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Roi de Camargue

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XIII

La vie est étrange. Le silence éternel des espaces n’est qu’un bruissement infini de cercles invisibles qui, tournoyant les uns dans les autres, se quittent, se reprennent, se perdent et ne se retrouvent jamais ou s’entrelacent pour toujours. La vie est étrange. On en peut voir un peu le commencement, la fin pas du tout; la signification nous en échappe, mais tous les cercles font la chaîne et quelqu’un sait le reste.

Qu’il y ait deux bouts à l’échelle, cela est certain. Le jour n’est pas la nuit, et l’un n’est pas sans l’autre. Il y a joie et peine, santé et maladie, heur et malheur, vie et mort, pour la bête de chair et d’os, bien et mal en un mot. Et celui-ci est un bon être, et celui-là un mauvais. Les religions et les morales n’y font rien, et n’expliquent rien; mais les petits enfants savent que cela est ainsi, et les gens sans esprit le savent également. Ceux qui raisonnent savamment la chose la perdent. Ceux qui tirent le fil le cassent. Il y a quelqu’un et il y a quelque chose. Rien n’est pas, voyons, bonnes gens, et ce vieil idiot qui bave, assis sur la borne, au pied du calvaire des Saintes, devant l’église, et qui tend la main à Livette, sait mieux que nous les choses, les deux choses: bien et mal. Cet idiot, quand il a, ce matin, passé près des voitures des bohémiens, a parlé amicalement, oui, parlé, durant quelques minutes, avec deux ou trois chiens maigres qui sont sous ces voitures, attachés par des chaînes; mais quand il a vu Zinzara, la reine, le regarder, il a pris peur, l’idiot, et s’est bien vite sauvé. Il a pris peur parce qu’il y a, dans le regard de Zinzara, quelque chose qui n’est pas bon.

Et maintenant Livette, en passant, le regarde, et l’idiot, qui sourit, lui tend, pauvre larve humaine, une perle de verre,—un trésor pour lui—qu’il a trouvée ce matin dans l’ordure du ruisselet voisin. La perle brille. Elle est bleue. L’idiot y voit la beauté, et il l’offre à la belle fille qui passe. Livette lui sourit et, lui, il rit à Livette, l’idiot qui bave, et qui se traîne, estropié. Il rit, et sent son cœur d’homme, en lui, vaguement s’ouvrir... à quoi?—à quelque chose qui est, dans les yeux de Livette, et qui est bon.

 

Dieu est sur nous, et, sous nous, le diable. Dieu? que voulez-vous dire? L’humanité bonne, celle qui est au-dessus de nous et vers laquelle nous marchons; cet idéal, sorti de nous, qui, à force de s’exprimer et de se faire aimer, se réalisera dans nos enfants. Le diable! que dites-vous? la bête obscure, la larve gloutonne, aveugle, qui fut nous, et dont nous nous éloignons.

 

Quelque chose est plus près du mystère que l’esprit, c’est l’instinct.

Nous sommes, certes, plus près de notre origine que de nos fins, et l’instinct nous explique presque l’origine parce qu’il s’y traîne encore, mais notre esprit ne peut expliquer la fin parce qu’il en est encore bien loin! D’où venons-nous? La bête, qui rampe, peut s’en douter.—Où allons-nous? Comment le saurait-elle, la bête qui ne vole pas?

Le lien qui fortement nous rattache à la terre n’est pas coupé. L’homme porte à jamais la cicatrice de sa naissance. Il voit donc, là encore, comment il se rattache, en arrière, à l’infini; mais comment, en avant, par la mort, il se rattache à la vie dans l’éternité, il ne le voit pas.

L’instinct, comme un ver luisant, éclaire les fonds d’où sort l’homme; mais l’intelligence n’éclaire pas les profondeurs d’en haut où elle se perd elle-même, au point précis où Dieu s’explique.... Ah! que Dieu est obscur!

Oui, entre l’origine et l’intelligence, il y a l’instinct, comme un pont. Entre l’intelligence et la fin, il y a le vide. Ici la raison ne passe pas. Il faut bondir. L’homme ne peut facilement concevoir que ce qui est en bas. Ce qui est en bas, sa pesanteur l’attire à le comprendre.

Pour comprendre ce qui est en haut, il faudrait une faculté de s’alléger que l’homme n’a pas, une aile qui manque. L’instinct, ici, agit sur l’esprit même, en sens inverse de l’effort spirituel.

A quelques esprits, elle vient parfois, cette faculté de s’enlever; mais l’homme ne conçoit que selon ce qu’il éprouve, et le temps est passé où l’on se fiait aux mages, à ceux qui conçoivent plus et mieux. Peut-être a-t-on raison. Peut-être ne doit-on concevoir que par soi-même, et nul ne saura rien pour toujours avant de l’avoir mérité.

Pour une minute, dans le rêve surtout, dans la veille même, l’homme sait, quelquefois. Il a l’intuition profonde; mais rien n’est plus fugitif pour l’homme que ce vif sentiment de l’éternel.

Les meilleurs de nous sont des aveugles que hante le souvenir d’un éclair.

Qui de nous n’a su, pour l’avoir senti, comment on vole hors de soi? Le sens du mystère, à peine perçu, nous a fui, mais qui n’a-t-il pas pénétré, une seconde?

La vérité, comme l’amour, n’est qu’une seconde en laquelle il faut croire,—à jamais.

Et ces pensées sont en leur lieu, car tout est dans tout. Celui-ci étudie l’hysope; celui-là le chêne; Cuvier le mastodonte et Lubbock la fourmi; mais tous arrivent au même point, à un point qui est tout.

Savez-vous pourquoi les bohémiens, les gitanos, les zincali, les zingari, les zigeuners, les zinganes, les tziganes, les gypsies, les romani, les romichâl (toutes façons diverses de désigner la même race errante) excitent si fort la curiosité des peuples civilisés?

Il y a à cela deux raisons.

La première, c’est que, très sauvage, très primitif, le bohémien apparaît au milieu des civilisés comme l’image d’eux-mêmes dans le passé. Les zingari sont comme les fantômes de nous-mêmes.

En nous revoyant en eux, nous nous plaisons, assis dans la sécurité de notre foyer fixe, au regret de n’avoir plus devant nous l’espace cher à la bête que nous fûmes; de n’être plus en rapport constant avec la terre, la plante et l’animal, qui sont les mères dont nous sortons et que nous aimons pour cela. Ils sont demeurés ce que nous étions au départ, et cela nous touche.

La seconde raison, c’est que, véritablement, ils ont su jadis, du sens de la vie, quelque chose.

Il est certain qu’ils sont sorciers. Ils ont entrevu la source obscure, et vaguement s’en souviennent, en ont gardé le reflet noir dans leur regard.

Le regard! ils en connaissent la puissance endormante et suggestive. Ils savent soumettre, par le regard, l’âme des faibles.

Les moins sorciers d’entre eux croient encore que le «secret» des choses a été caché quelque part, sous une pierre, et, dans leurs courses à travers tous les pays du monde, bien des fois ils soulèvent de lourdes roches dont la forme étrange semble indiquer qu’elles peuvent sceller le mystère.... Ils ne trouvent jamais, sous les pierres soulevées, que des crapauds, des vipères et des scorpions; mais, du sang et du venin de ces bêtes, ils savent composer des philtres redoutables.

Ils connaissent aussi la nature secrète des plantes, et comment, coupées à de certaines époques, à de certaines heures, selon l’influence des saisons et des rayons de la lune, ciguë ou belladone ont des vertus différentes.

Ils sont habiles dans l’art des poisons, les zangui. Hommes et femmes,—roms et juwas—ils excellent dans l’art de donner aux troupeaux des maladies.

Leurs métiers ne sont que des prétextes à se présenter au seuil des maisons. Ils sont chaudronniers parce que l’art de soumettre au feu les métaux fut inventé par le fils de Caïn, père des maudits. Et ils sont selliers parce qu’ils aiment fréquenter les chevaux, chers aux vagabonds.

Les zangui, originairement adorateurs du feu, et qui n’ont plus de religion propre, mais toujours un peu celle du pays qu’ils traversent, sont aux hommes ce que Lucifer est aux anges.

«Nous venons d’Égypte, si l’on veut, disait parfois Zinzara à ceux de sa tribu. C’est là, en effet, que nous avons été puissants et sédentaires, aux temps de Moïse. Alors nos aïeux étaient magiciens des rois de l’Égypte, qui ont vaincu la mort; mais notre origine est plus haute et plus lointaine.

«Nous venons d’un pays où la Puissance secrète du monde a été pénétrée: un dragon en garde le mystère, au sommet d’une haute montagne, dans une caverne, à l’abri des déluges qui viendront.

«Notre aïeul Çoudra avait appris des grands prêtres l’art de se faire obéir par le dragon. Il entra dans la caverne et conçut la science de toutes choses, et il résolut de s’en servir au dehors, pour être à son tour un roi puissant parmi les hommes, car pourquoi était-il pauvre?... Pourquoi la misère et pourquoi la mort?

«A peine eut-il conçu son projet de juste révolte, que le dragon voulut le dévorer. Notre aïeul lui échappa, et crut alors que, au moyen des secrets qu’il avait dérobés, il serait tout-puissant sur la terre, mais il s’aperçut tout à coup qu’il les avait presque tous oubliés, comme par enchantement. Il ne connaissait plus que ceux qui nuisent, ceux qui font les maladies, les douleurs, les misères et la mort, tous les maux dont justement il aurait voulu s’affranchir.

«Et les grands prêtres le maudirent, lui et ses fils. Manou a dit contre eux: Ils habiteront hors du village; ils ne posséderont de vases qu’endommagés; ils n’auront rien à eux, si ce n’est un âne ou un chien. Leurs vêtements seront ceux dont on dépouillera les morts; leurs plats, des plats cassés; leurs bijoux ne seront que de fer. Ils iront sans repos d’un endroit à un autre endroit. Tout homme fidèle à ses devoirs se tiendra éloigné d’eux. Ils n’auront d’affaires qu’entre eux. Et entre eux seulement ils s’épouseront.

«Et les Tchandalas ont pu fuir la patrie mais non pas la sentence.

«Et voilà ce que nous sommes.

«La couronne de Çoudra est un cercle brisé,—armé de pointes, comme le collier des dogues, et son sceptre est une tige de fer, rompue mais redoutable. Car pourquoi la misère, la douleur et la mort! Dieu est mauvais.»

C’est avec ce conte, mis en chansons, que la reine tzigane avait parfois endormi son fils.

Et lorsqu’elle suit d’un long regard méchant, au seuil de quelque château, une jeune mère qui, en l’apercevant, fait rentrer bien vite son petit enfant, voici les pensées que roule en sa tête la Zinzara: «Les secrets, songe-t-elle, que savent nos voïvodes, nos ducs, nos princes et nos rois, peuvent faire trembler sur leur base toutes vos cités, vos trônes et vos églises, car pourquoi la misère, la douleur et la mort? L’heure viendra—nous l’attendons—où vos peuples seront dispersés au vent des colères, à moins que les mages qui nous ont maudits deviennent vos maîtres,—mais vous êtes pour cela trop loin de leur sagesse! Vous serez à nous.

«En attendant, malheur à ceux d’entre vous que nous trouvons seuls! Nous les regardons fixement, et l’âme du mal fait le reste!...»

Et voici ce qu’en arrivant près du campement des bohémiens vit la petite Livette.

Ils étaient là toute une tribu. Leurs voitures, nombreuses, étaient de différentes grandeurs, la plupart construites en forme de maisonnettes oblongues, assez semblables, avec leurs petites fenêtres, aux arches de Noé qu’on fabrique pour les enfants en Allemagne. Les bohémiens avaient aligné leurs voitures côte à côte, à la file, faisant face chacune à une maison du village. La file des maisons roulantes formait ainsi, avec les maisons bâties du village, une véritable rue tournante qui, prolongée, eût entouré les Saintes-Maries comme une ceinture. Ainsi, pour le temps de leur séjour, les zinganes pouvaient avoir l’illusion d’être fixés là, d’être des Saintins, l’un établi en face du boulanger, l’autre en face du cabaretier, mais nul n’oubliait que les maisons bohèmes restent posées sur des roues qui tournent et peuvent faire le tour du monde. «Je plains l’arbre, dit le zangui, il me regarde passer avec envie.... Il est jaloux des pieds de mon âne.» La plupart des voitures étaient rapiécées avec des planchettes multicolores, ramassées, volées un peu partout.

Les voitures des bohémiens étaient établies à la vérité, sur le derrière des maisons du village, en sorte que les habitants de ces maisons, le cabaretier ou le boulanger, occupés sur le devant de leur boutique, pouvaient sans affectation ne pas trop paraître dans la rue zingane.

Les zangui seuls y grouillaient donc à l’aise. Ne demeurant guère à l’intérieur des voitures que lorsqu’ils sont en route et fatigués ou malades, ils passaient leurs journées au plein air, assis dans la poussière, ou sur les degrés des petites échelles qu’ils abaissent du seuil de leurs portes jusqu’à terre; ou bien ils restaient de longues heures couchés sous les charrettes à l’ombre,—fumant des pipes et rêvant.

Pour l’instant, dans la lumière du matin, un certain nombre de femmes çà et là se livraient à la même occupation: chacune d’elles, avec des gestes de singe, cherchait la vermine parmi les cheveux crépus d’un de ses enfants, qu’elle maintenait dans l’étau serré de ses genoux.

Le petit, de temps à autre, poussait un hurlement, quand la mère tirait par mégarde ou arrachait un de ses cheveux, durs et noirs comme du charbon. Il avait alors, pour s’échapper, un ondulement sournois, mais l’étau des genoux le pressait, brusquement resserré, et c’étaient, çà et là, des piaillements de cochons de lait qui ne veulent pas être saignés. Alors les taloches de pleuvoir et les cris de redoubler. Puis tout à coup le plus pleurard de ces gamins cessait de crier, pour suivre, avec un intérêt subit, l’apparition d’une poule du voisinage ou les ébats de quelque chien de chasse égaré par là et bon à chiper.

Quant aux mères, elles accomplissaient leur besogne matinale d’un air automatique qui, très clairement, signifiait: «Ce que nous tentons là est tout à fait inutile, car la vermine pullule et toujours pullulera; mais il faut bien faire quelque chose. C’est toujours un bon moment d’occupé; et puis, sous l’œil des civilisés, cela nous donne une excellente contenance. On voit que nous sommes propres.»

—Achète-moi mon chien, disait l’une d’elles d’un air narquois à un villageois ahuri. Tu seras content de sa fidélité. Il est si fidèle, si fidèle! que j’ai pu le vendre quatre fois.... Il revient toujours!

Toutes ces femmes à peau fauve, bistrée et même noirâtre, avaient des cheveux d’un noir singulier, mat, d’un noir de charbon.—Les unes les portaient relevés en lourd paquet tordu sur le sommet de la tête. Plusieurs, toutes jeunes, les laissaient pendre en longs serpents sinueux sur leur poitrine et sur leur dos. Les yeux aussi étaient d’un noir singulier, très luisant, pareil au noir d’un velours vu sous du verre. La vie y éclatait sourdement, sans expression déterminée. Quelques mères vaquaient à leurs affaires tout en gardant sur leur dos leur nourrisson enveloppé dans une toile qu’elles portaient en bandoulière et dont les bouts nouaient sur leur épaule. La tête du petit sommeillait pendante, ballottée à tout mouvement.

Le rouge, l’orangé, le bleu, dominaient dans leurs haillons, mais ternis, fanés, noyés sous les épaisseurs de poussière sale;—un Orient enfumé.

Beaucoup de ces femmes tenaient entre les dents une pipe courte. Les hommes étendus çà et là, accoudés à terre, fumaient presque tous, placides, leur œil de sylvain fixé devant eux dans le vague. Ils avaient, sous leurs loques, de grands airs de fierté. Quelques-uns dormaient sous les cabanes roulantes.

La file des voitures qui longeait le village était encore dans l’ombre, mais, en tête de la file, le soleil frappait la première de ces cabanes qui dépassait, un peu isolée, la ligne des maisons. Cette première voiture, mieux peinte et plus soignée que les autres, était celle de Zinzara, et, devant, au soleil, quelques Saintins s’étaient rassemblés, attirés par les sons du tambour et de la flûte.

Livette, en approchant du groupe, ne se doutait guère qu’en face de la voiture, dans la maison du cabaretier, derrière le rideau d’une fenêtre du premier étage, s’était posté Renaud, pour voir, de là, à son aise, la bohémienne qui jouait de la flûte et qui, en même temps, dansait, pieds nus et bras nus.

La flûte, une flûte double, aux deux tuyaux légèrement écartés, Zinzara la tenait avec beaucoup de grâce, et, les joues légèrement gonflées, elle y soufflait en soulevant tour à tour et abaissant les doigts, au gré d’un air bizarre, tantôt lent, tantôt furieusement saccadé. Et elle avait la tête rejetée en arrière,—en sorte qu’elle paraissait plus fière et plus agressive que jamais.

 

Tout en jouant de la flûte, Zinzara dansait une danse mystérieuse comme elle. Ses pieds nus ne faisaient guère que marquer sur place un rythme lent. Sa danse n’était pour ainsi dire qu’un jeu d’attitudes. Elle variait en cadence les ondulations de tout son corps qui, très flexible et vigoureux, s’accusait, à chaque mouvement, sous les étoffes molles. Quand le rythme se faisait rapide, elle piétinait vivement, sur place toujours, comme en hâte d’arriver à un rendez-vous d’amoureux, où recommençaient des langueurs.

Assis à quelques pas de la danseuse, un jeune bohème, au regard noir et vague, frappait du poing, en songeant à autre chose, sur un large tambour de basque, autour duquel tressautaient diverses amulettes suspendues, scarabées d’Égypte, coquilles de nacre, bagues, larges anneaux d’oreilles.

Et le tambour semblait dire à la flûte double: «Sois tranquille: le mâle veille. Je suis là, père ou fiancé, moi, le mâle à la voix forte, et tu peux chanter en liberté ta joie et ta peine, nul ne te troublera: je veille! et c’est pour toi que bat mon cœur, dans ma poitrine large et bien sonore.»

Mais dans les sons du tambour de basque, la bohémienne, elle, entendait de tout autres choses; et, souriante, soufflant dans sa flûte aux deux tuyaux écartés, abaissant et relevant sur les trous ses doigts légers, Zinzara, attirante pour tous, serrée dans ses haillons souples, qui, plaqués sur elle, moulaient tour à tour ses hanches ou sa poitrine;—montrant, sous ses jupes relevées et accrochées à la ceinture, ses mollets nus, de couleur fauve,—Zinzara semblait ne pas voir les spectateurs.

Vingt à trente personnes la regardaient, et elle semblait danser pour elle-même, mais son œil de sorcière suivait, sans en avoir l’air, les moindres mouvements de la tête de Renaud, apparue parfois tout entière dans l’écartement des rideaux de serge, à carreaux rouges, derrière les vitres du cabaret, là, sous le rebord du toit de la maison d’en face.

Quant elle vit venir Livette, la danseuse eut un battement de pieds très vif comme irrité, et de la flûte s’échappa un cri, un cri de guerre, aigu, prolongé, pareil au crissement d’une étoffe de soie rapidement déchirée.

Livette involontairement en tressaillit et, se mêlant au groupe accru de minute en minute, elle regarda.

Zinzara fit un signe et prononça, entre deux temps très forts, une parole gutturale, bizarre, qui était un ordre précis, car un enfant tzigane, qui s’était approché d’elle depuis un moment, se glissa sous la voiture, d’où il ressortit armé d’une longue baguette blanche, avec laquelle il fit signe aux assistants d’avoir à se reculer un peu. Puis, il se plaça en face de Zinzara, au milieu du premier rang des spectateurs, et se retournant vers eux, il leur recommanda le silence, en mettant un doigt sur la bouche. Un mot d’ordre circula, et les assistants, plus silencieux, comprirent que quelque chose allait se passer.

La danse avait fini. Le tambour cessa de résonner à temps égaux. La flûte seule, entre les mains de Zinzara, dont les doigts remuaient lentement, chantait. C’était à présent une voix cristalline, menue comme le prolongement du son d’une goutte d’eau tombant au fond d’une vasque; c’était un appel très doux, insinuant, mélancolique, comme aussi serait le prolongement de l’appel du crapaud, la nuit, au bord d’une mare, dans l’écho d’une vallée rocheuse.

Et, du bout de sa baguette, le petit enfant désigna à l’un des spectateurs quelque chose qui, à terre, sous la voiture, rampait, s’approchant. C’était un serpent, mignon, strié de jaune et de rouge, qui arrivait, attentif au son de la flûte. Un autre suivit, et bientôt il y en eut plusieurs; il y en eut cinq.

Arrivés devant la musicienne, entre elle et l’enfant à la baguette, ils dressèrent leur tête, la balancèrent lentement d’abord, puis plus vite, accompagnés par le rythme de la flûte.... Les serpents dansaient, et, en sa pensée, chaque spectateur, malgré lui, comparait leur danse à celle qu’il avait vue tout à l’heure, à celle de la femme. C’étaient les mêmes ondulements, les mêmes grâces malignes, et chacun éprouvait, à ce spectacle, une inquiétude.

Livette, surprise, troublée d’une émotion singulière, croyait rêver. Ce qu’elle voyait, s’accordait étrangement, tristement, à l’état de son cœur. Elle n’en connaissait pas le rapport secret, profond, avec sa destinée, mais elle en subissait la tristesse maléfique. Le regard de Zinzara, par instants, passait sur la fille et ne s’y arrêtait pas. Au sujet de sa propre influence, Zinzara savait... ce qu’elle savait.

Fins, fins comme de la soie filée, les sons de la flûte se firent très fins, ténus comme des fils qui allèrent s’enrouler au col des petits serpents, et les petits serpents se mirent à suivre les sons de la flûte, qui les attiraient. Zinzara marchait à reculons. Les petits serpents la suivaient comme s’ils eussent été attachés par les fils soyeux qui étaient les sons de la flûte. La tzigane s’arrêta, et les sons s’accourcirent, en quelque sorte, comme des fils qu’on enroule autour d’une bobine.... Alors les serpents se rapprochèrent de la magicienne, et Zinzara, avec lenteur, s’étant accroupie, et, ayant abaissé jusqu’à eux ses mains qui tenaient toujours sa flûte toujours résonnante, les petits serpents s’enroulèrent à ses bras nus. De là l’un d’eux monta se nouer autour du cou, laissant pendre sur la poitrine bombée de la sorcière sa petite tête balancée, la bouche ouverte, la langue vibrante. Et deux autres, quand elle se releva, furent aperçus noués à ses chevilles, au-dessus de ses anneaux de jambes. Alors elle posa sa flûte et se mit à rire. Son rire découvrit ses dents, bien rangées, très blanches.

—A présent, dit-elle, à qui me donnera la main, je dirai la bonne aventure!

Mais, devant sa main tendue, aucune main ne se tendit à cause des petits serpents.

Zinzara rit très fort, et son rire, véritablement, rappelait certains sons de sa flûte double.

Livette fit en cet instant un mouvement pour se retirer.

—Allons, toi, lui dit aussitôt la gitane, tu as une fois refusé de m’entendre, mais aujourd’hui tu dois avoir une grande envie d’apprendre où est ton fiancé, la belle! Donne-moi ta main sans peur, si vraiment tu es digne de devenir la femme d’un cavalier courageux.

Livette rougit vivement. Ses deux compagnes de tout à l’heure arrivaient au même moment et elles avaient entendu. «Ne te laisse pas faire!» lui dit, à voix basse, l’une d’elles, en tirant par derrière la jupe de Livette; mais, provoquée par le regard de la zingane, où elle crut voir un éclair de moquerie, Livette, non sans se recommander intérieurement aux saintes Maries, offrit sa main à la bohémienne. La tzigane prit cette main dans la sienne. Les serpents dardaient leur langue fourchue. Livette était un peu pâle.

Elles étaient très petites toutes deux, la main de la magicienne et celle de la demoiselle.

Renaud, de là-haut, très surpris, un peu inquiet, regardait de tous ses yeux.

La zingane garda un moment dans la sienne la main de Livette, heureuse de sentir palpiter l’oiseau qu’elle fascinait. Elle avait eu l’espoir, du reste, d’intimider Livette, et le courage que montrait la petite l’irritait.

—Ton futur, dit-elle, n’est pas loin d’ici, ma belle, mais non pour toi, sache-le! Pour qui? c’est à deviner!

Livette, déjà pâle un peu, devint toute blanche.

—Cela seul, je pense, t’importe, gente amoureuse? Alors je ne te dis plus rien, sinon pourtant ceci encore: prends garde! le serpent qui est à mon poignet gauche vient de me souffler quelque chose. Veille à ton amour.

Il y eut dans le groupe des spectateurs un petit frémissement qui courut comme un pli de vague sur le marais. L’un des serpents, en effet, sifflait finement.

La bohémienne lâcha la main de Livette qui, en se retournant aussitôt pour s’en aller, reconnut, tout contre elle, Rampal.... Errant dans le village depuis le matin, il venait à peine d’arriver là, sans être aperçu de personne, pas même de Renaud.

Livette eut un instinctif mouvement de recul, tellement marqué que Rampal put le prendre pour un affront. Elle était, par malheur, ayant quitté le premier rang, retenue dans le groupe qui s’était refermé sur elle.

—Oh! oh, demoiselle, fit Rampal, on ne connaît donc plus les amis!

—Bonjour, bonjour, Rampal, répondit Livette, redoublant le salut, comme c’est l’usage du pays; mais laissez-moi passer, donc! Faites-moi place, je vous dis!

Sur le pont d’Avignon, fredonna la tzigane en riant, tout le monde paye passage!

Renaud, toujours derrière sa vitre, là-haut, venait de reconnaître Rampal. Tumultueux, mais avisé, il se demandait s’il allait descendre contre lui tout de suite, ou s’il attendrait que Livette fût partie.

Il ne fallait pas toujours un prétexte à Rampal pour embrasser les belles filles,—et ici, il en avait un!

—Vous entendez, fit-il, demoiselle? Le péager sera payé de bon cœur, ou, de lui-même, se paiera!

Il tenait par la taille, à pleins bras, la pauvre petite. Elle se pliait en arrière, écartant de lui, le plus qu’elle pouvait, son corsage et sa tête, mais, par deux fois, le gueux, penché, tendu contre elle, le souffle ardent, de force la ramenant un peu à lui, à pleines lèvres l’embrassait.

Un juron formidable éclata derrière eux, en l’air. Tous se retournèrent, et, levant les yeux au bruit, reconnurent Renaud, qui secouait là-haut la vieille fenêtre difficile à ouvrir. Deux secousses encore, et la fenêtre céda, s’ouvrit brusquement avec un grand fracas de vitres qui éclatent, et Renaud, debout sur l’appui, s’élançait... touchait le sol....

—Ah! le gueux! ah! le gueux! où est-il ce gueusas!

Mais Rampal, depuis une minute, avait sauté sur le cheval qui l’attendait, attaché, près de là, aux barres d’une fenêtre basse, et au galop, il fuyait.

Il fuyait, lancé comme en un jour de course, quasi debout sur les étriers, le corps penché, et faisant tournoyer sans cesse et très vite un nerf de bœuf lié à son poignet et qui, sifflant tout contre les oreilles droites de la bête, la rendait folle.

—Lâche! lâche! ne put s’empêcher de crier vers lui un des jeunes hommes de l’assistance.

—Lâche? oh que non! fit Renaud,—voleur seulement! car s’il n’était pas sur un cheval à nous, qu’il compte bien ne jamais nous rendre, je le connais, l’homme, il ne fuirait pas!

Et se tournant vers Livette terrifiée:

—Soyez tranquille, demoiselle, il ne l’emportera pas en paradis, notre cheval!

Renaud, en parlant ainsi, voulait-il donner à penser à la bohémienne qu’il tenait à venger plutôt le vol du cheval que l’injure faite à sa fiancée? Peut-être; mais le diable est si fin que Renaud lui-même ignorait que cette ruse fût en lui.

Quant à la gitane, elle se disait que Renaud, en sautant par la fenêtre, au lieu de descendre sans tapage par l’escalier, avait compromis sa vengeance pour le plaisir de lui montrer, à elle, sa souplesse de bohémien. Et il avait sauté en effet comme un chat sauvage, et rebondi à terre sur des pattes élastiques! Il était souple vraiment comme un vrai zingaro! Il était beau et hardi comme un voleur! Ce sont aussi des bohémiens, ces gardeurs de taures, ces errants meneurs de cavales!

Renaud, qui avait disparu, le temps de «nouer» la sangle de son cheval, repassa, au bout de quelques minutes, montant Leprince, sur le lieu de la scène, où discutaient encore ceux qui y avaient assisté.

—Attrape-le! attrape-le! mange-le, le Roi! lui crièrent en chœur vingt voix de jeunes hommes.

—Avec le Roi et Leprince contre lui, ajouta l’un d’eux en riant, Rampal est un homme tombé!

Renaud déjà était au large. Il n’avait pas regardé la zingane, mais il s’était senti regardé par elle, et il se sentait maintenant, de loin, suivi par son regard; et cela, sur la selle, lui donnait des redressements dont il avait conscience, et qu’il se reprochait vaguement à cause de Livette, mais sans les réprimer. Ma foi, oui, tout en galopant, dans sa colère, il galopait d’une certaine façon, pour qu’on vît bien sa colère même, pour paraître beau et fier cavalier, comme il l’était en effet. Il sentait tous ses mouvements... il croyait se voir et voulait qu’on le vît bien, le Roi!

Le paon, dans la saison de l’amour, a de plus magnifiques plumes et fait la roue. Le rossignol et le rouge-gorge ont des voix plus belles. Chacun se plaît d’être paré pour plaire.

—Où vas-tu, Livette? dirent à la jeune fille ses deux amies.

—Je vais voir M. le curé. Il faut, pauvre moi, que je lui parle! car, d’avoir écouté cette sorcière, voyez-vous, c’est un gros péché!

XIV

Tous deux avaient la lance, Renaud et Rampal.

En passant près du mas Neuf, à une demi-lieue des Saintes, Rampal, qui ne possédait au monde que sa selle, et qui, n’étant à cette époque qu’un gardian sans place, n’avait pas de trident, en avait vu un laissé là, appuyé contre un figuier... et l’avait pris sans descendre de cheval, l’avait «emprunté sans rien dire», songeant que pour sa défense il en aurait sans doute besoin.

Maintenant, son nerf de bœuf dans la botte, la pique appuyée à l’étrier, courbé sur son cheval, il galopait à travers la plaine.

Renaud s’était trompé de route dans sa poursuite emportée. Peut-être la bohémienne en était-elle cause, car, malgré lui, pour rester sous son regard, Renaud avait piqué droit vers le Vaccarès, tandis que, tout bonnement, Rampal avait suivi la route d’Arles, ne rusant pas pour mieux ruser, se disant que Renaud à coup sûr se persuaderait qu’il avait gagné le milieu de l’île pour s’y réfugier dans quelque «jass» abandonné.

Renaud devina l’idée de Rampal.

Il gardera la route, se dit-il tout à coup, et, certain de cela, il tourna à gauche, et fila droit dans l’ouest. Rampal, ayant sur lui une avance d’une bonne lieue, arrêta son cheval, aux environs des Grandes-Cabanes, et, appuyé fortement sur sa lance piquée en terre, il mit, l’un après l’autre, ses pieds sur la croupe de son cheval immobile, et de là, durant quelques secondes, examina la plaine derrière lui....

Entre deux touffes de tamaris, il vit, comme un éclair ou comme un lapin qui «fuse» entre deux bouquets de thym, un cavalier.... Renaud, sûrement! Rampal comprit que Renaud, si c’était lui, rejoignait la route, et alors, il la quitta, et fit en sens inverse, le chemin parallèle à celui que faisait au loin son ennemi. Quand Renaud arriva sur la route, et se mit à la suivre, Rampal avait devant lui le Vaccarès, et tournant à gauche, se mettait à en suivre le bord. Il comptait passer le grand Rhône et gagner la cabane du Conscrit, au milieu de la «gargate», le gîte où il se promettait de trouver, dans les périls graves, un refuge suprême. Malheureusement pour lui, il avait été vu,—lorsque, debout sur son cheval, il guettait son homme,—par un pêcheur d’anguilles qui, accroupi au bord de la roubine, lançait à l’eau, au bout d’un roseau, une grappe de vers de terre enfilés et tout entortillés, au bout de la cordelette courte.

—N’avez-vous pas vu Rampal, compère? fit Renaud arrêtant net son cheval, dès qu’il aperçut le pêcheur qui était en train de changer de place.

—Tiens, le Roi! c’est toi qui le cherches? fit le pêcheur, un vieil homme. Il doit être à cette heure, s’il a gardé la route qu’il a prise pour t’échapper (car j’ai bien vu qu’il guettait quelqu’un derrière lui), il doit être maintenant au bord du Vaccarès, et, de là, s’il ne retourne pas aux Saintes, c’est qu’il remontera vers Notre-Dame-d’Amour.... Tu le prendras,—car ta bête est bonne,—entre le Vaccarès et la Grand’Mar.

Renaud était reparti comme avec des ailes.

Au bout d’une heure et demie d’une course folle (il avait su pourtant changer plusieurs fois, très sagement, d’allure), il s’arrêta, un peu découragé, puis, après une halte et un coup d’eau-de-vie bu à la gourde qui ne quittait jamais ses fontes, il reprit,—non sans avoir soigneusement laissé boire à son cheval une seule gorgée d’eau de la roubine,—sa course de rage.

Arrivé entre le marais de la Grand’Mar et le Vaccarès, il trouva, sous la conduite de Bernard (le jeune gardian qui était son aide), sa propre manade au repos.

Chevaux et taureaux marins, couchés, au bord du Vaccarès, se reposaient, immobiles, dans le rayonnement double du ciel et de l’eau, car l’heure allait vers midi et la lumière était éclatante.

Bernard, couché sur le dos, la tête sur sa selle, son chapeau sur les yeux, se reposait aussi, non loin de son cheval qui, entravé, apprenait l’amble.

Devant Renaud s’étendait le Vaccarès gris perle, luisant comme une immense table d’acier poli, au milieu de laquelle dormait un véritable îlot blanc de mouettes assises, immobiles.

Derrière lui, s’étendait une plaine d’un gris cendré, qu’on voyait, par places, aux endroits où ressort le sel en efflorescences cristallines, scintiller à travers un vaste réseau violâtre de saladelles en fleurs, car les saladelles s’étalent en larges touffes grêles, très ramifiées, sans feuillage, pointillées d’une multitude de fleurettes lilas, à travers lesquelles on aperçoit la terre.... Et plus bas commençaient les champs d’enganes, aux feuilles charnues, juteuses,—d’un beau vert de plante grasse, quand elles sont jeunes,—mais que la «marine» colore bientôt en rouge sanglant, en sorte que les plus vieilles, et les plus proches de la mer, sont les plus pourprées.

Çà et là, des tamaris, bas, rares, aux troncs noueux, bosselaient la plaine, avec leur feuillage léger que voilaient de rose doux leurs fleurettes en épis, mignonnettes, et pourtant lourdes au bout de leurs branches si flexibles.

Et, par vastes plaques, dans des fonds desséchés et craquelés, s’étalaient, bien verts, drus comme des moissons de bon blé, les siagnes, les triangles, les ajoncs, les apaïuns de toute espèce, les caneoùs, ces roseaux nains qui servent à faire des toitures et paillassons,—toutes sortes de tiges d’eau, bien droites, dont les bataillons rigides, moissonnés en été, s’échancrent, sous les faucilles, en larges demi-cercles. Au-dessus de ces étendues de verdure, bruissantes à la moindre brise, passaient quelques libellules à têtes monstrueuses, insectes-hirondelles, voraces mangeurs de moucherons. Elles tournaient, mêlées aux hirondelles, au-dessus des eaux d’où naissent les moustiques, et, dans les feuilles des roseaux, elles faisaient, lorsque s’y engageaient leurs ailes de mica transparent, aux nervures noires, un bruit métallique.

Renaud considérait ces choses familières et s’y oubliait. Une seconde, il se prit à croire qu’il gardait là sa manade, et qu’il n’avait rien autre à faire qu’à demeurer avec ses bêtes, perdu, comme elles, dans la contemplation tranquille, animale, du désert qui l’entourait. Il cessa d’aimer, de haïr, de désirer et de poursuivre.

Des ombres d’ailes passèrent à ses pieds. Il leva les yeux et vit, au-dessus de sa tête, deux flamants roses. «Ceux-là, songea-t-il simplement, ont fait ici leur nid, cette année.»

Mais Leprince, le bon cheval, avait reconnu ses cavales préférées, et allongeant tout droit son cou, élargissant ses naseaux pour respirer le grand large des marais et du désert, soulevant ses lèvres et découvrant ses dents,—il poussa un hennissement qui fit, d’un seul bond, se dresser toutes les cavales, et lever la tête des taureaux, et Bernard lui-même bondir tout debout sur ses deux pieds, la pique au poing.

Renaud, serrant les genoux, rassemblant son cheval, le maintint, frémissant sous lui, et dansant des quatre pieds dans l’argile molle.

En même temps, une rafale de mistral passa sur la plaine, et cassa en brusques vaguelettes le miroir du Vaccarès.

—Si c’est Rampal que tu cherches, fit Bernard, il n’est pas loin d’ici, pour sûr. Quand il m’a reconnu tout d’un coup,—voici un moment,—il a gagné par là. Et comme je l’ai perdu de vue assez vite, m’est avis qu’il est entré dans quelque cabane. Faudrait voir près la tour de Méjeane.

Renaud était reparti.

Tout à coup, ses yeux tombèrent sur une cabane basse, avec sa toiture d’apaïun en forme de camelle, ou bien de meule de paille, et surmontée, ainsi qu’elles le sont toutes, de sa croix de bois penchée en arrière, comme si le mistral la couchait.

Une idée lui vint: «Ce Rampal est là! Son cheval doit être fatigué. Il sera revenu un peu sur ses pas, sans être vu de Bernard, et se sera caché là,—afin que, trompé, je le dépasse.... Pour sûr, il est là!»

Renaud tourna bride, et, l’œil attentif, piqua droit sur la cabane, ce que voyant, Rampal, caché là en effet, d’où il guettait son ennemi par les trous de la muraille en ruines, sortit, en effrayant un hibou qui s’envola effaré, et s’élança sur son cheval qui broutait, entravé tout proche, invisible au fond d’un fossé.

Le mistral qui, vers ces heures-là, quand il se décide, arrive en coup de canon, se mit brusquement à ronfler. Renaud, pour recevoir la bourrasque, avait baissé la tête, en sorte qu’il n’avait pas aperçu la manœuvre de l’ennemi.

Et Rampal parut sortir de terre tout à coup, à vingt pas de Renaud, qui ne fut pas surpris, et qui courut sur lui, la lance haute, tout pareil à un chevalier du temps de saint Louis, dont parlent nos légendes.... (C’était le beau temps d’Aigues-Mortes!)

Mais la Camargue est, comme on sait, la mère du mistral. C’est elle, dit-on, l’immense plaine soleilleuse, c’est elle, avec la Crau, qui, à force de renvoyer l’air en haut en le surchauffant, est bien forcée d’en appeler d’autre, pour respirer. Et alors, de la vallée du Rhône, descend, à l’appel du désert, un torrent d’air frais, compagnon du fleuve, et qui s’appelle le mistral.... Il ronflait, le mistral, comme au fond d’une voile, dans la veste ouverte de Renaud, et, prenant Leprince de biais, il le retardait un peu. Sauter le fossé devint difficile. Cela donna de l’avance à Rampal qui, face au vent, trottait maintenant à franche allure.

Le fossé était entre les deux hommes, et Rampal, en le longeant au grand trot, voulait seulement dégourdir les jambes de la bête. Renaud, renonçant à franchir le fossé tout de suite, se décida à suivre de côté. Les deux cavaliers trottèrent ainsi un moment. L’avisé Rampal avait, contre le mistral, serré sa tête dans un foulard rouge, dont les bouts flottaient sur sa nuque.

Tout à coup, profitant d’un resserrement des berges, Renaud enleva son cheval,—qui se trouva de l’autre côté du fossé, juste à la minute où, ayant fait en sens contraire la même manœuvre, Rampal, du côté que venait de quitter Renaud, prenait sa course....

Renaud ne retrouva pas tout de suite le passage favorable, et Rampal gagnait du terrain....

Ayant enfin de nouveau franchi l’obstacle, Renaud maintenant poursuivait Rampal, à toute volée,—et si vite que, lorsque Rampal se retourna pour juger la distance, il vit Renaud à cinquante pas à peine derrière lui.

Tout juste il eut le temps de faire volte-face, et, la lance en arrêt, il attendit, immobile, penché en avant, les semelles en arrière fermement posées à plat dans les étriers larges.

Renaud, par malheur, chargeait contre le mistral. Une grêle, faite de sable, et de ces petits colimaçons arrachés aux feuilles des enganes où ils vivent collés par myriades, le frappait au visage, le «contrariait».

Là-bas, à cinq cents pas, Bernard regardait,—sans rien dire, par peur de Rampal,—mais faisant tout bas des vœux pour Renaud, et il croyait voir deux héros de targue debout sur la haute échelle, à l’avant des bateaux de joûte, la pique sous le bras droit, et tenue ferme en main.... Le trident de Rampal, abaissé trop bas brusquement, par un faux mouvement de son cheval, piqua le talon de la botte de Renaud, et érafla le flanc de Leprince qui fit un écart violent, comme lorsqu’il évitait les cornes des taures.

La pique de Renaud, déchirant la manche bleue de la chemise de son ennemi, en emporta le lambeau.

Les cavaliers s’étaient croisés et dépassés.

Rampal se retourna le premier et, prêt à frapper par derrière, rejoignit Renaud qui, pour lui faire face, s’efforça d’arrêter Leprince trop lancé, et Leprince, sentant derrière lui le pas précipité et le souffle ardent du cheval adversaire, furieux d’être maintenu, craignant d’être dépassé, fit, dans sa colère, un tête-à-queue si inattendu que Rampal, terrifié, de nouveau tourna bride, mais involontairement.

Et Renaud, voyant son poursuivant redevenir malgré lui son fugitif, lâcha la bride à Leprince, libre.

L’étalon prit son vol.

Les deux cavaliers, vent arrière à présent, aidés par la bourrasque, filaient.

Les aigues et les taures, toute la manade, bien debout, les têtes hautes, l’œil fixe, les naseaux large ouverts, regardaient venir à eux les deux cavaliers, courbés en avant, la bride vibrante, comme chassés par l’ouragan, le long de l’étang dont les eaux dansaient, clapotantes.

Çà et là, les petits tamaris, eux aussi, le dos voûté, semblaient fuir devant le temps. Il n’y avait plus, allez, de mouïssales ni de demoiselles en l’air. Au-dessus du Vaccarès, volaient bas des poussières d’eau. Le mistral balayait tout.

Et deux minutes après, impuissants à maîtriser leurs bêtes énervées qu’affolaient la lutte et le vent, les deux ennemis traversaient la manade, ventre à terre.

Alors, excitées à la vue de leurs deux étalons en fureur, effrayées à la vue des tridents, ivres du vent sauvage qui leur entrait au corps par leurs naseaux qui montraient le rouge,—les aigues hennissantes, cabrées, s’enlevèrent toutes d’un bond, au galop.... Les taures suivirent.... Des centaines de sabots et de pieds fourchus battirent le sol d’une crépitation de tempête, et le troupeau, fouetté par le mistral qui, en hurlant, le mordait et le poussait, se mit à rouler comme un Rhône à travers la plaine.... Et tandis qu’en toute hâte Bernard sellait son cheval pour les rejoindre, les deux adversaires chevauchaient dans cet ouragan, comme charriés par le piétinement de quatre-vingts bêtes qui faisaient voler derrière elles tantôt des poussières d’eau, tantôt des plaques de limon, tantôt des nuages de sable, dans le vent qui les dépassait!

C’est en tête, et au milieu pourtant de ce tourbillon, que Renaud parvint à joindre Rampal.... Lorsqu’il fut à le toucher, il choisit le moment précis où le cheval poursuivi relevait son pied gauche de derrière, pour frapper la croupe à droite. La jambe droite, au moment où elle allait poser sur le sol, s’infléchit sous un coup de trident qui pesait le poids d’un homme lancé au galop, et Rampal roula avec sa bête, sous le fourmillement des pattes galopantes dont trépidait la terre.

Taureaux et chevaux bondirent par-dessus ces deux corps, de bête et d’homme, étendus, et quand le troupeau, las et calmé, s’arrêta, une demi-lieue plus loin, Renaud, bien en selle sur Leprince, tenait en main le cheval reconquis, dont le flanc seulement et les naseaux saignaient.

Debout, à côté de lui, la rage entre les dents, souillé de boue et de poussière, la face sanglante, la paume des deux mains pelée, toute rouge,—Rampal s’occupait à remonter sa culotte et à renouer sa ceinture!

—A la prochaine, Renaud! Après ça, tu peux y compter, un homme, n’est-ce pas, se doit revancher!

Mais sa voix se perdait, grêle, dans le ronflement du mistral.

—Rends-moi ma selle! cria-t-il plus fort.

La selle du gardian, c’est toute sa fortune. Il la soigne, l’aime, en est fier.

—Ta selle? répondit Renaud plein de méfiance.... Suis-moi, viens la prendre! Bernard te la rendra.

Et, haussant les épaules, il rejoignit, sans autre parole, la manade à laquelle il reconduisait le cheval amaigri dont Rampal avait abusé.

En vérité, il était content que Blanchet n’eût pas été de ce duel.... Il le reconnaissait de loin, Blanchet, perdu là-bas parmi les aigues, mais plus soigné, plus fin que les autres bêtes. Un vrai cheval de demoiselle, tout vaillant qu’il fût!... Il allait donc pouvoir le rendre à la maîtresse, à présent qu’il avait, outre Leprince, son ancien cheval. Et l’orgueil de la victoire enflait ses narines. Sa poitrine respirait tout le grand large.

Il pensait à deux femmes—oui à deux, pas à une seule!—qui, en apprenant la chose, se diraient de lui: «C’est un homme!» Et le beau cheval de Renaud ressentait toutes les fiertés de son cavalier, dans la liberté qui lui était laissée de marcher fièrement pour son compte, avec des bonds d’étalon vainqueur à la course sous les yeux de tout son troupeau.

XV

M. le curé des Saintes était un homme de près de soixante ans, bien conservé, très grand, solide, avec des yeux fort vifs, qu’il éteignait sous des lunettes, et des gestes énergiques que sa volonté rendait lents.

Le presbytère est tout près de l’église, le seuil ombragé de quelques ormeaux. La maison, selon l’usage du pays, est blanchie à la chaux, une fois par an, à l’intérieur et à l’extérieur, comme les maisons arabes.

Les maisons des Saintes sont basses. Les rues serpentent, étroites, pour fuir le soleil. L’ombre, sous les tendelets des petites boutiques, est bleuâtre. Devant les portes, ouvertes sur la rue, retombent des rideaux transparents, en toile commune, ou même faits quelquefois d’un filet à mailles fines, qui arrêtent les mouches et laissent entrer la lumière ainsi passée au tamis. Et, là derrière, les filles des Saintes sont enfermées comme des oiselets en cage ou comme de petites bêtes très dangereuses.... Ne faut-il pas craindre un peu toutes les filles, voyons?

Les filles des Saintes portent la coiffure d’Arles, et le fichu aux plis accumulés, réguliers, fixés par des centaines d’épingles, par autant d’épingles qu’un rosier a d’épines; et, dans l’entre-bâillement du fichu épais de plis, on voit, tout au fond de la «chapelle», sur la chair jeune que soulève le soupir féminin, briller la petite croix d’or. Sur la jupe, qui est ample, le tablier a l’air, lui aussi, d’une jupe, tant il est large, et, de là-dessous, les pieds sortent, menus, agiles comme les pattes rouges de la perdrix de Camargue qui vite, vite, aiment à se mettre l’une devant l’autre pour fuir le chasseur, sachant que la Camargue est large et que l’horizon ne manquera pas.

Plus d’une figure est pâle, aux Saintes, car, on a beau dire, le marais engendre toujours la fièvre, et ce pays, où l’on vient pour se guérir par miracle, est à l’ordinaire un pays de maladie; mais la pâleur va bien sous les cheveux noirs, ondulés, gonflés en bandeaux sur les tempes, et retombant sur la nuque en deux masses lourdes qui remontent vers le chignon. Pour oublier ce qui est triste, on a ici, comme partout, la coquetterie—et le reste!... Et puis on s’habitue à la fièvre, qui donne des rêves, des visions; on l’apprivoise: elle n’est pas méchante pour ceux qu’elle connaît et ne les conduit que très vieux au cimetière.

Le cimetière est à quelques pas du village, à quelques pas de la mer. Dans son cadre de murailles basses, il est là, au pied des dunes. Entre la mer et le désert camarguais, là dorment les Saintins: beaucoup de pêcheurs qui vécurent dans les bateaux plats; des gardians qui vécurent à cheval dans la plaine....

Les uns comme les autres retrouvent là, dans la mort, les choses au milieu desquelles s’agita leur vie: le sable salé, plein de menues coquilles, les enganes, poussant malgré tout, rougies par «la marine», grasses de soude, et l’ombre grêle des tamaris empanachés de rose. De là ils entendent les hennissements des cavales sauvages, le cri des gardians qui luttent, les jours de fête, à la course, ou qui, dans le cirque, sous les murs de l’église, excitent les taureaux noirs. Ils entendent les voiles claquer, et le «han» des pêcheurs qui, les jambes nues, mettent à l’eau leurs bateaux sans quilles, les bettes plates; et, de nuit et de jour, le battement de la mer, qui s’efforce de repousser l’île camarguaise, tandis que le Rhône, au contraire, sans cesse la pousse dans la mer, en l’accroissant de limons et de cailloux charriés depuis la source. La mer la frappe, l’île, comme si elle n’en voulait pas, mais elle a beau faire, elle ne peut que l’accroître, elle aussi, de ses sables rejetés.

Et les sables de la mer font aux rivages de la Camargue un ourlet de dunes.

On voit bien, là, que les dunes, ces mouvantes collines de sable, pareilles à des tombeaux, ont dû servir de modèle aux massives pyramides qui sont les tombeaux des rois, aux déserts d’Égypte.

Au pied des petites pyramides de sable, dorment les morts de Camargue.

 

Où donc nous a entraînés la mort? Pourquoi sommes-nous ici, tandis qu’au seuil de M. le curé Livette soulève timidement le marteau de la porte?

Le coup résonne à l’intérieur dans le vide du corridor. Livette est émue. Que va-t-elle dire? Par où commencera-t-elle? C’est le commencement qui est toujours le plus difficile. Elle voudrait, maintenant, se sauver, mais il est trop tard. Elle entend, derrière la porte, des pas. La vieille servante, Marion, lui ouvre.

Marion a l’œil exercé. Elle sait, quand on frappe chez M. le curé, rien qu’à examiner les figures, ce qu’on demande, et, de son chef, répond en conséquence; car M. le curé a des rhumatismes; il est sujet aux fièvres, et Marion soigne M. le curé! S’il écoutait Marion, il se soignerait si bien que les malades mourraient toujours tout seuls, sans extrême-onction, car Marion aurait toujours une bonne raison à lui donner pour l’empêcher de sortir, de jour ou de nuit, par le mistral ou le vent d’est, été ou hiver, pluie ou soleil.

Mais M. le curé sourit et n’en fait qu’à sa tête. C’est un bon prêtre. Il est toujours à son devoir. Il aime ses paroissiens. Il les aide, en toute occasion, de sa bourse et de ses conseils. Il est aimé de tous.

Il aime ses paroissiens, sa commune, sa curieuse église, qui fut une forteresse, et dont il connaît tous les moindres détails de pierre. Il l’aime comme prêtre et comme archéologue, car M. le curé est un savant, et son église est, en effet, un des plus curieux monuments de France, avec ses murailles étrangement épaisses, hautes et menaçantes, couronnées de mâchicoulis et surmontées de créneaux bien ouverts, qui surveillent de tous les côtés l’horizon de mer et de terre, et que dominent les quatre tourelles, dépassées par la tour du milieu, du haut de laquelle la cloche, autrefois, bien souvent, a sonné l’alarme—en répétant à toute volée: «Voici les païens, gens des Saintes! Attention! Qu’on s’enferme ici! Préparez les flèches! l’huile et la poix bouillantes!» Ou bien: «Courez au rivage, gens des Saintes! Un navire de France est en perdition!»

Et aujourd’hui elle semble dire encore, à tous, de plus loin: «Je vous vois! Je vous vois!»

Sur l’église des Saintes, on n’en finirait pas de donner des explications et de conter des histoires.

Derrière les créneaux, tout là-haut, en bordure au toit de pierres plates qu’il encadre exactement, court un étroit chemin de ronde, où jadis, entourés du vol éternel des hirondelles de mer, circulaient les archers et les vigies. Le toit, aux larges pierres plates imbriquées, entre lesquelles verdoient quelques grosses touffes de nasques, érige, tout le long de son arête, une haute crête sculptée, faite de courbes ogivales que surmontent des fleurs de lis.

Cela est beau et grand, mais une petite chose dont les Saintins sont fiers autant que du clocher et des tourelles, c’est une plaque de marbre, de cinq pans environ de longueur sur trois de hauteur, où sont représentés deux lions. L’un protège son lionceau; l’autre semble protéger, comme si c’était son petit, un jeune enfant. Il paraît que cette image a été taillée par un ouvrier grec, dans les temps.

Ce marbre-là est incrusté dans le mur de l’église, au midi, à côté de la petite porte.

Vous entrez. La voûte de la nef, en ogive, vous oblige à lever les yeux très haut. Et en entrant, par la grande porte, vous êtes frappé de voir, en face de vous, au fond de l’église, une voûte romane dont l’arc, en son milieu, à cinq mètres au moins au-dessous de la nef ogivale, supporte les saintes châsses, qui reposent sur l’appui d’une ouverture en forme de fenêtre et flanquée de deux colonnettes. De là descendent, au bout de deux cordes, tous les ans une fois, les châsses miraculeuses.

Le chœur est exhaussé de quelques pieds au-dessus du dallage de l’église. On y monte par deux escaliers symétriques, entre lesquels se trouve la porte grillée par laquelle on descend dans la crypte de Sara. La voyez-vous, cette grille, juste devant vous, au bout du passage qui, entre les chaises, suit le milieu de l’église? On dirait, en vérité, le soupirail d’une prison.

Là-dessous, dans la crypte froide, bas voûtée, aux murs nus, cachot véritable, sur un autel de marbre mutilé, se trouve la petite châsse vitrée qui contient les reliques de sainte Sare, patronne des bohémiens. C’est là qu’au milieu des fumées de leurs cierges, dans un air vicié d’odeurs humaines, on les voit, accroupis et pressés en foule, une fois par an, gémir leurs prières suspectes.

Cette crypte, au temps des invasions sarrasines, servait de magasins de vivres, lorsque les habitants de la petite ville étaient forcés de se réfugier tous dans l’église-forteresse.

Aigues-Mortes a ses murs et la tour de Constance, massive comme Babel; Nîmes a ses Arènes et la Fontaine, et le pont du Gard, insolent de beauté, est à elle; Avignon a ses ponts, ses remparts et ses jacquemards; Tarascon, son château miré dans le Rhône; les Baux ont les ruines bizarres de leurs maisons creusées à même, comme des alvéoles de ruche, dans le massif de sa colline évidée; Montmajour ses petites tombes d’enfants creusées aussi, l’une à côté de l’autre, dans le roc vif, et qui, pareilles à des abreuvoirs de colombe, sont aujourd’hui toutes pleines de terre et de fleurs; Orange a son théâtre et son arc triomphal; Arles a son théâtre avec les deux colonnes encore bien droites au milieu; il a encore Saint-Trophime, au portail ouvré, et son allée des Alyscamps bordée de sarcophages chrétiens et de hauts peupliers.... Mais les Saintes-Maries-de-la-Mer ont leur église, que M. le curé ne donnerait pas pour tous les trésors des autres villes!

 

... Marion a bien vu que Livette est triste; Marion s’est sentie touchée quand Livette a dit: «Il faut que je voie M. le curé....» Et comme d’ailleurs le dérangement ne sera pas grand pour son maître, puisqu’on ne l’appelle pas au dehors, Marion a introduit Livette dans le salon.

C’est une pièce blanchie à la chaux; seulement, M. le curé a fait de son salon un véritable musée, et les murs disparaissent sous les étagères de bois blanc, menuisées par lui-même, et toutes chargées de ses collections.

Il y a là des poteries antiques, d’antiques verres tout irisés. Il y a de vieilles médailles.

Une de ces médailles rend Livette attentive. On y voit un taureau qui tombe; une de ses jambes de devant a fléchi. Un homme, son vainqueur, le saisit aux cornes. Elle a des siècles et des siècles, cette médaille grecque. Une pancarte l’explique à Livette, qui croit voir Renaud. Tout se recommence.

Voici les herbiers, et des boîtes pleines de coquilles, et aussi beaucoup d’oiseaux empaillés, tous ceux qu’on trouve en Camargue. Les pêcheurs, les chasseurs, depuis plus de trente ans, offrent à M. le curé des choses, des bêtes curieuses. Cette bête-ci, c’est une loutre du Rhône. Cette autre, un castor, à la queue en truelle, aux dents recourbées.... C’est une grosse question de savoir si les castors ne sont pas nuisibles aux digues du Rhône. L’essentiel, voyez-vous, est que les roubines, de tous côtés, envoient au fleuve, à la mer, les eaux des marais. Il faut que les digues tiennent bon, ne laissent point passer le Rhône. Et les castors, dit-on, détruisent les digues. Ils y creusent, pour se mettre à l’abri, quand viennent les grandes crues, des galeries montantes, et ils se réfugient au fond; et quand l’eau les y poursuit, ils percent, pour se sauver, un trou vertical, et voilà ma jetée minée, rongée au dedans de l’eau! Cela est mauvais....

Livette lève les yeux. Au plafond, est suspendu un lézard, la gueule ouverte; il est très gros. Je crois bien! c’est un petit crocodile, le dernier qu’on ait tué en Camargue, voilà bien longtemps!

Et dans tous les coins laissés libres par les curiosités naturelles, on aperçoit quelque image pieuse. Ici, les deux saintes Maries dans le bateau, Là, les saintes Femmes ensevelissant le Christ. Ailleurs, Magdeleine à la Sainte-Baume, à genoux devant la tête de mort.... Mais Livette ne voit jamais de sainte Sara!

Livette s’est assise; elle attend. M. le curé ne vient pas. C’est que M. le curé, qui est déjà l’auteur de deux notices, l’une intitulée la Cure de Boismaux, l’autre la Villa de la Mar, travaille en ce moment à une troisième: Concordance des légendes des saintes Maries, avec ce sous-titre: De la confusion bizarre et regrettable qui tend à s’établir entre sainte Sare et Marie la Gipecienne.

La Cure de Boismaux a aussi un sous-titre: Monographie du domaine du Château d’Avignon en Camargue. M. le curé y rappelle que le domaine du Château d’Avignon constituait naguère une commune à part. Cette commune naturellement avait un curé, et, en ce temps-là, le propriétaire du Château d’Avignon était le général Miollis, frère de cet évêque de Digne dont parle M. Victor Hugo dans les Misérables, en le désignant sous le nom de Myriel.

M. le curé recherche, inutilement d’ailleurs, dans un chapitre spécial, pour quelles causes, telluriques ou autres, le domaine du Château d’Avignon est le plus particulièrement sujet aux invasions de sauterelles, qu’il faut faire combattre parfois en Camargue, comme en Afrique, par des régiments.

Quant à la Concordance, c’est un ouvrage très important et bien nécessaire. Il s’appuie notamment sur l’autorité du Livre Noir. Ce livre latin, conservé aux archives des Saintes, a été écrit en 1521 par Vincent Philippon, qui signe: 2,000 Philippon! (Jésus lui-même n’a pas dédaigné le calembour.) Il existe une traduction française du Livre Noir. Elle est de 1682 et commence ainsi:

Au nom de Dieu mon œuvre comancée
Par Jésus-Christ soit toujours advancée.
Le Saint-Esprit conduise sagement
Ma main, ma plume et mon entendement.

Voici donc la vérité sur les saintes patronnes de Notre-Dame-de-la-Mer.

Marie Jacobé, mère de saint Jacques le Mineur, Marie Salomé, mère de saint Jacques le Majeur et de saint Jean l’Évangéliste, n’arrivèrent pas seules en Camargue. Le bateau sans mât ni rames portait encore leurs servantes Marcelle et Sara, Lazare et toute sa famille, et plusieurs disciples du Christ.

M. le curé prouve, avec pièces à l’appui, que Marie-Magdeleine n’était pas dans la barque. Elle arriva en Provence d’autre façon, on ne sait pas par quel autre miracle.

A l’exception des deux Maries et de Sara, tous les passagers du bateau miraculeux se dispersèrent, prêchant et convertissant.

Les saintes ne quittèrent pas la Camargue, l’île du Rhône, divisée alors par les étangs en un grand nombre de petites îles, véritable archipel, nommé Sticados, et habité par des infidèles. En ces temps, toutes ces petites îles, formées par les marais, étaient couvertes de forêts et pleines de bêtes fauves. Et ce delta du Rhône était infesté de crocodiles.

Or, bien longtemps après la mort des saintes, un chasseur, suivi de sa meute, passant sur le lieu de leur sépulture ignorée, y rencontra un ermite, près d’une source.

—Seigneur, lui dit l’ermite, j’ai eu cette nuit, en rêve, une révélation. Près de cette source, dans le sable, reposent les corps de trois saintes!

Le seigneur était un comte de Provence. Son palais était à Arles, et M. le curé a tout lieu de croire qu’il s’appelait Guillaume Ier, fils de Boson Ier, célèbre par ses libéralités envers les églises.

On était en 981. Ce Guillaume avait vaincu les Sarrasins, et Conrad Ier, roi de Bourgogne, son suzerain, l’aimait et le respectait.

Le prince, ayant écouté l’ermite, s’en alla, l’esprit très occupé; et, peu de temps après, il revint, et fit bâtir, par-dessus la source même, une église en forme de citadelle, au beau milieu d’une très spacieuse enceinte de fossés.

Il fit ensuite publier dans toute la Provence que des privilèges seraient accordés à tous ceux qui viendraient bâtir des maisons entre le fossé et l’église.

Ainsi naquit la Villa-de-la-Mar,—qui est une ville, bien qu’on la traite trop souvent de village sous son nom de Saintes-Maries.

De tous temps, les comtes de Provence accordèrent à cette ville des privilèges.

Sous la reine Jeanne, une vigie devait sans cesse, du haut des tours de l’église, observer les navires et faire des signaux. Des sentinelles devaient, toutes les nuits, d’heure en heure, s’appeler et se répondre. Aussi les Saintins furent-ils, par la reine, dispensés de payer le péage et la gabelle.

M. le curé explique toutes ces choses dans son livre qui est bon. Il y raconte aussi, «comme de juste», la découverte des ossements sacrés.

En 1448, le roi René, étant à Aix, sa capitale, entendit un prédicateur affirmer que les saintes Maries Jacobé et Salomé devaient être enterrées sous l’église de la Villa-de-la-Mar.

René aussitôt consulta son confesseur, le père Adhémar, et envoya un messager au pape, lui demandant l’autorisation de faire des fouilles sous le sol, dans l’église. Cette autorisation lui fut accordée au mois de juin de la même année. L’archevêque d’Aix, Robert Damiani, présida aux fouilles.

On retrouva la source; près de la source, un autel de terre; au pied de l’autel, une plaque de marbre avec cette inscription que M. le curé commente longuement:

D. M.
IOV. M. L. CORN. BALBUS
P. ANATILIORUM
AD RHODANI
OSTIA SACR. ARAM
V. S. L. M.

On trouva enfin, parfaitement reconnaissables, les ossements des saintes et, en outre, une tête enfermée dans une caisse de plomb qui, selon M. le curé, est la tête de saint Jacques le Mineur, apportée de Jérusalem par Marie Jacobé, sa mère.

Les ossements, ayant été recueillis pieusement, furent, en grande cérémonie, enfermés dans des châsses de bois de cyprès. Le roi était là avec sa cour. Il y avait le légat du pape, un archevêque, douze évêques, un grand nombre de dignitaires des chapitres, de professeurs et de docteurs. Le chancelier de l’Université d’Avignon était présent. Il y avait, comme en font foi les procès-verbaux, trois protonotaires du Saint-Siège et trois notaires publics.

Rien n’est donc plus sûr que l’authenticité des reliques des Saintes Maries.

Mais des légendes apocryphes viennent contredire la vraie, et voici la page qui retient à son bureau M. le curé, tandis que Livette, toujours plus troublée, l’attend au salon:

«Parmi les erreurs populaires, écrit M. le curé, qui détruisent la pure tradition, il faut relever comme une des plus fâcheuses, des plus pernicieuses même, celle qui tend à mettre au nombre des passagers de la barque miraculeuse, une sainte Marie surnommée l’Égyptiaque. C’est là une véritable hérésie! Comment a-t-elle pu prendre source et quelles sont ses racines?»

M. le curé se propose de retoucher tout à l’heure cette dernière phrase, et pour cause.

«Sans aucun doute, poursuit-il, les Égyptiens ou Bohémiens, en manifestant, depuis des temps reculés, une dévotion particulière à sainte Sara, qui était, d’après eux, Égyptienne et épouse de Ponce-Pilate, ont contribué à la formation d’une absurde légende, mais celle-ci a sa source, ou sa racine, dans une autre raison: il y a dans la vie de l’Égyptiaque une histoire de barque qui prête à l’erreur, en causant les confusions.»

 

M. le curé se propose de revenir aussi sur ce paragraphe.

«Née aux environs d’Alexandrie, Marie l’Égyptienne quitta sa famille pour mener, dans la grande ville, la vie honteuse de son choix. Une rivière s’étant présentée, elle dut la passer dans un bateau, et, n’ayant pas de quoi payer son passage, elle récompensa le batelier d’une manière impure.

«Elle entreprit plus tard un voyage à Jérusalem, avec un grand nombre de pèlerins, et là encore elle paya les frais de sa route d’une façon diabolique, si l’on songe surtout que ceux qu’elle entraînait au mal étaient de pieux pèlerins! Aussi, quand elle se présenta à la porte du temple, une force invisible et invincible la repoussa. Elle ne put y pénétrer.»

 

M. le curé, plus content, respire sa tabatière.

 

«Elle se retira alors au désert où elle vécut quarante-sept ans. Son simulacre apparut un jour au moine Zozime, à Jérusalem. Elle lui apparut toute nue et le pria de venir la confesser. Il obéit et se rendit dans le désert. Elle était toute nue, en effet, mais très vieille. Et Zozime comprit sa sainteté à ceci qu’elle avait le pouvoir de marcher sur les eaux. Zozime écouta sa confession. Elle mourut en odeur de sainteté, aussi décrépite et affreuse à voir qu’elle avait été belle et agréable. Un lion lui creusa une fosse avec ses pattes dans le sable du désert.

«La longue pénitence de l’Égyptiaque avait donc racheté sa vie, et, sous Louis IX, les Parisiens lui consacrèrent une église qui porta le nom de Sainte-Marie-l’Égyptienne,—qui, plus tard, fut appelée la Gypecienne par corruption, puis la Jussienne. Cette église était dans la rue Montmartre, à l’angle de la rue de la Jussienne.

«On y voyait un vitrail naïf représentant la sainte et le batelier, avec cette inscription: Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son passage[A].

«On ne doit donc, en aucun cas, confondre sainte Sara, contemporaine du Christ, avec Marie l’Égyptienne... laquelle vivait au Vᵉ siècle... ce qui coupe court à toute controverse!

«Il est très heureux, poursuivait M. le curé, satisfait de sa conclusion un peu tardive, qu’une pécheresse pareille ne se soit pas trouvée à bord de la barque de nos Maries-de-la-Mer, car dans cette barque, comme nous l’avons dit plus haut, il y avait un certain nombre de disciples du Christ.... Spiritus quidem promptus est; caro autem infirma.»

 

M. le curé prend une prise, ôte et remet ses lunettes. M. le curé s’oublie.... Il repasse les toutes premières pages de sa notice, il biffe et rebiffe; il se bat avec les mots rebelles. De temps en temps, il assure ses lunettes, ouvre et consulte un vieux gros livre. Il est très occupé, très absorbé par son travail favori. M. le curé oublie qu’on l’attend, et la pauvre Livette, toute seule, dans le salon, avec les oiseaux morts et les coquilles, roule en son cœur des inquiétudes. La tristesse qui est en elle n’est pas dissipée,—loin de là!—par l’endroit où elle se trouve.

Tous ces oiseaux morts, qu’elle reconnaît la plupart pour des oiseaux de passage, lui racontent les ennuis de l’hiver, de la saison où les brumes se traînent sur l’île inondée....

Il y a des effraies, ces chouettes d’un jaune pâle, qui habitent les clochers et qui, la nuit, vont boire l’huile des lampes des églises; des vautours qui, des Alpes et des Pyrénées, descendent ici par les grands froids; le vautour cendré, qui habite la Sainte-Baume. Il y a de ces petites mésanges, nommées serruriers, qu’on ne trouve qu’aux bords du Rhône, et des pendulines, ainsi nommées parce qu’elles suspendent leurs nids, comme de petites escarpolettes, aux branches flexibles qui se balancent au-dessus de l’eau; des faiseurs de bas, dont les nids ressemblent au tissu d’un bas tricoté; et l’alcyon, c’est-à-dire le bleuret ou martin-pêcheur; et la sirène, aux couleurs variées, merveilleuses, appelée aussi mange-miel, qui passe au mois de mai et se tient de préférence en Camargue. Voici une cigogne, qui trouvait sans doute la Camargue, entre les digues du Rhône, un peu semblable à la Hollande. Voici le héron, avec son jabot de fines plumes retombantes, comme des franges longues, sur sa gorge. Livette ne le connaît que sous le nom de galejon qu’on lui donne ici parce que les hérons, de préférence, se rassemblent dans l’étang de Galejon. En voici un qui porte sur son socle cette date: 1807, et la mention: Acheté au marché d’Arles; il est bleu d’ardoise et il a sur la tête trois plumes grêles, noires, longues d’un pied. Puis, des flamants, il y en a, pardi, à volonté, puisqu’on les voit quelquefois nicher dans les marais de Crau, assis par myriades, jambe de-ci, jambe de-là, sur leurs nids hauts comme leurs pattes. Et des plongeons! et des grêbes! et des pingouins manchots, qu’on voit rarement! Et le vilain pélican, que les gens d’ici nomment grand gousier!

Livette croit entendre au loin, lamentable et déchirant, l’appel des oiseaux de passage surmonter le bruit des rafales, des eaux pleurant dans les eaux; dominer le gémissement des choses, la nuit.... Les grues, les pétrels, le courlis d’Égypte, l’ibis, que de fois elle les a entendus crier, au-dessus du Château d’Avignon, dans la saison où les nuits sont longues, où la vue du feu réjouit le cœur comme une chose vivante, pleine de promesses, quand la mort noire enveloppe le monde. Ces oiseaux lui rappellent aussi les soirs de Noël, ces soirs où les bûches en flamme dans la grande cheminée, les lampes nombreuses, semblent dire: «Courage! la nuit passera.» C’est en ce temps que le blé montre sa tige verte, disant, lui aussi: «Oui, courage! le mauvais temps finit comme l’autre.»

Livette songe ainsi, et machinalement ses yeux se lèvent vers le plafond où est suspendu le crocodile[B].

Elle ne se dit pas, Livette, qu’il y a quelque part, de l’autre côté de la grande mer, dans cette Égypte où s’enfuirent saint Joseph et la Vierge Marie, afin de dérober l’enfant Jésus aux persécutions du roi Hérode, un grand fleuve, frère puissant du Rhône, et qu’aux heures chaudes, dans les îlots du Nil, les crocodiles nombreux se traînent sur le sable surchauffé, pour offrir leur dos aux rayons d’un ciel ardent comme un four.

Elle ne se dit pas que sainte Sare, la noire patronne des bohémiens, est par eux appelée l’Égyptienne, et que, dans le Nil, les zangui, aussi bien que dans le Rhône, font boire leurs chevaux maigres. Elle ne peut pas se dire—parce qu’elle l’ignore—que les Égyptiens tenaient des Hindous une magie dégénérée, et que c’est sans doute la même, plus corrompue encore, qui fait la puissance de Zinzara.

Que Zinzara, dans un des coffres de sa maison roulante, emporte, à côté d’un crocodile du Nil et d’un ibis sacré, trouvés tous les deux dans une crypte égyptienne, une momie de jeune fille, âgée de six mille ans, et dont la face, dépouillée de ses bandelettes, porte un masque d’or, Livette l’ignore aussi. Elle ne peut établir aucun rapport entre l’ibis du Nil et celui-ci, tué l’an passé au bord du Vaccarès; mais elle subit l’influence de toutes ces correspondances de mystère, pour qui l’espace et le temps ne sont rien.

Ces êtres morts, rangés autour d’elle, revivent par la puissance de la forme perpétuée.... Et la peur la prend, car voici que, tout à coup, l’idée folle, magique, à la fois vague et précise, lui entre dans l’esprit, d’une ressemblance du profil de ce grand lézard, suspendu au plafond, avec le bas du visage de la zingara....

Livette se croit malade, et se lève pour s’en aller, sans plus attendre; mais comme elle approche sa main de la porte, elle pousse un cri.... Un mille-pieds, bien vivant, court sur la clef. Elle recule, et voit, sur la blancheur du mur, à hauteur de sa tête, une tarente, immobile, qui semble, avec ses yeux gris pâle, la guetter. La tarente est inoffensive, mais Livette n’en sait rien. C’est le gecko de Mauritanie, qui abonde en Provence, un lézard répugnant au regard, avec ses granulations grises sur la tête et sur le dos, semblables à celles des melons cantalous. Et puis... cela si petit, cette bête, si petitette, ressemble au crocodile!... Livette, pour sûr, a la fièvre....

—Qu’avez-vous donc, mon enfant?

C’est M. le curé qui entre. Il a un air de bonté qui, tout de suite, rassure la pauvrette.

Il lui montre une chaise. Elle s’assied, et n’ose rien dire. Par où commencer?

Il la presse.

—Voyons, mon enfant!...

Il ferme les yeux, pour ne pas l’embarrasser avec son regard, qu’il sait pénétrant. Il a laissé là-haut ses lunettes sur son gros livre. Il ferme les yeux; et, les lèvres serrées, il presse l’une contre l’autre ses mâchoires, d’un effort rythmé, en sorte qu’on voit se gonfler et s’abaisser ses tempes, comme des ouïes de poisson. C’est un tic. Il a croisé ses mains sur sa ceinture; il mêle ses doigts et joue à les faire virer l’un sur l’autre, machinalement; mais il est très attentif. M. le curé aime les âmes. Il sait qu’elles souffrent, que la vie est infinie, et que, dans l’espace et le temps, elles tournent en s’appelant comme des oiseaux de tempêtes. Il réfléchit. C’est un bon prêtre. Il a l’esprit de l’Évangile. Il est indulgent. Ne sait-il pas que de grandes saintes ont été de grandes coupables? Il veut être bon. Il sait l’être.

De quoi s’agit-il?

Livette enfin parle. Elle dit tout: la première apparition de la gitane, son refus de lui donner l’huile qu’elle demandait insolemment avec des moqueries sur l’extrême-onction; puis le sort jeté, menaçant, déjà réalisé peut-être; le changement de caractère de son Renaud, ses froideurs, sa fuite, et puis, ce matin même, la scène des serpents; comment elle a été attirée—elle, Livette—par la curiosité sans doute, mais aussi par la conviction qu’elle aurait là des nouvelles de Renaud.... Et elle a livré sa main à la bohémienne, pour se faire dire la bonne aventure! Cela, elle l’a fait bien malgré elle! Elle sait que c’est une faute.... Qui lui eût dit, un instant plus tôt, qu’elle commettrait un péché pareil? Mais elle a eu peur de paraître peureuse, et cela non pas à cause du monde, mais à cause d’elle, de cette gitane devant qui elle a cru devoir faire la fière, montrer du courage. Elle la sent très ennemie. Elle en a peur, et cependant, malgré elle, elle la bravera. C’est plus fort qu’elle.... Elle arrive enfin à son aveu le plus pénible... elle est jalouse.... Une terreur lui est venue: est-ce que Renaud pourrait?... Mais non.... N’a-t-il pas, pour la défendre contre Rampal, risqué sa vie, sauté d’un premier étage, toute la hauteur de la maison? Il est vrai que Rampal a volé un cheval de Renaud et que depuis longtemps Renaud le cherche....

Livette s’est tue. Elle a regardé M. le curé qui, maintenant, avant de répondre, s’écoute lui-même, les yeux toujours fermés, pour n’être pas distrait. Il joue à faire tourner les uns sur les autres ses doigts entre-croisés.

Autour d’eux, les cygnes, le pélican, le flamant rose, le pétrel, l’ibis, regardent avec leurs yeux de verre enchâssés dans leurs têtes qui ont vécu! Les ailes repliées, une patte en avant, ils sont là, ces fantômes d’oiseaux, exactement pareils de forme, de couleurs, de plumage, à des oiseaux qui volent à cette heure, par delà les mers, sur le Nil, sur le Gange, et non moins pareils à d’autres oiseaux qui, il y a six mille ans, vécurent.

Le lézard du plafond, qui rit là-haut avec ses dents aiguës, longues, nombreuses, ressemble en vérité, vaguement, un peu, à quelqu’un... à qui?

Livette, qui s’interroge, tout à coup se trouve folle, parfaitement folle, d’avoir eu pareille idée! Elle en sourit elle-même. Et voici qu’elle sent son sourire. Elle le sent. Elle croit le voir!

Et à ce moment, elle a l’impression—qui lui est pénible—d’être là, dans cette même salle, au milieu de ces bêtes et devant un prêtre,—pour la seconde fois de sa vie!...

Oui, tout ce qui l’entoure ici, elle l’a déjà vu... ce qui lui arrive lui est déjà arrivé. Seulement, la première fois, c’était... oh! c’était il y a longtemps, si longtemps! Le grand lézard du plafond s’en souvient peut-être.... C’est pour cela qu’il rit.... Mais elle, elle a tout oublié. Pourquoi est-elle ici? Elle n’en sait même plus rien. C’est bête, d’être venue là!

Voyez-vous, ce pays de Camargue est un pays de fièvre maligne. Il sort des marécages, au soleil, avec l’odeur du corrompu, certaines exhalaisons qui troublent le sang, la tête.... Des choses mortes, des eaux mortes, il sort, comme une fumée, certaines songeries, la fièvre.... Il y a le mauvais air... et le mauvais œil, songe Livette.

Or, qui sait à quoi songe, pendant ce temps, dans la voiture de Zinzara, la momie couchée, que Livette ignore, et qui a l’âge de Livette, plus six mille ans? Elle a, comme Livette, des cheveux ondés, très longs, mais un peu rougis par le temps. Ils étaient bien noirs autrefois, comme des cheveux d’Arlésienne.... Elle a l’âge de Livette, la momie, plus six mille ans!... Les zanguis prétendent que tant que la forme des morts subsiste, quelque chose de leur esprit reste en elle. La Zinzara raconte que cette momie, qu’elle a prise en Égypte, lui parle quelquefois, lui apprend des choses....

Ah! si l’on se mettait à approfondir les faits les plus simples, comme ils nous troubleraient! Nos cavales sarrasines de Camargue, sœurs d’Al-Borak, la jument blanche de Mahomet, et les taureaux du Vaccarès, frères d’Apis, quelquefois, de leur dent distraite, attirent à eux, du fond des marécages, la longue tige, mollement ondulante, du lotus mystérieux qui vit de trois existences à la fois, dans le limon par ses racines, dans l’eau par sa tige, dans l’air bleu par sa fleur.

Ce n’est pas sans raison qu’ils viennent, les zanguis, descendants de Çoudra, vénérer, dans la crypte de l’église aux trois étages, la châsse de Sara, femme de Pilate,—Égyptienne....

Eh bien, M. le curé, qui est un savant, confusément roule en lui ces choses,—sans les bien comprendre, lui non plus—et il s’interroge.

Ah! s’il pouvait, comme il balayerait, loin de l’île, cette vermine de bohémiens! Mais il ne peut pas. La tradition commande. Sara dans la crypte est leur sainte. Il y a là un mélange de païen et de chrétien certainement bien fâcheux, mais qu’on n’a pas le droit de défaire. L’essentiel est que le chrétien saisisse le païen, en triomphe, que Dieu ait raison contre Satan,—car pour sûr, quoi qu’en disent quelquefois les bohémiens, ils ne descendent pas de ce roi mage qui était nègre et qui porta la myrrhe à Jésus.

Comment défendre Livette?

—Ne restez pas avec vos pensées, mon enfant. Portez sur vous toujours votre chapelet, et dites-le souvent, en y songeant bien et non pas machinalement. Confiez les chagrins de votre cœur à votre bonne grand’mère, dont je connais les sentiments chrétiens. Cette vieille femme simple a un très grand cœur.

Évitez de venir à la ville. Dites à votre père—qui a toujours fait vos volontés, sans avoir d’ailleurs à s’en repentir—de surveiller sa maison, de ne jamais vous laisser seule. Fuyez Renaud quelque temps; du moins, ne le cherchez pas. Il faut qu’il voie clair en lui-même; il ne faut pas l’aider—en essayant de le ramener à vous—à se tromper sur ses sentiments pour vous, qui ne sont peut-être pas assez profonds. Je lui parlerai du reste quand il le faudra. C’est après-demain la fête des Saintes. Venez y assister; apportez-nous, ce jour-là, un cœur plein de foi et du désir de bien faire. Vous y rencontrerez beaucoup d’infortunes. Tournez vos yeux vers de plus malheureux que vous, et vous verrez, par la comparaison, que vous êtes heureuse, vous qui avez jeunesse et belle santé.

La santé de l’âme dépend de nous-mêmes. Vous la sauverez en vous.

Enfin ce sera vous, le jour de la fête (je vous le demande et je vous l’impose au besoin comme pénitence), qui chanterez le solo d’invocation, au moment où descendront les châsses.

Qui pense à Dieu et aux Saintes oublie les maux de la terre. Frappez et l’on vous ouvrira.... Ceux qui craignent seront rassurés.... Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés....

M. le curé, brusquement, s’interrompit. Il venait de sentir, avec son cœur de brave homme, que sa harangue tournait, par la force de l’habitude, au sermon banal, et vite, se levant, et se dirigeant vers la porte, il donna sur la joue de l’enfant tremblante, avec deux doigts de sa main, qui tenait sa tabatière, une tape affectueuse, en lui disant d’un ton paternel:

—Va, petite, tu as un bon cœur. Les méchants ne pourront rien contre nous. Je prierai pour toi à la messe.... Tout le monde t’aime dans le pays.... Ne crains rien, ma fille.

Livette sortit. Le curé, demeuré seul, soupira. Il entrevoyait, devant Livette, un péril confus, inconnu, satanique, de ceux qu’on ne détourne pas, que Dieu seul peut conjurer.

—C’est le sort, murmura-t-il, employant, sans y songer, un mot à double entente. C’est le sort, répéta-t-il. La vie est trouble, et Dieu profond.

XVI

Renaud, après sa victoire, descendit un moment de cheval, et, s’asseyant à côté de Bernard, au bord du Vaccarès, où bœufs et cavales de sa manade reprirent leur attitude de repos,—il se mit à repasser en lui les choses.

Détruire le projet de son mariage, son avenir, à cause de cette bohémienne, à cause de cet amour mauvais qui lui travaillait la tête, à cela, sûrement, Renaud n’y songeait pas.

La première fougue de son désir dépensée en bonds sauvages, à la manière de Leprince, il trouvait avec lui-même des accommodements. Son honnêteté brute était entamée. Il essayerait d’obtenir de la gitane maudite ce qui se pourrait, à l’occasion; et cela—il en était bien certain—n’ôtait rien à Livette!

Tout comme un raisonneur savant, il combattait en lui sa pensée honnête, prime-sautière, par des raisons qu’il trouvait à grand’peine et qu’il affinait ensuite avec complaisance, rusant contre lui-même.

Maintenant qu’il pouvait se vanter d’avoir battu Rampal à cause de Livette,—en négligeant dans sa pensée les deux autres raisons qu’il avait eues de se battre, à savoir la volonté de reprendre le cheval volé et le désir de montrer sa force et son courage à la Zinzara,—maintenant il pouvait retourner, la tête haute, au Château d’Avignon, et revoir sa fiancée comme si de rien n’était!

Pourquoi, après tout, aurait-il honte? Ne venait-il pas de gagner de nouveaux titres à l’estime des parents et à la reconnaissance de Livette?

Il ramènerait à la jeune fille ce pauvre Blanchet, qu’elle aimait tant,—et il pourrait annoncer à Audiffret que le cheval volé broutait de nouveau, avec la manade, les roseaux du domaine.

Non, il n’y avait rien, tout bien réfléchi, qui pût lui faire honte.

Tant qu’on n’est pas marié, d’ailleurs, est-on tenu d’être si fidèle? Et comment faire, après tout, quand les choses se présentent?

Les yeux voient, bien avant qu’on le leur ait pu défendre! Même marié, peut-on s’empêcher d’être ému en voyant de belles jeunesses? Est-ce qu’on est maître des mouvements de son sang? Désir n’est pas péché, et tant que Livette ne savait rien, tant qu’elle ne souffrait pas par lui, qu’aurait-il eu, voyons, en toute franchise, à se reprocher?

Rien n’était de sa volonté. Il était décidé encore à ne pas parler à la femme bohême,—mais il serait bien sot de ne pas étendre le bras, si la pêche dorée venait s’offrir d’elle-même à lui.

Et le vent salé qui souffle sur les enganes, affolant les troupeaux sauvages, lui courait dans les sangs, faisait monter à ses joues de soudaines brûlures.

Que peut, contre ce vent-là, que respirent avec joie les taures, tous les «je ne veux pas» d’un jeune homme qui sent sa jeunesse? Le bon Dieu en pardonne d’autres! «Je me donne, depuis quelque temps, bien du tourment d’esprit pour peu de chose!...» Et Renaud conclut sagement qu’il allait retourner tout de suite aux Saintes, pour rassurer Livette, comme c’était son premier devoir, sans éviter ni rechercher l’autre....

Pendant ce temps, qu’avait-elle fait, Livette?

En sortant de chez M. le curé, à l’heure à peu près où Renaud atteignait Rampal, Livette avait envie de reprendre son cheval et de retourner tout de suite, sans dîner même, à sa maison.

Elle se sentait comme perdue, si près de ces zangui de malheur.

Elle avait pensé d’abord que Renaud, s’il avait rencontré Rampal, dont il ne pouvait manquer d’être le vainqueur, irait, tout de suite après, au Château d’Avignon.

Mais sa seconde idée fut qu’il reviendrait aux Saintes pour y montrer son triomphe. Elle le connaissait, ce Renaud! Il avait l’orgueil de sa force, de son adresse. Gâté par le public des courses, qui applaudit des mains, de la voix, il aimait s’entendre dire: «Bravo, Renaud!»—et il reviendrait aux Saintes, oui, bien sûr!

Il pouvait deviner aussi qu’elle, Livette, y était restée, et y revenir pour elle... comme aussi un peu, en même temps, pour l’autre!... Ah! pauvre petite! quelque chose de soupçonneux commençait à lui venir! Si elle allait lui plaire, à Renaud, cette zingara, bon Dieu!

Livette, ayant repris son cheval, toujours attaché au mur de l’église, le fit mettre à l’écurie de l’auberge, et alla manger la bouillabaisse du pêcheur Tonin.

—Tu as bien fait, Livette, lui dit ce Tonin, tu as évité un bon coup de mistral. Mais je m’y connais; ce n’est qu’une bourrasque, et cette après-midi tu marcheras tranquille. Il ne fera que trop chaud! Mais qu’as-tu, d’être si pensive?

... Livette n’entendit pas grand’chose de tout ce qui fut dit à la table du pêcheur, et ayant bien réfléchi, vint de nouveau, plus tard, chez M. le curé.

—Tu es encore aux Saintes, petite? fit-il avec un sourire triste.

—Une peur m’est venue, mon père....

Par habitude de la confession, ainsi quelquefois Livette nommait le curé.

—Une peur? et laquelle?

—S’ils se sont battus, qui sait, mon Dieu! le hasard est fort, et ce Rampal est si traître que ce pourrait être Renaud, le vaincu.... Je voudrais, monsieur le curé, avec votre permission, monter tout de suite sur l’église, et, de là, beaucoup plus tôt, je pourrais apercevoir Renaud, s’il doit revenir ici.

Cette bonne idée lui était venue, d’épier de là son fiancé, comme il avait, lui, le matin même, épié Rampal, de la fenêtre du cabaret.

Le curé, de nouveau, sourit, et, bonnement, prit les clefs du petit escalier qui mène à la chapelle haute, et de là au clocher.

Il sortit, suivi de Livette.

Au pied du grand mur nu, si haut, si froid, de l’église,—un rempart, c’est bien vrai, avec ses créneaux découpés tout là-haut sur le bleu du ciel,—le brave curé ouvrit la petite porte.

Ils montèrent....

Arrivés à la chapelle haute, qui est, comme on le sait, juste au-dessus du chœur de l’église:

—Je reste ici, moi, petite, à prier un peu les saintes... tu peux aller seule.

Mais sans répondre, Livette, auprès du curé, dévotement, devant les châsses, s’agenouilla un instant.

Les châsses étaient là, derrière les cordes enroulées au cabestan, au moyen desquelles on les descend dans l’église, tout comme on descend, dans le puits miraculeux qui est en bas, la petite cruche où boivent avidement les lèvres des fidèles;—elles étaient là sur le rebord de l’ouverture par où on les pousse dans le vide....

Dans l’encadrement de cette fenêtre, ouverte sur l’intérieur de l’église, Livette voyait, tout en bas, les chaises bien alignées, et, plus haut, les tribunes et la chaire, et les tableaux,—tout cela perdu au fond d’une ombre noire que traversaient deux rayons entrant comme des flèches, par les meurtrières étroites.

Là-bas, bien en face, au-dessous de la tribune du fond, on voyait luire, en fines raies de feu, les jointures de la grande porte carrée.

Elle regarda, un long moment, les saintes châsses, et les conjura d’éloigner le maléfice qu’elle sentait autour d’elle.

Et, malgré elle, en les regardant, ces châsses qui ont la forme de deux cercueils juxtaposés et soudés l’un à l’autre, Livette se sentait venir des pensées plus tristes. N’avait-elle pas vu, tous les ans, quelque infirme au désespoir s’étendre, sur des coussins, dans le creux, en angle aigu, formé par les deux couvercles de la châsse double? Et combien de ceux-là avaient été guéris! Un, de loin en loin, sur cinquante mille?

Et pourtant, dans cette chapelle haute, que d’ex-voto, tableaux, plaques de marbre commémoratives, béquilles, fusils aux canons crevés, petits bateaux offerts par des marins sauvés d’un naufrage! Oui, mais en combien de temps ont été faits les miracles dont ces ex-voto sont le souvenir.... On tremble d’y songer.

Et Livette, heureuse de détourner sa pensée de ces choses pénibles, laissa M. le curé à ses prières et monta sur la terrasse de l’église.

La vaste lumière du ciel, tout grand déployé sur elle, l’éblouit. Elle dut cligner les paupières, puis regarda la plaine. La plaine était rayonnante.

Ce gueux de mistral qui, lorsqu’il s’établit, souffle par trois, six et neuf jours, n’avait eu qu’un caprice, comme Tonin l’avait bien prévu. Maintenant plus rien ne remuait. La mer n’avait pas eu le temps de se fâcher jusqu’au fond. Elle riait. Les étangs étaient lisses. Le soleil, dans l’air nettoyé, ne rayonnait que plus chaud.

Tout autour de Livette, les hirondelles, les martinets, poussaient en tournoyant ces cris grêles, finement perçants, qui se succèdent l’un derrière l’autre et sans fin s’éloignent et se rapprochent. Les ailes pointues des martinets, qu’on nomme aussi arbalétriers, rasaient les tourelles, filaient dans les créneaux comme des flèches.

Livette regardait au loin, droit devant elle, et, n’apercevant pas ce qu’elle attendait, laissait son regard errer çà et là sur cet immense pays attirant et monotome, qu’on peut voir tout entier sans apercevoir jamais autre chose que la répétition des mêmes sables, des mêmes touffes d’herbe, des mêmes eaux reluisantes.

Du haut de l’église, l’horizon apparaît presque infini de tous côtés, car les Alpilles dorées, perdues là-bas dans le nord-est, ne semblent que des découpures de nuages.

Quand vous les regardez de là, vous avez à droite, c’est-à-dire dans l’est, la Crau et les sansouïres, les Martigues, et puis Marseille par delà les salins de Giraud, divisés en hauts rectangles de sels scintillants. Dans l’ouest, la petite Camargue avec ses étangs temporaires, ses quelques pinèdes, les euphorbes et les asphodèles rameuses, et son Étang des Fournaux, père des mirages,—et plein de coquilles, quoique la mer n’y pénètre pas.

Dans ce pays si plat et si vaste, l’esprit et les regards prennent l’habitude de se porter toujours aux horizons, d’embrasser le plus d’espace possible, pour chercher l’accident.

Mais ils ne peuvent échapper à cette vaste monotonie, plus égale que celle de la mer qui, elle, change de couleurs, tour à tour noire, bleue, dorée, vert pâle ou tout empourprée.

Dans notre désert, toujours les mêmes tamaris, les mêmes enganes, et,—autour des six mille hectares d’eau du Vaccarès,—toujours les mêmes lignes d’horizon, nulle part simplement unies, mais partout au contraire festonnées très légèrement par les touffes des tamaris; toujours le mirage d’un étang apparu, luisant, sur un point de la plaine où il n’en existe pas; et, par réfraction, toujours le grandissement démesuré de quelque pêcheur qui, longeant la plage, grandit toujours davantage à mesure qu’il s’éloigne.

Le mois de mai, quelquefois, est ici chaud comme l’août.

Au mois de mai,
Va comme il te plaît.

Livette, éblouie, s’abîme les yeux à fouiller, de son regard tendu, les touffes les plus lointaines des tamaris, à suivre le ruban, à peu près invisible, du chemin charretier qui, du Vaccarès, tombe sur les Saintes-Maries. Ses yeux sont fatigués, brûlés. Rien ne les repose.

Partout en effet le sol sans arbres exhale une ardente respiration qui s’élève en vibrations visibles. L’esprit de la terre se dégage, flotte au-dessus d’elle. On le voit qui brûle et ondoie. Les yeux perçoivent cet ondoiement diaphane, la chaleur tremblotante de l’air chaud, l’âme même du feu, si frémissante aux regards qu’on croit l’entendre bruisser. C’est la danse éternelle de la lumière réverbérée.

Lasse du resplendissement de la plaine, Livette se tourna vers la mer, mais la mer n’était qu’un immense miroir brésillé qui, par les milliards de facettes de ses fragments vivement mobiles, renvoyait aux yeux l’éclat sans fin multiplié du ciel flamboyant.

Quand ses yeux se portèrent sur la plaine, elle vit, à près d’une lieue, un cavalier qui, au grand trot, arrivait droit vers les Saintes. Facilement,—à je ne sais quoi de très parlant dans l’allure de cette fourmi,—elle reconnut son Renaud.

Il ne lui était donc arrivé aucun mal!

Et elle allait redescendre, quand tout à coup elle se commanda de demeurer là encore un peu, pour voir ce que, dès l’arrivée, il allait faire.

Déjà il passait près de la citerne publique. Il tourna bride à sa gauche, disparut un moment derrière les maisons.... Il venait vers l’église.

De créneau en créneau, elle courait, Livette, pour le suivre du regard; et il arriva en quelques secondes devant l’église, sur la place, au pied du Calvaire qui est là.

Penchée, elle le regardait.... Où allait-il?... Il s’était arrêté. Son cheval, las, immobile, ne remuait que sa queue longue, pour chasser les œstres et les mouïssales qui criblaient de piqûres sa croupe saignante, car—après le mistral tombé—les mouïssales dansent. Et puis? Rien. Un grand silence dans une grande lumière vide. Machinalement, Livette remarquait que l’ombre du cheval, violette, bien découpée sur le sol, allongée déjà, devait marquer quatre heures....

Et elle continuait à s’interroger sur l’attitude de Renaud (que faisait-il là, ainsi immobile?) quand tout à coup monta vers elle le son d’une voix de femme qui chantait.

Dans le grand silence, cette voix, très claire, lançait des paroles barbares que ni Renaud ni Livette ne comprenaient.

 

La zingara disait:

Laissez passer le romichâl, le tzigane. C’est le spectre vrai d’un roi. Royal est son manteau troué. Une selle est son trône. Ton royaume, c’est la terre entière, Romichâl!

A Bœrenthal, on parle le zend. Oh! le çoudra deviendra pape! Croyez-vous que ce soit le malin qui a fait la malignité? Non, non; méfie-toi donc de Dieu, et reste libre, Romichâl!

Le Rhin aussi est un Nil. Et le Rhône est un Nil également. Mais c’est dans le fleuve du Châl que ta cavale préfère boire! Le Nil seul fait hennir ton espérance, Romichâl!

De son œil d’oiseau rôdeur, la zingara avait depuis longtemps aperçu Livette, perchée là-haut entre les créneaux de la haute église, et voyant ensuite Renaud venir vers elle, la gitane, toujours joueuse, s’était mise à chanter, par fantaisie et bravade, dans l’écho des hautes murailles.

Comme les serpents au son de la flûte, Renaud était charmé. La tzigane s’en doutait bien.

Et quand elle eut chanté, elle se montra.

—As-tu assommé ton ennemi au moins, romi? lui dit-elle. Tiens! je ne vois pas son cœur au bout de ta pique? Ta poulette au sang de neige te le demandera tout à l’heure. Ah! que voilà, pour un chrétien, un baiser bien vengé!... Car si ton ennemi était encore en selle, tu n’y serais plus, toi, je suppose? Écoute donc, mon beau,—quoique à la vérité ce soit un crime pour nous, femmes de zingari, de trouver beau un chrétien, je dois te le dire quand même! Parole de reine, romi! tu es beau comme un fils de ma race, brave comme un voleur de grand chemin, cavalier comme les meilleurs de nous, fier comme un homme libre enfin!... Je ne regrette ni ma colère de l’autre jour, ni ma chanson de tout à l’heure, ni mon compliment de ce soir: car je ne fais jamais, sache-le, que ce qui me plaît! et mes colères elles-mêmes me servent mieux que des réflexions! Adieu, romi, ton Dieu te garde, s’il me connaît!

Des paroles de la zingara, Livette n’avait guère entendu que le bruit, incisif et saccadé.

Mais la bohémienne qui s’éloignait, prit soin, quand elle fut près de disparaître à l’angle de la place, d’envoyer, du bout des doigts, au gardian, un baiser qui, à lui, parce qu’il voyait son sourire, devait sembler signe de moquerie, et à Livette d’amour partagé.

Renaud alors s’avoua à lui-même qu’il n’était pas venu chercher autre chose aux Saintes que ce compliment de la gitane,—une nouvelle approche de l’attirante créature!

Maintenant, il n’avait qu’à s’en retourner.... Il n’aurait pas voulu retrouver Livette tout de suite! Il préférait reprendre le large du désert, pour débrouiller ses idées, reconnaître en lui ses sentiments, calculer ses chances, et demeurer bien seul, en fin de compte, avec l’image de cette gitane, dont il s’éloignait cependant volontiers.... Ce n’est pas sans plaisir en effet qu’il allait, pour mieux penser à elle, se retrouver loin d’elle, dans ses chemins libres....

Avant de quitter la terrasse de l’église, Livette jeta un dernier coup d’œil sur l’étendue du pays camarguais. Ah! que cette immensité était vide! Les quelques maisons éparses qu’elle aurait pris plaisir à voir dans la plaine, étaient cachées par les bouquets de pins parasols qui les abritent. Rien d’humain ne répondit au cri de détresse de son pauvre cœur qui aurait voulu suivre au vol dans le désert le gardian ensorcelé, et il lui sembla que, du haut de la tour, il tournoyait, son cœur, jusqu’à terre, où il s’écrasait du coup, comme un oiseau tombé du nid.

XVII

Renaud, au pas de son cheval, gagnait le Ménage, une des fermes du Château d’Avignon. Il avait commandé à Bernard de lui amener là Blanchet, qu’il voulait reconduire au Château. Du Ménage au Château la distance ne serait plus rien.

 

Chose décidément surprenante pour lui, plus il réfléchissait à ce qui venait de lui arriver, et qu’en somme il avait souhaité, plus il était mécontent.

Il s’aperçut qu’il avait fini par se faire, malgré tout, du caractère de la gitane, une idée assez bonne,—celle qui le flattait. Il s’était dit simplement qu’elle était une sauvage, celle qui avait pu oublier ainsi toute honte d’être nue, dans sa hâte à châtier de son mieux un homme trop hardi.... De son impudeur même, de l’arrogance, de la méchanceté qu’elle lui avait prouvée à leur première rencontre, il avait tiré bizarrement la preuve d’une chasteté si sûre d’elle-même, si dédaigneuse du péril, que l’effrontée gitane ne lui en paraissait que plus désirable.

Il n’ignorait pas que les femmes bohèmes estiment les voleuses mais non pas les impures, et il s’était plu à voir en Zinzara on ne sait quelle vierge farouche, féroce même comme une bête des pays d’Orient, dont il aurait, lui, dompteur, la première joie et l’orgueil. Et voilà qu’elle lui inspirait tout à coup une répulsion qu’il s’expliquait mal. Voilà que,—seulement pour lui avoir entendu prononcer quelques paroles obscures comme toutes les paroles de zingari, menaçantes comme il fallait s’y attendre, et, au bout du compte, plus aimables qu’il ne pouvait l’espérer,—il la croyait, comme en une révélation de rêve, capable de tout, une «mauvaise femme!» Il sentait en elle le diable.

Sur son âge, il ne savait rien de précis. Avait-elle dix-sept ou vingt-cinq ans? Le ton bistre de son visage impassible et pourtant souriant ne disait rien, cachait rougeurs et pâleurs.

Ce visage était infiniment jeune et l’expression en était sans âge. Renaud avait subi le charme inexplicable de ce visage où, toute menteuse pour être toute-puissante, la malignité de l’expérience féminine avait quelque chose d’enfantin.

De plus forts que lui y eussent été pris. Ni un roi, ni un prêtre n’aurait pu échapper au charme mauvais de la gitane! Elle n’aurait eu qu’à vouloir. Cela même qui repoussait d’elle, était attirant!

Renaud était donc pris, et en vérité cela se voyait un peu. Sur son cheval fatigué, sur l’étalon que finissaient par calmer tant de courses en tous sens, et qui portait moins haut la tête, le gardian, appuyant sur l’étrier le fer de son trident dont le bois reposait dans le pli de son bras, semblait maintenant un roi vaincu, humilié de se sentir prisonnier à l’air libre.

 

Il trouva Bernard au Ménage, dans la vaste salle basse, pareille à toutes celles des fermes du pays, avec la haute cheminée à manteau, la longue table massive au milieu, le pétrin de noyer bien ciré, la huche à pain sculptée, à colonnettes, accrochée au mur comme une cage, les bassines de cuivre bien reluisantes. Sur la blancheur des murs, çà et là, se détachaient quelques gravures enluminées: les saintes Maries dans le bateau; Napoléon Ier sur le pont d’Arcole, et Geneviève de Brabant, avec la biche, au fond d’une forêt.

Un vieux pâtre, assis à table, à côté de Bernard, mangeait lentement sa tranche de pain.

—C’est toi, le Roi! dit-il en voyant entrer Renaud.... Je t’ai connu plus fière mine!... Qu’est-ce donc qui te ronge? tu es soucieux. N’es-tu donc plus gardeur de bœufs, mon bon? La vertu des bergers, mon homme, c’est, souviens-t’en, la patience. Ce qui ne se trouve pas en un jour, se trouve en cent ans.

—Ah! vous voilà, Sigaud? répondit Renaud... sans répondre. Quand partez-vous pour l’Alpe?

—Tout à l’heure, mon fils. Nous sommes en retard cette année.... Je m’apprête.

Rien autre ne fut dit. Quand ils eurent mangé en silence leur tranche de pain et leur fromage de brebis, et bu un coup d’un âpre vin de lambrusque, ils se levèrent.

Le berger jeta sur son bras sa cape, prit son bâton dans un coin, et, ayant ôté son large chapeau devant une vieille image de la Nativité, suspendue au mur, ornée d’un rameau chargé de cocons, et au-dessous de laquelle, sur une tablette de chêne sculptée, dormait une petite lampe, éteinte depuis bien longtemps, il sortit à pas lents.

Quand Renaud, à cheval sur Leprince, tenant en main Blanchet, quitta le Ménage, il marcha quelque temps avec les bergers, le long de l’immense troupeau en route vers les Alpes où ils allaient passer la saison d’été.

Deux mille brebis, béliers en tête, rangées par bataillons et par compagnies, sous la garde de plusieurs pâtres dont le vieux Sigaud était le chef, s’en allaient, le cou baissé, faisant, avec leurs huit mille pieds, un roulement sourd, étouffé, de grêle, dans la poussière soulevée.

Les chiens labris couraient sur les côtés, affairés, mais l’œil fréquemment tourné vers le maître.

Quelques ânes, entre les différentes compagnies, portaient, dans le double panier de sparterie, des agneaux bêlants, somnolents, le cou ballotté.

Le vieux Sigaud, réjoui, songeait à l’Alpe fraîche, où l’herbe est verte, où l’eau est pure, où, dans le ciel criblé de myriades d’étoiles, on regarde en paix, toutes les nuits, le char des Ames, les Trois Rois et la Poussinière.

—Adieu, Sigaud, fit Renaud, arrêtant son cheval, au moment de se séparer de la troupe en marche.

Et Sigaud, devant lui, s’arrêta aussi.

—Adieu, Renaud, fit-il gravement. Il y a de la femme sous ton chagrin. Tu es trop triste. Mais nous t’avons appelé le Roi pour faire honneur à ton courage, il faut que tu t’en souviennes. Souviens-toi aussi que tout sert, mon bon, et que même le mal sert au bien. Il faut de tout pour faire un monde!...

... Renaud trouva Livette au seuil du Château, assise sur le banc de pierre. Il n’avait pas sauté à bas de Leprince, que déjà elle couvrait Blanchet de caresses. Audiffret fut content d’apprendre que le cheval volé avait fait retour à la manade; mais quand Renaud eut expliqué qu’il venait, à cette occasion, rendre Blanchet, Livette montra de l’humeur....

—Vous n’êtes donc pas content de ses services? dit-elle. Un si joli cheval! si brave!... ou bien cela vous ennuie-t-il de le dresser pour moi, d’empêcher qu’il prenne à l’écurie de mauvaises habitudes, de l’entraîner pour que j’aie la joie de le voir revenir vainqueur des fêtes de Béziers où veut l’envoyer mon père, le mois prochain?

—Certainement, Renaud, disait Audiffret, tu devrais le garder encore. Il se rouille ici, dans l’écurie... Je suis surpris pourtant d’entendre Livette... Figure-toi qu’elle le regrettait ce matin, disant qu’elle voulait qu’on te le redemande aujourd’hui même. Et maintenant elle n’en veut plus!... Bien malin qui comprend les filles!

Ce qu’Audiffret ne comprenait pas,—Renaud, lui, très bien, l’avait deviné. Elle se disait, l’amoureuse, que son fiancé se débarrassait, en rendant le cheval, d’un souvenir d’elle, qui lui était un remords peut-être,—tandis qu’en amoureux jaloux il aurait dû vouloir, le plus possible, garder Blanchet, le soigner pour elle!

Renaud résistait de son mieux... Il allait avoir, au moment des fêtes, des courses longues à faire; il ne voulait ni surmener Blanchet, ni le laisser, avec la manade, redevenir sauvage.

Là-dessus, Audiffret, influencé facilement par le dernier qui parlait, donna raison à Renaud.

Tout en disputant sur la chose, Renaud avait installé à l’écurie les deux bêtes. Cela fait, il gagna prestement la fénière, d’où il jeta, par les trous ouverts dans le plancher, une brassée de fourrage aux râteliers.

Quand il redescendit, Blanchet, devant les mangeoires, le nez haut, était tout seul à happer pâture.... Renaud courut à la porte.... Livette, ayant ôté son licol à Leprince, le mettait en fuite, libre et nu, d’un grand cri et d’un grand geste de ses jolis bras levés.... Le bonhomme Audiffret, ravi de l’espièglerie de sa petite, riait, riait! Et Leprince, heureux, après ces quelques jours d’esclavage, de retourner au désert, sans plus songer à l’avoine du Château, se mâtait debout comme une chèvre, lançait au ciel des ruades de gaieté, secouait sa crinière foisonnante, érigeait sa queue qui fouettait l’air où tournoyaient les mouches chassées de sa croupe,—et détalait vers l’horizon, par la trouée des arbres du parc.

Force fut à Renaud d’en prendre son parti d’un air de reconnaissance, et de rire aussi;—mais il lui déplaisait toujours davantage de monter un cheval qui lui appartenait encore moins que tous les autres de la manade, et qui était celui de sa fiancée.

Audiffret, là-dessus, l’occupa à différents ouvrages; et, deux heures plus tard, dans la salle basse de la ferme, où tous étaient réunis, Renaud, saisi d’un subit ennui à la pensée qu’il était, d’un moment à l’autre, exposé à un tête-à-tête embarrassant avec cette même Livette tant recherchée naguère, parla de se retirer. Audiffret se récria et l’invita à souper.... On boirait en l’honneur de sa victoire.... Renaud refusa gauchement, sentant combien son refus sans motif manquait de bonne grâce.

Mais la mère-grand ayant insisté, elle qui ne parlait guère, il demeura.

 

Elle parlait rarement, la vieille, songeant toujours au grand-père mort, qui avait été le compagnon fidèle de sa vie travailleuse. Elle se desséchait lentement, comme un bois bien sain dans toutes ses fibres, mais où la sève ne monte plus. C’était une de ces belles vieillesses des pays de cigales, où les gens vivent sobres, conservés par la lumière. Venue déjà vieille en Camargue, elle n’avait jamais souffert des malfaisances du marais. Il était trop tard. Le bois de cyprès ne se laisse pas piqueter aux vers.

Elle attendait la mort, patiente, marmonnant quelquefois des pater sur son chapelet en noyaux d’olives, regardant sans peur, de ses yeux troubles, droit devant elle, l’ombre vague où l’attendait son vieil homme parti, son brave et fidèle Tiennet, qui, en quarante ans, ne lui avait pas donné sujet de peine, et à qui, même au temps de sa plus belle jeunesse, elle n’avait pas fait tort d’un sourire. Tiennet, du fond de l’ombre, l’appelait parfois doucement, et on entendait alors la vieille murmurer d’une voix de songe: «J’y vais, mon homme!... On y va!»

 

... Seul un moment avec Livette, un instant avant souper, Renaud ne sut que dire. Elle non plus. Il n’osait mentir et elle espérait qu’il ouvrirait son cœur, se confesserait.

Tantôt elle voulait, en le laissant dans son silence, se donner par là la preuve de sa trahison, et tantôt, au contraire, elle se disait: «Si tous deux s’étaient mis d’accord, il ne serait pas là! J’étais folle! Il m’aime.»

Au souper, il s’étourdit, raconta des luttes, des chasses; comment, l’année dernière, avec ce gueux de Rampal, il avait forcé à la course, à cheval, dans une seule matinée, deux compagnies de perdreaux. Ils en avaient pris vingt-huit, dont plus de vingt tués, au vol, d’un jet de leur bâton lancé à la manière arabe.

Audiffret, tout à fait joyeux de ravoir un cheval qu’il avait cru perdu pour toujours, tira, de dessous les fagots, une bouteille antique, un cadeau des maîtres, de ces maîtres toujours absents,—comme tous ceux de Camargue, qui préfèrent habiter les villes, Paris et Marseille ou Montpellier, laissant le désert à leurs bayles.... «Ah! les seigneurs d’autrefois! disait Audiffret, ils étaient plus courageux, mieux servis et mieux aimés!...» Renaud, s’animant de plus en plus, trouvait meilleurs les temps nouveaux... La grand’mère, toujours grave, dit une fois à Audiffret, à table, en parlant de Renaud: «Sers ton fils, mon fils.» Allons, allons, décidément il était de la famille.

Et voilà que cette certitude, qu’il lui fallait garder à tout prix, au lieu de gagner franchement son cœur à la reconnaissance, le poussait à l’hypocrisie. Il était prêt à trahir Livette, sans renoncer à elle, car il l’aimait si sincèrement, si bien, qu’il se sentait prêt d’autre part à renoncer, sans trop de peine, à la gitane, dans le cas où les circonstances le commanderaient. Il riait beaucoup, levant son verre souvent, et clignant des yeux du côté d’Audiffret, sans le vouloir, comme pour dire: «Nous sommes malins!» Mais ce brave Audiffret ne pouvait pas s’apercevoir de cette folie.... Il ne s’était jamais occupé que des comptes du domaine. Il n’avait jamais rien deviné de toute sa vie, oh non!... Quant à la bohémienne, pour sûr, elle ne quitterait pas les Saintes avant la fête, c’est-à-dire avant huit jours. Après, elle irait un peu où elle voudrait! il ne s’en embarrassait guère. Que pouvait-il espérer d’une fille errante? Un rendez-vous d’une heure, au carrefour du grand chemin d’Arles! voilà tout!

Du côté de Zinzara, il avait l’espérance; du côté de Livette, la sécurité. Et il était gai.

 

Aussi, quand vint le moment de la retirée, il eut, vers sa nouvelle famille, un grand mouvement de tendresse, bien contraire à ses allures, à celles des gardians, qui sont rudes par métier.

 

Il faut savoir que les paysans, en général, ne s’embrassent pas, si ce n’est aux grands jours de noce ou de baptême. Les mères seules baisent les tout petits.... L’homme de la terre est sévère.

 

Audiffret, venait de dire tout à coup à son fils la mère-grand, posant sur la table son tricot, et sur le tricot, ses lunettes:—Audiffret, chaque jour me pousse, et je voudrais voir ce mariage avant de mourir. Il faudra le faire au plus tôt possible, puisqu’il est décidé. Et si je ne dois pas être là, le jour de la noce, n’oubliez pas, mes enfants, que du plus profond de son cœur, la vieille ce soir vous a bénis....

 

Et, sans autre geste, paisiblement, elle reprit le bas et les aiguilles.

Elle avait parlé presque sans inflexion, d’un ton grave, calme, ne remuant que les lèvres.

Tous furent émus. Livette regarda Renaud. Lui, sans arrière-pensée, entraîné, il oublia en ce moment tout ce qui n’était pas cette nouvelle famille qui s’offrait à lui, l’orphelin. Livette le vit bien et lui en sut gré. Elle le sentait reconquis, comme le cheval volé, et s’étant levée d’un élan:

—Embrassez-moi, mon promis! dit-elle fièrement.

Il l’embrassa, avec tout le bon de son cœur.

Le père et la grand’mère les regardaient d’un œil qui devenait trouble.

Et, quand il eut serré la main du père, Renaud, se tournant vers la mère-grand qui, dans les touffes de ses cheveux blancs, ébouriffés sur ses tempes, plantait son aiguille à tricoter:

—Embrassez-moi, grand’mère!... dit-il en lui souriant.

La vieille eut un sursaut, et, se levant toute droite, puis reculant d’un pas, comme apeurée:

—Depuis que mon mari est mort, jamais homme, dit-elle,—pas même mon fils qui est là!—ne m’a embrassée.... Que les jeunes promis s’embrassent. La vie est pour eux.... Moi, ajouta-t-elle, je suis avec mes morts....

Et toujours bien droite, rigide, sèche, la vieille paysanne, image d’un temps qui fut, et où il était beau de demeurer voué à un sentiment unique, gagna son lit de vieillesse qui bientôt devait la voir morte, ayant sur sa face de parchemin la tranquillité des cœurs simples, aimants et fidèles.

XVIII

C’est le grand jour. De tous les points du Languedoc et de la Provence sont arrivés les pèlerins, riches et pauvres. Ils sont bien dix mille étrangers.

Depuis trois jours, dans des véhicules de toutes les formes, de tous les âges, il en arrive! il en arrive!

Beaucoup de ces pèlerins logent chez l’habitant, à des prix étranges, princiers. Une paillasse sur le carreau se paie vingt francs. Le Saintin dort sur une chaise, ou passe la nuit à la belle étoile, sur le sable tiède des dunes. Si les taureaux, pour la course du lendemain, arrivent dans la nuit, il va assister les gardians, qui les poussent au toril, à la suite du dondaïre, le gros bœuf à sonnaille.

Les maisons regorgent bientôt. Il faut camper. On dresse des tentes. On habite les charrettes, les carrioles, les breaks, les tilburys, les calèches, les omnibus, le plus à l’écart possible, bien entendu, du campement des bohémiens.

Autour de la petite ville, toutes ces voitures, par centaines, forment une ville volante, posée là comme un vol d’oiseaux de passage autour du marais.

Et ce ne sont partout que des loqueteux, béquilleux, bossus, tordus, borgnes, aveugles, tous misérables de santé, boiteux, manchots, cancéreux et paralytiques, traînés ou se traînant, portés à bras ou à brancard, les uns avec des bandages sur la face, d’autres montrant des plaies vives dont on se détourne.

Un tel, qui a été mordu par un chien enragé, erre d’un air sournois, tourmenté d’une inquiétude et d’une espérance folles, car le pèlerinage aux Saintes est particulièrement efficace contre la rage.

Toutes les disgrâces sont ici représentées. Tous les enfants de Job et de Tobie se sont mis en route pour trouver l’ange guérisseur et le poisson miraculeux.

Une foule bariolée grouille, sur la place des Saintes, au plein soleil; et, dans les rues étroites, sous l’ombre lumineuse des tendelets. De temps en temps elle se divise, avec des cris, devant quelque gardian à cheval qui passe, fier, sa promise en croupe lui enlaçant la taille.

Çà et là, des éventaires chargés de chapelets, de saintes images, de couteaux catalans, de foulards aux couleurs éclatantes, se dressent comme des îlots au milieu du flot des promeneurs, et toute la marchandise est teintée, en rose ou en bleu tendre, par l’ombre transparente des grands parasols fixes qui l’abritent.

On entend, sous les tons perçants, envolés en arabesques, d’un galoubet, le tambourin bourdonner sourdement en cadence, à l’intérieur d’un cabaret, où dansent des filles du pays, en costume provençal, aux dents blanches sous des lèvres sensuelles, à la peau fauve, très semblables à des Mauresques, petites-filles de quelque pirate sarrasin, ravageur de plages ligures.

Le soleil est joyeux. Le «monde» est endimanché. Sur cette plage de fièvre où tout un peuple accourt demander aux saintes Maries la santé du corps, ce soleil si gai est dangereux. Et c’est ici comme une fête, un bal d’hospice, donnés par des moribonds. Le diable peut-être tient l’archet. On le croirait, à voir les figures des bohémiens dont, malgré certains regards narquois, l’expression reste indéchiffrable.

 

Dans l’église aux murs noirs, sales, que tant de misères accumulées, de chair malade, de corps en sueur, emplissent d’une odeur infecte, on se presse autour de la balustrade en fer du petit puits, comme autour d’une fontaine de Jouvence. La pauvre cruchette verte, égueulée, humblement descend au bout de sa corde, va chercher dans le sable une eau saumâtre, qui, ce jour-là, paraît douce.

Gardez-leur la foi, ô saintes!—La foi donne ce qu’on souhaite.

Et l’on attend quatre heures, l’heure où descendront les châsses.

 

A quatre heures juste, le volet de la haute fenêtre, tout là-haut, sous l’ogive de la nef, s’ouvrira. Les châsses descendront vers les bras tendus. On élèvera vers elles les petits enfants. On soulèvera vers elles les bras morts des paralytiques. Vers elles les aveugles tourneront les globes tout blancs de leurs yeux, ou leurs orbites vides et sanguinolentes.

En attendant, Livette qui est là, au beau milieu du monde, bien en face de l’autel, devant la grille par où l’on descend dans la crypte, se prépare à chanter le solo d’invocation. C’est sa voix fraîche, pure, qui va devenir celle de tous ces misérables, accablés sous l’impureté de leurs maux.

Juste au-dessous du maître-autel constellé de cierges, les bohémiens accroupis, des cierges aux mains, invoquent Sara dans leur crypte. Ce caveau est noir. Les bohémiens sont noirs. La petite châsse vitrée de sainte Sare, sous la crasse des ans, est devenue noire. Du milieu de l’église, on voit, par la grille du caveau ouverte comme un soupirail d’enfer, les nombreux points brillants des cierges d’en bas, mobiles dans les mains qui les tiennent. Une sourde rumeur de prière vaincue sort du soupirail.

Dans l’église, depuis un moment, pas une main qui n’ait son cierge, et tous, de l’un à l’autre, se sont allumés rapidement. Toutes ces étincelles dansent. Noir aussi est l’intérieur de cette nef. Les hauts murs, percés de meurtrières, sont encrassés par le temps. Et toute cette obscurité, où rampent souffrance et misère, est étoilée comme un ciel. Pour les bohémiens de la crypte qui ne verront pas, eux, descendre les saintes châsses, ce sol de l’église, qu’ils entrevoient d’en bas par leur soupirail, est déjà un ciel supérieur, le monde des élus.

Ces élus, hélas! se trouvent des damnés. Leur ciel à eux, c’est cette chapelle haute, dans laquelle dort—sous le bois colorié des caisses en forme de cercueil double—le pouvoir invoqué, qui peut-être restera sourd, le pouvoir tout-puissant, qui peut-être ne s’éveillera pour personne, le merveilleux pouvoir d’où dépendent les guérisons, et qui détient le bonheur!

 

Tel est, ce jour-là, l’intérieur à trois étages de l’église des Saintes-Maries. Et par-dessus la chapelle haute, il y a le clocher qui voit le dehors. Entouré du vol incessant des hirondelles et des mouettes, depuis des siècles, il regarde le désert scintillant, l’éblouissante mer, l’infini muet qui a l’explication des choses, lui, et qui pourtant rayonne, rit.

L’heure approche. La foule halette de chaleur, et d’espérance et de crainte.

Renaud n’est pas là.

—Nous avons promis de brûler—souviens-t’en—chacun trois cierges devant les châsses, lui a dit tantôt Livette.

—J’irai cette nuit, a-t-il répondu. Il y a ferrade aujourd’hui. J’ai à m’occuper de mes taureaux.

Aussi Livette est un peu distraite. Elle pense à rejoindre Renaud, à assister à la ferrade, à surveiller son promis. Où est-il?

 

Mais M. le curé a fait un signe: Livette s’est mise à chanter.... Hélas! pourquoi n’est-il pas là, le promis? Sa voix, qu’elle sait jolie, ferait sur lui quelque chose peut-être. Comme il écoutait, l’autre jour, avec attention, chanter la gitane! Livette chante, et le bourdonnement des prières, des litanies, des invocations les plus diverses, que chacun murmurait à sa guise, s’apaise à mesure que monte sa voix, très pure. Qu’est-ce donc, bon Dieu! que notre humanité? Elle est sale, abjecte, mais elle en a honte. Les plus vils savent implorer la guérison de leur infamie. Et, si roulés qu’ils soient dans l’abjection de nature, un moment vient toujours où ils allument des flammes, où ils brûlent de l’encens, et où tous se taisent pour écouter la voix qui monte, appelant sur eux une grâce que nul ne connaît, qui n’existe peut-être pas, et que chacun conçoit et désire!

—«Mange ton excrément, chien! disent les Zangui, que m’importe! Il y a dans l’œil du chien une lumière qui n’est pas souvent dans les yeux des rois.»

Livette chante. Le curé se dit: «Celle-là, peut-être, ô mon Dieu, obtiendra grâce devant vous!»

La voix de Livette est fraîche comme l’eau de salut dont a soif ce peuple assemblé. Aussi, comme on l’écoute! Seulement, à la fin de chaque couplet, le peuple, las de retenir en lui l’élancement désordonné de son espérance, pousse, du fond de ses mille poitrines, un formidable hululement articulé où se reconnaissent ces deux mots:—Saintes Maries

Livette chante:

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