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Souvenirs d'égotisme: autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski

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ERRICO BEYLE

MILANESE

Visse, scrisse, amo
Quest’ anima
Adorava
Cimaroza, Mozart è Shakespeare
M. de anni....
il ..... 18.

N’ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette inscription en caractères majuscules. Je hais Grenoble, je suis arrivé à Milan en mai 1800, j’aime cette ville. Là j’ai trouvé les plus grands plaisirs et les plus grandes peines, là surtout ce qui fait la patrie, j’ai trouvé les premiers plaisirs. Là je désire passer ma vieillesse et mourir.

Que de fois, balancé sur une barque solitaire par les ondes du lac de Côme, je me disais avec délices:

Hic captabis frigus opacum!

Si je laisse de quoi faire cette tablette, je prie qu’on la place dans le cimetière d’Andilly, près Montmorency, exposée au levant. Mais surtout je désire n’avoir pas d’autre monument, rien de parisien, rien de vaudevillique, j’abhorre ce genre. Je l’abhorrais bien plus en 1821. L’esprit français que je trouvais dans les théâtres de Paris allait presque jusqu’à me faire m’écrier tout haut: Canaille!... Canaille!... Canaille[72]! Je sortais après le premier acte. Quand la musique française était jointe à l’esprit français, l’horreur allait jusqu’à me faire faire des grimaces et me donner en spectacle. Mme de Longueville me donna un jour sa loge au théâtre Feydeau. Par bonheur, je n’y menai personne. Je m’enfuis au bout d’un quart d’heure, faisant des grimaces ridicules et faisant vœu de ne pas rentrer à Feydeau de deux ans: j’ai tenu ce serment.

Tout ce qui ressemble aux romans de Mme de Genlis, à la poésie de MM. Legouvé, Jouy, Campenon, Treneuil, m’inspirait la même horreur.

Rien de plus plat à écrire en 1832, tout le monde pense ainsi. En 1821, Lussinge se moquait de mon insupportable orgueil quand je lui montrais ma haine; il en concluait que sans doute M. de Jouy ou M. Campenon avait fait une sanglante critique de quelques-uns de mes écrits. Un critique qui s’est moqué de moi m’inspire un tout autre sentiment. Je rejuge, à chaque fois que je relis sa critique, qui a raison de lui ou de moi.

Ce fut, ce me semble, en septembre 1821, que je partis pour Londres. Je n’avais que du dégoût pour Paris. J’étais aveugle, j’aurais dû demander des conseils à madame la comtesse de Tracy. Cette femme adorable et de moi aimée comme une mère, non, mais comme une ex-jolie femme, mais sans aucune idée d’amour terrestre, avait alors soixante-trois ans. J’avais repoussé son amitié par mon peu de confiance. J’aurais dû être l’ami, non l’amant de Céline. Je ne sais si j’aurais réussi alors comme amant, mais je vois clairement aujourd’hui que j’étais sur le bord de l’intime amitié. J’aurais dû ne pas repousser le renouvellement de connaissance avec Mme la comtesse Berthois[73].

J’étais au désespoir, ou pour mieux dire profondément dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. Je me trouvais tous les défauts, j’aurais voulu être un autre. J’allais à Londres chercher un remède au spleen et je l’y trouvais assez. Il fallait mettre entre moi et la vue du dôme de Milan, les pièces de Shakespeare et l’acteur Kean.

Assez souvent je trouvais, dans la société, des gens qui venaient me faire compliment sur un de mes ouvrages; j’en avais fait bien peu alors. Et le compliment fait et répondu, nous ne savions que nous dire.

Les complimenteurs parisiens, s’attendant à quelque réponse de vaudeville, devaient me trouver bien gauche et peut-être bien orgueilleux. Je suis accoutumé à paraître le contraire de ce que je suis. Je regarde, et j’ai toujours regardé mes ouvrages comme des billets à la loterie. Je n’estime que d’être réimprimé en 1900. Pétrarque comptait sur son poème latin de l’Africa et ne songeait guère à ses sonnets.

Parmi les complimenteurs, deux me flattèrent: l’un, de cinquante ans, grand et fort bel homme, ressemblait étonnamment à Jupiter Mansuetus. En 1821, j’étais encore fou du sentiment qui m’avait fait écrire, quatre ans auparavant, le commencement du second volume de l’Histoire de la Peinture. Ce complimenteur si bel homme parlait avec l’afféterie des lettres de Voltaire; il avait été condamné à mort à Naples en 1800 ou 1799. Il s’appelait di Fiori[74] et se trouve aujourd’hui le plus cher de mes amis. Nous avons été dix ans sans nous comprendre; alors je ne savais comment répondre à son petit tortillage à la Voltaire.

Le second complimenteur avait des cheveux anglais blonds superbes, bouclés. Il pouvait avoir environ trente ans et s’appelait Edouard Edwards, ancien mauvais sujet sur le pavé de Londres et commissaire des guerres, je crois, dans l’armée d’occupation commandée par le duc de Wellington. Dans la suite, quand j’appris qu’il avait été mauvais sujet sur le pavé de Londres, travaillant pour les journaux, visant à faire quelque calembour célèbre, je m’étonnai bien qu’il ne fût pas chevalier d’industrie. Le pauvre Edouard Edwards avait une autre qualité: il était naturellement et parfaitement brave. Tellement naturellement que lui, qui se vantait de tout avec une vanité plus que française, s’il est possible, et sans la retenue française, ne parlait jamais de sa bravoure.

Je trouvai M. Edouard dans la diligence de Calais. Se trouvant avec un auteur français, il se crut obligé de parler et fit mon bonheur. J’avais compté sur le paysage pour m’amuser. Il n’y a rien de si plat—pour moi du moins—que la route par Abbeville, Montreuil-sur-Mer, etc. Ces longues routes blanches se dessinant au loin sur un terrain platement ondulé auraient [été] mon malheur sans le bavardage d’Edwards.

Cependant les murs de Montreuil et la faïence du déjeuner me rappelèrent tout à fait l’Angleterre.

Nous voyagions avec un nommé Smidt, ancien secrétaire du plus petitement intrigant des hommes, M. le conseiller d’Etat Fréville, que j’avais connu chez Mme Nardon[75], rue des Ménars, 4.—Ce pauvre Smidt, d’abord assez honnête, avait fini par être espion politique. M. Decazes l’envoyait dans les congrès, aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Toujours intrigant et à la fin, je crois, volant, changeant de facteur tous les six mois, un jour Smidt me rencontra et me dit que, comme mariage de convenance et non d’inclination, il allait épouser la fille du maréchal Oudinot, duc de Reggio, qui, à la vérité, a un régiment de filles, et demandait l’aumône à Louis XVIII tous les six mois.

—Epousez ce soir, mon cher ami, lui dis-je tout surpris.

Mais j’appris, quinze jours après, que M. le duc Decazes, apprenant malheureusement la fortune de ce pauvre Smidt, s’était cru obligé d’écrire un mot au beau-père. Mais Smidt était assez bon diable et assez bon compagnon.

A Calais, je fis une grosse sottise. Je parlai à table d’hôte comme un homme qui n’a pas parlé depuis un an. Je fus très gai. Je m’enivrai presque de bière anglaise. Un demi-manant, capitaine anglais au petit cabotage, fit quelques objections à mes contes, je lui répondis gaiement et en bon enfant. La nuit, j’eus une indigestion horrible, la première de ma vie. Quelques jours après Edwards me dit, avec mesure, chose très rare chez lui, qu’à Calais j’aurais dû répondre vertement et non gaiement au capitaine anglais.

Cette faute terrible, je l’ai commise une autre fois en 1813, à Dresde, envers M.... depuis fou. Je ne manque point de bravoure, une telle chose ne m’arriverait plus aujourd’hui. Mais, dans ma jeunesse, quand j’improvisais, j’étais fou. Toute mon attention était à la beauté des images que j’essayais de rendre. L’avertissement de M. Edwards fut pour moi comme le chant du coq pour Saint-Pierre. Pendant deux jours nous cherchâmes le capitaine anglais dans toutes les infâmes tavernes que ces sortes de gens fréquentent près de la Tour, ce me semble.

Le second jour, je crois, Edwards me dit avec mesure, politesse et même élégance: «Chaque nation, voyez-vous, met de certaines façons à se battre; notre manière à nous, Anglais, est baroque, etc.»

Enfin le résultat de toute cette philosophie était de me prier de le laisser parler au capitaine qui, il y avait dix à parier contre cent, malgré l’éloignement national pour les Français, n’avait nullement eu l’intention de m’offenser, etc. Mais enfin, si l’on se battait, Edwards me suppliait de permettre qu’il se battît à ma place.—Est-ce que vous vous f....z de moi? lui dis-je.

Il y eut des paroles dures, mais enfin il me convainquit qu’il n’y avait de sa part qu’excès de zèle et nous nous remîmes à chercher le capitaine. Deux ou trois fois, je sentis tous les poils de mes bras se hérisser sur moi, croyant reconnaitre le capitaine. J’ai pensé depuis que la chose m’eût été difficile sans Edwards,—j’étais ivre de gaieté, de bavardage et de bière à Calais. Ce fut la première infidélité au souvenir de Milan.

Londres me toucha beaucoup à cause des promenades le long de la Tamise vers Little Chelsea. Il y avait là de petites maisons garnies de rosiers qui furent pour moi la véritable élégie. Ce fut la première fois que ce genre fade me toucha.

Je comprends aujourd’hui que mon âme était toujours bien malade. J’avais une horreur presque hydrophobique à l’aspect de tout être grossier. La conversation d’un gros marchand de province grossier m’hébétait et me rendait malheureux pour tout le reste de la journée, par exemple, le riche banquier Charles Durand de Grenoble, qui me parlait avec amitié. Cette disposition d’enfance, qui m’a donné tant de moments noirs de quinze à vingt-cinq ans, revenait avec force. J’étais si malheureux que j’aimais les figures connues. Toute figure nouvelle, qui dans l’état de santé m’amuse, alors m’importunait.

Le hasard me conduisit à Tavistock Hotel, Covent-Garden. C’est l’hôtel des gens aisés qui, de la province, viennent à Londres. Ma chambre, toujours ouverte dans ce pays de vol avec impunité, avait huit pieds de large et dix de long. Mais, en revanche, on allait déjeuner dans un salon qui pouvait avoir cent pieds de long, trente de large et vingt de haut. Là, on mangeait tout ce qu’on voulait et tant qu’on voulait pour deux shillings. On nous faisait des beefsteaks à l’infini, ou l’on plaçait devant vous un morceau de bœuf rôti de quarante livres avec un couteau bien tranchant.

Ensuite venait le thé pour cuire toutes ces viandes. Ce salon s’ouvrait en arcades sur la place de Covent-Garden. Je trouvais là tous les matins une trentaine de bons Anglais marchant avec gravité, et beaucoup avec l’air malheureux. Il n’y avait ni affectation, ni fatuité françaises et bruyantes. Cela me convint, j’étais moins malheureux dans ce salon. Le déjeuner me faisait toujours passer non pas une heure ou deux comme une diversion, mais une bonne heure.

J’appris à lire machinalement les journaux anglais, qui au fond ne m’intéressaient point. Plus tard, en 1826, j’ai été bien malheureux sur cette même place de Covent-Garden au Ouakum Hôtel, ou quelque nom aussi disgracieux, à l’angle opposé à Tavistock. De 1826 à 1832, je n’ai pas eu de malheurs.

On ne donnait point encore Shakespeare le jour de mon arrivée à Londres; j’allai à Haymarket qui, ce me semble, était ouvert. Malgré l’air malheureux de la salle, je m’y amusai assez.

She stoops to conquer, comédie de Goldsmith, m’amusa infiniment à cause du jeu des joues de l’acteur qui faisait le mari de miss Richland, qui s’abaissait pour conquérir: c’est un peu le sujet des Fausses Confidences de Marivaux. Une jeune fille à marier se déguise en femme de chambre; [ce] beau stratagème m’amusa fort.

Le jour, j’errais dans les environs de Londres, j’allais souvent à Richmond.

Cette fameuse terrasse offre le même mouvement de terrain que Saint-Germain-en-Laye. Mais la vue plonge de moins haut peut-être, sur des prés d’une charmante verdure parsemée de grands arbres vénérables par leur antiquité. On n’aperçoit, au contraire, du haut de la terrasse de Saint-Germain, que du sec et du rocailleux. Rien n’est égal à cette fraîcheur du vert en Angleterre et à la beauté de ces arbres: les couper serait un crime et un déshonneur, tandis qu’au plus petit besoin d’argent, le propriétaire français vend les cinq ou six grands chênes qui sont dans son domaine. La vue de Richmond, celle de Windsor, me rappelaient ma chère Lombardie, les monts de Brianza, Derio, Como, la Cadenabbia, le sanctuaire de Varèse, beaux pays où se sont passés mes beaux jours.

J’étais si fou dans ces moments de bonheur que je n’ai presque aucun souvenir distinct; tout au plus quelque date pour marquer, sur un livre nouvellement acheté, l’endroit où je l’avais lu. La moindre remarque marginale fait que si je relis jamais ce livre, je reprends le fil de mes idées et vais en avant. Si je ne trouve aucun souvenir en relisant un livre, le travail est à recommencer.

Un soir, assis sur le pont qui est au bas de la terrasse de Richmond, je lisais les Mémoires de Mme Hutchinson; c’est l’une de mes passions.

—Mr. Bell! dit un homme en s’arrêtant droit devant moi.

C’était M. B...—que j’avais vu en Italie, chez lady Jersey, à Milan. M. B..., homme très fin, de quelque cinquante ans, sans être précisément de la bonne compagnie, y était admis;—en Angleterre, les classes sont marquées, comme aux Indes, au pays des parias; voyez la Chaumière Indienne.

—Avez-vous vu lady Jersey?

—Non; je la connaissais trop peu à Milan; et l’on dit que vous autres, voyageurs anglais, êtes un peu sujets à perdre la mémoire en repassant la Manche.

—Quelle idée! Allez-y.

—Etre reçu froidement, n’être pas reconnu me ferait beaucoup plus de peine que ne pourrait me faire plaisir la réception la plus empressée.

—Vous n’avez pas vu MM. Hobhouse, Brougham?

Même réponse.

M. B... qui avait toute l’activité d’un diplomate, me demanda beaucoup de nouvelles de France. Les jeunes gens de la petite bourgeoisie, bien élevés et ne sachant où se placer, trouvant partout devant eux les protégés de la Congrégation, renverseront la Congrégation et, par occasion, les Bourbons. (Ceci ayant l’air d’une prédiction, je laisse au lecteur bénévole toute liberté de n’y pas croire.)

J’ai placé cette phrase pour ajouter que mon extrême dégoût de tout ce dont je parlais me donna apparemment cet air malheureux sans lequel on n’est pas considéré en Angleterre.

Quand M. B... comprit que je connaissais M. de La Fayette, M. de Tracy:

—Eh! me dit-il avec l’air du plus profond étonnement, vous n’avez pas donné plus d’ampleur à votre voyage! Il dépendait de vous de dîner deux fois la semaine chez lord Holland, chez lady A...

—Je n’ai même dit à Paris que je venais à Londres. Je n’ai qu’un objet: voir jouer les pièces de Shakespeare.

Quand M. B... m’eut bien compris, il crut que j’étais devenu fou. La première fois que j’allai au bal d’Almack, mon banquier, voyant mon billet d’admission, il me dit avec un soupir:

—Il y a vingt-deux ans, monsieur, que je travaille pour aller à ce bal, où vous serez dans une heure!

La société, étant divisée par bandes comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter.

Je n’ai trouvé ces mœurs en France qu’une fois: c’est quand les généraux de l’ancienne armée de Napoléon, qui s’étaient vendus à Louis XVIII, essayaient à force de bassesses de se faire admettre dans le salon de Mme de Talaru et autres du faubourg Saint-Germain. Les humiliations que ces êtres vils empochaient chaque jour rempliraient cinquante pages.

Le pauvre Amédée de Pastoret, s’il écrivait jamais ses souvenirs, en aurait de belles à raconter.

Hé bien! je ne crois pas que les jeunes gens qui firent leur droit en 1832 aient eu, eux, à supporter de telles humiliations. Ils feront une bassesse, une scélératesse, si l’on veut, commise en un jour, mais se faire assassiner ainsi, à coups d’épingles, par le mépris, c’est ce qui est hors nature pour qui n’est pas né dans les salons de 1780, ressuscités de 1804 à 1830.

Cette bassesse, qui supporte tout de la femme d’un cordon bleu (Mme de Talaru), ne paraîtra plus que parmi les jeunes gens nés à Paris. Et Louis-Philippe prend trop peu de consistance pour que de tels salons se reforment de longtemps à Paris.

Probablement le Reform-Bill va faire cesser, en Angleterre, la fabrique de gens tels que M. B.., qui ne me pardonna jamais de n’avoir pas donné plus d’ampleur à mon voyage. Je ne me doutais pas, en 1821, d’une abjection que j’ai comprise à mon voyage de 1826,—les dîners et les bals de l’aristocratie coûtent un argent fou et le plus mal dépensé du monde.

J’eus une obligation à M. B..., il m’apprit à revenir de Richmond à Londres par eau, c’est un voyage délicieux.

Enfin, le....[76] 1821, on afficha Othello par Kean. Je faillis être écrasé avant d’atteindre mon billet de parterre. Les moments d’attente de la queue me rappelèrent vivement les beaux jours de ma jeunesse quand nous nous faisions écraser en 1800 pour voir la première de Pinto (germinal an VIII).

Le malheureux qui veut un billet à Covent-Garden est engagé dans des passages tortueux, larges de trois pieds, et garnis de planches que le frottement des habits des patients a rendues parfaitement lisses.

La tête remplie d’idées littéraires, ce n’est qu’engagé dans ces affreux passages et quand la colère m’eût donné une force supérieure à celle de mes voisins que je me dis: Tout plaisir est impossible ce soir pour moi. Quelle sottise de ne pas acheter d’avance un billet de loge!

Heureusement, à peine dans le parterre, les gens avec qui j’avais fait le coup d’épaule me regardèrent d’un air bon et ouvert. Nous nous dîmes quelques mots bienveillants sur les peines passées; n’étant plus en colère, je fus tout à mon admiration pour Kean, que je ne connaissais que par les hyperboles de mon compagnon de voyage Edouard Edwards. Il paraît que Kean est un héros d’estaminet, un crâne de mauvais ton.

Je l’excusais facilement: s’il fût né riche ou dans une famille de bon ton, il ne serait pas Kean, mais quelque fat bien froid. La politesse des hautes classes de France, et probablement d’Angleterre, proscrit toute énergie, et l’use, si elle existait par hasard. Parfaitement poli et parfaitement pur de toute énergie, tel est l’être que je m’attendais à voir, quand on annonçait, chez M. de Tracy, M. de Syon ou tout autre jeune homme du faubourg Saint-Germain. Et encore je n’étais pas bien placé en 1821 pour juger de toute l’insignifiance de ces êtres étiolés. M. de Syon, qui vient chez le général Lafayette, qui est allé en Amérique à sa suite, je crois, doit être un monstre d’énergie dans le salon de Mme de la Trémoille.

Grand Dieu! Comment est-il possible d’être aussi insignifiant! comment peindre de telles gens! Questions que je me faisais pendant l’hiver de 1830, en étudiant ces jeunes gens. Alors leur grande affaire était la peur que leurs cheveux arrangés de façon à former un bourrelet d’un coté du front à l’autre ne vinssent à tomber.

For me: (Je suis un peu découragé par le manque absolu de dates. L’imagination se perd à courir après les dates au lieu de se figurer les objets).

Mon plaisir en voyant Kean, fut mêlé de beaucoup d’étonnement. Les Anglais, peuple fâché, ont des gestes fort différents des nôtres pour exprimer les mêmes mouvements de l’âme.

Le baron de Lussinge et l’excellent Barot vinrent me rejoindre à Londres; peut-être Lussinge y était venu avec moi.

J’ai un talent malheureux pour communiquer mes goûts; souvent, en parlant de mes maîtresses à mes amis, je les ai rendus amoureux, ou, ce qui est bien pis, j’ai rendu ma maîtresse amoureuse de l’ami, que j’aimais réellement. C’est ce qui m’est arrivé pour Mme Azur et Mérimée. J’en fus au désespoir pendant quatre jours. Le désespoir diminuant, j’allai prier Mérimée d’épargner ma douleur pendant quinze jours.—Quinze mois, me répondit-il, je n’ai aucun goût pour elle. J’ai vu ses bas plissés sur sa jambe en garande (français de Grenoble).

Barot qui fait les choses avec règle et raison, comme un négociant, nous engagea à prendre un valet de place. c’était un petit fat anglais. Je les méprise plus que les autres; la mode chez eux n’est pas un plaisir, mais un devoir sérieux, auquel il ne faut pas manquer.

J’avais du bon sens pour tout ce qui n’avait pas rapport à certains souvenirs, je sentis sur-le-champ le ridicule des quarante-huit heures de travail de l’ouvrier anglais. Le pauvre Italien, tout déguenillé, est bien plus près du bonheur. Il a le temps de faire l’amour, il se livre quatre-vingts ou cent fois par an à une religion d’autant plus amusante qu’elle lui fait peur, etc.

Mes compagnons se moquèrent rudement de moi. Mon paradoxe devint vérité à vue d’œil, et sera bien commun en 1840. Mes compagnons me trouvaient fou tout à fait quand j’ajoutais: Le travail exorbitant et accablant de l’ouvrier anglais nous venge de Waterloo et de quatre coalitions. Nous, nous avons enterré nos morts, et nos survivants sont plus heureux que les Anglais. Toute leur vie, Barot et Lussinge me croiront une mauvaise tête. Dix ans après, je cherche à leur faire honte: Vous pensez aujourd’hui comme moi, à Londres en 1821. Ils nient, et la réputation de mauvaise tête me reste. Qu’on juge de ce qui m’arrivait quand j’avais le malheur de parler littérature. Mon cousin Colomb m’a cru longtemps réellement envieux, parce que je lui disais que le Lascaris de M. Villemain était ennuyeux à dormir debout. Qu’était-ce, grand Dieu! quand j’abordais les principes généraux!

Un jour que je parlais de travail anglais, le petit fat qui nous servait de valet de place prétendit son honneur national offensé.

—Vous avez raison, lui dis-je, mais nous sommes malheureux: nous n’avons plus de connaissances agréables.

—Monsieur, je ferai votre affaire. Je ferai le marché moi-même...[77]. Ne vous adressez pas à d’autres, on vous rançonnerait, etc.

Mes amis riaient. Ainsi, pour me moquer de l’honneur du fat, je me trouvais engagé dans une partie de filles. Rien de plus maussade et repoussant que les détails du marché que notre homme nous fit essuyer le lendemain en nous montrant Londres.

D’abord, nos jeunes filles habitaient un quartier perdu—Westminster Road,—admirablement disposé pour que quatre matelots souteneurs puissent rosser des Français. Quand nous en parlâmes à un ami anglais:

—Gardez-vous bien de ce guet-apens! nous dit-il.

Le fat ajoutait qu’il avait longuement marchandé pour nous faire donner du thé le matin en nous levant. Les filles ne voulaient pas accorder leurs bonnes grâces et leur thé pour vingt et un shillings; mais enfin elles avaient consenti. Deux ou trois Anglais nous dirent:

—Jamais un Anglais ne donnerait dans un tel piège. Savez-vous qu’on vous mènera à une lieue de Londres?

Il fut bien convenu entre nous que nous n’irions pas. Le soir venu, Barot me regarda. Je le compris.

—Nous sommes forts, lui dis-je, nous avons des armes.

Lussinge n’osa jamais venir. Nous prîmes un fiacre. Barot et moi, nous passâmes le pont de Westminster. Ensuite le fiacre nous engagea dans des rues sans maisons, entre des jardins.

Barot riait.

—Si vous avez été si brillant avec Alexandrine dans une maison charmante, au centre de Paris, que n’allez-vous pas faire ici?

J’avais un dégoût profond; sans l’ennui de l’après-dînée à Londres quand il n’y a pas de spectacle, comme c’était le cas ce jour-là, et sans la petite pointe de danger, jamais Westminster Road ne m’aurait vu. Enfin, après avoir été deux ou trois fois sur le point de verser dans de prétendues rues sans pavé, ce me semble, le fiacre, jurant, nous arrêta devant une maison à trois étages qui, tout entière, pouvait avoir vingt-cinq pieds de haut. De la vie, je n’ai vu quelque chose de si petit.

Certainement, sans l’idée du danger, je ne serais pas entré; je m’attendais à voir trois infâmes salopes. Elles étaient trois petites filles, avec de beaux cheveux châtains, un peu timides, très empressées, fort pâles.

Les meubles étaient de la petitesse la plus ridicule. Barot est gros et grand; nous ne trouvions pas à nous asseoir, exactement parlant: les meubles avaient l’air faits pour des poupées.

Nous avions peur de les écraser. Nos petites filles virent notre embarras, le leur s’accrut. Nous ne savions que dire absolument. Heureusement Barot eut l’idée de parler jardin.

—Oh! nous avons un jardin, dirent-elles, avec non pas de l’orgueil, mais enfin un peu de joie d’avoir quelque objet de luxe à montrer. Nous descendîmes au jardin avec des chandelles pour le voir; il avait vingt-cinq pieds de long et dix de large. Barot et moi, partîmes d’un éclat de rire. Là, étaient tous les instruments d’économie domestique de ces pauvres filles, le petit cuvier pour faire la lessive, avec un appareil elliptique pour brasser elles-mêmes leur bière.

Je fus touché et Barot dégoûté. Il me dit en français: payons-les et décampons.

—Elles vont être si humiliées, lui dis-je.

—Bah! vous les connaissez bien! elles enverront chercher d’autres pratiques, s’il n’est pas trop tard, ou leurs amants, si les choses se passent comme en France.

Ces vérités ne firent aucune impression sur moi. Leur misère, tous ces petits meubles bien propres et bien vieux m’avaient touché. Nous n’avions pas fini de prendre le thé que j’étais intime avec elles au point de leur confier en mauvais anglais notre crainte d’être assassinés. Cela les déconcerta beaucoup.

—Mais enfin, ajoutai-je, la preuve que nous vous rendons justice, c’est que je vous raconte tout cela.

Nous renvoyâmes le fat. Alors je fus comme avec des amis tendres que je reverrais après un voyage d’un an.

Ce qu’il y a de déplaisant, c’est que pendant mon séjour en Angleterre, j’étais malheureux quand je ne pouvais pas finir mes soirées dans cette maison.

Aucune porte ne fermait, autre sujet de soupçons quand nous allâmes nous coucher. Mais à quoi eussent servi des portes et de bonnes serrures! Partout avec un coup de poing on eût enfoncé les petites séparations en briques. Tout s’entendait dans cette maison. Barot, qui était monté au second dans la chambre au-dessus de la mienne, me cria:

—Si l’on vous assassine, appelez-moi!

Je voulus garder de la lumière; la pudeur de ma nouvelle amie, d’ailleurs si soumise et si bonne, n’y voulut jamais consentir. Elle eut un mouvement de peur bien marqué, quand elle me vit étaler mes pistolets et mon poignard sur la table de nuit placée du côté du lit, apposé à la porte. Elle était charmante, petite, bien faite, pâle.

Personne ne nous assassina. Le lendemain, nous les tînmes quittes de leur thé, nous envoyâmes chercher Lussinge par le valet de place en lui recommandant d’arriver avec des viandes froides, du vin. Il parut bien vite escorté d’un excellent déjeuner, et tout étonné de notre enthousiasme.

Les deux sœurs envoyèrent chercher une de leurs amies. Nous leur laissâmes du vin et des viandes froides dont la beauté avait l’air de surprendre ces pauvres filles.

Elles crurent que nous nous moquions d’elles, quand nous leur dîmes que nous reviendrions. Miss.., mon amie, me dit à part:

—Je ne sortirais pas, si je pouvais espérer que vous reviendrez ce soir. Mais notre maison est trop pauvre pour des gens comme vous.

Je ne pensai, toute la journée, qu’à la soirée bonne, douce, tranquille (full of snugness), qui m’attendait. Le spectacle me parut long. Barot et Lussinge voulurent voir toutes les demoiselles effrontées qui remplissaient le foyer de Covent-Garden. Enfin, Barot et moi, nous arrivâmes dans notre petite maison. Quand ces demoiselles virent déballer des bouteilles de claret et de champagne, les pauvres filles ouvrirent de grands yeux. Je croirais assez qu’elles ne s’étaient jamais trouvées vis-à-vis une bouteille non déjà entamée de real champaign, champagne véritable.

Heureusement le bouchon du nôtre sauta; elles furent parfaitement heureuses, mais leurs transports étaient tranquilles et décents. Rien de plus décent que toute leur conduite.—Nous savions déjà cela.

Ce fut la première consolation réelle et intime au malheur qui empoisonnait tous mes moments de solitude. On voit bien que je n’avais que vingt ans, en 1821. Si j’en avais eu trente-huit, comme semblait le prouver mon extrait de baptême, j’aurais pu essayer de trouver cette consolation auprès des femmes honnêtes de Paris qui me marquaient de la sympathie. Je doute cependant quelquefois que j’eusse pu y réussir. Ce qui s’appelle air du grand monde, ce qui fait que Mme de Marmier a l’air différent de Mme Edwards me semble souvent damnable affectation et pour un instant ferme hermétiquement mon cœur. Voilà un de mes grands malheurs, l’éprouvez-vous comme moi? Je suis mortellement choqué des plus petites nuances.

Un peu plus ou un peu moins des façons du grand monde fait que je m’écrie intérieurement: Bourgeoise! ou poupée du boulevard Saint-Germain! et à l’instant je n’ai plus que du dégoût ou de l’ironie au service du prochain.

On peut connaître tout, excepté soi-même: «Je suis bien loin de croire tout connaître,» ajouterait un homme poli du noble faubourg attentif à garder toutes les avenues contre le ridicule. Mes médecins, quand j’ai été malade, m’ont toujours traité avec plaisir comme étant un monstre, pour l’irritabilité nerveuse. Une fois, une fenêtre ouverte dans la chambre voisine dont la porte était fermée me faisait froid. La moindre odeur (excepté les mauvaises) affaiblit mon bras et ma jambe gauche, et me donne envie de tomber de ce côté.

—Mais c’est de l’égotisme abominable que tous ces détails!

—Sans doute, et qu’est ce livre, autre chose qu’un abominable égotisme! A quoi bon étaler de la grâce de pédant comme M. Villemain dans un article d’hier sur l’arrestation de M. de Chateaubriand?

Si ce livre est ennuyeux, au bout de deux ans il enveloppera le beurre chez l’épicier; s’il n’ennuie pas, on verra que l’égotisme, mais sincère, est une façon de peindre ce cœur humain dans la connaissance duquel nous avons fait des pas de géant depuis 1721, époque des Lettres persanes de ce grand homme que j’ai tant étudié: Montesquieu.

Le progrès est quelquefois si étonnant que Montesquieu en paraît grossier[78].

Je me trouvais si bien de mon séjour à Londres depuis que toute la soirée je pouvais être bonhomme, en mauvais anglais, que je laissai repartir pour Paris le baron, appelé par son bureau, et Barot, appelé par ses affaires de Bacarat et de Cardes. Leur société m’était cependant fort agréable. Nous ne parlions pas beaux-arts, ce qui a toujours été ma pierre d’achoppement avec mes amis. Les Anglais, sont, je crois, le peuple du monde le plus obtus, le plus barbare. Cela est au point que je leur pardonne les infamies de Sainte-Hélène.

Ils ne les sentaient pas. Certainement, en le payant, un Italien, un Allemand même, se serait figuré le maître de Napoléon. Ces honnêtes Anglais, sans cesse côtoyés par l’abîme du danger de mourir de faim s’ils oublient un instant de travailler, chassaient l’idée de Sainte-Hélène, comme ils chassent l’idée de Raphaël comme propre à leur faire perdre du temps, et voilà tout.

A nous trois: moi pour la rêverie et la connaissance de Say et de Smith (Adam), le baron de Lussinge pour le mauvais côté à voir en tout, Barot pour le travail (qui change une livre d’acier valant douze francs en trois quarts de livres de ressorts de montres, valant dix mille francs), nous formions un voyageur complet.

Quand je fus seul, l’honnêteté de la famille anglaise qui a dix mille francs de rente se battit dans mon cœur avec la démoralisation complète de l’Anglais, qui, ayant des goûts chers, s’est aperçu que pour les satisfaire, il faut se vendre au gouvernement. Le Philippe de Ségur anglais est pour moi, à la fois, l’être le plus vil et le plus absurde à écouter.

Je partis sans savoir, à cause du combat de ces deux idées, s’il fallait désirer une Terreur qui nettoierait l’étable d’Augias en Angleterre.

La fille pauvre chez laquelle je passais les soirées m’assurait qu’elle mangerait des pommes et ne me coûterait rien si je voulais l’emmener en France.

J’aurais évité bien des moments d’un noir diabolique. Pour mon malheur, l’affectation m’étant tellement antipathique, il m’est plus difficile d’être simple, sincère, bon, en un mot, parfaitement Allemand avec une femme française.

Un jour, on annonça qu’on pendait huit pauvres diables. A mes yeux, quand on pend un voleur ou un assassin en Angleterre, c’est l’aristocratie qui s’immole une victime à sa sûreté, car c’est elle qui l’a forcé à être scélérat, etc. Cette vérité, si paradoxale aujourd’hui, sera peut-être un lieu commun quand on lira mes bavardages.

Je passai la nuit à me dire que c’est le devoir du voyageur de voir ces spectacles et l’effet qu’ils produisent sur le peuple qui est resté de son pays (who has raciness).

Le lendemain, quand on m’éveilla, à huit heures, il pleuvait à verse. La chose à laquelle je voulais me forcer était si pénible, que je me souviens encore du combat. Je ne vis point ce spectacle atroce.

CHAPITRE VIII

A mon retour à Paris, vers le mois de décembre, il se trouva que je prenais un peu plus d’intérêt aux hommes et aux choses. Je vois aujourd’hui que c’est parce que je savais qu’indépendamment de ce que j’avais laissé à Milan, je pouvais trouver un peu de bonheur ou du moins d’amusement autre part. Cet amusement était la petite maison de miss Appleby.

Mais je n’eus pas assez de bon sens pour arranger systématiquement ma vie. Le hasard guidait toujours mes relations. Par exemple:

Il y avait une fois un ministre de la guerre à Naples qui s’appelait Michevaux. Ce pauvre officier de fortune était, je pense, de Liège. Il laissa à ses deux fils des pensions de la cour; à Naples, on compte sur les grâces du roi comme sur un patrimoine.

Le chevalier Alexandre Miniorini[79] dînait à la table d’hôte du nº 47, rue de Richelieu. C’est un beau garçon qui a l’apparence flegmatique d’un Hollandais. Il était consumé de chagrins. Lors de la Révolution, en 1820, il était tranquille à Naples et royaliste.

Francesco, prince royal et depuis le plus méprisé des Kings, était régent et protecteur spécial du chevalier de Miniorini. Il le fit appeler et le pria, en le tutoyant, d’accepter la place de ministre à Dresde, de laquelle l’apathique Miniorini ne se souciait nullement. Cependant, comme il n’avait pas le courage de déplaire à une altesse royale et à un prince héréditaire, il alla à Dresde. Bientôt Francesco l’exila, le condamna à mort, je crois, ou du moins lui confisqua ses pensions.

Sans aucun esprit ou disposition pour rien, le chevalier a été un bourreau pour lui-même: il a longtemps travaillé dix-huit heures par jour, comme un Anglais, pour devenir peintre, musicien, métaphysicien, que sais-je? Cette éducation était dirigée comme pour faire pièce à la logique.

Je sais ses étonnants travaux d’une actrice de mes amies qui, de sa fenêtre, voyait ce beau jeune homme travailler de cinq heures du matin à cinq heures du soir à la peinture, et ensuite, lire toute la soirée. De ces travaux effroyables, il était resté au chevalier l’art d’accompagner supérieurement au piano et assez de bon sens et de bon goût musical, comme on voudra, pour n’être pas dupe tout à fait de la crème fouettée et des fanfaronnades de Rossini. Dès qu’il voulait raisonner, cet esprit faible, accablé de fausse science, tombait dans les sottises les plus comiques. En politique, surtout, il était curieux. Au reste, je n’ai jamais rien connu de plus poétique et de plus absurde que le libéral italien ou carbonaro qui, de 1821 à 1830, remplissait les salons libéraux de Paris.

Un soir, après dîner, Miniorini monta chez lui. Deux heures après, ne le voyant pas venir au café de Foy, où l’un de nous qui avait perdu le café le payait, nous montâmes chez lui. Il avait le scolozisme; après dîner, la douleur locale avait redoublé; cet esprit flegmatique et triste s’était mis à considérer toutes les misères, y compris la misère de l’argent. La douleur l’avait accablé. Un autre se serait tué; quant à lui, il se serait contenté de mourir évanoui, si à grand’peine nous ne l’eussions réveillé.

Ce sort me toucha, peut-être un peu par la réflexion: voilà un être, cependant, plus malheureux que moi. Barot lui prêta cinq cents francs, qui ont été rendus. Le lendemain, Lussinge ou moi le présentâmes à Mme Pasta.

Huit jours après, nous nous aperçûmes qu’il était l’ami préféré. Rien de plus froid, rien de plus raisonnable que ces deux êtres l’un vis-à-vis l’un de l’autre. Je les ai vus tous les jours pendant quatre ou cinq ans, je n’aurais pas été étonné, après tout ce temps, qu’un magicien, me donnant la faculté d’être invisible, me mît à même de voir qu’ils ne faisaient pas l’amour ensemble, mais simplement parlaient musique. Je suis sûr que Mme Pasta, qui pendant huit ou dix ans non seulement a habité Paris, mais y a été à la mode les trois quarts de ce temps, n’a jamais eu d’amants français.

Dans le temps où on lui présenta Miniorini, le beau Lagrange venait chaque soir passer trois heures à nous ennuyer, assis à côté d’elle sur son canapé. C’est le général qui jouait le rôle d’Apollon ou du bel Espagnol délivré aux ballets de la cour impériale. J’ai vu la reine Caroline Murat et la divine princesse Borghèse danser en costume de sauvages avec lui. C’est un des êtres les plus vides de la bonne compagnie; assurément, c’est beaucoup dire.

Comme tomber dans une inconvenance de parole est beaucoup plus funeste à un jeune homme qu’il ne lui est avantageux de dire un joli mot, la postérité, probablement moins niaise, ne se fera pas moins d’idée de l’insipidité de la bonne compagnie.

Le chevalier Miniorini avait des manières distinguées, presque élégantes. A cet égard, c’était un contraste parfait avec Lussinge et même Barot, qui n’est qu’un bon et brave garçon de province qui, par hasard, a gagné des millions. Les façons élégantes de Miniorini me lièrent avec lui. Je m’aperçus bientôt que c’était une âme parfaitement froide.

Il avait appris la musique comme un savant de l’Académie des inscriptions apprend ou fait semblant d’apprendre le persan. Il avait appris à admirer tel morceau, la première qualité était toujours, dans un son, d’être juste, dans une phrase, d’être correcte.

A mes yeux, la première qualité, de bien loin, est d’être expressif.

La première qualité, pour moi, dans tout ce qui est noir sur blanc, est de pouvoir dire avec Boileau:

Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

La liaison avec Miniorini et Mme Pasta se renforçant, j’allai loger au troisième étage de l’hôtel des Lillois, dont cette aimable femme occupa successivement le second et le premier étage.

Elle a été, à mes yeux, sans vices, sans défauts, caractère simple, uni, juste, naturel, et avec le plus grand talent tragique que j’aie jamais connu.

Par habitude de jeune homme (on se rappelle que je n’avais que vingt ans en 1821), j’aurais d’abord voulu qu’elle eût de l’amour pour moi, qui avais tant d’admiration pour elle. Je vois aujourd’hui qu’elle était trop froide, trop raisonnable, pas assez folle, pas assez caressante, pour que notre liaison, si elle eût été d’amour, pût continuer. Ce n’aurait été qu’une passade de ma part; elle, justement indignée, se fût brouillée. Il est donc mieux que la chose se soit bornée à la plus sainte et plus dévouée amitié, de ma part, et de la sienne, à un sentiment de même nature, qui a eu des hauts et des bas.

Miniorini, me craignant un peu, m’affubla de deux ou trois bonnes calomnies, que j’usai en n’y faisant pas attention. Au bout de six ou huit mois, je suppose que Mme Pasta se disait: Mais cela n’a pas le sens commun!

Mais il en reste toujours quelque chose; au bout de six ou huit ans, ces calomnies ont fait que notre amitié est devenue fort tranquille. Je n’ai jamais eu un moment de colère contre Miniorini. Après le procédé si royal de François, il pouvait dire alors, comme je ne sais quel héros de Voltaire:

Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.

Et je suppose que la Giuditta, comme nous l’appelions en italien, lui prêtait quelques petites sommes pour le garantir des pointes les plus dures de cette pauvreté.

Je n’avais pas grand esprit alors, pourtant j’avais des jaloux. M. de Perret, l’espion de la société de M. de Tracy, sut mes liaisons d’amitié avec Mme Pasta: ces gens-là savent tout par leurs camarades. Il l’arrangea de la façon la plus odieuse aux yeux des dames de la rue d’Anjou. La femme la plus honnête, à l’esprit de laquelle toute idée de liaison est le plus étrangère, ne pardonna pas l’idée de liaison avec une actrice.

Cela m’était déjà arrivé à Marseille en 1805; mais alors, Mme Séraphie T... avait raison de ne plus vouloir me voir chaque soir, quand elle sut ma liaison avec Mlle Louason (cette femme de tant d’esprit, depuis Mme de Barkoff)[80].

Dans la rue d’Anjou, qui au fond était ma société la plus respectable, pas même le vieux M. de Tracy, le philosophe, on ne me pardonna ma liaison avec une actrice.

Je suis vif, passionné, fou, sincère à l’excès en amitié et en amour jusqu’au premier froid. Alors, de la folie de seize ans je passe, en un clin d’œil, au machiavélisme de cinquante et, au bout de huit jours, il n’y a plus rien que glace fondante, froid parfait. (Cela vient encore de m’arriver ces jours-ci with Lady Angelica, 1832, mai.)

J’allais donner tout ce qu’il y a dans mon cœur à la société Tracy, quand je m’aperçus d’une superficie de gelée blanche. De 1821 à 1830, je n’y ai plus été que froid et machiavélique, c’est-à-dire parfaitement prudent. Je vois encore les tiges rompues de plusieurs amitiés qui allaient commencer dans la rue d’Anjou. L’excellente comtesse de Tracy, que je me reproche amèrement de n’avoir pas aimé davantage, ne me marqua pas cette nuance de froid. Cependant je revenais d’Angleterre pour elle, avec une ouverture de cœur, un besoin d’être ami sincère qui se calma par bon sens pur, en prenant la résolution d’être froid et calculateur avec tout le reste du salon.

En Italie, j’adorais l’opéra. Les plus doux moments de ma vie, sans comparaison, se sont passés dans les salles de spectacle. A force d’être heureux à la Scala (salle de Milan), j’étais devenu une espèce de crana... (sic).

A dix ans, mon père, qui avait tous les préjugés de la religion et de l’aristocratie, m’empêcha violemment d’étudier la musique. A seize, j’appris successivement à jouer du violon, à chanter et à jouer de la clarinette. De cette dernière façon seule, j’arrivai à produire des sons qui me faisaient plaisir. Mon maître, un beau et bel Allemand, nommé Hermann, me faisait jouer des cantilènes tendres.

Qui sait? peut-être connaissait-il Mozart? c’était en 1797, Mozart venait de mourir.

Mais alors, ce grand nom ne me fut point révélé. Une grande passion pour les mathématiques m’entraîna; pendant deux ans, je ne pensai qu’à elles. Je partis pour Paris, où j’arrivai le lendemain du 18 Brumaire (10 novembre 99).

Depuis, quand j’ai voulu étudier la musique, j’ai reconnu qu’il était trop tard à ce signe: ma passion diminuait à mesure qu’il me venait un peu de connaissance. Les sons que je produisais me faisaient horreur à la différence de tant d’exécutants du quatrième ordre qui ne doivent leur peu de talent—qui toutefois le soir, à la campagne, fait plaisir—qu’à l’intrépidité avec laquelle le matin ils s’écorchent les oreilles à eux-mêmes—mais ils ne se les écorchent pas, car.... cette métaphysique ne finirait jamais.

Enfin, j’ai adoré la musique et avec le plus grand bonheur pour moi, de 1806 à 1810, en Allemagne.

De 1814 à 1821, en Italie. En Italie je pouvais discuter musique avec le vieux Mayer, avec le jeune Paccini, avec les compositeurs. Les exécutants, le marquis Caraffa, les Vicontini de Milan, trouvaient au contraire que je n’avais pas le sens commun. C’est comme aujourd’hui si je parlais politique à un sous-préfet.

Un des étonnements du comte Daru, véritable homme de lettres de la tête aux pieds, digne de l’hébétement de l’Académie des Inscriptions de 1828, était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.

—Comment, quarante francs!

—Oui, monsieur le comte, et par grâce, et vous ferez plaisir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.

—Est-il possible! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel; cet enfant! ignorant comme une carpe!

Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant la lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent: Quelle admirable clarté! la lune est presque pleine! M. le comte Daru, membre de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences, etc., etc., et moi, nous regardions le cœur de l’homme, la nature, etc., de côtés opposés.

Une des admirations de Miniorini, dont la jolie chambre était voisine de la mienne au second étage de l’hôtel des Lillois, c’est qu’il y eût des êtres qui pussent m’écouter quand je parlais musique. Il ne revint pas de sa surprise quand il sut que c’était moi qui avais fait une brochure sur Haydn. Il approuvait assez le livre—trop métaphysique, disait-il; mais que j’eusse pu l’écrire, mais que j’en fusse l’auteur, moi, incapable de frapper un accord de septième diminuée sur un piano, voilà ce qui lui faisait ouvrir de grands yeux. Et il les avait fort beaux, quand il y avait, par hasard, un peu d’expression.

Cet étonnement, que je viens de décrire un peu au long, je l’ai trouvé petit ou grand chez tous mes interlocuteurs jusqu’à l’époque (1827) où je me suis mis à avoir de l’esprit.

Je suis comme une femme honnête qui se ferait fille; j’ai besoin de vaincre à chaque instant cette pudeur d’honnête homme qui a horreur de parler de soi. Ce livre n’est pas fait d’autre chose cependant. Je ne prévoyais d’autre difficulté que d’avoir le courage de dire la vérité, surtout; c’est la moindre chose.

Les détails me manquent un peu sur ces époques reculées, je deviendrai moins sec et moins verbeux à mesure que je m’approcherai de l’intervalle de 1826 à 1830. Alors, mon malheur me força à avoir de l’esprit; je me souviens de tout comme d’hier.

Par une malheureuse disposition physique qui m’a fait passer pour mauvais Français, je ne [puis] que très difficilement avoir du plaisir pour de la musique chantée dans une salle française.

Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, n’en était pas moins l’opera buffa.

Mme Pasta y jouait Tancrède, Othello, Roméo et Juliette... d’une façon qui, non seulement n’a jamais été égalée, mais qui n’avait certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces opéras.

Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme tragique, mais il était si bête qu’il tombait dans les affectations les plus ridicules. Je soupçonne que, outre l’éclipse totale d’esprit, il avait encore cette sensibilité indispensable pour ensemencer les succès, et que j’ai retrouvée avec tant de peine jusque chez l’admirable et aimable Béranger.

Talma, donc, fut probablement servile, bas, rampant, flatteur et, peut-être, quelque chose de plus envers Mme de Staël qui, continuellement et bêtement occupée de sa laideur (si un tel mot que bête peut s’écrire à propos de cette femme admirable) avait besoin, pour être rassurée, de raisons palpables et sans cesse renaissantes.

Mme de Staël, qui avait admirablement, comme un de ses amants, M. le prince de Talleyrand, l’art du succès à Paris, comprit qu’elle aurait à gagner à donner son cachet au succès de Talma, qui commençait à devenir général et à perdre par sa durée le peu respectable caractère de mode.

Le succès de Talma commença par de la hardiesse; il eut le courage d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en France. Il fut neuf dans le Brutus de Voltaire et bientôt après dans cette pauvre ampliation: Charles IX de M. de Chénier. Un vieux et très mauvais acteur que j’ai connu, l’ennuyeux et royaliste Naudet, fut si choqué du génie innovateur du jeune Talma, qu’il le provoqua plusieurs fois en duel. Je ne sais si, en vérité, Talma avait pris l’idée et le courage d’innover, je l’ai connu bien au-dessous de cela.

Malgré sa grosse voix factice et l’affectation presque aussi ennuyeuse de ses poignets disloqués, l’être en France qui avait de la disposition à être ému par les beaux sentiments tragiques du troisième acte de l’Hamlet de Ducis ou les belles scènes des derniers actes d’Andromaque n’avait d’autre ressource que de voir Talma.

Il avait l’âme tragique et à un point étonnant. S’il y eût joint un caractère simple et le courage de demander conseil, il eût pu aller plus loin, par exemple, être aussi sublime que Monvel dans Auguste (Cinna). Je parle ici de toutes choses que j’ai vues et bien vues ou du moins fort en détail, ayant été amateur passionné du Théâtre-Français.

Heureusement pour Talma, avant qu’un écrivain, homme d’esprit et parlant souvent au public (M. l’abbé Geoffroy), s’amusât à vouloir détruire sa réputation, il avait été dans les convenances de Mme de Staël de le porter aux nues. Cette femme éloquente se chargea d’apprendre aux sots en quels termes ils devaient parler de Talma.

On peut penser que l’emphase ne fût pas épargnée; le nom de Talma devint européen.

Son abominable affectation devint de plus en plus nuisible aux Français, gent moutonnière.

Je ne suis pas mouton, ce qui fait que je ne suis rien.

La mélancolie vague et donnée par la fatalité, comme dans Œdipe, n’aura jamais d’acteur comparable à Talma. Dans Manlius, il était bien Romain: Prends, lis, et: Connais-tu la main de Rutile[81]? étaient divins. C’est qu’il n’y avait pas moyen de remettre là l’abominable chant du vers alexandrin. Quelle hardiesse il me fallait pour penser cela en 1805? Je frémis presque d’écrire de tels blasphèmes aujourd’hui (1832) que les deux idoles sont tombées. Cependant, en 1805, je prédisais 1832, et le succès m’étonne et me rend stupide.

M’en arrivera-t-il autant avec le ti... (sic). Le chant continu, la grosse voix, le tremblement des poignets, la démarche affectée m’empêchaient d’avoir un plaisir pour cinq minutes de suite en voyant Talma, et, à chaque instant, il fallait choisir, vilaine occupation pour l’imagination—ou plutôt alors la tête tue l’imagination.

Il n’y avait de parfait dans Talma que sa tête et son regard vague. Je reviendrai sur ce grand mot à propos des Madones de Raphaël et de mademoiselle Virginie de Lafayette, Mme Adolphe, A. Périer, qui avait cette beauté en un degré suprême et dont sa bonne grand’mère, Mme la comtesse de Tracy, était très fière.

Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean et je l’adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là, devant moi, Richard et Othello.

Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant, je ne l’ai trouvé que chez Mme Pasta et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant, elle passait des heures entières sur un canapé à pleurer et à avoir des accès de nerfs.

Toutefois, ce talent tragique étant mêlé avec le talent de chanter, l’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux, et Mme Pasta restait longtemps, par exemple deux secondes ou trois, dans la même position. Cela a-t-il été une facilitation ou un obstacle de plus à vaincre? J’y ai souvent rêvé. Je penche à croire que cette circonstance de rester forcément longtemps dans la même position ne donne ni facilités, ni difficultés nouvelles. Reste pour l’âme, de Mme Pasta, la difficulté de donner son attention à bien chanter.

Le chevalier Miniorini, Lussinge, di Fiori, Sutton-Sharp et quelques autres, réunis par notre admiration pour la gran donna, nous avions un éternel sujet de discussion dans la manière dont elle avait joué Roméo dans la dernière représentation, dans les sottises que disaient à cette occasion ces pauvres gens de lettres français, obligés d’avoir un avis sur une chose si antipathique au caractère français: la musique.

L’abbé Geoffroy, de bien loin le plus spirituel et le plus savant des journalistes, appelait sans façon Mozart un faiseur de charivari; il était de bonne foi et ne sentait que Grétry et Monsigny, qu’il avait appris.

De grâce, lecteur bénévole, comprenez bien ce mot, c’est l’histoire de la musique en France.

Qu’on juge des âneries que disaient, en 1822, toute la tourbe des gens de lettres, journalistes tellement inférieurs à M. Geoffroy. On a réuni les feuilletons de ce spirituel maître d’école, et, dit-on, c’est une plate réunion. Ils étaient divins, servis en impromptu, deux fois la semaine, et mille fois supérieurs aux lourds articles d’un M. Hoffmann ou d’un M. Féletz qui, réunis, font peut-être meilleure figure que les délicieux feuilletons de Geoffroy. Dans leur temps, je déjeunais au café Hardy, alors à la mode, avec de délicieux rognons à la brochette. Eh bien! les jours où il n’y avait pas feuilleton de Geoffroy, je déjeunais mal.

Il les faisait en entendant la lecture des thèmes latins de ses écoliers à la pension... (sic) où il était maître. Un jour, faisant entrer des écoliers dans un café près de la Bastille pour prendre de la bière, ceux-ci eurent le bonheur de trouver un journal qui leur apprit ce que faisait leur maître, qu’ils voyaient souvent écrire en portant le papier au bout de son nez, tant il avait la vue basse.

C’était aussi à sa vue basse que Talma devait ce beau regard vague et qui montre tant d’âme (comme une demi-concentration intérieure, dès que quelque chose d’intéressant ne tire pas forcément l’attention dehors.)

Je trouve une diminution de talent chez madame Pasta. Elle n’avait pas grand’peine à jouer naturellement la grande âme: elle l’avait ainsi.

Par exemple, elle était avare, ou si l’on veut, économe par raison, ayant un mari prodigue. Hé bien, en un seul mois, il lui est arrivé de faire distribuer deux cents francs à de pauvres réfugiés italiens. Et il y en avait de bien peu gracieux, de bien faits pour dégoûter de la bienfaisance, par exemple, M. Gianonne, le prêtre de Modène, que le ciel absolve; quel regard il avait!

M. di Fiori, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au Jupiter Mansuétus, condamné à mort, à vingt-huit ans, à Naples en 1799, se chargeait de distribuer judicieusement les secours de madame Pasta. Lui seul le savait et me l’a dit longtemps après, en confidence. La reine de France, dans le journal de ce jour, a fait enregistrer un secours de soixante-dix francs envoyé à une vieille femme (juin 1832).

CHAPITRE IX

Outre l’impudence de parler de soi continuellement, ce travail offre un autre découragement: que de choses hardies et que je n’avance qu’en tremblant seront de plats lieux communs, dix ans après ma mort, pour peu que le ciel m’accorde une vie un peu honnête de quatre-vingts à quatre-vingt-dix!

D’un autre côté, il y a du plaisir à parler du général Foy, de Mme Pasta, de lord Byron, de Napoléon et de tous les grands hommes ou du moins ces êtres distingués que mon bonheur a été de connaître et qui ont daigné parler avec moi!

Du reste, si le lecteur est envieux comme mes contemporains, qu’il se console, peu de ces grands hommes que j’ai tant aimés m’ont deviné. Je crois même qu’ils me trouvaient plus ennuyeux qu’un autre; peut-être ne voyaient-ils en moi qu’un exagéré sentimental.

C’est la pire espèce, en effet. Ce n’est que depuis que j’ai eu de l’esprit que j’ai été apprécié et bien au delà de mon mérite. Le général Foy, Mme Pasta, M. de Tracy, Canova, n’ont pas deviné en moi (j’ai sur le cœur ce mot sot: deviné) une âme remplie d’une rare bonté, j’en ai la bosse (système de Gall) et un esprit enflammé et capable de les comprendre.

Un des hommes qui ne m’a pas compris et, peut-être, à tout prendre, celui de tous que j’ai le plus aimé (il réalisait mon idéal, comme a dit je ne sais quelle bête emphatique), c’est Andréa Corner, de Venise, ami et aide de camp du prince Eugène à Milan.

J’étais en 1811, ami intime du comte Widmann, capitaine de la compagnie des gardes de Venise (j’étais l’amant de sa maîtresse). Je revis l’aimable Widmann à Moscou, où il me demanda tout uniment de le faire sénateur du royaume d’Italie. On me croyait alors favori de M. le comte Daru, mon cousin, qui ne m’a jamais aimé, au contraire; en 1811, Widmann me fit connaître Corner, qui me frappa comme une belle figure de Paul Véronèse.

Le comte Corner a mangé cinq millions, dit-on. Il a fait des actions de la générosité la plus rare et les plus opposées au caractère de l’homme du monde français. Quant à la bravoure, il a eu les deux croix de la main de Napoléon (croix de fer et légion d’honneur).

C’est lui qui disait si naïvement à quatre heures du soir le jour de la bataille de la Moskowa (19 septembre 1812): «Mais cette diable de bataille ne finira donc jamais!» Widmann ou Miniorini me le dit le lendemain.

Aucun des Français si braves, mais si affectés que j’ai connus à l’armée alors, par exemple le général Caulaincourt, le général Monbrun, etc., n’aurait osé dire un tel mot, pas même M. le duc de Frioul (Michel Duroc). Il avait cependant un naturel bien rare dans le caractère, mais pour cette qualité commune, pour l’esprit amusant, il était bien loin d’Andréa Corner.

Cet homme aimable était alors à Paris sans argent, commençant à devenir chauve. Tout lui manquait à trente-huit ans, à l’âge où, quand on est désabusé, l’ennemi commence à poindre. Aussi,—et c’est le seul défaut que je lui aie jamais vu,—quelquefois le soir il se promenait seul, un peu ivre, au milieu du jardin, alors sombre, du Palais-Royal.

C’est la fin de tous les illustres malheureux: les princes détrônés, M. Pitt voyant les succès de Napoléon et apprenant la bataille d’Austerlitz.

2 juillet 1832.

Lussinge, l’homme le plus prudent que j’aie connu, voulant s’assurer un co-promeneur pour tous les matins, avait la plus grande répugnance à me donner des connaissances.

Il me mena cependant chez M. de Maisonnette[82], l’un des êtres les plus singuliers que j’aie vus à Paris. Il est maigre, fort petit comme un Espagnol, il en a l’œil vif et la bravoure irritable.

Qu’il puisse écrire en une soirée trente pages élégantes et verbeuses pour prouver une thèse politique sur un mot d’indication que le Ministre lui expédie à six heures du soir, avant d’aller dîner, c’est ce que Maisonnette a de commun avec les Vitet, les Pillet, les Saint-Marc-Girardin et autres écrivains de la Trésorerie. Le curieux, l’incroyable, c’est que Maisonnette croit ce qu’il écrit. Il a été successivement amoureux, mais amoureux à sacrifier sa vie, de M. Decazes, ensuite de M. de Villèle, ensuite, je crois, de M. de Martignac; au moins celui-ci était aimable.

Bien des fois j’ai essayé de deviner Maisonnette. J’ai cru voir une totale absence de logique et quelquefois une capitulation de conscience, un petit remords qui demandait à naître. Tout cela fondé sur le grand axiome: Il faut que je vive.

Maisonnette n’a aucune idée des devoirs du citoyen; il regarde cela comme je regarde, moi, les rapports de l’homme avec les anges que croit si fermement M. F. Ancillon, actuel ministre des affaires étrangères à Berlin (de moi bien connu en 1806 et 7). Maisonnette a peur des devoirs du citoyen comme Dominique[83] de ceux de la religion. Si quelquefois, en écrivant si souvent le mot honneur et loyauté, il lui vient un petit remords, il s’en acquitte dans le for intérieur par son dévouement chevaleresque pour ses amis.

Si j’avais voulu, après l’avoir négligé pendant six mois de suite, je l’aurais fait lever à cinq heures du matin pour aller solliciter pour moi. Il serait allé chercher sous le pôle, pour se battre avec lui, un homme qui aurait douté de mon honneur comme homme de société.

Ne perdant jamais son esprit dans les utopies de bonheur public, de constitution sage, il était admirable, pour savoir les faits particuliers. Un soir, Lussinge, Gazul[84] et moi parlions de M. de Jouy, alors l’auteur à la mode, le successeur de Voltaire; il se lève et va chercher dans un de ses volumineux recueils la lettre autographe par laquelle M. de Jouy demandait aux Bourbons la croix de Saint-Louis.

Il ne fut pas deux minutes à trouver cette pièce, qui jurait d’une manière plaisante avec la vertu farouche du libéral M. de Jouy.

Maisonnette n’avait pas la coquinerie lâche et profonde, le jésuitisme des rédacteurs du Journal des Débats. Aussi, aux Débats, on était scandalisé des quinze ou vingt mille francs que M. de Villèle, cet homme si positif, donnait à Maisonnette.

Les gens de la rue des Prêtres le regardaient comme un niais, cependant ses appointements les empêchaient de dormir comme les lauriers de Miltiade.

Quand nous eûmes admiré la lettre de l’adjudant général de Jouy, Maisonnette dit: «Il est singulier que les deux coryphées de la littérature et du libéralisme actuels s’appellent tous les deux Etienne.»

M. de Jouy naquit à Jouy, d’un bourgeois nommé Etienne. Doué de cette effronterie française que les pauvres Allemands ne peuvent concevoir, à quatorze ans le petit Etienne quitta Jouy, près Versailles, pour aller aux Indes. Là, il se fit appeler Etienne de Jouy, E. de Jouy, et enfin Jouy tout court. Il devint réellement capitaine plus tard; un représentant, je crois, le fit colonel. Quoique brave, il a peu ou point servi. Il était fort joli homme.

Un jour, dans l’Inde, lui et deux ou trois amis entrèrent dans un temple pour éviter une chaleur épouvantable. Ils y trouvèrent la prêtresse, espèce de vestale; M. de Jouy trouva plaisant de la rendre infidèle à Brahma sur l’autel même de son dieu[85].

Les Indiens s’en aperçurent, accoururent en armes, coupèrent les poignets et ensuite la tête à la vestale, scièrent en deux l’officier, camarade de l’auteur de Sylla qui, après la mort de son ami, put monter à cheval et galope encore.

Avant que M. Jouy appliquât son talent pour l’intrigue et la littérature, il était secrétaire général de la Préfecture de Bruxelles vers 1810. Là, je pense, il était l’amant de la préfète et le factotum de M. de Pontécoulan, préfet, homme d’un véritable esprit. Entre M. de Jouy et lui, ils supprimèrent la mendicité, ce qui est immense et plus qu’ailleurs, en Belgique, pays éminemment catholique.

A la chute du grand homme, M. de Jouy demanda la croix de Saint-Louis; les imbéciles qui régnaient la lui ayant refusée, il se mit à se moquer d’eux par la littérature et leur a fait plus de mal que tous les gens de lettres des Débats, si grassement payés, ne leur ont fait de bien. Voir, en 1820, la fureur des Débats contre la Minerve.

M. de Jouy, par son Ermite de la Chaussée d’Antin, livre si bien adapté à l’esprit des bourgeois de France et à la curiosité bête de l’Allemand, s’est vu et s’est cru, pendant cinq ou six ans, le successeur de Voltaire dont, à cause de cela, il avait le buste dans son jardin de la maison des Trois frères.

Depuis 1829, les littérateurs romantiques, qui n’ont même pas autant d’esprit que M. de Jouy, le font passer pour le Cottin de l’époque, et sa vieillesse est rendue malheureuse (amaregiata) par la gloire extravagante de son âge mûr.

Il partageait la dictature littéraire, quand j’arrivai en 1821, avec un autre sot bien autrement grossier, M. A.-V. Arnault, de l’Institut, amant de Mme B...; j’ai beaucoup vu celui-ci chez Mme C....r, sœur de sa maîtresse. Il avait l’esprit d’un portier ivre. Il a cependant fait ces jolis vers:

De la tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu?..............
Je vais où va toute chose,
Où va la feuille de rose
Et la feuille de laurier.

Il les fit la veille de son départ pour l’exil. Le malheur personnel avait donné quelque vie à cette âme de liège. Je l’avais connu bien bas, bien rampant, vers 1811, chez M. le comte Daru qu’il reçut à l’Académie française. M. de Jouy, beaucoup plus gentil, vendait les restes de sa mâle beauté à Mme D......rs, la plus vieille et la plus ennuyeuse des coquettes de l’époque. Elle était ou elle est encore bien plus ridicule que Mme la comtesse B......y d’H......s qui, dans l’âge tendre de cinquante-sept ans, récoltait encore des amants parmi les gens d’esprit. Je ne sais si c’est à ce titre que je fus obligé de la fuir chez Mme Dubignon. Elle prit ce lourdaud de Manon (maître des requêtes) et comme une femme de mes amies lui disait: «Quoi! un être si laid!»

—Je l’ai pris pour son esprit, dit-elle.

Le bon, c’est que le triste secrétaire de M. Beugnot avait autant d’esprit que de beauté. On ne peut lui refuser l’esprit de conduite, l’art d’avancer par la patience et en avalant des couleuvres, et, d’ailleurs, des connaissances, non pas en finances, mais dans l’art de noter les opérations de finances de l’Etat. Les brigands confondent ces deux choses. Mme d’H......s, dont je regardais les bras qu’elle avait encore superbes, me dit:

—Je vous apprendrai à faire fortune par vos talents. Tout seul, vous vous casserez le nez.

Je n’avais pas assez d’esprit pour la comprendre. Je regardais souvent cette vieille comtesse à cause des charmantes robes de Victorine qu’elle portait. J’aime à la folie une robe bien faite, c’est pour moi la volupté. Jadis, Mme N.-C.-D. me donna ce goût, lié aux souvenirs délicieux de Cideville.

Ce fut, je crois, Mme B......y d’H......s qui m’apprit que l’auteur d’une chanson délicieuse que j’adorais et avais dans ma poche, faisait des petites pièces de vers pour les jours de naissance de ces deux vieux singes: MM. de Jouy et Arnault et de l’effroyable Mme D......s. Voilà ce que je n’ai jamais fait, mais aussi je n’ai pas fait Le roi d’Yvetot, Le Sénateur, La Grand’mère.

M. de Béranger, content d’avoir acquis, en flattant ces magots, le titre de grand poète (d’ailleurs si mérité) a dédaigné de flatter le gouvernement de Louis-Philippe, auquel tant de libéraux se sont vendus.

CHAPITRE X

Mais il faut revenir au petit jardin de la rue Caumartin. Là, chaque soir, en été, nous attendaient de bonnes bouteilles de bière bien fraîche, à nous versée par une grande et belle femme, Mme Romanée, femme séparée d’un imprimeur fripon et maîtresse de Maisonnette, qui l’avait achetée, dudit mari, deux ou trois mille francs.

Là nous allions souvent, Lussinge et moi. Le soir, nous rencontrions, sur le boulevard, M. Darbelles, homme de six pieds, notre ami d’enfance, mais bien ennuyeux. Il nous parlait du cours de Gebelin et voulait avancer par la science. Il a été plus heureux d’une autre façon, puisqu’il est ministre aujourd’hui. Il allait voir sa mère rue Caumartin; pour nous débarrasser de lui, nous entrions chez Maisonnette.

Je commençais, cet été-là, à renaître un peu aux idées de ce monde. Je parvenais à ne plus penser à Milan; pendant cinq ou six heures de suite, le réveil, seul, était encore amer pour moi. Quelquefois je restais dans mon lit, occupé à broyer du noir.

J’écoutais donc dans la bouche de Maisonnette la description de la manière dont le pouvoir, seule chose réelle, était distribué à Paris, alors, en 1821. En arrivant dans une ville, je demande toujours quelles sont les douze plus jolies femmes, quels sont les deux hommes les plus riches, quel est l’homme qui peut me faire pendre.

Maisonnette répondait assez bien à mes questions. L’étonnement pour moi, c’est qu’il fût de bonne foi dans son amour pour le mot de Roi. Quel mot pour un Français! me disait-il avec enthousiasme et ses petits yeux noirs et égarés se levant au ciel.

Maisonnette était professeur de rhétorique en 1811, il donna spontanément congé à ses élèves le jour de la naissance du roi de Rome. En 1815, il fit un pamphlet en faveur des Bourbons. M. Decazes le lut, l’appela et le fit écrivain politique avec six mille francs. Aujourd’hui, Maisonnette est bien commode pour un ministre, il sait parfaitement et sûrement, comme un dictionnaire, tous les petits faits, tous les dessous de cartes des intrigues politiques de Paris de 1815 à 1832.

Je ne voyais pas ce mérite qu’il faut interroger pour le voir. Je n’apercevais que cette incroyable manière de raisonner. Je me disais: De qui se moque-t-on ici? Est-ce de moi? Mais à quoi bon? Est-ce de Lussinge? Est-ce de ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé? Ce jeune homme avait quelque chose d’effronté et d’extrêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans expression, avaient un air toujours le même et cet air était méchant.

Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents—c’est M. le comte Gazul[86], aujourd’hui si connu, et dont une lettre reçue la semaine passée m’a rendu heureux pendant deux jours. Il devait avoir dix-huit ans, étant né, ce me semble, en 1804[87].

Je croirais assez, avec Buffon, que nous tenons beaucoup de nos mères, toute plaisanterie à part sur l’incertitude paternelle, incertitude qui est bien rare pour le premier enfant. Cette théorie me semble confirmée par le comte Gazul. Sa mère a beaucoup d’esprit français et une raison supérieure. Comme son fils, elle me semble susceptible d’attendrissement une fois par an. Je trouve la sensation de sec dans la plupart des ouvrages de M. Gazul, mais j’escompte sur l’avenir.

Dans le temps du joli petit jardin de la rue Caumartin, Gazul était l’élève de rhétorique du plus abominable maître. Le mot abominable est bien étonné de se voir accolé au nom de Maisonnette, le meilleur des êtres. Mais tel était son goût dans les arts—le faux, le brillant, le vaudevillique avant tout.

Il était élève de M. Luce de Lancival que j’ai connu dans ma jeunesse chez M. de Maisonneuve, qui n’imprimait pas ses tragédies, quoiqu’elles eussent rencontrées le succès. Ce brave homme me rendit le service de dire que j’aurais un esprit supérieur[88].

—Vous voulez dire un orgueil supérieur, dit en riant Martial Daru, qui me voyait presque stupide. Mais je lui pardonnais tout, il me menait chez Clotilde, alors première danseuse à l’Opéra. Quelquefois—quels beaux jours pour moi!—je me trouvais dans sa loge à l’Opéra et devant moi, quatrième, elle s’habillait et se déshabillait. Quel moment pour un provincial!

Luce de Lancival avait une jambe de bois et de la gentillesse; du reste, il eût mis un calembour dans une tragédie. Je me figure que c’est ainsi que Dorat devait penser dans les arts. Je trouve le mot juste, c’est un régent de Boucher. Peut-être, en 1860, y aura-t-il encore des tableaux de Boucher au Musée.

Maisonnette avait été l’élève de Luce, et Gazul est l’élève de Maisonnette. C’est ainsi qu’Annibal Carrache est l’élève du flamand Calcar.

Outre sa passion prodigieuse autant que sincère pour le ministre régnant et sa bravoure, Maisonnette avait une autre qualité qui me plaît: il recevait vingt-deux mille francs du ministre pour prouver aux Français que les Bourbons étaient adorables, et il en mangeait trente.

Après avoir écrit quelquefois deux heures de suite, pour persuader les Français, Maisonnette allait voir une femme honnête du peuple à laquelle il offrait cinq cents francs. Il était laid, petit, mais il avait un feu tellement espagnol, qu’après trois visites, ces dames oubliaient sa singulière figure pour ne plus voir que la sublimité du billet de cinq cents francs.

Il faut que j’ajoute quelque chose pour l’œil d’une femme honnête et sage, si jamais un tel œil s’arrête sur ces pages: D’abord cinq cents francs en 1832, c’est comme mille en 1872. Ensuite, une charmante marchande de cachets m’avoua qu’avant le billet de cinq cents francs de Maisonnette, elle n’avait jamais eu à elle un double napoléon.

Les gens riches sont bien injustes et bien comiques lorsqu’ils se font juges dédaigneux de tous les péchés et crimes commis pour de l’argent. Voyez la vie de M. le duc Decazes depuis sa chute en 1820, après l’action de Louvel, jusqu’à ce jour.

Me voici donc en 1822, passant trois soirées par semaine à l’Opéra-Bouffe et une ou deux chez Maisonnette, rue Caumartin. Quand j’ai eu du chagrin, la soirée a toujours été le moment difficile de ma vie. Les jours d’Opéra, de minuit à deux heures, j’étais chez Mme Pasta avec Lussinge, Miniorini, Fiori, etc.

Je faillis avoir un duel avec un homme fort gai et fort brave qui voulait que je le présentasse chez Mme Pasta. C’est l’aimable Edouard Edwards, cet Anglais, le seul de sa race qui eût l’habitude de faire de la gaieté, mon compagnon de voyage en Angleterre, celui qui, à Londres, voulait se battre pour moi.

Vous n’avez pas oublié qu’il m’avait averti d’une vilaine faute: de n’avoir pas pris assez garde à une insinuation offensante d’une espèce de paysan, capitaine d’un bateau à Calais.

Je déclinai de le présenter; c’était le soir et déjà alors, ce pauvre Edouard, à neuf heures du soir, n’était plus l’homme du matin.

—Savez-vous, mon cher B... me dit-il, qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être offensé.

—Savez-vous, mon cher Edwards, que j’ai autant d’orgueil que vous et que votre franchise m’est fort indifférente, etc.

Cela alla fort bien; je tire fort bien, je casse neuf poupées sur douze—M. Prosper Mérimée l’a vu au tir du Luxembourg—Edwards tirait bien aussi, peut-être un peu moins bien.

Enfin cette querelle augmenta notre amitié. Je m’en souviens parce que, après une étourderie bien digne de moi, je lui demandais le lendemain ou le surlendemain au plus tard, de me présenter au fameux docteur Edwards, son frère, dont on parlait beaucoup en 1822. Il tuait mille grenouilles par mois et allait, dit-on, découvrir comment nous respirons et un remède pour les maladies de poitrine des jolies femmes.

Vous savez que le froid, au sortir du bal, tue chaque année, à Paris, onze cents jeunes femmes[89]. J’ai vu le chiffre officiel.

Or le savant, sage, tranquille, appliqué docteur Edwards avait en fort petite recommandation les amis de son frère Edouard. D’abord, le docteur avait seize frères et mon ami était le plus mauvais sujet de tous. C’est à cause de son ton trop gai et de son amour passionné pour la plus mauvaise plaisanterie, qu’il ne voulait pas laisser perdre si elle lui venait, que je n’avais pas voulu le mener chez Mme Pasta. Il avait une grosse tête, de beaux yeux et les plus jolis cheveux blonds que j’ai vus. Sans cette diable de manie de vouloir avoir autant d’esprit qu’un Français, il eût été fort aimable, et il n’eut tenu qu’à lui d’avoir les plus grands succès auprès des femmes comme je le dirai en parlant d’Eugeny[90], mais elle est encore si jeune, que peut-être il est mal d’en parler dans ce bavardage qui peut être imprimé dix ans après ma mort. Si je mets vingt, toutes les nuances de la vie seront changées, le lecteur ne verra plus que les masses. Et où diable sont les masses dans ces jeux de ma plume? C’est une chose à examiner.

Je crois que, pour se venger noblement, car il avait l’âme noble quand elle n’était pas offusquée par cinquante verres d’eau-de-vie, Edwards travailla beaucoup pour obtenir la permission de me présenter au docteur.

Je trouvai un petit salon archi-bourgeois; une femme du plus grand mérite qui parlait morale et que je pris pour une quakeress et enfin dans le docteur un homme du plus rare mérite caché dans un petit corps malingre duquel la vie avait l’air de s’échapper. On n’y voyait pas dans ce salon (rue du Helder nº 12). On m’y reçut fraîchement.

Quelle diable d’idée de m’y faire présenter! Ce fut un caprice imprévu, une folie. Au fond, si je désirais quelque chose, c’était de connaître les hommes. Tous les mois, peut-être je retrouvais cette idée, mais il fallait que les goûts, les passions, les autres folies qui remplissaient ma vie, laissassent tranquille la surface de l’eau pour que cette image pût y apparaître. Je me disais alors, je ne suis pas comme... (sic) comme... (sic), des fats de ma connaissance; je ne choisis pas mes amis.

Je prends au hasard ce qui se trouve sur ma route.

Cette phrase a fait mon orgueil pendant dix ans.

Il m’a fallu trois années pour vaincre la répugnance et la frayeur que j’inspirais dans le salon de Mme Edwards. On me prenait pour un Don Juan, pour un monstre de séduction et d’esprit infernal. Certainement, il ne m’en eût pas coûté davantage pour me faire supporter dans le salon de Mme de Talaru, ou de Mme Duras, ou de Mme de Broglie, qui admettait tout couramment des bourgeois, ou de Mme G....t que j’aimais (je parle de Mlle P. de M.), ou même dans le salon de Mme Récamier.

Mais, en 1822, je n’avais pas compris toute l’importance de la réponse à cette question sur un homme qui imprime un livre qu’on lit: Quel homme est-ce?

J’ai été sauvé du mépris par cette réponse: Il va beaucoup chez Mme de Tracy. La société de 1829 a besoin de mépriser l’homme à qui, à tort ou à raison, elle accorde quelque esprit dans ses livres. Elle a peur, elle n’est plus juge impartial. Qu’eût-ce été si l’on avait répondu: Il va beaucoup chez Mme de Duras (Mlle de Kersaint).

Hé bien! même aujourd’hui, où je sais l’importance de ces réponses, à cause de cette importance même, je laisserais le salon à la mode. (Je viens de déserter le salon de lady Holye... en 1832).

Je fus fidèle au salon du docteur Edwards, qui n’était point aimable, comme on l’est à une maîtresse laide, parce que je pouvais le laisser chaque mercredi (c’était le jour de Mme Edwards).

Je me soumettrais à tout par le caprice du moment; si l’on me dit la veille: Demain il faudra vous soumettre à tel moment d’ennui, mon imagination en fait un monstre, et je me jetterais par la fenêtre plutôt que de me laisser mener dans un salon ennuyeux.

Chez Mme Edwards, je connus M. Stritch, anglais impassible et triste, parfaitement honnête, victime de l’Amirauté, car il était Irlandais et avocat, et cependant défendant, comme faisant partie de son honneur, les préjugés semés et cultivés dans les têtes anglaises par l’aristocratie.

J’ai retrouvé cette singulière absurdité mêlée avec la plus haute honnêteté, la plus parfaite délicatesse, chez M. Rogers, près Birmingham (chez qui je passai quelque temps en août 1826). Ce caractère est fort commun en Angleterre. Pour les idées semées et cultivées par l’intérêt de l’aristocratie, on peut dire, ce qui n’est pas peu, que l’Anglais manque de logique presque autant qu’un Allemand.

La logique de l’Anglais, si admirable en finance et dans tout ce qui tient à un art qui produit de l’argent à la fin de chaque semaine, devient confuse dès qu’on s’élève à des sujets un peu abstraits et qui, directement, ne produisent pas de l’argent. Ils sont devenus imbéciles dans les raisonnements relatifs à la haute littérature par le même mécanisme qui donne des imbéciles à la diplomatie of the King of French, on ne choisit que dans un petit nombre d’hommes. Tel homme fait pour raisonner sur le génie de Shakespeare et de Cervantes (grands hommes morts le même jour, 16 avril 1616, je crois), est marchand de fil de coton à Manchester. Il se reprocherait comme perte de temps d’ouvrir un livre directement relatif au coton, et à son exportation en Allemagne, quand il est filé, etc., etc.

De même le King of French ne choisit ses diplomates que parmi les jeunes gens de grande naissance et de haute fortune. Il faut chercher la valeur là où s’est formé M. Thiers (vendu en 1830). Il est fils d’un petit bourgeois d’Aix en Provence.

Arrivé à l’été de 1822, ou à peu près après mon départ de Milan, je ne songeais que rarement à m’esquiver volontairement de ce monde. Ma vie se remplissait, non pas de choses agréables, mais enfin de choses quelconques qui s’interposaient entre moi et le dernier bonheur qui avait fait l’objet de mon culte.

J’avais deux plaisirs fort innocents: 1º Bavarder après déjeuner en me promenant avec Lussinge ou quelque homme de ma connaissance; j’en avais huit ou dix, tous, comme à l’ordinaire, donnés par le hasard; 2º quand il faisait chaud, aller lire les journaux anglais dans la jardin de Galigliani. Là je relus avec délices quatre ou cinq romans de Walter Scott. Le premier, celui où se trouvent Henry Morton et le sergent Boswell (Old Mortality, je crois) me rappelait les souvenirs si vifs pour moi de Volterre. Je l’avais souvent ouvert par hasard, attendant Métilde à Florence, dans le cabinet littéraire de Molini sur l’Arno. Je les lus comme souvenir de 1818.

J’eus de longues disputes avec Lussinge. Je soutenais qu’un grand tiers du mérite de sir Walter Scott était dû à un secrétaire qui lui ébauchait les descriptions de paysage en présence de la nature. Je le trouvais comme je le trouve, faible en peinture de passion, en connaissance du cœur humain. La postérité confirmera-t-elle le jugement des contemporains qui place le Baronnet Ultra immédiatement après Shakespeare.

Moi j’ai en horreur sa personne et j’ai plusieurs fois refusé de le voir (à Paris, par M. de Mirbel, à Naples en 1832, à Rome) (idem).

Fox lui donna une place de cinquante ou cent mille francs et il est parti de là pour calomnier lord Byron, qui profita de cette haute leçon d’hypocrisie: voir la lettre que lord Byron m’écrivit en 1823[91].

La santé morale me revenant, dans l’été de 1822, je songeais à faire imprimer un livre intitulé l’Amour, écrit au crayon à Milan en me promenant et en songeant à Métilde.

Je comptais le refaire à Paris et il en a grand besoin. Songer un peu profondément à ces sortes de choses me rendait trop triste, c’était passer la main violemment sur une blessure à peine cicatrisée. Je transcrivis à l’encre ce qui était encore au crayon.

Mon ami Edwards me trouva un libraire (M. Mongie) qui ne me donna rien de mon manuscrit et me promit la moitié du bénéfice, si jamais il y en avait.

Aujourd’hui que le hasard m’a donné des salons, je reçois des lettres de libraires à moi inconnus (juin 1832, de M. Thievoz, je crois) qui m’offrent de payer comptant des manuscrits. Je ne me doutais pas de tout le mécanisme de la basse littérature. Cela m’a fait horreur et m’eût dégoûté d’écrire. Les intrigues de M. Hugo (voir dans la Gazette des Tribunaux de 1831, son procès avec la librairie Bossan ou Plozan), les manœuvres de M. de Chateaubriand, les courses de Béranger, mais elles sont si justifiables, ce grand poète avait été destitué par les Bourbons de sa place de 1,800 fr. au ministère de l’Intérieur.

La bêtise des Bourbons paraît dans tout son jour. S’ils n’eussent pas bassement destitué un pauvre commis pour une chanson gaie bien plus que méchante, ce grand poète n’eût pas cultivé son talent et ne fût pas devenu un des plus puissants leviers qui a chassé les Bourbons. Il a formé gaiement le mépris des Français pour ce trône pourri. C’est ainsi que l’appelait la reine d’Espagne, morte à Rome, l’amie du prince de La Paix.

Le hasard me fit connaître cette Cour, mais écrire autre chose que l’analyse du cœur humain m’ennuie; si le hasard m’avait donné un secrétaire, j’aurais été une autre (mot illisible).

—Nous avons bien assez de celle-ci, dit l’avocat du diable.

Cette vieille reine avait amené d’Espagne à Rome un vieux confesseur. Ce confesseur entretenait la belle-fille du cuisinier de l’Académie de France. Cet Espagnol fort vieux et encore vert galant, eut l’imprudence de dire (ici je ne puis donner les détails plaisants, les masques vivent) de dire enfin que Ferdinand VII était le fils d’un tel et non de Charles IV; c’était là un des grands péchés de la vieille reine. Elle était morte, un espion sut le propos du prêtre. Ferdinand l’a fait enlever à Rome et cependant, au lieu de lui faire donner du poison, une contre-intrigue que j’ignore a fait jeter ce vieillard aux Présides.

Oserai-je dire quelle était la maladie de cette vieille reine remplie de bon sens? (je le sus à Rome en 1817 ou 1824): c’était une suite de galanteries si mal guéries qu’elle ne pouvait tomber sans se casser un os. La pauvre femme, étant reine, avait honte de ces accidents fréquents et n’osait se faire bien guérir. Je trouvai le même genre de malheur à la Cour de Napoléon en 1811. Je connaissais hélas! beaucoup l’excellent Cuillerier. Je lui menai trois dames, à deux desquelles je bandai les yeux (rue de l’Odéon nº 26).

Il me dit deux jours après qu’elles avaient la fièvre (effet de la vergogne et non de la maladie). Ce parfaitement galant homme ne leva jamais les yeux pour les regarder.

Il est toujours heureux pour la race des Bourbons d’être débarrassée d’un stremon[92] comme Ferdinand VII. M. le duc de Laval, parfaitement honnête homme, mais noble et duc (ce qui fait deux maladies mentales) s’honorait en me parlant de l’amitié de Ferdinand VII. Et cependant il avait été trois ans ambassadeur à sa cour.

Cela rappelle la haine profonde de Louis XVI pour Franklin. Ce prince trouva une manière vraiment bourbonnique de se venger: il fit peindre la figure, de ce vénérable vieillard au fond d’un pot de chambre de porcelaine.

Mme Campan nous racontait cela chez Mme Cardon (rue de Lille, au coin de la rue de Bellechasse), après le 18 Brumaire. Les mémoires d’alors, qu’on lisait chez Mme Cardon, étaient bien opposés à la rapsodie larmoyante qui attendrit les jeunes femmes les plus distinguées du faubourg Saint-Honoré (ce qui a désenchanté l’une d’elles à mes faibles yeux, vers 1827).

CHAPITRE XI

Me voilà donc avec une occupation pendant l’été de 1822. Corriger les épreuves de l’Amour imprimé in-12—sur du mauvais papier. M. Mongie me jura avec indignation qu’on l’avait trompé sur la qualité du papier. Je ne connaissais pas les libraires en 1822. Je n’avais jamais eu affaire qu’à M. Firmin Didot, auquel je payais tout papier d’après son tarif. M. Mongie faisait des gorges chaudes de mon imbécillité.

—Ah! celui-là n’est pas ficelle! disait-il en pâmant de rire et en me comparant aux Ancelot, aux Vitet, aux... (sic) et autres auteurs de métier.

Hé bien! j’ai découvert par la suite que M. Mongie était de bien loin le plus honnête homme. Que dirai-je de mon ami, M. Sautelet, jeune avocat, mon ami avant qu’il ne fût libraire?

Mais le pauvre diable s’est tué de chagrin en se voyant délaissé par une veuve riche, nommée Mme Bonnet ou Bourdel, quelque nom noble de ce genre et qui lui préférait un jeune pair de France (cela commençait à être un son bien séduisant en 1828). Cet heureux pair était, je crois, M. Pérignon, qui avait eu mon amie, Mlle Vigano, la fille du grand homme, en 1820.

C’était une chose bien dangereuse pour moi, que de corriger les épreuves d’un livre qui me rappelait tant de nuances de sentiments que j’avais éprouvés en Italie. J’eus la faiblesse de prendre une chambre à Montmorency. J’y allais le soir en deux heures par la diligence de la rue Saint-Denis. Au milieu des bois, surtout à gauche de la Sablonnière en montant, je corrigeais mes épreuves. Je faillis devenir fou.

Les folles idées de retourner à Milan, que j’avais si souvent repoussées, me revenaient avec une force étonnante. Je ne sais pas comment je fis pour résister.

La force de la passion qui fait qu’on ne regarde qu’une seule chose, ôte tout souvenir de la distance où je me trouve de ces temps-là. Je ne me rappelle que la forme des arbres de cette partie du bois de Montmorency.

Ce qu’on appelle la vallée de Montmorency n’est qu’un coin de promontoire qui s’avance vers la vallée de la Seine et directement sur le dôme des Invalides[93].

Quand Lanfranc peignait une coupole à cent cinquante pieds de hauteur, il outrait certains traits.—L’aria depinge (l’air se charge de peindre), disait-il.

De même comme on sera bien plus détrompé des Kings, des blesno (nobles) et des tresprê (prêtres) vers 1870 qu’aujourd’hui, il me vient la tentation d’outrer certains traits contre cette minever[94] de l’espèce humaine, mais j’y résiste, ce serait être infidèle à la vérité,

Infidèle à sa couche. (Cymbeline)

Seulement, que n’ai-je un secrétaire pour pouvoir dicter des faits, des anecdotes et non pas des raisonnements sur ces trois choses. Mais ayant écrit vingt-sept pages aujourd’hui, je suis trop fatigué pour détailler les anecdotes qui assiègent ma mémoire.

3 juillet.—J’allais assez souvent corriger les épreuves de l’Amour dans le parc de Mme Doligny, à Corbeil. Là, je pouvais éviter les rêveries tristes; à peine mon travail terminé je rentrais au salon.

Je fus bien près de rencontrer le bonheur en 1824. En pensant à la France durant les six ou sept ans que j’ai passés à Milan, espérant bien ne jamais revoir Paris, sali par les Bourbons, ni la France, je me disais: une seule femme m’eût fait pardonner à ce pays-là, la comtesse Bertois. Je l’aimai en 1824. Nous pensions l’un à l’autre depuis que je l’avais vue les pieds nus en 1814, le lendemain de la bataille de Montmirail ou de Champaubert, entrant à six heures du matin chez sa mère, la M... de M., pour demander des nouvelles de l’affaire.

Eh bien! Mme Bertois était à la campagne chez Mme Doligny, son amie. Quand enfin je me déterminais à produire ma maussaderie chez Mme Doligny, elle me dit:

—Mme Bertois vous a attendu; elle ne m’a quittée qu’avant-hier à cause d’un événement affreux: elle vient de perdre une de ses charmantes filles.

Dans la bouche d’une femme aussi sensée que Mme Doligny, ces paroles avaient une grande portée. En 1814, elle m’avait dit: Mme Bertois sent tout ce que vous valez.

En 1823 ou 22, Mme Bertois avait la bonté de m’aimer un peu. Mme Doligny lui dit un jour: «Vos yeux s’arrêtent sur Belle; s’il avait la taille plus élancée, il y a longtemps qu’il vous aurait dit qu’il vous aime.»

Cela n’était pas exact. Ma mélancolie regardait avec plaisir les yeux si beaux de Mme Bertois. Dans ma stupidité, je n’allais pas plus loin. Je ne disais pas: pourquoi cette jeune femme me regarde-t-elle?—J’oubliais tout à fait les excellentes leçons d’amour que m’avait jadis données mon oncle Gagnon[95] et mon ami et protecteur Martial Daru.

Heureux si je me fusse souvenu de ce grand tacticien! Que de succès manqués! Que d’humiliations reçues! Mais si j’eusse été habile, je serais dégoûté des femmes jusqu’à la nausée, de la musique et de la peinture comme mes deux contemporains, MM. de la R. et P. H., sont secs, dégoûtés du monde, philosophes. Au lieu de cela, dans tout ce qui touche aux femmes, j’ai eu le bonheur d’être dupe comme à vingt-cinq ans.

C’est ce qui fait que je ne me brûlerai jamais la cervelle par dégoût de tout, par ennui de la vie. Dans la carrière littéraire je vois encore une foule de choses à faire. J’ai des travaux possibles, de quoi occuper dix vies. La difficulté dans ce moment-ci, 1832, est de m’habituer à n’être pas distrait par l’action de tirer une traite de 20,000 francs sur M. le caissier des dépenses centrales du Trésor à Paris.

CHAPITRE XII

4 juillet 1832.

Je ne sais qui me mena chez M. de l’Etang[96]. Il s’était fait donner, ce me semble, un exemplaire de l’Histoire de la peinture en Italie, sous prétexte d’un rendu compte dans le Lycée, un de ces journaux éphémères qu’avait créés à Paris le succès de l’Edinburgh Review. Il désira me connaître.

En Angleterre, l’aristocratie méprise les lettres. A Paris, c’est une chose trop importante. Il est impossible pour des Français habitant Paris de dire la vérité sur les ouvrages d’autres Français habitant Paris.

Je me suis fait huit ou dix ennemis mortels pour avoir dit aux rédacteurs du Globe, en forme de conseil, et parlant à eux-mêmes, que le Globe avait le ton un peu trop puritain et manquait peut-être un peu d’esprit.

Un journal littéraire et consciencieux comme le fut l’Edinburgh Review n’est possible qu’autant qu’il sera imprimé à Genève, et dirigé là-bas, par une tête de négociant capable de secret. Le directeur ferait tous les ans un voyage à Paris; et recevrait à Genève les articles pour le journal du mois. Il choisirait, payerait bien (200 fr. par feuille d’impression) et ne nommerait jamais ses rédacteurs.

On me mena donc chez M. de l’Etang, un dimanche à deux heures. C’est à cette heure incommode qu’il recevait. Il fallait monter quatre-vingt-quinze marches, car il tenait son académie au sixième étage d’une maison qui lui appartenait à lui et à ses sœurs, rue Gaillon. De ses petites fenêtres, on ne voyait qu’une forêt de cheminées en plâtre noirâtre. C’est pour moi une des vues les plus laides, mais les quatre petites chambres qu’habitait M. de l’Etang étaient ornées de gravures et d’objets d’art curieux et agréables.

Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je regardais souvent. A côté, était la grosse figure lourde, pesante, niaise de Racine. C’était avant d’être aussi gras que ce grand poète avait éprouvé les sentiments dont le souvenir est indispensable pour faire Andromaque ou Phèdre.

Je trouvai chez M. de l’Etang, devant un petit mauvais feu—car ce fut, ce me semble, en février 1822 qu’on m’y mena—huit ou dix personnes qui parlaient de tout. Je fus frappé de leur bon sens, de leur esprit, et surtout du tact fin du maître de la maison qui, sans qu’il y parût, dirigeait la discussion de façon à ce qu’on ne parlât jamais trois à la fois ou que l’on n’arrivât pas à de tristes moments de silence.

Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai jamais rien rencontré, je ne dirai pas de supérieur, mais même de comparable. Je fus frappé le premier jour, et vingt fois peut-être pendant les trois ou quatre ans qu’elle a duré, je me suis surpris à faire le même acte d’admiration.

Une telle société n’est possible que dans la patrie de Voltaire, de Molière, de Courier.

Elle est impossible en Angleterre, car, chez M. de l’Etang, on se serait moqué d’un duc comme d’un autre, et plus que d’un autre, s’il eût été ridicule.

L’Allemagne ne pourrait la fournir, on y est trop accoutumé à croire avec enthousiasme la niaiserie philosophique à la mode (les Anges de M. Ancillon). D’ailleurs, hors de leur enthousiasme, les Allemands sont trop bêtes.

Les Italiens auraient disserté, chacun y eût gardé la parole pendant vingt minutes et fût resté l’ennemi mortel de son antagoniste dans la discussion. A la troisième séance, on eût fait des sonnets satiriques les uns contre les autres.

Car la discussion y était franche sur tout et avec tous. On était poli chez M. de l’Etang, mais à cause de lui. Il était souvent nécessaire qu’il protégeât la retraite des imprudents qui, cherchant une idée nouvelle, avaient avancé une absurdité trop marquante.

Je trouvai là chez M. de l’Etang, MM. Albert Sapfer, J.-J. Ampère, Sautelet[97], de Lussinge.

M. de l’Etang est un caractère dans le genre du bon vicaire de Wakefield. Il faudrait, pour en donner une idée, toutes les demi-teintes de Goldsmith ou d’Addison.

D’abord il est fort laid; il a surtout, chose rare à Paris, le front ignoble et bas, il est bien fait et grand.

Il a toutes les petitesses d’un bourgeois. S’il achète pour trente-six francs une douzaine de mouchoirs chez le marchand du coin, deux heures après il croit que ses mouchoirs sont une rareté, et que pour aucun prix on ne pourrait en trouver de semblables à Paris.

(Le manuscrit s’arrête là.)

LETTRES INÉDITES

I

A sa sœur Pauline.

Bergame, le 19 floréal an IX (9 mai 1801.)

Tu es allée quelquefois à Montfleury[98], ma chère Pauline; de là, tu as admiré le spectacle enchanteur que présente la vallée arrosée par la tortueuse Isère. Si tu t’y es trouvée dans un moment d’orage, lorsque les nuées obscures luttent et se déchirent, que le tonnerre fait retentir la terre et les cieux, qu’une pluie mêlée de grêle fait tout plier, ton âme s’est sans doute élevée vers le père des nuages et de la terre. Tu as senti la puissance du créateur; mais, peu à peu cette idée sublime a fait place à une douce mélancolie, tu es revenue vers toi-même et tu as pensé (rêvé) à tes plans de bonheur, tu t’y es enfoncée et tu n’as vu qu’avec regret la fin de l’orage et le moment de rentrer. Eh bien, figure-toi une plaine de quarante lieues de largeur, arrosée par le Tessin, l’Adda, le Mincio et le majestueux Pô; figure-toi une nuit sombre en plein midi, deux cents coups de tonnerre en demi-heure[99], des nuages enflammés, se détachant sur un ciel obscur et traversant l’atmosphère en deux secondes et tu n’auras qu’une bien faible idée de la magnifique tempête que j’ai vue ce matin.

Jamais spectacle plus beau n’a frappé mes yeux, et les douze ou quinze camarades qui étaient avec moi ont avoué n’avoir jamais rien vu de si imposant. Nous avons vu tomber la foudre sur un clocher qui est à nos pieds; car toute la ville de Bergame est dans le genre de la montée de Chalemont[100]. Nous sommes au plain-pied, en entrant par derrière et au dixième, au moins, par devant. Tu remarqueras que nous sommes au pied des Alpes et que nous apercevons les Apennins.

Tu ne m’écris jamais, je ne sais pourquoi; car tu dois mourir de loisir et tu sais combien tes lettres me font plaisir. Que font Caroline[101], Félicie et le chanoine Gaëtan? Donne moi aussi des nouvelles du charmant Oronce[102]; je brûle de le voir à douze ans.—Adieu, embrasse tout le monde pour moi.

H. B.[103].

II

A la Même.

Saluces, le 15 frimaire an X (6 décembre 1801).

Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta lettre m’a fait plaisir. Je compte en recevoir souvent, car rien ne t’empêche d’écrire tes lettres chez Mademoiselle Lassaigne[104] et de les donner à Marion[105] lorsque tu viens à la maison. De cette manière l’inquisition sera en défaut. Tu as très bien fait de ne pas abandonner le piano. Dans le siècle où nous sommes, il faut qu’une demoiselle sache absolument la musique, autrement on ne lui croit aucune espèce d’éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu deviennes forte sur le piano; roidis-toi contre l’ennui et songe au plaisir que la musique te donnera un jour.

J’aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu me dis que le maître qui vient chez Mlle Lassaigne est mauvais; mais il vaut encore mieux apprendre d’un mauvais maître que de ne pas apprendre du tout. D’ailleurs, tu rougiras[106] du papier pendant un an, avant que d’être en état de sentir les règles, et peut-être, à cette époque, remontreras-tu un bon maître. Ce que je te recommande, c’est de dessiner la tête et jamais le paysage; rien ne gâte les commençants comme cela.

Je pense, comme toi, que Monsieur Velly[107] n’est pas très amusant; cependant il faut le lire; mais tu pourras renvoyer cela à un an ou deux. En attendant, il conviendra de lire des histoires particulières qui sont aussi amusantes que les histoires générales le sont peu. Prie le grand papa Gagnon de te donner l’Histoire du siècle de Louis XIV par Voltaire; l’Histoire de Charles XII, roi de Suède du même; l’Histoire de Louis XI par Mlle de Lussan[108]; la Conjuration de Venise par l’abbé de St-Réal. Peu à peu tu y prendras goût et tu finiras par dévorer l’histoire de France, qui est très intéressante par elle-même, et qui ne dégoûte que par la platitude et les préjugés de l’abbé Velly, de son sot continuateur Villaret et de Garnier[109], encore plus plat, s’il est possible, qu’eux tous.

Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et à juger le beau, dans tous les genres. Tu y parviendras en lisant, d’abord, les ouvrages légers, agréables et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus d’instruction et qui supposent plus de capacité. Tu connais, sans doute, Télémaque, la Jérusalem délivrée; tu pourras lire Séthos[110] qui, quoique ouvrage médiocre, te donnera une idée des mystères d’Isis, si célèbres dans toute l’antiquité, et de ce qu’était la navigation dans son enfance.

Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies de Voltaire. Tu dois te familiariser avec les chefs-d’œuvre de nos grands écrivains; ils te formeront également l’esprit et le cœur. Je te conseille de lire Racine, le terrible Crébillon, et le charmant Lafontaine. Tu verras la distance immense qui sépare Racine de Crébillon et de la foule des imitateurs de ce dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux de Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te plaira-t-il d’abord autant qu’eux; mais tu sentiras bientôt combien son vers coulant, mais vide, est inférieur au vers plein de choses du tendre Racine et du majestueux Corneille.

Tu peux demander au grand papa les Lettres Persanes de Montesquieu et l’Histoire naturelle de Buffon, à partir du sixième volume; les premiers ne t’amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, que ces divers ouvrages te plairont beaucoup; en même temps, tu feras connaissance avec leurs immortels auteurs.

Mais c’est assez bavarder sur un même sujet. Donne-moi de grands détails sur tes occupations chez Mlle Lassaigne[111] et sur la manière dont tu passes ton temps. Peut-être t’ennuies-tu un peu; mais songe que dans ce monde nous n’avons jamais de bonheur parfait et mets à profit ta jeunesse, pour apprendre; les connaissances nous suivent tout le reste de notre vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous consolent de bien des peines. Pour moi, quand je lis Racine, Voltaire, Molière, Virgile, l’Orlando Furioso, j’oublie le reste du monde. J’entends par monde cette foule d’indifférents qui nous vexent souvent, et non pas mes amis que j’ai toujours présents au fond du cœur. C’est là, ma chère Pauline, que tu es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi mille fois le jour; je me fais un plaisir de te revoir grande, belle, instruite, aimable et aimée de tout le monde. C’est cette douce pensée qui me rappelle sans cesse Grenoble; je compte y être dans neuf mois. Je pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m’a offert un congé; mais mon devoir me retient au régiment.

Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours contrariés par quelque chose; aussi, le meilleur parti que nous ayons à prendre est-il de tâcher de nous accommoder de notre situation et d’en tirer la plus grande masse de bonheur possible. C’est là la seule vraie philosophie.

Adieu, écris-moi vite,

H. B.[112]

III

A Edouard Mounier
[113].

Paris, 17 prairial an X (6 juin 1804).

Et voilà les promesses des amis! En me quittant vous me juriez de m’écrire, vous me donneriez de vos nouvelles le lendemain de votre arrivée à Rennes, et les jours se passent, un mois s’est presque écoulé et les journaux seuls m’ont appris que vous existiez.

Je sais que ce temps a été très bien rempli pour vous; vous avez vu des contrées qui vous étaient inconnues, vous avez fait de nouvelles connaissances, vous avez acquis de nouveaux amis; était-ce une raison pour oublier les anciens? Pour moi, tous les jours je vois l’inconstance, mais je ne la conçois pas encore; en amitié comme en amour, lorsque une fois on s’est vu, lorsque les âmes se sont senties, est-il possible de changer? Mais je veux bien vous pardonner, à condition que vous m’écrirez bien vite et souvent.

Depuis votre départ, tout Paris a couru à une représentation du Mariage de Figaro, donnée dans la salle de l’Opéra au profit de Mlle Contat; l’assemblée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres par leur beauté ou leurs aventures étaient venues y étaler leurs grâces, et je vous avouerai que j’ai trouvé le spectacle des loges beaucoup plus intéressant que celui qui nous avait rassemblés. J’ai été très mécontent de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel Figaro. Fleury, Almaviva, et Mlle Contat, la Comtesse, ont joué assez médiocrement; mais en revanche, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page Chérubin. Je n’ai jamais rien vu de si touchant que ce jeune homme aux pieds de la comtesse qu’il adore, recevant ses adieux au moment de partir pour l’armée; des deux côtés, ces sentiments contraints qu’ils n’osent s’avouer, ces yeux qui s’entendent si bien quoique leurs bouches n’aient pas osé parler. Quel tableau plus naturel et en même temps plus intéressant? Beaumarchais avait très bien amené la situation, mais il s’était contenté de l’esquisser. Mlles Mars et Contat ont achevé le tableau par leur jeu charmant à la fois et profond. Tout le reste de la pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de Vestris, les grâces de Mme Coulomb et les cris de Mmes Maillard et Branchu n’ont pu étouffer l’ennui qui devait naturellement résulter de quatre heures de spectacle sans intérêt. Le souvenir de l’ancien succès de Figaro a seul empêché les spectateurs de témoigner leur mécontentement. Il n’en a pas été de même hier à la représentation du Roi et le Laboureur, tragédie nouvelle.

Arnault[114] avait dit partout qu’elle était de lui. Talma et Lafont y jouaient, il n’en fallait pas tant pour attirer tout Paris; aussi à cinq heures la queue s’étendait déjà jusque dans le jardin du Palais-Royal. On a commencé à 7 heures. De mémoire d’homme on n’a vu amphigouri pareil; ni plan, ni action, ni style. Un roi de Castille qui tombe de cheval en chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats, n’est secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure trois mois dans leur cabane, apparemment sans qu’aucun de ses ministres ou de ses courtisans viennent le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui ils ont reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant regrettée par le doucereux roi, car, comme de juste, il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il vient quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour la revoir, mais au lieu d’elle il trouve le vieux Juan, qui lui débite des plaintes à n’en pas finir contre le gouvernement actuel. Le roi ne trouve d’autre remède à cela que de le faire son premier ministre. Mais voilà tout à coup qu’un Léon, soldat jadis fiancé avec Félicie, revient d’Afrique, où on le croyait enterré depuis longtemps, tout exprès pour l’épouser. Cela ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de cinq ou six belles maximes, elle tâchera de s’y résoudre. Cependant ce Léon est reconnu par ses anciens camarades, qui sont indignés de le voir toujours simple soldat et qui viennent demander au roi une récompense pour lui. Le roi le fait sur-le-champ son connétable. Le bon Léon, tout content, s’en va bien vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est pressé, car il est six heures du soir, et il veut cueillir cette nuit même le prix de son amour. Tout va très bien jusque-là; mais le roi s’avise d’aller aussi à la chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau brevet qu’il vient de lui donner, la main de sa Félicie. Léon lui dit: «Je n’y veux pas consentir,

Et j’aime, en Castillan, ma maîtresse et mon roi.

C’est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus le roi le poignarde. C’est ainsi que finit le quatrième acte.

Jusque-là le public avait souffert assez patiemment trois expositions différentes et quatre ou cinq beaux discours, tous remplis, pour être plus touchants, de belles et bonnes maximes extraites de Voltaire, Helvétius, voire même de Puffendorff; mais ce coup de poignard a tout gâté. L’ennui général s’est manifesté par de nombreux coups de sifflet, et on a baissé la toile au milieu du cinquième acte[115]. Ce qui a le plus amusé le public, c’est le style original de la pièce. D’ordinaire, la dureté des vers est rachetée par quelque force dans la pensée; mais ici c’est l’énergie de la fadeur.

Voici, mon cher Mounier, quelles sont les belles productions de nos contemporains, heureux encore s’ils se contentaient de faire des ouvrages ridicules. Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur basse lâcheté, je tâche de m’isoler le plus possible; je travaille beaucoup l’anglais et je relis sans cesse Virgile et Jean-Jacques. Je compte être bientôt débarrassé de mon uniforme et pouvoir me fixer à Paris. Ce n’est pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu’une autre; mais dans l’impossibilité d’être où je voudrais passer ma vie, c’est celle qui m’offre le plus de moyens pour continuer mon éducation.

Peut-être un jour viendra que je pourrai habiter le seul pays où le bonheur existe pour moi; en attendant, cher ami, écrivez-moi souvent; les bons cœurs sont si rares qu’ils ne sauraient trop se rapprocher.

Faites, je vous prie, accepter l’hommage de mon respect à monsieur votre père, ainsi qu’à Mlle Victorine, et dites-moi si Rennes vous a plu à tous autant qu’à Philippine[116].

Happiness and friendship[117].

H. B.,
rue Neuve-Augustin, nº 736, chez M. Bonnemain.

IV

Au Même.

Paris, 16 messidor an X (5 juillet 1802).

Je ne reçois voire lettre qu’aujourd’hui, mon cher Mounier, à mon retour de Fontainebleau, où j’ai passé plusieurs jours à chasser et à disputer avec mon général[118]. Il voulait absolument me reprendre comme aide de camp et me faire nommer lieutenant; moi je voulais donner ma démission, et c’est ce que j’ai fait avant-hier; ainsi, à compter du 12 messidor, je suis redevenu libre et citoyen.

Quelle idée avez-vous donc sur nos lettres, mon cher Mounier? Est-ce que nous nous écrivons pour faire de l’esprit ou pour nous communiquer franchement ce que nous sentons? Ecrivez-moi avec votre cœur et je serai toujours content. J’ai été charmé de la description de la ville de Rennes. Je vous vois déjà dans une délicieuse petite chambre donnant sur les Tabors, rêvant à la jolie fille du Maine ou aux charmantes sœurs qui, Parisiennes et militaires, emporteront votre cœur d’assaut. Vous avez beau me plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur le philosophe, tout comme un autre vous serez d’abord entraîné par les femmes vives et légères. Une d’elles, avec un peu de coquetterie, vous persuadera facilement que vous l’adorez et qu’elle vous aime un peu. Vous en serez fou pendant deux mois, vous croirez avoir trouvé cette femme unique qui seule peut faire votre bonheur sur la terre. Mais vous vous apercevrez bientôt que ce qu’on a fait pour vous, on l’a fait aussi pour vingt autres. Vous la maudirez, vous vous en voudrez bien. Quelque temps après, vous trouvez une femme aimable, d’un tout autre caractère, une femme unique dans son genre; celle-ci est aussi réservée et aussi douce que l’autre était vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne vous prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous reçoit avec une froideur apparente qu’elle dément bien vite par un tendre regard. Vous êtes transporté, vous êtes le plus heureux des hommes; pour cette fois vous n’êtes pas trompé. Hélas! quinze jours après, vous vous apercevez qu’on répète déjà avec un autre le rôle qu’on avait joué avec vous.

Lassé bientôt de ce commerce de tromperie, vous vous accoutumerez à ne regarder les femmes que comme de charmants enfants, avec lesquels il est permis de badiner, mais à qui l’on ne doit jamais s’attacher. Vous deviendrez alors ce qu’on appelle un homme aimable, vous plaisanterez tout, vous serez entreprenant, vous ferez la cour à toutes les belles que vous verrez, elles vous trouveront délicieux.

Mais tout à coup, vous trouverez une femme auprès de qui toute votre assurance s’évanouira; vous voudrez parler et les paroles expieront sur vos lèvres; vous voudrez être aimable et vous ne direz que des choses communes. Alors, croyez-moi, mon cher Mounier, si l’absence ne fait qu’augmenter votre passion, si les objets qui vous plaisaient le plus vous deviennent fades et ennuyeux, c’est en vain que vous voudriez vous en défendre, vous êtes amoureux et pour la vie.

Rappelez-vous que vous m’avez promis franchise entière; ne craignez pas ma sévérité.

Non ignara mali, miseris succurrere disco.

Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis l’Enéide quelquefois; aussi je quitte la tendre Didon pour des hommes plus modernes. Dans ce moment, par exemple, je viens de lire les Nouveaux tableaux de famille d’A. Lafontaine[119]. J’ai été vraiment charmé; il y a là un Whater à qui vous porterez envie. Ce roman m’a un peu réconcilié avec les Allemands. Est-ce que vraiment quelques-uns d’entre eux auraient de l’esprit?

Je trouve vos assemblées du vendredi superbes; je vois d’ici Mlle Victorine faisant les honneurs de la maison, et vous, signor prefetino, distribuant des calembours à droite et à gauche; je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas être un des aides de camp du général que vous recevez si bien.

Dites-moi ce qu’ils font, ce qu’ils disent; en un mot, si ce sont de bons diables, et surtout answer fast to your everlasting friend,

H. B.

V

A sa sœur Pauline
[120].

Paris, 4 fructidor, An X (22 août 1802.)

Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de peur de ne pouvoir le faire de longtemps, j’ai sur ma table onze ou douze lettres auxquelles il faut que je réponde, et qui attendent leur tour depuis un mois; prends de l’ordre de bonne heure, je n’en ai que pour mes études, et j’ai bien souvent occasion de m’en repentir dans mes relations sociales; prends pour principe de toujours répondre à une lettre dans les quarante-huit heures qui suivent sa réception.

Prends tout de suite un maître d’italien, quel qu’il soit; en attendant de l’avoir, copie, et apprends par cœur les deux auxiliaires essere et avere, tâche de comprendre le beau tableau qui est à la tête de ta grammaire italienne. Je te conseille de prendre une grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire chaque soir avant de te coucher le verbe avere, ensuite le verbe essere. C’est le seul moyen d’apprendre, je compte là-dessus.

Tu pouvais lire beaucoup mieux que l’Homme des Champs[121]. C’est un pauvre ouvrage. Lis Racine et Corneille, Corneille et Racine et sans cesse. Puisque tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Géorgiques, de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, tu peux lire la Henriade. Tu y prendras une très légère idée du genre de ces grands hommes. Lis La Harpe; son goût n’est pas sûr, mais il te donnera les premières notions, et si jamais j’ai le bonheur de pouvoir passer deux mois à Claix[122] avec toi, loin des ennuyeux, nous parlerons littérature. Je te dirai ma manière de voir et j’espère que tu sentiras de la même manière. Il y a en toi de quoi faire une femme charmante, mais il faut t’accoutumer à réfléchir, voilà le grand secret.

Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en avoir dans l’oreille. Tu me feras bien plaisir de chercher le quatrième acte d’Iphigénie, scène quatrième et d’apprendre la tirade qui commence par ces mots mon père, jusqu’à que je leur vais conter. Je te conseille de les copier et de les lire le soir. Il est très essentiel de bien lire les vers, je voudrais que d’ici au mois de septembre prochain, tu susses tout le rôle d’Iphigénie, je t’apprendrais à le déclamer. Tu pourras te borner à lire de Corneille, les pièces suivantes: le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Polyeucte. Prie le grand-papa de te prêter le Misanthrope, de Molière. Tu pourras lire Radamiste et Zénobie, de Crébillon, Mérope, Zaïre et la Mort de César, de Voltaire. Si ton goût est juste, tu placeras Corneille et Racine au premier rang des tragiques français, Voltaire et Crébillon au deuxième. Je finis en te recommandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je suis comme l’Eglise, hors de là point de salut.

C’est avoir profité, que de savoir s’y plaire.

H. B.[123].

VI

A Edouard Mounier.

Paris, 1er compl. X[124] (18 septembre 1802).

Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, mon cher Edouard, parce que j’étais tombé dans une mélancolie noire que je ne voulais pas dire à mes amis. Mais on dit que monsieur votre père a eu un différend avec votre évêque. Donnez-moi de grands détails là-dessus, je vous prie. La cause de la philosophie défendue par le plus grand de mes concitoyens fait bouillir mon sang dans mes veines.

Adieu, mon cher ami; veuillez bien présenter l’hommage de mes respects à Mlle Victorine. Est-ce que vous ne viendrez point à Paris cet hiver?

H.B.

VII

Au Même.

Paris, 21 nivôse XI (11 janvier 1803).

Qu’aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pendant six mois de ma vie passés dans la folie la plus complète? Je l’ai enfin connue cette passion que ma jeunesse ardente souhaita avec tant d’ardeur. Mais à présent que l’aimable galanterie a pris la place de ce sombre amour, après avoir été tant plaisanté par mes amis, je puis en plaisanter avec vous. Oui, mon ami, j’étais amoureux et amoureux d’une singulière manière, d’une jeune personne que je n’avais fait qu’entrevoir, et qui n’avait récompensé que par des mépris la passion la mieux sentie. Mais enfin tout est fini; je n’ai plus le temps de rêver, je danse presque chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous la tutelle de mes amis, qui n’ont trouvé d’autre moyen de me guérir que de me faire devenir amoureux. Aussi suis-je tombé épris d’une femme de banquier très jolie; j’ai dansé plusieurs fois avec elle, je me suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui écrire ma cinquième lettre, elle m’en a renvoyé trois sans les lire, elle a déchiré la première, suivant toutes les règles elle doit lire la cinquième et répondra à la sixième ou septième[125]. Elle a épousé il y a six mois le brillant équipage et les deux millions d’un badaud qui a la platitude d’en être jaloux, jaloux d’une femme de Paris! il prend bien son temps; aussi je compte bien m’amuser avec cet animal là. Il m’a donné une comédie impayable avant-hier. Malli m’avait donné son mouchoir et son argent à garder; elle est sortie beaucoup plus tôt qu’elle ne m’avait dit, ce qui a fait que Monsieur son mari m’est venu chercher à une contre-danse que je dansais à l’autre bout de la salle, pour me demander les affaires de sa femme. Il était si plaisamment sérieux en faisant ce beau message, que tout le monde a éclaté; j’en ris encore en vous l’écrivant. Hier soir, il m’a boudé et, comme je disais que j’étais charmé que l’usage de l’épée et des habits brodés revînt, il a dit, d’un air judicieux, que ce n’était qu’un moyen de plus donné aux étourdis pour troubler la société.

Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes progrès. Je suis le premier amant de Mme B.; des gens qui valaient beaucoup mieux que moi ont été refusés; je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre fier, mais en vérité ces jouissances d’amour-propre sont bien courtes. Je jouis un instant lorsque, penchée sur les bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais un petit homme avec le bout de son mouchoir; mais lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence de mes succès cette année et l’année dernière, je deviens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de celle que j’aime encore, malgré moi; je sens des larmes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la reverrai jamais;—mais convenez que je suis bien sot; ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies. Mais cette fille, que m’a-t-elle fait après tout, pour être tant aimée? elle me souriait un jour, pour avoir le plaisir de me fuir le lendemain; elle n’a jamais voulu permettre que je lui dise un mot; une seule fois j’ai voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris; enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage qu’un morceau de gant[126]. Convenez, cher Mounier, que mes amis ont raison, et que, pour un officier de dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle m’eût aimé; mais la cruelle s’est toujours fait un jeu de me tourmenter; non elle n’est que coquette; aussi je l’oublie à jamais, et je la verrais dans ce moment que je serais aussi indifférent pour elle, qu’elle fut pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.

Mais, pardon, mon ami, je vous ennuie de mes folies, c’est pour la dernière fois; je sens que je l’oublie. Est-ce que je n’aurai pas le plaisir de vous embrasser cet hiver? Venez un peu voir notre Paris à présent qu’il est dans son lustre; je suis sûr que tout philosophe que vous êtes, il vous plaira beaucoup plus qu’au printemps. Dans tous les cas j’espère que nous vendangerons ensemble dans notre Dauphiné. Venez, mon cher Mounier, comparer nos gais paysans de la vallée avec vos Bretons. Est-ce que Mlle Victorine ne sera pas de la partie? Dans tous les cas présentez-lui mes hommages, et croyez à l’endless friendship of

H. B.

VIII

Au Même.

Paris, 27 ventôse XI (18 mars 1803).

Savez-vous que vous vous conduisez très mal, mon cher Mounier. Je vous écris des lettres superbes, des lettres de quatre pages, et vous restez trois mois sans donner signe de vie; cela est affreux; à moins que vous ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le sieur Pison qui part d’ici sans crier gare! Vraiment vous devenez tous Bas-Bretons. Il faudra plus de six mois de séjour à Paris pour vous rappeler à votre ancien caractère. Donnez-moi des détails sur le carnaval de Rennes. Je me suis amusé ici comme un dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus jolies connaissances du monde. Je vais tous les mardis dans une maison où Mme Récamier vient; on fait de la musique; les mères jouent à la bouillotte, leurs filles à de petits jeux, et presque toujours on finit par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans une société de l’ancien régime où l’on m’appelle M. de Beyle; on y parle beaucoup de la religion de nos pères, et le charmant abbé Delille nous dit des vers après boire. Le samedi, la plus jolie de mes soirées, nous allons chez M. Dupuy, où se trouvent des savants de toutes les couleurs, de toutes les langues et de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient souvent avec son maître Legouvé! On y parle grec; sentez-vous la force de ce mot-là? Si vous y étiez vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment vous pouvez habiter Rennes. Vous avez du crédit, venez à Paris. Ayez-y une place, et vous ne regretterez pas vos Bretons.

Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble? cela serait délicieux. Nous partons d’ici neuf... à la fois. Je me donne des peines incroyables, trois fois la semaine, pour apprendre la gavotte pour pouvoir faire briller quelque jolie petite fille de notre country. Serez-vous témoin de mes succès? cette douce espérance ferait redoubler mes efforts.

Allons, mon cher Édouard, évertuez-vous et écrivez-moi deux pages de chronique scandaleuse. Savez-vous l’histoire du collier qui ne coûte que 12 mille francs, quoiqu’il en vaille 22,000?

Mille respects à M. votre père, ainsi qu’à Mlles vos sœurs, et, je vous en prie, réponse.

Friendship and happiness.

H. B.,

rue d’Angeviller, nº 153.

IX

Au même.

Paris, 5 germinal XI (26 mars 1803).

Comment diable passer à l’autre monde, lorsqu’on est aussi aimé et aussi aimable que vous l’êtes? Ç’aurait été très mal à vous je vous jure. Vous voilà donc éternellement à Rennes; c’est charmant pour vous puisque vous vous y amusez, mais convenez que c’est bien triste pour vos amis. Ne viendrez-vous pas au moins vendanger les charmantes vignes de la vallée? Je vous en conjure avec toute la mélancolie convenable, par les souvenirs antiques, par les longues heures passées auprès de ces grands rochers couronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la patrie enfin qui fait errer le doux sourire de la tendresse sur les lèvres... mon ami, excusez-moi, je ne sais plus où j’en suis, ni comment finir ma phrase. Vous savez que la Delphine a infatué toutes les jolies femmes du style ossianique et que moi, malheureux, qui suis obligé d’écrire une lettre de sentiment ou deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir mettre un peu de mélancolie.

A propos de Delphine, dites-moi au long ce que vous en pensez, vous qui connaissez Ossian, la littérature allemande, Homère, etc., etc. On n’en parle déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel effet elle a fait sur vous, philosophe. Je vous dirai qu’il me semble que Léonce n’est pas amoureux. Mme de Staël n’a pris que le laid de l’amour. Delphine me paraîtrait assez aimable si elle n’était pas si métaphysicienne. Au reste, je crois qu’on pourrait tirer de ce roman beaucoup de pensées ingénieuses et même profondes sur la société de Paris[127]. Je connais bien peu de femmes de 40 ans qui ne ressemblent pas de près ou de loin à Mme de Vernon. En me parlant de l’ouvrage, dites-moi votre avis sur l’auteur, avec qui vous avez soutenu thèse à ce qu’il me semble.

Vous me parlez de ma B... Je l’ai plantée là il y a 2 mois, qui plus est sans l’avoir eue; elle a fait venir chez elle une nièce charmante dont le mari dompte les nègres de Saint-Domingue. J’ai entrepris de dompter aussi à mon tour; mais elle fait une résistance superbe; elle est aidée par sa tante, qui est endiablée contre moi et qui me fait manquer toutes les occasions de finir. J’en suis si vexé, que je finirai peut-être par avoir la tante pour pouvoir approcher la nièce. Ce qui m’étonne le plus, c’est que la petite m’aime; elle m’écrit des lettres qui, malgré leurs fautes d’orthographe, sont assez tendres; elle m’embrasse de tout son cœur quand je lui en donne l’occasion, mais niente più. Je commence à croire, le diable m’emporte, à l’amour platonique. Vous voyez, cher Edouard, qu’en amour comme en guerre tout n’est pas succès. Tout considéré, je mène dans deux heures ces dames au bal; je veux en finir; je m’en veux de me sentir agité par une petite coquette de vingt ans.

Savez-vous que pendant que nous portons la gloire de Grenoble aux deux bouts de la France, on nous enlève les beautés qui ornaient nos bals. Mon pauvre cousin Félix Mallein a été sur le point de se pendre ou de se jeter dans la rivière, parce que Mlle M*** l’a abandonné pour je ne sais quel carabin qui l’a épousée. R... a épousé Mlle M..., celle dont il disait tant d’horreurs il y a un an. Une demoiselle que vous avez peut-être connue et qui avait deux amants, tous deux hommes de beaucoup d’esprit, a formé le projet de se laisser mourir de douleur, depuis que l’un des deux s’est laissé mourir de la fièvre. Si j’avais l’honneur d’être l’amant restant, je me croirais obligé d’aller en poste consoler la belle affligée; il est beau de n’être même que successeur quand c’est dans un si beau poste.

Adieu, mon cher Mounier; vous voyez que je suis exact, je veux réparer le temps perdu. Je n’ai rien reçu de vous depuis quatre mois; dites-moi où vous m’avez adressé votre précédente lettre, et de grâce venez avec nous à Gren. en fructidor.

Avez-vous des nouvelles de la belle Caroline?

Comment se porte votre sabre? En avez-vous fait usage depuis moi?

H. B.

X

A son père.

Paris, 11 floréal an XI (1er mai 1803).

Mon cher papa,

Je viens encore te parler argent, mais j’espère que c’est pour la dernière fois.

Le général M. X...[128], qui va partir pour son inspection, qui voulait me rengager avec lui, et qui ne cesse de m’accabler de bontés m’a invité à aller pour six jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de six jours, j’en ai passé huit, il m’a fallu prendre un cabriolet pour aller à Fontainebleau et ce voyage me revient à plus de 55 fr. Je suis arrivé ici hier, et ce matin je viens de recevoir une invitation charmante de M. Misou qui m’engage à aller passer la semaine prochaine à Clamart, où l’abbé Delille sera. Je crois que, pour peu que je reste encore ici, toutes mes connaissances, surtout Mme de N...[129], m’obligeront à aller les voir à la campagne et une fois arrivé m’y feront passer ma vie. Je dépenserai beaucoup cet été et peut-être plus que cet hiver. J’aime donc mieux, si tu le trouves bon, m’en aller économiser cinq mois à Claix, là je ne dépenserai absolument rien, et par là je pourrai aller en société l’hiver prochain.

J’ai soif de la campagne et je sens que je ne pourrais jamais résister à Mme de N...

Je n’ai presque point de dépenses à faire avant que de partir: une paire de bottes 36 fr., une paire de pistolets 48; voilà ce qui m’est nécessaire avec deux ou trois pantalons de nankin. Si tu es en argent, j’y ajouterais une vingtaine de volumes qui me seront très utiles à Claix pour travailler.

Je dois en outre deux mois de leçons au père Jeky[130] et deux louis à Faure[131]—j’ai été obligé de les emprunter pour aller à Fontainebleau; ne voulant pas suivre le général M... à son inspection, je ne pouvais refuser d’aller passer huit jours avec lui. D’ailleurs je désirais beaucoup connaître le général Moreau; il est venu passer deux jours avec nous[132].

XI

A Edouard Mounier.

16 prairial XI (6 juin 1803).

Je n’ai reçu qu’il y a huit jours, mon cher Mounier, votre lettre de morale du 9 pluviôse. Jamais morale n’est venue plus à propos; j’étais excédé de deux femmes que j’ai sur les bras depuis trois mois. Mon père me pressait depuis longtemps de l’aller voir; il se plaignait d’être abandonné par son fils. Ma foi, votre morale m’a décidé, je pars, je quitte le séjour de l’aimable Paris, enchanté des choses vraiment belles qui y sont, mais bien dégoûté de ce qu’on y appelle bonne compagnie. D’ailleurs, il est temps de réfléchir. J’ai vingt ans passés, il faut se former des principes sur bien des choses et tâcher de mener une vie moins agitée que par le passé! Si je ne craignais pas que vous vous moquassiez de moi, je vous dirais que, barque sans pilote, j’ai erré au gré de toutes les passions qui m’ont successivement agité. Je n’en ai plus qu’une; elle m’occupe tout entier; toutes les autres se sont évanouies et m’ont laissé le plus profond mépris pour des choses que j’ai bien désirées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque vous saurez que, comme le mal est bon à quelque chose, une des illustres dames que j’adore, et qui me fait l’honneur d’être jalouse de moi, a voulu me fixer ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans les chasseurs de la garde du Consul. C’était tentant, convenez-en bien. Admirez ma sagesse: j’ai refusé.

Après ce trait sublime, je compte sur votre estime pour le reste de ma vie, et, par conséquent, sur vos avis. Point de flatterie; dites-moi vos avis franchement, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis vous découvrir quelque défaut.

Adieu; je compte rester quatre mois à Grenoble. J’attends une lettre de Rennes; dès que je l’aurai reçue, je vole dans votre chère patrie.

Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à Henri B..., Henri en toutes lettres, pour éviter toute méprise. Que vous seriez aimable, si vous veniez cet automne à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire de bonnes méchancetés! Mallein est à Marseille; je vais m’ennuyer comme un mort avec tous les paquets de notre endroit. Donnez-moi en détail des nouvelles de la belle dévote.

XII

Au Même.

[Grenoble] 9 messidor XI (28 juin 1803).

Ma foi, vous êtes un homme abominable; il n’y a plus moyen de vivre avec vous; vous avez toujours raison. Vous me plaisantez sur ce que vous appelez mes bonnes fortunes, mais il n’y a plus de bonne fortune dans ce monde. Tout homme qui se vante de ces sortes de succès est attaqué de la fatuité dont vous m’accusez, car il donne du prix à ce qui n’en a point. Dans ce genre-là, une barbe bien noire et de larges épaules sont les plus grand moyens de succès, et ces succès ne sont pas flatteurs.

Peut-être que tout cela n’est pas très juste; mais je suis piqué d’être fat sans m’en douter, car je ne trouve rien de plat comme ce genre-là; aussi je me jure bien à moi-même de ne jamais plus parler femmes à personne. Et elles ne valent guère la peine de nous occuper: les unes nous ennuyent; celles qui pourraient nous rendre heureux nous tourmentent. Ainsi, sortons de cet enfer et promettons-nous bien de ne pas ajouter au ridicule de nous laisser troubler par leurs caprices celui d’en ennuyer nos amis.

Puisque vous aimez la vertu, mon cher Edouard, vous serez content de mes lettres, car depuis deux jours que je suis ici je ne vois que des vertus. J’ai les oreilles battues de ce qu’on nomme le machiavélisme des Parisiens.

A propos, baisez ma lettre, mettez-la sur votre cœur, expirez de jouissance: j’ai vu hier et je verrai encore ce soir, j’ai baisé la main et je donnerai le bras ce soir, j’ai vu hier, je verrai aujourd’hui et demain, et après-demain, et tant que je voudrai, the fair Eugeny.

Je suis déjà au fait de la chronique de la ville: la moglie de Cornuto est à Echirolles[133]; le badaud mon cousin est né à Paris, comme vous savez. Votre confrère F. a paru faire la cour à plusieurs femmes qui, en faveur de l’uniforme, sont allées jusqu’à oublier leur vertu, même, à ce qu’on dit, avant qu’il les en priât. C’est une belle chose qu’une broderie d’argent; quand la porterez-vous? Mais bien mieux. Candide, non l’amant très favorable de la belle Cunégonde, mais Candide C..., amant très peu favorisé de Mlle T..., meurt d’amour. Ce que je vous dis est à la lettre. Ce pauvre amoureux, qui est déjà d’une pâleur affreuse, va tous les jours se promener de 2 à 3 sur le rempart à côté du commandant, au grand soleil, pour entrevoir sa belle à travers les croisées que la mère fait fermer à doubles vitres. Hé! est-ce difficile ça? Eh bien! je suis si piqué de votre lettre que quand je viendrai à bout de cette vertu là je jure de ne vous en rien dire; c’est une perte que vous faites là au moins, car rien ne doit être si comique que ces vertus défendues par leurs mères. Elles doivent aimer à profiter du temps. A propos, C... et R. D., qui avaient si bien profité du leur auprès des demoiselles D..., épousent. Comment trouvez-vous cela, à vingt ans, se marier? on doit être diablement las l’un de l’autre avant 25 ans. Je crois que le mariage tel que nous le pratiquons doit tuer l’amour, si tant est qu’il existe. D’abord, dans nos mœurs, un mari est toujours ridicule. Que pensez-vous de ça?

Vous voyez que je vous traite en savant, car il y a là dedans de l’économie politique, de la connaissance de l’homme, etc., etc. En récompense, brûlez les lettres, où je vous parais un fat et, au nom de Dieu, plaisantez-moi ferme si jamais je retombe dans ce maudit défaut; à vos yeux s’entend, car je veux vous mener à Paris dans un an chez les femmes dont je vous ai parlé. Vous me succéderez si vous voulez. Je voulais rompre pour vous prouver que je ne suis pas fat; je ne romprai pas, je vais leur écrire aujourd’hui; je veux vous y présenter et vous faire hériter de ma place.

Adieu; venez donc à Gr...[134]; nous courrions les montagnes, nous nous amuserions, nous chasserions; pour moi je m’en vais errer dans les roches comme le malheureux Cardénio. Au fait, ce pays m’enchante et est d’accord avec ce qui reste encore de romanesque dans mon âme; si vraiment une Julie d’Etange existait encore, je sens qu’on mourrait d’amour pour elle parmi ces hautes montagnes et sous ce ciel enchanteur.

Mais ne voilà-t-il pas encore de l’enchanteur? je retombe sans cesse dans le ridicule. La pauvre jeunesse est bien malheureuse, de l’amour sans tranquillité ou de la tranquillité sans amour. Je vous crois tranquille, vous; parlez moi de cela et accoutumez-vous aux longues lettres; je me dédommage avec vous de l’ennui qui m’accable dans un pays où je devrais mourir de plaisir si tous les habitants y étaient.

H. B.

XIII

Au Même.

Claix, 12 thermidor XI (2 juillet 1803).

A la bonne heure, rien n’est charmant comme de recevoir dans la solitude une lettre qui intéresse d’abord, et qui donne ensuite le délicieux plaisir de blâmer à son tour. Mais vous ne me dites pas si, pour votre soi-disant future, il fallait avoir le bonheur, avoir le plaisir ou seulement avoir la faiblesse. Un scélérat se serait donné dans les deux premiers cas le plaisir de l’avoir, dans le deuxième celui de s’en moquer. Mais la plaisanterie n’est naturelle que dans le tourbillon de la gaieté; parmi les bois et leur vaste silence, l’esprit s’en va, il ne reste qu’un cœur pour sentir.

Je suis étonné que vous, homme d’esprit, homme instruit, fils d’un homme digne de donner des lois à sa patrie, scandalisiez un soldat qui n’a su de sa vie que l’algèbre de Clairaut et les manœuvres de cavalerie. Quoi, il est moins criminel d’être le centième amant d’une femme mariée que d’être le premier! Moi j’aime mieux me damner en raisonnant juste. Il me semble qu’une loi n’est obligatoire, que par conséquent sa violation n’est un crime, que lorsque cette loi vous assure ce pour quoi elle est faite. La loi de la fidélité du mariage vous assurait une épouse fidèle, une compagne, une amie pour toute la vie, des enfants dont nous aurions été les pères; enfin, un bonheur bien au-dessus, selon moi, du plaisir fugitif que nous trouvons dans le bras des femmes galantes; mais cette loi n’existe plus que dans les livres, et les épouses fidèles ne sont plus même dans les romans. Il est d’ailleurs évident que le Français actuel, n’ayant pas d’occupation au forum, est forcé à l’adultère par la nature même de son gouvernement.

Lorsqu’on a le malheur d’être désabusé à ce point, que reste-t-il à faire à l’homme sensible et honnête? Se mariera-t-il pour avoir le désespoir de voir les déréglements de sa femme et le malheur affreux de ne pas oser montrer sa tristesse? ou espérera-t-il dans sa femme assez de vertu pour lutter contre tout l’effort des mœurs de son siècle? Et dans ce dernier cas la certitude de l’immensité du danger lui donnerait des soupçons, et le bonheur est bien loin dès que les soupçons paraissent.

Actuellement, si vous supposez à cet homme sensible assez de force pour raisonner ainsi de sang-froid, mais non pas assez pour dompter et le courant de son siècle et toute l’impétuosité de ses passions, que deviendra-t-il dans l’orage, doutant même dans le calme?

Je vous avouerai, mon cher Edouard, qu’agité par ces réflexions, qui même ne se sont débrouillées à mes yeux que depuis quelques jours, j’ai jusqu’ici été conduit par le hasard. J’espérais trouver une femme qui pût sentir l’amour mieux que ça. Je les croyais toutes sensibles, je n’ai vu que des sens et de la vanité. J’en suis à regretter de m’être formé une chimère que je cherche depuis cinq ans. Je veux employer toute ma raison pour la chercher, et elle revient toujours. Je lui ai donné un nom, des yeux, une physionomie; je la vois sans cesse, je lui parle quelquefois; mais elle ne me répond pas, et, comme un enfant après avoir embrassé une poupée, je pleure de ce qu’elle ne me rend pas mes baisers. Je vois qu’actuellement il n’y a plus que de grandes choses qui puissent me distraire de cet état affreux de brûler sans cesse pour un être qu’on sait qui n’existe pas, ou qui, s’il existe par un hasard malheureux, ne répond pas à ma passion. L’amour, tel que je l’ai conçu, ne pouvant me rendre heureux, je commence depuis quelque temps à aimer la gloire; je brûle de marcher sur les traces de cette génération de grands hommes qui, constructeurs de la Révolution, ont été dévorés par leur propre ouvrage. N’en étant pas encore là, je prends part aux factions de Rome, ne pouvant faire mieux, et je nourris dans mon cœur l’immortel espoir d’imiter un jour les grands hommes que je ne puis pour le moment qu’admirer.

Mais je m’emporte; mes meilleurs amis me disent: tu es fou. Vous-même vous riez de ces balivernes; tout ce que je vous demande, c’est d’en rire tout seul.

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