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Souvenirs d'égotisme: autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'égotisme

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Title: Souvenirs d'égotisme

Author: Stendhal

Editor: Casimir Stryienski

Release date: January 17, 2015 [eBook #48004]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'ÉGOTISME ***

SOUVENIRS D’ÉGOTISME

G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs 11, RUE DE GRENELLE, 11

Extraits du Catalogue de la Bibliothèque-Charpentier

à 3 fr. 50 chaque volume.

———

Journal de Stendhal, publié par Casimir Stryienski et François de Nion (1888)

1 vol.

Stendhal: Vie de Henri Brulard, autobiographie publiée par Casimir Stryienski (1890)

1 vol.
———

Lamiel, roman inédit de Stendhal, publié par Casimir Stryienski (Quantin), 1889

1 vol
EN PRÉPARATION:
Casimir Stryienski: Henri Beyle, étude biographique et littéraire, d’après des documents inédits.
———
C. 1936.—Paris. Imp. F. Imbert, 7, Rue des Canettes.

STENDHAL
(HENRI BEYLE)

SOUVENIRS D’ÉGOTISME

AUTOBIOGRAPHIE
ET
L E T T R E S   I N É D I T E S

PUBLIÉS PAR
CASIMIR STRYIENSKI



PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs
11, rue de grenelle, 11

——
1892
Tous droits réservés.




A   P.-A.   C H E R A M Y

En souvenir du

Cinquantième

A n n i v e r s a i r e

DE LA MORT

DE

Stendhal

C. S.

TABLE

AVANT-PROPOS

Le manuscrit autographe des Souvenirs d’Égotisme se trouve à la Bibliothèque de Grenoble. Ces pages complètent les Mémoires de Stendhal, qui forment ainsi trois volumes: Vie de Henri Brulard (1788-1800)—Journal (1801-1814)—Souvenirs d’Égotisme (1821-1830)—et représentent tout ce que Beyle a laissé de documents autobiographiques.

Les Lettres inédites sont empruntées à diverses collections; j’adresse mes remercîments à MM. P.-A. Cheramy, Ed. Maignien, conservateur de la Bibliothèque de Grenoble, Charles de Spoelberch de Lovenjoul, Auguste Cordier, Henri Cordier, F. Corréard et Julien Lemer, qui ont bien voulu me permettre de réunir cette précieuse correspondance.

STENDHAL ET LES SALONS DE LA RESTAURATION

I

Henri Beyle fut un homme d’esprit—c’est en somme le plus clair de sa réputation auprès des gens qui, de son œuvre si variée, si neuve, si personnelle n’ont rien lu. Trouver la preuve de cette affirmation dans les livres de Stendhal ne serait pas difficile—on pourrait ouvrir, presque au hasard, l’un ou l’autre des volumes qu’il publia de 1814 à 1839 et on lirait ces jolis mots à l’allure paradoxale ou ironique, ces aperçus fins et profonds, ces traits suggestifs qui sont comme l’écho des conversations de ce brillant causeur. Mais on ne se donne pas tant de peine—on croit sur parole la renommée et l’on déclare, après tant d’autres, que Beyle fut un homme d’esprit—la phrase est toute faite et très commode, et se répètera encore longtemps.

Aussi bien serait-il peut-être à propos—avant de placer l’auteur de Rouge et Noir dans le milieu intellectuel et littéraire où, vers la quarantième année, il conquit ce titre,—de citer quelques unes des formules qui sont la marque de son individualité.

Nous connaîtrons ainsi Stendhal plus intimement,—ce sera un moyen de nous intéresser davantage a ses succès mondains.

Son esprit a bien des faces et se manifeste très diversement. Le mot, chez lui, est souvent sarcastique, souvent aussi plus doux,—mélancolique et rêveur. Beyle est tout à la fois le disciple de l’utilitaire Helvétius, du tendre Cabanis, du sec Duclos, et peut-être,—inconsciemment—de ce gentilhomme lettré, le prince de Ligne, cet autre homme d’esprit qui, avant Stendhal, avait tenté une classification des différentes phases de la passion amoureuse.

Les préfaces de Beyle surtout sont pleines de ces façons ingénieuses et satiriques au moyen desquelles il laisse entrevoir sa pensée plutôt qu’il ne l’exprime—et notons que c’est le caractère de son esprit et que cette discrétion dans la forme, sinon dans l’intention, en fait tout le charme.

A-t-il, par exemple, à dire comment il comprend l’amour? Il ne donnera pas une définition, mais il débitera sans emphase, sans élever la voix, ce brillant couplet: «Rougir tout à coup, lorsqu’on vient à songer à certaines actions de sa jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse d’âme et s’en affliger, non pas parce qu’on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux d’une certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans être amoureux de bonne foi d’une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la chose est si rare qu’on ose à peine l’écrire, de peur de retomber dans les inintelligibles...) ou bien encore, en entrant dans le salon où est la femme que l’on croit aimer, ne songer qu’à lire dans ses yeux ce qu’elle pense de nous en cet instant, et n’avoir nulle idée de mettre l’amour dans nos propres regards: voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C’est la description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à leurs yeux? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un changement dans le tarif des douanes de la Colombie.»

La citation est un peu longue, mais on est entraîné une fois qu’on a commencé, et n’eût-il pas été dommage de laisser dans le livre ce dernier trait satirique?

Quelquefois l’ironie va plus loin: «L’empire des convenances, qui s’accroît tous les jours plus encore par l’effet de la crainte du ridicule qu’à cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage[1] une parole qu’on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante.»

Voici une courte appréciation littéraire: «Les vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue. Les garder aujourd’hui dans l’art dramatique, reste de barbarie. Exemple: l’ordonnance de la cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay.»

Puis la note poétique: «Bologne, 17 août 1817. Ave Maria (Twilight), en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de l’âme et de la mélancolie: sensation augmentée par le son de ces belles cloches. Heures des plaisirs qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs.[2]»

Et, enfin, cette rare pensée: «La beauté est une promesse de bonheur.»

Après un séjour de sept années en Italie—on sait que Beyle, en 1814, ayant tout perdu, se réfugia à Milan—voilà l’homme qui va se mêler à la société de Paris et faire son chemin dans le monde.

Nel mezzo del cammin di nostra vita.

II

Nous sommes donc à la fin de l’année 1821. Beyle, victime d’une accusation du gouvernement autrichien qui le croyait affilié à la secte des Carbonari, est obligé de quitter Milan, sa patrie d’élection, la ville qui, pour lui, pour son cœur, sera toujours le souvenir attendri de ses débuts dans les armées de Bonaparte, de ses premières amours, de ses premiers plaisirs, et de son initiation définitive aux sensations des arts,—la peinture et surtout la musique.

Dans les Souvenirs d’Égotisme, Stendhal dit en parlant d’un voyage qu’il fit en Angleterre (1821): «J’étais ivre de gaîté, de bavardage et de bière à Calais. Ce fut la première infidélité au souvenir de Milan.» Il se reproche cet excès de joie au moment où il vient de quitter cette bien-aimée Lombardie et aussi cette «divine Métilde» qui occupa absolument sa vie, de 1818 à 1824[3]; mais avant d’être à tout jamais le Milanese de la pierre tombale du cimetière Montmartre, il fera bien d’autres infidélités au souvenir de Milan et particulièrement pendant les quelques années de vie à Paris, qui précédèrent son entrée dans la carrière consulaire—de 1821 à 1830. Il s’oubliera plus d’une fois au milieu des philosophes, des lettrés, des gens d’esprit, ou des hommes simplement célèbres qu’il va rencontrer. C’est à ce moment qu’il entre en relations avec le comte Destutt de Tracy, l’auteur de l’Idéologie, Benjamin Constant, Mérimée, Victor Jacquemont, le général Lafayette, Charles de Rémusat, encore un tout jeune homme, mais «mûr dès la jeunesse», suivant le mot de Sainte-Beuve, Fauriel, Cuvier, Thiers, Béranger, Aubernon, Beugnot, Delécluze, le baron Gérard, en somme presque tout le clan libéral de la Restauration. On comprend qu’il ait pu trouver quelques compensations à ce qu’il avait perdu.

L’art de «marcher au bonheur», il le cherchera aussi, quoi qu’on en ait, dans le succès auprès des plus intellectuels de ses contemporains et il le trouvera, sans trop se faire d’illusion.

A cette époque Beyle avait déjà publié plusieurs volumes. En 1814 parurent les Lettres adressées de Vienne en Autriche sur Haydn, suivies d’une vie de Mozart et de considérations sur Métastase et l’état présent de la musique en Italie, sous le pseudonyme d’Alexandre-César Bombet—le nom de Stendhal ne fut inventé que plus tard; on le trouve pour la première fois sur la couverture de Racine et Shakespeare, en 1823. Ces lettres eurent quelques succès, car l’auteur fut accusé de plagiat—Sainte-Beuve a fait à peu près justice de cette accusation dans une note de son étude sur Stendhal. Beyle s’est inspiré—sans l’avouer, il est vrai,—des Haydine de Carpani pour une partie de son travail, mais en somme on reconnaît bien vite sa manière et surtout ses idées dans ce livre très audacieux et très nouveau. Dès cette première publication Beyle commence contre la vanité française sa petite guerre, où l’on doit voir surtout son amour exagéré du caractère italien, et expose ses principes sur la musique—avertissant ainsi le lecteur qu’il n’écrira jamais pour le distraire simplement, mais qu’il lui communiquera des observations personnelles fondées sur une sorte de psychologie comparée et cosmopolite.

En 1817, il donne deux autres ouvrages: Histoire de la peinture en Italie, par M. B. A. A., et Rome, Naples et Florence ou esquisses sur l’état actuel de la société, les mœurs, les arts et la littérature, etc., etc., de ces villes célèbres (sans nom d’auteur.)

L’Histoire de la Peinture en Italie est capitale dans l’œuvre de Beyle; on y relève bien des fautes de goût—par exemple une admiration soutenue pour Canova—mais il s’en dégage cette théorie des milieux, des climats et des tempéraments, déjà indiquée dans Montesquieu et étudiée par Cabanis, qui a depuis fait fortune. Cette théorie est exposée par Beyle le plus souvent en un tour vif et spirituellement concis. «Le peintre, écrit-il (chapitre XCIII), qui fera Brutus envoyant ses fils à la mort, ne donnera pas au père la beauté idéale du sanguin, tandis que ce tempérament fera l’excuse des jeunes gens. S’il croit que le temps qu’il faisait à Rome le jour de l’assassinat de César est une chose indifférente, il est en arrière de son siècle. A Londres, il y a des jours où l’on se pend.»

M. Taine, dans la préface de sa Littérature Anglaise, explique les mérites de Stendhal et la portée de l’œuvre du «grand psychologue.» Il reconnaît devoir beaucoup à ce précurseur. Beyle est, en effet, un trait d’union entre le dix-huitième siècle et M. Taine; il apporte une large part d’idées nouvelles et d’applications originales dans cette étude des rapports du physique et du moral.

«On n’a pas vu, dit M. Taine, que sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur des procédés scientifiques, l’art de chiffrer, de décomposer, et de déduire.... on l’a jugé sec et excentrique.... et cependant c’est dans ses livres qu’on trouvera encore aujourd’hui les essais les plus propres à frayer la route que j’ai tâché de décrire.»

Rome, Naples et Florence, c’est une sorte de journal de voyage écrit au jour le jour, comme plus tard les Promenades dans Rome (1829), et les Mémoires d’un Touriste (1838).

Beyle y parle de tout en artiste, en dilettante, en mondain. Ici le scénario d’un ballet de Vigano, là une anecdote italienne qui renouvelle la psychologie par l’imprévu des situations, et partout ce désir de communiquer au lecteur l’enthousiasme si sincère et si vibrant que l’auteur éprouve dès qu’il est de l’autre côté des Alpes. «Quels transports de joie! quels battements de cœur! Que je suis encore fou à vingt-six ans! Je verrai donc cette belle Italie! Mais je me cache soigneusement du ministre: les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je m’attends même à deux mois de froid à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir; et qui sait si le monde durera trois semaines?[4]»

De plus, il a en portefeuille son livre: De l’Amour, écrit au crayon à Milan «dans les intervalles lucides».

Comme causeur, Beyle apportait aussi un élément assez rare à cette époque: son cosmopolitisme. A la suite des armées de Napoléon, de 1806 à 1812, il avait voyagé en Allemagne, en Autriche, en Russie; en 1817 et en cette même année 1821, il avait vu l’Angleterre. Pendant ses séjours d’Italie, il s’était rencontré avec Lord Byron, Brougham, Hobhouse, à qui fut dédié le quatrième chant de Childe Harold, Monti, le poète, Canova, Mayer, Rossini, Paccini, etc.[5].

Il pouvait donc bien dire à ces Parisiens qu’il allait étonner, autant que charmer:

Vengo adesso di Cosmopoli.

Le littérateur avait, on le voit, un bagage considérable,—et sa réputation assez restreinte, sans doute, atténuée par l’anonymat, bornée en somme à ces happy few auxquels seulement il daignait s’adresser, était suffisante pour lui servir de «billet d’entrée» dans un des salons les plus en vue, le salon du comte Destutt de Tracy.

Quel bonheur pour Beyle d’entrer en relations avec cet homme qu’il admirait depuis si longtemps et qui avait eu tant d’influence sur son esprit. «Je lis avec la plus grande satisfaction les cent douze premières pages de Tracy aussi facilement qu’un roman», écrit-il dans son Journal à la date du 1er janvier 1805. Et chaque fois qu’il découvre une nouvelle idée, le nom de Tracy revient sous sa plume. «Je n’aurais rien fait pour mon bonheur particulier, tant que je ne serais pas accoutumé à souffrir d’être mal dans une âme, comme dit Pascal. Creuser cette grande pensée, fruit de Tracy».[6].

Beyle avait fait envoyer à M. de Tracy un exemplaire de son Histoire de la peinture en Italie—le jeune écrivain était, en 1817, de passage à Paris. Il eut le bonheur de recevoir la visite de l’auteur de l’Idéologie.

«Il passa une heure avec moi. Je l’admirais tant que probablement je fis fiasco, par excès d’amour.»

Je trouve, dans une notice de Mignet, un trait de caractère de M. de Tracy qui montre que, sans nul doute, les appréhensions de Beyle,—à cette époque, du moins—étaient peu fondées.

«Les sentiments de M. de Tracy étaient droits et hauts comme son âme. Il cachait un cœur passionné sous des dehors calmes. Il y avait en lui un désir vrai du bien, un besoin d’être utile qui passait fort avant la satisfaction d’être applaudi... Il se plaisait avec les jeunes gens, et ceux qui donnaient des espérances par leurs talents rencontraient le solide appui de ses conseils et de son attachement[7]

Aussi, à son retour d’Italie, Beyle trouva-t-il un accueil aimable dans le salon de la rue d’Anjou. Stendhal nous fait pénétrer dans cette société brillante.

Le doyen du salon était le général Lafayette, allié des Tracy.

«Une haute taille, dit Beyle, et au haut de ce grand corps une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille, cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts mal faite. Cet homme vêtu de quelque habit gris et entrant, en boitant un peu et s’appuyant sur un bâton, dans le salon de madame de Tracy, était le général Lafayette en 1821.»

Et, brusquement, le portrait devient anecdotique et tourne au vaudeville.

«M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même défaut que moi; il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arrive dans le salon de madame de Tracy, il se figure qu’elle le distingue, il ne songe qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que souvent il a raison de se le figurer. Sa gloire européenne, l’élégance foncière de ses discours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux gris qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un pied d’une jolie poitrine, tout concourt à lui faire passer gaîment ses dernières années.»

Tout en parlant du général, Beyle nous fait voir, comme en profil, la maîtresse de la maison, «cette femme adorable, dit-il, et de moi aimée comme une mère, non, mais comme une ex-jolie femme.»

Elle se scandalise parfois du ton ironique de Stendhal, mais elle sait le défendre.

«Il était convenu qu’elle avait un faible pour moi. Il y a une étincelle en lui, dit-elle un jour à une dame qui se plaignait de la simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables pour leur haute vertu, sans doute, mais du reste incapables de comprendre que deux et deux font quatre.»

A côté de Destutt de Tracy, de la comtesse de Tracy, du général Lafayette, on aperçoit toute une réunion, qui est l’élément jeune de ce grave cénacle, «à droite en entrant, dans le grand salon», sur un «beau divan bleu.» C’est là que sont assises «quinze jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Rémusat et M. François de Corcelles.»

Victor Jacquemont fait aussi partie de cette société. «Victor me semble un homme de la plus grande distinction..... Il devint mon ami, et, ce matin (1832), j’ai reçu une lettre qu’il m’écrit de Kachemyr, dans l’Inde.»

Beyle, au moment où il écrivait ces lignes, en juin 1832, allait perdre cet ami, et la lettre dont il parle est la dernière qu’il reçut de Victor Jacquemont.

Il ajoute à ce croquis un trait qui, à ses yeux, devait évidemment diminuer un peu son admiration.

«Son cœur n’avait qu’un défaut—une envie basse et subalterne pour Napoléon.»

Et ce petit travers n’est pas une invention de Beyle—il se trompe quelquefois, mais jamais quand il s’agit d’impressions—car je lis dans la troisième partie du Journal de Jacquemont: «Les louanges que j’entends chanter, pendant l’élégant dîner du magistrat, M. Taylor, à Bonaparte, dieu de la liberté, me donnent des accès de jacobinisme et d’ultracisme.»

Les relations de Beyle et de Jacquemont n’en furent pas moins excellentes et les lettres que le voyageur adresse à son ami prouvent que la sympathie était réciproque.

Beyle nomme encore quelques autres personnes qu’on trouvait à ces soirées du dimanche. Georges Washington Lafayette «vrai citoyen des Etat-Unis d’Amérique, parfaitement pur de tout idée aristocratique,» et Victor de Tracy, fils du comte, alors major d’infanterie. «Nous l’appelions barre de fer—c’est la définition de son caractère. Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napoléon, il a le malheur de voir en toutes choses le mal.»

De la femme de Victor de Tracy, cette charmante Sarah Newton, Beyle ne dit que quelques mots: «Jeune et brillante, un modèle de la beauté délicate anglaise, un peu trop maigre.» Et on regrette de n’avoir pas l’explication de ces épithètes. On connaît cette femme d’esprit et de talent, par un article des Causeries du lundi[8], sur ses Essais, œuvre posthume, publiée en 1852. Sarah Newton est l’amie de madame de Coigny, qui lui donnait pour emblème une hermine, avec ces mots: Douce, blanche et fine, et l’auteur du Voyage à Compiègne d’où se détache cette jolie phrase blâmée par Cuvillier-Fleury[9] et défendue par Sainte-Beuve: «Nous sommes descendues vers un moulin dont j’aimerais à être la meunière; l’eau est si claire qu’elle a l’air d’être doublée de satin vert, tant elle réfléchit avec netteté les arbres qui entourent le moulin.»

Beyle parle dans une de ses lettres[10] du malheur qu’il eût de déplaire toujours aux personnes auxquelles il voulait trop plaire, pensant sans doute à cette période de sa vie. Fort bien accueilli au début, il sentit que peu à peu la bienveillance de M. de Tracy lui échappait. «J’ai vécu, dit-il, dix ans dans ce salon, reçu poliment, estimé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de mon caractère qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes de mon peu d’avancement.»

Il y avait peut-être plusieurs raisons à cette froideur de Destutt de Tracy, surnommé, nous dit Mignet, Têtu de Tracy. Le philosophe était évidemment un peu effrayé de certaines théories stendhaliennes, et l’homme du monde, des bruits malveillants qui couraient sur le compte de Beyle. Mais nous aurons peut-être la solution de ce petit problème, si nous suivons le causeur dans d’autres milieux, et particulièrement chez madame Cabanis et chez la Pasta.

III

Beyle avait vu, dans le salon de la rue d’Anjou, madame Cabanis. M. de Tracy avait été fort intimement lié avec Cabanis, c’était, nous dit Mignet «une amitié fondée sur une forte tendresse, une estime sans bornes et de communes opinions.» Lorsque Cabanis mourut, en 1808, c’est, par une attention délicate, à M. de Tracy que l’Académie française songea pour le remplacer, voulant que celui des deux amis qui survivait vînt succéder à l’autre et prononçât son éloge.

M. de Tracy mena Beyle chez madame Cabanis, rue des Vieilles-Tuileries, «au diable.» C’était un salon bourgeois où Stendhal ne se sentait pas à l’aise. La plupart des gens qu’il y rencontre ne l’intéressent pas.

C’est là qu’il voit un sculpteur, un instant célèbre sous la Restauration—M. Dupaty, auteur du Louis XIII de la place Royale, et mari de la fille de madame Cabanis, cette fille «haute de six pieds et malgré cela fort aimable.»

«M. Dupaty me faisait grand accueil, dit Beyle, comme écrivain sur l’Italie, et auteur d’une Histoire de la Peinture. Il était plus difficile d’être plus convenable, et plus vide de chaleur, d’imprévu, d’élan, etc., que ce brave homme. Le dernier des métiers, pour ces Parisiens si soignés, si proprets, si convenables, c’est la sculpture.»

Là aussi il fit la connaissance de Fauriel, la seule personne de ce salon qui ait trouvé grâce devant lui et dont il admire la sincérité littéraire. «C’est, dit-il, avec Mérimée et moi, le seul exemple à moi connu de non charlatanisme parmi les gens qui se mêlent d’écrire. Aussi M. Fauriel n’a-t-il aucune réputation.»

Dans ce salon—sorte de terrain neutre—Stendhal se montrait plus hardi qu’à la rue d’Anjou.

C’est aux Vieilles-Tuileries qu’un soir il effaroucha M. de Tracy—voici en quelle circonstance.

Beyle avait pour interlocuteurs le calme idéologue et M. Thurot, l’helléniste dont il fait, en quelques lignes, une caricature assez drôle: «Honnête homme, mais bien bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien méticuleux dans toute sa petite politique de ménage. Le but unique de M. Thurot, professeur de grec, était d’être membre de l’Académie des Inscriptions. Par une contradiction effroyable, cet homme qui ne se mouchait pas sans songer à ménager quelque vanité qui pouvait influer, à mille lieues de distance, sur sa nomination à l’Académie, était ultra-libéral

M. de Tracy et M. Thurot demandèrent à Beyle quelle était sa politique et voici la réponse qu’il leur fit: «Dès que je serais au pouvoir, je réimprimerais les livres des émigrés déclarant que Napoléon a usurpé un pouvoir qu’il n’avait pas en les rayant. Les trois quarts sont morts,—je les exilerais dans les départements des Pyrénées et deux ou trois voisins. Je ferais cerner ces quatre ou cinq départements par deux ou trois petites armées qui, pour l’effet moral, bivouaqueraient au moins six mois de l’année. Tout émigré qui sortirait de là serait impitoyablement fusillé.—Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en morceaux non supérieurs à deux arpents.—Les émigrés jouiraient de pensions de mille, deux mille et trois mille francs par an. Ils pourraient choisir un séjour dans les pays étrangers.»

Les figures de MM. Thurot et de Tracy s’allongeaient pendant l’explication de ce plan. Tant d’audace était un crime impardonnable.

Nous arrivons au second grief de M. de Tracy.

Un jour, une dame, que Stendhal appelle Céline, lui dit: «M..., l’espion, a dit chez M. de Tracy.—Ah! voilà M. Beyle qui a un habit neuf, on voit bien que Madame Pasta vient d’avoir un bénéfice».

«Cette bêtise plut. M. de Tracy ne me pardonnait pas ma liaison publique (autant qu’innocente) avec cette actrice célèbre».

IV

Madame Sarah-Bernhardt a fait un jour un joli et triste conte[11], dont la morale est que seuls des gens de talent les acteurs mouraient tout entiers. Qui donc aujourd’hui parle de la Pasta? Et pourtant son succès fut immense—le Tout-Paris de la Restauration alla l’entendre; et ce fut l’unique actrice que l’on osât jamais comparer à Talma.

Le grand tragédien la reconnut presque pour rivale. «Talma n’a pas balancé à dire une chose vraie, sans pour cela qu’il compromît la valeur de son mérite. Il répétait souvent, en parlant de madame Pasta, qu’elle faisait naturellement ce que, lui, n’était parvenu à faire qu’à force de travail et à la fin de sa carrière[12]

Beyle aussi essaye une comparaison entre la cantatrice et Talma; ce morceau résume admirablement toutes les impressions du dilettante qu’on trouve éparses dans la Vie de Rossini[13] et dans les Mélanges d’art et de littérature, œuvre posthume publiée en 1867 par R. Colomb.

«Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, était l’Opera Buffa. Madame Pasta y jouait Tancrède, Othello, Roméo et Juliette, d’une façon qui non seulement n’a jamais été égalée, mais qui n’avait certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces opéras.

«Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme tragique, mais il était si bête qu’il tombait dans les affectations les plus ridicules... Le succès de Talma commença par la hardiesse, il eut le courage d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en France...

«Il n’y avait de parfait dans Talma que sa tête et son regard vague.

«Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean[14] et je l’adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là devant moi Richard III et Othello.

«Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant, je ne l’ai trouvé que chez madame Pasta, et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant, elle passait deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir des accès de nerfs.

«Toutefois, ce talent tragique, était mêlé avec le talent de chanter. L’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux[15]

Une dizaine d’années plus tard, George Sand, voyageant en compagnie d’Alfred de Musset, entendit la Pasta à Venise—et ses impressions notées dans l’Histoire de ma vie, montrent que Beyle n’exagère rien. Stendhal ne nous donne pas de portrait physique de la Pasta. George Sand, moins psychologue, la décrit avec quelque détail, aussi le passage suivant sera-t-il bien à sa place ici:

«La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Petite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beaucoup d’Italiennes, dont le buste magnifique semble avoir été fait aux dépens du reste, elle trouvait le moyen de paraître grande et d’une allure dégagée, tant il y avait de noblesse dans ses attitudes et de science dans sa pantomime. Je fus bien désappointée de la rencontrer le lendemain, debout sur sa gondole, et habillée avec la trop stricte économie, qui était devenue sa préoccupation constante. Cette belle tête de camée que j’avais vue de près aux funérailles de Louis XVIII, si fine et si veloutée, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sous son vieux chapeau et son vieux manteau, on eût pris la Pasta pour une ouvreuse de loges. Pourtant elle fit un mouvement pour indiquer à son gondolier l’endroit où elle voulait aborder, et dans ce geste, la grande reine, sinon la divinité, reparut[16]

L’amour de Beyle pour l’Italie et pour la musique—et aussi l’espoir de rencontrer des Milanais qui lui parleraient de Métilde—le conduisirent tout naturellement chez la Pasta. De plus, Stendhal était là dans l’atmosphère qui lui convenait pour écrire la Vie de Rossini, qui parut en 1824.

Beyle habitait alors l’hôtel des Lillois, rue de Richelieu, nº 63—dans cette même maison demeurait la célèbre cantatrice. Le soir, en sortant de quelque réunion mondaine ou du théâtre, vers minuit, il entrait chez la Pasta, où se donnait rendez-vous une nombreuse société—J.-J. Ampère, Fauriel, entre autres, et tous les Italiens plus ou moins exilés de passage à Paris.

Beyle, silencieux, rêveur, dans ce salon, songeait moins à la femme qu’à l’artiste—non qu’il le voulût peut-être, mais il avait vu et compris que tel devait être son rôle. Il s’explique très sincèrement sur sa prétendue liaison avec la Giuditta.

Comme le comte de Tracy, la Pasta fut une de ces personnes auxquelles Stendhal eut le malheur de vouloir trop plaire. Il en prit son parti et se consola de ce que «la chose se fût bornée à la plus stricte et plus dévouée amitié,» de part et d’autre.

Mais Beyle n’en resta pas moins, aux yeux de la société de la rue d’Anjou, l’amant de la cantatrice.

L’opinion qu’on avait de Stendhal était toujours extrême—il a eu de vrais amis et de vrais ennemis; les amis étaient ceux qui le connaissaient—les ennemis ceux qui le connaissaient mal. Sainte-Beuve, qui ne peut être accusé de tendresse pour Beyle, nous donne là-dessus un précieux témoignage. «Que cet homme, qui passait pour méchant auprès de ceux qui le connaissaient peu, était aimé de ses amis! Que je sais de lui des traits délicats et d’une âme toute libérale![17]» Et les mêmes amis, les mêmes ennemis existent, encore aujourd’hui, qu’on peut diviser en catégories analogues.

Beyle raconte, dans la Vie de Henri Brulard, que chez certaines personnes, il ne pouvait plus dire qu’il avait vu passer un cabriolet jaune dans la rue sans avoir le malheur d’offenser mortellement les hypocrites et même les niais. Il eut à subir de réels affronts: madame de Lamartine, à Florence, évita de le recevoir[18]. Cette réputation, exagérée à plaisir, lui valut le surnom de Méphistophélès, que lui donnèrent quelques-uns de ses amis. «Au fond, dit-il, je surprenais ou scandalisais toutes mes connaissances; j’étais un monstre ou un dieu.»

Et ces jugements sur l’homme ressemblaient fort aux jugements qu’on portait sur le littérateur.

Ainsi, pour bien des gens, Beyle n’était qu’un ignorant. Il n’avait pas, il est vrai, une science très sûre, mais au moins il avait beaucoup d’esprit et incontestablement beaucoup d’idées personnelles, quoique discutables parfois. Il n’apprenait jamais aux autres que ce qu’il avait senti ou éprouvé lui-même—est-ce là pourtant un mérite médiocre? Au sujet de cette réputation d’ignorance il raconte une jolie anecdote: «Un des étonnements du comte Daru était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement de l’édition, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.

—«Comment! quarante francs!

—«Oui, M. le comte, et par grâce; et vous ferez plaisir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.

—«Est-il possible! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel: Cet enfant, ignorant comme une carpe!

«Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant la lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent: Quelle admirable clarté! la lune est presque pleine! M. le comte Daru, membre de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences, etc., etc., et moi nous regardions le cœur de l’homme, la nature, etc., de côtés opposés.»

Et par ce petit récit, ne pouvons-nous pas, en même temps, nous faire une idée de la conversation de Beyle? N’est-ce pas là un charmant spécimen de sa façon ingénieuse d’expliquer les choses, ce qui pour lui est presque toujours s’expliquer soi-même.

C’est dans cet égoïsme psychologique qu’il excelle, et nous ne lui en ferons pas un reproche.

Un de ses amis nous dit, dans une notice peu connue: «Jamais il ne sut ce que c’était que l’esprit préparé. Il inventait en causant tout ce qu’il disait... il trouvait à chaque instant de ces traits imprévus qui ne peuvent être le résultat de l’étude[19]

L’anecdote sur le comte Daru ne répond-elle pas à ce joli signalement que nous donne Arnould Frémy?

Beyle n’avait pas porte ouverte seulement chez M. de Tracy—Mme Cabanis ou la Pasta, il était encore reçu chez M. Cuvier, chez Mme Ancelot, chez le baron Gérard, chez Mme de Castellane, où il rencontre Thiers qu’il trouve trop effronté, bavard, Mignet, sans esprit, Béranger qu’il admire pour son caractère, Aubernon et Beugnot. Mais il sera plus intéressant de parler des dimanches de Delécluze, le critique d’art des Débats, où Stendhal se montre sous un jour nouveau.

V

Chez Etienne Delécluze, Beyle devait rencontrer la société qui lui convenait. Dans le salon de la rue d’Anjou, il était glacé par la froideur de M. de Tracy, chez Mme Cabanis, gêné par le ton bourgeois; et enfin, chez la Pasta il se laissait aller au «bonheur du silence»;—il lui suffisait d’écouter les autres et d’entendre bourdonner à ses oreilles ces syllabes milanaises qui l’attendrissaient.

Aux réunions de Delécluze, il trouva enfin la liberté d’allure et le franc parler dont il avait besoin pour être tout à fait lui-même.

Ces réceptions du dimanche, composées d’hommes exclusivement, étaient fort suivies et très brillantes. Nous le savons non seulement par Beyle, mais par Delécluze qui, dans ses Souvenirs de soixante années, nomme tous ses amis—et la seule liste de ces personnes prouve combien il dut se dépenser d’esprit dans le modeste appartement du journaliste.

On y voyait J.-J. Ampère, le critique en voyage, comme il s’est intitulé dans quelques-uns de ses livres où il initiait les français aux littératures étrangères; Albert Stapfer, l’élève de Guizot; Sautelet, cet intelligent libraire-éditeur, qui eut une fin tragique à laquelle Mérimée fait allusion dans sa brochure sur Stendhal; Paul-Louis Courier, dont les conseils encouragèrent Beyle à publier Racine et Shakespeare; le baron de Mareste l’homme du monde de ce cénacle de gens de lettres, où il avait un rôle charmant: écouter et comprendre; Adrien de Jussieu, le silencieux botaniste qui était la galerie et disait en prenant congé du maître de la maison: «Ils ont été bien amusants aujourd’hui» ou «ça n’a pas été aussi amusant que dimanche dernier.» Et enfin, the last and not the least, Prosper Mérimée, que Beyle avait rencontré, en 1821, chez Joseph Lingay, le professeur de rhétorique du futur auteur de Colomba. La première impression de Stendhal ne fut pas très favorable. «Pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé» dit-il de Mérimée. Et il ajoute: «ce jeune homme avait quelque chose d’effronté et d’extrêmement déplaisant, ses yeux petits et sans expression avaient un air toujours le même et cet air était méchant. Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents.»

«Je ne sais, dit Stendhal, qui me mena chez M. de L’Etang—(c’est le pseudonyme transparent qu’il donne à Delécluze).—Il s’était fait donner un exemplaire de l’Histoire de la Peinture en Italie, sous prétexte d’un compte-rendu dans le Lycée—un de ces journaux éphémères qu’avait créé à Paris le succès de l’Edinburgh Review.

«Il désira me connaître, on me mena donc chez M. de. L’Etang, un dimanche à deux heures. C’est à cette heure incommode qu’il recevait. Il tenait donc académie au sixième étage d’une maison qui lui appartenait à lui et à ses sœurs, rue Gaillon.» Beyle se trompe, il ne faut jamais trop se fier à lui quand il s’agit de «descriptions matérielles,»—la maison de Delécluze était rue de Chabanais, au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs et l’appartement au quatrième. Mais continuons: «De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre petites chambres qu’habitait M. de L’Etang étaient ornées de gravures et d’objets d’art curieux et agréables. Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je regardais souvent. A côté était la grosse figure lourde, pesante, niaise de Racine. C’était avant d’être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments dont le souvenir est indispensable pour faire Andromaque ou Phèdre

Nous retrouvons ici le ton sarcastique de Racine et Shakespeare, cette brochure que Stendhal allait publier; c’est chez Delécluze que Beyle «la trompette à la fois et le général d’avant-garde de la nouvelle révolution littéraire[20]» discuta les théories condensées dans ces quelques pages agressives, l’un des premiers documents à consulter pour l’histoire du romantisme.

Passons maintenant à Delécluze lui-même et à son entourage. «Je trouvai chez M. de L’Etang, devant un petit mauvais feu, car ce fut, ce me semble, en février 1822 qu’on m’y mena—huit ou dix personnes qui parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.»

Beyle, en somme, a été assez malmené par Delécluze dans ses Souvenirs de soixante années, au point que Sainte-Beuve, prend la défense de Stendhal[21]. Il trouve Delécluze souverainement injuste pour Beyle.

«Sa sévérité étrange, ajoute-t-il, pour un si ancien ami et un si piquant esprit appelle la nôtre à son égard et la justifierait, s’il en était besoin—». Et en note, ce post-scriptum qui se cache pour être mieux vu: «Je sais quelqu’un qui a dit:

«Delécluze est parfois un béotien émoustillé, mais il y a toujours le béotien.»

Stendhal ne pouvait pas ne pas voir le béotien qu’il y avait en Delécluze—mais ce n’est qu’après avoir dit tout le bien possible de son nouvel ami qu’il laisse entrevoir ce côté ridicule du personnage: «M. de L’Etang, dit-il, est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wakefield. Il faudrait pour en donner une idée toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d’Addison.

«Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures après, il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.»

Peut-on noter un travers avec plus d’imprévu et plus d’esprit? Il serait trop cruel pour Delécluze de retranscrire ici quelques uns de ses jugements sur Stendhal.

Et Beyle se résume en une page exquise, dans laquelle oubliant le béotien, il ne voit plus que le plaisir qu’il a éprouvé dans «l’Académie» de la rue de Chabanais.

«Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le premier jour et vingt fois peut-être pendant les trois ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire ce même acte d’admiration.

«Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de Molière, de Courier.....

«La discussion y était franche sur tout et avec tous. On était poli chez M. de L’Etang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire qu’il protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient avancé une absurdité trop marquante.»

C’est chez Delécluze que Beyle lança pour la première fois ces mots brillants qui firent sa réputation d’homme d’esprit et qu’on retrouve dans sa correspondance et ailleurs:

Le principe du romantisme «est d’administrer au public la drogue juste qui lui fera plaisir dans un lieu et à un moment donnés.» Définition que Baudelaire a prise pour lui et à son compte.

Et la contre-partie: «Le classicisme présente aux peuples la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands pères.»

«L’Alexandrin un cache-sottise.»

C’est là aussi qu’il scandalisa bien des gens par des théories païennes dans lesquelles il entre beaucoup plus d’enfantillage et d’impertinence que de conviction profonde; ici Beyle est la dupe de ses préjugés; à cet égard il a tenu à se montrer irréconciliable devant ses contemporains.

Dans ses œuvres et même ses œuvres (comme la Vie de Henri Brulard ou les Souvenirs d’Egotisme) écrites librement, puisqu’elles ne devaient être publiées selon son désir, qu’après sa mort, à le bien lire, il n’est pas l’homme que nous laissent entrevoir George Sand[22] et Mérimée.

Mérimée si fin, si perspicace, semble avoir été dupé à son tour, et avoir cherché à prendre trop au sérieux certaines boutades de son ami.

VI

C’était pour Beyle un apprentissage, que cette vie de Paris, dans ces mondes très différents. Il se révéla causeur plein d’idées nouvelles et de formules inédites, chez les uns; chez les autres—contre-partie naturelle—il fut jugé homme dangereux et révolutionnaire en morale autant qu’en politique.

Pour lui la question n’était pas là. Il laissait dire, et se contentait d’observer, préoccupé constamment de trouver «la théorie du cœur humain» et de «peindre ce cœur par la littérature.»

Il s’essayait sur ce public restreint, ne se donnant pas tout entier; il conservait toute son indépendance.

Jamais il ne voulut cultiver un salon, cela contrariait trop ses habitudes. Il faisait des apparitions et n’était jamais assidu. Il ne songeait pas à s’assurer une situation, comme on l’a dit, il n’était déjà plus ambitieux que littérairement. Aussi sacrifia-t-il tout à cette passion dominante. En ne se mêlant pas trop aux coteries, il sut garder toute son originalité pour le jour où, enfin, maître de lui-même, il se résume en une œuvre—une œuvre capitale qui ne pouvait être pensée et conçue qu’après une longue expérience.

C’est en 1830 qu’il écrira le Rouge et le Noir, avant de s’exiler à Civita-Vecchia, avant d’aller occuper son poste modeste de consul de France dans cette triste ville italienne.

Stendhal dira, en 1835, après avoir réfléchi à la situation qu’il aurait pu obtenir, s’il avait su profiter de ses relations: «Je regrette peu l’occasion perdue. Au lieu de dix, j’aurais vingt mille, au lieu de chevalier, je serais officier de la Légion d’honneur, mais j’aurais pensé trois ou quatre heures par jour à ces platitudes d’ambition qu’on décore du nom de politique; j’aurais fait beaucoup de bassesses.....

«La seule chose que je regrette, c’est le séjour de Paris.»

Et il se reprend bien vite: «Mais je serais las de Paris, en 1836, comme je suis las de ma solitude, parmi les sauvages de Civita-Vecchia[23]

Ainsi, il a le bonheur de garder un plus agréable souvenir de ses années passées dans les cercles littéraires de Paris, car il ne croyait pas qu’il n’est pire misère que de se rappeler les temps heureux dans les jours de douleur; comme Alfred de Musset, il reniait cette pensée du poète florentin.

Casimir Stryienski.

Jersey, septembre 1892.

SOUVENIRS D’ÉGOTISME

CHAPITRE PREMIER[24]

Mero[25], 20 juin 1832.

Pour employer mes loisirs dans cette terre étrangère, j’ai envie d’écrire un petit mémoire de ce qui m’est arrivé pendant mon dernier voyage à Paris, du 21 juin 1821 au... novembre 1830; c’est un espace de neuf ans et demi. Je me gronde moi-même depuis deux mois, depuis que j’ai digéré la nouvelleté de ma position pour entreprendre un travail quelconque. Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n’a point de lest.

J’avoue que le courage d’écrire me manquerait si je n’avais pas l’idée qu’un jour ces feuilles paraîtront imprimées et seront lues par quelque âme que j’aime, par un être tel que Madame Roland ou M. Gros, le géomètre[26]. Mais les yeux qui liront ceci s’ouvrent à peine à la lumière, je suppose que mes futurs lecteurs ont dix ou douze ans.

Ai-je tiré tout le parti possible, pour mon bonheur, des positions où le hasard m’a placé pendant les neuf ans que je viens de passer à Paris? Quel homme suis-je? Ai-je du bon sens? Ai-je du bon sens avec profondeur?

Ai-je un esprit remarquable? En vérité, je n’en sais rien. Encore par ce qui m’arrive au jour le jour, je pense rarement à ces questions fondamentales, et alors mes jugements varient comme mon humeur. Mes jugements ne sont que des aperçus.

Voyons si, en faisant mon examen de conscience, la plume à la main, j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi. Que penserai-je de ce que je me sens disposé à écrire en le relisant vers 1835, si je vis? Sera-ce comme pour mes ouvrages imprimés? J’ai un profond sentiment de tristesse quand, faute d’autre livre, je les relis.

Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d’amour-propre. D’un autre côté, je me trouve loin de la France[27], j’ai lu tous les livres qui ont pénétré dans ce pays. Toute la disposition de mon cœur était d’écrire un livre d’imagination sur une intrigue d’amour arrivée à Dresde, en août 1813, dans une maison voisine de la mienne, mais les petits devoirs de ma place m’interrompent assez souvent, ou, pour mieux dire, je ne puis jamais, en prenant mon papier, être sûr de passer une heure sans être interrompu. Cette petite contrariété éteint net l’imagination chez moi. Quand je reprends ma fiction, je suis dégoûté de ce que je pensais. A quoi un homme sage répondra qu’il faut se vaincre soi-même. Je répliquerai: il est trop tard, j’ai 4. ans; après tant d’aventures, il est temps de songer à achever la vie le moins mal possible.

Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme tous les autres; on l’oublie bien vite, s’il est ennuyeux. Je craignais de déflorer les moments heureux que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, c’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur.

Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde. Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité.

Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies? Je l’espère.

Malgré les malheurs de mon ambition, je ne me crois point persécuté par eux, je les regarde comme des machines poussées, en France, par la Vanité et ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise.

Je ne me connais point moi-même, et c’est ce qui, quelquefois, la nuit, quand j’y pense, me désole. Ai-je su tirer un bon parti des hasards au milieu desquels m’a jeté et la toute-puissance de Napoléon (que toujours j’adorai) en 1810, et la chute que nous fîmes dans la boue en 1814, et notre effort pour en sortir en 1830? Je crains bien que non, j’ai agi par humeur, au hasard. Si quelqu’un m’avait demandé conseil sur ma propre position, j’en aurais souvent donné un d’une grande portée; des amis, rivaux d’esprit, m’ont fait compliment là-dessus.

En 1814, M. le comte Beugnot, ministre de la police, m’offrit la direction de l’approvisionnement de Paris. Je ne sollicitais rien, j’étais en admirable position pour accepter, je répondis de façon à ne pas encourager M. Beugnot, homme qui a de la vanité comme deux Français; il dut être fort choqué.

L’homme qui eut cette place s’en est retiré au bout de quatre ou cinq ans, las de gagner de l’argent, et, dit-on, sans voler. L’extrême mépris que j’avais pour les Bourbons—c’était pour moi, alors, une boue fétide—me fit quitter Paris peu de jours après n’avoir pas accepté l’obligeante proposition de M. Beugnot. Le cœur navré par le triomphe de tout ce que je méprisais et ne pouvais haïr, n’était rafraîchi que par un peu d’amour que je commençais à éprouver pour madame la comtesse Dulong, que je voyais tous les jours chez M. Beugnot et qui, dix ans plus tard, a eu une grande part dans ma vie. Alors elle me distinguait, non pas comme aimable, mais comme singulier. Elle me voyait l’ami d’une femme fort laide et d’un grand caractére, madame la comtesse Beugnot. Je me suis toujours repenti de ne pas l’avoir aimée. Quel plaisir de parler avec intimité à un être de cette portée!

Cette préface est bien longue, je le sens depuis trois pages; mais je dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la sagesse me saisit déjà, j’ai presque envie de quitter la plume. Mais, au premier moment de solitude, j’aurais des remords.

Je quittai Milan pour Paris, le.. juin 1821, avec une somme de 3,500 francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la cervelle quand cette somme serait finie. Je quittais, après trois ans d’intimité, une femme que j’adorais, qui m’aimait et qui ne s’est jamais donnée à moi.

J’en suis encore, après tant d’années d’intervalle, à deviner les motifs de sa conduite. Elle était hautement déshonorée, elle n’avait cependant jamais eu qu’un amant; mais les femmes de la bonne compagnie de Milan se vengeaient de sa supériorité. La pauvre Métilde ne sut jamais ni manœuvrer contre cet ennemi, ni le mépriser. Peut-être un jour, quand je serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de parler des années 1818, 1819, 1820, 1821.

En 1821, j’avais beaucoup de peine à résister à la tentation de me brûler la cervelle. Je dessinais un pistolet à la marge d’un mauvais drame d’amour que je barbouillais alors (logé casa Acerbi). Il me semble que ce fut la curiosité politique qui m’empêcha d’en finir; peut-être, sans que je m’en doute, fut-ce aussi la peur de me faire mal. Enfin je pris congé de Métilde.

—Quand reviendrez-vous, me dit-elle?

—Jamais, j’espère[28].

Il y eut là une dernière heure de tergiversations et de vaines paroles; une seule eût pu changer ma vie future, hélas! pas pour bien longtemps. Cette âme angélique, cachée dans un si beau corps, a quitté la vie en 1825.

Enfin, je partis dans l’état qu’on peut imaginer. J’allais de Milan à Como, craignant à chaque instant et croyant même que je rebrousserais chemin.

Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher l’âme; il me semblait que j’y laissais la vie, que dis-je, qu’était-ce que la vie auprès d’elle? J’expirais à chaque pas que je faisais pour m’en éloigner. Je ne respirais qu’en soupirant (Shelley)[29].

Bientôt je fus comme stupide, faisant la conversation avec les postillons et répondant sérieusement aux réflexions de ces gens-là sur le prix du vin. Je pesais avec eux les raisons qui devaient le faire augmenter d’un sou; ce qu’il y avait de plus affreux, c’était de regarder en moi-même. Je passai à Airolo, à Bellinzona, à Lugano (le son de ces noms me fait frémir même encore aujourd’hui—20 juin 1832).

J’arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exactement comme les montagnes du Cumberland dans le nord de l’Angleterre, en y ajoutant des précipices). Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant un peu que je ferais une chute qui m’écorcherait à fond, et que cela me distrairait.

Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique j’aie passé ma vie à tomber de cheval, j’ai horreur des chutes sur des pierres roulantes, et cédant sous le poids du cheval[30].

Le courrier avec lequel j’étais finit par m’arrêter et par me dire que peu lui importait de ma vie, mais que je diminuerais son profit, et que personne ne voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu’un de ses voyageurs avait roulé dans le précipice.

—Hé quoi! n’avez-vous pas deviné que j’ai la V.....? lui dis-je, je ne puis pas marcher.

J’arrivai avec ce courrier maudissant son sort jusqu’à Altorf. J’ouvrais des yeux stupides sur tout. Je suis un grand admirateur de Guillaume Tell, quoique les écrivains ministériels de tous les pays prétendent qu’il n’a jamais existé. A Altorf, je crois, une mauvaise statue de Tell, avec un jupon de pierre, me toucha, précisément parce qu’elle était mauvaise.

Voilà donc, me disais-je avec une douce mélancolie succédant pour la première fois à un désespoir sec, voilà donc ce que deviennent les plus belles choses aux yeux des hommes grossiers. Telle était Métilde au milieu du salon de madame Traversi.

La vue de cette statue m’adoucit un peu. Je m’informai du lieu où était la chapelle de Tell.

—Vous la verrez demain.

Le lendemain, je m’embarquai en bien mauvaise compagnie: des officiers suisses faisant partie de la garde de Louis XVIII, qui se rendaient à Paris[31].

La France, et surtout les environs de Paris, m’ont toujours déplu, ce qui prouve que je suis un mauvais Français et un méchant, disait plus tard, Mlle Sophie...... belle-fille de M. Cuvier.

Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâle à Belfort et quittant les hautes, si ce n’est les belles montagnes suisses pour l’affreuse et plate misère de la Champagne.

Que les femmes sont laides à.......[32], village où je les vis en bas bleus et avec des sabots. Mais, plus tard, je me dis: quelle politesse, quelle affabilité, quel sentiment de justice dans leur conversation villageoise!

Langres était située comme Volterre[33], ville qu’alors j’adorais,—elle avait été le théâtre d’un de mes exploits les plus hardis dans ma guerre contre Métilde.

Je pensai à Diderot,—fils, comme on sait, d’un coutelier de Langres.—Je songeai à Jacques le Fataliste, le seul de ses ouvrages que j’estime, mais je l’estime beaucoup plus que le Voyage d’Anacharsis, le Traité des Etudes, et cent autres bouquins estimés des pédants.

Le pire des malheurs, m’écriai-je, serait que ces hommes si secs, mes amis, au milieu desquels je vais vivre, devinassent ma passion, et pour une femme que je n’ai pas eue!

Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832, pour la première fois, en écrivant ceci, que cette peur, mille fois répétée, a été, dans le fait, le principe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C’est par là que je suis venu à avoir de l’esprit, chose qui était le bloc, la butte de mes mépris à Milan, en 1818, quand j’aimais Métilde.

J’entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid, insultant pour ma douleur, avec une seule idée: n’être pas deviné.

Je me logeais à Paris, rue Richelieu, Hôtel de Bruxelles, nº 47, tenu par un M. Petit, ancien valet de chambre de M. de Damas[34].

La politesse, la grâce, l’à-propos de ce M. Petit, son absence de tout sentiment, son horreur pour tout mouvement de l’âme qui avait de la profondeur, son souvenir vif pour des jouissances de vanité qui avaient trente ans de date, son honneur parfait en matière d’argent, en faisaient, à mes yeux, le modèle parfait de l’ancien Français. Je lui confiai bien vite les 3000 francs qui me restaient; il me remit, malgré moi, un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce qui le contraria beaucoup lorsque, quelques mois après, ou quelques semaines, je repris mon argent pour aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût que j’éprouvais à Paris.

J’ai bien peu de souvenirs de ces temps passionnés, les objets glissaient sur moi inaperçus, ou méprisés, quand ils étaient entrevus. Ma pensée était sur la place Belgiojoso, à Milan. Je vais me recueillir pour tâcher de penser aux maisons où j’allais.

CHAPITRE II

Voici le portrait d’un homme de mérite avec qui j’ai passé toutes mes matinées pendant huit ans. Il y avait estime, mais non amitié. J’étais descendu à l’hôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémontais le plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à la Rancune (du Roman Comique) que j’aie jamais rencontré. M. le baron de Lussinge[35] a été le compagnon de ma vie de 1821 à 1831; né vers 1785, il avait trente-six ans en 1821. Il ne commença à se détacher de moi et à être impoli dans le discours que lorsque la réputation d’esprit me vint, après l’affreux malheur du 15 septembre 1826.

M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n’y voyant pas à trois pas, toujours mal mis par avarice et employant nos promenades à faire des budgets de dépense personnelle pour un garçon vivant seul à Paris, avait une rare sagacité. Dans mes illusions romanesques et brillantes, je voyais comme trente, tandis que ce n’était que quinze, le génie, la bonté, la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui ne les voyant que comme six ou sept.

Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations pendant huit ans; nous nous cherchions d’un bout de Paris à l’autre.

Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept ans, avait le cœur et la tête d’un homme de cinquante-cinq ans. Il n’était profondément ému que des événements à lui personnels; alors il devenait fou, comme au moment de son mariage. A cela près, le but constant de son ironie, c’était l’émotion. Lussinge n’avait qu’une religion: l’estime pour la haute naissance. Il est, en effet, d’une famille du Bugey, qui y tenait un rang élevé en 1500; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie, devenus rois de Sardaigne.

Lussinge avait été élevé à Turin à la même académie qu’Alfiéri; il y avait pris cette profonde méchanceté piémontaise, au monde sans pareille, qui n’est cependant que la méfiance du sort et des hommes. J’en retrouve plusieurs traits à Emor[36]; mais, par-dessus le marché ici, il y a des passions et, le théâtre étant plus vaste, moins de petitesses bourgeoises. Je n’en ai pas moins aimé Lussinge jusqu’à ce qu’il soit devenu riche, ensuite avare, peureux et enfin désagréable dans ses propos et presque malhonnête en janvier 1830.

Il avait une mère avare mais surtout folle, et qui pouvait donner tout son bien aux prêtres. Il songea à se marier; ce serait une occasion pour sa mère de se lier par des actes qui l’empêcheraient de donner son bien à son confesseur. Les intrigues, les démarches, pendant qu’il allait à la chasse d’une femme, m’amusèrent beaucoup. Lussinge fut sur le point de demander une fille charmante qui eût donné à lui le bonheur et l’éternité à notre amitié: je veux parler de la fille du général Gilly,—depuis madame Douin, femme d’un avoué, je crois. Mais le général avait été condamné à mort après 1815, cela eût effarouché la noble baronne, mère de Lussinge. Par un grand bonheur, il évita d’épouser une coquette, depuis madame Varambon. Enfin, il épousa une sotte parfaite, grande et assez belle, si elle eût eu un nez. Cette sotte se confessait directement à Mgr de Quélen, archevêque de Paris, dans le salon duquel elle allait se confesser. Le hasard m’avait donné quelques données sur les amours de cet archevêque, qui peut-être avait alors madame de Podinas, dame d’honneur de madame la duchesse de Berry, et, depuis ou avant, maîtresse du fameux duc de Raguse. Un jour, indiscrètement pour moi—c’est là, si je ne me trompe, un de mes nombreux défauts—je plaisantai madame de Lussinge sur l’archevêque.

C’était chez madame la comtesse d’Avelles[37].

—Ma cousine, imposez le silence à M. Beyle, s’écria-t-elle, furieuse.

Depuis ce moment, elle a été mon ennemie, quoique avec des retours de coquetterie bien étranges. Mais me voilà embarqué dans un épisode bien long; je continue, car j’ai vu Lussinge deux fois par jour pendant huit ans, et plus tard il faudra revenir à cette grande et florissante baronne, qui a près de cinq pieds six pouces.

Avec sa dot, ses appointements de chef de bureau au ministère de la Police, les donations de sa mère, Lussinge réunit vingt-deux ou vingt-trois mille livres de rente, vers 1828. De ce moment, un seul sentiment le domina, la peur de perdre. Méprisant les Bourbons, non pas autant que moi, qui ai de la vertu politique, mais les méprisant comme maladroits, il arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès d’humeur l’énoncé de leurs maladresses.

Il voyait vivement et à l’improviste un danger pour sa propriété—chaque jour il y en avait quelque nouvelle (maladresse), comme on peut le voir dans les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spectacle le soir et jamais dans le monde; il était un peu humilié de sa place. Tous les matins, nous nous réunissions au café, je lui racontais ce que j’avais appris la veille; ordinairement, nous plaisantions sur nos différences de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il me nia je ne sais quel fait antibourbonien—que j’avais appris chez M. Cuvier, alors conseiller d’État, fort ministériel.

Cette sottise fut suivie d’un fort long silence; nous traversâmes le Louvre sans parler. Je n’avais alors que le strict nécessaire, lui, comme on sait, vingt-deux mille francs. Je croyais m’apercevoir, depuis un an, qu’il voulait prendre à mon égard un ton de supériorité. Dans nos discussions politiques, il me disait:

—Vous, vous n’avez pas de fortune.

Enfin, je me déterminai au pénible sacrifice de changer de café sans le lui dire. Il y avait neuf ans que j’allais tous les jours à dix heures et demie au café de Rouen, tenu par M. Pique, bon bourgeois, et Madame Pique, alors jolie, dont Maisonnette[38], un de nos amis communs, obtenait, je crois, des rendez-vous à cinq cents francs l’un. Je me retirai au café Lemblin, le fameux café libéral également situé au Palais-Royal. Je ne voyais plus Lussinge que tous les quinze jours; depuis, notre intimité devenue un besoin pour tous les deux, je crois, a voulu souvent se renouer, mais jamais elle n’en a eu la force. Plusieurs fois après, la musique ou la peinture, où il était instruit, était pour nous des terrains neutres, mais toute l’impolitesse de ses façons revenait avec âpreté dès que nous parlions politique et qu’il avait peur pour ses 22,000 francs, il n’y avait pas moyen de continuer. Son bon sens n’empêchait de m’égarer trop loin dans mes illusions poétiques, ma gaîté—car je devins gai ou plutôt j’acquis l’art de le paraître—le distrayait de son humeur sombre et de la terrible peur de perdre.

Quand je suis entré dans une petite place en 1830, je crois qu’il a trouvé les appointements trop considérables. Mais enfin, de 1821 à 1828, j’ai vu Lussinge deux fois par jour, et à l’exception de l’amour et des projets littéraires auxquels il ne comprenait rien, nous avons longuement bavardé sur chacune de nos actions, aux Tuileries et sur le quai du Louvre qui conduisait à son bureau. De onze heures à midi nous étions ensemble, et très souvent il parvenait à me distraire complètement de mes chagrins qu’il ignorait.

Voilà enfin ce long épisode fini, mais il s’agissait du premier personnage de ces mémoires, de celui à qui, plus tard, j’inoculai d’une manière si plaisante mon amour si frénétique pour madame Azur[39] dont il est depuis deux ans l’amant fidèle et, ce qui est plus comique, il l’a rendue fidèle. C’est une des Françaises les moins poupées que j’aie rencontrée.

Mais n’anticipons point; rien n’est plus difficile dans cette grave histoire que de garder respect à l’ordre chronologique.

Nous en sommes donc au mois d’août 1821, moi logeant avec Lussinge à l’hôtel de Bruxelles, le suivant à cinq heures à la table d’hôte excellente et bien tenue par le plus joli des Français, M. Petit, et par sa femme, femme de chambre à grande façon, mais toujours piquée. Là, Lussinge qui a toujours craint, je le vois en 1832, de me présenter à ses amis, ne put pas s’empêcher de me faire connaître: 1º un aimable garçon, beau et sans nul esprit, M. Barot[40], banquier de Lunéville, alors occupé à gagner une fortune de 80,000 fr. de rente; 2º un officier à la demi-solde, décoré à Waterloo, absolument privé d’esprit, encore plus d’imagination s’il est possible, sot, mais d’un ton parfait, et ayant eu tant de femmes qu’il était devenu sincère sur leur compte.

La conversation de M. Poitevin, le spectacle de son bon sens absolument pur de toute exagération causée par l’imagination, ses idées sur les femmes, ses conseils sur la toilette m’ont été fort utiles. Je crois que ce pauvre Poitevin avait 1200 fr. de rente et une place de 1500 fr. Avec cela, c’était l’un des jeunes gens les mieux mis à Paris. Il est vrai qu’il ne sortait jamais sans une préparation de deux heures et demie. Enfin, il avait eu pendant deux mois, je crois, comme passade, la marquise des R..., à laquelle plus tard j’ai eu tant d’obligations, que je me suis promis dix fois d’avoir, ce que je n’ai jamais tenté, en quoi j’ai eu tort. Elle me pardonnait ma laideur et je lui devais bien d’être son amant. Je verrai à acquitter cette dette à mon premier voyage à Paris; elle sera peut-être d’autant plus sensible à mon attention que la jeunesse nous a quittés tous deux. Au reste, je me vante peut-être, elle est fort sage depuis dix ans, mais par force, selon moi.

Enfin, abandonné par madame D., sur laquelle je devais tant compter, je dois la plus vive reconnaissance à la marquise.

Ce n’est qu’en réfléchissant pour être en état d’écrire ceci que je débrouille à mes yeux ce qui se passait dans mon cœur en 1821. J’ai toujours vécu et je vis encore au jour le jour et sans songer nullement à ce que je ferai demain. Le progrès du temps n’est marqué pour moi que par les dimanches, où ordinairement je m’ennuie et je prends tout mal. Je n’ai jamais pu deviner pourquoi. En 1821, à Paris, les dimanches étaient réellement horribles pour moi. Perdu sous les grands marronniers des Tuileries, si majestueux à cette époque de l’année, je pensais à Métilde, qui passait plus particulièrement ces journées-là chez l’opulente Madame Traversi, cette funeste amie qui me haïssait, jalousait sa cousine et lui avait persuadé, par elle et par ses amis, qu’elle se déshonorerait parfaitement si elle me prenait pour amant.

Plongé dans une sombre rêverie tout le temps que je n’étais pas avec mes trois amis, Lussinge, Barot et Poitevin, je n’acceptais leur société que par distraction. Le plaisir d’être distrait un instant de ma douleur ou la répugnance à en être distrait dictaient toutes mes démarches. Quand l’un de ces messieurs me soupçonnait d’être triste, je parlais beaucoup, et il m’arrivait de dire les plus grandes sottises, et de ces choses qu’il ne faut surtout jamais dire en France, parce qu’elles piquent la vanité de l’interlocuteur. M. Poitevin me faisait porter la peine de ces mots-là au centuple.

J’ai toujours parlé infiniment trop au hasard et sans prudence, alors ne parlant que pour soulager un instant une douleur poignante, songeant surtout à éviter le reproche d’avoir laissé une affection à Milan et d’être triste pour cela, ce qui aurait amené sur ma maîtresse prétendue des plaisanteries que je n’aurais pas supportées, je devais réellement, à ces trois êtres parfaitement purs d’imagination, paraître fou. J’ai su, quelques années plus tard, qu’on m’avait cru un homme extrêmement affecté. Je vois, en écrivant ceci, que si le hasard, ou un peu de prudence, m’avait fait chercher la société des femmes, malgré mon âge, ma laideur, etc., j’y aurais trouvé des succès et peut-être des consolations. Je n’ai eu une maîtresse que par hasard, en 1824, trois ans après. Alors seulement le souvenir de Métilde ne fut plus déchirant. Elle devint pour moi comme un fantôme tendre, profondément triste, et qui, par son apparition, me disposait souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, indulgentes.

Ce fut pour moi une rude corvée, en 1821, que de retourner pour la première fois dans les maisons où l’on avait eu des bontés pour moi quand j’étais à la cour de Napoléon[41]. Je différais, je renvoyais sans cesse. Enfin, comme il m’avait bien fallu serrer la main des amis que je rencontrais dans la rue, on sut ma présence à Paris; on se plaignait de la négligence.

Le comte d’Argout, mon camarade quand nous étions auditeurs au Conseil d’Etat, très brave, travailleur impitoyable, mais sans nul esprit, était pair de France en 1821; il me donna un billet pour la salle des pairs, où l’on instruisait le procès d’une quantité de pauvres sots imprudents et sans logique. On appelait, je crois, leur affaire, la conspiration du 19 ou 29 août. Ce fut bien par hasard que leur tête ne tomba pas. Là, je vis pour la première fois M. Odilon Barot, petit homme à barbe bleue. Il défendait, comme avocat, un de ces pauvres niais qui se mêlent de conspirer, n’ayant que les deux tiers ou les trois quarts du courage qu’il faut pour cette action saugrenue. La logique de M. Odilon Barot me frappa. Je me tenais d’ordinaire derrière le fauteuil du chancelier M. d’Ambray, à un pas ou deux. Il il me sembla qu’il conduisait tous ces débats avec assez d’honnêteté pour un noble[42].

C’était le ton et les manières de M. Petit, le maître de l’hôtel de Bruxelles, mais avec cette différence que M. d’Ambray avait les manières moins nobles. Le lendemain, je fis l’éloge de son honnêteté chez Mme la comtesse Doligny[43]. Là se trouvait la maîtresse de M. d’Ambray, une grosse femme de trente-six ans, très fraîche; elle avait l’aisance et la tournure de Mlle Contat dans ses dernières années. (Ce fut une actrice inimitable; je l’avais beaucoup suivie en 1803, je crois)[44].

J’eus tort de ne pas me lier avec cette maîtresse de M. d’Ambray; ma folie avait été pour moi une distinction à ses yeux. Elle me crut d’ailleurs l’amant ou un des amants de Mme Doligny. Là j’aurais trouvé le remède à mes maux, mais j’étais aveugle.

Je rencontrai un jour, en sortant de la Chambre des pairs, mon cousin, Monsieur le baron Martial Daru. Il tenait à son titre; d’ailleurs le meilleur homme du monde, mon bienfaiteur, le maître qui m’avait appris, à Milan, en 1800, et à Brunswick, en 1807, le peu que je sais dans l’art de me conduire avec les femmes.

Il en a eu vingt-deux en sa vie, et des plus jolies, toujours ce qu’il y avait de mieux dans le lieu où il se trouvait. J’ai brûlé les portraits, cheveux, lettres, etc.

—Comment! vous êtes à Paris, et depuis quand?

—Depuis trois jours.

—Venez demain, mon frère sera bien aise de vous voir...

Quelle fut ma réponse à l’accueil le plus aimable, le plus amical? Je ne suis allé voir ces excellents parents que six ou huit ans plus tard. Et la vergogne de n’avoir pas paru chez mes bienfaiteurs a fait que je n’y suis pas allé dix fois jusqu’à leur mort prématurée. Vers 1829, mourut l’aimable Martial Daru. Quelques mois après, je restai immobile dans mon café de Rouen, alors au coin de la rue du Rempart, en trouvant dans mon journal l’annonce de la mort de M. le comte Daru. Je sautai dans un cabriolet, la larme à l’œil, et courus au numéro 81 de la rue de Grenelle. Je trouvai un laquais qui pleurait, et je pleurai à chaudes larmes. Je me trouvais bien ingrat; je mis le comble à mon ingratitude en partant le soir même pour l’Italie, je crois; j’avançai mon départ; je serais mort de douleur en entrant dans sa maison. Là aussi il y avait eu un peu de la folie qui me rendait si baroque en 1821.

CHAPITRE III

21 juin 1832.

L’amour me donna, en 1821, une vertu bien comique: la chasteté.

Malgré mes efforts, en août 1821, MM. Lussinge, Barot et Poitevin, me trouvant soucieux, arrangèrent une délicieuse partie de filles. Barot, à ce que j’ai reconnu depuis, est un des premiers talents de Paris pour ce genre de plaisir assez difficile. Une femme n’est femme pour lui qu’une fois: c’est la première. Il dépense trente mille francs de ses quatre-vingt-mille, et, de ces trente-mille, au moins vingt mille en filles.

Barot arrangea donc une soirée avec Mme Petit, une de ses anciennes maîtresses à laquelle, je crois, il venait de prêter de l’argent pour prendre un établissement (to raise a brothel), rue du Cadran, au coin de la rue Montmartre, au quatrième.

Nous devions avoir Alexandrine—six mois après entretenue par les Anglais les plus riches—alors débutante depuis deux mois. Nous trouvâmes, vers les huit heures du soir, un salon charmant, quoique au quatrième étage, du vin de Champagne frappé de glace, du punch chaud... Enfin parut Alexandrine conduite par une femme de chambre chargée de la surveiller; chargée par qui? je l’ai oublié. Mais il fallait que ce fût une grande autorité que cette femme, car je vis sur le compte de la partie qu’on lui avait donné vingt francs. Alexandrine parut et surpassa, toutes les attentes. C’était une fille élancée, de dix-sept à dix-huit ans, déjà formée, avec des yeux noirs que, depuis, j’ai retrouvés dans le portrait de la duchesse d’Urbin, par le Titien, à la galerie de Florence[45]. A la couleur des cheveux près, Titien a fait son portrait. Elle était donc formée, timide, assez gaie, décente. Les yeux de mes collègues devinrent comme égarés à cette vue. Lussinge lui offre un verre de champagne qu’elle refuse et disparaît avec elle. Mme Petit nous présente deux autres filles pas mal, nous lui disons qu’elle-même est plus jolie. Elle avait un pied admirable, Poitevin l’enleva. Après un intervalle effroyable, Lussinge revient tout pâle.

—A vous, Belle (sic). Honneur à l’arrivant! s’écria-t-on.

Je trouve Alexandrine sur un lit, un peu fatiguée, presque dans le costume et précisément dans la position de la duchesse d’Urbin, du Titien.

—Causons seulement pendant dix minutes, me dit-elle avec esprit. Je suis un peu fatiguée, bavardons. Bientôt, je retrouverai le feu de ma jeunesse.

Elle était adorable, je n’ai peut-être rien vu d’aussi joli. Il n’y avait point trop de libertinage, excepté dans les yeux qui, peu à peu, redevinrent pleins de folie, et, si l’on veut, de passion.

Je la manquai parfaitement, fiasco complet. J’eus recours à un dédommagement, elle s’y prêta. Ne sachant trop que faire, je voulus revenir à ce jeu de main qu’elle refusa. Elle parut étonnée, je lui dis quelques mots assez jolis pour ma position, et je sortis.

A peine Barot m’eut-il succédé que nous entendîmes des éclats de rire qui traversaient trois pièces pour arriver jusqu’à nous. Tout à coup, Mme Petit donna congé aux autres filles et Barot nous amena Alexandrine dans le simple appareil

D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

—Mon admiration pour Belle, dit-il en éclatant de rire, va faire que je l’imiterai;—je viens me fortifier avec du champagne.

L’éclat de rire dura dix minutes; Poitevin se roulait sur le tapis. L’étonnement exagéré d’Alexandrine était impayable, c’était pour la première fois que la pauvre fille était manquée.

Ces messieurs voulaient me persuader que je mourrais de honte et que c’était là le moment le plus malheureux de ma vie. J’étais étonné et rien de plus. Je ne sais pourquoi l’idée de Métilde m’avait saisi en entrant dans cette chambre dont Alexandrine faisait un si joli ornement.

Enfin, pendant dix années, je ne suis pas allé trois fois chez les filles. Et la première après la charmante Alexandrine, ce fut en octobre ou en novembre 1827, étant pour lors au désespoir.

J’ai rencontré dix fois Alexandrine dans le brillant équipage qu’elle eut un mois après, et toujours j’ai eu un regard. Enfin, au bout de cinq à six ans, elle a pris une figure grossière, comme ses camarades.

De ce moment, je passais pour Babillan[46] auprès des trois compagnons de vie que le hasard m’avait donnés. Cette belle réputation se répandit dans le monde, et, peu ou beaucoup, m’a duré jusqu’à ce que Mme Azur ait rendu compte de mes faits et gestes. Cette soirée augmenta beaucoup ma liaison avec Barot, que j’aime encore et qui m’aime. C’est peut-être le seul Français dans le château duquel je vais passer quinze jours avec plaisir. C’est le cœur le plus franc, le caractère le plus net, l’homme le moins spirituel et le moins instruit que je connaisse. Mais dans ces deux talents: celui de gagner de l’argent, sans jamais jouer à la Bourse, et celui de lier connaissance avec une femme qu’il voit à la promenade ou au spectacle, il est sans égal, dans le dernier surtout.

C’est que c’est une nécessité. Toute femme qui a eu des bontés pour lui devient comme un homme.

Un soir, Métilde me parlait de Mme Bignami, son amie. Elle me conta d’elle-même une histoire d’amour fort connue, puis ajouta: «Jugez de son sort; chaque soir, son amant, se sortant de chez elle, allait chez une fille.»

Or, quand j’eus quitté Milan, je compris que cette phrase morale n’appartenait nullement à l’histoire de Mme Bignami, mais était un avertissement moral à mon usage.

En effet, chaque soirée, après avoir accompagné Métilde chez sa cousine, Mme Traversi, à laquelle j’avais refusé gauchement d’être présenté, j’allais finir la soirée chez la charmante et divine comtesse Kassera. Et par une autre sottise, cousine germaine de celle que je fis avec Alexandrine, je refusai une fois d’être l’amant de cette jeune femme, la plus aimable peut-être que j’aie connue, tout cela pour mériter, aux yeux de Dieu, que Métilde m’aimât. Je refusai, avec le même esprit et pour le même motif, la célèbre Vigano qui, un jour, comme toute sa cour, descendait l’escalier,—et parmi les courtisans était cet homme d’esprit, le comte de Saurin,—laissa passer tout le monde pour me dire:

—Belle, on dit que vous êtes amoureux de moi?

—On se trompe, répondis-je d’un grand sang-froid, sans même lui baiser la main.

Cette action indigne, chez cette femme qui n’avait que de la tête, m’a valu une haine implacable. Elle ne me saluait plus quand, dans une de ces rues étroites de Milan, nous nous rencontrions tête-à-tête.

Voilà trois grandes sottises—jamais je ne me pardonnerai la comtesse Kassera (aujourd’hui, c’est la femme la plus sage et la plus réputée du pays).

CHAPITRE IV

Voici une autre société, contraste avec celle du chapitre précédent.

En 1817, l’homme que j’ai le plus admiré à cause de ses écrits, le seul qui ait fait révolution chez moi, M. le comte de Tracy, vint me voir à l’hôtel d’Italie, place Favart. Jamais je n’ai été aussi surpris. J’adorais depuis douze ans l’Idéologie de cet homme qui sera célèbre un jour. On avait mis à sa porte un exemplaire de l’Histoire de la Peinture en Italie.

Il passa une heure avec moi. Je l’admirais tant que probablement je fis fiasco par excès d’amour. Jamais je n’ai moins songé à avoir de l’esprit ou à être agréable. En ce temps-là, j’approchais de cette vaste intelligence, je la contemplais, étonné; je lui demandais des lumières. D’ailleurs, je ne savais pas encore avoir de l’esprit.

Cette improvisation d’un esprit tranquille ne m’est venue qu’en 1827.

M. Destutt de Tracy, pair de France, membre de l’Académie, était un petit vieillard remarquablement bien fait et à tournure élégante et singulière. Sous prétexte qu’il est aveugle, il porte habituellement une visière verte. Je l’avais vu recevoir à l’Académie par M. de Ségur, qui lui dit des sottises au nom du despotisme impérial—c’était en 1811[47], je crois. Quoique attaché à la cour, je fus profondément dégoûté. Nous allons tomber dans la barbarie militaire, nous allons devenir des général Grosse, me disais-je[48].

M. de Tracy, se tenant devant sa cheminée tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, avait une manière de parler qui était l’antipode de ses écrits. Sa conversation était toute en aperçus fins et élégants; il avait horreur d’un mot énergique comme d’un jurement, et il écrit comme un maire de campagne. La simplicité énergique qu’il me semble que j’avais dans ce temps-là ne dut guère lui convenir. J’avais d’énormes favoris noirs dont Mme Doligny ne me fit honte qu’un an plus tard. Cette tête de boucher italien ne parut pas trop convenir à l’ancien colonel du règne de Louis XVI.

M. de Tracy n’a jamais voulu permettre qu’on fît son portrait. Je trouve qu’il ressemble au pape Corsini Clément tel qu’on le voit à Sainte-Marie-Majeure, dans la chapelle à gauche en entrant.

Ses manières sont parfaites, quand il n’est pas dominé par une abominable humeur noire. Je n’ai deviné ce caractère qu’en 1822. C’est un vieux don Juan—il prend de l’humeur de tout; par exemple, dans son salon, M. de La Fayette était un peu plus grand homme que lui (même en 1821). Ensuite, ces Français n’ont pas apprécié l’Idéologie et la Logique. M. de Tracy n’a été appelé à l’Académie par ces petits rhéteurs musqués que comme auteur d’une bonne grammaire et encore durement injuriée par ce plat Ségur, père d’un fils encore plus plat (M. Philippe, qui a écrit nos malheurs de Russie pour avoir un cordon de Louis XVIII). Cet infâme Philippe de Ségur me servira d’exemple pour le caractère que j’abhorre le plus à Paris: le ministériel fidèle à l’honneur en tout, excepté les démarches décisives dans une vie[49].

Dernièrement, ce Philippe a joué envers le ministre Casimir Périer (voir les Débats, mai 1832) le rôle qui lui avait valu la faveur de ce Napoléon qu’il déserta si lâchement, et ensuite la faveur de Louis XVIII, qui se complaisait dans ce genre de gens bas. Il comprenait parfaitement leur bassesse, la rappelait par des mots fins au moment où ils faisaient quelque chose de noble. Peut-être l’ami de Favras qui attendit la nouvelle de sa pendaison pour dire à un de ses gentilshommes: «Faites-nous servir», se sentait-il ce caractère. Il était bien homme à s’avouer qu’il était un infâme et à rire de son infamie.

Je sens bien que le terme infâme est mal appliqué, mais cette bassesse à la Philippe Ségur a été ma bête noire. J’estime et j’aime cent fois mieux un simple galérien, un simple assassin qui a eu un moment de faiblesse et qui, d’ailleurs, mourait de.....[50] habituellement. En 1828 ou 26, le bon Philippe était occupé à faire un enfant à une veuve millionnaire qu’il avait séduite et qui a dû l’épouser (Madame G..f...e, veuve du pair de France). J’avais dîné quelquefois avec le général Philippe de Ségur à la table de service de l’empereur. Alors, le Philippe ne parlait que de ses treize blessures, car l’animal est brave.

Il serait un héros en Russie, dans ces pays à demi-civilisés. En France, on commence à comprendre sa bassesse. Mesdames Garnett (rue Duphot, nº 12) voulaient me mener chez son frère, leur voisin, nº 14, je crois, ce à quoi je me suis toujours refusé à cause de l’historien de la campagne de Russie.

M. le comte de Ségur, grand maître des cérémonies à Saint-Cloud en 1811, quand j’y étais, mourait de chagrin de n’être pas duc. A ses yeux c’était pis qu’un malheur, c’était une inconvenance.

Toutes ses idées étaient vaines, mais il en avait beaucoup et sur tout. Il voyait chez tout le monde partout de la grossièreté, mais avec quelle grâce n’exprimait-il pas ses sentiments?

J’aimais chez ce pauvre homme l’amour passionné que sa femme avait pour lui. Du reste, quand je lui parlais, il me semblait avoir affaire à un Lilliputien.

Je rencontrais M. de Ségur, grand maître des cérémonies de 1810 à 1814, chez les ministres de Napoléon. Je ne l’ai plus vu depuis la chute de ce grand homme, dont il fut une des faiblesses et un des malheurs.

Même les Dangeau de la cour de l’Empereur, et il y en avait beaucoup, par exemple mon ami le baron Martial Daru, même ces gens-là ne purent s’empêcher de rire du cérémonial inventé par M. le comte de Ségur pour le mariage de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, et surtout pour la première entrevue. Quelque infatué que Napoléon fût de son nouvel uniforme de roi, il n’y put pas tenir, il s’en moqua avec Duroc, qui me le dit. Je crois que rien ne fut exécuté de ce labyrinthe de petitesses. Si j’avais ici mes papiers de Paris je joindrais ce programme aux présentes balivernes sur ma vie. C’est admirable à parcourir, on croit lire une mystification.

Je soupire en 1832 en me disant: «Voilà cependant jusqu’où la petite vanité parisienne avait fait toucher un Italien: Napoléon!»

Où en étais-je?... Mon Dieu, comme ceci est mal écrit!

M. de Ségur était surtout sublime au Conseil d’État. Ce Conseil était respectable; ce n’était pas, en 1810, un assemblage de cuistres (1832), de Cousin, de Jacqueminot, de....[51], et d’autres plus obscurs encore.

Napoléon avait réuni, dans son Conseil, les cinquante Français les moins bêtes. Il y avait des sections. Quelquefois la section de la guerre (où j’étais apprenti sous l’admirable Gouvion de Saint-Cyr) avait affaire à la section de l’Intérieur que M. de Ségur présidait quelquefois, je ne sais comment, je crois durant l’absence de la maladie du vigoureux Regnault (comte de Saint-Jean-d’Angély).

Dans les affaires difficiles, par exemples, celle de la levée des gardes d’honneur en Piémont, dont je fus un des petits rapporteurs, l’élégant, le parfait M. de Ségur, ne trouvant aucune idée, avançait son fauteuil; mais c’était par un mouvement incroyable de comique, en le saisissant entre les cuisses écartées.

Après avoir ri de son impuissance, je me disais: «Mais n’est-ce point moi qui ai tort? C’est là le célèbre ambassadeur auprès de la Grande-Catherine, qui vola sa plume à l’ambassadeur d’Angleterre[52]. C’est l’historien de Guillaume II ou III[53] (je ne me rappelle plus lequel, l’amant de la Lichtenau pour laquelle Benjamin Constant se battait).»

J’étais sujet à trop respecter dans ma jeunesse. Quand mon imagination s’emparait d’un homme, je restais stupide devant lui: j’adorais ses défauts.

Mais le ridicule de M. de Ségur guidant Napoléon se trouva, à ce qu’il paraît, trop fort pour ma gallibility.

Du reste, au comte de Ségur, grand maître des cérémonies (en cela bien différent de Philippe), on eût pu demander tous les procédés délicats et même dans le genre femme s’avançant jusques à l’héroïsme. Il avait aussi des mots délicats et charmants, mais il ne fallait pas qu’ils s’élevassent au dessus de la taille lilliputienne de ses idées.

J’ai eu le plus grand tort de ne pas cultiver cet aimable vieillard de 1821 à 1830; je crois qu’il s’est éteint en même temps que sa respectable femme. Mais j’étais fou, mon horreur pour le vil allait jusqu’à la passion au lieu de m’en amuser, comme je fais aujourd’hui des actions de la cour de.....[54].

M. le comte de Ségur m’avait fait faire des compliments en 1817, à mon retour d’Angleterre, sur Rome, Naples et Florence, brochure que j’avais fait mettre à sa porte.

Au fond du cœur, sous le rapport moral, j’ai toujours méprisé Paris. Pour lui plaire, il fallait être, comme M. de Ségur, le grand maître.

Sous le rapport physique, Paris ne m’a jamais plu. Même vers 1803, je l’avais en horreur comme n’ayant pas de montagnes autour de lui. Les montagnes de mon pays (le Dauphiné), témoins des mouvements passionnés de mon cœur, pendant les seize premières années de ma vie, m’ont donné là-dessus un bias (pli, terme anglais) dont jamais je ne pus revenir.

Je n’ai commencé à estimer Paris que le 28 juillet 1830. Encore le jour des Ordonnances, à onze heures du soir, je me moquais du courage des Parisiens et de la résistance qu’on attendait d’eux, chez le comte Réal. Je crois que cet homme si gai et son héroïque fille, madame la baronne Lacuée, ne me l’ont pas encore pardonné.

Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que pour le courage il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu. Les jeunes gens nés à Paris de pères provinciaux et à la mâle énergie, qui est celle de faire leur fortune, me semblent des êtres étiolés, attentifs seulement à l’apparence extérieure de leurs habits, au bon goût de leur chapeau gris, à la bonne tournure de leur cravate, comme MM. Féburier, Viollet-le-Duc, etc. Je ne conçois pas un homme sans un peu de mâle énergie, de constance et de profondeur dans les idées, etc. Toutes choses aussi rares à Paris que le tour grossier ou même dur.

Mais il faut finir ici ce chapitre. Pour tâcher de ne pas mentir et de ne pas cacher mes fautes, je me suis imposé d’écrire ces souvenirs à vingt pages par séance comme une lettre. Après mon départ, on imprimera sur le manuscrit original. Peut-être ainsi parviendrai-je à la véracité, mais aussi il faudra que je supplie le lecteur (peut-être né ce matin dans la maison voisine) de me pardonner mes terribles digressions.

CHAPITRE V

23 juin 1832.—Mero.

Je m’aperçois en 1832—en général, ma philosophie est du jour où j’écris, j’en étais bien loin en 1821—je vois donc que j’ai été un mezzo-termine entre la grossièreté énergique du général Grosse, du comte Regnault de St-Jean-d’Angély et les grâces un peu lilliputiennes, un peu étroites de M. le comte de Ségur, de M. Petit, le maître de l’hôtel de Bruxelles, etc.

Par la bassesse seule j’ai été étranger aux extrêmes que je me donne.

Faute de savoir faire, faute d’industrie, comme me disait, à propos de mes livres et de l’Institut, M. Delécluze, des Débats, j’ai manqué cinq ou six occasions de la plus grande fortune politique, financière ou littéraire. Par hasard, tout cela est venu successivement frapper à ma porte. Une rêverie tendre en 1821 et plus tard philosophique et mélancolique (toute vanité à part, exactement pareille à celle de Jacques de As you like it) est devenue un si grand plaisir pour moi, que quand un ami m’aborde, je donnerais un boulet pour qu’il ne m’adressât pas la parole. La vue seule de quelqu’un que je connais me contrarie. Quand je vois un tel être de loin, et qu’il faut que je pense à le saluer, cela me contrarie cinquante pas à l’avance. J’adore, au contraire, rencontrer des amis le soir en société, le samedi chez M. Cuvier, le dimanche chez M. de Tracy, le mardi chez madame Ancelot, le mercredi chez le baron Gérard, etc...

Un homme doué d’un peu de tact s’aperçoit facilement qu’il me contrarie en me parlant dans la rue. Voilà un homme qui est un peu sensible à mon mérite, se dit la vanité de cet homme, et elle a tort.

De là mon bonheur à me promener fièrement dans une ville étrangère, où je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n’être connu de personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans le mal de mer, j’irais voyager en Amérique. Me croirait-on? Je porterais un masque, je changerais de nom avec délices. Les mille et une nuits que j’adore occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à l’anneau d’Angélique; mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et de me promener ainsi dans Paris.

Je viens de voir, en feuilletant, que j’en étais à M. de Tracy.

M. de Tracy, fils d’une veuve, est né vers 1765[55] avec trois cent mille francs de rente. Son hôtel était rue de Tracy, près la rue Saint-Martin.

Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule de gens riches de 1780. M. de Tracy fit sa rue et y perdit 2 ou 300,000 fr. et ainsi de suite. De façon que je crois bien qu’aujourd’hui cet homme (si aimable quand, vers 1790, il était l’amant de Mme de Praslin), ce profond raisonneur a changé ses trois cent mille livres de rente en trente au plus.

Sa mère, femme d’un rare bon sens, était tout à fait de la cour; aussi, à vingt-deux ans, ce fils fut colonel et colonel d’un régiment où il trouva parmi les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment aussi noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans l’idée d’être choqué de voir cette poupée de vingt-deux ans venir commander le régiment où il servait.

Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy, avait des mouvements si admirables, cachait cependant un fond de bon sens. Cette mère, femme rare, ayant appris qu’il y avait un philosophe à Strasbourg (et remarquez, c’était en 1780, peut-être, non pas un philosophe comme Voltaire, Diderot, Raynal) ayant appris, dis-je, qu’il y avait à Strasbourg un philosophe qui analysait les pensées de l’homme, images ou signes de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a senti, comprit que la science de remuer ces images, si son fils l’apprenait, lui donnerait une bonne tête.

Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785: un fort joli jeune homme, fort noble, tout à fait de la cour, avec trois cent mille livres de rente.

Mme la marquise de Tracy fit placer son fils dans l’artillerie, ce qui, deux ans de suite, le conduisit à Strasbourg. Si jamais j’y passe, je demanderai quel était l’Allemand philosophe célèbre là, vers 1780.

Deux ans après, M. de Tracy était à Rethel, je crois, avec son régiment qui, ce me semble, était de dragons, chose à vérifier sur l’almanach Royal du temps[56].

M. de Tracy ne m’a jamais parlé de ces citrons; j’ai su leur histoire par un autre misanthrope, un M. Jacquemont, ancien moine, et, qui plus est, homme du plus grand mérite. Mais M. de Tracy m’a dit beaucoup d’anecdotes sur la première France réformante, M. de Lafayette y commandait en chef[57].

Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille, cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts, mal faite; cet homme vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boitant un peu et s’appuyant sur son bâton, dans le salon de Mme de Tracy qui l’appelait: mon cher Monsieur, avec un son de voix enchanteur, était le général de Lafayette en 1821, et tel nous l’a montré le Gascon Scheffer dans son portrait fort ressemblant.

Ce cher Monsieur de Mme de Tracy, et dit de ce ton, faisait, je crois, le malheur de M. de Tracy. Ce n’est pas que M. de Lafayette eût été bien avec sa femme, ou qu’il se souciât, à son âge, de ce genre de malheur, c’est tout simplement que l’admiration sincère et jamais jouée ou exagérée de Mme de Tracy pour M. de Lafayette constituait trop évidemment celui-ci le premier personnage du salon.

Quelque neuf que je fusse en 1821 (j’avais toujours vécu dans les illusions de l’enthousiasme et des passions) je distinguai cela tout seul.

Je sentis aussi, sans que personne m’en avertît, que M. de Lafayette était tout simplement un héros de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d’esprit, faisant, comme Epaminondas, la grande action qui se présentait.

En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme son camarade du jeu de Paume, Charles X), uniquement occupé de serrer par derrière le jupon de quelque jolie fille (vulgo prendre le c..) et cela souvent et sans trop se gêner.

En attendant les grandes actions qui ne se présentent pas tous les jours et l’occasion de serrer les jupons des jeunes femmes qui ne se trouve guère qu’à minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette expliquait sans trop d’inélégance le lieu commun de la garde nationale. Ce gouvernement est bon, et c’est celui, le seul, qui garantit au citoyen la sûreté sur la grande route, l’égalité devant le juge, et un juge assez éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passables, une juste protection à l’étranger. Ainsi arrangée, la chose n’est pas trop compliquée.

Il faut avouer qu’il y a loin d’un tel homme à M. de Ségur, le grand maître; aussi la France, et Paris surtout, sera-t-il exécrable chez la postérité pour n’avoir pas reconnu le grand homme.

Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron, j’ajouterai à Lord Brougham, à Monti, à Canova, à Rossini, je reconnus sur-le-champ la grandeur de M. de Lafayette et j’en suis resté là. Je l’ai vu dans les journées de Juillet avec la chemise trouée; il a accueilli tous les intrigants, tous les sots, tout ce qui a voulu faire de l’emphase. Il m’a moins bien accueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m’est pas plus venu dans l’idée de me fâcher ou de moins le vénérer qu’il me vient dans l’idée de blasphémer contre le soleil lorsqu’il se couvre d’un nuage.

M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même défaut que moi: il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arrive dans le salon de Mme de Tracy, où elle est l’aînée de ses petites-filles, Mlles Georges Lafayette, de Lasteyrie, de Maubourg; il se figure qu’elle le distingue, il ne songe qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que souvent il a raison de se figurer. Sa gloire européenne, l’élégance foncière de ses discours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un pied d’une jolie poitrine, tout concourt à lui faire passer gaiement ses dernières années, au grand scandale des femmes de trente-cinq ans, Mme la marquise de M...n..r (C...s..l), Mme de P.rr.t et autres, qui viennent dans ce salon.

Tout cela ne conçoit pas que l’on soit aimable autrement qu’avec les petits mots fins de M. de Ségur ou les réflexions scintillantes de M. Benjamin Constant.

M. de Lafayette est extrêmement poli et même affectueux pour tout le monde, mais poli comme un roi. C’est ce que je disais à Mme de Tracy, qui se fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher, mais elle comprit peut-être dès ce jour que la simplicité énergique de mes discours n’était pas la bêtise de Dunoyer, par exemple. C’était un brave libéral, aujourd’hui préfet moral de Moulins, le mieux intentionné, le plus héroïque peut-être et le plus bête des écrivains libéraux. Qu’on m’en croie, moi qui suis de leur parti, c’est beaucoup dire. L’admiration gobe-mouche de M. Dunoyer, du rédacteur, du censeur et celle de deux ou trois autres de même force environnait sans cesse le fauteuil du général qui, dès qu’il le pouvait, à leur grand scandale, les plantait là pour aller admirer de fort près, et avec des yeux qui s’enflammaient, les jolies épaules de quelque jeune femme qui venait d’entrer. Ces pauvres hommes vertueux (tous vendus depuis comme des.....[58] au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plaisantes dans leur abandon et je m’en moquais, ce qui scandalisait ma nouvelle amie[59]. Mais il était convenu qu’elle avait un faible pour moi.

«Il y a une étincelle en lui», dit-elle un jour à une dame, de celles faites pour admirer les petits mots lilliputiens à la Ségur, et qui se plaignait à elle de la simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables par leur haute vertu sans doute, mais du reste incapables de comprendre que deux et deux font quatre. La lourdeur, la lenteur, la vertu, s’alarmant de la moindre vérité dite aux Américains, d’un Dunoyer, d’un...... d’un......[60] est vraiment au delà de toute croyance, c’est comme l’absence d’idées autres que communes d’un Ludovic Vitet, d’un Mortimer Ternaux, nouvelle génération qui vint renouveler le salon Tracy vers 1828. Au milieu de tout cela M. de La Fayette était et est encore un chef de parti.

Il aura pris cette habitude en 1789. L’essentiel est de ne mécontenter personne et de se rappeler tous les noms, ce en quoi il est admirable. L’intérêt d’un chef de parti éloigne chez M. de La Fayette toute idée littéraire, dont d’ailleurs, je le crois assez incapable. C’est, je pense, par ce mécanisme qu’il ne sentait pas la lourdeur, tout l’ennui de M. Dunoyer et consorts.

J’ai oublié de peindre ce salon. Sir Walter Scott, et ses imitateurs, eussent commencé par là, mais moi, j’abhorre la description matérielle. L’ennui de les faire m’empêche de faire des romans[61].

La porte d’entrée A donne accès à un salon de forme longue auquel se trouve une grande porte toujours ouverte à deux battants. On arrive à un salon carré assez grand avec une belle lampe en forme de lustre, et sur la cheminée une abominable petite pendule. A droite, en entrant dans ce grand salon, il y a un beau divan bleu sur lequel sont assises quinze jeunes filles de douze à dix-huit ans et leurs prétendants: M. Charles de Rémusat, qui a beaucoup d’esprit et encore plus d’affectation,—c’est une copie du fameux acteur Fleury; M. François de Corcelles qui a toute la franchise et la rudesse républicaines.

Probablement il s’est vendu en 1831; en 1820, il publiait déjà une brochure qui avait le malheur d’être louée par M. l’avocat Dupin (fripon avéré et de moi connu comme tel dès 1827).

En 1821, MM. de Rémusat et de Corcelles étaient fort distingués et, depuis, ont épousé des petites-filles de M. de La Fayette. A côté d’eux paraissait un Gascon froid, M. S......., peintre. C’est, ce me semble, le menteur le plus effronté et la figure la plus ignoble que je connaisse.

On m’assura dans le temps qu’il avait fait la cour à la céleste Virginie, l’aînée des petites-filles de M. de La Fayette, et qui depuis a épousé le fils de E. Augustin Périer, le plus important et le plus empesé de mes compatriotes. Mlle Virginie, je crois, était la favorite de madame de Tracy.

A côté de l’élégant M. de Rémusat, se voyaient deux figures de jésuites au regard faux et oblique. Ces gens-là étaient frères et avaient le privilège de parler des heures entières à M. le comte de Tracy. Je les adorai avec toute la vivacité de mon âge en 1821 (j’avais vingt et un ans à peine pour la duperie du cœur). Les ayant bientôt devinés, mon enthousiasme pour M. de Tracy souffrit un notable déchet.

L’aîné de ces frères a publié une histoire sentimentaliste de la conquête de l’Angleterre par Guillaume. C’est M. X... de l’Académie des Inscriptions. Il a eu le mérite de rendre leur véritable orthographe aux Clovis, Chilpéric et autres fantômes des premiers temps de notre histoire. Il a publié un livre moins sentimental sur l’organisation des communes en France en douze volumes. Son frère, bien plus jésuite (pour le cœur et la conduite) quoique ultra libéral comme l’autre, devint préfet de Vesoul en 1830 et probablement s’est vendu à ses appointements, comme son patron M. G....t.

Un contraste parfait avec ces deux frères jésuites, avec le comte Dunoyer, avec Rémusat, c’était le jeune Victor Jacquemont, qui depuis a voyagé dans l’Inde. Victor était alors fort maigre, il a près de six pieds de haut, et, dans ce temps-là, il n’avait pas la moindre logique, et en conséquence, était misanthrope, sous prétexte qu’il avait beaucoup d’esprit. M. Jacquemont ne voulait pas se donner la peine de raisonner. Ce vrai Français regardait à la lettre l’invitation à raisonner comme une insolence. Le voyage était réellement la seule porte que la vanité laissât ouverte à la vérité. Du reste, je me trompe peut-être, Victor me semble un homme de la plus grande distinction, comme un connaisseur (pardonnez-moi ce mot) voit un beau cheval dans un poulain de quatre mois qui a encore les jambes engorgées.

Il devint mon ami, et ce matin (1832) j’ai reçu une lettre qu’il m’écrit de Kachemyr, dans l’Inde.

Son cœur n’avait qu’un défaut, une envie basse et subalterne pour Napoléon[62].

Cette envie était du reste l’unique passion que j’ai jamais vue chez M. le comte de Tracy. C’était avec des plaisirs indicibles que le vieux métaphysicien et le grand Victor contaient l’anecdote de la chasse aux lapins offerte par M. de Talleyrand à Napoléon, alors premier consul depuis six semaines, et songeant[63] déjà à trancher du Louis XIV.

Victor avait le défaut de beaucoup aimer Mme de Lavenelle, femme d’un espion qui a 40,000 francs de rente et qui avait charge de rendre compte aux Tuileries des actions et propos du général Lafayette. Le comique, c’est que le général, Benjamin Constant et M. Brignon prenaient ce monsieur de Lavenelle pour confident de toutes leurs idées libérales.

Comme on le voit d’avance, cet espion, terroriste en 93, ne parlait jamais que de marcher au château pour massacrer les Bourbons. Sa femme était si libertine, si amoureuse de l’homme physique, qu’elle acheva de me dégoûter des propos libres en français. J’adore ce genre de conversation en italien; dès ma première jeunesse, sous-lieutenant au 6e de dragons, il m’a fait horreur dans la bouche de Mme Henriette, la femme du capitaine.

Cette Mme de Lavenelle est sèche comme un parchemin et d’ailleurs sans nul esprit, et surtout sans passion, sans possibilité d’être émue autrement que par les belles cuisses d’une compagnie de grenadiers défilant dans le jardin des Tuileries en culottes de casimir blanc.

Telle n’était pas Mme Bariguey d’Hilliers, du même genre, que bientôt je connus chez Mme Beugnot. Telles n’étaient pas, à Milan, Mme Ruga et Mme Areci. En un mot, j’ai en horreur les propos libertins français, le mélange de l’esprit à l’émotion crispe mon âme, comme le liège que coupe un couteau offense mon oreille.

La description morale de ce salon est peut-être bien un peu longue, il n’y a plus que deux ou trois figures.

La charmante Louise Letort, fille du général Letort, des dragons de la garde, que j’avais beaucoup connu à Vienne en 1809. Mlle Louise, devenue depuis si belle et qui, jusqu’ici, a si peu d’affectation dans le caractère et en même temps tant d’élévation, est née la veille ou le lendemain de Waterloo. Sa mère, la charmante Sarah Newton, épousa M. Victor de Tracy, fils du pair de France, alors major d’infanterie.

Nous l’appelions barre de fer, c’est la définition de son caractère.

Brave, plusieurs fois blessé en Espagne sous Napoléon, il a eu le malheur de voir en toutes choses le mal.

Il y a huit jours (juin 1832) que le roi Louis-Philippe a dissous le régiment d’artillerie de la garde nationale, dont M. Victor de Tracy était colonel. Député, il parle souvent et a le malheur d’être trop poli à la tribune. On dirait qu’il n’ose pas parler net. Comme son père, il a été petitement jaloux de Napoléon. Actuellement que le héros est bien mort, il revient un peu, mais le héros vivait encore quand je débutai dans le salon de la rue d’Anjou. J’y ai vu la joie causée par sa mort. Ses regards voulaient dire: Nous avions bien dit qu’un bourgeois devenu roi ne pouvait pas faire une bonne fin.

J’ai vécu dix ans dans ce salon, reçu poliment, estimé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de mon caractère. C’est ce défaut qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes de mon peu d’avancement. Cela, bien convenu, malgré ce que ce général Duroc m’a dit deux ou trois fois de mes talents pour le militaire. Je suis content dans une position inférieure, admirablement content surtout quand je suis à deux cents lieues de mon chef, comme aujourd’hui.

J’espère donc que, si l’ennui n’empêche pas qu’on lise ce livre, on n’y trouvera pas de la rancune contre les hommes. On ne prend leur faveur qu’avec un certain hameçon. Quand je veux m’en servir, je pêche une estime ou deux, mais bientôt l’hameçon fatigue ma main. Cependant en 1814, au moment où Napoléon m’envoya dans la 7e division, Mme la Comtesse Daru, femme du ministre, me dit: «Sans cette maudite invasion, vous alliez être préfet de grande ville.» J’eus quelque lieu de croire qu’il s’agissait de Toulouse.

J’oubliais un drôle de caractère de femme, je négligeai de lui plaire, elle se fit mon ennemie. Mme de Montcortin, grande et bien faite, fort timide, paresseuse, tout à fait dominée par l’habitude, avait deux amants: l’un pour la ville, l’autre pour la campagne, aussi disgracieux l’un que l’autre. Cet arrangement a duré je ne sais combien d’années. Je crois que c’était le peintre Scheffer qui était l’amant de la campagne; l’amant de ville était M. le colonel, aujourd’hui général Carbonnel, qui s’était fait garde du corps du général Lafayette.

Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Montcortin lui demandèrent ce que c’était que l’amour, elle répondit:—C’est une vilaine chose sale, dont on accuse quelque fois les femmes de chambre, et, quand elles en sont convaincues, on les chasse.

J’aurais dû faire le galant auprès de Mme Montcortin, cela n’était pas dangereux—jamais je n’aurais réussi, car elle s’en tenait à ses deux hommes et avait une peur effroyable de devenir grosse. Mais je la regardais comme une chose et non pas comme un être. Elle se vengea en répétant trois ou quatre fois par semaine que j’étais un être léger, presque fou. Elle faisait le thé, et il est très vrai que, fort souvent, je ne lui parlais qu’au moment où elle m’offrait le thé.

La quantité des personnes auxquelles il fallait demander de leurs nouvelles en entrant dans ce salon me décourageait tout à fait.

Entre les quinze ou vingt petites-filles de M. de Lafayette ou leurs amies, presque toutes blondes au teint éclatant et à la figure commune (il est vrai que j’arrivais d’Italie) qui étaient rangées en bataille sur le divan bleu, il fallait saluer:

Mme la comtesse de Tracy, 63 ans; M. le comte de Tracy, 60 ans; le général Lafayette, et son fils Georges Washington Lafayette[64].

Mme de Tracy, mon amie, M. Victor de Tracy, né vers 1785—(Madame Sarah de Tracy, sa femme, jeune et brillante, un modèle de la beauté délicate anglaise, un peu trop maigre) et deux filles, mesdames Georges de Lafayette et de Laubépin. Il fallait saluer aussi M. de Laubépin, auteur, avec un moine qu’il nourrit, du Mémorial. Toujours présent, il dit huit ou dix mots par soirée.

Je pris longtemps Mme Georges de Lafayette pour une religieuse que madame de Tracy avait retirée chez elle par charité. Avec cette tournure, elle a des idées arrêtées avec aspérité comme si elle était janséniste. Or, elle avait quatre ou cinq filles au moins; Mme de Maubourg, fille de M. Lafayette, en avait cinq ou six. Il m’a fallu dix ans pour les distinguer les unes des autres; toutes ces figures blondes disaient des choses parfaitement convenables, mais pour moi, à dormir debout, accoutumé que j’étais aux yeux parlants et au caractère décidé des belles Milanaises, et plus anciennement à l’adorable simplicité des bonnes Allemandes—j’ai été intendant à Sagan (Silésie) et à Brunswick.

M. de Tracy avait été l’ami intime du célèbre Cabanis, le père du matérialisme, dont le livre: Rapport du physique et du moral, avait été ma bible à seize ans. Madame Cabanis et sa fille, haute de six pieds et malgré cela fort aimable, paraissaient dans ce salon. M. de Tracy me mena chez elle, rue des Vieilles-Tuileries, au diable; j’en fus chassé par la chaleur. Dans ce temps-là, j’avais toute la délicatesse italienne. Une chambre fermée et dedans dix personnes assises suffisaient pour me donner un malaise affreux, et presque me faire tomber. Qu’on juge de la chambre bien fermée avec un feu d’enfer.

Je n’insistais pas assez sur ce défaut physique; le feu me chassa de chez madame Cabanis, M. de Tracy ne me l’a jamais pardonné. J’aurais pu dire un mot à Mme la comtesse de Tracy, mais en ce temps-là, j’étais gauche à plaisir et même un peu en ce temps-ci.

Mlle Cabanis, malgré ses six pieds, voulait se marier; elle épousa un petit danseur avec une perruque bien soignée, monsieur Dupaty[65], prétendu sculpteur, auteur du Louis XIII de la place Royale, à cheval sur une espèce de mulet.

Ce mulet est un cheval arabe que je voyais beaucoup chez M. Dupaty. Ce pauvre cheval se morfondait dans un coin de l’atelier. M. Dupaty me faisait grand accueil comme écrivain sur l’Italie et auteur d’une histoire de la Peinture. Il était difficile d’être plus convenable, et plus vide de chaleur, d’imprévu, d’élan, etc., que ce brave homme. Le dernier des métiers pour ces Parisiens si soignés, si propres, si convenables, c’est la sculpture.

M. Dupaty, si poli, était de plus très brave; il aurait dû rester militaire.

Je connus chez Mme Cabanis un honnête homme, mais bien bourgeois, bien étroit dans ses idées, bien méticuleux dans toute sa petite politique de ménage.

Le but unique de M. Thurot, professeur de grec, était d’être membre de l’Académie des Inscriptions. Par une contradiction effroyable, cet homme, qui ne se mouchait pas sans songer à ménager quelque vanité qui pouvait influer à mille lieues de distance sur sa nomination à l’Académie, était ultra libéral.

Cela nous lia d’abord, mais bientôt sa femme, bourgeoise à laquelle je ne parlais jamais que par force, me trouva imprudent.

Un jour, M. de Tracy et M. Thurot me demandèrent ma politique, je me les aliénai tous deux par ma réponse:

«Dès que je serais au pouvoir, je réimprimerais les livres des émigrés déclarant que Napoléon a usurpé un pouvoir qu’il n’avait pas en les rayant. Les trois quarts sont morts, je les exilerais dans les départements des Pyrénées et deux ou trois voisins. Je ferai cerner ces quatre ou cinq départements par deux ou trois petites armées, qui, pour l’effet moral, bivouaqueraient, du moins six mois de l’année. Tout émigré qui sortirait de là serait impitoyablement fusillé.

«Leurs biens rendus par Napoléon, vendus en morceaux, non supérieurs à deux arpents. Les émigrés jouiraient de pensions de mille, deux mille et trois mille francs par an. Ils pourraient choisir un séjour dans les pays étrangers.»

Les figures de MM. Thurot et de Tracy s’allongèrent pendant l’explication de ce plan, je semblais atroce à ces petites âmes étiolées par la politesse de Paris. Une jeune femme présente admira mes idées, et surtout l’excès d’imprudence avec lequel je me livrais, elle vit en moi le Huron (roman de Voltaire).

L’extrême bienveillance de cette jeune femme m’a consolé de bien des irréussites. Je n’ai jamais été son amant tout à fait. Elle était extrêmement coquette, extrêmement occupée de parure, parlant toujours de beaux hommes, liée avec tout ce qu’il y avait de brillant dans les loges de l’Opera Buffa.

J’arrange un peu pour qu’elle ne soit point reconnue. Si j’eusse eu la prudence de lui faire comprendre que je l’aimais, elle en eût probablement été bien aise. Le fait est que je ne l’aimais pas assez pour oublier que je ne suis pas beau. Elle l’avait oublié. A l’un de mes départs de Paris, elle me dit au milieu de son salon: «J’ai un mot à vous dire,» et, dans un passage qui conduisait à une antichambre où, heureusement il n’y avait personne, elle me donna un baiser sur la bouche, je le lui rendis avec ardeur. Je partis le lendemain et tout finit là.

Mais, avant d’en venir là, nous nous parlâmes plusieurs années, comme on dit en Champagne. Elle me racontait fidèlement, à ma demande, tout le mal qu’on disait de moi.

Elle avait un ton charmant, elle avait l’air ni d’approuver, ni de désapprouver. Avoir ici un ministre de la Police est ce que je trouve de plus charmant dans les amours, d’ailleurs si froides, de Paris.

On n’a pas idée des propos atroces que l’on apprend. Un jour elle dit:

—M....., l’espion a dit chez M. de Tracy: «Ah! voilà M. Beyle qui a un habit neuf, on voit que Mme Pasta vient d’avoir un bénéfice.»

Cette bêtise plut: M. de Tracy ne me pardonnait pas cette liaison publique (autant qu’innocente) avec cette actrice célèbre.

Le piquant que la chose, c’est que Céline qui me rapportait le propos de l’espion, était peut-être elle-même jalouse de mon assiduité chez Mme Pasta.

A quelque heure que mes soirées se terminassent, j’allais chez Mme Pasta (rue Richelieu, vis-à-vis de la Bibliothèque, Hôtel des Lillois, nº 63). Je logeais à cent pas de là, au nº 47. Ennuyé de la colère du portier, fort contrarié de m’ouvrir souvent à trois heures du matin, je finis par loger dans le même hôtel que Mme Pasta.

Quinze jours après, je me trouvai diminué de 70 0/0 dans le salon de Mme de Tracy. J’eus le plus grand tort de ne pas consulter mon amie Mme de Tracy. Ma conduite, à cette époque, n’est qu’une suite de caprices. Marquis, colonel, avec quarante mille francs de rente, je serais parvenu à me perdre.

J’aimais passionnément la musique, mais uniquement la musique de Cimarosa et de Mozart. Le salon de Mme Pasta était le rendez-vous de tous les Milanais qui venaient à Paris. Par eux quelquefois, par hasard, j’entendais prononcer le nom de Métilde.

Métilde, à Milan, apprit que je passais ma vie chez une actrice. Cette idée finit peut-être de la guérir.

J’étais parfaitement aveugle à tout cela. Pendant tout un été, j’ai joué au pharaon jusqu’au jour, chez Mme Pasta, silencieux, ravi d’entendre parler milanais, et respirant l’idée de Métilde dans tous les sens. Je montais dans ma charmante chambre, au troisième, et je corrigeais, les larmes aux yeux, les épreuves de l’Amour. C’est un livre écrit au crayon à Milan, dans mes intervalles lucides. Y travailler à Paris me faisait mal, je n’ai jamais voulu l’arranger.

Les hommes de lettres disent: «Dans les pays étrangers, on peut avoir des pensées ingénieuses, on ne sait faire un livre qu’en France.» Oui, si le seul but d’un livre est de faire comprendre une idée; non s’il espère en même temps faire sentir, donner quelque nuance d’émotion.

La règle française n’est bonne que pour un livre d’histoire, par exemple l’Histoire de la Régence, de M. Lemontey, dont j’admire le style vraiment académique. La préface de M. Lemontey (avare, que j’ai beaucoup connu chez M. le comte Beugnot), peut passer pour un modèle de ce style académique.

Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais la peine d’arranger quelques morceaux du présent bavardage. Mais peut-être, écrivant ceci comme une lettre, à mon insu, je fais ressemblant.

Or, avant tout, je veux être vrai. Quel miracle ce serait dans ce siècle de comédie, dans une société dont les trois quarts des acteurs sont des charlatans aussi effrontés que M. Magendie ou M. le comte Regnault de St-Jean-d’Angély, ou M. le baron Gérard!

Un des caractères du siècle de la Révolution (1789-1832), c’est qu’il n’y ait point de grand succès sans un certain degré d’impudeur et même de charlatanisme décidé. M. de Lafayette, seul, est au-dessus du charlatanisme qu’il ne faut point confondre ici avec l’accueil obligeant, arme nécessaire d’un chef de parti.

J’avais connu chez Mme Cabanis un homme qui, certes, n’est pas charlatan, M. Fauriel (l’ancien amant de Mme Condorcet). C’est, avec M. Mérimée et moi, le seul exemple à moi connu de non-charlatanisme parmi les gens qui se mêlent d’écrire.

Aussi M. Fauriel n’a-t-il aucune réputation. Un jour, le libraire Bossanges me fit offrir cinquante exemplaires d’un de ses ouvrages si je voulais, non seulement faire un bel article d’annonce, mais encore le faire insérer dans je ne sais quel journal où alors (pour quinze jours) j’étais en faveur. Je fus scandalisé et prétendis faire l’article pour un seul exemplaire. Bientôt le dégoût de faire ma cour à des faquins sales me fit cesser de voir ces journalistes et j’ai eu à me reprocher de ne pas avoir fait l’article.

Mais ceci se passait en 1826 ou 27. Revenons à 1821. M. Fauriel, traité avec mépris par Mme Condorcet, à sa mort (ce ne fut qu’une femme à plaisir physique), allait beaucoup chez une petite pie-grièche à demi-bossue, Mlle Clarke.

C’était une Anglaise qui avait de l’esprit, on ne saurait le nier, mais un esprit comme les cornes du chamois: sec, dur et tordu. M. Fauriel, qui alors goûtait beaucoup mon mérite, me mena bien vite chez mademoiselle Clarke, j’y retrouvai mon ami A. T. qui, là, faisait la pluie et le beau temps. Je fus frappé de la figure de Mme Belloc[66] (femme du peintre) qui ressemblait étonnamment à Lord Byron, qu’alors j’aimais beaucoup. Un homme fin, qui me prenait pour un Machiavel, parce que j’arrivais d’Italie, me dit: «Ne voyez-vous pas que vous perdez votre temps avec Mme Belloc? Elle fait l’amour avec Mlle M... (petit monstre affreux avec de beaux yeux.)

Je fus étourdi, et de mon machiavélisme, et de mon prétendu amour pour Mme Belloc, et encore plus de l’amour de cette dame. Peut-être en est-il quelque chose.

Au bout d’un an ou deux, Mlle Clarke me fit une querelle d’Allemand à la suite de laquelle je cessai de la voir, et monsieur Fauriel, dont bien me fâche, prit son parti. MM. Fauriel et Victor Jacquemont s’élevèrent à une immense hauteur, au-dessus de toutes mes connaissances de ces premiers mois de mon retour à Paris. Mme la comtesse de Tracy était au moins à la même hauteur. Au fond, je surprenais ou scandalisais toutes mes connaissances.

J’étais un monstre ou un Dieu. Encore aujourd’hui, toute la société de mademoiselle Clarke croit fermement que je suis un monstre—un monstre d’immoralité surtout. Le lecteur sait à quoi s’en tenir: je n’étais allé qu’une fois chez les filles, et l’on se souvient peut-être de mes succès auprès de cette fille d’une céleste beauté, Alexandrine.

CHAPITRE VI

24 juin 1832, St-Jean.

Voici ma vie à cette époque:

Levé à dix heures je me trouvais à dix heures et demie au café de Rouen, où je rencontrais le baron de Lussinge et mon cousin Colomb[67] (homme intègre, juste, raisonnable, mon ami d’enfance.) Le mal, c’est que ces deux êtres ne comprenaient absolument rien à la théorie du cœur humain ou à la peinture de ce cœur par la littérature et la musique. Le raisonnement à perte de vue sur cette matière, les conséquences à tirer de chaque anecdote nouvelle et bien prouvée, forment de bien loin la conversation la plus intéressante pour moi. Par la suite il s’est trouvé que Mérimée, que j’estime tant, n’avait pas non plus le goût de ce genre de conversation.

Mon ami d’enfance, l’excellent Crozet (ingénieur en chef du département de l’Isère), excelle dans ce genre; mais sa femme[68] me l’a enlevé depuis nombre d’années, jalouse de notre amitié. Quel dommage! Quel être supérieur que M. Crozet, s’il eût habité Paris. Le mariage et surtout la province vieillissent étonnamment un homme, l’esprit devient paresseux, et le mouvement du cerveau, à force d’être rare, devient pénible et bientôt impossible.

Après avoir savouré, au café de Rouen, notre excellente tasse de café et deux brioches, j’accompagnais Lussinge à son bureau. Nous prenions par les Tuileries et par les quais, nous arrêtant à chaque marchand d’estampes. Quand je quittais Lussinge le moment affreux de la journée commençait pour moi. J’allais, par la grande chaleur de cette année, chercher l’ombre et un peu de fraîcheur sous les grands marronniers des Tuileries. Puisque je ne puis l’oublier, ne ferais-je pas mieux de me tuer? me disais-je. Tout m’était à charge.

J’avais encore, en 1821, les restes de cette passion pour la peinture d’Italie qui m’avait fait écrire sur ce sujet en 1816 et 17. J’allais au musée[69] avec un billet que Lussinge m’avait procuré. La vue de ces chefs-d’œuvre ne faisait que me rappeler plus vivement Brera[70] et Métilde. Quand je rencontrais le nom français correspondant dans un livre, je changeais de couleur.

J’ai bien peu de souvenir de ces jours, qui tous se ressemblaient. Tout ce qui plaît à Paris me faisait horreur. Libéral moi-même, je trouvais les libéraux outrageusement niais. Enfin, je vois que j’ai conservé un souvenir triste et offensant pour moi de tout ce je voyais alors.

Le gros Louis XVIII, avec ses yeux de bœuf, traîné lentement par six gros chevaux, que je rencontrais sans cesse, me faisait particulièrement horreur.

J’achetai quelques pièces de Shakespeare, édition anglaise, à 30 sols la pièce, je les lisais aux Tuileries et souvent je baissais le livre pour songer à Métilde.

L’intérieur de ma chambre solitaire était affreux pour moi.

Enfin, cinq heures arrivaient, je volais à la table d’hôte de l’hôtel de Bruxelles. Là, je retrouvais Lussinge, fatigué, ennuyé, le braye Barot, l’élégant Poitevin, cinq ou six originaux de table d’hôte, espèce qui côtoie le chevalier d’industrie d’un côté et le conspirateur subalterne de l’autre.

Après le dîner, le café était encore un bon moment pour moi, tout au contraire de la promenade au boulevard de Gand, fort à la mode et rempli de poussière. Être dans ce lieu-là, rendez-vous des élégants subalternes, des officiers de la garde, des filles de la première classe et des bourgeoises élégantes leurs rivales, était un supplice pour moi.

Là, je rencontrais un de mes amis d’enfance, le comte de Barral, bon et excellent garçon qui, petit-fils d’un avare célèbre, commençait à trente ans à ressentir des atteintes de cette triste passion.

En 1810, ce me semble, M. de Barral ayant perdu tout ce qu’il avait au jeu, je lui prêtai quelque argent et le forçai à partir pour Naples. Son père, fort galant homme, lui faisait une pension de 6,000 francs.

Au bout de quelques années, Barral, de retour de Naples, me trouva vivant avec une actrice charmante, qui, chaque soir, à onze heures et demie, venait s’établir dans mon lit. Je rentrais à une heure, et nous soupions avec une perdrix froide et du vin de Champagne. Cette liaison a duré deux ou trois ans. Mlle Bayreter avait une amie, fille du célèbre Rose, le marchand de culottes de peau. Molé, le célèbre acteur, avait séduit les trois sœurs, filles charmantes. L’une d’elles est aujourd’hui Mme la marquise de D... Annette, de chute en chute, vivait alors avec un homme de la Bourse. Je la vantai tant à Barral qu’il en devint amoureux. Je persuadai à la jolie Annette de quitter ce vilain agioteur. Barral n’avait pas exactement cinq francs le 2 du mois. Le 1er, en revenant de chez son banquier avec cinq cents francs, il allait dégager sa montre, qui était en gage et jouer les quatre cents francs qui lui restaient. Je pris de la peine. Je donnai deux dîners aux parties belligérantes, chez Véry, aux Tuileries, et enfin je persuadais à Annette de se faire l’économe du comte et de vivre sagement avec lui des cinq cents francs donnés par le père. Aujourd’hui (1832), il y a dix ans que ce ménage dure. Malheureusement, Barral est devenu riche: il a 20,000 francs de rente au moins, et avec la richesse est venue une avarice atroce. En 1817, j’avais été très amoureux d’Annette pendant quinze jours; après quoi, je lui avait trouvé les idées étroites et parisiennes.

C’est pour moi le plus grand remède à l’amour. Le soir, au milieu de la poussière du boulevard de Gand, je trouvais cet ami d’enfance et cette bonne Annette. Je ne savais que leur dire. Je périssais d’ennui et de tristesse; les filles ne m’égayaient point.

Enfin, vers les dix heures et demie, j’allai chez Mme Pasta pour le pharaon, et j’avais le chagrin d’arriver le premier et d’être réduit à la conversation toute de cuisine de la Rachel, mère de la Giuditta. Mais elle me parlait milanais; quelquefois je trouvais avec elle quelque nigaud nouvellement arrivé de Milan, auquel elle avait donné à dîner.

Je demandais timidement à ces niais des nouvelles de toutes les jolies femmes de Milan. Je serais mort plutôt que de nommer Métilde; mais quelquefois, d’eux-mêmes, ils m’en parlaient. Ces soirées faisaient époque dans ma vie. Enfin le pharaon commençait. Là, plongé dans une rêverie profonde, je perdais ou gagnais trente francs en quatre heures. J’avais tellement abandonné tout souci de mon honneur que, quand je perdais plus que je n’avais dans ma poche, je disais à qui gagnait: Voulez-vous que je monte chez moi? On répondait: Non, si figuri? Et je ne payais que le lendemain. Cette bêtise, souvent répétée, me donna la réputation d’un pauvre. Je m’en aperçus, dans la suite, aux lamentations que faisait l’excellent Pasta, le mari de la Judith, quand il me voyait perdre trente ou trente-cinq francs. Même après avoir ouvert les yeux sur ce détail, je ne changeai pas de conduite.

CHAPITRE VII

Quelquefois j’écrivais une date sur un livre que j’achetais et l’indication du sentiment qui me dominait. Peut-être trouverai-je quelques dates dans mes livres. Je ne sais trop comment j’eus l’idée d’aller en Angleterre. J’écrivis à M..., mon banquier, de me donner une lettre de crédit de mille francs sur Londres; il me répondit qu’il n’avait plus à moi que cent vingt-six francs. J’avais de l’argent je ne sais où, à Grenoble peut-être, je le fis venir et je partis.

Ma première idée de Londres me vint ainsi en 1821. Un jour, vers 1816, je crois, à Milan, je parlais de suicide avec le célèbre Brougham (aujourd’hui lord Brougham, chancelier d’Angleterre, et qui bientôt sera mort à force de travail).

—Quoi de plus désagréable, me dit M. Brougham, que l’idée que tous les journaux vont annoncer que vous vous êtes brûlé la cervelle, et ensuite entrer dans votre vie privée pour chercher les motifs?... Cela est à dégoûter de se tuer.

—Quoi de plus simple, répondis-je, que de prendre l’habitude d’aller se promener sur mer, avec les bateaux pêcheurs? Un jour de gros temps, on tombe à la mer par accident.

Cette idée de me promener en mer me séduisit. Le seul écrivain lisible pour moi était Shakespeare, je me faisais une fête de le voir jouer. Je n’avais rien vu de Shakespeare en 1817, à mon premier voyage en Angleterre.

Je n’ai aimé avec passion en ma vie que Cimarosa, Mozart et Shakespeare. A Milan, en 1820, j’avais envie de mettre cela sur ma tombe.

Je pensais chaque jour à cette inscription, croyant bien que je n’aurais de tranquillité que dans la tombe. Je voulais une tablette de marbre de la forme d’une carte à jouer[71]:

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