouvert au public, dans les conditions déterminées par les règlements concernant les parcs et jardins de l’État, M. Rodin aurait la faculté d’y pénétrer librement, en dehors des heures d’ouverture.
Art. 6.
Droits de reproduction.
Nonobstant la cession de propriété artistique consentie à l’État par M. Rodin, celui-ci se réserve expressément la jouissance, sa vie durant, du droit de reproduction des œuvres par lui données, étant bien entendu que ledit droit de reproduction demeurera strictement personnel au donateur qui s’interdit de le céder, à un titre quelconque, à aucun tiers. Il aura, en conséquence, le droit de reproduire et éditer ses œuvres et de faire des empreintes ou moulages à l’usage qui lui conviendra.
Au cas où M. Rodin, usant du droit qu’il s’est ainsi réservé, traiterait avec un éditeur d’art, pour la reproduction en bronze d’une ou plusieurs œuvres comprises dans la présente donation, le traité d’édition ne pourra être fait pour une durée supérieure à cinq années, et le nombre de reproductions de chaque œuvre ne pourra pas être supérieur à dix.
Les moules ayant servi à faire ces reproductions, empreintes et moulages, demeureront la propriété de l’État donataire.
Art. 7.
Une grande partie des objets compris dans la présente donation se trouvant encore dans les locaux autres que celui de l’hôtel Biron et notamment dans les ateliers de M. Rodin, au Dépôt des marbres, dans sa villa de Meudon, dans divers immeubles situés même commune et dont un forme musée, il est expressément convenu que les risques de conservation ainsi que ceux de transport de ces divers objets à l’hôtel Biron resteront à la charge exclusive du ministère des Beaux-Arts, quoique le transport doive en être effectué par les soins de M. Rodin et à ses frais.
En conséquence, M. Rodin ne pourra, en aucun cas, être jamais rendu responsable, soit de la perte ou disparition, soit de la détérioration de tout ou partie de ces objets.
Entrée en jouissance.
L’État français entrera en possession et jouissance des biens donnés aussitôt qu’il aura été régulièrement autorisé à accepter la présente donation, mais les avantages conférés à M. Rodin prendront effet à dater de la signature du présent acte.
Conditions résolutoires et révocatrices.
A défaut d’acceptation définitive par l’État français des biens donnés, dans un délai de six mois de ce jour, la présente donation sera résolue de plein droit, et M. Rodin reprendra l’entière disposition et propriété de ses biens.
Dans le cas d’inexécution dûment constatée de toutes les conditions ci-dessus, ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement, et M. Rodin reprendra la propriété des biens donnés.
Déclaration d’état civil.
M. Rodin déclare:
Qu’il est célibataire et qu’il n’a aucun héritier ayant droit à une réserve dans sa succession.
Acceptation provisoire.
Aux présentes est intervenu: M. Paul Painlevé, député, ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, demeurant à Paris, à l’hôtel du ministère, sis rue de Grenelle, nº 110.
Agissant en sa dite qualité, au nom de l’État français, lequel, connaissance prise de la donation et des conditions qui précèdent, a déclaré les accepter, à titre provisoire, au nom de l’État français.
Cette donation deviendra définitive après l’obtention d’un décret d’autorisation, dans le délai de six mois de ce jour.
M. Rodin déclare avoir cette acceptation provisoire pour agréable et se la tenir pour bien et dûment signifiée.
Frais.
Les frais des présentes et des actes qui en seront la suite seront à la charge de l’État français.
Dont acte:
Fait et passé à Meudon-Val-Fleury (Seine-et-Oise), au domicile ci-dessus indiqué de M. Rodin, l’an mil neuf cent seize, le premier avril, en présence de:
M. Etienne Clémentel, député, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télégraphes;
M. Anatole de Monzie, avocat à la Cour d’appel de Paris, député, et
M. Henri Valentino, chef de division au sous-secrétariat d’État des Beaux-Arts, représentant M. Dalimier, sous-secrétaire d’État.
Et après lecture faite, les parties ont signé avec les personnes présentes et les notaires.
La lecture des présentes aux parties et la signature par celles-ci et les personnes présentes ont eu lieu en la présence réelle de Me Cottin, second notaire, conformément à la loi.
La minute est signée: René-Auguste Rodin, Paul Painlevé, Clémentel, de Monzie, Valentino, Cottin et Théret, ces deux derniers notaires.
Nº 2431
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
ONZIÈME LÉGISLATURE
SESSION DE 1916
Annexe au procès-verbal de la séance du 28 juillet 1916.
P R O J E T D E L O I
PORTANT ACCEPTATION DÉFINITIVE DE LA DONATION CONSENTIE A L’ÉTAT
PAR M. AUGUSTE RODIN.
(Renvoyé à la Commission de l’Enseignement et des Beaux-Arts.)
PRÉSENTÉ
Au Nom de M. Raymond Poincaré
Président de la République française,
Par M. Paul PAINLEVÉ,
Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant
la Défense nationale,
Et Par M. A. RIBOT,
Ministre des Finances.
——
EXPOSÉ DES MOTIFS
Messieurs,
M. Auguste Rodin, statuaire, grand-officier de la Légion d’honneur, a décidé de faire don à l’État, sous certaines conditions, de ses collections de sculpture et de ses œuvres personnelles.
Cette libéralité a été constatée par un acte passé à Paris, en double minute, devant Me Théret, notaire de M. Auguste Rodin, et Me Cottin, notaire de l’Administration des Beaux-Arts, le 1er avril 1916.
Aux termes de cet acte, M. Auguste Rodin abandonne gratuitement à l’État:
1º Ses collections de sculpture antique, dont un détail estimatif est annexé à l’acte;
2º Ses œuvres personnelles de dessin, peinture et sculpture;
3º Son droit de propriété artistique sur lesdites œuvres à partir de son décès.
Mais, comme condition expresse de cette libéralité, il stipule:
1º Que les œuvres données seront installées à ses frais, mais par ses soins, dans l’hôtel Biron, situé à Paris, rue de Varenne, nº 77, et dans la chapelle désaffectée voisine, qui appartient à l’État;
2º Que le «musée Rodin» restera ainsi installé jusqu’à son décès et vingt-cinq ans après, l’État ayant simplement la faculté, durant ce laps de temps, de reprendre possession de la chapelle en y substituant une autre construction édifiée dans le jardin entourant l’hôtel Biron;
3º Qu’il aura, sa vie durant, l’entière et absolue administration de son musée, avec droit de recruter et de révoquer le personnel de garde et d’entretien;
4º Qu’il aura la faculté de percevoir un droit d’entrée dans le musée d’un franc par personne, sauf à soumettre la comptabilité des recettes effectuées de ce chef au contrôle de l’Administration des Beaux-Arts et à affecter le produit des droits d’entrée à la rémunération du personnel, l’insuffisance de ce produit devant être, le cas échéant, comblée des deniers personnels de M. Rodin ou l’excédent employé par lui et à son gré dans l’intérêt du musée;
5º Qu’il aura, sa vie durant, le droit d’occuper gratuitement la totalité de l’hôtel Biron et de la chapelle voisine, sans être tenu d’aucune charge quelconque d’entretien ou autre, de quelque nature qu’elle soit, et, notamment, d’aucun impôt quelconque;
6º Que l’État effectuera à ses frais tous les travaux de mise en état desdits immeubles, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et se chargera des frais de toutes les réparations, quelles qu’elles soient, à effectuer dans l’avenir; qu’il installera à ses frais le chauffage central dans l’hôtel et améliorera l’éclairage de la chapelle;
7º Que le jardin attenant à l’hôtel sera entretenu aux frais de l’État et que M. Rodin aura la faculté d’y pénétrer librement à toute heure, alors même que le jardin ne serait ouvert au public qu’à des heures fixes.
Cette libéralité a été acceptée provisoirement par le ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, et il a été stipulé qu’elle serait résolue de plein droit:
1º Si un décret d’acceptation définitive n’intervenait pas dans les six mois, c’est-à-dire avant le 1er octobre 1916;
2º En cas d’inexécution dûment constatée de l’une quelconque des conditions indiquées.
L’inventaire descriptif et estimatif des œuvres et collections offertes par M. Auguste Rodin a été effectué par les soins des conservateurs des musées nationaux, qui en ont apprécié la valeur à près de deux millions, c’est-à-dire à une somme très supérieure à la valeur des avantages stipulés en sa faveur par le généreux donateur.
En l’état de la législation, il n’appartient pas aux ministres d’accepter les libéralités qui sont faites à l’État lorsque ces libéralités sont affectées de charges ou de conditions dont le Parlement seul peut autoriser l’exécution. Or, il en est ainsi tout au moins de la charge imposée par M. Auguste Rodin de lui abandonner sa vie durant la jouissance gratuite de l’hôtel Biron et de la chapelle désaffectée voisine, qui sont la propriété de l’État, car l’article 7 de la loi du 6 décembre 1897 subordonne à l’autorisation du Parlement les baux de biens domaniaux d’une durée de plus de dix-huit ans, et l’article 56 de la loi de finances du 25 février 1901 n’autorise à concéder gratuitement des logements dans les bâtiments de l’État par voie de décret qu’en raison des besoins des services publics.
Un projet de loi spécial a, d’ailleurs, été déposé le 18 juillet 1916 pour demander l’ouverture, sur l’exercice 1916, d’un crédit de 10.813 francs nécessaire pour la création du musée Rodin et permettre ainsi l’exécution des conditions de la donation.
Depuis longtemps déjà, les amis et les admirateurs du statuaire avaient conçu l’idée de créer à Paris un «musée Rodin». Son œuvre est, en effet, bien plus considérable qu’on ne l’imagine et le public est loin de pouvoir en jouir dans sa totalité. Une grande partie en est enfermée dans les différents ateliers du maître. Des centaines de dessins, qui suffiraient à constituer la renommée d’un artiste, sont serrés dans des cartons. Plusieurs monuments, dont M. Rodin lui-même ne possède pas de répliques complètes, se trouvent à l’étranger. Il paraît donc infiniment désirable qu’un ensemble aussi riche soit rassemblé avec soin dans un local adapté à ce but et présenté le plus tôt possible au public.
Nous avons, en conséquence, l’honneur de soumettre à vos délibérations le projet de loi ci-après:
PROJET DE LOI
Le Président de la République française
Décrète:
Le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la Chambre des Députés par le ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, et par le ministre des Finances, qui sont chargés d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion.
ARTICLE UNIQUE.
Est acceptée définitivement, aux charges et conditions y stipulées, la donation consentie à l’État par M. Auguste Rodin, statuaire, grand-officier de la Légion d’honneur, suivant acte notarié du 1er avril 1916 dont une copie est annexée à la présente loi.
Fait à Paris, le 28 juillet 1916.
Signé: R. POINCARÉ.
Par le Président de la République:
Le Ministre de l’Instruction publique,
des Beaux-Arts
et des Inventions
intéressant la Défense nationale,
Signé: PAUL PAINLEVÉ.
Le Ministre des Finances,
Signé: A. RIBOT.
Nº 2431 (ANNEXE)
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
ONZIÈME LÉGISLATURE
SESSION DE 1916
Annexe au procès-verbal de la séance du 28 juillet 1916.
ANNEXE
AU
P R O J E T D E L O I
PORTANT ACCEPTATION DÉFINITIVE DE LA DONATION CONSENTIE A L’ÉTAT
PAR M. AUGUSTE RODIN.
(Renvoyé à la Commission de l’Enseignement et des Beaux-Arts.)
PRÉSENTÉ
Au nom de M. RAYMOND POINCARÉ,
Président de la République française,
Par M. Paul PAINLEVÉ,
Ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant
la Défense nationale,
Et par M. A. RIBOT,
Ministre des Finances.
———
Par devant Me Théret et Me Cottin, notaires à Paris, soussignés,
A comparu:
M. Auguste-René Rodin, artiste sculpteur, grand officier de la Légion d’honneur,
demeurant à Meudon-Val-Fleury, avenue Paul-Bert.
Lequel a, par ces présentes, fait donation entre vifs en toute propriété;
A l’État français:
1º De toutes les œuvres de sculpture antique et œuvres d’art diverses lui appartenant et dont un état descriptif et estimatif demeure ci-annexé après avoir été certifié véritable par le donateur et avoir été revêtu de la mention d’usage par les notaires soussignés;
2º De ses œuvres personnelles de dessin, peinture et sculpture, ainsi que des droits de propriété artistique y afférents, sauf la réserve stipulée à l’article 6 ci-après, lesdites œuvres comprenant: les originaux, les moules, les copies ou reproductions, les empreintes ou les moulages, le tout décrit et estimé dans un état qui demeure ci-annexé après avoir été certifié véritable par le comparant et revêtu de la mention d’usage par les notaires soussignés.
Charges et conditions de la donation.
La présente donation est faite par M. Rodin sous les charges et conditions ci-après, qui sont déterminantes et sans lesquelles elle n’aurait pas lieu.
Article premier.
Les œuvres présentement données seront placées et installées par les soins de M. Rodin dans l’hôtel Biron situé à Paris, rue de Varenne, nº 77, et dans la chapelle désaffectée qui est voisine, le tout devant porter la dénomination de «musée Rodin».
Les frais de transport de ces œuvres, et ceux qui seront nécessités par leur mise en place, seront supportés par M. Rodin.
Dans le cas où l’État viendrait à déplacer ces œuvres, elles devront être réunies dans un même immeuble, de manière à continuer à former un ensemble complet constituant la collection Rodin.
Dans tous les cas, ce déplacement ne pourra être effectué du vivant de M. Rodin, ni dans les vingt-cinq années qui suivront son décès en ce qui concerne l’hôtel Biron, mais l’État aura le droit, à toute époque, de reprendre possession de la chapelle; en ce cas, il devra mettre préalablement à la disposition du musée Rodin un local d’une superficie égale aménagé d’une façon convenable pour y placer les œuvres d’art y contenues, et qui sera édifié à ses frais dans les limites du jardin entourant l’hôtel Biron.
L’État, en ce cas, devra de plus prendre en charge les frais de transport et d’installation des objets d’art.
Art. 2.
M. Rodin aura, sa vie durant, l’entière et absolue disposition de son musée.
Il recrutera, nommera et révoquera, à son gré, le personnel chargé de la garde et de l’entretien du musée.
L’entrée du musée, qui sera ouvert six jours par semaine, donnera lieu à une perception de 1 franc par personne. Toutefois, sur simple demande du ministre des Beaux-Arts, M. Rodin s’engage à ouvrir gratuitement le musée au public, un jour par semaine.
La comptabilité des entrées sera tenue par un employé du musée et soumise, pour contrôle, à l’Administration des Beaux-Arts en fin d’année.
Le produit des entrées servira à rémunérer le personnel du musée, sauf à M. Rodin, en cas d’insuffisance, à parfaire les sommes nécessaires à cette rémunération, ainsi qu’il s’y engage. En cas d’excédent, l’excédent sera employé par M. Rodin en acquisitions d’œuvres d’art ou de toute autre façon, à son gré, dans l’intérêt du musée.
Art. 3.
M. Rodin aura, sa vie durant, le droit d’occuper, à titre gratuit, la totalité de l’hôtel Biron, et spécialement la chapelle voisine désaffectée dans les conditions énoncées dans l’article premier, pour y exposer, non seulement les œuvres ci-dessus données à l’État, mais toutes celles qu’il pourra lui donner ou lui destiner par la suite.
Du fait de cette occupation, il ne sera tenu d’aucune charge quelconque d’entretien, ou autre, de quelque nature qu’elle soit; notamment aucun impôt quelconque ne pourra être mis à sa charge.
M. Rodin ne pourra pas faire de changement de distribution, ni percement de murs dans l’hôtel et ses dépendances, sans avoir obtenu l’avis du ministre des Beaux-Arts, sans l’assentiment duquel il ne pourra être procédé aux dites réparations ou modifications qui devront, en tous cas, être exécutées par les soins des architectes des bâtiments civils.
Art. 4.
Tous les travaux de mise en état des bâtiments concédés à M. Rodin, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, devront être effectués par les soins et aux frais de l’État.
Toutes les réparations à faire dans l’avenir, qu’elles soient, par leur nature, grosses réparations ou réparations d’entretien, resteront également à la charge de l’État, ainsi que le chauffage et l’éclairage et toutes charges quelconques.
L’État devra installer, à ses frais, un calorifère à chauffage central dans l’hôtel, dans le plus bref délai possible.
Il devra, de plus, faire faire de suite les travaux nécessaires pour améliorer l’éclairage de la chapelle.
Le jardin dépendant de l’hôtel Biron sera entretenu aux frais de l’État. Dans le cas où il serait ouvert au public, dans les conditions déterminées par les règlements concernant les parcs et jardins de l’État, M. Rodin aurait la faculté d’y pénétrer librement, en dehors des heures d’ouverture.
Art. 6.
Droits de reproduction.
Nonobstant la cession de propriété artistique consentie à l’État par M. Rodin, celui-ci se réserve expressément la jouissance, sa vie durant, du droit de reproduction des œuvres par lui données, étant bien entendu que ledit droit de reproduction demeurera strictement personnel au donateur qui s’interdit de le céder, à un titre quelconque, à aucun tiers. Il aura, en conséquence, le droit de reproduire et éditer ses œuvres et de faire des empreintes ou moulages à l’usage qui lui conviendra.
Au cas où M. Rodin, usant du droit qu’il s’est ainsi réservé, traiterait avec un éditeur d’art, pour la reproduction en bronze d’une ou plusieurs œuvres comprises dans la présente donation, le traité d’édition ne pourra être fait pour une durée supérieure à cinq années, et le nombre de reproductions de chaque œuvre ne pourra pas être supérieur à dix.
Les moules ayant servi à faire ces reproductions, empreintes et moulages demeureront la propriété de l’État donataire.
Art. 7.
Une grande partie des objets compris dans la présente donation se trouvant encore dans les locaux autres que celui de l’hôtel Biron et notamment dans les ateliers de M. Rodin, au Dépôt des marbres, dans sa villa de Meudon, dans divers immeubles situés même commune et dont un forme musée, il est expressément convenu que les risques de conservation ainsi que ceux de transport de ces divers objets à l’hôtel Biron resteront à la charge exclusive du ministère des Beaux-Arts, quoique le transport doive en être effectué par les soins de M. Rodin et à ses frais.
En conséquence, M. Rodin ne pourra, en aucun cas, être jamais rendu responsable, soit de la perte ou disparition, soit de la détérioration de tout ou partie de ces objets.
Entrée en jouissance.
L’État français entrera en possession et jouissance des biens donnés aussitôt qu’il aura été régulièrement autorisé à accepter la présente donation, mais les avantages conférés à M. Rodin prendront effet à dater de la signature du présent acte.
Conditions résolutoires et révocatrices.
A défaut d’acceptation définitive par l’État français des biens donnés, dans un délai de six mois de ce jour, la présente donation sera résolue de plein droit, et M. Rodin reprendra l’entière disposition et propriété de ses biens.
Dans le cas d’inexécution dûment constatée de toutes les conditions ci-dessus, ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement, et M. Rodin reprendra la propriété des biens donnés.
Déclaration d’état civil.
M. Rodin déclare:
Qu’il est célibataire et qu’il n’a aucun héritier ayant droit à une réserve dans sa succession.
Acceptation provisoire.
Aux présentes est intervenu: M. Paul Painlevé, député, ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la Défense nationale, demeurant à Paris, à l’hôtel du ministère, sis rue de Grenelle, nº 110.
Agissant en sa dite qualité, au nom de l’État français, lequel, connaissance prise de la donation et des conditions qui précèdent, a déclaré les accepter, à titre provisoire, au nom de l’État français.
Cette donation deviendra définitive après l’obtention d’un décret d’autorisation, dans le délai de six mois de ce jour.
M. Rodin déclare avoir cette acceptation provisoire pour agréable et se la tenir pour bien et dûment signifiée.
Frais.
Les frais des présentes et des actes qui en seront la suite seront à la charge de l’État français.
Dont acte:
Fait et passé à Meudon-Val-Fleury (Seine-et-Oise), au domicile ci-dessus indiqué de M. Rodin, l’an mil neuf cent seize, le premier avril, en présence de:
M. Etienne Clémentel, député, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télégraphes;
M. Anatole de Monzie, avocat à la Cour d’appel de Paris, député, et
M. Henri Valentino, chef de division au sous-secrétariat d’État des Beaux-Arts, représentant M. Dalimier, sous-secrétaire d’État.
Et après lecture faite, les parties ont signé avec les personnes présentes et les notaires.
La lecture des présentes aux parties et la signature par celles-ci et les personnes présentes ont eu lieu en la présence réelle de Me Cottin, second notaire, conformément à la loi.
La minute est signée: René-Auguste Rodin, Paul Painlevé, Clémentel, de Monzie, Valentino, Cottin et Théret, ces deux derniers notaires.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Séance du 14 septembre 1916.
Discussion du projet de loi portant acceptation définitive
de la donation consentie a l’État par M. Auguste Rodin.
M. le président.—L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi portant acceptation définitive de la donation consentie à l’État par M. Auguste Rodin.
La parole est à M. Breton, dans la discussion générale.
M. Jules-Louis Breton.—Messieurs, je ne voudrais pas, surtout en ce moment, soulever des controverses artistiques, mais je ne saurais, même par mon silence, sembler m’associer au projet de loi qui est actuellement soumis à nos délibérations.
M. André Lebey.—Je demande la parole.
M. Jules-Louis Breton.—Que l’on place au musée du Luxembourg des œuvres choisies de Rodin, qu’on les transfère ensuite au musée du Louvre après sa mort, comme cela se fait pour tous les grands artistes, rien de mieux, et je n’aurais aucune protestation à formuler.
Mais ce qui me paraît inadmissible, c’est la mesure tout à fait exceptionnelle qu’on soumet à notre approbation, et dont n’ont encore été l’objet jusqu’alors aucun de nos plus puissants génies artistiques.
Les circonstances qui ont amené le Gouvernement à nous faire cette proposition sont, d’ailleurs, des plus singulières.
Je n’ai pas l’intention de faire à cette tribune l’historique de l’hôtel Biron depuis qu’il a été attribué à l’Administration des Beaux-Arts; il faut, pour cela, la fine, spirituelle et aimable éloquence de notre ami, M. Léon Bérard, et je suis convaincu qu’il se fera un devoir d’apporter à la Chambre les indications précises et intéressantes qu’il a déjà fournies à la Commission de l’Enseignement.
S’il fait ici un exposé aussi sévère, un grand nombre de nos collègues se refuseront à voter le projet qui nous est proposé et dont l’origine est plutôt singulière.
M. André Lebey.—Pas du tout.
M. Jules-Louis Breton.—Il vous dira, en effet, qu’à son arrivée au sous-secrétariat des Beaux-Arts, l’hôtel Biron était occupé par plusieurs locataires et qu’il eut quelques difficultés à les faire déménager. En ce qui concerne M. Rodin, ce fut même chose tout à fait impossible. Et c’est parce qu’elle ne put le faire partir, que l’Administration des Beaux-Arts nous propose aujourd’hui de lui donner définitivement l’hôtel Biron.
Voilà, en deux mots, l’historique de la question qui se pose devant vous.
Il me paraît, en tous cas, extrêmement dangereux, pour nos belles traditions artistiques, pour notre action artistique dans le monde, que le Gouvernement et le Parlement français semblent donner, sans aucune réserve, leur approbation à l’œuvre d’un artiste qui, certes, a un grand talent, mais qui s’est livré trop souvent à des manifestations tapageuses...
M. André Lebey.—Vous ne pouvez dire cela sérieusement.
M. Jules-Louis Breton.—...et excessives, qui ont eu la plus déplorable influence sur l’orientation artistique de ces dernières années. (Applaudissements.)
M. le président.—La parole est à M. Jules Delahaye.
M. Léon Bérard.—Voulez-vous, monsieur Delahaye, me permettre de répondre en quelques mots à M. Breton?
M. Jules Delahaye.—Volontiers.
M. Léon Bérard.—J’ai été mis très courtoisement en cause par mon honorable ami M. Breton. Je demande la permission de lui répondre avec la même modération et la même courtoisie.
M. Breton a dit que si je rééditais ici les explications que j’ai eu l’honneur de fournir à la Commission de l’Enseignement sur les origines du projet d’affectation de l’hôtel Biron à un musée Rodin, cela suffirait à faire rejeter le projet de loi qui nous est aujourd’hui soumis par le Gouvernement. Il n’en est rien et c’est là-dessus que je voudrais m’expliquer.
Après les observations de M. Breton, deux questions vous sont en réalité soumises: celle de l’affectation d’un immeuble, propriété de l’État, à la conservation des œuvres qui lui sont données par M. Rodin, et celle de savoir quelles directions il convient que l’État donne à l’art français.
M. Breton estime que Rodin a engagé cet art dans des voies de perdition et que c’est une manière de scandale que de consacrer législativement son œuvre et son action en acceptant la donation qu’il veut bien nous faire.
Moi, messieurs, j’estime que Rodin est un très grand artiste. (Très bien! très bien! sur plusieurs bancs.) Je le dis, veuillez le remarquer, sans aucune frénésie dithyrambique; je ne compare Rodin ni au Dieu de la Genèse, ni à Pascal, ni à Victor Hugo, car vous savez que toutes ces comparaisons ont cours dans une certaine critique d’art, lorsqu’il s’agit d’artistes discutés... Non, je dis simplement, avec une conviction profonde et tranquille, que Rodin est un grand artiste. (Très bien! très bien!)
M. Breton pense, sans doute, un peu différemment. Et il est clair que la Chambre n’est pas appelée à trancher aujourd’hui ce différend. Ce que j’en veux retenir, c’est que des conflits de même nature, et tout aussi irréductibles, surgiront chaque fois que nous nous mêlerons de régenter l’art dans les conditions où nous y invitent M. Breton et son allié d’un instant, l’honorable M. Jules Delahaye, que je m’excuse de faire attendre à la tribune.
M. Jules-Louis Breton.—Je demande, au contraire, que le Gouvernement et le Parlement n’interviennent pas dans cette question.
M. Léon Bérard.—Monsieur Breton, vous avez indiqué très nettement que ce qui vous choquait dans le projet du Gouvernement, que j’appuie, c’est que Rodin avait donné, sinon de mauvais conseils, du moins de mauvais exemples à l’art français.
Eh bien! puisque vous avez abordé ce sujet des rapports de l’art et de l’État, je vais vous faire, monsieur Breton, une concession qui ne sera pas pour déplaire à M. Delahaye. Je conviens qu’il fut un temps, sous la monarchie, où l’art officiel a rendu de glorieux services à l’art tout court et qu’ils se sont confondus, en matière d’architecture et d’art décoratif, surtout aux plus grandes et aux plus brillantes époques. Cela a tenu beaucoup moins—monsieur Delahaye, ne vous hâtez pas de triompher—(Sourires) aux institutions politiques qu’à l’état des mœurs publiques et à la constitution de la société. Il y avait alors des corporations où les artistes apprenaient leur métier et une clientèle extrêmement restreinte qui était, d’ailleurs, une élite et aux besoins de laquelle il s’agissait, pour les artistes, de satisfaire.
Aujourd’hui et depuis cent ans, nous sommes en liberté, avec les bienfaits et les inconvénients que le régime comporte.
Il y a dispersion du goût et des tendances en matière d’art. Ce n’est plus l’affaire de l’État d’exercer en ce sujet le pouvoir spirituel. Et, voici ce qu’à ce propos je veux dire à M. Breton: si la République ne peut pas rendre, par l’art officiel, les mêmes services que la monarchie absolue, elle a, du moins, le devoir de se montrer aussi libérale que la monarchie constitutionnelle.
Jamais, à l’époque des grandes batailles entre classiques et romantiques, la Restauration ne s’est mêlée dans ce conflit. Sous Louis XVIII, à l’occasion du même salon de peinture, le Gouvernement a décoré M. Ingres et acheté à M. Eugène Delacroix son premier tableau. Louis-Philippe qui n’aimait pas beaucoup Eugène Delacroix et qui, malgré la finesse de son esprit, ne le comprenait peut-être pas très bien, Louis-Philippe n’a pas cessé d’encourager ce grand peintre, notamment en lui faisant la commande du magnifique plafond qui orne notre bibliothèque.
Je vous demande, monsieur Breton, d’être aussi libéral, en art, que Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe. (Rires et applaudissements.)
M. Jules-Louis Breton.—Je demande la parole.
M. Léon Bérard.—Cela dit, et puisqu’on m’a rendu responsable des origines de l’affaire que je félicite amicalement M. Painlevé et M. Dalimier d’avoir si heureusement poursuivie et terminée, voici ce qui s’est passé.
L’hôtel Biron a été acquis par l’État en juillet 1911.
Si vous vous reportez aux travaux préparatoires de la loi par laquelle cette acquisition a été réalisée, vous y verrez qu’on s’est essentiellement proposé pour but de sauver un chef-d’œuvre d’architecture du XVIIIe siècle, en même temps que d’offrir au peuple de Paris de nouveaux espaces libres et un magnifique jardin.
Les projets d’affectation se sont aussitôt multipliés. Successivement ou simultanément, il a été question d’affecter l’hôtel Biron à un palais des souverains, au ministère de la Justice, au Service des retraites ouvrières, à la mairie du VIIe arrondissement et au sous-secrétariat d’État des Beaux-Arts. (Rires.)
Il faudrait n’avoir aucune expérience des affaires administratives pour ne pas se rendre compte qu’avec cette multiplicité de projets, ce qui serait inévitablement arrivé, c’est que nous aurions peut-être vu l’hôtel Biron tomber de vétusté avant qu’il lui eût été donné aucune destination utile.
Or, il se trouvait que, dès avant l’acquisition de cet immeuble par l’État et son affectation à l’Administration des Beaux-Arts, un certain nombre d’artistes, parmi lesquels M. Rodin, y avaient été installés, à titre plus ou moins précaire, par le mandataire de justice qui était chargé de la gestion du domaine. M. Rodin y avait transporté quelques-unes de ses œuvres, notamment celles en voie d’exécution, dont la commande lui avait été faite par l’État.
Depuis longtemps, on nous avait demandé, par une pétition signée d’écrivains, d’artistes, d’hommes politiques, de réunir dans un musée public les originaux de ses œuvres, dont M. Rodin se proposait dès lors de faire don à l’État.
Il nous a paru, à mon ami M. Klotz, alors ministre des Finances, et à moi-même, que puisque le Parlement avait voulu, en acquérant l’hôtel Biron, sauver un chef-d’œuvre d’architecture, il était tout naturel d’embellir encore le jardin, qui serait ouvert au public, par un musée où il pourrait voir dans son développement et dans son ensemble l’œuvre d’un grand artiste. Car, messieurs, si Rodin est discuté par M. Breton, il est, à l’étranger, en Angleterre, aux États-Unis et jusqu’au Japon l’un des noms les plus glorieux et les plus justement populaires de l’art français.
M. Jules-Louis Breton.—Malheureusement pour l’art français. (Mouvements divers.)
M. Léon Bérard.—Voilà ce que nous avons voulu faire et ce que nos successeurs ont réalisé, en menant à bonne fin des négociations engagées depuis trois ou quatre ans. Nous avons tout simplement voulu donner à un bel exemplaire d’architecture française, la destination artistique qui paraissait impliquée dans le vote même que la Chambre émettait en 1911. La renommée de Rodin est, dès à présent, assez sûre et son talent suffisamment consacré pour que nous risquions, en adoptant ce projet, de lui rendre un hommage que la postérité ne ratifierait pas. (Vifs applaudissements.)
M. Jules-Louis Breton.—Permettez-moi, monsieur Delahaye, de répondre quelques mots. Je ferai d’abord remarquer que, malheureusement pour la Chambre, notre collègue, M. Bérard, a enlevé, dans son discours, tout l’humour de l’historique de l’hôtel Biron qu’il avait apporté à la Commission de l’Enseignement.
M. Charles Benoist.—Cela devait être autre chose, mais cela ne pouvait pas être plus joli.
M. Jules-Louis Breton.—C’était en tout cas beaucoup plus savoureux. Notre collègue avait, en effet, indiqué qu’il s’était trouvé quelque peu embarrassé, en arrivant au sous-secrétariat des Beaux-Arts, devant les locataires qui occupaient à ce moment l’hôtel Biron. La liquidation avait concédé ces locaux à trois locataires jouissant tous à des degrés divers d’une certaine notoriété: M. Rodin, M. de Max et Mme Jeanne Bloch.
M. Simyan.—C’était le liquidateur qui les avait installés là.
M. Jules-Louis Breton.—L’expulsion de Mme Bloch ne souffrit pas de trop grandes difficultés. Il paraît, en revanche, que l’expulsion de M. de Max fut déjà infiniment plus compliquée; mais quand il fallut s’attaquer à M. Rodin, ce fut, cette fois, matériellement impossible. L’Administration des Beaux-Arts n’ayant pu, malgré de longs et louables efforts, le faire consentir à déménager, trouva finalement, pour se tirer d’embarras, l’élégante solution que l’on vous demande aujourd’hui de ratifier.
C’est, en deux mots, l’historique vrai du projet de loi qui vous est soumis; la chose n’est pas contestable et nulle rectification, vous le verrez, ne sera apportée sur ce point précis.
Je reprends maintenant la partie artistique du discours de M. Bérard. M. Bérard paraît considérer que c’est moi qui soulève ce débat. C’est renverser singulièrement les rôles: ce n’est pas moi qui ai pris cette regrettable initiative et qui vous demande de prendre parti dans une polémique artistique, ce n’est pas moi qui viens faire ici l’apologie d’une thèse artistique quelconque, ce n’est pas moi qui viens vous demander de prendre une mesure absolument exceptionnelle pour un artiste discuté et discutable, quoi que vous disiez. Jamais je n’ai songé à demander une telle chose.
Si on avait réservé à M. Rodin le même traitement qui est accordé à tous les grands artistes, si on avait proposé de mettre certaines de ses œuvres au Luxembourg, puis au Louvre, je n’aurais jamais songé à apporter à cette tribune aucune protestation; mais ce n’est pas cela que vous voulez, vous nous demandez une mesure tout à fait exceptionnelle qui n’a jamais été proposée pour aucun artiste, à n’importe quelle époque et sous aucun régime. En aucune circonstance, on n’a jamais pris une mesure semblable à celle qui est demandée pour les œuvres de M. Rodin.
Par conséquent, ce n’est pas moi qui prends parti, en matière artistique, et qui vous demande de mêler le Gouvernement et la Chambre aux polémiques artistiques. Je vous demande exactement le contraire, et c’est le Gouvernement lui-même, en apportant d’une manière bien intempestive en un tel moment le projet qu’il soumet à nos suffrages, qui nous demande de prendre parti en ces matières qui devraient rester complètement en dehors de nos discussions politiques.
J’ai dit tout à l’heure, et je le répète volontiers, que M. Rodin est un artiste de talent; et c’est justement parce que je reconnais son talent que je déplore les fantaisies regrettables, les exagérations extravagantes auxquelles il s’est trop souvent livré dans ses manifestations artistiques. Je considère, par suite, qu’il y aurait danger, au point de vue des belles traditions artistiques de notre pays, à voter le projet qui nous est soumis.
C’est donc moi qui préconise la neutralité artistique du Parlement et de l’État, et c’est M. Bérard, ainsi que ceux qui ont déposé le projet qui veulent faire prendre parti à la Chambre pour une conception artistique qui est pour le moins discutable. (Applaudissements.)
M. le président.—La parole est à M. Jules Delahaye.
M. Jules Delahaye.—Pour ne faire aucune peine à notre honorable rapporteur et ne pas offenser sa foi dans le «génie unique», comme il dit, de M. Rodin, je me garderai même de contester la sorte de dogme, auquel il s’est rallié. Je reconnais, d’ailleurs, qu’il ne fallait rien de moins que ses affirmations un peu osées pour justifier la convention vraiment «unique», qu’il soutient avec un lyrisme débordant. Mais il me permettra d’être assez libre penseur (On rit) pour lui expliquer les doutes qui ont inspiré ma proposition. Car, bien que surpris par le dépôt de son rapport à la première heure de notre rentrée et par la mise à l’ordre du jour dès le surlendemain, il ne m’a pas laissé le temps de venir le développer devant mes collègues de la Commission de l’Enseignement et des Beaux-Arts. Si je suis bien informé—M. Symian voudra bien me le dire—la Commission n’a pas même été prévenue par son président que j’avais reçu sa convocation trop tard pour pouvoir y répondre et que j’avais déposé un amendement, ainsi que j’avais eu le soin et la déférence de l’en avertir télégraphiquement.
M. Symian, rapporteur.—Permettez-moi une précision. Je n’ai reçu votre dépêche, par laquelle vous m’annonciez le dépôt d’un contre-projet, que vers quatre heures du soir. La Commission avait été réunie à une heure et demie et sa séance était levée depuis longtemps quand j’ai reçu votre dépêche. Je ne connaissais donc pas votre intention et encore moins votre contre-projet que je viens de recevoir il y a une demi-heure. Vous ne doutez pas un instant que si je les eusse connus, je me fusse empressé d’en saisir la Commission. Je l’ai indiqué aujourd’hui à la Commission et si vous aviez bien voulu vous rendre à cette réunion, vous n’auriez pas produit une affirmation qui n’est pas conforme à la vérité des faits.
M. Jules Delahaye.—Je n’ai pas affirmé, j’ai pris la précaution de vous demander si j’étais bien informé. Au reste, je ne vous fais pas grand grief de votre précipitation, car vous avez une excuse très plausible: M. Rodin, en effet, exige un débat et une solution électriques. Après le 1er octobre, si nous ne nous inclinions pas, c’en serait fait de la munificence et du musée de M. Rodin.
M. le rapporteur.—Quand il y a une convention, il faut la respecter.
M. Jules Delahaye.—Au moment où nos minutes paraissent des années et où des projets bien plus urgents, semble-t-il, attendent encore nos délibérations, M. le rapporteur ne m’en voudra pas de trouver l’impatience de M. Rodin un peu excessive et même un peu familière à l’égard de la «souveraineté nationale».
Afin d’abréger mes observations, laissez-moi vous lire le texte de mon contre-projet et le sommaire d’usage qui l’accompagne. Il est arrivé trop tard aussi pour vous le faire distribuer, en temps convenable, comme l’a dit M. Simyan.
«Article premier.—Aucun musée nouveau, aucune collection d’art ne pourront être créés aux frais de l’État ou dans les édifices publics, du vivant des légataires ou des donateurs intéressés.» (Interruption.)
M. le président.—Nous sommes dans la région de l’art, messieurs.