Roi de Camargue
The Project Gutenberg eBook of Roi de Camargue
Title: Roi de Camargue
Author: Jean Aicard
Illustrator: George Roux
Release date: October 16, 2022 [eBook #69165]
Language: French
Original publication: France: Ernest Flammarion, 1890
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
ROI
DE
CAMARGUE
PAR
JEAN AICARD
ILLUSTRATION DE GEORGE ROUX
PARIS
ÉMILE TESTARD, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE L’ÉDITION NATIONALE
10, rue de Condé, 10
———
1890
ROI DE CAMARGUE
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
———
Œuvres de JEAN AICARD
Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume
| La Chanson de l’enfant. Ouvrage couronné par l’Académie française | 1 vol. |
| Miette et Noré. Ouvrage couronné par l’Académie française | 1 vol. |
| Roi de Camargue | 1 vol. |
| Notre-Dame d’Amour | 1 vol. |
| Diamant noir | 1 vol. |
| L’Ibis bleu | 1 vol. |
| Fleur d’Abîme | 1 vol. |
| L’Été à l’Ombre | 1 vol. |
| Don Juan | 1 vol. |
| Jésus. Poème | 1 vol. |
| Le Père Lebonnard. Drame en 4 actes | 1 vol. |
| L’Ame d’un Enfant | 1 vol. |
38639.—Imprimerie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
ROI
DE
C A M A R G U E
PAR
JEAN AICARD
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR.
RUE RACINE, 26, PRÈS L’ODÉON
I
Une ombre, tout à coup, obstrua la fenêtre étroite. Livette, qui allait et venait, mettant la table pour le souper, dans cette salle basse de la ferme du Château d’Avignon, jeta un petit cri de peur et leva les yeux.
La jeune fille avait deviné, senti, que ce n’était père ni grand’mère, ni personne amie, qui s’amusait à la surprendre si brusquement, mais bien une personne étrangère.
Plus étrangère, ce n’était guère possible!... Mais comment les chiens n’avaient-ils pas jappé?... Ah! cette Camargue, elle est bien mal fréquentée, en cette saison surtout, vers la fin du mois de mai, à cause de la fête des Saintes-Maries-de-la-Mer qui attire, comme une foire, tant de gens, dupes et voleurs, tant de bohémiens malfaisants!...
La figure qui, du dehors, s’était accoudée à la fenêtre, obstruant le jour, apparaissait à Livette en ombre noire durement découpée sur le bleu du ciel; mais, aux cheveux crespelés, lourds, encerclés d’un clinquant de cuivre, à la forme générale du buste, aux anneaux des oreilles très grands, au bas desquels se balançait une amulette, Livette avait reconnu certaine bohémienne que tout le monde appelait la Reine, et qui, depuis bientôt deux semaines, apparaissait aux gens sur des points de l’île fort éloignés les uns des autres, inattendue toujours, comme surgissant des fossés, des touffes d’ajonc, de l’eau des marais, pour dire aux travailleurs, aux femmes de préférence: «Donnez-moi ceci ou cela,» car la reine, le plus souvent, n’acceptait pas ce qu’on lui voulait offrir, mais seulement ce qu’elle voulait qu’on lui offrit.
—Donne-moi, Livette, un peu d’huile dans une bouteille, dit la jeune bohémienne en dardant sur la jolie demoiselle, aux cheveux clairs, filés de soleil, un regard de flamme noire.
Livette, si charitable en toute occasion, se sentit tout de suite en garde contre cette vagabonde qui savait son nom. Son père et sa grand’mère étaient allés à Arles, pour voir le notaire qui aurait à s’occuper bientôt de son mariage avec Renaud, le plus fier «gardian» de toute la Camargue. Elle était seule à la maison. La méfiance lui donna la force de refuser.
—Notre Camargue n’est pas un pays d’oliviers. L’huile est rare ici, dit-elle sèchement. Je n’en ai pas.
—J’en vois pourtant dans la jarre qui est au bas de l’armoire, à côté de celle de l’eau.
Vivement, Livette se retourna vers l’armoire. Elle était fermée; mais, en effet, c’est là qu’était, dans une jarre, à côté de celle où l’on gardait l’eau du Rhône pour les besoins de la journée, la provision d’huile d’olive.
—Je ne sais, dit Livette, ce que vous voulez dire.
—Le mensonge est sorti de tes lèvres comme un vilain bourdon noir d’une fleur de jardin, petite! fit la figure toujours immobile, accoudée lourdement, et visiblement décidée à demeurer là. Où j’ai dit, l’huile se trouve, et plus de vingt-cinq litres; je vois cela d’ici. Allons, allons, prends une bouteille claire et l’entonnoir de fer-blanc, et me donne vitement ce que je désire. Je te dirai, en échange, ce que je vois dans ton avenir.
—Ce que Dieu ne veut pas qu’on sache, c’est, dit Livette, péché mortel de vouloir l’apprendre, et vous pouvez deviner que l’huile se garde dans les armoires, sans être plus sorcière que moi. Passez, femme, votre chemin. Je peux, si vous voulez, vous donner de ce pain, pétri chez nous cette nuit, mais d’huile, je vous dis, je n’en ai pas.
—Et pourquoi t’appelle-t-on Livette, dit la Reine tranquillement, sinon à cause du champ de vieux oliviers,—les plus vieux et les plus beaux du pays,—que possède, près d’Avignon, ton père? Là, tu es née. Là, tu es restée jusqu’à dix ans, et depuis cet âge,—voilà sept ans, ce qui est un nombre,—tu es venue ici, où, par le maître avignonnais, de ce «Château d’Avignon», le plus beau de toute la Camargue, ton père a été nommé fermier, directeur des gardians, commandant de tout...—«Livettes! livettes!» ainsi tu demandais des olivettes, des olives,—quand tu étais toute petite. Tu les aimais beaucoup, et le surnom t’en est resté.... Joli surnom, ma foi, et qui te va bien, car si tu n’es pas brune comme l’olive mûre, tu es blonde comme l’huile vierge, une perle d’ambre au soleil, et puis tu es fruit vert encore. Ovale est ton visage, et non pas tout rond bêtement comme une pomme normande. Tu as la pâleur des feuilles d’olivier vues par-dessous.... Et de les voir ainsi bientôt, mignonne, c’est la grâce que je te souhaite, comme disent les curés de vos chapelles, où l’on nous reçoit par pitié.... Sois comme eux pitoyable au nom de ton Dieu Jésus-Christ, et vitement, je te dis, donne-moi de ton huile..., au nom de l’extrême-onction, et du jardin de l’agonie!
La bohémienne avait dit tout cela d’un trait, d’une voix monotone, sourde, comme étouffée, puis ce fut brusquement, d’une voix haute et sifflante, saccadée, qu’elle ajouta: «Comprends-tu ce que je te dis?» Et elle mit dans ces simples paroles une violence d’autorité extraordinaire... Livette fit un grand signe de croix.
—Allons, assez! dit-elle, je n’ai rien ici pour vous, et l’huile de l’extrême-onction, nous la gardons pour de meilleurs chrétiens!—Et, voulant faire la brave:—Va-t’en, va, païenne!
—Des trois saintes, reprit la bohémienne, qui, après la mort de Jésus le Christ, dans une barque s’embarquèrent pour fuir les juifs crucificateurs, une était, comme moi, Égyptiaque et jeteuse de sorts. Elle savait la science des mages, de ceux-là avec qui lutta de sortilèges le grand Moïse. Elle savait, à sa volonté, commander aux grenouilles d’être plus nombreuses que les gouttes d’eau des marécages, et elle tenait en main une verge qui, sur son ordre, pouvait devenir vipère. Devant Jésus, elle s’inclina comme Magdeleine, et Jésus l’aima, elle aussi. Dans l’orage, en passant la mer, sa baguette indiquait la route à suivre, et pour cela faire avec sûreté, n’avait pas besoin d’être bien longue. Te faut-il plus de gages, encore, de ma puissance et de ma science? Que dois-je te dire de plus pour te faire me donner cette huile dont j’ai grand besoin? Si tu étais un homme, je te dirais: Regarde! je suis noire, mais je suis belle! Je suis une descendante de cette Sara l’Égyptienne qui, lorsque aborda, sur le sable de Camargue, la barque des trois saintes, paya le batelier en lui montrant son chaste corps tout nu, sans mauvaise pensée et sans péché vraiment, mais sachant bien que la beauté est rare, et que la seule vision en est meilleure que la possession des trésors de Salomon. Ainsi soit-il!
Livette prit peur. L’assurance de la bohémienne, sa voix sourdement insinuante, impérieuse par éclats, ces récits étranges, pleins d’une malignité sacrée, ce diabolique mélange de choses païennes et de choses mystiques, le sentiment de sa solitude, tout l’affola. Elle perdit la tête.
—Allez-vous-en, allez-vous-en, cria-t-elle, reine de voleurs! reine de bandits! allez-vous-en, ou j’appelle!
—Ton «gardian» ne t’entendrait pas: il garde aujourd’hui sa «manade» au bord du Vaccarès.... Allons, donne l’huile, te dis-je, ou je jette à terre cette baguette noire, et tu verras si les serpents mordent!
Mais Livette, vaillante et butée, dit en frémissant: «Non!» et, pour se rassurer, jeta un coup d’œil sur la poutre basse au long de laquelle était accroché le fusil du père.... La gitane vit ce regard.
—Oh! ton fusil ne me fait pas peur, et pour preuve... attends! dit-elle.
Elle quitta la fenêtre. Le jour entra dans la salle, mettant un peu d’aise au cœur angoissé de Livette qui suivit des yeux la bohémienne. Maintenant, en pleine lumière du dehors, par ce beau soir du mois de mai, elle apparaissait, la bohème, grande sur la ligne lointaine de l’horizon tout plat de ce désert camarguais qu’on apercevait par une échappée, entre les hauts arbres du parc.
Livette eut un mouvement de plaisir en voyant courir à l’horizon un troupeau de cavales suivi de leur gardian, la lance haute.... Jacques Renaud sans doute, son fiancé.... Mais que cela était loin! les chevaux, d’ici, semblaient moindres qu’un troupeau de petites chèvres.... Et ses yeux revinrent à la reine tzigane. A quelques pas de la ferme, devant le château seigneurial, vaste bâtisse carrée, aux nombreuses fenêtres depuis longtemps closes, et qui inspire des pensées d’abandon, de mort, de tombeau,—la bohémienne, dressée sur la pointe de ses pieds, attirait à elle la plus basse branche d’un arbre épineux. Les épines de cet arbre sont longues, longues comme le doigt. C’est avec une branchette de cet arbre que fut faite la couronne du Crucifié.
Elle cassa une branchette épineuse, la ferma en cercle, les deux extrémités se contournant l’une sur l’autre comme serpents, et revint vers la fenêtre.
Livette, à ce moment, vit que les deux chiens de garde suivaient la bohémienne, tenant leur queue basse, leur museau sur ses talons, avec de petites plaintes amoureuses. Et elle, la reine bohême, svelte, comme hautaine, droite sur ses hanches, dans une jupe en haillons aux grands plis, dont les trous déchiquetés laissaient voir une cotte rouge, le buste serré dans des chiffons orange qui se croisaient au-dessous de son sein rebondi, ses amulettes sonnant aux oreilles, des médailles tintant sur son front encerclé d’un gros fil de cuivre, elle avançait, la Reine, tenant en main la couronne de longues épines rigides où tremblotaient en festons quelques mignonnes feuilles vertes;—et, tout bas, tout bas, elle poussait la même plainte caressante que les deux grands chiens domptés, leur disant, en leur langue, des choses mystérieuses qu’ils comprenaient....
—Tiens! dit la bohémienne, que ton bon cœur soit récompensé comme il le mérite! Le malheur, qui pour toi travaille, te donnera bientôt de ses nouvelles. Comment cela, Dieu te le dise! Du côté de l’amour, le vent qui pour toi souffle est empoisonné par le marécage. La charité que ton Dieu commande, c’est, dit-on, l’autre amour, qui porte bonheur à l’amour. Et voici mon cadeau de reine!
Aux pieds de Livette, par la fenêtre, elle lança la couronne d’épines.
—Madame! fit Livette terrifiée.
Mais la tzigane avait disparu.
Une détresse infinie envahit le cœur de la pauvrette. Les yeux fixés sur la couronne, Livette se rappelait les légendes où le bon Dieu Jésus apparaît déguisé en mendiant,—et où il récompense ceux qui l’ont reçu avec pitié douce.
Dans une de ces légendes, le Pauvre, mal accueilli, en butte aux moqueries, aux lâches injures, frappé de bâtons, de gobelets, de bouteilles lancés par des buveurs ivrognes—finalement, debout contre le mur, se met à devenir un Christ en croix qui, par les trous des mains et des pieds, saigne!—Et, malade d’épouvante, elle se demandait si elle ne venait pas de mal recevoir une des trois saintes qui, dans une barque, après la mort de Jésus, traversèrent la mer pour venir aborder en Camargue, faisant de leurs jupes relevées des voiles, et, aidées par la rame d’un batelier que l’une d’elles, Sara l’Égyptiaque, paya de monnaie païenne, en lui laissant voir, pour prix d’une chrétienne action, son chaste corps tout nu, sur la plage même où aujourd’hui s’élève l’église.
Lentement, elle ramassa la couronne et, dans le feu sur lequel cuisait la soupe, elle la jeta. Avant de disparaître en cendres, la couronne d’épines, un moment, parut être tout en or.
II
Tous les ans, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le village qui se dresse à l’extrémité méridionale de la Camargue, au-dessus des marais, sur une plage de sable dont les grosses mers et les vents d’orage déplacent les ondulations, tous les ans, à la date du 24 mai, on célèbre la fête des trois Saintes; et c’est à l’occasion de cette fête que les bohémiens arrivent nombreux en Camargue, poussés par une piété singulière, mêlée du désir de dévaliser les pèlerins.
Les légendes, comme les arbres, naissent du sol, en sont l’expression même. Ce sont aussi des essences. On retrouve à chaque pas, en Camargue, sous différentes formes, l’éternelle légende des saintes, comme on y rencontre éternellement les mêmes tamaris, mêlés, sur l’horizon, aux mêmes mirages.
Donc, les deux Maries, Jacobé, Salomé, et,—selon quelques-uns,—Magdeleine, et avec elles, leurs servantes Marcelle et Sara, exposées sur la mer, dans une barque sans mâts ni voiles, par les Juifs maudits, après la mort du Sauveur, tendirent au vent des lambeaux de leurs jupes, leurs fins et longs voiles de femmes, et le vent les poussa jusque sur cette place de Camargue.
Là fut élevée une église. Les saints ossements, retrouvés par le roi René, furent enfermés dans une châsse qui n’a pas cessé d’opérer des miracles. Et chaque année, de tous les coins de la Provence, du Comtat et du Languedoc, les derniers des croyants accourent, apportant leurs vœux, leurs prières, traînant leurs amis, leurs parents malades ou leurs propres misères, leurs plaies et leurs lamentations.
Rien de plus singulier que ce pays de désolation, traversé tous les ans par un peuple d’infirmes, en route vers l’espérance!
De loin, au bout de ce désert, on aperçoit l’église crénelée qui parle des guerres d’autrefois, des invasions sarrasines, de la vie précaire que menaient les pauvres vivants du moyen âge. Elle se dresse avec ses tours et son clocher qui dominent, comme des tronçons de mâts gigantesques, la masse des maisons groupées autour d’elle; et le village, coupé, à mi-hauteur des maisons basses, par la ligne de l’horizon de mer, semble, dans les sables onduleux, flotter à la dérive, vaisseau fantôme,—comme jadis la barque des pauvres saintes,—et s’échouer enfin dans la désolation du désert.
Dans cette Camargue, tout est bizarre. Il y a là des eaux comme celles du vaste étang central, le Vaccarès, au milieu desquelles on peut patauger de pied ferme; des terres sous lesquelles le piéton s’enfonce, enlisé, noyé. Tout trompe aisément ici. Ces limons verdissants que vous prendriez pour des prairies,—prenez garde,—on s’y noie; ces vastes étendues d’eau qui vous paraissent de petites mers,—repassez demain: évaporées, elles n’auront laissé qu’un miroir de sel blanc qui craque sous les pieds. Ici, vous voyez l’eau tranquille, mais profonde? des arbres au bord? Eh bien, non, vous pouvez courir à cette eau: c’est la terre ferme; le mirage seul a créé ces arbres, comme il vous a montré tout proche et de très haute taille ce petit enfant qui passe à une lieue de là. Pays de visions, de songes et de rudes travaux. Pays de sédentaires qui s’agitent sur un vaste espace au bord des eaux infinies, dans les infinies variations du mirage, des rayons, des reflets et des couleurs. Pays de fièvre, où des hommes forts terrassent journellement des bœufs en fureur. Pays de départ, puisqu’il est aux confins d’une terre à peine habitée, au bord de cette grande voie bleue et blanchissante, la mer; au point même où le Rhône, venu des montagnes, part pour son grand voyage dans les eaux sans fond, où le soleil le reprendra pour le rendre à ses sources. Pays imposant où l’on sent à la fois la fin de tant de choses, du grand fleuve créateur de villes, de la grande Foi, expirante aussi, qui vient finir dans les sables, en battant de ses derniers flots une pauvre église à créneaux, parmi les chants, mêlés de plaintes, d’un peuple d’agonisants.
La cérémonie du 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, est à coup sûr un des spectacles les plus barbares auxquels il puisse être donné à un homme moderne d’assister encore.
Depuis que la science a conquis les esprits, la foi même des derniers croyants s’est transformée. Les plus convaincus savent pertinemment que Dieu peut se manifester quand et comme il lui plaît, mais ils savent aussi qu’il ne lui plaît jamais, en nos temps positifs, de modifier la marche des grands rouages de sa création, non pas même pour l’humble plaisir de se prouver à sa créature. La Foi des civilisés n’attend plus rien du ciel en ce monde.
Le 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c’est le rendez-vous des derniers barbares de la Foi.
Ceux qui viennent demander aux saintes la santé du corps et du cœur, sont des êtres bruts, d’une foi vierge. Ils croient, voilà tout. Un cri, une prière, et, en réponse, les saintes peuvent leur donner ce qu’ils n’ont pas: les yeux, les jambes, les bras, la vie! Et ils leur demandent le miracle aussi simplement qu’un condamné implore sa grâce du chef de l’État. Qu’ils soient exaucés, cela est aussi possible, presque plus probable, car les saintes ont plus de pitié. Les quelques milliers de croyants, longtemps les mêmes, qui chaque année visitent les Saintes, ont vu chaque fois un ou deux miracles... Ils ont vu, quand le prêtre sortant de l’église, suivi d’une procession, étend vers la mer le «Bras d’argent» qui contient des reliques... ils ont vu la mer reculer! Cela tous les ans. Songez alors de quelle force ils viennent importuner les saintes, à qui tant coûte si peu! de quel élan ils accourent! de quel soupir leur âme s’élance! de quel hurlement ils implorent! de quelle ferveur ils élèvent leurs regards, tendent leur cou, tendent leurs mains. Le tout en vain.... Les dernières attitudes de la grande douleur vainement suppliante sont là, au bout de ce désert de France, entre les bras de ce fleuve qui meurt, au bord de cette mer qui ronge cette île, sous la voûte de cette église si blanche au dehors, toute noire au dedans, où chaque main tient un cierge, vacillant comme une étoile de misère humaine, qui brûle pour Dieu, graisse les doigts et coûte cinq sous à des mendiants qu’un petit sou réjouirait.
Tout ce pays semble à la fois un chemin d’exil et un lieu de refuge farouche. Aussi les bohémiens l’aimaient-ils. C’est un des principaux carrefours de leurs voies entre-croisées qui enveloppent le monde; c’est une des patries préférées de la race sans patrie.
Et, chaque année, les gypsies viennent en Camargue jouir du droit très ancien qu’ils ont d’occuper, sous le chœur de l’église, une crypte noire, ou chapelle basse, consacrée à sainte Sare, l’Égyptienne.
Dans ce caveau, on peut les voir accroupis au pied d’un autel chargé d’une petite châsse, crasseuse de baisers,—celle de sainte Sare,—tandis que là-haut, dans l’église, les grandes châsses, celles des deux Maries, descendent de la voûte au milieu des prières vociférées.
Ils sont là, dans la crypte, les bohémiens, assis sur leurs talons, têtes crépues, lèvres ardentes, suant à grosses gouttes au milieu de centaines de cierges qui suent leur suif et chauffent ce four, maniant des chapelets gras, exhalant une odeur de fauves dans leur tanière, poussant de temps à autre un rauque appel adressé à sainte Sare, mêlant un sourire de crime méditatif à une grimace de remords peut-être sincère, enviant les sous, volant les mouchoirs, grattant les plaies, grouillant dans un fumier mystérieux où l’on sent fleurir malgré tout je ne sais quel lis mystique, l’aspiration involontaire de l’abjection vers la pureté.
Cette année-là, aux Saintes, dès les premiers jours de mai, la bande des bohémiens avait amené avec elle une jeune femme qu’ils appelaient leur «Reine».
Cette «Reine», en attendant le jour prochain de la fête, passait une partie de son temps assise sur le banc de bois, sous le dais d’ajoncs que les douaniers ont installé devant le village, entre deux tamaris, sur la dune, et elle regardait la mer.
Elle s’appelait Zinzara.
Ses cheveux d’un noir dur, crespelés, se massaient, lourdement tordus, sur le sommet de sa tête. Deux lambeaux un peu lâches avançaient sur ses tempes, creux par-dessous, pleins d’ombre. Ses yeux de flamme noire luisaient sous l’arc du sourcil bien peint. Un cercle de cuivre d’où pendaient des sequins était posé sur son front, un peu de côté, en manière de couronne.
Les étoffes éclatantes dont elle affublait son buste accusaient sa poitrine énergique, ses hanches qui ondoyaient à chaque pas; et la loque qui formait sa jupe avait de beaux plis au bas desquels son pied avançait, nu, brillanté de sable.
Le soir la surprenait sur son banc, sous les ajoncs, devant la mer. Le soleil jaunissait, puis rougissait les vagues et les sables. Le vent de nuit faisait frissonner les enganes et les écumes.... Lentement, la bohémienne tirait un mouchoir de couleur retenu à sa ceinture, et l’arrangeait sur sa tête.—Elle l’appliquait contre sa face pour en nouer les bouts derrière son chignon, le relevait ensuite, le rejetait par-dessus sa tête, sur son dos.... Alors, appliqué en coiffe sur la tête qu’il enveloppait, il encadrait le visage, à grands plis larges et rigides, retombant de chaque côté,—et, l’Égyptiaque, ses mains à plat sur ses genoux, l’œil fixé vers le large, au bout de ce désert de sable, ressemblait à je ne sais quelle figure d’Isis, tandis qu’au-dessus d’elle un vol de flamants roses, ou quelque ibis solitaire, parlait, en cris hiéroglyphiques, aux sables de Camargue et aux roseaux du Rhône, des sables de la Lybie et des lotus du Nil.
III
Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était, dans cet étrange pays camarguais, «gardian» de taureaux et de chevaux, sur le domaine du Château d’Avignon.
Les «manades», ou troupeaux de Camargue, vivent en liberté, taureaux et cavales, dans la vaste lande, sautant les fossés, pataugeant dans les marais, mâchant les herbes amères, buvant au Rhône, galopant, bondissant, se vautrant, hennissant et meuglant vers le soleil ou vers les mirages, secouant à grands coups de queue les nuées de «mouïssales» attachées à leurs flancs, puis se couchant par groupes au bord des marais, les genoux repliés sous les lourds poitrails, las et somnolents, leurs yeux pleins de rêve vaguement fixés sur les horizons.
Les gardians, à cheval, les laissent libres, mais surveillent leur liberté; puis, selon les jours et les pâturages, courent aux manades, les maintiennent, les rassemblent, les dirigent.
De loin, ils apparaissent parfois, immobiles sur leurs chevaux blancs, la pique appuyée à l’étrier fermé, bien droits sur la selle à la «gardiane», comme des chevaliers du moyen âge qui attendent, pour entrer dans la lice, la sonnerie du héraut.
Le cheval camarguais, à forte croupe, puissant d’encolure, la tête un peu lourde, mais bon coursier, descend des cavales sarrasines et du palefroi des croisés. Il a conservé un harnachement ancien. De gros étriers fermés battent ses flancs; la courroie large de la martingale passe, sur son poitrail, dans un morceau de cuir en forme de cœur, et la selle est un fauteuil où le cavalier s’encastre entre deux solides cloisons, celle de devant aussi haute que le dossier.
A de certains jours, si les nouveaux pâturages sont sur l’autre rive du Rhône, les gardians poussent les manades vers le fleuve. Arrivées au bord, on les presse, on les précipite. Le fleuve roule ses eaux couleur de terre en bouillonnant. Les bêtes hésitent. Quelques-unes penchant leur tête avec lenteur, boivent, sans savoir ce qu’on leur demande. D’autres, «au ramage» de l’eau, s’animent tout à coup, tendent le col, aspirent l’air bruyamment, puis meuglent et hennissent. Un cheval, que fouette un gardian, se défend, rue, puis se cabre et retombe dans l’eau, qui rejaillit sous le poids de tout son ventre... mais il s’est élancé, il nage et tout suit. Mufles et naseaux, crinières et cornes, s’agitent sur le fleuve grouillant de têtes. Tous soufflent l’écume, l’air et l’eau. Plus d’un, mis en gaîté, mord une croupe voisine. Des pieds se lèvent sur des dos qui les secouent d’une torsion brusque et les rejettent dans les vagues. Parfois, une bête affolée, étourdie de quelque ruade, veut retourner à la rive, et, chassée à nouveau par les gardians, perd la tête, suit le courant, vogue à la mer, se sent faiblir, boit, lutte, tournoie sur elle-même, plonge et boit encore, chavire enfin comme une barque, et disparaît.
Enfin, le gros du troupeau a gagné la rive opposée, se secoue au soleil, s’ébroue de joie et bondit. Les queues fouettent les flancs et les croupes. De jeunes chevaux que le bain affole, détalent et, côte à côte, s’enfuient vers l’horizon, se mordant, l’un l’autre, les longs crins de leur crinière envolée.
Alors, c’est le tour des «gardians». Les uns s’élancent à cheval dans le fleuve. D’autres, au milieu de l’arrière-garde de la manade, dirigent, à l’aviron, une barque plate qu’un coup de pied démonterait, et leurs chevaux, tenus par la bride, suivent le sillage en nageant.
En d’autres temps, les «gardians» conduisent aux ferrades de la Camargue, des plaines de Meyran ou d’Arles, d’Avignon, de Nîmes, d’Aigues-Mortes, les taureaux destinés aux jeux.
Ces taureaux quelquefois voyagent captifs dans une sorte de haute clôture sans plancher établie sur des roues, traînée par des chevaux, et dans laquelle ils marchent, heurtant des cornes le mur de bois qui résonne.
Le plus souvent, les taureaux vont aux jeux, libres, sous la surveillance des gardians à cheval, la pique au poing.
Ces voyages ont lieu la nuit. On traverse les bourgs où les gens se mettent aux fenêtres. Les jeunes hommes attendent «les bœufs», essayant de les faire échapper hors du cercle des gardians qui s’irritent, grondent et frappent, et ce jeu s’appelle l’abrivade. En Arles, si l’arrivée des taureaux a lieu en plein jour, les gardians ont fort à faire, car tous les jeunes hommes de la ville s’acharnent à rompre la ligne des cavaliers, pour faire échapper un taureau, plusieurs, s’il est possible, qu’on lance à travers la ville. La ville se défend. Des chariots renversés barricadent l’entrée des rues. Des boutiques se ferment. Le taureau, fou, bondit çà et là, rêve aux carrefours, se décide à prendre une direction, se rue sur un passant, le renverse, et choisit le plus souvent la boutique d’un marchand de faïences et de verroteries pour s’y ébattre aux cris d’une populace ameutée.
Les gardians sont une race libre, intrépide, sauvage, un peu dédaigneuse des villes, amoureuse de son désert.
Un gardian vit au soleil, à la pluie, au vent terral, au vent de mer.
Un gardian sait donner des coups et en recevoir; il poursuit un taureau au galop, et, d’un coup de lance poussé sur la croupe, en prenant bien son temps, il le «tombe» à coup sûr.
Il sait courir derrière un taureau fou qui gagne le large.... Son cheval bien dressé mord à la croupe la bête en rage qui se retourne.... Le gardian, la lance en arrêt, pique au naseau le taureau qui se précipite; et il l’arrête.
On a vu un gardian à pied, seul, poursuivi par une vache «qui a le veau» et qui, furieuse, semble inévitable,—se retourner, et,—le bras tendu, comme s’il tenait la pique,—présenter à l’animal trois doigts écartés, figurant les trois pointes du trident.... Devant l’homme immobile, la vaquette saisie de peur a reculé, en labourant du pied la terre, tête baissée, corne prête; puis, dès qu’elle s’est jugée hors de l’atteinte de l’homme, elle s’est enfuie.
Une manœuvre fréquente du gardian en belle humeur est celle-ci: le taureau poursuivi, il le dépasse au galop, de vingt, de trente mètres, s’arrête court, saute à bas de son cheval; le taureau surpris vient sur l’homme; l’homme a mis un genou en terre. Le taureau est là, courant, la corne basse.... Trois appels frappés dans la main: le taureau s’est arrêté!... Son souffle chaud court sur le visage du dompteur qui déjà l’a saisi, à pleins poings, par les cornes. L’homme, debout aussitôt, s’efforce de renverser l’animal à droite. Le taureau qui lui résiste se renverse en sens contraire. Les deux efforts se contrarient un moment, se balancent, égaux, incertains, puis brusquement, l’homme cède, et l’animal, poussé à l’improviste dans le sens même de sa résistance, tombe sur le flanc.... L’adresse s’est aidée de toutes les forces de la brute, pour vaincre.
C’est ainsi qu’on opère dans les ferrades, où il s’agit de marquer au fer rouge les bouvillons.
Pour un gardian, prendre aux naseaux les poulins, les monter à cru; rouler avec son cheval au fond du fossé d’où l’on ressort bien assis en selle; dompter les étalons par la fatigue, et, si l’on est démonté, panser tranquillement sa chair, ouverte par quelque ruade, comme fait un bouchonnier pour une simple entaille de couperet, tout cela n’est que jeux d’enfant.
Un gardian, pris entre deux cornes (heureusement assez écartées), lancé en l’air, et retombant à terre, n’a, quand il se relève, qu’un souci, assez surprenant pour n’être pas ridicule: remonter sa culotte et renouer sa taïole.
Race particulière, dure, brutale, qui apparaîtrait héroïque (comme la race corse), si elle avait à employer à de grandes choses ses grandes qualités.
IV
Jacques Renaud, le fiancé de Livette, était donc un des plus braves gardians de la Camargue.
Il savait, comme pas un, poursuivre, prendre et dompter un cheval sauvage, attaquer un taureau rebelle et s’en rendre maître; il était le Roi de la lande.
Pour les réjouissances publiques, on l’appelait à Nîmes, à Arles, lorsqu’on voulait, dans les arènes, une course vraiment belle. Et si souvent il avait fait dire dans toutes les arènes provençales: «Oh! celui-là, c’est le roi!» que le surnom lui en était resté. Et lui-même avait donné à son plus fier étalon le nom de Leprince.
Tous les tours d’adresse et de force que d’autres faisaient, il les faisait mieux.
Avec cela, il était beau, pas trop grand ni petit, la tête fine, à peau bistrée et mate, les cheveux en broussaille, noirs, courts, tordus sur eux-mêmes, la moustache bien peinte, du même noir du diable que les cheveux, et la barbe toujours rasée, car, dans les sacs de cuir attachés à l’arçon de sa selle, il avait toujours, ce sauvage, un couteau affilé en rasoir, une pierre pour l’aiguiser, et un petit miroir rond dans un étui de peau de mouton.
Et lorsque, sa forte jambe bien prise dans la botte pesante, ses pieds dans les étriers fermés, bien droit sur la selle à haut dossier, la longue pique appuyée à la botte, il se dressait, immobile, grandi par l’effet de réfraction du désert, au milieu de son peuple de cavales et de taures sauvages, oui, vraiment, sous le chapeau rond dont les bords étroits le couronnaient de paille dorée et luisante, il avait l’air d’un roi bizarre et barbare, le gardian!
Et ce n’est cependant pas un jour de ferrade et pour ses hauts faits de dompteur que la douce blondinette s’était mise à l’aimer.
D’abord, elle était habituée à en voir beaucoup, de ces pasteurs; et puis, fille de riche intendant, elle eût été plutôt prête à les mépriser un peu, comme valets de troupeaux. Son père, et sa grand’mère même, n’avaient pas consenti tout de suite à la promettre à Renaud qui, lui, était pauvre et n’avait plus aucuns parents; mais Livette était fille unique, et tant avait pleuré et prié la mignonne, qu’à la fin ils avaient dit: oui.
Et voici comme le gardian Renaud, qui avait l’habitude d’être recherché des belles filles, avait pris dans sa main lourde le petit cœur tremblant de Livette.
C’était un matin où il faisait, pour son cheval qui, la veille en se baignant au Rhône, avait perdu le sien, un autre «séden».
C’est un licol, le séden de Camargue, mais un licol tressé en poils de cavales, l’usage étant de laisser toujours aux étalons crinières et queues longues et vierges, en signe de force et de fierté. Le séden, le plus souvent, est blanc et noir. C’est après tout une longue corde qu’on enroule sur elle-même en paquet pour la suspendre au cou du cheval et qui, licol la plupart du temps, lasso quelquefois, peut servir, selon l’occasion, à bien des usages.
Seulement le séden, chose essentiellement camarguaise, ne doit pas sortir du pays. Il en sort plus d’un, à coup sûr, mais c’est par la méprisable vénalité de tels ou tels gardians qui se moquent des vieilles coutumes, bonnes pour les gens d’autrefois.
Donc, Renaud faisait un «séden». C’était devant une des fermes dépendantes du Château d’Avignon, maisonnette basse et longue, logis à gardian plutôt que ferme, perdue dans la lande, si écrasée qu’elle avait l’air de vouloir ne pas être vue, comme un animal qui se tapit.
On était en octobre. Les alouettes chantaient. A cheval sur Blanquet (ou Blanchet), son favori, la petite, d’après l’ordre de son père, arrivait chercher Renaud et, de bien loin, elle l’aperçut qui, marchant à reculons, faisait le cordier. Dans une toile attachée autour de ses reins et gonflée devant lui, comme un tablier retroussé en grande poche, il prenait à pincées les touffes de poil blanches, puis noires, qu’il entre-mêlait, et qui se tordaient en une corde à vue d’œil toujours plus allongée. Un enfant tournait l’épaisse roue de bois, creuse, d’où partait le séden déjà long, et Renaud,—au rythme de la roue, qui à chaque tour frappait, ne sais comme, un coup sourd,—chantait une chanson qui vers Livette arrivait, portée par une petite brise, comme un appel doux et fort de l’amour qu’elle ignorait encore.
Tes souliers:
Descends plutôt le Rhône
En bateau.
De côté;
Salue-les de la tête
Sous les ponts.
Il avait une belle voix, unie et souple, puissante sans effort, étendue.
Livette avait arrêté son cheval, pour mieux entendre. C’était le matin. Il y avait dans la lumière cette jeunesse du jour qui fait bondir l’espérance dans les cœurs de seize ans, et qui met une espérance encore au cœur des vieux.
Vague espoir qui n’est que le désir d’aimer et dont la perte, pire que la mort, rend consolante l’idée de mourir!
En avant!
répéta le chanteur, et la petite, d’un mouvement vers la chanson qui l’appelait, lança, sans le vouloir, son cheval.
—Tiens! dit Renaud qui s’arrêta de travailler, tiens, demoiselette! vous voilà de bon matin!... avec un cheval blanc qui sera tout rouge bientôt!
—Oui, dit-elle en riant, d’œstres et de mouïssales, il y en a beaucoup! et même trop, ma foi de Dieu!
—Vous en êtes couverte, demoiselette, comme un rayon de miel est couvert d’abeilles, ou comme une touffe de genêt fleuri!... Mais qui vous amène?
—J’arrive de la part du père. Il faut avec moi vous en venir tout de suite.
—...C’est que mon cheval, tout à l’heure, le camarade Rampal me l’a demandé pour aller jusqu’aux Saintes. Ils sont partis l’un sur l’autre.
—Prenez-donc le mien, dit Livette.
—Et vous, demoiselette?
Elle eut honte de l’étourderie et devint toute rouge.
—Moi? dit-elle,—et la chanson lui sonnait au cœur:
En avant!
—A moins, dit-il, riant à son tour, qu’il ne vous plaise me prendre en croupe!
—On en parlerait longtemps dans toute notre Camargue, dit-elle de sa voix mêlée de rire.... Un gardian comme vous, le terrible parmi les cavaliers, en croupe comme une fillette? Non, non, sans honte, ce sera ma place. Nous ôterons ma selle, que vous me rapporterez demain.
—Fort heureusement, dit Renaud, Rampal m’a laissé la mienne, que je ne prête jamais.
Livette sauta à bas de son cheval; et, au vent de sa jupe, un essaim de grosses mouches, d’énormes moustiques, s’envola, bruissant autour d’elle. La croupe très blanche de Blanchet parut alors comme recouverte d’une résille de soie pourpre, tant les filets de sang s’y entre-croisaient, nombreux. Un instant après, œstres et mouïssales, s’abattant de nouveau sur la croupe toute sanglante, la tachetèrent d’une myriade de points noirs, mais Blanchet, ombrageux pourtant, était habitué à cette peine-là.
Livette l’attacha à un des anneaux du mur, et, assise sur le banc de pierre, attendit que Renaud eût achevé le séden.
La roue tournait, frappant, à chaque tour son coup sourd, très régulier.
—C’est une jolie chanson, Renaud, dit Livette tout d’un coup, répondant à ses pensées avant de l’avoir voulu; c’est une jolie chanson que vous chantiez tout à l’heure!
—Je l’ai apprise, dit Renaud, d’un batelier, ami de mon père, avec lequel j’ai remonté le Rhône jusqu’à Lyon—et l’ai ensuite redescendu....
—Et c’est beau, tout ce pays jusque là-bas? fit-elle.
—Oui, dit-il, c’est beau!
Et il n’ajouta rien.
—Vous n’avez pas l’air, Renaud, de penser ce que vous dites. Vous n’avez donc pas aimé cette ville de Lyon, dont on parle?
Il y eut un assez long silence. On n’entendait que le rythme monotone de la roue.
—Pas de soleil! dit Renaud brusquement.... C’est une ville dans un nuage froid!—Il ajouta: Le Rhône n’est beau que lorsqu’on le redescend.
Livette le regarda, et ses yeux, très grands ouverts, voulaient dire: «Pourquoi cela?»
Il répondit à son regard:
—Quand un des nôtres va vers là-bas, comprenez-vous, demoiselette, il quitte tout pour n’arriver nulle part, et ne demande, au bout du chemin, qu’à repartir pour le retour!...—Quand il vient de là-bas vers ici, au contraire, il ne quitte rien du tout et il sait qu’au bout de la route, il sera le bien arrivé!... Devant la mer, voyez-vous demoiselle, il faut bien que, de force, le meilleur cheval s’arrête,—et c’est là seulement que je veux bien, moi, consentir à ne pas aller plus loin.... Où la mer n’est pas, tout le chemin reste toujours à faire....—Assez, petit! ajouta-t-il en élevant la voix.
La roue s’arrêta. Il examina le séden. La corde, bien régulièrement noire et blanche, était achevée.
—C’est de bon ouvrage, voyez, dit-il, demoiselle.
Il se pencha, tout contre elle, pour regarder un point de la corde qui lui semblait un défaut; il se pencha, et une boucle de ses courts cheveux noirs toucha imperceptiblement les cheveux fous, presque pas visibles, qui faisaient comme un léger nuage doré au-dessus du front de Livette.... Et alors, il leur sembla à tous deux—si jeunes!—que leurs cheveux s’enflammaient, grésillaient tout bas comme une herbe fine qui prendrait feu, l’été, au soleil.... Ah! sainte jeunesse!
Alors, pour la première fois, Renaud songea à la fille. Jusque-là, il n’avait jamais vu en Livette que la «demoiselette».... Ils restaient inclinés tous deux, elle sur la corde qu’elle paraissait examiner attentivement; lui, sur les cheveux de Livette. Livette avait la «coiffure du matin», faite d’un petit mouchoir blanc qui enserre le chignon, et qu’on noue de telle façon que les deux bouts, formant oreillettes, se relèvent, creux et pointus, au sommet de la tête. Lorsqu’elles sont en grande toilette, les Camarguaises entourent le haut chignon, pris dans une fine coiffe blanche, d’un large velours, presque toujours noir, dont les longs bouts retombent inégalement derrière la tête, un peu sur le côté.
Il regardait donc, Renaud, les cheveux de Livette, blonds, clairs, mêlés de deux ou trois floques d’un or plus sombre—bien noués sur la tête, ondulés en petites vagues sur les tempes, très coquettement soignés, mais si jeunes qu’il s’en échappait à toute force quelques-uns, de tous les côtés, assez pour faire au-dessus de sa tête ce léger brouillard de lumière.
Il regardait la nuque jolie, ronde, où poussait cette chevelure comme une herbe ardente si frêle, si fine! et si longue et si vivace! Et la tentation d’y mettre ses lèvres l’attirait comme l’eau attire, après un jour de marche, dans une colline pierreuse, sans eau, le cheval de Camargue habitué aux pâturages mouillés.
Elle se sentit trop regardée.
—Partons! fit-elle tout d’un coup. Mon père a commandé que vous veniez au plus vite.
Renaud crut qu’il se réveillait d’un sommeil long, et d’un rêve. Il eut un sursaut. Sans une parole, il alla à Blanchet, lui ôta la selle de femme qu’il enferma dans la maison, lui mit la sienne, et sauta sur la bête que les moustiques à la fin impatientaient.
En croupe, d’un bond, aidée par la main vigoureuse du gardian, sauta après lui Livette, très amusée, et qui, d’un bras, entoura la taille de Renaud. C’est la mode des Camarguaises qui, toutes, les jours de fête, aux plaines de Meyran, aux Saintes-Maries ou ailleurs, arrivent «appareillées» sur le cheval de leur promis.
Le gardian enleva Blanchet au galop, lui rendit la main, et le laissa faire. Blanchet quitta le chemin battu, prit droit sa route vers le Château, à travers la lande dans le sable semé de salicornes arrondies en touffes rigides et voisines, inégalement espacées. La bonne bête volait au-dessus de ces plantes, effleurant à peine les tiges, retombant toujours entre les touffes, dans le sable mou, d’où pourtant, par habitude, elle retirait le pied sans effort, mesurant d’avance l’écartement des obstacles, galopant juste, d’un galop calculé et libre, changeant de pied à sa guise, se jouant de la difficulté, heureuse d’être laissée à elle-même.
Et il fallait que Livette enserrât étroitement la taille du gardian. Il était souple, le cavalier; il ondoyait avec l’animal. Et la vitesse, l’air libre, la jeunesse et l’amour, tout les grisait, les deux jeunes gens; et, sans le vouloir, sans y songer, assez haut pour être entendu de la fille, le cavalier, entre ses dents, répétait sa chanson de tout à l’heure:
En avant!
Et il leur semblait que l’horizon était à eux.
Quand ils sautèrent à bas de cheval, devant la ferme du Château,—ils ne s’étaient pas dit une parole, mais ils avaient échangé en silence le plus subtil et le plus fort d’eux-mêmes.
Depuis ce jour, Renaud, sincèrement amoureux, devint attentif à plaire. Il soigna sa mise, arrangea mieux sa taïole, se rasa de plus près, et n’eut plus un seul regard pour les autres fillettes, même les plus jolies.
Un jour, enfin, il avait dit à Livette:
—Votre père ne voudra jamais!
C’étaient ses premières paroles d’amour.
—Si je veux, mon père voudra. Et ce que veut mon père, mère-grand le veut toujours!
—Le bon Dieu le fasse! répondit Jacques.
Et, en effet, comme elle l’avait dit,—cela était arrivé.... Maintenant, depuis cinq mois à peu près, ils étaient promis.
Ce qui le charmait en Livette, c’est qu’elle était tout le contraire de lui, si fine, si frêle, si blonde, si enfant,—et c’était que, à ne pas s’y tromper, elle l’aimait de toutes ses forces, la mignonnette.
V
Si fraîche était Livette qu’on répétait souvent en parlant d’elle, ce mot de Provence: «On la boirait dans un verre d’eau!»
A aimer Livette, Renaud éprouvait ce plaisir, si doux au cœur des forts, d’avoir à protéger quelqu’un, une petite femme qui était une enfant. Grâce à la fragilité, à la petitesse de Livette, le rude gardian, bâti pour des amours violentes, le cavalier du désert camarguais, le bouvier au poing robuste, le dompteur de cavales et de taureaux, éprouvait une sorte d’amour fait de pitié douce, de respect pour la faiblesse gracieuse; il apprenait la tendresse en un mot, qu’il n’eût pas su avoir peut-être pour une de ses pareilles.
Il ne lui serait jamais venu à l’idée de lui dire, à elle, quelqu’une de ces grosses plaisanteries à double entente dont il régalait volontiers, aux jours de ferrades ou de courses, les fortes belles filles de sa connaissance. Il lui eût semblé qu’il abusait vilainement de sa puissance et de son expérience d’homme.
Encore moins Livette lui donnait-elle cet âpre désir, bien connu de lui, qui, parfois, auprès des autres filles, lui montait au cerveau en coup de sang, ce désir de toucher avec ses mains, de prendre avec ses bras, de renverser au revers du fossé, en riant de la résistance molle, du consentement qui repousse un peu, de la lutte égale entre la fille et le garçon qui tous deux s’entendent, au fond, pour être voleur et volée. Non, devant Livette, Renaud se sentait nouveau à lui-même. Il lui venait, de la petite demoiselle aux cheveux d’or, une tranquillité de cœur dont il était bien surpris. Il a mille formes, l’amour. Celui qu’éprouvait Renaud pour Livette était un apaisement. Il lui «voulait du bien». Voilà ce qu’il se répétait en songeant à elle. Et, comme il désirait toutes les autres un peu à la façon des taureaux de sa manade, dans la saison où les germes travaillent, il se trouvait que la seule qu’il aimât vraiment, il lui semblait ne la désirer point.
Alors, de cela, il éprouvait un charme bon, qu’il savourait comme une eau pure après la longue marche dans la poussière, au soleil. Il se réjouissait en lui-même de son amour comme d’un repos, d’une halte sous un ombrage d’arbre, au bord d’une source très fraîche, très claire, pendant que des oiseaux chantent, au réveil, le matin. Quelquefois, dans le flamboiement de midi, quand il traversait, sur son cheval qui baissait la tête, le désert miroitant de sables, de sel et d’eau, il sentait le souvenir de Livette lui arriver doucement, et il lui semblait alors qu’une brise lente l’accompagnait, passait sur son front, le lavait en quelque sorte de sa fatigue, de la poussière, comme un bain. Il était rafraîchi et il se sentait sourire. Ranimé, il avait un frisson d’aise qui parcourait tout son être, et qui, par les genoux et par la main, imperceptiblement, commandait à son cheval de relever la tête. Il la relevait sans autre commandement, s’ébrouait; le cheval de l’amoureux secouait sa crinière, chassait, du coup de fouet brusque de sa queue, les mouïssales qui ensanglantaient ses flancs et, d’un pas allongé, gagnait les abris à l’ombre, au bord du Rhône, sous les aubes, sous les peupliers,—dont les feuilles toujours tremblotent et bruissent comme l’eau, comme les cœurs d’homme, comme tout ce qui vit, espère, souffre et meurt.
Non seulement par sa grâce et sa faiblesse elle le charmait, lui fort et brutal; mais aussi par les soins de sa mise, par son élégance de femme riche, elle l’enchantait, lui pauvre; et elle lui semblait une créature neuve, étrange, d’un autre monde. Et elle l’était en effet. D’une autre qualité, se disait-il; un être hors de sa région, bien au-dessus.
Qu’il pût dénouer un jour les cordons de ses petits souliers, cela «ne lui venait pas», et cependant elle était à lui, Livette, la fille des intendants du château d’Avignon! elle était sa fiancée, sa promise, sa future femme!
Il se faisait l’effet de l’héritier d’un trône. Devant l’idée seule de son avenir, il éprouvait quelque chose comme l’embarras d’un mendiant au seuil d’un palais, devant les tapis qu’il faut fouler, pour y entrer, avec des souliers lourds de boue.
Elle tenait un peu pour lui de la sainte Madone, en bois sculpté, peinte d’or et de bleu, chargée de colliers de perles et de fleurs, qu’il voyait, enfant, dans l’église d’Arles, à Saint-Trophime.
Aussi éprouvait-il un étonnement secret à se savoir aimé.
Cela ne lui paraissait pas vrai tout à fait; et comme il fallait bien se rendre à l’évidence, toutes les fois qu’elle lui parlait, il éprouvait sans fin la nouveauté de son amour.
Et il était embarrassé un peu, devant elle, ne trouvait plus ses mots, se contentait de lui sourire, de lui être soumis comme un enfant, de courir pour aller chercher ceci ou cela, la devinant sur un regard; se trompant quelquefois, mais rarement; goûtant, à être le valet de la fillette, le plaisir d’un gros nain domestique amoureux d’une mignonnette fille de roi.
Son sobriquet de Le Roi à côté d’elle maintenant lui semblait une moquerie. Elle l’embarrassait, il était humble devant elle.
Et il était surpris, indigné même, au dedans de lui, de l’aisance des autres avec Livette. Il lui semblait étrange que ses compagnes la traitassent en égale; que son père, sa grand’mère, n’eussent pas pour sa fiancée les égards, le respect qu’il avait, lui.
Volontiers, quand la grand’mère criait à Livette: «Fais ceci ou cela, cours! dépêche-toi!» il se serait fâché, lui aurait dit: «Pourquoi la commandez-vous? Elle n’est pas faite pour obéir! Vous êtes une méchante grand’mère! Ne voyez-vous pas bien qu’elle est trop délicate pour ces besognes, et trop jolie!»
Mais ce n’était qu’un sentiment caché en lui; il n’aurait pas osé l’avouer, car les femmes sont faites, selon nos anciens, pour être les servantes de l’homme. Il n’en disait donc rien du tout. Il se trouvait même, de l’éprouver, un peu ridicule. Il se contentait de faire très vite, à la place de Livette, la chose qu’on lui commandait, si c’était de celles qu’il pouvait faire.
Oh! par exemple, si un homme se fût permis, avec Livette, une plaisanterie malsonnante, eût pris une liberté, oh! alors, avant de réfléchir, certainement, celui-là, il l’eût assommé du poing, là, tout de suite!
Si, même dans la foule, un jour de fête, quelqu’un, homme ou femme, non loin d’elle, lançait un mot grossier, un de ceux-là que lui-même, à l’occasion, savait faire sonner très bien, il éprouvait, contre l’inconnu, une rage; il lui semblait véritablement qu’on eût dû s’apercevoir de la présence de Livette, la sentir près de là, comprendre que, devant elle, on devait se respecter.
Tout cela, il eût été incapable de l’expliquer, mais il l’éprouvait, confus et certain, en lui.
Pour Livette, elle sentait finement l’adoration du bouvier. Elle en jouissait sans trop en avoir l’air. Elle voyait très clairement qu’elle avait, sans aucun effort, dompté une bête sauvage. Elle riait parfois, en le regardant, d’un rire honnête, clair, où il y avait cependant le triomphe de la mystérieuse magie féminine, merveilleuse invention de la nature qui veut que le fort soit, au gré de la faiblesse exquise, attiré, vaincu, roulé à terre. Ce miracle, opéré par la vie, par la nature, par l’amour, elle le croyait son œuvre, à elle Livette, et elle était travaillée d’un peu d’orgueil, la petite femme! D’autant plus que souvent elle se disait: «Comment ai-je fait? je ne mérite pas ce bonheur; non, en vérité, je ne le mérite pas!» Elle voyait très bien que, pour lui, elle était un être à part; qu’il ne la traitait pas du tout comme faisait tout le monde; et, très étonnée, elle en était fière.
Puis, se demandant, en son cœur sincère, ce qu’elle avait de «plus», de mieux qu’une autre, et ne trouvant pas, il lui arrivait de juger, malgré elle, son amoureux un peu, un tout petit peu bête d’être comme cela, lui si fort, dominé par elle! Alors elle se moquait gentiment, riait de lui tout haut:
—Ah! grand nigaud!
Ainsi, obscurément, toute la Femme, profonde, ondoyante, était dans cette paysanne simple, qui n’aurait rien su dire sur elle-même.
Il lui arrivait aussi de se trouver jolie, belle, la plus belle, la plus jolie, de s’admirer. Quand cette idée lui venait, et, il faut l’avouer, ce fut bientôt la plus fréquente, oh! c’est alors qu’elle sentait son orgueil! Et elle ne trouvait plus bête du tout son amoureux; il lui semblait bien heureux, au contraire, trop heureux! Oh! c’est lui qui ne la méritait guère!... Dans ces moments-là, elle accueillait ses services, ses humilités, avec un petit air de princesse habituée aux hommages.
Alors aussi, elle se demandait pourquoi tous les autres ne faisaient pas pour elle ce qu’il faisait, lui? Et, par contre, elle concevait aussitôt pour lui une sorte de reconnaissance.... Cette mobilité d’impressions qui tournent en nous, souvent opposées, sans fin variées, autour de l’idée fixe, voilà l’amour.... Eh oui, vraiment, il méritait d’être aimé seulement pour avoir su la connaître!... la choisir!... C’étaient les autres jeunes hommes, qui, tous, étaient des sots!
Bienvenu était-il s’il arrivait à la ferme quand elle en était à cette pensée.... Elle poussait un petit cri d’oiseau content et courait à son ami.
—Bonjour, monsieur Jacques!
—Bonjour, demoiselle Livette!
Ils se prenaient la main.
—Venez-vous au Rhône?
—De bon cœur!
Et souvent ils allaient s’asseoir ensemble au bord du Rhône, sous le grand aube, un arbre de plus de cent ans, qui est là, connu de tout le monde.... Les aubes, assez pareils aux trembles et aux bouleaux, sont des arbres bien camarguais.
Quelquefois, en y allant, elle lui tendait une branchette verte, souple, cueillie à un peuplier du chemin, et ils marchaient attachés l’un à l’autre et séparés à la fois par la branchette courte que suivait un vol de fins moucherons aux petites ailes irisées.
Elle aimait beaucoup ce jeu de le faire marcher ainsi, pas trop près, pas trop loin, le tenant sans le toucher, l’attirant à volonté, le maintenant à distance selon sa fantaisie, faisant de la baguette feuillue un fouet, s’il venait à entrer en révolte.
Elle se sentait ainsi bien maîtresse de lui, se rappelant qu’ainsi quelquefois elle s’était fait suivre docilement de son cheval Blanchet, en lui tendant une gerbe mince d’avoines en fleurs;—qu’ainsi parfois elle avait ramené derrière elle, calme comme un bœuf, un taureau méchant, échappé, blessé dans les courses, et qu’elle avait rencontré au fond d’une touffe d’ajoncs, au bord du chemin, en train de tendre sa langue baveuse aux filets de sang qui découlaient de son mufle.
Arrivés au bord du Rhône, sous le grand aube au tronc rugueux et noir, aux branches lisses et blanches, qui s’étend largement au-dessus du fleuve, avec son vaste feuillage bruissant, ils s’asseyaient côte à côte, les fiancés, sur les racines qui sortent de terre ou bien sur un paquet de roseaux coupés.
Et ils regardaient couler l’eau. L’eau terreuse, jaunâtre, charriant des amas d’écumes tournoyantes, allant à la mer.
Ils s’asseyaient et ils regardaient.
Ils ne parlaient pas. Ils vivaient en silence, au bruit du Rhône dont les petites vaguelettes, obliquement, sur les bords, viennent jouer, s’attacher dans les pieds innombrables des roseaux, des peupliers jeunes, tandis que le gros du courant passe au milieu, pressé, rapide, comme en hâte d’arriver là-bas, à la mer qui est sa perte.... Ils rêvaient, ils ne parlaient pas.
Ils se sentaient vivre de la même vie que tout ce qui les entourait. De temps en temps, un martin-pêcheur, azuré et mordoré, filait devant eux, se posait sur une basse branche, regardant l’eau de côté, le bec en arrêt, puis brusque, traversait le Rhône. Et avec l’oiseau bleu, leur pensée traversait aussi le fleuve, s’arrêtait là-bas, sur quelque branche courbée en arc dont le fin bout trempait dans l’eau, tout vibrant de la course du fleuve, et entouré d’écumes accumulées, de feuilles mortes, de brindilles. Comme un sorcier, l’oiseau, tout à coup, avait disparu!...
—C’est joli! disait parfois Livette.
Et c’était tout.
Lui ne répondait pas. Il ne savait que lui dire. Il était trop heureux. Le roi n’était pas son cousin!
Aux heures du soir, beaucoup de tout petits lapins, des jeunes, en cette saison de mai, sortaient du parc, des haies sauvages, et jouaient presque invisibles, gris, dans l’ombre au pied des buissons, trahis par l’agitation d’une touffe d’herbe, d’une branchette basse, horizontale, qui barrait leur coulée.
Il y avait aussi, pour la joie des deux fiancés, la chanson du rossignol, à l’heure où la lune monte. Écoutez-là: c’est toujours beau, dans la nuit, cette chanson du rossignol. Il commence par trois cris distincts et bien prolongés; on dirait un signal, un appel convenu; cela commande l’attention. Puis la modulation s’élève, hésitante. On dirait qu’il est timide, qu’il a peur de n’être pas exaucé.... Mais bientôt il prend courage, il s’assure, et le chant monte, s’élève, éclate, se répand dans un tumulte ordonné.... Et c’est l’amour, c’est la jeunesse et l’amour qui ne se contiennent plus, que rien n’arrête, qui réclament leur droit à la vie.... Il se tait.
Il s’était tu, que les amoureux écoutaient longtemps encore le chant de l’oiseau se répéter dans l’écho ténébreux d’eux-mêmes.
... C’était l’heure de rentrer. Ils se levaient, s’acheminaient vers la ferme qui est tout proche.
La grand’mère appelait du seuil de la porte:
—Livette! Livette!
Sa voix leur arrivait comme plaintive, caressante, un peu triste, du bord de la grande plaine qui élevait aussi dans l’obscurité, vers les étoiles, vers la vie, vers l’amour, un long appel mélancolique. La voix des nuits sur la plaine se répand et monte tranquille sans se heurter à aucun écho, triste d’être seule dans trop d’étendue.
Et autour des amoureux qui regagnaient la ferme, dans les vergers, dans le parc, s’élevait bientôt, à mesure que croissait la nuit, l’assourdissante clameur des grenouilles, tapage puissant qui est le total d’une addition de bruits faibles, énorme brouhaha, fait de menus coassements inégaux qui, accumulés, s’écrasant l’un l’autre, arrivent à n’être plus qu’un tumulte régulier, pareil au ronflement continu d’une cataracte.
Et au milieu de cette formidable clameur d’éternité, faite des milliers de voix des toutes petites rainettes amoureuses, traversée d’un cri de courlis ou de héron en chasse, accompagnée du bourdonnement des deux Rhônes, et du battement de la mer,—les amoureux, émus l’un de l’autre, n’entendaient rien que le battement calme de leurs deux cœurs.
Et à mesure que le temps passait, l’amour grandissait en eux, accru du souvenir de toutes ces heures vécues ensemble.
Renaud n’était plus seulement Renaud pour Livette, mais l’être par qui elle éprouvait la vie, à travers qui lui venait ce grand souffle de toutes les choses, des horizons de terre et de mer, cette émotion d’être, ce désir d’avenir, d’accroissement, ce flux d’espérances vagues, qui est l’amour et qui fait l’intérêt de vivre.
Et maintenant, si on eût voulu arracher Jacques à Livette, elle en serait morte, et celui qui aurait voulu prendre à Jacques Livette, en serait mort, oui, mes amis, encore plus sûrement.
C’est une belle et bonne chose que l’amour soit sans cesse occupé à rajeunir le monde,—et le rossignol, comme les grenouilles, ne se lassent pas de le répéter.
VI
Ce Rampal, qui avait emprunté le cheval de Jacques Renaud, n’était plus revenu.
Renaud ne montait plus maintenant d’autre cheval que Blanchet.
Rampal était un mauvais gueux, joueur, coureur de cabarets, bien connu à Arles dans toutes les maisons louches tapies le long du Rhône.
Chassé par plusieurs maîtres, gardian sans manade, il passait sa vie maintenant à courir à cheval d’une ville à l’autre, d’Aigues-Mortes à Nîmes, de Nîmes à Arles, d’Arles aux Martigues, et, dans chacune de ces villes, exerçait quelque métier douteux, trichait un peu aux cartes, gagnant de quoi vivre une semaine sans rien faire, et repartant, cette semaine-là, pour la Camargue qu’il aimait, où il avait, dans deux ou trois fermes, des femmes à qui plaisait son existence de forban mystérieux.
Pour cette vie, il fallait un cheval. Gardian à pied, Rampal avait d’abord volé un cheval à une manade, mais celui-là, la seconde nuit, rompant son entrave, l’avait quitté, avait traversé le Rhône à la nage et rejoint son troupeau. C’est alors que le gueux, ayant en effet des affaires pressées, avait dit à Renaud:
—Je prends ton cheval Cabri, j’ai besoin d’aller aux Saintes.
—Prends mon cheval, avait dit Renaud.
Il ne lui était pas venu à l’esprit que Rampal ne reviendrait pas. Sûr de sa réputation de force et de vaillantise, Jacques ne croyait pas qu’on pût s’exposer à sa colère.
Et puis, il avait pour Rampal une sorte de pitié mêlée d’un peu d’admiration. C’était un hardi cavalier que Rampal, et sans les femmes et les cartes, avec Renaud ou après lui, il eût été, lui aussi, un roi des gardians! En sorte que si Rampal faisait pitié à Renaud, Renaud faisait envie à Rampal.
Quant aux fredaines de ce «marrias», de ce mauvais chenapan, c’étaient jeux d’homme libre. Ni marié, ni fiancé, orphelin de père et de mère, n’ayant à nourrir, à aider personne, à complaire à personne, il avait bien raison de vivre à sa guise! Ainsi, du moins, pensaient la plupart des gens.
Renaud, d’ailleurs, quoique honnête, avait des goûts de vagabond.
Avant d’avoir au cœur, pour Livette, son étrange amitié, dont il se sentait comme attaché, lié aux pieds et aux mains, il avait, à la vérité, souvent couru avec Rampal de singulières aventures.
Plus d’une fois ils avaient galopé côte à côte, portant chacun en croupe, vers la libre plaine, une fille au rire facile qui, au sortir d’une course de taureaux à Aigues-Mortes ou en Arles, avait consenti à les suivre pour une nuit.
Seulement, en ces aventures, Renaud toujours avait joué franc jeu, ne promettant jamais ni mariage ni rien, offrant aux belles un cadeau, un souvenir, bague de laiton ou foulard,—fichu à plisser suivant la mode arlésienne, ou large ruban de velours à former coiffure, tandis que Rampal avait des trahisons, promettait beaucoup, sans tenir, bref n’était qu’un «féna», un vaurien.
Rampal avait donc emprunté le cheval de Renaud avec l’intention de le ramener le soir même, mais, ce soir-là, on lui avait annoncé une fête aux Martigues, et il était parti, sans se soucier de Renaud. «Il prendra, s’était-il dit, un cheval de sa manade»... Or, Audiffret, le père de Livette, l’intendant du château, avait voulu que Renaud prît Blanchet.
—Prends Blanchet, lui avait-il dit. Il me fait peur pour notre fille. C’est un maître cheval, mais ombrageux, des fois. Achève de nous le dresser. Je veux qu’il coure cette année aux fêtes de Béziers. Entraîne-le.
Et, heureuse que Blanchet fût à «son ami», car déjà elle appelait ainsi Renaud, dans le silence de son cœur,—Livette, qui aimait Blanchet, avait simplement dit:
—Je vous le recommande.
Il y avait plus de six mois de cela.
Rampal, qui avait fait parler de lui cependant, et dont Renaud avait eu plusieurs fois des nouvelles, n’avait pas ramené le cheval.
Renaud patientait. Plusieurs fois, informé que Rampal était ici ou là, il avait essayé de le joindre sans y parvenir.
—Je l’attraperai quelque jour! disait Renaud; il ne perd rien pour attendre.
Il espérait bien que la fête des Saintes-Maries ramènerait ce coquin.
—Avec les bohémiens voleurs, celui-là reviendra! répétait-il, et il ne se trompait pas.
Rampal, pour un empire, n’aurait pas manqué une fois de venir au pèlerinage des Saintes. Le gueux se serait cru damné. C’était pour lui habitude d’enfance de venir demander pardon de ses fautes aux deux Maries et à Sara la servante, dont il ne faisait que rire par fanfaronnade, ne pouvant s’assurer à lui-même s’il croyait en elles ou non.
Cette année-là, affilié aux bohémiens, pour des affaires de maquignonnage (on sait que les bohémiens, hommes et femmes, roms et juwas, comme ils disent, ont une connaissance approfondie de tout ce qui se rapporte au cheval), Rampal leur avait été une excellente source de renseignements.
Par différents moyens, on l’avait fait parler sur ceci, sur cela, sur tous et sur toutes. Il ne savait pas bien lui-même qu’il eût conté tant de choses.
On l’avait interrogé, tantôt nettement, à l’improviste; tantôt d’une façon détournée et lente, et puis pendant l’ivresse, et même pendant le sommeil. Et la mémoire infaillible des gitanes avait rigoureusement enregistré ses réponses,—de quoi étonner toute la Camargue.
Rampal n’avait pas même été questionné par la reine bohême qui se méfiait de sa discrétion, et qui tenait de seconde main sa connaissance des secrets du pays.
Une fois seulement il lui avait adressé la parole. C’était un soir où la reine mendiante s’était mise à danser pour elle-même, sur le grand chemin au bruit de son tambour de basque qui ne la quittait guère.
—Tu es belle! lui avait-il dit.
—Tu es laid! avait-elle répondu très vite avec mépris.
—Donne-moi, fit Rampal, la bague de ton doigt, je t’en donnerai une autre.
Elle avait regardé d’un œil tout plein d’étincelles sa bague barbare, en argent battu au marteau, puis le chrétien insolent, et elle avait dit:
—Un coup de bâton sur les reins, voilà ce que je donnerai, chien! si tu ne me laisses!
Et, laidement, elle avait craché comme par dégoût.
Un peu troublé, Rampal avait quitté la partie.
Cette femme avait une façon de regarder qui troublait les gens. On eût dit qu’il sortait de ses yeux un feu noir, une flamme aiguë. Cela pénétrait, fouillait, et on n’y pouvait rien. Elle entrait dans votre regard, mais on n’entrait pas dans le sien—qui, au contraire, repoussait, s’opposait au vôtre comme une chose solide. Et, dans ces moments, elle était fièrement cambrée, la tête un peu en arrière, tout le corps en arrêt, si onduleux et si rigide à la fois, qu’on eût dit d’une vipère à cornes dressée sur sa queue, fascinante et prête à bondir.
—Je ne peux pas vous expliquer, Jacques, comme cette femme m’a fait peur, avait dit à Renaud Livette. J’en ai encore le sang gelé!... Elle m’a menacée! Et quand cette couronne d’épines est tombée devant moi, j’ai cru que j’allais—Bonne Mère!—m’évanouir!
—Celle-là aussi, avait répondu Renaud, si je la rencontre, elle aura à qui parler!
—Laissez, Jacques, les païens tranquilles! Ce n’est pas bon d’avoir affaire au diable.
Mais le gardian aimait la bataille, et il ne désirait rien tant que rencontrer Rampal et Zinzara, le joueur et la reine des tarots,—«deux bohémiens, deux voleurs ensemble,» pensait Renaud.
VII
Ce fut la bohémienne qu’il rencontra d’abord.
Renaud, à cheval sur Blanchet, allait le long de la plage, vers les Saintes.
Il avait la mer à sa droite; à sa gauche, le désert. Il marchait dans le sable; et la lame, de moment en moment, venait s’étaler sous les jambes de son cheval, entourant d’écume gaie les sabots roses vite relevés.
Renaud pensait à Livette.
Il regardait devant lui, et voyait l’église des Saintes, ses hauts murs droits, crénelés, et il se demandait si ce serait là ou à Saint-Trophime en Arles qu’il conduirait, vêtue de blanc, couronne en tête, sa petite reine.
Il regardait la mer et se demandait si rien ne lui viendrait par là; si son oncle, le capitaine au long cours, parti depuis tant d’années, ne débarquerait pas quelque jour avec une cargaison de choses vagues et merveilleuses, un million fait d’objets précieux, d’étoffes et de pierreries? Dans son imagination de pauvre et d’ignorant, l’idée de la fortune était une vision de trésors légendaires, comme ceux qui sont dans les cavernes des contes arabes.
Un instant, il voyait cela, de ses yeux, le voyait en réalisation dans l’éclat papillottant de la vaste mer qui étincelait à l’infini, par scintillements vifs et brusques, comme un miroir cassé en étroits morceaux irréguliers et mobiles. C’était une nappe ondulante de diamants et de saphirs. Le soleil, à mesure qu’il baissait sur l’horizon, jetait des feux de plus en plus roux sur les miroitements moins rapides, et toute l’eau fut bientôt semblable à du vieil or bruni, qui se mouvait avec lenteur; on eût dit, sous des luisants polis de vitrine, un immense trésor fondu! De très loin en très loin une vague haute se gonflait, ronde, pesante, un nuage passait; et dans l’épaisseur de la vague chaperonnée d’or, dans l’ombre lente du nuage s’approfondissait un bleu noir, puissant. Le soleil s’abaissait toujours et de grandes bandes d’un rouge vif se mettaient à dominer les bandes d’ocre, d’améthyste, de vert citronné, d’azur pâle, qui s’étageaient sur la ligne d’horizon.... La mer changeante était maintenant semblable à un manteau de pourpre royale à franges d’azur, d’argent et d’or.
Sur le désert, les marais aussi se transformaient en draperies éclatantes, en broderies étalées. Tout n’était qu’étincellement, les sables, les eaux, le sel.... Par moments, un flamant rose se soulevait du milieu des enganes, volait, lourd, semblait emporter à son flanc un peu du rouge de l’eau et du ciel,—puis se reposait au bord des eaux luisantes.
Les goélands étaient comme les blancs oiseaux de rêve de ce pays d’enchantement. Ils s’asseyaient par bandes, pareils à des colombes couveuses, sur les vagues de la mer au large, ou sur les sables chauds, ou sur les étangs.
Et là-bas, dans le nord-ouest, Renaud cherchait de l’œil la haute terrasse carrée du Château d’Avignon, où montait quelquefois Livette pour voir si, dans la plaine, elle n’apercevait pas Blanchet et la lance droite de son bon ami Renaud.
Renaud, tout à coup, arrêta son cheval et regarda fixement un point noir qui se mouvait sur la mer, s’abaissant, s’élevant avec les courbes des vagues, à deux cents pas du rivage.
Il crut reconnaître une tête de femme; une tête aux cheveux noirs ruisselants d’eau, couronnés d’un cercle de cuivre, où luisaient, en pendeloques, des médailles d’Orient....
La gitane nageait, s’ébattait dans les vagues, qui, venues du fond de la mer, se soulevaient, rares, lentes. Elle y glissait comme un congre, heureuse de sentir sa peau caressée par les souplesses de l’eau salée. Elle avait des ondulements pareils à ceux de la mer elle-même; elle serpentait comme ces algues que fait ondoyer la force des houles. De loin en loin, la vague plus lourde et plus haute arrivait contre elle. Elle lui faisait face, étendait, à la manière des plongeurs, au-dessus de sa tête baissée, ses mains rapprochées en pointe, et entrait horizontalement sous la lame large qu’elle traversait de part en part.
Du haut de son cheval, Renaud voyait la tête brune émerger de l’autre côté de la lame bombée qui, en arrivant le long du rivage, se contournait en volute blanchissante, s’écroulait aussitôt en neige d’écume, s’étalait enfin sous lui, sur le sable, en minces nappes transparentes qui se surmontaient l’une l’autre, toutes pailletées d’étincelles. Il ne voyait pas distinctement le corps de la nageuse. A peine, sous les transparences de l’eau limpide, en apercevait-on les contours fuyants, qu’ils se voilaient aussitôt d’ondoiements et de reflets.
Tout à coup, la nageuse se dirigea vers la terre, parut prendre pied, et, élevant un bras hors de l’eau, fit à Renaud signe de s’en aller, avec des cris:
—Passe ton chemin!
Mais lui qui, jusque-là, regardait avec curiosité, sans colère aucune, fut, à ce mot, pris d’irritation. Il n’avait rien oublié, certes, des plaintes de Livette contre la bohémienne. Il n’y avait pas huit jours que la tzigane avait rendu au Château d’Avignon sa visite menaçante. Seulement, dans cette lumière, dans cette beauté du soir, Renaud s’était senti le cœur paisible, et il avait reconnu la reine bohême sans émotion. Peut-être une curiosité dominait-elle en lui, qui le poussait vers cet être étranger, mystérieux, surpris au bain, dans la grande solitude du désert et du soir; une curiosité de voyageur pour un animal inattendu et de chrétien pour une femme païenne. «Passe ton chemin!» Cette injonction qu’une voix de femme lui lançait de loin, le blessa tout à coup, à l’endroit de son cœur où était le souvenir de Livette menacée par la tzigane.
—Ah! c’est toi, cria-t-il, c’est toi qui vas au seuil des portes faire peur aux filles qui restent seules! qui fais des menteries et des singeries pour les forcer à te donner ce qu’elles te refusent! Que cela ne t’arrive plus, voleuse! ou tu sentiras le bois des fourches à foin et celui des tridents à vaches!
La reine, insultée, eut dans tout son être un sursaut de rage folle.... Si elle eût été près du gardian, elle eût sauté à sa gorge tout droit, comme un serpent qui se détend en flèche et se fixe à sa proie. Elle se sentit pâlir, eut un redressement de tout son corps, et, cambrée, comme la couleuvre qui menace, la tête un peu en arrière, elle avança vers le cavalier... mais qu’elle en était loin!
—Ah! ah! lui cria-t-il, tu t’approches pour mieux entendre! Viens donc, païenne, viens! on s’expliquera! Au souvenir de Livette menacée par cette femme, la colère le prenait.... Ce n’étaient pas des chrétiens, ces gens de Bohême, mais tous des voleurs, des bandits.... On raconte qu’aussi bien ils mangent de la chair humaine, de la chair d’enfant, lorsqu’ils n’en trouvent point d’autre. Comment auraient-ils, si souvent, sans cela, des quartiers de chair saignante dans la marmite?... Ah! race de loups! race de renards maudits!
—Avance! cria-t-il encore.
Elle avançait en effet, mais péniblement, ayant à repousser l’eau pesante devant elle, à chaque pas. Elle n’avait pas encore les épaules hors de l’eau; et—sous l’eau—elle aidait sa marche en ramant des deux bras. Si elle se fût mise à la nage, elle eût fait plus vite le même chemin, mais elle n’y pensait même pas. Elle songeait à bien autre chose!
Renaud, machinalement, jeta un coup d’œil sur le rivage, derrière lui, et aperçut à quelques pas, hors des atteintes de la vague, en tas,—et son tambour de basque jeté dessus,—les hardes de la bohémienne; puis il reporta ses regards vers la femme qui s’avançait contre lui. Elle avait maintenant de l’eau jusqu’aux aisselles, et il vit, alors seulement, qu’elle se baignait toute nue.
Son buste, lentement, émergeait. A cent pas du rivage, elle n’eut plus de l’eau que jusqu’aux genoux. Elle était belle. Son corps, ferme et svelte, était bien jeune. Très cambrée, elle semblait marcher au combat sans aucune idée de pudeur. On l’attaquait: elle courait à l’agresseur, voilà tout. Ses poings étaient fermés, ses bras légèrement repliés, sa tête toujours un peu en arrière. Toute sa démarche était menaçante. L’eau roulait en perles brillantes de sa nuque à ses pieds, sur tout son corps bronzé, d’un fauve sombre. Sa poitrine, bombée, tendue en avant et comme offerte, semblait prête à recevoir, telle qu’un bouclier magique, des coups qui resteraient impuissants.
Le gardian demeurait immobile d’étonnement. Il regardait venir à lui cette femme qui, ainsi vue, jaillissant hors de l’eau, entourée de blancheurs d’écume, avec sa couleur étrange, lui paraissait un être surnaturel.
Que venait-elle faire? Elle avançait, hardiment agressive, et, dans son esprit de sorcière, il y avait sans doute bien des ruses méchantes.
Ne s’était-elle pas courbée un instant, comme pour ramasser, au fond de l’eau, des cailloux à lapider son ennemi? En avait-elle dans ses deux poings qu’elle tenait crispés? Non, les sables de la Camargue vont très loin sous l’eau, s’abaissant en pentes très douces, sans que le pied nu du nageur y puisse rencontrer le moindre galet.
Que venait-elle faire alors?
Et voici qu’elle était tout près du cavalier, toujours plus curieux. Cependant le gardian ne s’interrogeait plus. Il la regardait, stupide et ravi.
Fasciné, il la suivait du regard, oubliant sa pique posée sur l’étrier, oubliant son cheval, oubliant tout....
Et bien droite maintenant, à trois pas devant lui, insolente dans toute son attitude, dans tous les contours de son corps, elle le regardait en face, avec cet œil d’où sortait une flamme acérée et dans lequel ne pouvait pénétrer aucun regard. Et comme elle lui présenta, une seconde, son visage de profil, il eut le sentiment rapide, à peine conscient, d’une ressemblance du bas de ce visage (du dessous des narines au-dessous du menton),—avec la tête du lézard des sables et celle des tortues et des couleuvres du marais. C’était la même coupe verticale, fendue d’une bouche mince, un peu retombante, d’où il s’attendit, comme en un rêve du diable, à voir sortir une langue fourchue, vibrante.
Puis, cette impression vite effacée, il ne vit plus que la femme, jeune, belle, nue, comme offerte d’elle-même à son désir de sauvage, dans la liberté de ce rivage désert, au bruit des vagues, dans l’air qui venait du grand large, au soleil du soir, qui ruisselait sur tout ce beau corps avec l’eau marine.
Et il allait, ébloui, ivre, aveuglé par le flot de son sang qui,—du cœur où il avait couru d’abord, l’oppressant, le faisant chanceler sur sa selle,—maintenant lui bondissait au cerveau, rougissant sa face et son cou de taureau, il allait sauter à bas de sa bête, ou peut-être se baisser seulement, enlever de terre, à la force du poignet, la créature légère pour lui, l’emporter sur sa croupe de centaure,—quand, plus prompte, elle s’élança, les deux bras en avant, et de sa main gauche, prit et serra de tout son poids la double bride du cheval qui, à demi cabré, recula. Et de sa main droite, elle souffletait la figure de la bête!
—Va dire, chien! va dire à tes pareils qu’une femme s’est vengée de toi, et que, sur la figure du cheval, elle a souffleté le cavalier! Tiens, lâche! Tiens, bouvier de malheur! Va conter cela à ta fiancée! Va lui dire que, battu par moi, tu n’as su que dire ni que faire!
Il n’y avait plus beaucoup de colère dans Renaud; il n’y avait plus que de la peur, mêlée à l’étonnement. L’action de cette femme lui paraissait vraiment surprenante, diabolique. De couleur, d’attitude, de regard, d’audace, elle était bien sorcière. Une terreur étrange était en lui. Peut-être eût-il gaiement, sans remords, commis le péché avec toute autre que cette gitane de malheur, qui le terrifia. Il craignit surtout pour Livette. Il la sentit, et lui avec elle, sous la menace d’un malheur compliqué, obscur; et l’idée de lui être infidèle l’épouvanta comme le commencement de la catastrophe. Il avait peur pour lui-même, peur pour Livette, de l’être inattendu, inexplicable, qui surgissait devant lui, le provoquant à quelles luttes?... Ainsi, la méchanceté et la haine lui apportaient cette femme comme n’eût pas fait l’amour! Il était éperdu. Il n’attendait, prêt à enlever sa bête au galop, que d’être lâché, n’ayant pas la colère qu’il aurait fallu pour renverser, pour fouler aux pieds de son cheval une femme, fût-elle sorcière, au risque de la tuer.
Mais pourquoi n’avait-il plus assez de colère? C’est que ses yeux, malgré lui, s’attachaient à tous les mouvements de ce corps, étrangement beau, qui était celui d’une ennemie.
—Tu voudrais fuir comme un lâche, lui criait-elle à présent. Tu ne partiras que quand je voudrai!
Profitant de la stupeur curieuse du cavalier, elle avait saisi avec les dents un long bout du séden qui pendait déroulé au cou du cheval, et, à l’aide d’une seule main (l’autre serrant toujours la bride), elle avait prestement, dans un nœud barbare, pris, serré les naseaux.... D’une pesée féroce sur ce nœud de torture, elle maintenait la bête, là, à l’endroit où elle voulait.
—Il faudrait, dit-elle encore, que tes camarades vinssent à passer! Il faudrait qu’on vît un dompteur de bœufs, pris par une femme!
«En effet, songea Renaud, ce serait là une chose, comme elle le dit, bien risible!» Et il fit reculer un peu son cheval, croyant le dégager, mais, comme s’il eût été amarré à un mur, le cheval, la tête et le cou tendus, tirant au renard, infléchit les quatre jambes, portant sa croupe, abaissée, en arrière. La bohémienne ne lâchait pas pied. Elle riait, montrant des dents blanches, fines, jolies, nombreuses, terribles.
—Prends garde! dit enfin Renaud, je vais me pousser contre toi, du poitrail de ma bête!
—Je t’en défie, répondit-elle avec tranquillité.
Elle voyait de son œil sûr, dans les yeux du gardian, un trouble: le charme opérait! C’était maintenant à travers un brouillard qu’il regardait cette femme dont il était, par curiosité ardente, déjà voisine d’amour, l’étrange captif. Elle souriait.
Cela dura quelque temps.... Renaud, à la fin, se sentait stupide. Pour demeurer fidèle à Livette, qu’il ne pouvait trahir cependant avec celle-là même dont il s’était promis de la venger, il devait ne pas descendre de cheval, car, en mettant pied à terre, il fût devenu le plus fort! Pour rester fidèle, il devait courageusement rester le vaincu, dans cette lutte de la beauté contre la force. Et il attendait.
Elle surprit le regard du gardian, un instant détourné vers la plaine.
—Ah! ah! tu as peur qu’on te voie, lâche!... mais sois tranquille! On saura toujours ce qui t’arrive.... J’y prendrai peine! Tu viendras me conter quelque jour ce que t’en aura dit ta blonde pâle, à sang de neige!
Humilié d’être ainsi forcé d’obéir à une femme, mais rendu indécis et faible par la joie physique qu’elle lui donnait, il restait donc là! Sa bête, qu’il excitait sans la violenter, plusieurs fois chercha à se faire libre, sans y parvenir. Renaud regardait.... Légère, souple comme un petit chat-tigre, agile et forte,—habile à lutter avec un cheval,—la bohémienne, dont la main gauche ne lâchait pas la corde cruelle, avait entortillé la longue crinière, saisie d’abord à pleine poignée, autour de l’autre main, et quand le cheval se dressait,—ainsi agrippée à lui, elle se laissait soulever de terre, toute droite, la pointe des orteils tendue et crispée, ou bien, obliquement, elle accrochait ses pieds à la jambe du cavalier, s’attachant à lui comme un poulpe, avec ses lanières, se colle au rocher, et riant toujours, d’un air obstiné, méchant et triomphateur.
—Tu ne te délivreras plus de moi!
A la longue, de plus en plus inquiet, il eut horreur d’elle comme d’un insecte malfaisant, vu en rêve, araignée ou mouche à poison, qui se mettrait à vous suivre opiniâtrément, ou comme d’une couleuvre qui, prise de haine intelligente, étrange, s’obstinerait sur vos traces, implacablement patiente, et deviendrait épouvantable, malgré la petitesse inoffensive, par le surnaturel acharnement.
Et en vérité, la fermeté rageuse, la persévérance maligne, l’entêtement démoniaque de cette femme, protégée par sa beauté et par sa faiblesse, étaient effrayants.
Mais le jeu des muscles, qui faisait ondoyer cette peau féminine, luisante, humide maintenant de sueur, intéressait l’homme, malgré tout, lui plaisait toujours davantage. Le désir, en lui, se réveilla. Et, tout aussitôt, il n’accepta plus sa défaite, eut une révolte.
—Prends garde!... cria-t-il alors, et il poussa son cheval, l’éperonnant; mais, pincée aux naseaux, la bête ne fit que trois bonds et demeura immobile, soufflant du feu.... Pauvre Blanchet, qui avait connu les caresses et les gâteries de la jeune fille! il apprenait maintenant à connaître la femme.
Enfin, la bohémienne lâcha sa double proie.
—Pars! tu m’as assez vue! dit-elle tout à coup.
Renaud la regarda encore un instant sans rien dire et sans bouger. La force et le chaos de ses tentations l’arrêtaient une seconde encore, le fixaient là.... Cette chose extraordinaire (qu’il ne retrouverait pas) était donc finie!...—Des idées violentes, nette chacune, confuses par le nombre, se heurtaient dans sa tête. Comment n’avait-il pas mis fin plus tôt à ce combat? Que dirait-on de lui quand on le saurait? Comment avait-il pu, lui qui était le roi de la lande, ne pas se baisser pour ramasser cette joie? Mais Livette!... Ah oui! Livette!
Il enfonça brusquement ses deux éperons dans le ventre de Blanchet qui vola vers les Saintes.
La bohémienne, debout sur le rivage, regarda son fuyard longtemps. Elle souriait. Elle repassait en elle-même les péripéties de la lutte, et mesurait sa victoire. Elle rappelait une à une, pour en bien jouir, les idées qui avaient passé par son esprit lorsqu’elle avait marché vers le rivage.
Elle n’avait pas prémédité son agression, et sa première pensée avait bien été de ramasser quelques pierres pour les lancer, y étant adroite, à la tête de Renaud.... Mais elle n’en avait pas trouvé. Alors elle avait continué sa marche en avant, sans savoir ce qu’elle allait faire, mais certaine d’avoir à faire quelque chose contre ce chrétien insolent.
Puis, dès qu’elle avait senti fraîchir hors de l’eau sa belle poitrine nue, elle s’était dit à elle-même, en sa langue mystérieuse, pleine d’images et de mots cabalistiques, que si une sainte avait pu payer, rien qu’en lui montrant sa beauté toute nue, un batelier son ami,—une païenne pouvait bien, par un moyen pareil, châtier un bouvier brutal, car l’amour, c’est l’herbe à sorcier, c’est la douce-amère, la plante aux deux saveurs, baume et poison à la fois; et la femme est amère comme l’eau salée de la mer, effroyable comme la mort, et ses mains sont des chaînes plus fortes que le fer, et tout son être est redoutable comme une armée!
Elle qui était brune, presque noire de peau à côté de la blancheur des blondes, ne pourrait-elle pas commander, si elle le voulait bien, à cet amoureux de la pâle Livette? En vérité, pour qu’il fût infidèle à sa blonde fiancée, que fallait-il autre chose que se montrer à lui, et ne pouvait-elle pas le faire sans avoir l’air d’y songer? Assurément, insultée par ce chrétien, elle pouvait feindre d’en oublier, de colère, sa nudité, et l’attaquer avec cette nudité même!... Non, non, il n’était pas besoin de philtres, de paroles magiques, de flammes allumées la nuit, à la lune nouvelle, sous les trépieds où bouillonne l’eau du marécage, pleine de couleuvres, pour ensorceler celui-ci!... Elle sortirait de l’eau, nue et belle comme elle était, et le démon, à son ordre, ferait le reste!... Qu’était-ce que des cailloux lancés contre un homme jeune, à côté de la puissance qui s’échappait d’elle-même?... Oui, c’était là le charme des charmes. Elle le savait,—étant sorcière tout comme une autre, la femme! C’est le désir de son corps qu’elle allait jeter en lui comme un mauvais sort; dont elle allait l’empoisonner... et ensuite, tranquille, elle regarderait les ravages du poison.
Elle s’était donc avancée, petite et formidable, la reine! Elle savait aussi qu’autrefois, au temps des païens d’Europe, une déesse, une immortelle, était sortie de la mer, en avait jailli, blonde et nue, comme une fleur merveilleuse, et que, debout sur les eaux bleues, ses pieds dans une coquille de nacre, elle avait longtemps commandé aux hommes,—avant le règne du Christ Jésus.
Renaud, se retournant sur sa selle, vit la bohémienne, toujours toute nue et debout, qui étirait ses bras au soleil, comme si elle eût voulu, de loin encore, étonner et fasciner de sa beauté, le fiancé de Livette.
Le soleil avait disparu derrière la ligne d’horizon, et c’est sur un ciel de cuivre rouge que se profilait en noir la silhouette de la femme nue, plus mystérieuse dans le crépuscule.
VIII
Des Saintes, où il allait demander combien il devrait amener de taureaux pour sa part, le jour de la fête, Renaud regagna tout de suite le Château d’Avignon.
Il avait hâte de revoir Livette, d’oublier près d’elle la scène de la journée, à laquelle, malgré lui, son esprit revenait toujours.
Quatre ou cinq lieues, et il fut rendu.
Livette et ses parents étaient tous trois, près de leur ferme, à prendre le frais sur le banc de pierre qui est là contre la façade du château, à côté des vieux rosiers grimpants qui, au-dessus, encadrent les fenêtres de leurs touffes vertes piquées de fleurs.
C’était aussi une des places favorites de nos amoureux, tout contents d’avoir sur leurs têtes ce feuillage parfumé, dans l’épaisseur duquel venait souvent chanter un des rossignols du parc.
—Eh! bonsoir, Jacques.
—Eh! bonsoir à tous!
—Qui t’amène si tard? as-tu dîné, au moins?
—J’ai mangé, aux Saintes, une anchoïade....
—Cela n’est que pour mettre en train l’appétit. Veux-tu autre chose? tu n’as qu’à parler.
—Merci, maître Audiffret.... Je vais soigner Blanchet à l’écurie, et je reviens. Je n’irai pas au «jass» ce soir. Je coucherai dans la fénière, près des bêtes.
Maître Audiffret, sa pipe entre les doigts, se leva et suivit Renaud jusqu’à la porte de l’écurie, d’où il le regarda bouchonner son cheval.
—Quand il vous plaira, maître Audiffret, reprendre Blanchet pour Livette.... Je ne lui trouve point de défauts; au contraire. C’est un bon cheval, et très doux.
—Il t’est soumis parce que tu le fatigues, toi, vois-tu, mais comme il ne lui fait pas service tous les jours, tant s’en faut,—j’ai toujours peur pour elle. S’il lui prend fantaisie de le monter parfois, tu le lui prêteras, et alors tu prendras, toi, le premier venu.... Puis, tu vas, j’espère, ravoir ton Cabri. On a vu Rampal, hier, en Crau. Il montait ta bête; il est donc sûr qu’il ne l’a pas vendue. Il va te la ramener, c’est à croire.
—Oh! mais, j’irai, dit Jacques, à sa rencontre, car de penser qu’il me la ramènera, non; ce serait fait déjà.... Pouvez-vous me dire, Audiffret, où on l’a vu aujourd’hui, ce Rampal?
—Entre le mas Tibert et le mas d’Icard, en Crau. Il y a par là, tu sais bien, en plein mitan d’un marais de bourbe, une cabane à laquelle on ne peut arriver que par un sentier caché sous l’eau, établi sur pilotis, et qu’on reconnaît,—avec l’habitude,—à quelques piquets plantés, de loin en loin, tout le long. J’ai idée qu’il s’y veut retirer, le gueux, à la manière de ce déserteur qui vint y passer son temps de service....
—Ah! ah! il s’est retiré à la Cabane du Conscrit? Eh bien, j’irai l’y voir, dit Renaud, soyez tranquille!
Blanchet, bien bouchonné, faisait creniller sous ses dents la bonne luzerne. Renaud sortit de l’étable, et, avec Audiffret, ils vinrent s’asseoir près de Livette et de la grand’mère.
Tous quatre gardèrent le silence un long moment. On n’entendait que le triste fracas continu que faisaient les grenouilles, et sous lequel il y avait, sans qu’on pût cependant les distinguer, les rumeurs sourdes des deux Rhônes et de la mer.
Le ciel était un fourmillement d’étoiles menues, innombrables, qui semblait répondre aux palpitations des bruits de la lande; et, comme le Rhône qui, après s’être élancé dans la mer toute bleue, y court longtemps sans s’y mêler, sans perdre sa couleur de terre,—le chemin de Saint-Jacques, fait d’une poussière d’astres, marchait, distinct, dans l’océan des étoiles.
Renaud se sentait gêné.
En retrouvant sa fiancée, il n’avait pas éprouvé tout ce qu’il sentait d’ordinaire, un mouvement joyeux vers elle, comme une pression au creux de l’estomac, un sursaut brusque et doux du sang dans le cœur qui chavire!—Et déjà Livette, de son côté, éprouvait au profond de son cœur un vague malaise, qu’elle ne s’expliquait pas. Quelque chose était entre eux.... Il avait, en effet, pour la première fois, quelque chose à lui cacher; et, pensant que cela pouvait, devait se sentir:
—Je ne suis pas bien ce soir, dit-il tout à coup.
—Prends garde aux fièvres!... fit Audiffret. Je sais bien qu’elles ne sont pas fréquentes comme autrefois, ni si dangereuses, mais enfin, il se faut méfier! Méfie-toi! et prends le remède. Tiens, il y a là-haut, dans la pharmacie du château, les registres de la première exploitation,—du temps où les gens du Château d’Avignon gagnaient tous les jours sur le marécage un peu de terrain maniable. Eh bien, c’est par quinze, par vingt chaque jour, que les hommes allaient à l’infirmerie. Et quelles doses de quinine, mes enfants!... Tout cela est écrit là-haut, dans le Livre de Raison. Autrefois, toutes les fermes d’ici avaient un livre pareil, appelé de même, comme les marins ont un livre de bord. C’était le temps de l’ordre et de la vaillantise. Les paysannes, en ce temps-là, n’est-ce pas, grand’mère? ne cherchaient pas à copier les bourgeoises de Paris en se mettant des robes qui leur vont mal, au lieu du costume des anciennes, qui les rend avenantes parce qu’il est bien à elles....
—Oui, soupira la mère-grand, nous sommes au siècle d’orgueil, et mon siècle à moi est fini.
C’est le mot familier de tous nos vieux paysans.
—On lisait moins de journaux, au temps passé, reprit Audiffret, on s’occupait moins des affaires du monde entier, et beaucoup plus chacun des siennes. Les choses n’allaient que mieux. Les propriétaires vivaient sur leurs terres, faisaient des familles, au lieu d’aller vivre à Paris et d’y périr, par orgueil, de dettes ou d’autre chose. Le Livre de Raison est là-haut, qui explique les batailles de nos pères contre le marais et la fièvre.... La pharmacie est encore en ordre, avec les balances et les pots dans les casiers, sous la poussière. Et le livre raconte tout, les maladies et les morts.... Aujourd’hui, de la fièvre, on ne meurt plus guère chez nous. Elle s’en va. Les digues, les roubines, tout fait un bon service, et cette Cochinchine de France, comme me dit ce matelot que j’avais mené voir les rizières de Giraud, la voilà tout à l’heure, notre Camargue, aussi saine que la Crau!—Cependant, je te dis, méfie-toi, et prends le remède! n’attends pas à demain; Livette te donnera ce qu’il faut. Or çà, je vais me coucher.... Restez encore un peu, les jeunes, si cela vous convient.... Venez-vous, grand’mère?
—Non, je demeure, moi, dit la vieille,—un petit moment encore, avec cette jeunesse.
Audiffret tapota, sur l’angle du banc, le bord de sa pipe renversée,—et l’ayant mise en poche, monta se coucher.
Et sur le banc, le silence se fit.
La grand’mère, lasse, somnolait, relevant de temps à autre sa tête molle, d’un mouvement de réveil brusque,—puis recommençait à baisser le cou lentement....
—Il tombe bien de l’humide, dit tout à coup Livette.
—Oui, demoiselle.
—Voyez! dit-elle ingénûment en tendant son bras pour qu’il touchât l’humidité sur sa manche de laine. Mais lui, ne tendit pas la main. Il n’était pas, ce soir-là, à Livette tout entier, comme à l’ordinaire. Chose bien drôle, elle ne l’intimidait pas, ce soir. Il n’était pas, comme d’habitude, tout saisi, devant elle. Elle ne le dominait plus. Et il s’en voulait. Il souffrait.
Il reconnaissait en lui-même que sa pensée était bien plus au souvenir de la journée, qu’avec sa fiancée qui était là, si près de lui.
—A quoi pensez-vous? fit Livette, qui, depuis un moment, quoiqu’on fût dans l’ombre, fixait son regard sur lui comme si elle eût pu voir distinctement son visage. Décidément, elle le sentait ailleurs. Rien de plus subtil que ces divinations d’amoureuse.
—Je pense, dit Renaud un bon moment après la question,—à mon cheval que je reprendrai demain à Rampal, s’il est en Camargue ou en Crau.
—Et puis?
—Et puis? dit-il... je pense à la Cabane du Conscrit où il est peut-être à cette heure,—caché.
—Et puis encore? insista Livette.
—Eh! que sais-je, moi! à la fièvre,—à tout ce que nous venons de dire....
—Hélas! fit la mignonnette, et à moi, Renaud, pas du tout? on n’y pense plus?
Elle avait la voix triste.
Il eut un tressaillement qui n’échappa point à la petite. Il avait cru revoir à ce reproche de Livette, la bohémienne telle qu’il l’avait vue dans la journée, debout devant lui, tout près, nue et si brune! brune comme si, ayant coutume de vivre nue au soleil, elle était, des pieds à la tête, noircie par les rayons. Et comme elle était souple, et nerveuse, cette sauvage! Une vraie bête, une petite cavale arabe, bien plus fine que les aigues de Camargue. Hélas! depuis trop longtemps, par fidélité à sa fiancée, il était sage comme une fille, le rude garçon, et maintenant cette sagesse se vengeait, prenait sa sourde revanche, l’agitait de folles envies amoureuses qui n’étaient pas pour Livette. Ainsi le respect même qu’il avait pour elle—pauvre mignonne!—c’est cela qui tournait contre elle!
—Jacques? fit Livette, de cette voix à peine expirée que donne aux amants l’émotion de l’amour, voix suave, voilée, qu’entend le cœur plus que l’oreille.
Renaud ne l’entendit pas. Il voyait.—Il voyait la bohémienne comme si elle eût été là, bien mieux même. Dans le noir de la nuit, son corps, pourtant brun, lui apparaissait en clair, comme une substance opaque qui laisserait s’exhaler par transparence une très pâle lumière. Cette forme nue, obscure à la fois et comme éclairante, était là immobile sous ses yeux... puis elle s’animait... et il croyait voir la bohémienne se baigner dans une de ces mers phosphorescentes des mois d’été, où les nageurs agitent dans l’eau sombre une lumière liquide, froide, qui suit, dessine et montre leurs contours, d’où elle semble rayonner.... «Est-ce que j’ai la fièvre?» se disait-il.
Comme pour lui répondre, Livette lui prit la main. Elle tâtait la sécheresse de cette main, du poignet.
—Oui, dit-elle, prenez garde; mon père a raison, il y a un peu de fièvre.... Venez là-haut chercher le remède.
Heureux de cette diversion:
—Allons! dit-il.
—Venez donc, répéta-t-elle, et faites doucement: grand’mère dort!
La vieille Audiffrette dormait en effet. Adossée au mur, elle ne remuait plus du tout. Le mouchoir blanc, noué à l’arlésienne, au lieu de ne prendre que son chignon, lui enserrait presque toute la tête, laissant échapper, en brouillard, de chaque côté de son visage, deux touffes de cheveux rudes, blanchissants, et tout tortillés.
Elle dormait, la bouche un peu entr’ouverte, une étincelle sur ses dents qu’elle avait belles encore.
IX
Livette ouvrit la porte du Château, qui cria dans la résonance vide du spacieux escalier de pierre.
Elle alluma le «calen», qui était suspendu à un clou, et ils montèrent, elle préoccupée de lui, et lui d’elle, mais non plus dans ce trouble d’attirance où ils étaient d’ordinaire.
C’est lui qui tenait la lampe de fer, balancée au bout de sa tige à crochet; et, par acquit de conscience, pour faire son devoir de galant et peut-être donner ainsi le change sur ses préoccupations, peut-être pour tromper lui-même l’inquiétude amoureuse dont il était pris, pour se forcer à revenir tout entier à Livette, et qui sait?—si obscur est l’homme en ses fonds du diable!—peut-être pour contenter, avec celle-ci, à son insu, un peu du désir allumé par l’autre, pour toutes ces raisons ensemble, plus inextricablement mêlées que les ramilles du rosier grimpant, il se dit: «Je vais l’embrasser!» Cela, jamais il ne l’avait fait, du moins hors de la présence des vieux, mais le Renaud de ce soir-là n’était plus pour Livette, on vous dit, le Renaud de tous les jours. Les forts levains de sa nature de sauvage lui gonflaient les veines. Bien véritablement il avait la fièvre, au moins une sorte de fièvre. Tous ses nerfs étaient surexcités, tendus; ses yeux lui montraient même les objets les plus indifférents autrement qu’à l’ordinaire. Et, en Livette, il voyait, malgré lui, tout en se le reprochant, des choses qu’à l’ordinaire il se refusait à voir. Et comme elle avait, étant toujours vêtue à l’arlésienne, ce fichu de mousseline blanche croisé bas, et qui laisse voir, sous la chaîne et la croix d’or, la naissance de la gorge au-dessus de l’entre-croisement des plis roides, accumulés, réguliers, c’est là qu’allait son regard allumé, au milieu de ce délicat arrangement de mousseline, si gentiment appelé la «chapelle».
Il tenait, dans sa main gauche, le calen, qu’il élevait à hauteur de son épaule, en l’éloignant de lui le plus possible à cause des gouttes d’huile,—et, de son bras droit, il enlaçait la taille de Livette, qui, elle, avait posé la main sur la rampe de fer.
Il sentait, à chaque marche gravie, le jeu des muscles du corps jeune de sa fiancée communiquer au bras dont il l’entourait une langueur d’aise qui courait dans tout son être,—et pourtant son cœur ne s’en réjouissait pas; et il trouvait qu’à l’ordinaire un seul bout du velours de la coiffure de Livette, s’il venait à en être touché au visage, lui mettait dans les sangs un plaisir plus doux, dont surtout il était plus sûr. De cela, il se dépitait en lui-même comme d’une déchéance, il souffrait comme d’un pressentiment, comme d’un malheur vaguement assuré. Et elle, elle subissait toujours davantage le contre-coup de ce qu’il éprouvait. Elle se sentait menacée. Quelque chose décidément était contre elle. Ce bras qui l’enlaçait ainsi quelquefois, ne lui semblait plus le bras de son ami, mais celui d’un homme. Elle en souffrait, et ne comprenait pas. Le regard qu’elle voyait était sur elle comme un regard nouveau de lui, sans amitié, sans pitié même. Elle le connaissait pourtant bien, ce brave Renaud, son promis, et voici qu’elle en avait peur comme d’un étranger!
Tout cela, en eux, se passait très vite, en émotions d’autant plus rapides qu’ils ne savaient que les éprouver, ne s’attardaient pas à essayer de les connaître en eux. La toute-puissante électricité humaine, plus inconnue que l’autre, jouait, en eux, par les millions de réseaux de ses courants, de ses correspondances, son jeu impossible à suivre. Dans ces deux êtres d’instinct, le prodige, sans fin renouvelé, de l’amour, des affinités,—des sympathies et des répulsions,—se renouvelait, aussi inconnu, aussi merveilleux, aussi profond que jamais. Pour la nature, il n’y a que deux êtres: un homme et une femme; il n’y a pas de catégories. A la base de l’humanité, la vie est une, la passion est une. Le savant des races supérieures perfectionne sans cesse sa réflexion et l’expression de lui-même; mais, dans le cœur de son frère ignorant, il y a plus de vie abondante et inextricable que dans la tête de ces philosophes qui, à force de s’analyser, ne savent souvent plus sentir. Ceux qui se croient les plus habiles à découvrir en eux l’homme vrai ne s’aperçoivent pas qu’ils dénaturent les mouvements secrets de leur âme à force de les surveiller. La clarté de leur lampe de mineur change les conditions psychologiques, comme une constante lumière modifierait l’état physiologique des êtres et des plantes. L’amour et la mort, pendant ce temps, répètent, dans l’éternelle obscurité des cœurs simples, leurs miracles sans témoins.
Ils étaient arrivés sur le palier, grand comme une chambre,—au premier étage. Devant la dernière marche, Renaud, soulevant presque Livette pour l’y faire arriver, voulut l’attirer à lui, mais elle eut, elle, un désir de résistance, et lui un subit désir de se résister à lui-même qui, isolés, n’eussent rien empêché, et qui, combinés, créèrent la force suffisante pour mettre entre eux un obstacle consenti. Et cette force, c’était le sortilège qui opérait.
Et comme ils n’échangèrent pas une parole, leur embarras s’accrut.
Vivement, pour échapper à la gêne qu’ils éprouvaient l’un par l’autre, elle courut à la porte de droite et entra. Et lui, content aussi de pouvoir mettre en eux quelque chose qui les rapprochât, au moins une parole, dit:
—Attendez la lumière, Livette! j’arrive.
Mais Livette venait, tout à coup, de songer à la menace de la bohémienne.... «C’est le sort, se dit-elle, je le reconnais!» Et elle se sentit pâlir.
Alors elle eut une inspiration:
—Suivez-moi, Renaud.
Ils traversèrent des chambres où dormaient, pendantes du plafond, à grands plis rigides et comme desséchés, les hautes tentures; où sommeillaient, sous les housses, les meubles du temps de l’empire; tout cela, rarement visité par les maîtres, mais soigné par la grand’mère et par Livette.
Et tous deux, Livette et Renaud, arrivèrent dans une salle aux murs nus, blanchis à la chaux, et qui servait autrefois de chapelle.
Un autel de bois, dévêtu de toute draperie, de tout ornement, se dressait au fond. Devant la porte du tabernacle blanc et doré, la pierre sacrée manquait, laissant un trou carré dans la menuiserie de l’autel.
Mais Livette ouvrit, au ras du mur, une large porte. C’était celle d’une armoire enfoncée dans l’épaisseur de la muraille. La porte ouverte à deux battants, ils purent voir, au-dessous d’une étagère à hauteur de leur tête, suspendues très roides et très droites, des chasubles, des étoles,—avec de grandes croix d’or en broderie épaisse;—des soleils d’où sortait la colombe; des triangles mystiques, des Agnus Dei. Au milieu de tous les autres, étaient les ornements des cérémonies de deuil,—noirs, dont les broderies lourdes figuraient des ossements blancs, des échelles de bourreaux, des marteaux, des clous;—et,—ce qui frappa Livette,—il y avait, au centre d’une étole, en moire obscure comme la nuit, une couronne d’épines, en argent, qui, à la flamme du calen, lança des éclairs.
Sur l’étagère, au-dessus de tous ces vêtements de prêtre,—vus de dos,—suspendus de telle sorte qu’on croyait voir des prêtres à l’autel,—flamboyait, entre le calice et le saint-ciboire, un saint-sacrement, soleil radiant, monté sur un pied comme un candélabre; et, au centre des rayons, luisait un rond de vitre, vide, mais qui reflétait, lui aussi, étrangement, la flamme mobile de la lampe.
—A genoux, Renaud! fit Livette. Pour ce qui nous arrive, la prière est le remède. Prions un peu!
Le gardian obéit. Il avait compris que Livette voulait conjurer le sort.
Elle priait en silence, avec ferveur. Lui, étonné, inhabitué aux attitudes de la prière, et cherchant une contenance, regardait de temps à autre le calen qu’il avait à la main, l’élevait pour mieux voir l’étalage de ce trésor ecclésiastique, et, distrait un moment, par tout son manège, de ses troubles de cœur, il ne fut que plus malheureux quand, tout à coup, de nouveau, sa pensée revint à Livette.
Il se dit alors que vraiment elle venait de deviner; qu’un sortilège était en effet sur lui! Et dans son cœur, il supplia le bon Dieu de la croix, le triangle mystique, l’oiseau et l’agneau symboliques, de lui venir en aide.
—Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés! dit tout à coup Livette à haute voix, songeant à la bohémienne.—Mon Dieu, ajouta-t-elle, nous vous promettons de faire porter, le jour de la fête des saintes Maries,—que voici proche,—chacun trois cierges dans leur église, et d’attendre que, l’un après l’autre, ils se soient consumés pour elles jusqu’à brûler les ongles de nos doigts!
Puis elle se releva,—mais, avant de partir, ils renfermèrent, dans l’ombre de l’abandon, derrière la double porte de ce placard banal, ces objets d’un culte mort, le calice sans vin, le saint-ciboire sans pain,—et ce saint-sacrement, dont le rayonnement de métal encadrait un foyer vide!
X
... Il savait bien, lui aussi, qu’il n’avait pas besoin du remède qu’on donne aux fiévreux, et que la fièvre qu’il avait ne lui venait pas du marécage.
Elle ne parla plus de la drogue, mais comme, sur le palier, il s’apprêtait à descendre:
—... Si nous allions, dit-elle, sur la terrasse?
Livette voulait prolonger le tête-à-tête, voir si elle retrouverait, après la prière, son Renaud.
Il déposa sa lampe en haut de l’escalier; et, poussant la porte qui s’ouvrait au-dessus de la dernière marche, tous deux se trouvèrent sur la terrasse qui domine tout le Château.
Terrasse carrée, au milieu de laquelle dormait, gisante à terre, renversée sur le flanc avec sa cage de fer, la grosse cloche, de trois pieds de diamètre, qui, autrefois, commandait le travail aussi bien que la prière, et qui, sonnant l’angélus, faisait s’agenouiller, au bord des marais pleins de miasmes, les fiévreux travailleurs du domaine.
Du bout de leur pied, machinalement, tous deux, tour à tour, frappèrent la grosse cloche couchée sur le flanc. Elle rendit une plainte courte, vite étouffée par le contact avec les dalles. Ce fut comme le soupir d’un cœur mystérieux.
Le cœur plaintif comme cette cloche, ils s’accoudèrent aux parapets de pierre, devant la nuit.
Livette et Renaud s’aimaient, mais, à lui, la tendresse ne suffisait plus. La sève du printemps, qui bouillait en désirs dans ses veines, fleurissait, au cœur de Livette, en douces fleurs de songerie.
Au-dessus de leur tête, le fourmillement des étoiles était magique. Il y en avait comme il y a des mouïssales et des grenouilles dans le désert, comme il y a des vagues dans la mer. Elles semblaient s’ouvrir et se fermer à demi, comme les fleurs d’un pré qu’agite un petit souffle rapide; comme des paupières qui font un signe.
Elles semblaient avoir quelque chose à dire.... Elles remuaient comme des lèvres qui parlent une langue vive, qui disent une chose très pressée, qu’il faut qu’on sache, mais nul bruit venant d’elles ne frappe les oreilles des hommes, car l’ouïe des hommes n’est pas assez fine. Et, de même, leur regard n’est pas assez subtil pour voir que les poussières (pâles comme des pollens) du chemin de Saint-Jacques,—sont aussi des étoiles. Ils l’ont vu avec un autre regard que s’est fait leur esprit, mais ce regard-là est encore impuissant à pénétrer plus loin, plus profond,—à tout connaître.
Et puis,—et Renaud lui-même avait entendu dire ces choses par des gardeurs de moutons, de ceux qui passent l’hiver en Camargue et en Crau, et qui, l’été, sur les sommets des Alpes, passent leurs nuits à compter les étoiles,—il y a, dans le ciel,—par delà les ciels visibles,—des feux allumés si loin de nous, si loin, que leur lumière, en train de venir vers notre terre, n’y parviendra que dans des siècles. Les hommes sortis de nous, après des siècles, verront scintiller des étoiles qui, de notre temps, allumées déjà, faisaient des signes perdus pour nous. Et, en ce temps-là, des idées, qui sont déjà allumées dans des âmes d’hommes, et qui aujourd’hui sont vues uniquement de ceux-là même en qui elles brillent,—brilleront pour tous, et l’une d’elles sera, dans chacun, l’amour et la pitié du monde.
Et ni Livette, non certes, ni Renaud, ne pouvaient approfondir ces infinis, mais, de l’immensité de ce ciel, fourmillant de fines lumières, il leur venait au cœur une émotion innomée, faite de toutes les espérances à naître.
Des mondes futurs, plus beaux, rêvaient en eux, avec eux.
En eux aussi, parce qu’ils étaient jeunes et créatures humaines, il y avait une part d’avenir. En eux aussi était le dépôt des vies futures. En eux aussi s’agitait sourdement l’inconnu des générations à naître, auxquelles un couple suffirait, sur les ruines du monde aboli, pour qu’elles eussent le désir de vivre et qu’elles en eussent le pouvoir.
Une étincelle, c’est tout le feu. Un couple, c’est tout l’amour. Le nombre infini n’est pas plus grand que le nombre deux. Et c’est pourquoi les grands savants qui calculent comme Barrême, n’en savent pas plus long sur la vie et sur le cœur, que Livette et Renaud,—qui ne savent rien.
Ils savaient seulement qu’ils vivaient, qu’ils voulaient aimer, qu’ils se cherchaient et se fuyaient en même temps,—mais ils ne se demandaient pas pourquoi. Ils ne se disaient rien. Ils éprouvaient. Ils ne pouvaient pas se dire que les rivalités et les jalousies, c’est-à-dire la douleur, servent le dessein de la nature qui veut sans doute, en les provoquant, exaspérer le désir, afin que la création soit assurée par les paroxysmes, et l’avenir universel par l’impérieux besoin de la joie.
Qu’importe à la loi, le faible, le vaincu? c’est le fort, dit-on, qu’elle veut reproduire, seul.
La pitié et la justice sont l’invention de l’homme et n’auront de triomphe que quand elles auront été lentement mêlées par l’esprit humain à la matière dont il est fait.
Ils souffraient, ils aspiraient à jouir,—sous l’inconnu d’un ciel de printemps. Ils attendaient leur joie, ils appelaient toute l’espérance, et ils regardaient l’horizon obscur, le désert où miroitaient les sables parmi les enganes sombres, et (entre les lignes noires des tamaris) les étangs scintillants de sel. Ils regardaient cette immensité où ils semblaient perdus, et où pourtant ils sentaient bien qu’à eux seuls ils étaient tout; et ils écoutaient, sans l’entendre, le bruissement éternel de l’île, murmures d’eaux, froissements de roseaux, de feuilles remuées, rumeurs de bêtes errantes, grondements éloignés de deux fleuves en route, de mer tressautante;—et cette voix de toute l’île accompagnait avec justesse, par l’étendue et le nombre des sonorités qui la composaient, ce pétillement muet des étoiles que personne n’entend.
Il y avait dans le parc, invisible pour eux à cette heure, un arbre étranger dont on voyait, dans le jour, les fleurs s’ouvrir avec un bruit doux. Ils s’amusaient quelquefois à regarder cet arbre, venu de Syrie, disait-on. Une détonation légère, comme étouffée, et voilà qu’un petit nuage très odorant sort de la cellule qui éclate. Cet arbre continuait, dans la nuit, à jeter sa poussière de désirs en quête, et vers les fiancés montait son odeur sauvage.
Rien qu’à se frôler, ils tremblaient de joie.... Ah! si elle avait pu lui donner, par ce beau soir de mai, tout ce qu’il appelait d’amour avec sa jeunesse! s’il avait pu sentir, sous ses lèvres chaudes, les lèvres de la jeune vierge se fondre amollies, là, sur cette haute terrasse qui dominait les cimes rondes des grands arbres du parc, sous ce ciel noir, magnifique d’étoiles, sans doute elle fût restée seule maîtresse de lui, la petite fiancée!...
Mais entre Livette et Renaud, il y avait trop d’obstacles; et comme il s’efforçait sagement de ne plus aller à elle, c’est vers l’autre qu’il allait en pensée.
Et Livette se sentait déjà la détresse des abandonnées. Tout ce grand pays plat, que ses yeux connaissaient bien et qu’elle devinait dans la nuit tout autour d’elle, lui paraissait tout à coup vide, vraiment un désert, et tout semblable par là à son cœur même. Et doucement, en silence, elle s’était mise à pleurer,—ce que voyant, l’un des deux grands chiens de la ferme, son favori, qui la cherchait partout depuis un moment, vint lécher sa main pendante.
Et là-bas, tout là-bas, au-dessus de cette barre sombre qui était la mer, Renaud, pendant ce temps, croyait voir monter, droite, comme suspendue dans l’espace, ou portée par les vagues, une forme de femme nue, qui l’attendait.
—Livette! Livette!
C’était la grand’mère qui appelait.
Ils redescendirent sans échanger une parole.
—Bonsoir, monsieur Jacques, dit la jeune fille.
—Bonne nuit, demoiselle, répondit Renaud.
Ainsi, ils s’appelèrent, ce soir-là, monsieur et mademoiselle, et, un instant après qu’ils se furent quittés, Renaud, dans le plus grand silence, prit son cheval à l’écurie et s’éloigna.
Il ne sentait pas que Livette, à sa fenêtre, le regardait partir avec des yeux où remontaient les larmes.
—Où s’en va-t-il?
Elle suivit un moment du regard le point brillant, un reflet d’étoile, qui, allumé au bout de la pique du gardian, dansait dans l’ombre, à travers les arbres, comme un feu follet,—et quand l’étincelle s’éteignit, elle ne vit plus les étoiles.
XI
Où il allait, il n’en savait rien. Il errait commandé par sa force qui s’agitait en lui et qui voulait être dépensée.
L’amour le gouvernait comme il gouvernait lui-même son cheval. En même temps qu’il était le cavalier de la bête, il était la bête damnée du désir qui le poussait, l’éperonnait, lui criait: «Marche!» dirigeait, de-ci, de-là, sans la régler, sa course à travers la lande. Il était, lui aussi, monté, harcelé, bridé, fouetté, le mors dans la bouche, emporté et impuissant. Et le cheval subissait les impressions du cavalier, qui subissait celles de l’amour; si bien que Blanchet, tout las de sa fatigue du jour, n’ayant eu tout à l’heure qu’un court repos, s’affola pourtant. Heureusement connaissait-il fossés, roubines, marécages, et, dans sa vitesse, la bride lâche sur le col, il choisissait encore sa route. Tantôt il ralentissait devant les fossés, afin d’y descendre, tête première, forçant alors le cavalier à se tenir tout debout sur les grands étriers, le dos touchant la croupe; tantôt il les franchissait à toute volée.
Grisé, tête nue, son chapeau ayant roulé quelque part, dans la nuit, les cheveux traversés d’un air sifflant, Renaud courait, pour courir, parce que la violence de la course correspondait à ses violences intérieures. Il courait à la manière d’une bête qui se déplace, par rage et fureur d’être seule, dans la saison des ruts.
Et il se disait que cela était abominable de penser à l’autre, quand il avait à lui cette fleur de beauté, de douceur et de sagesse; mais c’est de bien autre chose qu’il avait soif maintenant; et il sentait dans sa bouche une amertume forte, une salive collante et âpre, un suc qui l’altérait tout entier.
Et ne comprenant pas comment il échapperait à tout ce qu’il avait de méchantes volontés en lui-même, il allait avec deux désirs qu’il s’avouait: ou bien rencontrer Rampal, sur qui il se vengerait de tout, ou bien tomber au revers d’un fossé, ne plus se relever, changer ainsi de méchant destin,—et un troisième désir qu’il ne s’avouait pas: rencontrer, à l’aube, la bohémienne, mendiant au seuil de quelque ferme.... Et alors?... Il ne savait pas!
Tout à coup, il crut entendre un écho doubler, derrière lui, le bruit de son galop; il se retourna et il vit,—il vit en vérité!—le poursuivant à toute bride, la bohémienne nue, bien droitement campée, à la manière d’un homme, sur un cheval pâle, qui ne touchait point terre.
Envolée et riant, elle lui criait:
—Arrête, lâche!
Il se dit que cela n’était pas vrai, mais il ne se dit pas que c’était une vision; il songea: «C’est le sortilège,» et la peur le prit, une peur égale à son désir, et il se mit à fuir l’image de ce qu’il cherchait.
Il ne se retournait plus, il fuyait. Il entendait toujours un galop double: le sien, celui de «l’autre». Il passait dans des brumes claires qui se traînaient sur les sables mouillés, salins; et en coupant ces nuages qui rampaient, il lui semblait courir dans le ciel, au-dessus des nuages d’en haut. Véritablement, un vertige était dans sa cervelle, car l’amour veut être obéi, et le vœu de sa jeunesse était en lui comme une folie.
Tout à coup, les quatre jambes de Blanchet toujours lancé s’arc-boutèrent immobiles, rigides comme des pieux, et ses sabots sans fer se mirent à glisser sur une surface d’argile absolument lisse, dure, et comme savonnée. A toute vitesse le cheval glissait, bien debout, creusant des rainures avec sa corne sur cette surface polie, et, à la fin de sa vitesse acquise, il s’arrêta, voulut reprendre sa course, leva un pied, et, lourdement, épuisé, la bouche et les naseaux soufflant le désespoir, s’abattit.
Déjà Renaud, appuyé sur sa pique qu’il n’avait pas lâchée, debout à la tête de son cheval, s’efforçait de le relever, l’encourageant de la voix. Blanchet, appuyé sur la bride que maintenait l’homme, se remit sur ses pieds, après deux glissades inutiles.
Renaud regarda autour de lui: il n’y avait rien, que la nuit, le désert, les étoiles... des brouillards blafards, en loques, qui se traînaient çà et là, comme accrochés à des buissons, à des tamaris, à une touffe de roseaux... et qui prenaient par instant des formes de bêtes fantastiques.
Renaud remonta sur Blanchet, mais il le prit en pitié. Et, le cheval, tantôt se laissant glisser, les quatre jambes raidies, sur ses quatre sabots sans fer, tantôt mettant un pied devant l’autre, écorchant ce sol, à la fois ferme sous son poids et tendre sous le tranchant de sa corne écaillée, ils sortirent de l’argile.
C’était pitié et remords à la fois qu’inspirait à Renaud le cheval de Livette.
Quel droit avait-il, le gardian, d’abîmer, au service de sa passion pour une sorcière, la bonne bête, tant aimée de sa mignonne fiancée?
Renaud descendit donc de son cheval et, ôtant la selle et la bride à Blanchet, il lui dit: «Va! fais ce qu’il te plaît.» Puis il coupa autour de lui des apaïuns dont il se fit un lit, et, couché sur le dos, la selle sous la nuque, un foulard sur la face, il attendit le jour.
Un sommeil l’engourdit, durant lequel sa douleur se gonfla en lui, creva, s’extravasa, sortit de lui, prit des figures.... La même vision revenait toujours.
En s’éveillant, deux heures plus tard, il trouva qu’il avait le visage en larmes, et ses deux mains sur son visage. Alors il se prit en pitié lui-même, et, ayant commencé de pleurer en rêve, il laissa couler ses larmes qu’il eût refoulées d’abord, si elles eussent voulu sortir pendant la veille.
Il se trouva malheureux et pleura sur lui, avec rage, convulsivement, puis avec joie, comme si, en pleurant, il eût versé hors de lui pour toujours toute sa peine. Il pleurait d’être pris, impuissant, entre deux choses contraires, ennemies; de vouloir l’une et de désirer, malgré lui, l’autre. Il frappa la terre de ses deux poings; il déchira sa cravate qui l’étranglait; il broya des roseaux avec ses dents, et, comme un enfant, il s’écria, lui qui était un orphelin:
—Mon Dieu! ma mère!
Et il aurait ainsi pleuré longtemps encore peut-être, vidé les sources amères de son cœur, si, tout à coup, il n’eût senti une caresse, tiède,—deux caresses tièdes, molles, humides, effleurer sa joue, son front, ses yeux fermés.
Il entr’ouvrit ses paupières et vit Blanchet qui, debout à son côté, lui touchait la face, de sa lèvre pendante, comme lorsque, en cherchant un morceau de sucre, il caressait la main de Livette.
Une autre bête avait imité Blanchet: c’était le dondaïre Le Doux, le favori du gardian, le meneur de son troupeau de taureaux et de vaches sauvages, dont Renaud n’avait pas entendu la sonnaille, et qui avait reconnu le gardian.
Cette pitié des deux bêtes exaspéra d’abord l’aigre douleur de Jacques. A la manière des enfants qui se mettent à hurler dès qu’on les plaint, il eut, de se voir assez misérable pour être plaint, lui, par des bêtes, un grand cri intérieur—qu’il étouffa dans sa gorge; puis, touché de voir leur bonne figure, et distrait par là de lui-même, il se calma brusquement, se mit sur son séant, étendit la main vers ces naseaux, vers ces mufles de bêtes puissantes, si dociles, et il leur parla:
—Braves, braves bêtes, oh! les braves bêtes!
Le petit jour paraissait. Et le gros taureau noir, et le cheval blanc, tous deux, comme pour répondre à l’homme et pour répondre aussi à ce premier regard de la lumière de retour, qui faisait courir sur toute la plaine un frisson d’aise, tendirent le cou vers le levant; et le hennissement du cheval retentit, éclatant, trépidant comme une fanfare, soutenu par la basse des mugissements du taureau.
Aussitôt s’éleva, tout autour de Renaud, un concert de meuglements et de hennissements mêlés. Sa libre manade avait passé la nuit par là. Il était entouré de ses bêtes familières.
Elles accoururent à l’appel de Blanchet, à celui de Le Doux, à la voix du gardian. Les cavales étaient blanches comme le sel. Elles arrivaient les unes au petit trot, d’autres au galop, quelques-unes suivies de leur poulain; passaient la tête entre des roseaux, regardaient curieusement et restaient là,—ou bien, comme espiègles, repartaient avec l’air de dire: «C’est le dompteur, allons-nous-en!»—Et des ruades du côté de l’homme.
Quelques taureaux, quelques taures noires, sèches, nerveuses, fouettant leurs flancs de la queue, arrivaient aussi, prenaient peur, se souvenant d’avoir été châtiés pour quelque méfait, et, tournant la croupe, détalaient de même, puis, hors de vue, s’arrêtaient vite....
Comme le dondaïre demeurait là, bœufs et chevaux ne s’écartaient guère.
Quelques-uns, les plus sages ou les plus vieux, s’agenouillaient lentement, comme pour reprendre le repos interrompu, puis flairaient le sol autour d’eux, enveloppaient de leur langue torse une touffe d’herbe salée, la tiraient à eux et mâchaient, une bave d’argent leur tombant du mufle.
D’autres, ainsi couchés, se léchaient doucement. Une mère qui faisait téter son veau le regardait d’un œil très doux, très calme.
Ici un étalon s’approchait d’une cavale, faisait deux bonds à côté d’elle, la queue haute, la crinière énergique, avec un appel de la voix, hardi, sonore, puissant,—puis se cabrait, et quand la cavale, sous lui, se dérobait, il la mordait, évitant aussitôt, d’un écart brusque, le coup de pied qu’elle détachait vers lui.
Plus d’un taureau aussi faisait la cour aux femelles, se soulevait, lourd, sur ses jambes de derrière,—retombait à vide sur ses quatre pieds.
Le réveil du troupeau n’était pas complet. Des lassitudes liaient encore ces bêtes dans l’engourdissement. Elles attendaient le soleil.
Renaud s’approcha d’un étalon à demi dompté, qu’il avait monté quelquefois, et lui lança au cou le séden qu’il préparait à cette fin depuis un moment, le séden de Blanchet, de Livette, tout sali de boue par la chute de tantôt!
Il offrit du sucre à la bête sauvage, qui se laissa seller sans trop de résistance, désireuse peut-être de retrouver pour un jour le foin abondant des écuries du Château, dont elle avait le souvenir.
Renaud dit à Blanchet:
Et sur sa monture fraîche, la pique au poing, il repartit, dans l’idée de chercher Rampal.
L’étalon que montait Renaud était son préféré, celui qu’il avait appelé Leprince.
Et Renaud éprouvait une satisfaction honnête à se dire que du moins ce ne serait plus le cheval de Livette qui aurait à supporter ses caprices et ses violences d’amoureux. Il se sentait, de cela, bien aise, allégé d’une triple responsabilité, de cavalier, de gardian et de fiancé.
Leprince parut désappointé quand Renaud le contraignit à tourner la croupe au Château d’Avignon.
Renaud se dirigeait du côté de la cabane dont lui avait parlé Audiffret. Il était bien possible, en effet, que Rampal en eût fait son gîte. Il voulait savoir. Or, cette cabane étant, comme on sait, non pas en Camargue, mais en Crau, non loin du mas d’Icard, à près de neuf à dix lieues dans l’est, il fallait passer le grand Rhône. Mais, en ce vaste pays plat, les cavaliers parcourent de très longues distances pour un oui ou pour un non, et trente ou quarante kilomètres n’étonnaient pas Renaud.
Vu l’endroit où il se trouvait, le plus court lui parut de longer le Vaccarès au sud.
La bonne fraîcheur du matin chassait de lui les pensées noires, les visions, les cauchemars; il éprouvait un peu de calme. Du reste, brisé par la fatigue, il se sentait à moitié endormi, et trouvait cet état délicieux. Il ne se sentait plus la force de suivre ses pensées, de les guider encore moins, en sorte qu’il était soumis, comme une chose, comme une herbe, à l’air qui passe, au rayon qui brille.
L’heure et la couleur du jour étaient vraiment réjouissantes, et une gaieté physique entrait en lui, qui ne réfléchissait plus.
Un frisson courait sur les eaux, les herbes, et sentait le sel. L’aurore éclatait maintenant. Encore une minute, et le soleil allait paraître, jeter sur la plaine son filet horizontal aux mailles d’or. Il parut. Les murmures devinrent des bruits: les reflets, des resplendissements; les réveils, des activités.
La pique à l’étrier, appuyant son front lourd sur le bras qui la tenait, Renaud qui fermait les yeux, au bercement du cheval, les rouvrit tout à coup, et promena autour de lui le regard d’un roi joyeux.
Il s’arrêta un moment à contempler un attelage de plusieurs chevaux qui tiraient une grande charrue et faisaient d’un mauvais champ pierreux un terrain défoncé à planter de la vigne.
Le phylloxera, qui a fait tant de mal à des pays riches et sains, est, pour la Camargue, une occasion nouvelle de combattre la fièvre et de gagner du terrain sur le marécage. Les sables sont, en effet, favorables à la vigne, défavorables à l’insecte parasite, et ce pays de l’eau deviendra lentement, s’il plaît à Dieu, un vrai pays de vin!
Et Renaud regardait le laboureur avec un sentiment de joie, à cette idée de l’enrichissement de son pays par le travail; et avec un confus sentiment de regret, car il préférait que sa lande restât sauvage, libre, inculte. L’idée d’une plaine cultivée de bout en bout, où nulle place n’est laissée au pas capricieux des chevaux telle que Dieu l’a faite,—cette idée l’attristait.
Il se disait toujours, en passant devant les campagnes civilisées:
«Non, là, en vérité, on ne peut ni vivre ni mourir.»
Les champs de blé ou d’avoine, même dans la saison d’été, lorsqu’ils sont d’un si beau roux, si pareils à la terre surchauffée, si semblables aux eaux limoneuses et rayonnantes du Rhône,—ne l’enchantaient pas. Ils lui donnaient l’impression d’un obstacle devant lequel il fallait détourner la course de son cheval, et Renaud ne connaissait d’obstacle respectable—que la mer!
Il pardonnait davantage à la vigne parce qu’il lui semblait qu’il y avait une gloire pour son pays à produire du vin, à l’heure où les autres terres de France n’en pouvaient plus donner. Et puis, le Rhône, le mistral, les chevaux, les taureaux, le vin, tout cela lui paraissait aller bien ensemble, comme des choses de vigueur et de fête, de courage et de joie. Ils savent boire, allez, ceux de Saint-Gilles, et ceux d’Arles, et ceux d’Avignon. Dans l’île de la Barthelasse, au milieu du Rhône, devant Avignon, Renaud avait été de noce une fois et là, il avait goûté d’un vin rouge dont il voyait encore la couleur! C’était un vieux vin du Rhône, lui avait-on dit, et il se rappelait que, pour faire honneur à ce vin en même temps qu’à la mariée, il avait, ayant la tête un peu échauffée, jeté solennellement, après la dernière rasade, son verre en forme de coupe au fond du Rhône. Il y a comme cela, au fond du Rhône, des coupes mortes, mais non pas brisées, où la joie, hier encore, a été bue. A travers l’eau, en se balançant avec lenteur, elles sont descendues sur un fond de sable....
Là elles dorment, recouvertes de limon, et dans deux, trois mille ans, qui sait? les vieux savants d’alors les découvriront comme aujourd’hui on découvre, à Trinquetaille, des amphores de terre cuite, et, auprès des amphores, quelquefois une urne de verre où chatoient, dès qu’on la déshabille de sa robe de poussière, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Le verre de Renaud, qui sait? ce verre si cassant, où il a bu le meilleur vin de sa jeunesse, peut-être restera plein pendant des siècles, tout plein des sables et des eaux du Rhône, et peut-être que,—dans des siècles,—d’autres jeunesses y retrouveront la même joie. Car tout se recommence.
Ainsi vagabondait la pensée du vagabond, de fil en aiguille, de vigne en verre. Ah! son verre, lancé dans le Rhône! Il y revenait encore, à ce souvenir d’une ivresse. Il lui semblait maintenant qu’en le jetant ainsi au fleuve, un jour de mariage, il s’était à lui-même prédit son destin, et que lui, le fiancé de Livette, il ne se marierait jamais! Au verre jeté il ne boirait plus.
L’impression de joie première qui lui était venue avec la nouveauté du matin était déjà passée; il s’attristait déjà de nouveau, à mesure que le jour perdait son charme gai de chose commençante.
Et, ainsi rêvant, Renaud coupait à travers les marécages, Leprince pataugeant dans l’eau jusqu’aux jarrets.
Oui, mes amis, il pardonnait à la vigne,—ce Renaud,—d’envahir la Camargue. D’ailleurs, après les vendanges faites, n’est-ce pas pour les taureaux un excellent pâturage que les champs de vignes rouges et blancs? Car il y en a de tout rouges, à l’automne, et de tout blancs aussi, ou du moins d’un jaune clair doré,—comme si les pampres, sous les grands soleils couchants, s’amusaient à se répéter les deux couleurs du vin.
N’a rien vu qui n’a pas vu les rayons d’un soleil couchant, en novembre, jaunes comme l’or, rouges comme le sang, s’étaler sur un champ de pampres rougis, sur un champ de pampres jaunis, étalés eux-mêmes à perte de vue....
Du reste, n’est-elle pas la patrie des lambrusques, cette Camargue? La lambrusque, c’est la vigne sauvage, camarguaise, différente de nos vignes cultivées en ce que le mâle et la femelle sont sur des plants séparés. Les raisins qui chargent les lambrusques femelles font un vin un peu âpre, mais bon, et les sarments de cette vigne sont, à la main, de légers et vigoureux bâtons.
Arrivé au Grand Pâtis, Renaud traversa le Rhône à cheval, en trois fois, allant de terre camarguaise à l’île du Mouton; de l’île du Mouton à l’île Saint-Pierre, et de l’île Saint-Pierre en terre ferme.
Il était maintenant dans les marais de la Crau, de cette Crau qui s’ajoute, désert de cailloux, à la Camargue, désert de limon.
Ces deux steppes très différents joignent, pour le regard, leurs étendues par-dessus le Rhône. D’Aigues-Mortes à l’étang de Berre, il y a, mes amis, un joli coup d’œil de «planure», et l’aigle de mer a beau faire, il y a pour lui, en belle ligne droite, vingt bonnes lieues à voler, les ailes toutes larges! Et c’est là le royaume du roi Renaud.
La Camargue a les salicornes, les graminées, les plantains et les bardanes, en touffes minces, séparés par des intervalles sablonneux; elle a les gapillons, qui sont les joncs verts évasés en bouquets, aux mille pointes sèches plus fines que des aiguilles; çà et là, les tamaris, et, au bord des deux Rhônes, les ormeaux tant de fois taillés et retaillés, par le besoin de leur prendre du bois à brûler, qu’ils ressemblent à de grosses chenilles droites sur leur queue, hérissant leurs poils courts.
La Crau est en terrains nus et en bruyères. C’est, à vrai dire, un champ de cailloux. Ils sont venus, dit-on, du mont Blanc, tous ces cailloux qui maintenant dorment ici. Rhône et Durance les ont charriés, puis ont changé de lit, après avoir joûté ensemble sur ce vaste espace au pied des Alpilles. De dessous les cailloux de Crau, en mai, sort une herbe fine et rare, paturin ou chiendent. Du bout de leur museau, les brebis poussent la pierre, broutent la petite herbe pendant que le berger, dans le vent et le soleil, rêve....
Mais cette Crau des cailloux est plus loin, au delà de l’étang de Ligagnou, qui longe le fleuve. Ici, dans la Crau des bords du Rhône, on est en plein dans les marais, desséchés presque entièrement une grande partie de l’année,—mais perfides quelques-uns, et qu’il faut bien connaître.
Renaud remonta vers le nord-est, et, au quartier du mas d’Icard, il fut arrivé bientôt.
Renaud venait de s’arrêter.
—Où est-elle donc, la cachette? murmurait-il.
Et de tous ses yeux, il s’efforçait de percer le fouillis d’ajoncs, de siagnes, massètes, carex et scirpes, qui jaillissait là-bas du fond d’un marécage, au beau mitan. Ce marais ne semble pas, non, plus inquiétant qu’un autre, mais les taures et les cavales le redoutent, et, soigneusement, l’évitent.
A la surface du marécage, s’étalait comme une épaisse croûte de verdure moisie. Ce n’était pourtant pas cette lèpre, faite de lentilles d’eau, qui dort sur les mares. C’était comme un feutrage composé d’ajoncs morts, de racines, d’herbages entrelacés, et cela faisait à l’eau une surface solide et mobile, ondulante sous les pieds qui s’y aventurent, prête à les porter et prête à crever.
Cette croûte (la trantaïère), lézardée çà et là, laissait voir, par les lézardes, une eau sombre comme la nuit, dont la surface, piquée de menus reflets, étincelait comme une glace en verre noir.
Sur les bords, autour de quelques tamaris, poussaient drus, pressés, innombrables, des roseaux et encore des roseaux, toujours froissés entre eux, et sans cesse frôlés, avec un bruit de papyrus, par l’aile sèche des libellules à tête de monstre.
Beaucoup de ces canéous portent des fleurs d’un blanc violacé. Étagées le long de ces hampes, on les prendrait pour des fleurs de grande mauve. Ces roseaux à grandes corolles éveillent l’idée de thyrses antiques, qui auraient été fichés là debout, dans la terre humide, par des bacchantes, en train maintenant de dormir quelque part, à l’ombre des tamaris, ou de se livrer aux centaures. Ils font songer aussi au bâton de la légende qui, planté en terre, se couvre aussitôt de fleurs et commande par là les épousailles.
Ces thyrses du marécage sont des roseaux escaladés par des liserons. Le convolvulus s’attache au roseau, y enroule ses festons, s’élève en spirale autour de lui, cherche la lumière à sa cime et jette, tout le long de la tige qui murmure, une harmonie de couleur éclatante.
Les jeunes feuilles aiguës des roseaux se dressaient en fer de lance. Les vieilles, cassées, retombaient à angles droits. Quant aux tamaris, le fin feuillage grêle en est comme un nuage transparent, et leurs petites fleurs rosées, en épis, trop lourdes, surtout avant d’être écloses, font pencher de tous côtés les panaches flexibles de l’arbre arrondi.
A travers tamaris et roseaux, Renaud cherchait à voir la cabane qu’il connaissait et dont, la veille au soir, lui avait parlé Audiffret. Mais à peine pouvait-il distinguer la petite croix inclinée que portent sur l’arête de leur toit, à l’extrémité même, les cabanes camarguaises, faites de madriers, de planches, de boue grisâtre (tape) et de paille. La cabane était tout entière visible autrefois de l’endroit où il se trouvait, mais les roseaux, sur l’îlot où elle est construite, avaient poussé si dru qu’ils la cachaient maintenant. Le sentier qui y conduisait était d’ailleurs sur le bord opposé. Il dut faire un grand détour pour y parvenir, ce marais de la cabane étant de forme très capricieuse.
Du sud, il avait passé au nord de la cabane. Ce n’est plus la trantaïère qu’il avait devant lui, mais, sous l’eau où foisonnaient les siagnes, les triangles et les ajoncs, la gargate, la fange où, brusquement, qui s’avance enfonce.
Il y a bien d’autres dangers dans les marais maudits. Il y a les lorons, sortes de puits sans fond, ouverts çà et là sous les eaux, et dont il faut connaître l’emplacement. Aigues et taures les connaissent très bien, savent les fuir, et pourtant, des fois, plus d’une y tombe, plus d’un homme aussi. Qui y tombe y reste. Pas de raisonnements, mon homme! Tu y es, adieu!
Les gardians vous diront, et c’est la vérité, que de chaque loron sort une petite fumée tournoyante, à laquelle on reconnaît ces bouches d’enfer. Cent lorons, cent fumées. Voilà, mes amis, de quoi rêver, n’est-ce pas, quand la fièvre maligne, sortie des marais, vous jette sur le flanc!
Renaud voulait savoir si Rampal habitait la cabane, mais non pas l’y attaquer, car l’endroit est traître. «S’il y est, il sortira un moment ou l’autre.... Je l’attendrai en terre ferme.... Ah! voici le sentier!...»
Le sentier serpentait, caché sous une nappe d’eau peu profonde. C’était un empierrement étroit, mais très ferme, dont le bord droit était marqué, jusqu’à la cabane, par quelques pieux émergeant à fleur d’eau, et peu éloignés l’un de l’autre.
Renaud mit pied à terre, et, tenant son cheval par la bride, chercha le premier de ces pieux. Bien qu’il en sût la position, il fut quelque temps à le retrouver. Du bout de son trident, il écartait les herbes, et quand le piquet fut reconnu, il tâta le chemin solide dont il mesura la largeur. Courbé, il regarda très longtemps, très attentivement, les herbes, les roseaux dont les tiges se touchaient par endroits au-dessus du passage secret, et, quand il se releva, il avait jugé à coup sûr que le passage, depuis quelque temps, n’avait pas servi.
Il ne se trompait pas. Rampal, en effet, se méfiait un peu de cette cachette, trop connue, pensait-il, et où on pouvait le traquer. Il gîtait souvent aux environs, prêt à se réfugier dans cette impasse, si cela devenait nécessaire, mais il aimait mieux, en attendant, se sentir libre, avec beaucoup d’espace ouvert tout autour de lui.
Renaud remonta sur Leprince et, une heure après, repassa le Rhône. Le soir, il coucha dans une de ces grandes cabanes qui sont des étables, des «jass» d’hiver, pour les troupeaux de cavales, en ces mois où le temps est si mauvais que les taureaux ne trouvent pâture qu’en brisant la glace à coups de cornes.
Et le lendemain, une heure avant midi, il apercevait là-bas, devant lui, l’église des Saintes découpée comme un haut navire sur le bleu de la grande mer.
De petits martinets noirs tournoyaient à l’entour, mêlés par hasard à un vol de grands goélands aux ailes arrondies.
Une charrette venait lentement sur le chemin de sable.
—Bonjour, Renaud.
—Bonjour, Marius. Où vas-tu?
—Porter des poissons en Arles.
Ce Marius souleva des branchages qui semblaient charger son char et qui faisaient de l’ombre sur une douzaine de baquets et de paniers. Tout aise de sa cargaison, il écarta la bâche qui, sous les branchages, recouvrait son trésor. Baquets et paniers étaient, jusqu’au bord, emplis de poissons pêchés aux étangs et à la mer. Il y avait des sars, des muges, des dorades, vivants encore, prismes animés, les ouïes et les bouches ouvertes comme des fleurs marines rougeoyantes au milieu des bleus sombres, des verts glauques, des ors humides. Il y avait des anguilles énormes, la plupart prises aux roubines de Camargue, véritables viviers de réserve.
Ces congres visqueux, sombres, glissaient les uns dans les autres, composant et décomposant sans fin les nœuds coulants de leurs corps serpentins.
Aux taches livides, de couleur triste, qui tigraient certaines de ces grosses anguilles, Renaud reconnut des murènes, ouvrant une bouche vorace, armée de dents affilées.
—Comme tout ça bouge, tu vois! dit Marius.
A ce moment, comme pour lui donner raison, un gros poisson plat, bondissant hors d’un baquet, tomba à terre.
Du fer de son trident, le gardian à cheval le cloua sur le sol pour l’empêcher de sauter au fossé plein d’eau, qui longeait la route....
—Tiens! dit-il étonné, n’est-ce pas une torpille? Quand je la pêche avec la «fouine», qui est une lance plus longue que mon trident, elle me donne alors une secousse que je n’ai pas sentie aujourd’hui?
—C’est qu’alors, dit Marius en riant, la torpille est dans l’eau et ta fouine est mouillée. Mais, ajouta-t-il, laisse la bête à terre. Ça ne vaut pas grand’chose. Les serpents s’en régaleront.
Là-dessus, cavalier et charretier pêcheur, chacun tira de son côté.
Et la pensée du gardian allait de la torpille et de la murène aux gymnotes d’Amérique, dont lui avaient parlé de vieux marins. On lui avait dit qu’électriques comme la torpille, mais semblables au congre pour la forme, les gymnotes peuvent, d’une décharge foudroyante, tuer un cheval; car afin de leur faire épuiser leur provision de forces, et de les prendre ainsi sans danger, on pousse dans l’eau, contre elles, des chevaux sauvages qui reçoivent les premières secousses et qui en meurent quelquefois.
Et Renaud, tout en continuant sa route vers les Saintes, confusément rêvait aux miracles de la vie, que rien n’explique.
XII
Livette ne s’était pas endormie. Quand Renaud eut disparu dans la nuit, elle ferma doucement ses fenêtres et, se jetant sur son lit, la face sur les coussins, elle pleura avec épouvante.
Pendant ce temps—pendant que pleurait Livette et que Renaud, affolé, courait la lande, se croyant poursuivi par la bohémienne,—la bohémienne,—elle, dormait.
Les deux êtres dont elle commençait à désoler la vie souffraient déjà mille morts, et elle, sous une des charrettes de sa tribu, dans son campement espacé autour du village, dormait, toute vêtue, tranquille, son joli visage énigmatique souriant aux étoiles de cette belle nuit de mai.
Quand Renaud l’avait laissée au soleil couchant, toute nue sur la plage, lentement elle avait étiré au soleil ses bras fauves, se plaisant à la sensation d’être nue au plein air, de se sentir caressée par la brise du large qui séchait sur elle l’eau roulante en perles lourdes.... Puis, lentement, elle s’était rhabillée, bien lentement, afin de retarder l’instant d’être de nouveau prise dans la gêne de ses hardes, afin de jouir de l’aisance de son corps comme une bête libre.
Elle avait alors longé la plage, imprimant son pied nu, bien fait, dans les sables recouverts à temps égaux par la nappe mince de la vague qui, peu à peu, fondait l’empreinte.
La dernière caresse de la mer sur ses pieds, où se collait un peu du sable brillant, l’enchantait. Elle riait à l’eau, jouait avec elle, l’évitant parfois d’un saut brusque, parfois allant au-devant d’elle, la taquinant.
Il lui semblait voir, dans les replis onduleux des vaguelettes, les serpents familiers qu’elle charmait parfois au son d’une flûte, qui venaient alors s’enrouler à ses bras, à son cou, et qui maintenant l’attendaient, couchés sur de la laine au fond de leur coffre, dans son chariot.
A Renaud, elle ne pensait plus, déjà. Elle était tout entière à l’instant, toujours, n’ayant jamais ni regrets ni remords d’aucun passé,—n’ayant de prévisions que par éclairs, au moment où la passion et l’intérêt le lui commandaient. Elle avait la réflexion courte, comme saccadée; et sa profondeur, sa puissance, son énigme, étaient de n’avoir point de cœur, ni, par conséquent, de conscience.
Les hommes, les femmes qui l’approchaient pouvaient redouter ou espérer d’elle quelque chose, lui supposer telle résolution, essayer de déjouer son plan, mais elle n’en avait pas, ce qui les trompait par avance.
Elle déroutait et triomphait d’abord par l’indifférence; puis, comme elle sortait tout à coup de son indolence, en bête, au gré d’un appétit, d’un caprice, elle déroutait toujours toutes les défenses,—son attaque, ses décisions, ses habiletés, ses mensonges, étant toujours spontanés, jaillis des circonstances à mesure qu’elles s’offraient.
Non, elle ne combinait rien à l’avance, froidement; elle ne préparait jamais aucun plan de longue main; mais, d’un coup, elle pouvait, au besoin, en inventer un, et l’exécuter sur-le-champ, tout d’une haleine, ou bien en commencer rageusement l’exécution, qu’elle abandonnait presque aussitôt par ennui, pour n’y plus songer que le jour où un mouvement de passion l’y ramenait soudainement.
Elle était comme une araignée qui, en un clin d’œil, tirerait d’elle-même toute sa toile, pour lier au vol la mouche; ou bien elle tendait un premier fil, qu’elle oubliait jusqu’à ce qu’une occasion éveillât en elle l’idée d’en tendre un second.
Et, ainsi faite, elle était moins mauvaise et pire que d’autres, parce qu’elle était plus changeante que le miroir de l’eau, couleur du temps.
Fataliste, la gypsy se disait que ce qui doit arriver arrive, et non, jamais, elle ne s’était donné la peine de combiner un projet de vengeance. Elle posait d’abord une menace, sachant bien que la terreur inspirée par une prédiction est un premier malheur qui en prépare d’autres en troublant les esprits, les cœurs, les jugements. Puis, quelque chose de fâcheux, «dans l’année», arrive toujours, qui vient collaborer avec les sorciers et que les gens attribuent au «mauvais sort» jeté sur eux. Il est sur eux, en effet, parce qu’ils y croient. Enfin, on aide, si l’occasion se présente, la malice du sort, avec un mot, un geste, un rien,—et si l’occasion se présente, c’est que cela était écrit de toute éternité, fixé d’avance dans la destinée!
Être tout d’instinct, la gypsy n’avait pas d’autre secret que de n’en point avoir.
Elle allait à sa joie, satisfaction de vengeance, de haine ou d’amour, sans tenir compte de rien ni de personne; et, ainsi semblable aux bêtes, elle devenait, étant créature humaine, redoutable aux êtres civilisés, comme la nature. Ces créatures-là sont implacables. La gypsy aimait la vie et la vivait en animal, sans y réfléchir. C’est là le pauvre et profond mystère de la Sphinge. Elle procède à la façon de la brute, voisine des origines basses, malgré son beau visage humain, où les yeux, troubles comme ceux de Pan, semblent voilés de mensonge parce qu’ils sont voilés pour eux-mêmes de leur propre inconnu, de leur incertitude en attente. Regardez l’œil des chèvres et des génisses. Il est profond comme la Bestialité rusée et forte, tapie dans les ombres du bois sacré. La vie veut vivre. Elle est là, embusquée. Sûre d’elle, elle s’attend. La bête humaine, en plus des ruses du renard ou du tigre, a la parole. Rien de plus effroyable que la parole sans la conscience.
Au bout du compte, la Zinzara était toujours sincère sans jamais le paraître, parce que sa versatilité la mettait d’heure en heure en contradiction avec elle-même.
La caresse et la blessure qu’on recevait d’elle coup sur coup ne prouvaient ni qu’elle eût feint l’amour ni qu’elle eût feint la haine.... Elle avait tour à tour, d’une minute à l’autre, haï et aimé, ou plutôt, sans aimer ni haïr, elle s’était complue à elle-même, avec des sincérités contradictoires,—très naïvement.
Elle avait quelque chose de la guenon, qui, au moment où, au sommet de l’arbre, elle berce d’un air humain son enfant tendrement pressé entre ses bras, les ouvre brusquement, et laisse tomber le nourrisson oublié pour cueillir un fruit qui s’offre à elle.
Elle s’importait à elle-même et ne voyait, à propos de tout et de tous, qu’elle-même.
La gypsy était redoutable comme un esprit caché dans un élément dont il serait le serviteur. Elle avait la force d’un coup de foudre, d’un tremblement de terre, d’un événement fatal, impossible à prévoir, à parer.
La vipère n’est point méchante. Elle ne prépare pas son venin. Elle l’a. Qu’on la dérange, elle a mordu avant de s’y être décidée.
Comme les torpilles ou les gymnotes, l’Égyptiaque pouvait lancer des coups d’électricité mortelle. Dès qu’on l’approchait,—par nécessité d’être. Il pouvait lui arriver aussi de s’amuser au jeu de répandre autour d’elle sa puissance maligne, pour rien, pour voir les effets, parce que c’était son heure et son jour, son caprice.
Pour se défendre et pour jouer, elle avait les mêmes moyens.
Elle n’aurait pas pu ne pas être funeste. Il ne fallait pas qu’elle songeât à vous, voilà tout. C’était déjà une bonne fortune que de n’être pas regardé par elle.
Quoique fille d’une race qui met à haut prix la chasteté, elle n’était pas chaste, non qu’elle aimât par-dessus tout la volupté, mais elle la détenait comme un moyen de domination, d’autant plus sûr qu’elle en faisait moins de cas. Toujours supérieure, dans sa froideur, au désir qu’elle inspirait, c’est en cela vraiment qu’elle se sentait reine, sorcière,—un peu déesse, de par le diable! Les caresses d’un bain libre lui plaisaient mieux que d’autres. Elle était comme les femelles des lambrusques qui sont fécondées par le vent.
Comme les cavales de Camargue, qui souvent s’assemblent sur les bords de la mer pour respirer tout le large, quand elle ouvrait ses lèvres à la brise saline, par ces beaux soirs de mai, elle se sentait plus heureuse que d’aucun baiser d’homme. L’âme errante de sa race aspirait sur ses lèvres, dans l’air, avec la liberté des espaces, une espérance inconnue, vide et infinie.
Ainsi faite, elle se savait à la fois inquiétante, et protégée par quelque chose qui se dégageait d’elle. Cela la remplissait d’orgueil. Dans son sourire, il y avait de cet orgueil-là. Il y avait aussi le ressouvenir perpétuel de choses éprouvées, connues d’elle seule et d’un certain nombre d’hommes, qui s’ignoraient.
Leur ignorance, son œuvre, la faisait sourire comme le reste. Et ce sourire, c’était ironie et mépris. Elle savait sa force et toute leur faiblesse. Elle souriait donc toujours.
Elle régnait, sans autre politique, sur sa tribu errante par escouades, changeant, en vraie reine, de favori, au hasard des occasions autour d’elle et des impressions en elle-même, mais laissant croire à chacun d’eux qu’il était, qu’il avait été le seul aimé, sinon le premier.
Tromper des zingari,—beau succès de zingara!
Et il y avait, parmi les quinze ou vingt enfants de sa troupe, un jeune dauphin issu de cette reine, mais, depuis qu’il avait quitté le sein, elle n’y prenait pas plus garde qu’une lice à son petit destiné à devenir son mâle.
Quand elle était arrivée près de son campement, tout émue des contacts de la vague dont le sel, séchant, craquant sur elle, pressait partout sa peau voluptueuse, la tzigane, tiède dans tout son être, avait regardé du côté d’un de ses bohémiens, jeune homme à peau de bronze, à barbe rare et frisée.
Et, à la nuit,—lorsqu’on eut mangé la soupe qui avait bouilli dans la marmite suspendue à trois pieux inclinés, au plein air,—le zingaro se glissa près de la zingara.
C’était le moment où, par elle, deux êtres souffraient dans le plus profond de leur conscience, où Livette et Renaud se regardaient et déjà ne se reconnaissaient plus.
Les fiancés, ses victimes, se débattaient sous le sort mauvais jeté par son regard, au moment même où ce regard semblait se faire doux pour répondre à celui dont la couvrait son amant, au revers du fossé, sous la menue lueur des étoiles.
Renaud, à cette heure-là, rêvait de revoir la nudité de la gypsy, de la conquérir, se demandant, au souvenir de cette forme svelte et jeune, si ce n’était pas là une vierge, quoique fille de grand chemin; appelant confusément un amour étrange, entier, absolu, la possession triomphale d’un être neuf, d’une taure jusque-là farouche, méchante même aux taureaux; d’une cavale qui n’aurait connu ni frein, ni selle de cavalier, et qui serait restée rebelle à l’étalon....
Renaud rêvait tout cela, mais il n’existait pas de Renaud pour Zinzara.
Zinzara, juste à cette heure, dans l’herbe mouillée de rosée, se tordait comme le congre des légendes qui sort des mers pour se livrer aux caresses enchevêtrées des serpents de terre.
Deux jours Livette attendit, s’interrogeant sur ce qui se passait. Lasse enfin de chercher sans deviner, elle se mit en route pour les Saintes, le matin du troisième jour. «Là, songeait-elle, j’aurai peut-être des nouvelles.» Son père, pour cette fois, lui sella un vieux bon cheval.
—Tu iras, lui dit-il, à midi, chez Tonin, le pêcheur, manger la bouillabaisse. Avertis-le, en arrivant, avec le bonjour de ma part.
Livette, à cheval, sur la route, regardait tout autour d’elle la plaine tranquille, bien verdoyante, gaie, éclatante de deux lumières, celle qui tombait du ciel, celle qui, partout, montait des eaux.
Dans les rayons, la danse des mouïssales était joyeuse. Quand les mouïssales dansent, elles font avec leurs ailes la musiquette de leur bal, et dans toute la plaine, par les jours tranquilles, sur les fils d’or de la lumière, c’est un bourdonnement de guitare. Il y avait aussi, dans l’air, de grands longs fils très fins, des fils de la Vierge, venus on ne sait d’où, qui volaient, mollement onduleux, comme si, rendues visibles, quelques menues chanterelles de l’invisible instrument dont jouent les petits musiciens de l’air, s’en allaient, brisées, au caprice d’un souffle.
De très loin peut-être, ils venaient, ces fils. Peut-être dans les bois des Maures, dans l’Estérel, vivaient les «aragnes» travailleuses qui, patiemment, les avaient filés. Un souffle d’air, bien doucement, les avait pris, et maintenant ils étaient en voyage.
Livette les regardait flotter doucement, et songeait à un conte que lui avait conté sa grand’mère. Ces fils, d’après la mère-grand, venaient des manteaux que les trois saintes avaient présentés au vent comme des voiles. Le vent de la mer en les gonflant les avait un peu, très finement, effilochés; et pour toujours, au-dessus de la plage camarguaise, où est bâtie l’église des Saintes, ils flottent, ces fils frêles, jadis pris dans la trame des manteaux miraculeux. Au-dessus du pays, sans cesse ils flottent, comme autant de signes de bénédiction, mais on les voit bien rarement, et quand, par hasard, un beau jour, on les aperçoit, c’est qu’un bonheur inconnu est pour vous dans l’air.
Et l’âme de Livette, dans le bleu transparent de cette matinée, se balançait suspendue à chacun de ces fils de passage; mais la fillette avait beau vouloir se donner confiance, elle sentait son cœur trop lourd pour demeurer lié longtemps à ces choses envolées. Elle avait peur, la mignonne, et sentait contre elle des signes cachés.
Hélas! la pauvre, pendant qu’au-dessus de sa tête volaient des fils dorés, quelque part autour d’elle l’araignée noire avait tissé son piège à la prendre comme une mouche.
Toujours songeant, Livette avançait et finit par distinguer, loin devant elle, autour du clocher des Saintes, les hirondelles tournoyantes et les martinets. De si loin, on eût dit des vols de mouïssales. Et, avec les martinets et les hirondelles, volaient des mouettes. Toutes ces ailes, grandes et petites, tantôt vues par-dessous et sombres, tantôt vues par-dessus et luisantes, tournaient, viraient, valsaient, croisant, emmêlant leur cercle de cent façons. C’étaient jeux de printemps et de matinée dans la clarté fraîche du ciel.
Pour avoir des nouvelles, Livette songea à passer par la citerne publique, car c’était l’heure où les filles et les femmes des Saintes-Maries-de-la-Mer vont chercher la provision d’eau.
A l’entrée du village, elle aperçut, sur sa droite, le campement des bohémiens, mais détourna la tête.
A ce moment elle rencontra, allant à l’eau, deux femmes qui marchaient d’un pas bien régulier, entre les deux barres qu’elles portaient à bout de bras, et auxquelles est suspendue, juste au milieu, par ses deux cornes, la cornue. «C’est bien l’heure de l’eau,» se dit Livette, et, au pas de son cheval, elle les suivit.
—Bonjour, mademoiselle, avaient dit en passant les deux femmes, car de tout le monde elle était connue, la jolie fille du Château d’Avignon.
Devant la citerne, il n’y avait encore personne. Les deux femmes attendirent. Livette avec elles.
—Vous vous promenez, comme ça, mademoiselle? Cherchez-vous quelqu’un, si matin?
—Oui, dit Livette, je me promène, et puisque c’est l’heure de l’eau, je m’arrête un moment ici. Pour sûr, des amies que j’ai aux Saintes y vont venir à leur tour.
Elles se turent toutes les trois; et, attentivement pour la première fois, n’ayant rien autre à faire là, Livette regarda l’écusson de pierre sculptée qui est au beau milieu du grand mur cintré de la citerne. Ce sont les armes de la ville, et, comme on pense bien, on y voit un bateau représenté, un bateau sans mât ni rames, où sont debout les deux Maries, Jacobé et Salomé.
—Je me suis souvent demandé, fit Livette, pourquoi les images ne font voir jamais que deux saintes dans le bateau. En fin de compte, est-ce que nos mères ne nous ont pas toujours dit qu’elles étaient trois? Étaient-elles trois, oui ou non?
—Elles étaient trois assurément, belle innocente, dit la plus âgée des deux femmes, mais Sara était la servante, et l’honneur ne lui est pas dû!
—Si la troisième était sainte Sare, ce n’était donc pas trois Maries? J’ai toujours entendu dire pourtant que Marie-Magdeleine en était, et que, partie d’ici, elle alla mourir à la Sainte-Baume.
—Oui, elle en était, Marie-Magdeleine, et bien d’autres avec elle! Lazare aussi était dans ce bateau, mais, une fois à terre, chacun tira de son côté: Marie-Magdeleine alla à la Baume, et les deux Maries nous restèrent avec Sara. C’est alors qu’une source jaillit du sable, par la grâce de notre Seigneur. En bâtissant l’église, on a enfermé la source au milieu.
—On eût, ma foi, bien fait de la laisser en dehors de l’église, la source!
—Et pourquoi? l’eau en est gâtée?...
—Elle n’est bonne que le jour de la fête.
—Et encore!... Et il y en a si peu!
—Nous aurions demandé aux saintes de la rendre abondante et bonne.... En nous y mettant toutes avec nos prières, nous aurions bien obtenu ça.
—Un miracle de plus ou de moins!
—Les miracles, ma belle, ne sont que pour les étrangers.
—Et c’est ce qu’il faut, voisine. Si c’était autrement, voyons, les étrangers ne viendraient plus,—et, sans eux, de quoi vivrait le pays? pauvres nous! Où sont nos récoltes, à nous autres? Notre blé, notre avoine, où sont-ils, dites, bonnes gens? Sans les saintes, ce pays-ci serait un pays maudit! Un jour de fête par an, et les pèlerins (que Dieu bénisse!) nous remplissent la bourse.
—Les jours de miracle ne sont que trop rares.... Il faudrait deux fêtes par an!
—Que vas-tu dire là, sotte que tu es? Deux fêtes par an, Bonne Mère! Ce serait la mort du pèlerinage. Pour que l’usage se maintienne, il faut qu’il soit ce qu’il est, et que rien ne bouge. Nos hommes le savent bien. Rappelle-toi la visite que nous fit, avec ces grandes dames, l’archevêque d’Aix, il y a vingt ans.
Et une fois de plus fut racontée l’histoire de la visite que fit aux Saintes-Maries-de-la-Mer l’archevêque d’Aix, il y a vingt ans ou trente.
Un 24 mai, avec quelques vieilles dames de la noblesse d’Aix, l’archevêque arriva aux Saintes. Mais ce 24 mai se trouva être un 25, au soir!... Tout le monde peut se tromper!... En sorte qu’au lieu de descendre à quatre heures, les châsses étaient remontées ce jour-là, et quand monseigneur entra dans l’église, avec les belles dames, adieu mes saintes! Elles avaient été hissées déjà, au bout de leurs cordes, au milieu des cantiques, dans la chapelle haute.
—Eh bien! dit l’archevêque à M. le curé, elles redescendront pour nous.
Le curé allait obéir, mais le bruit de l’affaire avait déjà couru le village!... Ah! misère de moi, quel train-coquain!
—Comment! disaient les vieux Saintins! On ferait descendre les châsses un jour autre que le 24! Mais si, alors, la chose est si facile et fréquente, pourquoi voulez-vous que les malheureux, de tous les coins de la Provence et du monde, accourent vers nous au jour fixé? Non, non, ce serait, entendez-vous bien, la ruine du pays!
Pour finir d’un mot, on prit les fusils, et les Saintins, en armes, dans l’église même, imposèrent au prince de l’Église la volonté souveraine du peuple des Saintes.
—Et très bien, firent-ils, car c’est grâce à la rareté que les miracles demeurent précieux.
Une des femmes ayant raconté cette histoire bien connue de chacune, toutes se mirent, dès qu’elle se tut, à rompre leur grand silence par de beaux éclats de voix, approuvant à qui mieux mieux la révolte des Saintins contre les évêques qui veulent abuser de la bonne volonté des deux Maries.
—C’est égal, dit tout à coup une des vieilles, nous sommes heureuses d’avoir maintenant, au lieu de la source saumâtre qui donnait à boire aux saintes, une bonne citerne en bonne pierre. Je me rappelle, moi, le temps où nous prenions l’eau à la pousaraque (mare artificielle) comme font encore les gens de nos fermes. L’eau du Rhône, qui y venait par la roubine, était si boueuse toujours qu’elle en était épaisse à couper au couteau!
—Bah! elle avait le temps de déposer dans nos jarres.
—C’est drôle pourtant d’être si malheureux pour l’eau dans un pays si mouillé! dit une jeune qui arrivait. Cette eau, c’est une misère! Sainte Sare, la servante, doit savoir par elle-même qu’on a assez de travail dans les maisons, sans perdre son temps à attendre devant des robinets fermés.... Sainte Sare, protégez-nous, et faites ouvrir la fontaine!
Presque toutes les ménagères des Saintes étaient là rassemblées, à présent. Un dernier groupe arrivait. Les unes portaient sur leur tête des jarres sans anses, avec un balancement gracieux de la tête et de tout le corps. Elles-mêmes, les poings sur les hanches, ressemblaient à des amphores vivantes. D’autres, une cruche sur la tête, portaient encore une cruche dans chaque main, la «dourgue» verte, à anse et à goulot; d’autres des seaux de bois, d’autres des cornues, chacune ayant choisi des vases plus ou moins grands, suivant les besoins de sa maison.
—Quel pot apportes-tu là, Félicité?
Et de rire.
Celle qu’on interpellait ainsi, répondit:
—J’ai cassé ma cruche, pauvre moi! Et puisqu’il me fallait de l’eau, j’ai pris le pot que j’ai trouvé, un pot ancien que, dans tous les temps, j’ai vu chez nous, derrière la porte. S’il tient l’eau, ça suffira pour aujourd’hui, ma belle!
—Porte-le à M. le curé, pour sa bibliothèque; c’est une antiquaille qui vaut de l’argent!
Félicité, en effet, venait à l’eau ce matin avec une véritable amphore romaine, trouvée dans les sables du Rhône, à peine un peu égueulée, une jarre de deux mille ans!
Aux Saintes, chaque famille—c’est selon—a droit, par jour, à une ou deux cornues d’eau de citerne.... La porte de la Fontaine ne s’ouvrait pas.
Livette, sur son cheval, rêveuse et triste, parmi les bavardages, attendait toujours ses amies.
—Que disiez-vous, par ici? interrogèrent, en arrivant, les dernières venues.
Et mises au courant, chacune, sur les saintes et la servante Sara, disait son idée et son mot, sans s’occuper des paroles des autres,—si bien que le caquetage des filles et des femmes semblait ici un ramadan d’agaces et de geais ramassés dans un de ces bouquets de pins qui sont isolés au milieu de la Camargue.
—Je vous demande un peu si c’est juste, criait l’une des femmes, de ne pas mettre aussi partout le portrait de sainte Sara! Une sainte est une sainte, et où il y a une sainte, il n’y a plus de servante!
—Les saintes ne sont pas fières! et d’être ou non en peinture, sainte Sara s’en moque un peu!
—Qu’elle s’en moque, c’est possible, mais c’est un affront qu’on lui fait!
—Eh! dit une autre, le bon roi René et le pape ont su ce qu’ils faisaient, en arrangeant ainsi les choses. Sara était femme de Ponce-Pilate, et c’est elle qui avait conseillé à son mari de se laver les mains du crime des païens!
Un murmure de réprobation courut parmi les commères.
—Ah! voici la vieille Rosine, qui va nous mettre d’accord.
Sur son cheval immobile, Livette écoutait vaguement ces choses. Elle était distraite et intéressée.
Quand la vieille Rosine, très sourde, eut fini par comprendre ce qu’on voulait d’elle, et qu’elle devait s’expliquer sur Sara la servante:
—Ah! mes enfants, dit-elle, Dieu connaît les siens, et Sara est à coup sûr une grande sainte....
Rosine, ici, fit un signe de croix, et fut, par toutes les vieilles, imitée aussitôt.
—Mais, ajouta Rosine, Sara était païenne d’Égypte, et non pas Juive de Judée; et les païens, voyez-vous, marchent, dans l’estime du monde, bien après les Juifs. Ne voyez-vous pas que les Juifs sont semés un peu partout, mais partout s’arrêtent et deviennent les maîtres par la force de l’avarice? Cela est leur manière d’être bénis de leur Seigneur. Mais les païens d’Égypte, au contraire, sont errants et pauvres quoique voleurs, et plus dispersés et plus maudits que les Juifs.... Eh bien, voyez-vous, mes enfants, sainte Sara est leur sainte, oui, la sainte des païens d’Égypte! C’est une sainte pas bien catholique, celle qui, pour payer son passage au batelier, lui donna, avec la facilité, je pense, d’une ancienne pécheresse,—le spectacle de son corps tout nu! Elle passe donc justement après les deux Maries, car il y a des rangs dans le ciel. Et voilà pourquoi les ossements de sainte Sara ne sont point entre les planches de la grande châsse de l’église, mais sous les vitres de la toute petite châsse qui est dans la crypte, comme qui dirait dans la cave. La cave est un endroit assez bon,—sous les pieds des chrétiens,—pour les bohémiens de malheur! et il est juste qu’il en soit ainsi.
—Rosine a bien parlé! s’écria l’une des femmes. C’est le malheur du pays que la fréquente visite des bohémiens. Quand arrivent nos pèlerins, riches et pauvres, croyez-vous qu’ils soient bien aises de trouver installés ici tous ces gens malfaiteurs, qui, si adroitement, savent voler mouchoirs et bourses? Croyez-vous que cela ne nous enlève pas du monde? Que de gens viendraient peut-être qui ne se veulent pas compromettre en tel voisinage!
—Ah çà! va, allons donc! dit une bossue, ceux qui ont la foi ne s’arrêtent pas en route pour si peu! Et ceux qui, ayant un mauvais mal, l’espèrent guérir chez nous, n’ont pas peur de ces voleurs ni de leur vermine. Otez-moi ma bosse, grandes saintes, et je me charge bien de m’ôter toute seule, les uns après les autres, mes poux et mes puces!
Il y eut un énorme éclat de rire qui, comme par enchantement, s’arrêta tout de suite.... La petite porte de la citerne venait d’être enfin ouverte, et au bruit de l’eau jaillie du robinet, toutes les femmes couraient prendre, non sans menues querelles pour la priorité,—leur rang à la file.
Enfin arrivèrent quelques jeunes filles amies de Livette.
Les voyant venir d’un peu loin, elle alla à leur rencontre.
Quand Livette se fut éloignée:
—Que cherche-t-elle, la Livette, de si bonne heure à cheval? se dirent les femmes.
—Eh, dit la bossue, son gueux de Renaud, donc! Il n’a pas l’habitude, celui-là, d’être attaché comme une chèvre au piquet, et pour le tenir fidèle elle aura du mal, la petite, malgré sa belle dot!... De loin, l’autre jour, sur la plage, Rampal, vous savez, le gardian bon enfant,—l’a vu, ce Renaud, causer avec une gitane qui n’était pas habillée d’hiver!
—Elle n’avait pas de fourrures ni de manteau, ni le reste, pauvre moi! elle était à se baigner comme Dieu l’a faite.... Il faut se méfier de la plaine. On ne se croit pas vu parce qu’on pense y voir très loin soi-même, mais une touffe d’engane suffit à la rassade (au lézard) pour y cacher ses deux yeux qui regardent.
Et les femmes de chuchoter, avec des rires étouffés bientôt.
Pendant ce temps:
—Non, non, disaient à Livette ses deux amies, nous ne l’avons pas vu, ton promis, ma belle; mais déjà, contre l’église, on prépare les gradins pour la ferrade, et d’être ici bientôt, il ne peut pas y manquer.
A ce moment, une musique bizarre s’éleva non loin. C’étaient des sons de flûte, qui, modulés avec douceur d’abord, brusquement se transformaient en cris déchirants. Un frappement sourd, grave, calme, singulier, les soutenait, semblait encourager le cœur malade, qui, en plaintes aiguës, appelait au secours....
—Ah! voilà les Bohêmes et leur musique du diable, écoute, Livette!... Va donc voir un peu,... c’est si drôle. Nous te rejoindrons tout à l’heure.
—Et mon cheval? fit Livette.
—Si tu n’es pas ici pour longtemps, il y a justement dans le mur de l’église un gros fer fixe en forme de bracelet, nouvellement scellé pour les barres de clôture de la ferrade. Attache-le là, ton cheval, et n’aie pas peur qu’il s’envole. On le reconnaîtra pour tien, aux belles lettres en clous de cuivre que tu as fait mettre à l’arçon.
Au fer du mur de l’église, Livette attacha son cheval, et se dirigea vers la musique des Bohêmes. Il lui semblait que, là, elle saurait quelque chose. Or, Zinzara, l’Égyptiaque, avait vu arriver Livette au village,—et sa musique n’était que pour l’attirer, elle, et, si Renaud était par là, son fiancé avec elle. Pourquoi? pour voir;—pour réunir, un instant, sans dessein fixe, sur le même point du vaste monde qu’elle parcourait, deux des personnages dont elle «amusait son temps»; pour se donner la comédie de la vie, et en voir naître la suite, avec le désir de la faire tourner en mal, au hasard. Elle aimait «l’étrange» qui sort du pêle-mêle des circonstances.
La Zinzara tournait un kaléidoscope dont le champ était vaste comme l’horizon de son voyage éternel, et dont les morceaux de verre, diversement colorés, étaient des âmes vivantes.—Elle tournait le cornet pour voir ce qu’amènerait de mauvais, grâce à elle, le destin. Jeux de femme, jeux de sorcière.