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Roi de Camargue

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Quand vous étiez sur la grande eau,
Sans rames à votre bateau,
Saintes Maries!
Rien que la mer, rien que les cieux...
Vous appeliez de tous vos yeux
La douceur des plages fleuries[C].

Saintes Maries! hurle le peuple; et, poussé d’un même élan par mille poitrines, cet appel furieux part comme une explosion.

Tous appellent de toutes leurs forces, car il faut bien que les saintes entendent! Chacun crie de tous ses poumons, de tout son cœur, de tout son corps, on peut le dire. Le ciel est si loin! Les bouches s’ouvrent, béantes vers le haut, avec des torsions. Les veines des cous sont gonflées à éclater. Les muscles s’épaississent sur les visages où le sang afflue. Les frères, les fiancés, les maris, les mères, les pères des malades, profitent de leur vigueur pour appeler au secours, avec des hurlements de bêtes fauves blessées, tournées vers l’aube. Toute cette foule douloureuse, toute cette chair grouillante, entassée, malade, infecte, pousse un cri terrifiant de monstre qui souffre.... Et toujours la plainte suraiguë de quelque mère affolée domine ce tumulte féroce. Et, autour de l’église, pleine de l’appel sans nom de ces damnés de la terre, s’étalent, insensibles, le désert, muet, calme, la mer bleue, aux écumes gaies, la lumière.

Sous le soleil, sous les étoiles,
De vos robes faisant des voiles
(Vogue, bateau!)
Sept jours, sept nuits vous naviguâtes,
Sans voir ni trois-ponts ni frégates...
Rien que la mer et la grande eau!

Saintes Maries! rugit le peuple, et chaque fois ce cri, poussé par mille poitrines, éclate, brusque et d’ensemble, comme une explosion unique!

Dieu, qui fait son fouet d’un éclair,
Pour fouetter le ciel et la mer,
Saintes Maries!
Amena la barque à bon port...
Un ange, qui parut à bord.
Vous montra des plages fleuries!

Saintes Maries! mugit encore le peuple.

Et cette clameur d’appel, faite de tant d’appels, éclate comme un paquet de mer qui crève en bloc, aussitôt éparpillé contre une roche! Et de nouveau la voix de la jeune fille s’élève, monte au-dessus de tous ces êtres grimaçants qui vocifèrent.... Ne croirait-on pas voir une hirondelle de mer, toute blanche, pareille à la colombe de l’Arche, voler au-dessus des abîmes!

Vous pour qui Dieu fit ce miracle,
Voyez, devant son tabernacle,
Tous à genoux,
Souillés du péché de naissance,
Nous invoquons votre puissance...
Saintes femmes, protégez-nous!

Et, pour la dernière fois, l’appel monstrueux brise les poitrines:

Saintes Maries!

Oh! ces mille, ces deux mille élancements de désirs fous, qui, d’un seul vol, s’enlèvent, claquant des ailes tous à la fois, pour retomber, morts, sur eux-mêmes!

Il est bien certain qu’il y a, dans la frénésie de cette prière, toute la rage de souffrir, toute la colère de n’être pas exaucés, une fureur d’animaux, déchaînée contre celles-là mêmes que l’on implore!

Cependant le volet double ne s’ouvre pas encore là-haut. Et, selon la recommandation de M. le curé, Livette doit reprendre le dernier couplet.

Elle le recommence donc:

Vous pour qui Dieu fit ce miracle....

... Mais à peine a-t-elle chanté ces premiers mots que sa voix a fléchi, et elle s’est tue. Il y a, dans l’église, quelques secondes d’un grand silence plein d’étonnement. A quoi donc songe Livette?... A quoi? Depuis un moment, bon Dieu! elle fixe obstinément ses yeux sur l’ouverture noire par où l’on descend à la crypte. Au bord de ce soupirail, au ras du sol de l’église, une tête lui est apparue: c’est la Boumiane qui, du fond de la crypte, monte, maligne, curieuse de voir Livette chanter. Juste au-dessous du maître-autel, elle apparaît sur la profondeur obscure du caveau d’où sort la fumée des cierges. Elle arrive de son royaume d’en bas, et, avec sa couronne de cuivre et ses anneaux d’oreilles qui reluisent, avec sa peau sombre, ses yeux d’un noir en feu, elle fait à Livette l’effet d’une vraie diablesse d’enfer.

Zinzara a monté encore deux marches, et son buste paraît. Elle a dardé sur Livette son regard perçant, fixe. Voilà pourquoi Livette s’est troublée, invoquant de toutes ses forces, contre cette femme de la chapelle du dessous, celles de là-haut, les femmes de pitié, les Saintes.

Et voilà que, là-haut, les volets qui cachaient les châsses se sont ouverts. Et, au bout des deux cordes ornées çà et là de petits bouquets, les châsses suspendues, en se balançant, descendent, avec de légères saccades, très lentement.

N’est-ce pas ici l’image de toute la vie? Voilà tout notre monde! Quelque chose du ciel descend; quelque chose de l’enfer monte; et nous souffrons de terreur et d’espérance.

Saintes Maries!

Au milieu des vociférations, Livette perd la tête, elle oublie de chanter, et entraînée par la folie commune, espoir et terreur, elle se prend à crier avec tous les autres, comme une perdue, tandis que Zinzara, là-bas dessous, la regarde toujours de son œil fixe.

Que diriez-vous, monsieur le curé, des pensées de Livette qui, pauvre être du monde où nous sommes! entre les Saintes et la diablesse, ne sait plus que devenir? N’a-t-elle pas raison de trembler? Car les châsses ont beau descendre, elles ne nous apporteront que des reliques mortes,—tandis que la magicienne est un être de chair et d’os, dont les pieds marchent, dont les yeux regardent.

 

Elles sont loin, bien loin de nous, dans le pays des rêves, des espérances surhumaines, par-dessus le ciel et toutes les étoiles, les âmes saintes qui ont pitié; aussi loin de l’homme que le paradis, les chastes épouses qui dans les aromates ensevelissent les crucifiés, tandis qu’elle est là, toujours toute prête, toujours armée contre le repos des âmes, la reine d’amour diabolique qui, ne cherchant que son caprice, se moque de tout!

 

Livette s’est troublée de plus en plus sous l’œil fixe de Zinzara, et en vain, au milieu d’un profond silence enfin rétabli, elle a essayé de reprendre l’invocation... Elle balbutie et s’arrête encore.

Un grand trouble alors se fait parmi la foule des assistants. Tous ces gens qui restaient muets afin d’écouter, dans la voix de la jeune fille, le chant même de leur âme, la secrète et pure prière qui est en eux et qu’ils ne savent pas dire, sont retombés, une fois de plus et plus désespérément, sur eux-mêmes, sur leur impuissance, au moment où Livette s’est tue... C’est juste à l’instant décisif, que leur interprète leur manque! Ils ont peur de leur grand silence, si contraire à l’élan de leur cœur! Il faut, pour qu’elle soit entendue là-haut, que leur prière soit proférée; et, saisi de la même pensée, chacun chante ou crie à sa guise, les uns reprenant le commencement, les autres la suite du couplet qu’ils savent par cœur ou qu’ils lisent dans le livre, d’autres récitant, au hasard, des lambeaux de litanies, ceux-ci le credo, ceux-là le pater, et jamais prière n’a fait devant Dieu pareil vacarme d’enfer, depuis que montent au ciel les cris discordants de toutes les douleurs des hommes.

 

De plus fortes que Livette seraient troublées comme elle, se sentiraient défaillir... Elle porte à son front sa main, pour retenir sa pensée qui lui échappe. N’est-elle pas cause de tout ce désordre? Que devient-elle donc? Elle a peur et elle a honte.

Au lieu de regarder en haut, de voir les saintes reliques qui à présent sont à mi-chemin de leur descente, elle ne peut s’empêcher de regarder fixement, elle aussi, en bas, la femme bohême dont le regard la pénètre.

Livette souffre beaucoup. Le regard de la gitane entre en elle et elle sent qu’elle ne peut rien. Il lui semble qu’une bête avec des dents rongeuses lui travaille le cœur. Au lieu de prier, elle écoute en elle de terribles pensées. Elle croit sentir la haine sortir d’elle avec les regards de ses yeux! Elle essaye d’en piquer au cœur cette mauvaise créature qui la nargue, là-bas. Est-ce qu’on ne la tuera pas, cette sorcière, cause de tout!... Ah! saintes Maries! quelles pensées en lieu pareil! en pareil moment!

Les châsses lentement descendent, et, au milieu des rugissements qui les accueillent, Livette, l’imagination surexcitée, croit se voir elle-même cramponnée à Renaud qu’elle supplie de lui être fidèle et bon, de ne pas aller vers cette femme; et comme il la quitte, elle saute au visage de la gitane, l’égratigne, s’acharne contre elle comme un chat.

Ainsi l’âme de la magicienne passe dans Livette.

Voici que déjà, sans s’en douter, elle se met à ressembler à son ennemie, à cette tzigane qui a sauté aux naseaux du cheval de Renaud, l’autre jour. Elle n’est pourtant pas de ces noires filles d’Arles qui ont dans les veines du sang d’Afrique et du sang d’Asie, cette petite blonde! N’importe, elle a aussi des fureurs de bête. L’amour et la jalousie sont en train de faire une âme de femme....

Les châsses descendent toujours; et, fiévreusement, sur son chapelet, Livette égrène les pater et les ave... Enfin, patience! au lendemain de la fête, elle le sait,—les bohémiens quitteront la ville!... Encore deux jours et son supplice sera fini.

En attendant,—elle prend devant les saintes cet engagement,—elle ne donnera pas à Renaud la joie de se montrer à lui jalouse comme elle est, et ce n’est que plus tard,—la Zinzara partie, bien loin, sans aucune chance d’être retrouvée,—qu’elle dira peut-être à son futur qu’il a menti, qu’il est un traître, puisqu’au lieu de la venger de la bohémienne, il a, au bout du compte, trahi avec elle sa fiancée, car il l’a trahie, puisqu’il n’est pas là!... Elle le lui dira alors, non plus par passion, mais pour le punir. Ce sera justice.

 

A force de se dérouler par petites secousses, les cordes ont amené les reliques presque à portée des mains qui s’élèvent au-dessous d’elles.... Alors la foule des misérables ne se contient plus. Tous veulent les premiers arriver à les toucher. Ceux qui sont déjà dans le chœur, au-dessous même des châsses suspendues, chancellent, refoulés par ceux qui du fond de l’église arrivent, se bousculant, s’écrasant les uns les autres, d’une pesée continue. Dans ce flot, Livette emportée ne voit plus rien, et n’a plus qu’une pensée: toucher, elle aussi, les saintes reliques!... Il faut cela, pour qu’elle échappe à l’influence du regard que lui a jeté la femme noire. Elle va enfin conjurer le sort qui est contre elle depuis le jour où elle a vu cette sorcière pour la première fois! Mais arrivera-t-elle?... Livette se sent saisir à la taille par deux bras solides. Elle se retourne: c’est Renaud! Il vient d’entrer dans l’église avec deux autres gardians, ses amis. Ces trois jeunes hommes, tout brûlants de la lumière du dehors, bien sains et bien forts parmi cette foule de malades, ont l’insolence, involontairement cruelle, de la beauté, de la vie elle-même. Ils dégagent la jeune fille, l’entourent... elle peut respirer.

—Vous voulez toucher les châsses, demoisellette?

Et sans grand effort, sans pitié, fendant au-devant d’elle cette foule de souffreteux, ils se font faire passage. Livette se dépêche, elle approche, et Renaud, la saisissant par la taille, la soulève comme un enfant, si bien que, la toute première, elle a touché les saintes châsses!

Protégée toujours par les trois garçons, devant lesquels il faut bien qu’on s’écarte, et sans plus songer,—pauvres vous! c’est la loi du monde,—aux malheurs sans nombre et sans nom dont elle est entourée, elle s’en va contente! La paix lui est rentrée au cœur. Son Renaud est là près d’elle. Tout ce qu’elle craignait n’est donc qu’un rêve?

—Ah! c’est bon, le dehors! dit-il en respirant à pleine poitrine.

—Oui, mais les cierges, Renaud, que, selon ma promesse, vous devez brûler à l’église, quand les allumerez-vous?

—Oh! j’ai devant moi, lui répondit-il, un jour tout entier. Allons aux courses, maintenant.

XIX

Les châsses descendues, une grande partie des assistants quitte l’église noire, regagne le dehors éblouissant.

A mesure que, par les étroites portes latérales, la foule dégorge, une foule nouvelle, qui avance difficilement, faisant deux pas tous les quarts d’heure, se presse sous le grand portail, toute chaude de soleil, en sueur, dans un nuage de poussière lumineuse.

Bien des jeunes gens sont là, pour la joie d’être serrés, par la poussée de la foule, contre les belles filles, leurs bien-aimées, dont ils sentent, tout contre eux, le corps sinueux, et qui, là, ne peuvent leur échapper. Que de mains, de tailles pressées, sans que les mères puissent rien voir!

Et tout bas:

—Je t’aime, Lionnette.

—Finis, François!

—Laisse-moi, Tiennet!...

Ainsi, à côté des infirmes, des incurables, qui n’éprouvent rien des bonnes choses de la vie, l’amour effronté joue et rit, se cherche et se sent. L’encens de l’église ne sert qu’à exciter son désir, et plus d’un offre à sa bonne amie un chapelet dont il a, sous ses yeux, baisé ardemment la croix de buis, afin qu’elle y retrouve ce baiser sous ses lèvres.

Et, tout le jour, de nouveaux pèlerins, de nouveaux malades, entrent dans l’église. Beaucoup y passeront la nuit, veillant, avec les cierges, à genoux ou prosternés devant les châsses; plus d’un même, chacun à son tour, couché dessus, et sur des coussins apportés exprès.

Pour l’heure (c’est la première journée), on n’entend plus, dans les rues de la ville, que des conversations sur les taureaux et les ferrades.

—Allez-vous aux courses?

—Oui.

—Leprince court-il? C’est le meilleur cheval de toutes les manades!

—Il ne court pas, non; Renaud, qui le ménage à l’ordinaire, m’a dit qu’il l’a trop fatigué.

—Ah! tant pis!

—Et les taureaux? En aurons-nous d’un peu méchants?

—Il y a le Sirous, le Dogue et Mâchicoulis. Je les ai triés moi-même avec Bernard et Renaud. Ils nous ont donné bien du mal! Ils refusaient de quitter le troupeau. A peine triés, ils y retournaient. Mais nous leur avons lâché dans les jarrets Martin et Commetoi, deux chiens de taureaux qui n’ont pas leurs pareils; et Mâchicoulis lui-même a fini par obéir!

—Martin et Commetoi? En voilà des noms pour un chien!

—C’est pour rire. Quand on demande: «Comment s’appelle ton chien?» Le maître répond: «Commetoi!» L’autre se fâche, et l’on rit!

—Et le pur-sang espagnol, avec ses cornes contournées en lyre, le verra-t-on?

Angel Pastor? Il est malade. J’aime bien mieux nos taureaux à cornes droites. L’essentiel est que deux cornes soient assez écartées pour que le corps d’un homme puisse passer entre elles!

—Et des vaquettes, y en a-t-il?

—Une méchante, la Serpentine.

—Et des bioulets?

—Des taureaux jeunes? Renaud en a gardé six, expressément pour donner aux étrangers le spectacle d’une ferrade.

—Et quand aura-t-elle lieu, la ferrade?

—Dans un moment. Allons-y.

 

La bohémienne assistait à la ferrade.

Le cirque était contre l’église, à l’extrémité opposée au portail.

L’enceinte polygonale, à côtés inégaux, était formée, d’un côté, par le haut mur de l’église; d’un autre, par une maison isolée, à laquelle s’adossait une estrade à gradins, grossement charpentée; d’un autre côté encore, par trois ou quatre petites maisons, dont les fenêtres encadraient chacune plus de quinze visages de filles et de garçons, entassés et tout riants. Au bas d’une de ces maisons, un café ouvrait sur le cirque sa porte vitrée, barricadée au moyen de quelques tables et quelques chaises renversées. De chaque côté de cette porte sont peintes, en noir violent, sur le mur très blanc, deux silhouettes de taureaux bien encornés, bien camarguais, c’est-à-dire à cornes bien droites.

Tous les côtés de l’enceinte, qui n’étaient pas formés par des murs de pierre, étaient faits de charrettes dételées, engoncées les unes dans les autres par leurs brancards fortement assujettis.

A l’angle du mur de l’église, il y avait trois gros bracelets de fer, fixes, superposés, et dans lesquels entraient trois barres de bois, étagées et parallèles, glissant à volonté.

Cette barrière devait s’ouvrir devant les jeunes taureaux qui, l’un après l’autre, une fois marqués, sont lâchés hors de l’arène et regagnent seuls le désert. En dehors de cette barrière, un système de barricades leur fermait les issues de la ville, et,—les forçant à passer derrière ces quelques maisons dont la façade donnait sur le cirque,—les conduisait forcément au bord même de la libre plaine, en moins de cent pas.

Zinzara, debout sur une charrette, assistait donc aux jeux du cirque. Elle en suivait d’un œil impassible toutes les péripéties, qu’elles fussent grotesques ou héroïques.

Ces duels entre la bête et l’homme prennent en effet laideur ou beauté selon le caractère des adversaires. Il arrive que l’homme attaque lâchement, ou que la bête, soit étonnement, soit fatigue, recule et cherche l’étable. Les belles luttes sont même rares.

Tantôt une pierre aiguë est lancée de loin par un ennemi déloyal... L’animal surpris l’a reçue en plein mufle; le sang lui coule des naseaux, en longs filets, jusqu’à terre.... Il regarde devant lui, avec ses grands yeux encore pleins de mirage, et ne bouge, comme attristé et méprisant.

Tantôt, un gars malin imagine de venir lui jeter, de très près, dans les yeux, du sable à pleines mains. Un autre, plus malin encore, le couvre d’ordures ramassées au coin d’une borne! Mais voici que le premier, atteint par ces immondices, en attrape une poignée, et les deux héros luttent à coup de fumier, de bouse ramassée fumante à terre, sous la queue même du taureau, aux applaudissements et aux rires de tout un peuple, jusqu’à ce que brusquement les deux champions, salis et puants, soient séparés par le taureau, qui s’émeut enfin et les charge.

 

—Par ici! par ici, Livette!

Livette arrive. On lui fait une place sur les gradins de l’estrade. Ses petites amies l’appellent. On se serre volontiers pour elle.

Une écurie qui est là, à côté du café, a été transformée en toril. Juste au-dessus de la porte de cette écurie, la fenêtre du grenier à foin s’ouvre au ras du plancher. Deux gardians encadrés dans cette fenêtre, jambes pendantes au dehors, de temps en temps se lèvent, et on les voit là-haut, qui, par les trous à foin ouverts dans le plancher, au-dessus des crèches, piquent le dondaïre, le bœuf à sonnailles, conducteur aimé du troupeau. Le dondaïre sort, et vient chercher le taureau fatigué qu’il ramène à l’étable. Un homme adroit, chaque fois qu’une bête nouvelle quitte le toril ou qu’une bête fatiguée y rentre, ferme lestement la porte.

Toutes ces choses, peu nouvelles sans doute pour la bohémienne, qui devait d’ailleurs connaître les courses tragiques de Madrid et de Séville, la laissaient indifférente. Son œil ne s’allumait pas; il regardait, morne, vague, comme celui des génisses.

Les «amateurs» jouèrent avec quelques taureaux. Ils n’étaient pas méchants. On en prit un par la queue. Une farandole entière s’y attacha... bientôt dispersée. La course jusqu’ici n’était pas belle, mais elle était amusante.

Derrière la porte vitrée du café, ouverte sur le cirque même, quelques buveurs vidaient bouteille et fumaient, tout en jouissant du spectacle. La porte était protégée par un rempart de tables renversées, leurs quatre jambes en l’air passées au travers d’un enchevêtrement de chaises dépaillées.

Tout à coup, le taureau, bousculant tables et chaises, mit en fuite les buveurs: il avait passé sa lourde tête au travers d’un carreau de vitre.... Le café retentit de joyeux cris d’alarme. Les charrettes du cirque furent secouées d’un piétinement de joie; les bordages en furent décloués par des mains en délire; les gens qui se trouvaient aux fenêtres des maisons basses agitèrent les volets à grand fracas de gaieté. A voir rire les groupes entassés sur les toitures on put craindre un écroulement. Ainsi fut applaudi le taureau folâtre. La bohémienne seule ne riait pas.

Un grand coffre à avoine était là, exprès peut-être, dans un coin du cirque. Un très vieil homme, demeuré farceur, armé d’un vieux parapluie rouge, souleva le couvercle, entra dans le coffre, ouvrit son parapluie d’un rouge éclatant. Le taureau se précipita.... Le vieillard laissa retomber le couvercle. Parapluie et coffre se refermèrent en même temps sur la tête chauve qui riait. L’hilarité du public fut portée à son comble. La bohémienne ne parut pas amusée par la facétie du vieillard.... Elle ne rit pas non plus quand on planta au milieu du cirque un mannequin que le taureau emporta sur ses cornes et lança à toute volée au milieu des spectateurs; et elle ne sourit même pas quand, une fenêtre du rez-de-chaussée s’étant ouverte, on vit, derrière les barreaux de fer, un tout petit enfant sur les bras de sa mère agacer l’animal en fureur. A travers la grille, il tendait en riant son joujou, un petit moulin de carton, dont l’aile, en papier rose et bleu, tournait au souffle du monstre.

Puis vint un épisode tragique. Un homme, «un amateur», atteint par les cornes aiguës; la cuisse percée de part en part; le premier mouvement de fuite lâche des autres lutteurs; le retour des vaillants qui vinrent distraire le taureau, l’attirer contre eux, pendant que l’homme était emporté chez lui, accompagné des cris aigus de sa femme et de sa fille.

Enfin, cela devenait sérieux. A ce moment, on annonçait la ferrade.... Et tout de suite après aurait lieu le jeu des cocardes, qui consiste à arracher une cocarde fixée par une ficelle entre les deux cornes du taureau. A la main ou avec un crochet, le coureur casse la ficelle, arrache la cocarde.... Crac, un tour sur lui-même, et le vainqueur a gagné l’écharpe!

La ferrade est un travail, tourné en jeu, qui consiste à marquer au fer rouge les bioulets au chiffre du maître.

Un jeune taureau ayant donc été lâché dans l’arène, Renaud marcha à lui et, comme la bête s’élançait, il l’évita adroitement en pivotant sur lui-même. Le taureau s’étant alors arrêté court, Renaud le saisit aux cornes.

Par ses deux poings, serrés comme des nœuds d’acier, l’homme, attaché à la bête, fut un moment traîné tout debout sur l’arène que ses semelles fortes égratignaient, creusaient en rubans. On battit des mains. Le taureau, tête basse, devint immobile. Renaud, les deux jambes écartées, un peu infléchies, les deux pieds rivés en terre, portait tout le poids de son effort à gauche. On voyait, sous la chemise du gardian, collée à sa peau par la sueur, tous les nœuds de son torse et de ses bras. La bête, de toute sa lourde force, tentait de se rejeter en sens contraire. Renaud brusquement lui céda, et le taureau, perdant l’appui de la résistance de l’homme, tomba sous un effort brusquement inverse. Voici que, haletant, il gisait, collé à terre, sur le flanc, de tout son long.

L’homme, qui n’avait pas lâché prise, lui clouait la tête contre le sol.

—Bravo, le Roi! bravo, le Roi! criait la foule.

Dans un brasier, Bernard prenait le fer rouge, l’apportait à Renaud. Et lui, alors, lâchant une corne, pesant du genou sur l’encolure, saisissait le fer rouge de sa main droite, et l’appuyait sur l’épaule de la bête. Les poils, la chair fumaient. Renaud se relevait bien vite et le taureau, brusquement debout, se secouait tout entier, fouettait son flanc de sa queue, mugissait de colère, creusait la terre du pied, puis, au milieu des cris, enfilait la barrière ouverte à ce moment.... On le voyait, un peu après, fuir au grand galop, bien loin, en plein désert. Il regagnait la manade, qu’ils savent bien retrouver tout seuls, fût-elle de l’autre côté du Rhône, souvent traversé à la nage.

Six taureaux tour à tour furent ainsi renversés par Renaud.

Ce jeu l’animait, il s’enivrait de sa force. Excité encore par l’applaudissement d’un peuple, il palpitait de tout son être. Il suait à grosses gouttes et, de temps en temps, du dos de sa main essuyait son front.

Une bande de soleil coupait, sur un des bords, l’arène où le mur de la haute église jetait toute sa grande ombre. Renaud y courait sans chapeau, en bras de chemise, sa taïole rouge très serrée, secouant les courtes mèches tortillées de ses cheveux drus, bien noirs.

Les filles applaudissaient, je vous jure, plus fort que les garçons, un peu jaloux. L’œil de Zinzara, dont la charrette se trouvait dans la raie de soleil, s’était avivé enfin.—Et Livette, toute rouge, se sentait fière de son Roi.

Quand le sixième taureau tombé fut sous lui, Renaud fit un signe à Bernard. Bernard accourut, s’agenouilla à son côté et saisit, à sa place, le taureau aux cornes. Un autre gardian vint aider Bernard à maintenir la bête, et Renaud se leva.

Il traversa l’arène et, étant arrivé devant Livette, il l’appela. Tout le monde comprit et applaudit.

Elle s’avança au bord de l’estrade et, légère, mit le pied sur la forte traverse qui servait d’appui aux spectateurs du premier rang; et de là, s’élançant avec confiance, elle tomba dans les bras de Renaud qui, l’ayant saisie à la taille, la posa à terre comme il eût fait d’une toute petite enfant. Il la prit par la main, et la conduisit vers le taureau.

Si Renaud, à ce moment, eût regardé Zinzara, il eût surpris dans son regard l’éclair qu’elle cachait de son mieux sous ses paupières mi-fermées. Le sourire de ses lèvres moqueuses s’était effacé.

Mais Livette et Renaud, les beaux promis, étaient tout à la fête, rien qu’à eux-mêmes, à ces fiançailles étranges où tout leur peuple assistait, et telles que des princes ne pourraient se donner les pareilles, car elles veulent du fiancé force et adresse rares. C’était ici, vraiment, le triomphe d’un roi mâle.

—Bravo, le Roi! Bravo, la Reine!

En passant près du brasier, au milieu du cirque, il se baissa vivement, saisit, de sa main libre,—sans s’arrêter et sans quitter la main de Livette,—le fer rougi, qu’il lui présenta dès qu’ils furent arrivés près du taureau. Elle le prit et, s’étant inclinée, marqua le taureau à l’épaule; et quand, sous le fer qu’elle tenait de son petit bras ferme, on vit fumer la chair, quand le taureau se mit à faire frissonner sa peau, de colère,—l’enthousiasme du peuple éclata. Les chapeaux, les mains, les écharpes s’agitaient:

—Bravo, le Roi! Bravo, la Reine!

Et Renaud, envié de tous, reconduisit la jolie fille à sa place, pendant que le taureau, lâché, s’élançait hors du cirque à son tour et gagnait la plaine. Non, Zinzara ne riait plus.

Maintenant allait avoir lieu le jeu des cocardes.

Les deux ou trois premières furent assez facilement enlevées, une même au front d’Angel Pastor, le taureau espagnol,—par des jeunes gens des Saintes, sans que Renaud songeât à s’en mêler.

Enfin, la Serpentine, une petite vache nerveuse, fut lâchée dans l’arène. Tout le monde comprit tout de suite qu’elle était méchante, et qu’elle allait se défendre.

Plusieurs s’essayèrent contre elle, mais, au moment où l’on étendait la main vers la cocarde, la Serpentine se retournait d’un mouvement si prompt, si souple pour une taure, si inattendu, qu’on lâchait pied. Ah! la mâtine! Zinzara se prit à s’intéresser au jeu. Renaud descendit dans le cirque.

—Le Roi! le Roi! vive le Roi! cria la foule.

Et Renaud fit des prodiges.

A trois reprises, il mit son pied sur le front baissé de la Serpentine, et se fit lancer dans l’espace pour retomber sur ses jambes élastiques. Et au moment où, pour la troisième fois, il retombait à terre, il se retourna vif comme un éclair, courut droit à la vache, lui arracha la cocarde,—tout en évitant le coup de corne qu’elle lui détacha, furieuse,—et il s’éloignait tranquille... quand le souple animal revint contre lui à la charge.

Renaud prit sa course, sans choisir sa direction, poursuivi de près par la bête, et, quand il eut bondi au hasard sur la charrette la plus voisine, il se trouva près de la bohémienne qu’il avait, d’un mouvement nécessaire, saisie par la taille.

La taure déjà s’était retournée contre d’autres joûteurs, et très heureusement, car la bohémienne, debout au bord de sa charrette, appuyée à peine de la hanche contre le bordage, perdit l’équilibre et fit, de force, le saut dans l’arène, avec Renaud.

Livette là-bas était pâle.

La vaquette revenait à fond de train du côté de Renaud et de Zinzara qui, gênée dans les plis de ses oripeaux, se crut perdue.—Insolemment, elle fit face au péril, trop fière pour fuir, du moins sans utilité. Mais déjà Renaud avait passé devant elle pour la protéger, et, pris d’on ne sait quelle folle idée,—bravade de dompteur, peut-être d’amoureux,—au lieu d’entrer en lutte avec la taure, de l’empoigner aux cornes ou aux jambes, il s’arrêta, et sans cesser de regarder la bête bien en face, il mit rapidement un genou en terre, s’assit sur son talon, croisa les bras et, le buste rejeté en arrière, il la défia. Comme les «coureurs» expérimentés, il comptait sur la surprise de la bête qui en effet s’arrêta court, pour juger avec méfiance; et la bohémienne étant remontée, les lèvres serrées, à sa place, sur la charrette, put voir encore son protecteur dans cette attitude de singulière audace. Tout le monde, comme on pense, criait «Vive Renaud!» On ne s’en fatiguait pas.

Quand il se releva, chargé par la Serpentine, il n’eut que le temps de regagner son refuge auprès de la tzigane; et la bête en rage vint attaquer, juste au-dessous de leurs pieds, le plancher de leur charrette, d’un si furieux coup de sa tête fortement armée, qu’elle y demeura un moment clouée par ses deux cornes, dont Renaud dut repousser la pointe à grands coups du talon de sa grosse botte ferrée.

Cette fois la bohémienne avait souri, et, légèrement inclinée vers l’oreille du gardian, elle chuchota deux paroles qui firent sourire à son tour le beau dompteur.

Livette,—qui cependant était bien loin de là, à l’autre bout du cirque, mais presque en face d’eux, et qui les voyait en pleine lumière,—n’avait pas perdu un seul de leurs gestes, pas un seul de leurs regards.

Ce que la jalousie ne voit pas, elle le devine, et cela n’est pas surprenant, car ce qui n’est pas, elle le voit.

XX

Les châsses passeront vingt-quatre heures exposées dans l’église.

Le second jour elles remonteront dans leur chapelle au milieu du même hurlement des misérables dont elles emporteront l’espérance.

C’est à ce moment du départ des châsses que le spectacle devient terrifiant. Quoi! tout est fini! quoi! elles nous laissent dans nos maux aigris par la déception! C’est fini! fini, pour un an! Et la puissance qui guérit est là cependant, enfermée là, dans cette boîte, si près de nous! parmi nous.... On se rue autour des châsses, on s’y cramponne. Des ongles crispés se retournent, saignants, contre les ferrures des angles!—Et l’inexorable treuil tourne là-haut, arrachant à la foule, qui se tord au fond de ce puits, le cercueil étrange qui monte, monte, au bout des cordes tendues.... Haussés sur la pointe des pieds, les malheureux, se bousculant, se renversant, s’écrasant sans pitié les uns les autres, tâchent d’avoir chacun le dernier contact,—le suprême, celui qui peut-être, parce qu’il est le dernier, obtiendra la grâce unique!... Le tout en vain.... Au bruit des litanies qui pleurent, le seau fermé, mystérieux, remonte vers la chapelle haute, emportant l’eau de salut où tant de lèvres fiévreuses voudraient boire. Et quand la châsse disparaît là-haut, près de la voûte, derrière les volets rabattus, alors de véritables râles s’entendent, furieux, dans cette foule qui ne veut pas mourir à l’espérance.

C’est alors que le tumulte est effroyable; c’est alors que les égoïsmes démuselés poussent, chacun pour son compte, le cri bestial qui doit amener sur lui seul la pitié d’en haut; alors la plainte est sauvage, la supplication est horrible, la prière est forcenée! Et c’est, dans cette fosse profonde, dont les murs tressaillent, un hourvari de bêtes fauves et puantes, affamées de leur Dieu comme d’un bien physique, comme d’une pâture promise et vainement attendue! Et, cloué contre l’une des vastes parois de l’église-forteresse, un grand Christ en croix, bras ouverts et face au ciel, par-dessus toutes ces têtes grimaçantes, tous ces bras levés et tordus, semble mêler aux lamentations féroces des brutes humaines, sa longue plainte divine mais non moins inutile et bien plus désespérée!

Et cependant, c’est presque toujours à la dernière minute, à la seconde précise où les châsses disparaissent, que le miracle a lieu, et qu’un paralytique marche, qu’une fillette aveugle voit. Elle pousse un cri: «Miracle!»

Heureuse, celle-là! On l’entoure, on l’étouffe.

«—Y vois-tu?—J’ai vu!—Vois-tu encore?—Attendez... oui!—Quoi?—Un lis de feu! un éclair! un ange!—Miracle! miracle!»

 

Un homme, un Saintin, prend aussitôt l’enfant dans ses bras. Ah! il en a vu, celui-là, des miracles! Aussi, comme il se dépêche d’enlever l’enfant sur ses épaules, sur le pavois! Il la porte ainsi pour que tous la voient bien, la miraculée! pour que personne n’oublie qu’aux Saintes, il se fait vraiment des miracles, et pour qu’on revienne! Et la foule suit en rendant grâce. On court au presbytère; on enregistre le miracle devant plusieurs prêtres assemblés.

«—Tu as vu!—Oui, j’ai vu!»

Et la promenade reprend de plus belle.

Ah! le vieux forban, que ce Christophore!...—Comme il se hâte dans sa course, son mensonge sur ses épaules!—C’est un pauvre habitant des Saintes, à qui la présence de tant d’étrangers tous les ans rapporte quelque chose, comme à tous les Saintins, et qui promène, joyeux, sa réclame vivante!

Le lendemain, on retrouve l’enfant du miracle toute seule au pied du calvaire, sur la plage, laissée là un instant par la femme ou l’enfant qui la guide.

«—Eh bien, y vois-tu?—Non.—Et alors, le miracle?»

Oh! la pauvre enfant! De sa voix plaintive elle répond: «—Il est reparti!—Mais tu as vu, hier?—Oui.—Si tu y voyais, pourquoi te portait-on?—Oh! monsieur, je voyais seulement des fleurs, des lis de feu; mais pour marcher, oh! non, je n’y voyais pas!... Et à présent c’est tout noir. Je n’y vois plus, plus du tout;... oui, le miracle,—il est reparti!»

Dès que les châsses sont remontées, on sort de l’église en procession, pour aller bénir la mer, cette mer qui a porté les saintes jusqu’en Camargue, et où, tous les jours, se risquent les braves pêcheurs.

Le curé marche en tête. Il tient dans sa main un reliquaire: c’est le Bras d’argent, creux, où sont enfermées, visibles à travers une petite vitre carrée, quelques reliques des saintes.

La foule en ordre, suit. On est cinq cents, on est deux mille, en rang. Des milliers de pèlerins, juchés sur les dunes, regardent la procession qui se déroule, en serpentant, le long de la plage sablonneuse où dorment, tirés à terre, quelques bateaux plats.

Derrière M. le curé, six hommes portent sur leurs épaules une image peinte et taillée, assez grande, en bois: les deux saintes dans la barque. Pour se disputer l’honneur de remplacer les porteurs, on se bouscule si souvent et en si grand nombre que la barque tangue et roule sur les épaules des gens comme si elle voguait sur la mer par un grand vent.

Sainte Sare, la sainte noire, arrive ensuite, portée par des bohémiens aux cheveux sombres, aux faces fauves, aux yeux de jais très luisants.... Les petits de ces hommes, pendant ce temps, se glissent à travers la foule comme des rats, entre les jambes du monde, et volent mouchoirs et bourses.

Et, à la suite des saintes, arrivent des jeunes filles, des jeunes garçons, tenant des lis, des lis parfumés, apportés en gerbe, chaque année, par des fidèles, pour cette procession.

D’autres tiennent des cierges dont les flammes jaunes ne paraissent plus rien, sous la pleine lumière du soleil, mais les lis embaument.... C’est la joie de Livette, ces lis.

M. le curé arrive au bord de la mer. Il étend le Bras d’argent. Alors la mer, une seconde, recule... seulement un peu. Les pauvres femmes des pêcheurs font vite un signe de croix....

Et tous ceux qui, debout sur les dunes, regardent la procession se dérouler, voient, à mesure qu’elle avance, les porteurs qui sont en tête grandir, grandir à chaque pas, de plus en plus, par un effet de mirage.

Et, sur les épaules de ceux qui les portent, les saintes avec eux lentement grandissent, grandissent dans la lumière, montent vers le ciel, démesurées comme une vision....

—Protégez-nous, grandes saintes! que la mer, cette année, soit bonne aux Saintins!

... Pauvres gens, pauvres âmes! A l’an prochain.

... Chaque année, c’est la même chose. Tout cela reviendra toujours, comme les saisons.

Le lendemain du jour où les châsses sont remontées, le gros des pèlerins quitte le village.... Tous les campements sont levés presque à la même heure.

Les carrioles de toutes sortes, les cabriolets, les dog-carts, les chars à bancs, les jardinières, les casse-cou, les breaks des fermiers riches, les charrettes des paysans, recouvertes de tentes posées sur des cerceaux, emmènent sept ou huit mille, jusqu’à dix mille voyageurs de tout âge, sains ou malades, et le long défilé s’éloigne en serpentant sur la route plate, entre deux déserts. Çà et là, sur la gauche du défilé, des cavaliers, beaucoup portant une fille en croupe, se cherchent, s’attendent, se rejoignent, puis partent au galop pour dépasser la caravane.

Et c’est encore un spectacle que ce départ, pour les Saintins qui, par groupes bruyants, aux abords du village, font un dernier geste d’adieu aux hôtes qu’ils ont exploités.

Ceux qui par force, ayant hébergé des amis, ont dû mettre à moins haut prix leur hospitalité, répètent allègrement cette formule comique, moins arabe à coup sûr que les chevaux du pays: Les amis qui viennent nous voir nous font toujours plaisir: Si ce n’est pas lorsqu’ils arrivent, c’est quand ils partent!

Le surlendemain du jour où la bohémienne avait souri au gardian, quand défila à son rang, en queue de la caravane, la troupe des zingari, les uns montés sur des rosses étiques, d’autres cahotés dans leurs misérables charrettes,—quelques femmes, à pied pour mieux mendier, portant sur leur échine leurs enfants roulés dans des toiles en bandoulière,—on remarqua que la voiture de la reine n’y était pas.

Zinzara était restée aux Saintes.

Elle voulait se donner la joie de rebuter le gardian de qui elle avait pour le soir même accepté un rendez-vous.

Voici ce qui s’était passé....

Pendant la ferrade, Renaud avait chuchoté à l’oreille de Zinzara:

—Ah! je te tiens, boumiane! et c’est dommage devant tout ce monde!

—J’ai, ma foi, en ce moment, la même pensée, avait-elle répondu, très touchée du beau sang-froid qu’il venait de montrer pour la défendre.

—Eh bien, lui avait-il dit, j’irai te parler tout à l’heure. Les nuits sont belles.

—Non, demain, fit-elle, demain, entends-tu, après le départ des voitures.

Mais à la fin de la course, tout de suite, quand il vit venir à lui Livette pâle, si pâle qu’elle semblait une morte, il fut pris d’un grand remords.

«Elle m’a vu, se dit-il, et elle souffre par la jalousie.»

Et si grande lui vint la pitié pour la petite demoiselle, qu’il se sentit capable de lui sacrifier une bonne fois, au moment où c’était devenu le plus difficile, le désir fou qu’il avait de l’autre. Toute la douce amitié qu’il avait dès le premier jour éprouvée pour Livette, si différente de la passion, si bonne à ressentir, lui revint comme une bouffée d’air salubre qui réveille d’un rêve méchant.

En plus, il était tout surpris et comme déconcerté de n’avoir pas, des promesses formelles de la gitane, la joie qu’il en attendait lorsqu’il y rêvait dans le désir!

 

Livette quitta Renaud pour rejoindre son père. Elle ne devait rentrer au château que le lendemain au soir, deux ou trois heures après le départ des pèlerins, afin d’assister à la fête jusqu’au bout, et d’éviter la grosse poussière et la lenteur forcée du défilé.

Et ce jour-là,—dans l’après-midi,—Renaud rencontra M. le curé.

—Bonjour, gardian. Qu’as-tu, mon garçon? Ton air est préoccupé.

—Oh! curé, fit Renaud, il est difficile parfois de bien faire!

Et comme il s’éloignait sur ce mot, le curé le retint en lui saisissant le bras.

—Eh! curé, fit Renaud, vous avez encore la main solide!

—Prends garde, Renaud, dit lentement le prêtre, de devenir très coupable. Je sais ce que je sais. Ta fiancée pleure. Elle est jalouse. Déjà, sur ton compte, des bruits courent.... Et pour qui, bon Dieu! la trahirais-tu, cette petite, si sage, qui, riche, se donne à toi, pauvre et orphelin? C’est une famille que tu perdrais, pauvre toi! et tout l’honneur de ta vie, et tout le repos de ton cœur, pour toujours! Le diable est malin, tu as raison, et bien faire est difficile, mais ceux que le diable inspire, quand on suit leur caprice du moment et sa propre fantaisie vous mènent à des abîmes plus profonds que les «lorons» des paluns. Tu marches en ce moment sur la «trantaïère»! Si elle crève, adieu mon homme! Tu y passeras tout entier. Et toi, ce n’est rien! mais de quel droit fais-tu courir à la petite le risque de ton malheur? Tu as affaire à un esprit de malédiction, à une femme qui ne se connaît pas, qui n’est soumise à rien, et qui ne craint pas le malheur des autres. Elle le fera, rien que pour rire. Je l’ai regardée et je l’ai vue.... Les saintes m’ont appris bien des choses. Prends garde! La petite est brave, il peut y avoir un jour, sur tes mains, du sang innocent, si tu vas par la route que je te défends, car le diable est dans l’affaire, je te dis, et tous les monstres t’attendent au détour du mauvais chemin. L’infidélité des promis, comme celle des mariés, couve un œuf plein d’affreuses bêtes qui éclot quelquefois. Si tu as un cœur, montre-le, Renaud, et regagne, crois-moi, tes aigues et les bœufs, dans la solitude de tes paluns où la fièvre maligne est moins à craindre que le mal que tu gagnes ici!

Renaud, ce grand gaillard terrible, écoutait la bonne parole, tête basse, le pauvre, comme un enfant grondé au catéchisme.

—Si tu es un homme, voyons, prends ta résolution «de suite» et m’en donne ta parole de brave gardian.

—Touchez-moi la main, monsieur le curé. Ma parole, je vous la donne. J’étais en train de mal faire. Un sortilège était sur moi.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main.

Le curé s’éloigna soucieux. Il savait Renaud sincère, mais il connaissait la force du désir des hommes, et leur ingéniosité à se mentir.

Ainsi, le curé était informé?—Alors, courir avec la bohémienne, c’était risquer la rupture avec Livette?

Renaud allait donc quitter le village, ou, si l’on veut, la ville, dans la résolution ferme de renoncer à la gitane. Il la sacrifiait décidément à Livette, à son franc désir d’avoir un foyer tranquille, une famille, lui, le bouvier errant, l’orphelin, l’enfant perdu du désert. Le bonheur, c’était cela: un toit sous lequel on se réfugie, qu’on voit de bien loin fumer à l’horizon, en songeant: les petits, la femme sont là.

Il renonçait à la gitane, oui, mais cette résolution, il entendait bien la lui porter lui-même. A l’idée de quitter les Saintes sans l’avoir revue pour lui dire qu’il ne la verrait plus, il se sentait pris d’ennui, il lui semblait que, brusquement, il était enfermé dans un espace étroit, où il restait sans air, sans horizon.... Mais il la reverrait... il le fallait. Cela valait mieux. Ne fallait-il pas l’apaiser d’abord? elle serait bien assez irritée ainsi. A quoi bon l’exaspérer?... En vérité, s’il la revoyait, c’était (en réfléchissant bien, il arrivait à cette pensée), c’était ma foi, surtout pour protéger contre elle la pauvre Livette! Oui, oui, c’était pour cela qu’il allait la revoir.... La revoir! A ce mot, qu’il se répétait en lui-même, un bonheur d’être, d’aller devant soi, de respirer, rentrait en lui....

Pendant ce temps, Zinzara, de son côté, se jurait à elle-même qu’elle allait bien rire lorsque le gardian la viendrait chercher tout à l’heure!

Pourquoi alors avait-elle répondu oui à ses demandes amoureuses? Eh! c’est qu’au moment où il les avait chuchotées près de son oreille, si elle eût pu, sur-le-champ même, se laisser prendre par ce sauvage tout pantelant de sa lutte avec les taures et les taureaux, oui, sans doute, elle l’eût fait! Il lui avait donné envie, comme le chaud donne soif, comme un soir d’été donne le désir du bain.—Et puis, elle avait été bien aise de se dire que là-bas, à l’autre bout du cirque, souffrait celle à qui il venait de faire un honneur de reine en lui tendant le fer fumant, le fer rouge, pareil à un sceptre de magicien, de méchant roi zingaro.

Mais, à présent, le mâle venait trop tard. L’envie avait passé, et le suprême du plaisir allait être à présent pour elle, tout en donnant à croire à Livette que Renaud avait eu joie d’elle, de refuser cette joie promise au chrétien qu’elle détestait.

Et, seule, assise sur une pierre, à quelque distance de sa charrette, elle attendait le gardian. Sa résolution de vengeance par le refus était écrite sur ses lèvres serrées, dont le sourire s’emmaliça encore lorsqu’elle vit venir vers elle le cavalier.

A quelques pas d’elle, il s’arrêta. Il sentit, en la regardant, un sursaut brusque de tout son sang, une pression étrange et douce au creux de l’estomac. Il reconnut le trouble d’amour; mais, faisant un effort, et d’une voix qu’il sentait tremblante: «Je devais être libre ce soir; je ne le suis pas. Le maître m’a commandé, et je dois être loin d’ici, cette nuit. Il faut donc que je parte.... Adieu, boumiane!»

La zingara comprit, vitement, d’un trait, qu’il se dérobait, et pourquoi!... Elle se leva, pareille au serpent qui, dressé sur la queue, siffle la colère. Toute son âpre résolution tourna sur elle-même, plus vite que du lait; et d’une voix sèche, brève, saccadée, singulière, d’une voix autre que sa voix naturelle: «Je te veux, entends-tu, toi! Rien ne te commandera, quand je te commande. Ce que je veux qu’on fasse, on le fait. Vas-tu être lâche, dis, toi qui me plais parce que, sur ton cheval, tu ressembles à un zingaro qui ne connaît ni maître ni Dieu?... Allons, marche!...»

Ainsi, au fond, les mêmes motifs de haine passionnée, savoureuse pour elle comme l’amour, qui tantôt la décidaient à ne pas suivre Renaud,—la rejetaient vers lui. Et pour lui, amour ou haine, c’était d’une telle femme, du moment qu’elle se donnait, tout à fait même chose; n’était-ce pas toujours sa passion, son visage en éveil, ses yeux avivés, ses lèvres en mouvement montrant des dents humides, où luisaient des étincelles? C’était tout son corps de danseuse, flexible et expressif, tendu vers ce qu’elle exigeait.

Une joie sauvage secoua Renaud des pieds à la nuque; et, du frisson de son cavalier, comme au toucher d’une torpille, le cheval, sous lui, éprouvant quelque chose, piétina un instant, entre les genoux qui l’étreignaient d’une involontaire violence.

Que faire?... Ah! bonnes saintes! Les fiançailles, vous savez, depuis un long temps le gardaient sage, loin des filles faciles qu’il courait autrefois, et sa jeunesse parlait. Au taureau marin, il faut la taure sauvage. Des lions qui ont aimé des gazelles, selon la légende arabe, en sont morts. Les créatures vivantes, de par la loi de la nature, cherchent les paroxysmes d’amour; tant qu’elles ne les ont pas, les appellent; et les payent à l’occasion de leur sang et du sang des autres. Qui leur donnera tort d’entrer parfois en délire, si l’on songe que la vie veut vivre, et que ce désir-là commande à la mort elle-même?

—Allons, marche!

Elle donnait l’ordre d’amour, la reine!

Et, d’un bond, elle sauta en croupe.... Déjà elle avait enlacé de son bras droit la taille du cavalier: «Marche donc!» dit-elle; puis plus bas, d’une voix qui était un souffle parlant, tiède, soufflé sur la nuque de l’homme, et qui le faisait frémir dans la racine de ses cheveux: «Je te veux, entends-tu, toi? Je te veux, répétait-elle. Marche! marche donc! qui marche arrive!»

Il était pris, lié. Le bras de la sorcière lui ceignait les reins. Il le sentait contre lui, vivant, frémissant, plus fort que tout!

Renaud, stupéfait, chercha à se reconnaître,—à secouer le charme. Il demeurait là, abêti, ne sachant encore ce qu’il pensait, ce qu’il ferait, essayant de ressaisir ses idées de tout à l’heure, les idées du bon curé, sa résolution, sa parole d’honneur, qu’il ne retrouvait plus, qu’il ne parvenait pas à se répéter, dans sa tête, avec des paroles. Tout cela était fondu, échappait à la prise de son effort de mémoire.... Quand l’intensité du désir amoureux commande, elle est légitime comme la force... l’honnêteté n’est pas trahie, non: elle n’existe plus!

Ces quelques secondes d’attente donnèrent à Zinzara le sentiment exact de ce qui se passait en lui. Elle n’était même plus, pour son orgueil, assez désirée, puisqu’il avait pu balancer un peu!

Où allons-nous? dit-elle, en reprenant sa voix sèche et saccadée, un peu sifflante. Où allons-nous? Tu dois savoir, quelque part, une cachette, une cabane perdue au milieu de tes marais, un endroit sûr,—bien à toi,—où tu en as mené d’autres... que m’importe! Je pense bien, pardi! que tu ne m’as pas attendue pour connaître!—Où tu me conduiras, j’irai. Il faut—songes-y—qu’on ne puisse me découvrir, car ma race répugne à la tienne: la zingara qui se donne à un chrétien est, chez nous, la seule méprisée,—et, si j’étais vue d’un des nôtres, il y aurait du couteau dans l’air,—sois-en sûr—pour toi et pour moi!

Il hésitait encore, se souvenant qu’il avait des raisons d’hésiter, sans parvenir à se rappeler lesquelles. Machinalement, il retenait son cheval (c’était Blanchet!), qui se cabra.

... Et enfin, dans la débâcle de ses pensées, il ressaisit, au hasard, un souvenir perdu, celui des cierges promis par Livette aux saintes Maries.... Il aurait dû, cette nuit passée, ou ce matin, dans l’église, les brûler dévotement. Hier encore sa fiancée lui avait rappelé ce vœu. Livette sans doute les avait allumés pour lui, les cierges, mais ce n’était pas la même chose! Quoi qu’il fît donc, il était au diable. La rage le prit. Il se sentait glisser sur une pente, et ne pouvant rien contre cela, il s’abandonna tout entier, précipita sa chute....

—Où nous irons, dit-il, je le sais. A la Cabane du Conscrit, dans la gargate.

Il lui semblait qu’il était forcé de répondre, mais, contre cette obligation, il n’avait plus aucune révolte, au contraire.

—Est-ce loin?

—Oui, de l’autre côté du Rhône, en Crau, près le mas d’Icard. Le diable ne m’y retrouverait pas. Rampal seul pourrait y venir....

—Attends, dit-elle à ce mot, avec un éclair dans ses yeux de bête.

Et elle siffla.

Il se disait que quelqu’un des Saintes à coup sûr, en ce moment, devait les voir, et que Livette apprendrait tout... qu’il vaudrait mieux maintenant partir tout de suite.... Ou bien, qui sait, ce retard était bon! Livette pouvait passer et tout serait changé. Il courrait à elle, alors. On serait sauvé. Qui, sauvé? et de quoi? d’une chose vague et terrible qui était devant lui.... Il n’aurait pas su dire.... Ce n’était que l’abandon de sa volonté.

 

Le fin sifflet, très vif, de la tzigane avait fait accourir un petit zingaro de dix ans, un vrai chat sauvage.

Du haut du cheval, elle lui jeta sur un ton de commandement, bref, rapide, quelques paroles en langue bohème. Il y a, dans la langue bohème, de l’allemand, du cophte, de l’égyptien, du sanscrit. Renaud, sans se douter du sens de ses paroles, écoutait parler la gitane.

Prise de haine amoureuse, la reine fauve disait à son nain:

—Tu connais le gardian Rampal? cherche-le.... Il est au village; je l’ai vu tantôt.... Et va lui dire tout de suite ceci: il me trouvera cette nuit, avec son ennemi que tu vois, à la Cabane du Conscrit, qu’il connaît bien!... Et pour toi, avec la voiture, je te retrouverai demain soir dans la ville d’Arles, près des vieux tombeaux.

Elle pensait à tout. Le chat sauvage disparut.

Qu’as-tu dit? demanda Renaud.

Elle se mit à rire d’un rire insolent.

Il sentit qu’il la détestait, qu’il aurait joie à la tenir vaincue, tombée sous lui, tout en son pouvoir, comme une simple femme, la gitane reine et sorcière.

Ils se désiraient dans la haine.

Elle riait, songeant que celui qu’elle tenait là, qu’elle enlaçait du bras, comme une amoureuse, elle le menait à sa perte! Cette nuit même (avant ou après la joie d’amour—qu’en savait-elle?)—il y aurait, entre cet homme-ci et l’autre, une lutte de bêtes enragées qu’elle voulait voir, un sabbat d’amour à réjouir les morts; et elle riait.

—Les reines, dit-elle, ne peuvent, sans laisser des ordres secrets, quitter leur royaume. Allons, ma bête!

Était-ce à l’homme qu’elle parlait, ou au cheval?—à l’homme, sans doute, en qui elle éveillait en effet une bête semblable à elle.

Elle pressa sa taille... et de nouveau:

—Va, va! souffla-t-elle.

Et lui, dans les cheveux ras de sa nuque, sentit le souffle de la stryge courir, et un frisson chaud descendre à ses pieds qui, nerveusement, touchèrent les flancs de sa bête. Renaud tremblait. Toute sa passion l’avait ressaisi. Il sembla qu’un ouragan entrait dans l’homme et dans le cheval. Ils s’enlevèrent.

Renaud croyait tenir une proie, mais il était la proie lui-même, et il emportait la sorcière enroulée à lui,—comme parfois le milan des marécages, la couleuvre dont il se croit maître, mais qui, dans ses nœuds, l’étranglera.

XXI

Ils galopaient. A chaque temps de galop, Renaud se sentait, par le bras de la fille, doucement pressé. Ils galopaient, Zinzara et Renaud, sur le cheval de Livette!

A quoi songeait-il, le gardian?

Fille ou femme? Il s’obstinait malgré lui, par orgueil d’homme, à vouloir qu’elle fût fille, bien que cela ne lui parût guère probable. Elles sont mûres si vite, ces femelles de païens!

Un souffle d’air passa. Il leur vint aux narines une senteur mâle de fleurs de tamaris. Il ralentit la marche de son cheval.

—Va, va! dit-elle, presse-toi! Plus tard nous causerons... chez nous, Romi, à l’abri des yeux.

Le cheval, de nouveau, s’élança.

Renaud sentait des fiertés, un orgueil confus et puissant d’être là, de fouler la plaine avec quatre pieds, de ne pas connaître d’obstacles, d’avoir à lui, tout près, cette femme,—et, là-bas, une autre!

L’une, pour lui, courait des périls, trahissait sa race. Et l’autre, si elle venait à l’apprendre, en pourrait mourir! Et, bien qu’il l’aimât, cette pensée lui donnait un mouvement, vite réprimé, de joie cruelle.... Heureusement, du reste, elle ne saurait rien.... Et il se grisait de vitesse et d’orgueil, homme et bête, follement lâché.

Magnifique était le ciel, piqueté de plus d’étoiles que les dunes n’ont de grains de sable et le désert de fleurs tremblotantes, accrochées aux ramilles des saladelles. La voie lactée était blanche comme le sel des camelles vu à travers le brouillard du matin. On eût dit qu’un grand voile de mariée traînait, déchiré, sur toute la plaine en rumeur d’amour.

D’innombrables petits colimaçons blancs surmontaient, comme des fleurettes, les tiges des frames, des enganes, et s’y balançaient.

Une brise très lente passait, soulevait, tout contre le bord des marais, un pli de vague, mince, faible, et cela faisait juste le bruit d’un baiser furtif, entre les roseaux qui étaient en fleurs.... Parfois une alouette, un flamant, endormi dans les sansouïres ou au bord de l’eau, parlait, en s’éveillant un tout petit peu, et c’était un gazouillis menu, de quoi faire entendre à sa femelle ou à son mâle qu’on est là, pas loin.

Juin n’est pas plus chaud. Des odeurs de rosiers, très lentes, très diffuses, venues de jardins lointains, passaient parfois en bouffées.... Là-bas, dans le parc du Château d’Avignon, l’arbre de Syrie jetait des poussières....

Renaud, après avoir longé la mer, remontait droit sur le nord-est, au delà de l’étang de la Dame.

Il allait au Grand-Pâtis. Les gens du Sambuc avaient des barques qu’il connaissait.

Ils passèrent, à un moment, près d’une manade. Des taureaux, à peine entrevus, de l’eau jusqu’aux jarrets, paissaient les roseaux en fleurs. Des cavales blanches s’enfuirent à leur approche, suivies fidèlement des étalons attentifs à ne pas les perdre. La sève de mai grésillait sourdement dans les frames et les enganes rigides, dans les sambucs et les tamaris. L’eau elle-même exhalait un arome salé plus vigoureux et plus chargé de désirs. Les lambrusques appelaient le mâle, qui leur arrivait dans l’haleine lourde du désert en sève....

De nouveau, Renaud s’arrêta, pris d’un vertige lent et très doux.

Le grand courant de l’air amoureux, qui les baignait de toutes parts, finalement le commandait.

—Descends, dit-il, descends vite! Le repos ici sera bon.

Mais elle, froidement, songea à l’ordre qu’elle avait donné.

—Où nous allons, dit-elle, il faut aller. Je ne descendrai que là. Il faut, dis-tu, passer le Rhône? Presse-toi donc!... Au galop! la gitane aime le cheval.

Elle ne voulait caresse de lui qu’au lieu désigné. Elle ne le subirait voluptueusement que mis par elle en péril de mort ou de douleur. Tout autre baiser serait triomphe pour lui, et c’est pour elle seule qu’elle se donnait. Elle voulait, au jeu des caresses, savoir que l’humidité de sa lèvre était du poison, que sa morsure amènerait une agonie ou une rage.

Fermement assise sur la croupe, tenant toujours du bras le gardian—sa proie—bien enlacé, ses jambes nues mollement pendantes dans les plis de sa jupe que soulevait le vent de la course, très fièrement cambrée, elle se laissait aller, souple, au bercement du galop; et sa face blafarde, sous la lueur du ciel nocturne, tout contre la nuque de l’homme,—qu’elle emmenait, en se faisant emporter par lui,—était souriante....

 

Lorsque Hérodiade eut obtenu la tête de Jean, elle la prit par les cheveux, dans le plat d’or où elle reposait droite, le cou encerclé de sang, la souleva à la hauteur de son visage, et, après en avoir examiné, curieuse, les paupières closes aux longs cils, toute la pâleur diaphane, appuyant tout à coup sa bouche sur la bouche, elle chercha, de sa langue dardée, à pénétrer sous les lèvres jusqu’au froid des dents trop serrées, trouvant à ce baiser, infligé à l’ennemi mort, volupté plus savoureuse qu’aux caresses de l’inceste—qu’il lui avait reprochées.

De ses méfiances contre Zinzara, que restait-il à Renaud, pendant qu’elle souriait dans la nuit et que le souffle de ses lèvres courait sur la nuque du gardian? Il ne réfléchissait plus; il allait. Il retardait volontiers, puisqu’il y était forcé, l’heure appelée. Il ne songeait pas à la violence.... C’était sûr.... Il pouvait attendre. Pourtant, au milieu de ces déserts, tout chauds encore du jour, rafraîchis par la nuit, l’amour était commandé, mais il en trouvait l’attente meilleure que tout ce qu’il connaissait.... Et puis, elle pouvait lui échapper encore. Il ne fallait pas l’effaroucher. Là-bas, au gîte, il la garderait quelque temps. Et il allait, respirant ce désert salé, qui était à lui,—battant, des quatre pieds sans fer de son étalon, les sables et les eaux, qui étaient siens,—gagnant l’horizon, qui allait lui appartenir.

Une fois pourtant, au beau milieu d’un marais, son cheval ayant de l’eau par-dessus les jarrets, il l’arrêta encore.

—Qu’y a-t-il? dit-elle.

Renaud tourna la tête, et, se renversant en arrière, l’appela d’un bruit de lèvres.

—C’est quand je veux! dit Zinzara d’une voix riante.

Et sur ce mot, Blanchet bondissant, enlevé des quatre pieds, fit éclater autour d’eux dans l’eau un rejaillissement qui retomba sur leurs têtes, en lourde pluie.

Et, invisible pour Renaud, la gitane, derrière lui, souriait tout contre sa nuque, en repiquant dans ses cheveux la longue épingle dorée qu’elle venait d’enfoncer dans la croupe de la bête!

Tout à coup, devant eux, partit un cri de «Qui vive?» si inattendu, dans la solitude, que, de nouveau, Blanchet fit un bond.

—Qui vive? répéta la voix.

—Le Roi! répondit gaiement Renaud.

—Ah! c’est toi, Renaud? fut-il répondu.

C’étaient les douaniers; mais, pour qu’on ne connût point la gitane, Renaud, vite, passa au large.

Ils étaient près de la saline de Badon. Les tas de sels rectangulaires (les camelles) semblaient autant de maisons longues et basses, avec leur toiture aiguë. Dans sa blancheur de linceul, la saline avait l’air d’une petite ville géométrique endormie sous des neiges mortes. Ils arrivèrent au bord du grand Rhône.

Zinzara avait glissé à terre avant que Renaud eût arrêté son cheval.

Il descendit à son tour, donna la bride à la bohémienne. Elle tint Blanchet, qui buvait au fleuve.

—Un peu d’avoine à présent! dit Renaud.

Il prit un petit sac, posé et lié en travers de l’arçon, d’une fonte à l’autre, et à la demande de Zinzara il le vida dans sa robe tendue à deux mains.

Pauvre, pauvre Blanchet! il n’y avait plus là qu’une poignée de grain.

—Attends-moi, je vais querir le bateau.

Renaud disparut dans la nuit claire, derrière les aubes, les saules et les roseaux du bord, noyés d’une brume, pâles et comme flottants dans la nuit.

Zinzara n’entendait plus que le bruit de l’eau et le crenillement tendre de l’avoine sous les dents de Blanchet, qui, de sa longue lèvre, happait le grain au creux de la robe tendue.... Oh! si Livette avait pu voir cela!

—Me voici, viens! dit la voix de Renaud.

Il abordait, élevant les deux avirons.... Elle avança.

—Tiens ferme la bride.... Le cheval nous suivra.

Elle mit un pied dans la barque, se tint debout à l’arrière.... Blanchet suivit, dans le sillage.

Renaud connaissait le courant à cet endroit. Il le traversait en diagonale et il aborda de l’autre côté, plus de cent mètres plus bas.

Il attacha la barque au tronc d’un aube, visita les nœuds des sangles, et repartit.

Il fallait remonter, pour trouver, beaucoup plus haut, un passage sur le canal qui va d’Arles à Port-de-Bouc. Le canal passé:

—Nous approchons, dit-il.

Ils avaient marché près de cinq heures.

La joie lui venait d’être proche du but. L’impatience du dernier quart d’heure le prenait. Il avait la vision de la chose attendue. Il dit:

—C’est dans la gargate. Et il expliqua: Dans la gargate, on entre comme dans de l’eau épaisse. C’est de la boue. La cabane où nous serons est au milieu d’une de ces boues. Ah! là, crois-moi, gitane, nous serons bien gardés. Un homme y a vécu longtemps, autrefois; un conscrit qui voulait échapper au sort, et, plus tard, un forçat évadé, un homme du pays, qui savait. Personne, là, ne put le dénicher.... D’autres connaissent l’endroit, mais ne dis rien, j’ai mes ruses. Crois-moi, gitane, nous serons bien gardés, par la mort—cachée dans l’eau autour de nous!

 

Ils étaient arrivés.

Renaud attacha son cheval à un saule, et ayant pris Zinzara par la main: «Suis-moi,» dit-il. La lune se levait. Du bout d’un bâton, il lui montra, à fleur d’eau, les têtes des pieux, tout noirs parmi les tiges d’ajoncs, de roseaux, et les feuilles larges étalées des nénufars.

—Mets ton pied, dit-il, toujours à gauche des pieux, ils indiquent le bord droit du sentier solide qui est sous l’eau.

Renaud s’était déchaussé. Elle, soulevant ses jupes, marchait jambes nues. Il lui tenait la main. Ils allèrent ainsi quelque temps. Elle était curieuse de cet endroit. Il lui plaisait.

L’eau remuait un peu çà et là. Elle s’arrêta la regardant.

—Les tortues, dit-il. Et il ajouta:—Voici la cabane.

La cabane était là, au milieu du marécage, établie sur pilotis, comme le sentier qui y conduisait. Des roseaux, quelques tamaris, l’enserraient, la rendaient invisible, presque de toutes parts. Sur le toit gris cendré, fait de siagnes, et en forme de meule, luisait, aux rayons de la lune, la petite croix inclinée en arrière, comme renversée par le vent.

La cabane tournait le dos au mistral. Ils entrèrent. Une allumette brilla. Renaud tira de son bissac une chandelle. La clarté dansa sur les murs.

Les murs bas étaient en «tape», saisis dans une lourde charpente. Le sol était recouvert d’un lit de roseaux. Une toile de protection contre les mouïssales retombait devant la porte. Une table fixe attenait au mur de droite, à la tête du lit; c’était une pierre plate portée sur quatre madriers trapus fichés en terre.

Renaud, sur la pierre, colla sa chandelle. La tzigane, assise déjà sur ce lit sauvage, le regardait faire, d’un air farouche. Voilà qu’elle se trouvait un peu trop chez lui, trop en son pouvoir.

La cabane était pareille à toutes celles du pays. Les fleurs des roseaux pendaient du plafond en panaches d’argent flexible.

Les grosses traverses du plafond étaient reliées entre elles par des chevilles dont le gros bout faisait saillie, et auxquelles étaient encore appendus quelques menues ficelles, des lambeaux de hardes hors d’usage. Il y avait un foyer dans un coin, fait de grosses pierres rapprochées, et, au-dessus du foyer, dans le toit, un trou pour la fumée.

A l’une des chevilles Renaud suspendit son bissac.

—Maintenant, attends-moi, dit-il avec un gros rire, je vais m’occuper de mon cheval.

Elle fut étonnée, mais, l’ayant regardé... elle ne songea plus qu’à Rampal!

Il sortit, rejoignit Blanchet, lui ôta la selle qu’il posa à terre et, le montant à cru, il le conduisit au galop à quelque distance de là, dans un pâtis où il le laissa, après l’avoir entravé.

Un quart d’heure après, Renaud, sa selle sur les épaules, regagnait la cabane où l’attendait Zinzara. Mais, à mesure qu’il avançait sur le sentier solide, ruban noir, perdu sous une mince nappe d’eau, il déplaçait les pieux qui marquaient l’un des bords du passage, et de droite les portait à gauche,—en sorte que si ce gueux de Rampal, le seul qui pût songer à le poursuivre dans cette cachette, voulait y venir, pour sûr il n’irait pas loin, et devrait demeurer là, enlisé au moins jusqu’au cou.

Quand il eut déplacé les vingt premiers piquets, les seuls qui, de la berge, pouvaient être visibles, Renaud se redressa et marcha vivement vers la cabane. Son cœur à ce moment était sombre, et plus vaseux, plus plein de bêtes obscures que l’eau du marais qui,—luisant sous la lune,—était noir en dessous.

XXII

Dans la cage étroite, dont la toiture de siagnes, avec son arête de tuiles roses, luisait au milieu des paluns, sous la lune, les deux bêtes de même espèce, Zinzara et Renaud, étaient enfermées ensemble.

—J’ai faim, dit-elle d’un ton hostile.

Du bissac, il tira une boîte de fer-blanc, dont il souleva le couvercle à poignée; il avait là du «vivre»; il coupa le pain, déboucha la bouteille.

Elle mangeait, silencieuse, l’air toujours farouche. Il la servait, mordant aussi dans le pain très sec; accolant la bouteille plate et bombée, pleine d’un fort vin de lambrusque.

Quand ils eurent mangé, il lui tendit une gourde, petite; de l’eau-de-vie. Elle en but, joyeusement, et bientôt ses yeux étincelèrent. Il la regardait, prêt à l’étreindre. Elle lui répondait d’un regard si moqueur, si obscur, qu’il hésitait, attendant il ne savait quoi, las d’ailleurs, et sentant se brouiller en lui ses idées.

Il la vit alors prendre son tambour de basque, qu’elle portait attaché, sous sa cotte, par une cordelette à sa ceinture; elle se mit à en jouer. Elle était assise. Elle frappait des coups réguliers, monotones, sur la peau vibrante, et, à chaque coup, les amulettes, qui pendaient autour du tambourin, s’entre-choquaient.

Puis, lentement, elle se mit à chanter des mots bizarres en continuant à frapper le tambourin. Et cela, à la longue, charmait le gardian qui la regardait, immobile, fasciné comme un lézard qui écoute la cigale, l’été, au soleil.

Cela dura une heure. Il la regardait ravi, fier, ne songeant plus à rien, à rien d’autre, et il sentait dans sa poitrine, à chaque coup du tambourin, son cœur sauter et vibrer.

Mais on eût dit qu’elle s’entourait d’un cercle qu’il ne pouvait dépasser.—Il attendait que ce cercle fût rompu. Il était là comme un de ces grands chiens de taureaux, si hardis contre les coups de corne, et qui, docilement assis, regardent le repas du maître, puis, attendent une miette, esclaves du roi, de leur Dieu qui est l’homme.

Elle lui faisait maintenant l’effet d’une vraie reine, d’une reine des contes de fée, avec ses attitudes étudiées qu’accompagnait cette musique monotone, scandée par le bruit des sequins qui frémissaient autour de sa couronne de cuivre, sur son front fauve et sur le noir mat de ses cheveux.

Tout à coup elle posa son tambourin à terre. Il fit vers elle un mouvement. Elle le retint d’un regard dur, et, arrachant le foulard qui couvrait ses épaules, elle apparut en corsage bariolé, riche; et il vit sur sa poitrine des colliers de pièces d’or,—sa fortune d’Orientale.

—Attends mon heure, dit-elle. Laisse-moi en paix un moment.

Elle couvrit sa tête de l’ample foulard qu’elle avait retiré, et demeura cachée sous ce voile un instant. Renaud entendait un murmure, des mots barbares, mormô, gorgô, des mots de sorcière, sans doute....

Quand elle rejeta son voile, elle riait.

Quelle vision avait-elle évoquée, la magicienne? Qu’avait-elle appris, la voyante?

—Ce sera mieux que je n’espérais!... dit-elle. A présent, regarde!

Elle se leva, et au seul bruit des médailles de son diadème et des pièces d’or de son collier qu’agitait sa danse lente, dansée sur place, elle ôtait, un à un, tous ses vêtements.

Aux lueurs vacillantes de la chandelle, dont parfois un souffle du dehors inclinait la flamme, Renaud regardait cette apparition connue lui réapparaître.

La Zinzara ondulait, dégrafait l’une après l’autre sa veste, ses jupes,—les ôtait avec des flexions, des grâces, des bras recourbés au-dessus de sa tête ou abaissés jusqu’à ses chevilles.... Et maintenant on eût dit une statue de bronze, luisante, dans cette demi-obscurité. Renaud la connaissait bien, cette forme, pour l’avoir vue un jour au grand soleil, et si souvent, depuis, revue en pensée....

Sur les seins bombés, tintait le collier; aux chevilles plusieurs grands anneaux; sur le front, la couronne d’où pendaient des médailles.

Elle se tordait, souple, avec des miroitements sur sa peau brune.

—Tu vois, Zinzara se donne, lui dit-elle, on ne la prend pas, romi. La fille sauvage n’est qu’à elle. Et maintenant encore, je pourrais, s’il me plaisait, te clouer où te voilà, pour toujours!

Elle jeta à terre, sur ses hardes, un stylet serpentin, qui tout à coup avait lui dans sa main.

Viens! dit-elle.

 

... Ils étaient étendus, côte à côte, au fond de cette tanière, sur les roseaux qui craquaient.

En ce moment, il la regardait au fond des yeux, et il voyait, tout au fond, les choses vagues dont il avait été, plusieurs fois déjà, épouvanté en son cœur. L’arrière-pensée de la gitane, obscure à elle-même, s’agitait dans le dessous de son regard, et, sans se laisser deviner, se laissait sentir.

Son sourire, qui, à l’ordinaire, n’était visible que dans un coin de sa bouche, s’était répandu, plus insaisissable, sur tout son visage. Une moquerie triomphante y rayonnait, l’embellissant encore. Plus mystérieuse elle apparaissait et plus elle était désirable. Si Renaud eût connu les bêtes de pierre sculptées qui dorment au désert d’Égypte, il en eût retrouvé l’expression, que nul mot n’explique, sur ce visage bien vivant qui le regardait, l’appelait.

Et voilà qu’une haine, déjà éprouvée pour ce regard, pour ce visage, lui revint impérieuse, rapide; l’envie irrésistible de prendre au cou cette femme et de serrer, avec ses mains dures, solides.

Cela encore était de l’amour, car autrement l’idée de se séparer brusquement de la sorcière, de la fuir, cette idée-là lui serait venue, au moins une fois, et elle ne lui vint pas. Il sentait bien au contraire qu’il ne la possèderait vraiment qu’avec des violences pareilles. Est-ce que pour les aigues, les morsures ne sont pas des caresses?—Elle vit, dans son regard, passer cette fureur, et se mit à rire.

De nouveau elle reconnaissait distinctement, avec joie, la bête semblable à elle qu’elle éveillait en lui. Et elle l’éveillait pour se prouver sa puissance à la dompter, d’un regard.

—Oh! tu peux! dit-elle, souriante.

Il eut, à ce mot, une conscience rapide de ce qu’elle était dans sa destinée: le mal définitif, la perte du bonheur vrai, de tout repos, l’amour faux,—le plus fort.

Leurs haines amoureuses se croisaient dans leurs regards comme des lames de couteau.

Il la saisit au cou, il fut tout près de serrer réellement; il crut qu’il l’étoufferait.—«Va, va!» dit-elle, d’une voix soupirée: mais, brusquement, ayant senti la pesée de la main qui, tout de bon, la serrait à la gorge, elle eut un sursaut vers lui et, avec un rire étranglé, heurtant sa bouche à celle du gardian, elle le mordit aux lèvres.... Ils entendirent sonner leurs dents.... Il poussa un cri aussitôt étouffé, fondu, car, à peine s’étaient-elles touchées, les deux bouches, irritées, s’étaient amollies....

Elle le regarda longtemps, cherchant toujours ses yeux. Elle les vit, plus d’une fois, se troubler, se voiler, mourir, et, alors, heureuse de sentir tout faible, par elle, ce taureau, elle riait en silence, mais jamais aucun trouble n’éteignait son regard à elle.... Tout à coup, lui, enfin calmé, à un soupir plus profond qu’elle fit, regarda, attentif, la créature sauvage enfin vaincue sous lui. Une pâleur de l’autre monde était répandue sous le brun de sa face aux traits distendus. Elle ne souriait plus. Le pli qui soulevait à l’ordinaire un coin de ses lèvres et leur donnait un air de moquerie, s’était effacé. Les deux coins de la bouche au contraire tombant un peu, semblaient exprimer la tristesse. On eût dit, en vérité, un autre être. Il n’y avait plus trace d’expression vivante sur son visage. Elle ne s’appartenait plus. Un tournoiement de vertige avait emporté, en arrière, sa pensée perdue. Elle n’était plus qu’une noyée à la dérive. Quelque chose d’éternel comme la mort avait été plus fort qu’elle.

Comme du fond d’un de ces rêves qui, en une seconde, ont ouvert l’infini, elle revint à elle avec étonnement.

La charmeuse de serpents eut le sentiment d’une défaite assez nouvelle pour elle, elle éprouva une honte bizarre, le regret orgueilleux de s’être oubliée, comme jamais.... Et puis, allait-il, sans même s’être douté du piège qu’elle lui avait tendu, emporter tranquillement la joie d’amour qui avait été l’appât du piège? Elle se serait, alors, trahie elle-même!... Elle serait donc la vaincue de son amant détesté! de ce fiancé de Livette!....—La seule pensée lui en fut intolérable.... Et, rageuse, humiliée, étendant un bras, elle chercha, sans rien dire, de sa main tâtonnante, dans les replis de ses hardes entassées tout proche, le stylet qu’elle y avait tout à l’heure insolemment jeté.

Renaud ne comprit qu’une chose: la bête redevenait maligne! Et, saisissant les deux poignets de la sorcière, clouant au sol ses deux bras en croix, à son tour il se mit à rire.

Sa rage folle s’agitait en elle. Elle se tordit; tâcha de mordre, et ne put pas. Elle se sentait déchue, livrée décidément à plus fort qu’elle. Sans la comprendre, il la sentait dangereuse et la maîtrisait. Il la tenait donc, le chrétien! C’était trop. Elle sentit des larmes, prêtes à jaillir, lui crever les deux yeux, mais elle se résista. Un peu d’écume parut au coin de ses lèvres....

—Chien! dit-elle.

Et lui, alors, dont elle voyait la face au-dessus de la sienne, se courbant, vite relevé, effleura ses lèvres.... Et il eut l’impression que la main, crispée sur le stylet, s’était détendue....

A ce moment, au dehors, une plainte de loin arriva, déchira l’air au-dessus de la cabane, et trop brusquement se perdit, avant de se faire lointaine, comme si l’oiseau qui jetait dans l’espace cet appel de détresse se fût posé tout proche dans les roseaux, en se taisant aussitôt.

Le visage de Renaud quitta celui de la gitane.

—Qu’est cela? dit-il. Et elle, immobile:—Un courlis qui passe!—Le courlis passe l’hiver.

Renaud, debout, était pâle.

—Roi, disait-elle, aimes-tu ta reine? Regarde-la donc!

Et couchée sur le dos, elle se mit, en riant, à faire ondoyer et miroiter son corps de couleuvre, au son rythmé de son tambour de basque, qu’elle élevait au-dessus de sa tête....

Les éclats de rire, dont elle scandait sa musique barbare, découvraient jusqu’au fond toute sa mâchoire blanche.

—Reviens là, dit-elle. As-tu peur?

Il eut honte et regagna, sur le lit de paille, sa place de molosse dompté, amoureux d’une louve.

Le jeune homme, en cette seule nuit, éprouva toute sa jeunesse, goûta plus de vie, épuisa plus de rêves que bien des rois véritables.

La joie d’amour n’est pas meilleure aux princes qu’au charbonnier.

 

Le jour se fit. Des bandes violettes qui étaient sur l’horizon, se firent roses, jaunes.... Une fraîcheur de réveil courut comme un frisson sur tout le désert de sable et d’eau, entra dans la cabane, éteignit un reste de lumière sur la table de pierre.

Un coq lointain appela l’aurore.

Renaud voulut sortir alors, pour aller voir son cheval. Et puis, le bissac était vide.

—Au mas d’Icard, dit-il, je trouverai ce qu’il faut.

—Et crois-tu, lui dit-elle, que je veuille ici passer tout le jour comme une oie captive?...

—Est-ce donc fini, dit-il? et vas-tu partir ainsi?

—Revenir peut être une joie, dit-elle, demeurer n’est jamais qu’ennui.

Elle fredonna en langue bohême:

Dieu n’a pas bridé ta cavale, Romichâl!

—Allons, si tu veux, reprit-elle, courir ensemble jusqu’au soir.... Ma maison à moi a des ailes.

—Soit, dit Renaud. Repasse donc la première sur la terre ferme. Nous irons ensemble prendre mon cheval. Le jour sera beau.

—... Et bon! sois-en bien sûr! dit-elle de sa voix saccadée, sa voix qui semblait d’une autre.

Il l’accompagna, pour lui indiquer la route sûre, jusqu’au premier des piquets qu’il avait déplacés, et quand il la vit, soixante pas plus loin, toucher le bord du marais, il se baissa et commença, en allant vers la terre ferme, de remettre un à un les piquets en place.

Quand il arriva au dernier, il se releva dans un sursaut, tout debout, les yeux hagards.

 

La tête de Livette, renversée, la face vers le ciel, les yeux clos, la bouche ouverte, des herbes emmêlées sur ses cheveux défaits, semblait dormir, dans un mauvais rêve, au milieu des nénufars. Il voyait aussi hors de l’eau les deux petites mains crispées, accrochées à des roseaux.

Un moment changé en statue, Renaud se réveilla et, courbé sur Livette, il la prit, à plein bras, sous les aisselles. Tout le pauvre corps, enfoncé dans le limon visqueux et noir, en sortit, lentement arraché, comme la tige molle d’un lis d’eau.

Quand il eut entre ses bras ce pauvre corps tout flexible, glacé, mort peut-être, la pauvre fillette aimée, dont les jupes entortillées dans un réseau d’herbes longues, serraient les jambes ballantes, Renaud tout à coup poussa un hurlement de bête enragée, et, courant aussi vite qu’il le pouvait, il alla comme un fou au mas le plus proche.

XXIII

Les seuls aimés sont ceux qu’on pardonne; les seuls aimants sont ceux qui pardonnent. L’amour à son apogée n’est que la puissance d’inspirer des pardons et d’en répandre; et les lois sociales, qui sont de la justice mécanique, paraissent l’avoir compris, puisqu’elles récusent tout ceux qui, à un degré quelconque, doivent, semble-t-il, aimer le coupable.

La sympathie n’est qu’une abdication,—en faveur des êtres aimés,—de cette sévérité implacable dont on use peu contre soi et qui suppose, d’ailleurs, chez les justiciers, une sûreté de sagesse qui n’est pas humaine ou une confiance en soi qui l’est trop.

Livette, malade, couchée dans le meilleur lit du mas d’Icard, avait déjà pour Renaud, en son cœur tout plein de sa peine, un sentiment d’indulgence adorable qui faisait sourire de joie, dans le ciel mystique de la chapelle haute, les saintes filles qui ensevelirent le Crucifié. Elle croyait bien mourir de son fiancé, et elle le plaignait.... Le pardon, tôt ou tard, rachète qui le reçoit et console qui l’accorde. Dans la pitié est caché l’avenir divin des hommes.

Renaud, lui, ignorait encore l’indulgence de Livette. Il ne pouvait la mériter du reste qu’après s’en être considéré comme à jamais indigne.

Pour l’heure, il n’avait même pas fini de descendre dans l’enfer des pensées mauvaises.

Quand il avait trouvé Livette à demi noyée dans la gargate, son premier mouvement, tout d’amour vrai et de pitié pour elle, dans l’oubli réel, entier, de lui-même,—n’avait guère duré que le temps d’un éclair, mais enfin il avait existé. Renaud avait d’abord et tout simplement souffert en elle.

Son second mouvement, presque immédiat, bon encore quoique déjà égoïste, avait été un retour sur lui-même par la crainte des responsabilités morales. N’avait-il pas déplacé, de sa main, les pieux du sentier, dans la pensée, condamnable d’ailleurs, que Rampal se prendrait à ce moyen perfide de défense?... Oui, presque tout de suite après avoir jeté son cri de douleur, il avait eu une épouvante, à l’idée seule du remords, dès qu’il avait senti, en prenant Livette entre ses bras, qu’elle était comme morte.

Quand il l’eut confiée aux femmes, dans la grande ferme du mas d’Icard, mise en rumeur par une telle aventure, à cette heure-là de la nuit,—il interrogea deux vieilles paysannes, plus entendues que tous les médecins de la terre. Après les premiers soins, elles affirmèrent gaiement que la pauvre n’en mourrait pas, et même que «ce n’était rien!» Lui, rassuré, ne s’occupa même point de comprendre comment elle était venue, de si loin, se prendre au piège!

Elle ne mourrait pas! L’essentiel en ce moment, c’était cela.... Quel soulagement pour lui, qui déjà s’accusait de la mort de sa petite fiancée!... il avait eu si peur!... Et voilà que ce n’était qu’une alerte! Dieu soit loué, et bénies les grandes saintes, qui allaient faire un tel miracle!

 

... Mais en regardant dans la conscience de Renaud, le diable se réjouissait, car il voyait la pente que ses idées allaient suivre et qui menait du bien au pire!

Rassuré sur Livette,—et sur lui-même, il eut, contre la gitane maudite, cause au moins indirecte de tout le mal, un mouvement de rage indignée: «Oh! la gueuse! je la tuerai!... il sera facile de la retrouver.... Elle ne peut être loin... je vais la tuer!...» Cette colère l’envahit... il courut à son cheval.... La tuer!—la tuer! Rien de plus juste.... Et il y allait.

Pauvre Renaud, victime de tous les mensonges spontanés qui, jaillis de nous-mêmes, et s’engendrant l’un l’autre, poussent parfois les meilleurs, presque irresponsables, aux catastrophes, quand la passion nous rend fous!

Cette chaîne, souvent insaisissable, de fausses bonnes raisons dont on se dupe, toutes sortant l’une de l’autre sans secousse, chacune expliquant et légitimant la suivante,—aboutit insensiblement aux actes inexplicables pour qui ne sait pas remonter les chaînons. C’est la chaîne de Fatalité où les maillons des menus faits suggestifs, des circonstances déterminantes, ignorées parfois du coupable, alternent avec les faux bons motifs qu’il s’est forgés à lui-même dans les mouvements réflexes de sa pensée! Retrouver cette suite logique des faits, des sensations transformées subitement en idées, c’est l’œuvre de l’équité qui pense, ou de l’amour qui devine. Faute de remonter la suite des transitions insensibles et impérieuses, on trouve entre le criminel longtemps honnête et son acte, l’abîme devant lequel les sots et les indifférents ne manquent jamais de crier, pleins de leur orgueil de pécheurs implacables: à la monstruosité! mais si Dieu, l’amour infini, existe, tout est pardonné parce que tout est compris: il n’y a peut-être plus que des malheureux d’un côté et de la pitié de l’autre.

Avec une âpre joie, oui certes, pour venger Livette, Renaud l’eût tuée, la sorcière. Mais ce désir, qu’il croyait légitime, n’était-il pas le seul prétexte qu’il pût avoir encore de la rechercher ce jour-là, de la revoir une fois encore?... C’est du moins ce que pensait, accroupi dans la crypte de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, à la place occupée hier par les noirs sorciers de Bohême, sous la châsse de sainte Sare,—le diable en personne!

Et donc, à cheval sur Blanchet, Renaud, pour tuer Zinzara, galopait furieusement sur ses traces de la nuit.

... Livette ne mourrait pas!—Cette idée lui donnait une grande joie, si grande qu’à peine au dehors, dès qu’il n’eut plus sous les yeux le spectacle pénible, ennuyeux, de la pauvre enfant évanouie, il fut, hélas! aisément repris tout entier par la puissance du gai soleil, et respira d’aise.... Déjà il ne songeait plus aux souffrances de Livette. Sa satisfaction déjà n’était plus qu’égoïsme: non seulement il n’aurait pas à se reprocher sa mort, mais de plus, maintenant qu’elle savait tout, n’était-il pas comme dégagé? Il n’y avait plus rien à craindre. Tout le pire était arrivé! Et voilà qu’il se sentait léger, comme redevenu sincère envers elle! meilleur en somme, grâce aux événements! Sans qu’il raisonnât ces choses, elles se passaient ainsi en lui. C’est là ce qu’il éprouvait. Car tout sert la passion d’amour; elle tourne à son profit même ce qui semble devoir la contrarier le plus! Du reste, il pouvait être tranquille dans sa conscience, puisqu’il allait la châtier... la tuer enfin, cette bête maligne,—mauvaise race!

Non, elle ne pouvait être bien loin. Sans doute, si elle avait préparé le malheur, elle s’était cachée par là, pour voir....

Il remonta vers le pont du canal. Là, on n’avait pas vu la bohémienne. Il redescendit, le long du Rhône, jusqu’à la barque qu’ils avaient prise cette nuit. La barque était à la même place, amarrée par le même nœud.

Il commença à craindre de ne pas la retrouver.... Mais lorsque, après deux heures de recherches, il en fut certain, il fut bien surpris de ressentir non point la rage d’un justicier à qui sa vindicte échappe, mais la soudaine détresse d’un amant trahi! Il ne s’écriait pas en lui-même: «Je ne la punirai donc point!» mais: «Je ne la verrai donc plus!...» Et ce cri éclata en lui comme une révélation furieuse de l’amour sans pardon, sans merci. Quoi! il l’aimait donc! il l’aimait! et il l’apprenait seulement en cette minute! il en convenait avec lui-même pour la première fois!... oui, à coup sûr, il l’aimait... maintenant! Le cœur lui manqua. Il fut oppressé. Il éprouva un bien-être sourd qui était la joie d’aimer, traversée d’une douleur très aiguë, qui était le sentiment de l’abandon où il allait être. Il se fit horreur, et dans le même instant, en prit son parti avec rage.

Elle est superbe et infâme, la puissance physique de l’amour. Elle ne tient compte de rien. Et près des désespérés, des mourants, même chéris, ceux qui les assistent se sentent courir au cœur la flamme de joie, si l’être qu’ils aiment avec leur jeunesse, vient à passer.

Renaud, lui, venait de tenir Livette presque morte entre ses bras, et déjà il n’avait de regrets que pour l’autre, pour celle-là même qu’il aurait dû écraser.

Alors, tous les souvenirs de la nuit lui revinrent, achevèrent de l’empoisonner. Il ne put accepter la pensée de ne plus ravoir jamais ce qu’il avait eu si peu de temps! Non, cela ne pouvait pas être fini.... Si elle était criminelle, eh bien, il l’aimerait dans le crime, voilà tout!... Le taureau noir était lâché.... Mais Livette? ah bien, Livette! une plume de cygne ou de flamant rose, sous le sabot de son cheval!

Qu’était cette tendresse, ce calme, que lui avait inspirés la jeune fille, à côté de l’emportement de douleur et de joie que lui donnait l’autre? Joie et douleur confondues, voilà l’amour; et l’amour qu’on préfère n’est pas celui des meilleures joies comparées à celui des pires douleurs,—c’est celui de l’intensité. C’est cette loi de passion que subissait Renaud. Il comprenait bien qu’il avait décidément choisi l’autre, l’Égyptienne, malgré le cri de son honnêteté en révolte.

Ce cri de son cœur honnête, qu’il n’écoutait plus, il l’entendait encore malgré lui, et il souffrait, à demi conscient,—pour beaucoup de raisons qu’il ne distinguait pas une à une, mais dont le résultat était, en lui, le sentiment confus d’être un monstre.

Un monstre! car maintenant qu’il approfondissait la chose, il devenait certain pour lui que la gitane avait voulu tuer Livette,—et cependant c’était cette même gitane qu’il aimait! qu’il voulait revoir!

Ah! la sorcière!... Bien sûrement, elle avait vu Livette, sa pauvre petite tête comme morte, sur l’eau, dans les herbes, sa bouche ouverte pour le dernier cri, ses dents luisantes d’eau, au soleil. Elle n’avait pu ne pas la voir!... Et elle avait passé sans rien dire.... C’est qu’elle avait voulu la perdre.... Elle l’avait, bien évidemment, amenée au piège.... Comment? qu’importait! mais, à n’en plus douter, c’était ainsi.

Mais alors... si vraiment elle était coupable, il ne pouvait douter non plus qu’ayant vu ce qu’elle voulait voir,—elle avait fui! Elle ne paraîtrait plus! il ne la tuerait pas! il ne la reverrait donc pas! Et ce qui déjà le touchait plus, dans le malheur de Livette, c’est cette idée qu’il entraînait la fuite de Zinzara!... Et il avait beau repousser ce regret abominable, il revenait en lui comme une vague.... Quoi! il ne la verrait plus!

... Oh! ces caresses de la nuit, dans la cabane du marais, il les avait sur lui comme des couleuvres, enlacées à ses bras, à ses jambes. Elles s’enroulaient, ces caresses, autour de son corps, comme les plantes grimpantes aux bras du tamaris, ou comme la murène à la murène en le mordant. Et des frissons le secouaient....

—Ah! la sorcière! répétait-il. Ah! la sorcière! Quoi! plus jamais!

Plus jamais!—N’avait-il pas cru, cette nuit même, qu’il allait pouvoir la retenir dans son île; que cela durerait une année au moins, jusqu’aux fêtes prochaines; qu’il aurait à lui, dans ce désert, dans son gîte de bête, cette bête à lui, à lui seul, toute à lui, avec son corps de souplesse et de vigueur, les anneaux de ses chevilles et ses bracelets, et sa couronne de reine mendiante?...

Mais elle ne l’aimait donc pas? Tout n’avait donc été de sa part que jeu et ruse?

... Sous les deux éperons du gardian le sang du cheval coulait; mais plus cruellement mille fois le cœur du cavalier saignait au dedans de lui.

... Tout n’avait été que jeu et ruse! il se le redisait et ne le voulait pas croire.

Qu’elle fût fausse tout entière, il le croyait fermement, et, à force d’y penser, ne le croyait bientôt plus. Cela véritablement aurait été trop affreux! Sa pitié de lui-même et un besoin d’être fier de lui l’éloignaient de cette idée, qui, chassée à un moment, revenait ensuite avec plus de force, comme une chose sûre, prouvée, connue. Elle lui revenait comme un coup de lumière qui, lui sautant aux yeux, les lui blessait. Oui, oui, elle était fausse tout entière! oui, cette femme par plaisir de vengeance l’avait trompé, de plusieurs manières, depuis le fameux jour du bain, où, si elle s’était montrée à lui toute nue, ç’avait été uniquement pour arriver, par un calcul à longue visée, à le tromper, à le laisser un jour perdu, dans son désert, sans fiancée, sans amour,—seul!

Et il cherchait désespérément à la revoir au moins dans son souvenir, afin d’interroger son visage de ruse, mais, quelque effort qu’il fît, son esprit ne parvenait pas à lui rendre l’image effacée, noyée sous un brouillard tremblant, irritant. Il ouvrait alors les deux yeux tout grands, comme si, à force de mettre dans ses deux yeux la volonté fixe de la voir, il eût pu l’obliger à lui apparaître en chair et en os, réelle. Et il ne voyait plus du tout les arbres, la lande qui étaient devant lui, ni l’horizon ni le ciel, mais il ne voyait pas non plus celle qu’il évoquait. Alors brusquement, il fermait les paupières, et,—durant une seconde,—dans le noir, il l’apercevait.... Était-ce bien elle?... Il n’avait pas le temps de la reconnaître.... Une fois pourtant, l’image se précisa et il la vit; mais ce n’était toujours qu’une figure douteuse, toujours voilée de mensonge, et qu’il ne put pas pénétrer.

Ce qu’il cherchait, c’était son vrai visage, QUI N’EXISTAIT PAS, car un visage exprime une âme, et elle n’avait point d’âme! L’avait-elle aimé? voilà du moins ce qu’il aurait voulu savoir!... Avait-elle souri à Rampal? Peut-être.... Serait-ce Dieu possible!... Qui sait? De quoi n’avait-elle pas été capable pour arriver à son crime? Et voilà que, pour la puissance de perfidie qu’il lui supposait, il l’admirait sourdement!... Il n’avait pas pour rien dans les veines du sang de Sarrasin, du sang de païen pirate!

... Oui ma foi, si, pour son œuvre de haine, elle avait eu besoin de Rampal, avec qui il l’avait vue causer plusieurs fois,—n’était-il pas possible qu’elle se fût donnée à lui, pour le soumettre à toute sa volonté?... Qu’allait-il imaginer là! Donnée à lui? Non, pas cela!... Pas cela tout à fait... mais elle avait pu lui donner d’elle quelque chose, lui laisser voler un baiser,—long peut-être,—sur ses lèvres!... Et le bouvier se sentait en plein cœur le coup de trident de la jalousie!

Il songeait, il songeait, le fiévreux d’amour, excité par trop de fatigues, depuis plusieurs jours, et il allait à travers la plaine, dans les herbes, les marais et les cailloux de Crau, dans le bourdonnement des mouïssales exaspérées par le soleil, qui était terrible.

Bon Dieu! la veille encore, il avait cru qu’elle avait pour lui un véritable entraînement de femme, un amour semblable à ceux qu’il avait plus d’une fois éveillés chez des filles, avec sa force, son courage, son assurance de cavalier et de dompteur. Et comme elle était fille de race libre, celle-ci, et vraiment reine de tribu, il s’était senti très fier. Il avait eu, sur sa selle, des redressements de roi couronné, vainqueur dans les batailles. Il avait manié sa pique d’une main plus ferme. Il avait regardé d’un air d’orgueil, les autres, les bouviers ses camarades, se sentant bien décidément «plus qu’eux», puisque cette reine sauvage qui, à travers le monde, avait vu sans doute tant d’hommes beaux et hardis, l’avait choisi,—fût-ce à son tour!—lui, le Camarguais, elle à qui la loi de son peuple interdisait d’aimer un chien d’Europe, esclave après tout des villes!

Maintenant que ces bonheurs étaient perdus, il en sentait tout à coup le prix. Un vide immense était devant lui. Pour la première fois, le désert lui paraissait triste, trop vaste, dénudé. Il comprenait que plus rien d’autre que son passé ne pouvait plus le toucher! Il n’était plus roi, le Roi!... Il ne le serait plus!... Elle ne l’avait pas aimé! Et elle avait fait semblant!

Quand elle avait crié pourtant, et pâli entre ses bras, elle avait oublié même le mensonge? Il fallait donc qu’elle fût bien sûre de trouver partout semblables caresses, aussi ardentes, et d’un autre? Sans quoi, elle ne l’aurait pas fui, car il n’admettait pas, de sa part, la peur.... Elle ne pouvait avoir aucune peur, celle-là! Et si, comme il l’avait pensé la veille encore, si vraiment il lui avait plu, ne serait-elle pas demeurée, même coupable, pour retrouver ses caresses, dût-elle en mourir?

Mais elle n’en serait pas morte! Elle devait bien le savoir, elle, une sorcière, qu’il aurait tout pardonné. C’est donc qu’elle avait voulu partir.... Elle ne tenait pas à lui! S’il lui avait plu de le garder, au contraire, de continuer l’amour, elle aurait su, malgré tout. Elle n’avait qu’à vouloir. Elle n’avait pas voulu!... Eh bien, il la voulait, lui!

Il partit à fond de train. Il fallait qu’il la retrouvât.... On verrait après! Et il tournait en rond, comme un épervier, autour de la cabane du marais, fouillant du regard les touffes d’ajoncs, les tamaris, les roseaux.... Oh! il la retrouverait!

Il courait depuis plusieurs heures, et il sentait son effort devenir inutile. Si, à présent, elle était en dehors de ce dernier cercle, le plus grand, que traçait sa course,—c’était fini, il était trop tard.

Enfin, convaincu de sa défaite, il se jeta à terre, s’assit au revers d’un fossé. Il devait être midi. Il n’avait ni faim, ni soif, mais, au soleil, on voyait bien qu’il était midi.

Les mouïssales bruissaient tournoyantes autour de lui, le dévoraient, criblaient de piqûres son cheval qui baissait le cou, flairait, sans y mordre, une touffe d’herbe saline, tirant un peu sur la bride que, d’une main molle, tenait Renaud, toujours assis.

Renaud regardait devant lui, et décidément assuré de son malheur, n’ayant plus ni fiancée ni maîtresse, ni présent ni avenir,—voilà qu’il se sentit devenir froid et dur en lui-même, et s’en étonna. Il eut l’impression que son malheur maintenant frappait sur du bois, sur de la pierre. La pierre et le bois c’était lui. Comment avait-il pu redouter si fort la certitude qu’il avait enfin? Tant qu’il craignait, il espérait encore, et il souffrait. Maintenant que tout était dit, il se voyait insensible,—une manière de mort. Et cela lui plaisait.

Lui, qui naguère avait tant pleuré, la nuit où il avait essayé de se défaire de la passion commençante,—présentement, dans ce malheur final qui aurait dû appeler toutes les larmes de son corps, il se sentait comme desséché. Au lieu de se retrouver plus attendri, il se retrouvait étrangement ferme, comme armé contre le sort.—Il le recevait en soldat, en gardian. Ce qu’il y avait de définitif dans l’excès de sa peine le trouvait définitivement et à l’excès tranquille.

Tranquillité d’une heure, peut-être! Mais qu’importait! Il ne s’en doutait pas. Il se trouvait fort. Ah! elle a pu partir? Elle se moquait de moi? Soit! Je n’ai pas besoin d’elle, la vagabonde!... Je l’ai percée à jour, la sorcière! Je la connais, je la connais! Bonsoir!

Il se leva pour rentrer.... Comme il redressait la tête, il aperçut la gitane... à cinq cents pas devant lui.... Elle lui tournait le dos et tranquillement s’en allait.

Déjà il était à cheval.... «Arrête!» Blanchet, cinglé d’un coup de courroie, filait, faisant voler les sables, les cailloux, soufflant de vitesse et de colère, sous l’éperon qui mordait.... Ils firent ainsi, en quatre minutes, une demi-lieue.... La bohémienne, toujours devant eux, leur tournant le dos, s’éloignait en paix.... C’était bien son foulard orange, sa couronne de cuivre, sa démarche ondulante.... C’était bien elle!

Tout à coup, arrivée au bord d’un étang, elle se mit, de son pas tranquille, à marcher sur l’eau qui la portait comme une glace! tandis que, non loin de là, à travers les bruyères et les kermès de Crau, sur la terre desséchée, s’avançait, toutes voiles dehors, un grand brick pavoisé....

Renaud baissa tristement la tête.... Le brick expliquait tout. Tout n’était que spectre et mirage! Le découragement s’abattit sur l’homme.

Ainsi, toutes ces violences dépensées, son acceptation honteuse d’un tel amour, cette journée de marche excessive, après la course folle de la nuit, l’éreintement du cavalier, l’épuisement du cheval, tout cela aboutissait à l’infinie déception d’un mirage!

La sorcière devait être loin! Et dans quelle direction?... Il n’y avait plus qu’à renoncer à la poursuite. Renaud reprit le chemin du mas d’Icard. L’inutilité de l’effort l’accablait plus que l’effort lui-même.

Il ne cherchait plus, il ne pensait plus, il n’aimait plus, ne haïssait plus. La lassitude, brusquement, lui était tombée sur les épaules et sur les reins comme un poids trop lourd. Il allait, pliant l’échine, s’abandonnant, comme une chose inerte, au ballant du pas de son cheval. Il se sentait descendre dans une sorte de sommeil de malade. Ses yeux, fatigués de sonder le large et de fouiller partout chaque buisson, se fermaient malgré lui. Sa main molle ne savait plus où était la bride; son cerveau, où étaient ses idées.

Blanchet, le cou tombant vers la terre, avançait d’un pas mécanique. Il allait sans volonté lui aussi, surmené, accablé, ses yeux injectés de sang, l’haleine courte et rapide, ses flancs battant la charge.

En tout autre moment, le bon cavalier, qui aimait ses bêtes, eût bien vite senti l’animal se faire poussif, se gonfler sous lui, par saccades, de ce souffle énergique et court; mais Renaud ne sentait plus rien. Il n’y avait plus rien dans sa tête, qu’un vide ardent. Il ne désirait même pas l’ombre ni le repos, rien. Il subissait cet accablement qui suit les crises terribles, les grandes douleurs venues de la mort, les désespoirs sans recours. Tout empli de sa lassitude égoïste, s’il eût été capable de reconnaître en lui un sentiment, il y eût trouvé l’ennui vague, lâche, d’avoir à rentrer dans une chambre de malade, d’avoir à subir le spectacle des souffrances de Livette! Il eût voulu, mais il n’en avait plus la force, descendre de cheval et se coucher à l’air libre, sous un tamaris, et là dormir, longtemps, longtemps, s’oublier, ne plus voir, ne pas parler, ne pas entendre, ne pas s’écouter, ne plus être!... Il sommeillait à la manière d’un somnambule....

Tout à coup Blanchet, s’arrêtant, se mit à trembler de tout son corps, et, avant que son cavalier fût revenu à lui-même, ses quatre jambes, raidies sous lui comme des piquets, semblèrent se rompre d’un seul coup: il s’écroula.

Renaud se réveilla debout, à côté de son cheval tombé. Blanchet se mourait. Ce fut rapide. La bonne bête ouvrit démesurément ses gros yeux ternis, glauques comme l’eau morne des marais, pleins de cet étonnement que donne aux regards des petits enfants, des bêtes et des moribonds, l’infini mystère de vivre ou d’avoir vécu; elle allongea ses quatre pattes, aussi droites, aussi frémissantes que les roseaux du marécage.... Un frisson secoua toute sa peau, criblée des piqûres d’une myriade de mouïssales et de grosses mouches dont quelques-unes, s’envolant, revinrent se poser au coin des yeux troubles, restés ouverts.... Puis tout l’animal demeura immobile, avec on ne sait quoi, dans son immobilité, d’inquiétant et de terrible, de contraire à toute joie,—de visiblement définitif.... C’était la mort. Blanchet avait fini en plein désert, au plein soleil, sa pauvre vie de camarguais. Il était mort, le cheval de Livette, au service de la passion de Renaud pour Zinzara!

Elle n’avait pas su, la bête, ce qui lui arrivait; elle n’avait pas su pourquoi ces courses forcées, ces blessures multipliées sous l’éperon de Renaud, sous les dards des mouïssales, sous l’épingle que Zinzara avait plantée dans ses chairs; elle avait obéi, muette, à sa destinée de souffrir par ceux-là même qui auraient pu lui faire une vie meilleure, et morte, elle avait encore dans les yeux sa stupeur infinie de n’avoir pas compris ce qu’on lui voulait.

Et c’était fini. Elle était morte. Le caressant animal était tombé sous des violences et des malignités de passions humaines. L’homme l’avait trahi, à cause de la femme. Et maintenant ses belles formes, faites pour les mouvements rapides, étaient infiniment tristes à voir, parce que les yeux voyaient très bien,—entendez-vous,—ce qu’il y avait, dans leur immobilité, de contraire à leur vœu—et d’irréparable.

Renaud, stupide, regardait.... Il revoyait déjà comme autant de reproches, le dernier regard de Blanchet, son souffle saccadé, le frisson de sa peau saignante! Et, rendu à lui-même par cette fin inattendue qui éveillait en lui mille pensées salubres, il sentit se résoudre l’endurcissement de son cœur.... Doucement il fondit en larmes.

Ainsi Blanchet en mourant servait une fois encore sa maîtresse. «Tout sert!» disait Sigaud.

Renaud se baissa, rendit au brave animal, sur ses naseaux tièdes encore, le baiser qu’il avait reçu de lui au jour de son premier désespoir; puis, l’ayant dépouillé de la bride et de la selle, qu’il cacha en lieu sûr, il gagna à pied le mas d’Icard, dans un grand désir attendri de soigner lui-même de son mieux et de consoler la pauvre Livette vers qui son cheval—mort—le ramenait plus tôt.

Il se promettait d’ensevelir Blanchet, mais il n’en devait pas avoir le temps. La brave bête appartenait au vautour et à l’aiglon.

Et le soir de ce même jour, quand Livette, profondément endormie, paraissait à tout le monde hors de péril,—tandis que Renaud se couchait, comme un chien, en travers de sa porte, bien résolu à la défendre et à la sauver,—la Zinzara arrivait aux Alyscamps d’Arles.

Là, pensant que Renaud pourrait, le diable aidant, parvenir à la rejoindre,—quoiqu’elle eût ses motifs peut-être pour deviner que le cheval du gardian était, à cette heure, hors de service,—elle quitta sa maison roulante afin de n’y être pas surprise comme une bête au gîte, et non point par peur, mais par désir avant tout de ne pas le revoir. Et elle alla, au fond de l’allée des Alyscamps, entre les hauts peupliers, au milieu des cercueils de pierre, allumer un feu de brindilles, de quoi s’éclairer un instant, assez pour choisir une place où dormir tranquille.

Elle y alla tard, quand les amoureux, qui, par les soirs de mai, viennent s’aimer là sur les tombes, sont rentrés dans la ville endormie....

Tout le long de l’avenue, entre les hauts peupliers, droits comme des ifs, courent deux rangées de sarcophages, les uns très grands, élevés, avec leurs couvercles massifs, les autres sans couvercle, bas, montrant au fond quelques fleurettes semées par le vent. Les morts qui ont dormi là étaient envoyés jusqu’à Arles, dans des vases scellés, livrés au courant du Rhône par les villes riveraines. Maintenant leur poussière est en fleurs; et leurs tombes ouvertes ne sont plus que des lits de vagabonds et d’amoureux.

Zinzara, à la clarté vive de son feu, qui faisait danser, sur le mur de la chapelle en ruine, son ombre démesurée, a choisi sa couche. Elle a mis, au fond d’un sarcophage, une brassée d’herbe et de feuilles; et maintenant,—tandis que le rossignol, qui tous les ans vient là faire son nid, chante à tue-tête dans la nuit—elle dort, face au ciel, l’étrange créature, sans inquiétude, sur la foi de sa destinée; et,—un rayon de lune frappant son visage calme aux paupières baissées,—la voilà, la magicienne, ressemblant à sa momie noire, qui cache et idéalise une pourriture embaumée—sous un masque d’or.

XXIV

Averti par l’enfant bohème, Rampal, encore endolori de sa chute de l’autre jour, ne songea pas à venir surprendre Renaud pour son compte. Il fit mieux. Il alla tout aussitôt dénoncer à Livette le rendez-vous dans la cabane.

—Ton fiancé, Livette, celui qui si bien te défend contre un baiser sans malice, est, cette nuit, avec une femme, et tu dois deviner laquelle, au mas d’Icard, dans la Cabane du Conscrit.

Et comme Livette demeurait toute saisie et pâle:

—Ton père a de bons chevaux. Si tu veux voir, tu verras. La chose en vaut la peine!

—Merci, Rampal, dit Livette.

Pas un instant, elle ne douta que ce ne fût vrai; et elle avait dit à son père:

—Allons au mas d’Icard, mon père, puisque vous en connaissez les fermiers. Allons au mas d’Icard tout de suite; mon bonheur en dépend. J’ai là, demain matin, quelque chose à voir.

Il n’avait pas compris, le pauvre homme, mais il était toujours docile à ses caprices. Tout de suite on était parti pour le Château d’Avignon.

Au Château, on avait laissé la carriole; on avait attelé au cabriolet les deux meilleurs chevaux, et, d’un trait, fait sept à huit lieues.

—Merci, mon père. Il fallait que je fusse ici demain matin. Je vous dirai pourquoi....

Il était onze heures du soir.

Et quand tout le monde fut couché, Livette, furtivement, connaissant «l’endroit»,—qu’elle s’était de nouveau fait désigner par son père, tantôt, dans cette nuit claire,—Livette était venue rôder autour de son malheur, car l’amour ne sait pas d’obstacles, et à travers tout, nous allons à notre destin et courons jusqu’à la mort après notre dernière peine.

Et alors?... Oh! à travers sa rêverie de malade, Livette se revoyait toujours à ce moment terrible où elle rôdait autour du marais. Vraiment, elle y était encore, en détresse!

Autour du marais, dans la nuit, Livette tournait comme une mouette en peine. Comme une âme d’enfer, elle tournait, autour du marécage, essayant de percer du regard la masse sombre des roseaux et des tamaris.

De temps en temps, selon l’endroit d’où elle regardait, elle apercevait la toiture grise de la cabane, comme argentée sous la lune.

Y avait-il quelqu’un? Rampal lui avait-il dit vrai? Allait-elle perdre cette occasion de se convaincre par ses yeux de la trahison de Renaud?

Allait-elle donner sa vie à un traître, sans être parvenue à le dévoiler, quoique avertie? Et, de ses yeux dilatés, elle croyait voir des lueurs, qui n’existaient pas, ou bien,—si elle voyait réellement un peu de la lumière qui sortait par les joints de la porte,—elle doutait de ses yeux.

Dans ses oreilles, où tintait son sang, elle croyait entendre des paroles. Il semblait à Livette, par moments, que sa tête éclatait. Elle voyait, dans sa tête, sous son crâne, une grande clarté toute blanche, et, au milieu de cette lumière, la gitane et Renaud, ensemble.... Oh! ne pas savoir!...

Et si cela était, que ferait-elle?

L’essentiel était de savoir. Après, on verrait. Si elle était assez forte, si elle pouvait,—sans doute, elle tuerait cette femme.—Comment? Livette ne savait pas. Rien qu’avec un regard peut-être!... La folie monte du marais, avec les miasmes, la nuit.... Livette se sentait devenir folle.

—Par où, mon père, avait-elle dit, va-t-on jusqu’à la cabane?

Ah! oui, le sentier marqué par des piquets? Il est à gauche des piquets, le sentier! Ces pieux, elle ne les voyait pas, dans l’eau noire, montrer leur tête. Des crapauds étaient dessus peut-être, tournés vers la lune; des tortues, sur ceux qui affleuraient l’eau.... Mais non, c’étaient des herbes qui les recouvraient tous. Et les yeux de Livette se faisaient mal à force de s’ouvrir tout grands, dans la nuit, sur les choses vagues, et d’y vouloir lire.

Mais si Rampal l’avait trompée?

A un moment, il lui sembla entendre quelque chose de semblable à cette musique bohémienne qui avait fait danser les serpents... mais si faible!... C’était, pour sûr, dans sa tête malade... car, si c’était la vraie musique, toutes les couleuvres du marais en sortiraient pour danser aussi, toutes à la fois, sous la lumière de la lune!

Bah!... Pourquoi avoir peur? Est-ce qu’il y en a tant que ça, de ces reptiles, dans le pays? Ils n’aiment ni le sel des marécages ni le grand vent....

Elle tournait autour du marais, comme une mouette perdue en mer....

... Pour sûr, pour sûr, voici le passage, voici le sentier sous l’eau, les piquets qui le marquent! Il faut avoir, en marchant, les piquets à main droite....

Elle va faire un pas, et n’ose... mais voilà qu’un bruit de voix vient à elle.... Elle reconnaît deux voix!... deux!... à ne pas s’y tromper!... Et voici maintenant, pour sûr, le bruit métallique du tambour de basque, qui, tressautant sous la lune, à travers les roseaux, lui apporte au cœur la vision affreuse de la joie de l’autre!

... Elle ira donc. Après tout, puisque son malheur est certain, quand elle en mourrait, qu’importe! Ah! comme il serait puni, si, au petit jour, en sortant, il la trouvait là, noyée....

Elle fait un pas: elle enfonce! mais elle n’a pas crié... non! elle se tirera de là toute seule, il le faut. Elle saisit à pleins poings les herbes, les roseaux qui craquent.... Elle enfonce! Ah! mon Dieu!... est-ce qu’elle va mourir là?... Ils seraient trop contents, tous les deux, de l’avoir tuée!... Il ne faut donc pas qu’elle meure! Elle ne veut pas, d’abord!... Elle se débat, et enfonce davantage. En soulevant un pied, elle fait du large à l’autre qui descend, descend, et la vase la gagne. Elle en a jusqu’à la ceinture; et pourtant elle ne peut s’empêcher de relever, l’un après l’autre, ses pieds, comme pour monter l’escalier imaginaire, l’échelle solide qu’elle rêve, qu’elle ne trouve jamais!...

A chaque effort vers en haut, elle descend plus bas; c’est horrible. Et dans ses mains trop petites elle ne prend pas assez d’herbes, pas assez de roseaux à la fois!... Tout cède, tout manque tout autour d’elle!... Comme ils cassent entre les doigts, les roseaux!... comme des fils de verre! Il lui semble que des bêtes froides frôlent ses jambes, ses mains... ah! oui, les couleuvres... les sangsues! Elle sera dévorée vivante, par les sangsues... Mais où donc est ce piquet, près du bord,—qu’elle a cru voir tantôt? Elle lâche les herbes qu’elle tient, et cela fait qu’elle enfonce davantage encore, toujours davantage. Maintenant, l’eau froide inonde ses seins, entoure son cou, monte vers sa bouche.... Lui faudra-t-il tout à l’heure boire cette eau sale?... Alors, elle se débat dans un dernier effort.... Ses cheveux dénoués s’enroulent à son cou, comme pour l’étrangler, mouillés, visqueux, froids... des couleuvres!... Elle se débat, jette ses deux mains en tous sens.... Le piquet de bois, solide, ferme, se rencontre sous une de ses deux mains.... Saintes Maries!... Elle le saisit, crispe ses doigts dessus, ne le lâche plus, y fait entrer ses ongles.... Elle ne le lâchera pas, même morte!... Mais son bras n’a plus la force de la soulever, et sa tête, qui se renverse, lui tourne, lourde... ses yeux se ferment.... Est-ce que c’est cela, mourir? C’est alors, en s’évanouissant, qu’elle a crié, la courageuse petite,—alors seulement. Et son cri sur le marais a passé comme l’appel des oiseaux d’hiver qui, éternellement, au-dessus de toutes les eaux du monde, cherchent un repos qui jamais ne se trouve....

Ce mauvais rêve, Livette le recommença plusieurs fois, pendant que les femmes du mas d’Icard s’empressaient, un peu trop bruyantes, autour de son lit. Enfin, le silence se fait dans sa chambre! Elle voit entrer son père, à qui elle ne veut rien expliquer.... On a fait dire à la mère-grand de ne pas s’inquiéter, qu’on reviendra dans trois jours seulement.... Livette demande à voir Renaud. Le père va le lui chercher. Elle ferme les yeux.

Elle croit se rappeler, maintenant, certaines choses qu’elle a éprouvées durant son sommeil de mort, dans la gargate, et qu’elle n’a pas retrouvées dans son rêve. Elle se sent soulevée par les bras de Renaud, et cela, enfin, c’est la chose désirée, après tout, la vie quand même, la protection de celui qu’elle aime; c’est la douleur de son ami sur elle, qui est morte.... Mais avant cela, un moment avant, n’a-t-elle pas senti sur elle l’influence d’un regard?...

... Entre ses paupières, son regard à elle filtre, voilé; il passe à travers ses cils qui lui semblent un grillage épais, et, devant elle, elle croit voir, debout, la gitane, la bohémienne de malheur! Oui, c’est elle, c’est bien elle. Elle est là, droite. Elle semble grande, très grande. Elle touche le ciel avec sa tête. Elle est sur le sentier qui conduit à la cabane. Elle revient à présent du rendez-vous.... Elle vient d’embrasser Renaud! Quand paraîtra-t-il, lui? Ne va-t-elle pas s’en aller, l’ombre noire de la sorcière, qui est là, toute droite? «Que veux-tu encore, sorcière? Ne vois-tu pas bien que je suis morte? Il faut que tu me croies morte.... Alors tu me laisseras, à la fin!... Elle sourit toujours, cette femme si méchante.... Ah! la voilà qui s’en va.... Comme son regard était lourd! Et comme elle était grande! Elle me cachait toute la lumière! Maintenant, je revois le ciel.... C’est toi, Renaud, c’est toi, Jacques, qui dans tes bras m’as prise comme morte?... Enfin, c’est toi!»

Ainsi criait, dans un délire qui l’avait ressaisie, la pauvre Livette. Mais, près de son lit, Renaud était assis, et, la face dans ses mains, il l’écoutait. Elle reprit: «C’est toi? tu me crois morte? et dans tes bras, vite, tu m’emportes, je le sens bien.... Mais pourquoi, en me voyant ainsi, ne pleures-tu pas?... Enfin, c’est toi! Je suis morte et je te sens, cependant! Tu me tiens. Ton cœur bat fort. Le mien ne bat plus.... Où donc étais-tu, méchant? Que lui disais-tu? Enfin, cela est passé!... Elle est donc bien plaisante à ton cœur, cette femme? Pourquoi ne viens-tu plus, les soirs, dans la maison de mon père? Il t’aime bien. La grand’mère est bonne. Vois-tu comme elle est encore fidèle à son mari, qui est mort?... Les gens de son siècle, comme elle dit, savaient mieux s’aimer. Est-ce vrai! le crois-tu, Jacques? Et si je meurs, ne garderas-tu pas mon souvenir, comme grand’mère celui de père-grand?... Pourquoi me fais-tu souffrir?... C’est donc fini d’aller à nous deux sous le grand aube? Notre joli banc de pierre sous les rosiers, il est triste à présent et seul comme une pierre de tombe!... Ah! si tu avais voulu! J’étais jolie, va, jolie, jolie! Et maintenant, je serai laide. Car j’ai fini de vivre, même si je ne suis pas morte.... J’ai fini, fini, fini!...»

XXV

Livette, transportée depuis bien des jours au Château d’Avignon, ne se relevait pas. Les fièvres, obstinées, revenaient. Rien n’y faisait.

Est-ce que vraiment, mon Dieu! elle était condamnée à mourir! et lui à le voir? Est-ce qu’il allait perdre cet avenir entrevu, de bonheur paisible, d’amour calme, dans le mariage? Cette joie, goûtée si peu de temps, d’avoir à protéger une femme mignonne, faible et chérie comme une enfant?—La douceur d’avoir une famille, cette douceur qu’il ignorait, l’orphelin, à laquelle il avait rêvé souvent comme à une chose de paradis, était-il condamné à ne pas la connaître, pour en avoir oublié le désir un seul jour? Cette image, chère aux gens de campagne, d’une cheminée qui, fumante sur le toit, semble leur dire, du plus loin: «La soupe est chaude, la femme attend, l’enfant appelle,» lui revenait parfois en l’esprit, et il soupirait profondément!

Le châtiment qu’il voyait venir ne lui paraissait pas proportionné à la faute. Il n’y avait pas de justice!

Quel est donc ce mystère, terrible entre tous: l’amour du cœur séparé de l’autre, et l’amour des sens plus puissant, quand bien même on reconnaît le premier comme certain et plus doux?

Entre la chapelle haute et la crypte souterraine de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, sur le plain-pied de la vie humaine, le miracle vient-il toujours d’en bas? Et, si cela est, en est-ce moins le miracle? Qui de vous a sondé la vie? Qui peut dire: «Elle est injuste», ou: «Elle est inutile», ou bien: «Ce que je ne vois pas n’est point»? Qui dira si les souffrances de Livette ou de Renaud, leurs troubles et leurs efforts d’âme, tous les mouvements invisibles et inexprimables d’eux-mêmes (qui en sont inconscients) ne préparent pas des réalités d’esprit inconcevables à nos esprits? L’idéal, ce rêve du mieux, est la condition essentielle du développement matériel des êtres. Aucune force ne se perd; toutes se transforment: «Tout sert! disait le vieux berger Sigaud. Il faut de tout pour faire un monde!»

Livette avait pardonné à Renaud. Renaud ne s’était pas pardonné à lui-même.

Quelquefois il la regardait avec attendrissement et il souffrait en elle, des heures entières. Quelquefois il avait contre elle de subites rages, et comme des accès de méchanceté.... N’était-elle pas l’obstacle? Il se croyait, dans ce moment-là, possédé d’un diable, et près du lit de Livette, il s’agenouillait alors en invoquant les saintes, les femmes de pitié.

—Oh! maintenant, comme elle était amaigrie! Ses yeux semblaient avoir grandi, et, de bleus qu’ils étaient, être devenus noirs, parce que la pupille en était toujours dilatée. Ses longs cheveux blonds ne luisaient plus. Il semblait que l’eau boueuse du marais les eût ternis pour toujours.

Elle tressaillait souvent à des bruits qu’elle croyait entendre.

Elle, qui jadis ne parlait guère, elle ne cessait de conter des choses qu’elle avait rêvées, se fâchant lorsqu’on ne s’en souvenait pas.

Les médecins d’Arles essayèrent de tout. Rien n’y fit.

—Je ne veux plus de leurs remèdes, dit-elle un jour à Renaud. Pour la fièvre du marais, oui, peut-être, ils y pourraient faire, mais il y a autre chose. C’est mon cœur que tu as noyé... Je ne te croirais plus: il vaut mieux que je meure.

Elle n’avait rien expliqué à son père, à la grand’mère.

—Ils t’auraient chassé, disait-elle, et je voulais te voir jusqu’à la fin.

Son voyage au mas d’Icard, sa fuite nocturne, son accident, tout était mis sur le compte d’un accès de fièvre, qui l’aurait fait agir, tandis qu’au contraire son mal venait de tout cela.

Renaud, par un effort désespéré, se ressaisit enfin.... Était-ce pour toujours? Il voulait le croire puisqu’il fallait que cela fût, pour la faire vivre.

Il ne voulait pas penser à l’autre. Il voulait se repentir. Il arrachait à chaque instant de lui, avec sa volonté,—comme une herbe avec la main—quelqu’un de ses souvenirs.... Il contait de gaies histoires, faisant semblant d’en rire le premier.

Il avait donc pour Livette une grande pitié; mais n’importe: il n’aurait pas fallu soulever une pierre bien grosse pour retrouver dans son cœur, à un endroit qu’il savait bien, la vipère endormie.

—Je mourrai, je mourrai! disait souvent Livette, mais je veux revoir la fête des Saintes. Je veux durer jusque-là. Tu me porteras sur les châsses, c’est là que je veux mourir. Et, à mon enterrement, je veux que les gardians, tes camarades, suivent à cheval,—promets-le-moi—avec leurs piques baissées vers la terre, comme des soldats que j’ai vus, en Avignon, un jour, porter ainsi leurs fusils en allant vers le cimetière.

Avec une sorte de gaieté, elle revenait souvent sur cette image de son enterrement, l’embellissait d’un détail, disant de l’air d’un enfant qui joue:

—Il y aura des lis, comme à la procession des Saintes lorsqu’on va bénir la mer; je veux beaucoup de lis!... C’est si joli, les lis blancs, si blancs! Ils sont si fiers sur leurs tiges, ils sentent si bon!

Cependant la saison tournait; les mois revenaient, tout semblables aux mêmes mois du passé, depuis des siècles.

L’été incendia le ciel, la mer et la terre, tirant des marécages jusqu’à la dernière goutte d’humidité, faisant flotter, dans l’air lourd qu’on respire, la malice des miasmes.

Les moissons se firent; puis les vendanges. C’était l’automne. Maintenant le rouge-gorge chantait dans le parc du Château d’Avignon. Les nuits redevenaient longues. Les feuilles tombaient. La tristesse de l’année recommençait.

Les boutons d’or avaient disparu. Le Vaccarès, desséché tout l’été, ne montrait plus au soleil son beau fond de terre gris de souris. C’était, de nouveau, une mer. Le ton léger, citronné, des ciels de septembre, s’était depuis longtemps caché sous les brumes montantes.

Les oiseaux de passage recommençaient à voler sur l’île miroitante, qui leur promettait des proies. L’aiglon accourait des Alpilles faire la guerre aux oiseaux pêcheurs. Et dans les nuits bourdonnantes de pluie et de rafales, les cigognes et les grues, les oies, qui là-haut, dans le noir mouillé, s’avancent en triangles, poussaient des cris pareils à des cris d’alarme.

Les douleurs de Livette s’aigrissaient. Elle passait toutes ses journées assise près de sa fenêtre.

Un soir que Renaud veillait à côté d’elle, en silence (une lampe éclairait faiblement la chambre), pendant que la grand’mère et le père Audiffret dînaient dans la salle basse, Livette, tout à coup, se leva toute droite, puis recula, en criant:

—La voici! la voici! non! non! ne la suis pas! Je ne veux pas! non, non, Jacques!

Renaud, debout lui aussi, regarda Livette d’un œil égaré; puis, ayant suivi la direction de son regard, il se mit à trembler. Dans le cadre de la fenêtre, un spectre pâle, incertain, mais très reconnaissable, la bohémienne... était là!... A peine l’eut-il reconnue, qu’elle disparut, en lui faisant un signe d’intelligence:

«Viens!»

Ce n’était pas une vision de la malade puisque, lui aussi, il avait vu!

En tous deux peut-être l’île fiévreuse avait mis le poison de ses miasmes. La semence de la fièvre fourmillait et fleurissait en eux. Le mal des paluns mettait dans leur cerveau, comme dans un miroir trouble, l’image éternellement répétée des choses plaintives du désert, auxquelles se mêlait la forme de leurs pensées.

—N’y va pas! n’y va pas! mon Jacques!

Sur ses genoux, Livette se traînait à terre, suppliante, secouée de sanglots, s’accrochant des deux mains à la veste du gardian....

Le père et la grand’mère étaient accourus.

Le père sanglote aussi et ne sait que faire. La grand’mère, lente, s’assied au chevet du lit où Renaud, bien doucement, a déposé Livette....

Muette, calme, la vieille, vers le crucifix de cuivre, vers les images des Saintes, accrochées au fond de l’alcôve, lève un long regard, beau de confiance.

Et—sur le lit—Livette poussant ses cris d’oiseau perdu, crispant ses doigts autour d’elle comme pour se rattacher à la vie, aux roseaux du marais où elle croit se noyer encore,—Livette se meurt....

Livette est morte.

Les gardians, à cheval, la pique baissée, l’ont accompagnée au cimetière. Son chien préféré l’a suivie.

Renaud, sur sa tombe, a mis des lis. Elle dort dans le cimetière des Saintes, au pied des dunes, sous les lis cultivés, parmi les asphodèles sauvages, au bord de la mer.

Renaud est retourné au désert, trop pareil à ce taureau qui, blessé dans le cirque, regagne ses horizons, les solitudes du marais, où il pourra lécher ses blessures, se répandre en fureur, meugler aux nuages, et secouer inutilement mais en liberté le fer resté dans la plaie.

On a trouvé un jour, au bord du Vaccarès, le corps sanglant de Rampal, percé de deux coups de corne. Bernard seul a pu voir son duel avec Renaud, un soir, à l’heure où le couchant est tout rouge.... Ils se prirent corps à corps, au milieu même de la manade, et Renaud, soulevant de terre son ennemi, à pleins bras, le coucha de dos, crevé, sur les cornes d’une taure qui arrivait contre eux, et qui, d’un coup de sa tête lourde, rejeta en l’air un cadavre.

Sans un cri, Rampal était mort. Où Rampal tomba, il resta trois jours. Les taureaux noirs, qui neuf jours pleurent lorsque l’un d’eux est tombé mort dans le pâturage, mugirent trois jours durant, autour du corps de Rampal, de loin.

Bernard seul a vu le duel et n’en a rien dit; mais les gens du désert le savent; ils ont deviné.

Renaud, après cela, est devenu, lui aussi, comme un fantôme.

Par tous les temps, été, hiver, pluie et soleil, on l’aperçoit, ici ou là, au bout des horizons camarguais, droit et triste sur son cheval, son trident au poing....

Il regrette Livette. Il aime Zinzara. Il ne pleure que sur lui, le malheureux! Il a perdu le paradis des tendresses entrevues et l’enfer savoureux des amours sauvages qu’il a goûtées. Il n’a rien. Il lui semble que la mort de Livette, qu’il se reproche, le laisse libre de se ruer à sa passion pour l’autre, mais l’autre est absente,—et, absente, elle le torture avec autant d’acharnement que le jour où, attachée aux crins de son cheval, elle le bravait d’insultes, le poignait de désirs, sans qu’il osât la secouer, la fouler à terre, ni la prendre.

Son souvenir est sur lui comme l’œstre obstiné à revenir sur la trace saignante de sa piqûre. Il se secoue en vain: il ne peut pas s’en débarrasser. Renaud aime Zinzara; il la veut sans espérance, et, dominé par ce désir unique, il n’en éprouve plus aucun autre, en sorte que la puissance de sa jeunesse s’accumule en lui et l’affole.

Les maisons amies, les lieux de fête où il accourait autrefois ne l’intéressent plus, parce que le seul être qu’il cherche ne peut pas s’y trouver. Le désert, peuplé jadis pour lui d’espérances, lui est vide maintenant. Les chemins qui s’y croisent ne mènent plus pour lui nulle part.

Il s’est surpris parfois, dans les nuits, à mugir avec ses taureaux, à travers le vent qui les tourmente, vers les horizons perdus. C’est un possédé. Un démon l’habite.

Quand, las d’errer et d’être à cheval, il veut s’étendre enfin un jour et dormir, il gagne la cabane de ses amours, au milieu de la gargate, et là, bien sûr de sa solitude, il se vautre comme une bête dans sa rage d’être seul. Il ressort un matin de sa retraite, plus défait, plus misérable, plus poursuivi de visions que jamais.

Il croit voir par instants, sous les sabots de son cheval, Livette, suppliante, folle, les mains tendues... mais il donne de l’éperon et il passe.... Un cri terrible le suit partout.

Il marche vers un autre spectre qui, là-bas, à l’autre bout de l’horizon, l’appelle.... Il dit, à qui veut l’entendre, qu’il est venu d’Égypte où il était roi, et qu’il y retournera un jour, le roi de Camargue.

Son esprit fou semble maintenant l’esprit même de la lande sauvage. Il croit voler en cercle avec les oiseaux du marais qui pleurent dans la bruine. Le mistral fouette ses ailes. Quand le vent passe dans ses cheveux, il plaint la pauvre herbe de la steppe que le mistral torture.

C’est en lui-même que bourdonnent toutes les lamentations des roseaux, des eaux, des marais, des fleuves, et toute cette grande rumeur gémissante est sans cesse traversée en lui par un cri—oh! si déchirant!—le cri de Livette!

Comme le clocher de l’église des Saintes est plein de hiboux, son cœur est plein de ses remords de chrétien; et la bonté du curé pour lui ne les chasse pas.

Quand il arrive devant la mer, l’envie, bien des fois, lui vient de pousser son cheval, sanglant sous l’éperon, vers le grand large, toujours, toujours, jusqu’à ce qu’il se perde là-bas, du côté de ce pays, vaguement rêvé, d’où viennent les saintes et les bohémiens... mais quelque chose l’arrête; sa destinée le retient; il appartient à son royaume!

S’il a ressenti une heure de paix, ce fut un matin, où parmi les cauchemars habituels que lui inspirait le souvenir de Zinzara, il a vu, dans un bon rêve, Livette, souriante, vêtue de blanc, des lis aux mains, pareille aux saintes des tableaux d’église, et lui disant: «Je t’ai pardonné. Pardonne-toi.»

Le répit n’a pas duré, car il ignore, le bouvier, que l’excès du repentir est un crime, lorsqu’il en arrive à sécher dans l’homme les sources de la volonté, qu’il stérilise les champs d’action, qu’il barre les voies du mieux faire.

Le pardon de soi-même, à l’heure utile, après les justes pénitences, est un des secrets de la sagesse des hommes; puisque, sans cela, la première faute, entraînant le désespoir définitif, dispenserait à tout jamais de tous les courages.

C’est l’avis de M. le curé, que Renaud écoute en confession, sans l’entendre.

Il souffre donc sans cesse, en attendant l’heure d’apaisement. Il est pareil à ces gîtes, abandonnés des pâtres et des troupeaux, à ces «jass» du désert, tout noirs d’un vieil incendie, et entourés de ronces à l’endroit même où fleurissaient quelques rosiers jadis. Il est pareil encore aux agaves qui, après avoir poussé si haut la tige fleurie de leurs amours, pourrissent aussitôt sur place, dans la désolation.

 

Le rêve où Renaud a vu Livette, M. le curé, à plusieurs reprises, le lui a expliqué, mais toujours inutilement.

Comment, du reste, son remords cesserait-il, puisque sa passion dure toujours, et qu’éternellement il recommence, en désirs, la faute d’où est sorti tout le mal?

Il n’y a pourtant, mes amis, qu’une sagesse: «Plante un arbre, bâtis une maison, fais un enfant. Sois patient: tout arrive. Ce qui ne se trouve pas en cent ans, se trouve en six mille.... L’avenir, c’est encore toi!»

 

Lorsque Renaud, dans le songe de sa vie malade, vient à sentir parfois l’amour en lui plus fort que sa passion, il lui semble alors que Livette, de son côté, l’attire dans la mort; mais les êtres de vérité et de bonté n’inspirent jamais la destruction.

Cela, du moins, il le sent bien. Il croit que la mort volontaire ne le ferait pas sortir du cercle des maudits.... Il descendrait, en effet, plus bas, dans le gouffre en spirale des damnés d’amour.

 

On dit que les noyés du Rhône, entraînés sans doute par l’irrésistible courant, qui les rassemble tous aux embouchures, reviennent, à de certains soirs, faire à la surface des eaux, un sabbat de désespérés.

Heureux sont-ils cependant, puisqu’ils sont, alors, réunis!

Mais les noyés des eaux stagnantes, et ceux qui, pour les rejoindre, sont morts volontairement, restent des spectres solitaires. Ils se cherchent sans cesse, et ils ne s’atteindront jamais. Ce sont des âmes damnées. Elles errent dans le désert en s’appelant, sans même se rapprocher ni se voir; et, sans fin, sans fin, dans la nuit, on entend, aux déserts de Crau et de Camargue, des plaintes longues, perdues, inutiles, se croiser à travers les étendues....

 

Ce sont les horizons mêmes qui s’appellent et se répondent en fuyant....


TABLE DES CHAPITRES

 Pages.
I.Livette et Zinzara1
II.En Camargue10
III.Les gardians18
IV.Le séden24
V.Les fiancés36
VI.Rampal48
VII.La rencontre55
VIII.Sur le banc71
IX.La prière80
X.La terrasse87
XI.La cachette94
XII.Une sorcière116
XIII.La psylle139
XIV.Tournoi162
XV.L’archéologie de M. le curé175
XVI.Du haut de l’église204
XVII.La vieille218
XVIII.Les saintes châsses231
XIX.La ferrade248
XX.Le piège263
XXI.Hérodiade282
XXII.Au gîte293
XXIII.La poursuite304
XXIV.Dans la gargate325
XXV.Fantôme334

38369.—Imprimerie Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.

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