Souvenirs d'égotisme: autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski
De semblables projets veulent être achevés.
Je reviens à votre lettre, qui est charmante; je réclame de plus grands détails sur la fille du C... altéré. Où en êtes-vous?
A Grenoble, rien de nouveau. Les femmes, tout en parlant vertu et en donnant le pain bénit, se conduisent comme ailleurs. De temps en temps, Messieurs les maris s’en aperçoivent; alors? alors ils se prennent de belle passion pour elles et les en aiment plus qu’auparavant.
Je suis allé, il y a trois jours, au Tivoli de Grenoble, un diminutif de la Redoute; mais je l’ai trouvé aussi plat que je trouvais celle-ci charmante. J’y ai renouvelé connaissance avec une Mme F... qui a de beaux yeux et qui est, je crois, votre parente.
Vous voyez, mon cher Mounier, que les solitaires sont bavards; faites-moi croire que vous êtes solitaire, sans quoi je n’oserai plus vous barbouiller quatre pages. Offrez, je vous prie, l’hommage de mon respect à toute votre famille.
H. B.
XIV
Au Même.
Grenoble, 20 vendémiaire XI (13 septembre 1803).
Vous ne me donnerez donc plus de vos nouvelles, mon cher ami? Vous n’avez pas d’idée du prix que j’y attache; j’ai appris, il y a quelques jours, une chose qui m’a bien mortifié. Vous avez eu, cet hiver, un accident affreux sur la glace et vous ne m’en avez rien dit. Suis-je donc pour vous un ami de régiment et croyez-vous que ce qui vous arrive ne m’intéresse pas? En ce cas-là, je suis bien différent de vous, et mon cœur est bien plus souvent à Rennes que vous ne vous l’imaginez. Écrivez-moi donc bien des détails.
Ne sauterez-vous point avec le consul sur un bateau plat, to hear Shakespeare’s divine language in his country? A votre place, je ferais la folie, non par ambition, mais pour voir une des plus belles époques de l’histoire moderne[135]. Je suis gai depuis que je suis malade. J’ai eu une fièvre qui s’est annoncée d’abord comme très violente et qui a cédé peu à peu aux remèdes. Et vous?
Après le plus bel automne, nous avons ici, au milieu de nos vendanges, un temps digne d’Ossian; des tempêtes de pluie et de vent engouffré dans nos hautes montagnes qui émeuvent; le lendemain, les Alpes couvertes de neige et un air pur et frais qui invite à la chasse. Je trouve que toutes ces révolutions, dans les grandes productions de la nature comme dans le cœur de l’homme, se ressemblent, sublimes de loin et bien tristes de près. Adieu, mon cher Mounier, comptez-moi pour un de vos meilleurs amis. Vous avez ici une cousine qui devrait bien vous y amener; jamais plus de pudeur ne se joignit à tant de beauté. Elle n’est pas si dévote qu’on vous l’avait faite. Croyez-vous que D... en soit bien amoureux?
H. B.
P.-S.—Présentez mes hommages à votre famille; embrassez pour moi le camarade Pison. Que devient-il dans tout ceci?
XV
Au Même.
Claix, 23 frimaire XII (15 décembre 1803).
Peut-être, mon cher ami, vous ne connaissez plus la voix qui vient vous parler. Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit; mais n’attribuez point ce silence à l’oubli. J’ai eu honte de ne pouvoir montrer à mes amis que les rêveries d’un fou; elles ont bien dû vous ennuyer dans mes précédentes lettres. Je ne puis cependant me résoudre à rester plus longtemps sans savoir de vos nouvelles et vous dire combien je vous aime. J’ai passé mon temps depuis trois mois dans une extrême solitude; ce contraste m’a plu en sortant de Paris où tout était pour l’esprit et rien pour le cœur. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’à force de sensibilité je suis parvenu à passer pour insensible dans ma famille; ils se sont figuré que c’était par ennui d’eux que j’étais tout le jour à la chasse, et leur soupçon a augmenté lorsqu’ils se sont aperçus que j’allais lire dans une chaumière abandonnée. Je crois que c’est là le véritable endroit pour lire la Nouvelle Héloïse; aussi ne m’a-t-elle jamais paru si charmante; j’y relisais aussi quelques lettres que j’ai reçues de mes amis, et surtout une dont je n’ai que la copie, mais qui n’en vit pas moins pour cela dans mon cœur. Il me semblait que, dans l’ordre actuel de la société, les âmes élevées doivent être presque toujours malheureuses, et d’autant plus malheureuses qu’elles méprisent l’obstacle qui s’oppose à leur félicité. Ne serait-ce pas, par exemple, la plus forte épreuve où peut être mise une âme de cette espèce, que d’être arrêtée dans ses plus chers désirs, par des considérations d’argent, et par le respect dû aux volontés d’un homme dont elle méprise l’opinion? Je ne sais si vous m’entendez; mais si vous comprenez ce qui m’arrête, je dois être justifié à vos yeux, et vous devez me répondre.
Ces idées et la tristesse qu’elles inspirent m’ont engagé à lire les ouvrages qui traitent des lois qui sont les bases des usages et des mœurs; j’avais aussi un secret orgueil de me rapprocher par là de celui de mes compatriotes que j’estime le plus[136]. J’ai donc lu le Contrat social et l’Esprit des lois. Le premier ouvrage m’a charmé, excepté lorsqu’il dit que 600,000 Romains pouvaient voter en connaissance de cause sur les affaires. Le second, que j’ai lu deux fois, m’a paru bien au-dessous de sa réputation. Je vous dis ça à vous qui, instruit dans cette partie, ne verrez pas de l’orgueil, mais une consultation, dans ce que je vous dis. Que m’importe de savoir l’esprit d’une mauvaise loi; cela m’enseigne à faire un extrait et voilà tout. Ne valait-il pas bien mieux dire les lois qui, prenant les hommes tels qu’ils sont, peuvent leur procurer la plus grande masse de bonheur possible? Ce livre, fait comme le pouvait faire Montesquieu, eût peut-être prévenu la Révolution.
J’ai enfin lu un ouvrage qui me semble bien singulier, sublime en quelques parties, méprisable en d’autres, et bien décourageant en toutes: l’Esprit d’Helvétius. Ce livre m’avait tellement entraîné dans ses premières parties, qu’il m’a fait douter quelques jours de l’amitié et de l’amour. Enfin, j’ai cru reconnaître qu’Helvétius, n’ayant jamais senti ces douces affections, était, d’après ses propres principes, incapable de les peindre. Comment pourrait-il expliquer ce trouble inconnu qui saisit à la première vue, et cette constance éternelle qui nourrit sans espérance un amour allumé? Il n’y croit pas à cette constance dont j’ai ouï citer tant d’exemples; y croyez-vous vous-même? Croyez-vous à cette force incompréhensible de l’amour qui, parmi mille phrases insignifiantes, fait distinguer à un amant celle qui est écrite pour lui, et qui, lui faisant prêter l’oreille à cette voix presque insensible qui s’élève des autres, et que lui seul peut sentir, lui peint tous les tourments de l’objet qui l’aime, et lui rappelle que de lui seul peut venir la consolation?
Il me semble qu’Helvétius ne peut expliquer ces sentiments, ni mille autres semblables. Je voudrais pour beaucoup que vous eussiez lu cet ouvrage, qui me semble vraiment extraordinaire. Si cela est, dites-m’en, je vous prie, votre sentiment au long.
Je suis allé à Grenoble dans le temps des élections, pour voir un peu dans la nature ces assemblées si vantées dans les livres; et je vous avoue qu’elles m’ont paru bien méprisables et qu’elles m’ont bien prouvé la vérité des principes sur l’amour-propre[137].
Le bon sens montrait votre père et M. D*** au Sénat. Cinquante-sept électeurs, parmi lesquels j’ai le plaisir de compter mon père et mon grand-père, ont fait tout au monde pour cela. Une intrigue curieuse par sa ridiculité a fait nommer, au lieu de votre père, un homme dont on ne sait rien, sinon qu’il est méprisable de toutes les manières et que trois ou quatre départements l’ont rejeté. Tout le monde a vu combien les prétendus honnêtes gens nobles étaient plus attachés à leur caste qu’à leurs principes. Tous les roturiers ont nommé M. D*** et aucun noble n’a donné sa voix à M. Mounier. J’ai vu parmi tout cela les restes de la jalousie qu’inspire un talent qui s’élève à côté de nous, et combien votre père l’avait excitée. Je vous en dirai plus à la première vue.
Donnez-moi beaucoup de détails sur votre manière de vivre et sur vos desseins futurs. N’aimeriez-vous pas à voir votre père sénateur et à habiter Paris? Le gouvernement doit le connaître maintenant ou il ne le connaîtra jamais.
Adieu, mon cher ami, je vous dirais presque, si je n’avais peur de vous paraître ridicule, si vous sentez en lisant cette lettre la douce émotion qui me l’inspira? Que nos cœurs aient eu le bonheur de s’entendre ou non, croyez que les sentiments qui m’animent ne changeront jamais; j’aurais encore bien des choses à dire, mais j’ai peur de me trahir; si vous m’avez entendu vous me répondrez et en vous écrivant je pourrai tout dire.
Avouez, mon cher Édouard, que voilà des phrases absolument inintelligibles. Je reviens sur la terre et vous apprends que je serai à Grenoble dans huit jours, et probablement à Paris au commencement du printemps. N’aurons-nous donc jamais le plaisir de nous revoir? Il y a tant de moyens. Mais en attendant écrivons-nous souvent, cela ne dépend que de vous; j’aurai assez d’adresses si j’en ai une. Au diable avec vos énigmes!
Adieu, mon ami, ne brûlez pas ma lettre et trois jours après l’avoir reçue elles seront devinées, ou il y faudra renoncer. Adieu de tout cœur.
B.
XVI
Au Même.
Grenoble, pluviôse XII (janvier-février 1804.)
Mille pardons, mon bon ami, si j’ai tant tardé à vous répondre. Depuis un mois je suis plongé dans ce qu’on appelle les plaisirs du carnaval. J’ai dansé ce matin jusqu’à six heures; je me lève à quatre pour vous dire enfin une partie des choses que m’a fait éprouver votre lettre, car toutes c’est impossible.
Depuis un mois, j’ai livré ma vie à toutes les dissipations possibles. Je voulais oublier de sentir. J’ai trouvé ici, comme ailleurs, beaucoup d’amour-propre et point d’âmes. J’aime mieux les passions avec tous leurs orages que la froide insensibilité où j’ai vu plongés les heureux de ce pays. Elles me rendent malheureux aujourd’hui, peut-être un jour feront-elles mon bonheur; d’ailleurs indiquez-moi le chemin pour sortir de leur empire? Un moment de leur bonheur ne vaut-il pas toutes les jouissances d’amour-propre possibles?
Its pomp, its pleasure, and its nonsense all?
Jamais plus belle occasion ne pouvait s’offrir pour voir Grenoble dans tout son lustre. Il y a redoute tous les mercredis; MM. Périer (Auguste), Teysseire, Giroud, Lallié, le général Molitor, le préfet, le receveur du département, le payeur, le général commandant le département, etc., etc., ont donné des fêtes dans le genre de celles des ministres à Paris. Absolument dans leur genre, il y avait un peu de cette froideur que transpire l’habit brodé. On commence à sept heures, on soupe à minuit, et l’on danse jusqu’à six heures du matin. Il y a trois ou quatre tables servies splendidement, mais toujours une où il y a trente ou quarante femmes et deux hommes seulement: le préfet et le général.
MM. Silvy, Berriat, Allemand, etc., ont donné des fêtes, beaucoup moins splendides sans doute, où le ton était bien moins brillant, mais on y riait sans s’en douter; ailleurs on riait pour être aimable. Il y avait de votre connaissance à ces fêtes les deux Mallein, Alphonse Périer, Pascal, Turquin, Faure, Michaud, Colet, Montezin, Berriat, Giroud, etc., etc.
En femmes, mesdemoiselles Mallein, Pascal, Loyer, de Mauduit, d’Arancey, de Tournadre, Arnold, Girard, Dubois-Arnold. Mmes Busco, Arnold, Molitor, Renard, Périer, Regicourt ont dansé quelques contredanses et beaucoup de valses.
Je ne sais si vous pouvez vous figurer tous ces noms, et si ces détails vous plairont. Pour leur donner un peu plus d’intérêt, j’y ajouterai que the happy few a trouvé que Turquin, Périer, Pascal, Mallein, étaient les plus aimables; Mlles Tournadre, Parent, Mallein, les plus jolies et les plus aimables en femmes. Toutes ces demoiselles sont de la société de Mme Périer où l’on me paraît s’amuser beaucoup. Le préfet y va tous les soirs, et on y joue des proverbes. Il y règne, suivant les uns, beaucoup de bonhomie; suivant les autres, on y fait beaucoup d’esprit. Je suis des deux avis; on y était gai et franc, on y devient spirituel et gai.
Vous voyez, mon cher Mounier, quelle a été ma vie depuis un mois: j’ai veillé six jours par semaine et j’ai fait un petit voyage à la campagne. De toutes les parties où je suis allé, celle où je me suis le plus amusé est celle de Mme Périer. On soupait au deuxième, on avait dansé au premier. Au milieu du souper nous nous échappâmes, Mlles Mallein, Loyer, Dubois et Tournadre, Félix Faure, Colet, Arnold et moi, et nous dansâmes une douzaine de contredanses avec la joie de dix-huit ans.
Pour achever de vous mettre au fait, le public marie Mlle Loyer, chez qui nous dansons ce soir, à Casimir Périer et Mlle Alex. Pascal à Alexandre Périer. Ceci entre nous, ainsi que tout le reste. Vous savez combien la discrétion est une belle chose; ainsi brûlez ma lettre.
Vous parler de moi après tout cela, c’est bien présomptueux. Cependant, comme je suis bien persuadé de votre amitié pour moi, je suis le fil de mes idées et je réponds à votre lettre. Vous avez deviné mon secret, mais vous vous faites une fausse idée de moi: j’estime peu les hommes parceque j’en ai vu très peu d’estimables; j’estime encore moins les femmes parce que je les ai vues presque toutes se mal conduire; mais je crois encore à la vertu chez les uns et chez les autres. Cette croyance fait mon plus grand bonheur; sans elle je n’aurais point d’amis, je n’aurais point de maîtresse. Vous me croyez galant, et vous vous figurez sous mon nom un sot animal. J’en sens trop bien le ridicule pour l’être jamais dans toute la force du terme. J’ai pu avoir quelques bouffées d’amour-propre, comme tous les jeunes gens; j’ai pu être fat par bon ton lorsque je me croyais regardé; mais tout mon orgueil est bien vite tombé en voyant mes prédécesseurs et ceux qui me succédaient. Enfin vous achèverez de vous détromper de ma fatuité, lorsque vous saurez qu’ayant eu l’occasion de voir quelque temps la femme que j’aime, je ne lui ai jamais dit ce mot si simple: Je vous aime; et que j’ai tout lieu de croire qu’elle ne m’a jamais distingué, ou que, si elle l’a fait un instant, j’en suis parfaitement oublié. Vous voyez qu’il y a loin de là à se croire aimé. J’ai eu quelquefois l’idée d’aller la trouver et de lui dire: Voulez-vous de moi pour votre époux? Mais, outre que la proposition eût été saugrenue de ma part, et que, comme vous le dites fort bien, j’eusse été refusé, je ne me crois pas digne de faire son bonheur: je suis trop vif encore pour être un bon mari, et je me brûlerais la cervelle si je croyais qu’elle pût penser: «J’eusse été plus heureuse avec un autre homme.»
Mon père m’a fait promettre, lorsque je le quittai pour la première fois, il y a six ans, que je ne me marierais pas avant trente ans.
Actuellement, je n’avais d’ambition que pour elle; quel motif aurais-je donc pour prendre un état? et quel état pourrais-je commencer? Je suis tout à fait dégoûté des femmes, jamais aucune d’elles ne sera plus ma maîtresse, et celles qu’on a par calcul m’ennuient. Je prise peu l’estime d’une société particulière, parce que j’ai vu qu’en flattant tous ceux qui la composent on était sûr de l’obtenir. J’aurai trois ou quatre mille livres de rente, c’est assez pour vivre. Si j’étais ruiné, avec un an de travail je pourrais devenir professeur de mathématiques. Quel motif ai-je donc pour m’en aller par le monde flatter de la voix et de la conduite tous les hommes puissants que je rencontrerai?
Je sens que j’aimerais vivement la gloire, si je parvenais à me guérir d’un autre amour. Il y a la gloire militaire, la gloire littéraire, la gloire des orateurs dans les Républiques. J’ai renoncé à la première parce qu’il faut trop se baisser pour arriver aux premiers postes, et que ce n’est que là que les actions sont en vue[138]. Je ne suis pas savant, il ne faut donc pas penser à la deuxième. Reste la troisième carrière, où le caractère peut en partie suppléer aux talents. Et ce n’est que dans des circonstances rares que le peuple a besoin de vous, et vous pouvez mourir calomnié, et tant de gens sans talents ou sans vertu ont paru dans la lice, qu’il faut un bien grand génie pour être à l’abri du ridicule. Voilà les obstacles.
Donnez-moi vos avis sur tout cela, mon cher Mounier, franchement, sincèrement et sans craindre de me parler raison. Pour le moment, je me jette au milieu des événements avec un cœur pur. Je tâcherai d’acquérir des talents, je vivrai solitaire avec mon âme et mes livres, et j’attendrai pour voguer que le vent vienne enfler mes voiles.
Je sais bien que dans un moment de raison je pourrais prendre un état; mais je ne sens pas la constance nécessaire pour le suivre, et il faut éviter de paraître inconséquent.
Voilà où j’en suis, mon cher Edouard. Je compte être à Paris dans trente ou quarante jours. J’y étudierai la politique et l’économie publique, science qui me paraît la base de l’autre dans un siècle où tout se vend. Donnez-moi tout les détails possibles sur votre futur voyage et surtout éclairez-moi de vos conseils. Bonsoir, si vous ne dormez pas.
H. B.
XVII
Au Même.
Genève, 8 germinal XII (20 mars 1804).
Mon cher ami,
Je vais à Paris. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’une des plus douces jouissances que je me promette dans ce pays-là est celle de vous embrasser. Nous n’en sommes plus à ces petites choses; c’est ce qui fait que je ne vous fais pas la guerre sur ce que depuis trois mois vous ne m’écrivez plus. Les plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une société de jeunes gens où il ne manque que vous pour réunir tout ce que j’aime et estime dans ce pays. Vous en connaissez presque tous les membres, à l’exception peut-être de Félix Faure et de Ribon; les autres sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je disais un jour à Alphonse et à Mallein qu’en allant à Paris, je voulais passer par Genève; à l’instant ils se regardent, nous organisons notre voyage et nous partons le 29 ventôse pour venir passer deux jours à Genève; nous passons par les Echelles où nous sommes reçus par mon oncle[139]; par Chambéry où nous restons vingt-quatre heures; nous arrivons enfin à Genève. Nous devions n’y passer que deux jours, nous y sommes déjà depuis trois, et si je ne consultais que mon cœur, j’y passerais six mois. Nous avions plusieurs lettres de recommandations pour M. Pasteur, pour M. et Mme Mouriez, pour M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt reçus par les vrais Genevois avec cette politesse froide qui glace, tantôt avec empressement par ceux que nos mœurs ont déjà corrompus. En général, bien de la plupart des femmes, mal de tous les hommes. Je vous donnerai des détails là-dessus à notre première entrevue.
La chose qui nous frappa le plus en arrivant est la beauté des femmes et des demoiselles, et cette coutume singulière et admirable qui fait que les jeunes filles vont partout seules, la franchise touchante de leurs procédés qui montrent bien ces âmes qui ne comprennent pas seulement la coquetterie et qui sont si sensibles à l’amour. Je vous paraîtrais fou si je vous disais tout ce que je pense là-dessus; je veux me retenir et je m’aperçois que j’écris des phrases inintelligibles. Je désespérais de trouver au monde des femmes comme celles-ci; je cherchais à me désabuser d’un espoir chimérique; jugez de mes transports en trouvant à Genève plus encore que je n’avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette joie pure d’une âme ouverte, je ne l’ai jamais si bien sentie, mon cher ami. L’âme qui dissimule ne peut être gaie; elle a cette gaieté satirique qui repousse, elle n’a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle différence des femmes que je quitte et de celles que je vais trouver à Paris. C’est pour le coup qu’on va m’appeler le Philosophe. Je veux tâcher d’écrire tout ce que j’ai vu dans ce pays; nous en parlerons quand j’aurai le plaisir de vous voir. Vous avez été peut-être à Genève dans vos voyages; dites-moi ce que vous pensez. Pour moi, si je n’ai point d’état d’ici un an, je veux venir y passer six mois.
Je m’arrache de ce pays, mais comme Télémaque s’est arraché de l’île de Calypso. Mallein est déjà retourné à Grenoble. Périer part demain, il faut bien m’en aller; mais ce n’est pas sans l’espoir de revoir ma chère Genève.
Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que vous savez de Genève. Adressez votre lettre à M. Crozet, élève des ponts et chaussées, hôtel de Nice et de Modène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B...
Fare you well.
H. B.
XVIII
Au Même.
Messidor, XII (Paris, juin 1804).
Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, mon cher ami, et pour m’en punir je veux vous dire pourquoi: c’est que j’avais honte. Je songeais aux folies que je vous ai contées pendant deux ans. Lorsque j’ai reçu vos lettres, j’ai renvoyé, et puis j’ai eu honte d’avoir renvoyé. Il faut nécessairement, pour m’excuser, que je calomnie l’humanité et que je m’écrie: «Voilà l’homme!»
Au reste, je pense que la conspiration de vos Rennois vous aura distrait. Ces gens-là ont des familles qui ont dû remuer George[140] et les autres non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le peuple qui les a vus. Les Tracasseries, comédie en cinq actes de Picard, ont aussi tombé hier soir. Je ne sais où vous en êtes des nouvelles soi-disant littéraires; si vous les savez, sautez les cinq ou six lignes qui suivent. Vous savez que rien n’est sévère, comme le vulgaire lorsqu’il s’avise de vouloir faire de la vertu sur quelqu’un, et il montrait ou croyait montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant le Pierre le Grand, tragédie de Carion Nizas, tribun. Il faut avouer aussi qu’il a pris soin que la matière ne manquât pas. Il s’est rendu complètement ridicule et même odieux. Les femmes surtout étaient acharnées contre lui. J’étais à la première représentation. La pièce est pitoyable; cela a occupé cinq ou six jours; ensuite la politique, dont on n’est pas encore sorti. J’ai été étonné du bon sens que j’ai vu dans cette occasion, surtout celui des femmes.
On annonce une tragédie, nommée Octavie, aux Français. Est-ce Néron assassinant la femme qui lui a apporté le trône? Est-ce celle d’Antoine? Je n’en sais rien. Je ne sais pas davantage quel est l’auteur; on dit Chénier ou Mazoyer. Mlle Duchesnois est toujours une actrice charmante; elle l’est plus encore aux yeux de ses amis, parce qu’elle est persécutée[141]. La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez déjà à Rennes? Pour moi, Crozet m’a présenté chez elle et je suis enchanté de son ton naturel. Comme elle est bien laide, je m’attendais à la voir dans l’affectation jusqu’au cou; point du tout, c’est le naturel le plus simple et le plus charmant.
Mais il faut que je revienne à la politique pour vous demander when your father shall be sénateur. On le lui doit de bien des manières. On nomme des préfets, et votre département a dû vous donner de la peine à gouverner; ce qui est très heureux pour M. M... C’est parler de ses victoires que de parler de ses travaux. J’en voudrai toujours aux maudits nobles qui nous ont empêchés de le nommer cand... Je dis nous, car j’étais aussi enflammé que mon père et mon grand-père qui étaient électeurs. Laissez faire; si on y revient, comme il le semble, nous vous montrerons ce que peut l’amour-propre humilié dans des cœurs généreux.
Si vous avez quelques espérances qui puissent être confiées à un ami discret, faites-moi cette grâce. Je serais bien charmé de pouvoir espérer de vous voir ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons ensemble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image d’un carnaval à Paris? Pour moi, j’en suis fou. Venez donc, nous valserons dans le même bal. Avec votre esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si abordables.
Vous n’avez pas d’idée combien je fais de découvertes dans ce pays. J’arrive seulement; les autres fois j’avais des yeux pour ne rien voir. Venez vite, nous rirons bien.
Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ranelagh; on fait un tour de valse, et de là à Fracasti qui, les jeudis et presque tous les jours, dans ces grandes chaleurs, est sublime. Donnez-moi quelques détails sur votre Rennes; je vous enverrai par contre les tracasseries de notre endroit. Avez-vous des jeunes gens aimables? On disait qu’un de vos généraux allait se marier; voyez comme je sais les affaires. Entrez dans le dédale des aventures, n’ayez pas peur, j’aime assez ça, et, conté par vous, c’est un double mérite. On étudie l’homme et on rit; l’âme s’éclaire et le cœur jouit. C’est le cas de le dire: fût-il jamais de temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi-heure toutes les semaines; je vous répondrai très exactement sur ce que vous voudrez; je suis un homme raisonnable à cette heure. Voulez-vous de l’agriculture, je vous dirai qu’on vient de faire un livre sur le glanage; voulez-vous du comique bourgeois, je vous répéterai ce qu’on me dit de la partie de Vizille[142], chez M. Arnold, le lundi de Pâques; c’est vieux, mais ce n’en est pas moins frais. Toutes les demoiselles dont je vous parlais dans une lettre de Grenoble tombèrent dans quatre pieds d’eau. Vous jugez comme les tendres mouvements du cœur se déclarèrent dans les jeunes gens qui étaient au rivage. Mlle Clapier, conformément à ses grâces langoureuses, s’évanouit et puis eut des nerfs; la jolie Tournade, qui n’a pas besoin de comédie, éclata de rire, changea ses habits mouillés et se mit à danser. Il me vient une idée: ne pourriez-vous pas venir pour le sacre de Leurs Majestés? Il est honteux à vous, qui n’êtes qu’à 80 lieues de Paris, de n’y pas venir plus souvent. Je suis sûr que si vous y veniez une fois, vous y reviendriez une seconde.
Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça currente calamo.
Si votre père se souvient encore d’un des hommes qui ont le plus de respect pour lui, faites-lui accepter mes hommages. Adieu.
H. B.
XIX
A Mélanie Guilbert[143].
[Grenoble] Messidor XIII (20 juin 1805.)
Vous n’avez d’idée des tourments que je souffre depuis quatre jours, le pire de tous est de n’oser vous en découvrir la cause de peur de me paraître indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous savez trop si j’ai quelques droits de l’être. Quant aux premières imputations, si vous ne m’aimez absolument pas plus que M. de Saint-Victor[144], je dois vous paraître tout cela, et vous jetez ma lettre au feu; mais si, au contraire, j’ai pu vous inspirer un peu d’amour ou même de pitié, vous songerez que je suis seul, retenu loin de vous, isolé au milieu d’êtres qui ne peuvent comprendre les chagrins qui m’agitent, ou qui, s’ils les comprenaient, ne le feraient que pour s’en moquer. Vous savez bien si je veux vous déplaire. Si j’étais encore dans le temps où je jouais un rôle je n’aurais pas toutes ces agitations, je saurais bien distinguer ce que je puis me permettre, mais ici ce qui me semble raisonnable et naturel, un moment, me paraît impertinent et trop hardi le moment d’après; dix fois depuis que j’ai commencé ma lettre, je l’ai interrompue, et je n’écris pas une phrase sans me repentir à la fin de l’idée que j’ai entrepris de vous exprimer au commencement. Dans les autres inquiétudes que j’ai eues en ma vie, à force de réfléchir, je voyais plus nettement la difficulté, et parvenais à me décider; ici, plus je pense, moins je vois.
Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous avez été quelquefois, mais bien rarement, pour moi, tantôt froide, polie, comme certains jours chez Dugazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais plus, et que je tâchais de ne m’occuper que de Félippe[145].
Le pire des tourments est cette incertitude; d’abord, ce qui m’inquiétait, était de savoir si vous voudriez me répondre; actuellement, c’est de savoir si vous souffrirez ma lettre. Il me semble que vous me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin d’œil, je n’y vois pas la moindre expression, non pas d’amour, je ne suis pas si heureux, mais même de la plus froide amitié. Je n’ai pas même gagné dans votre cœur d’y être comme Lalanne[146]. J’aimerais mieux tout que cela. Ecrivez-moi tout bonnement. Ne vous imaginez pas que je vous aie jamais aimé ni que je vous aime jamais.
Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d’un amour qui vous opportune, sans doute, et qui, par là, ne peut faire que mon malheur; daignez me dire une fois ouvertement, ce que vous me dites dans toutes vos lettres sans l’exprimer. Actuellement que je les relis froidement et de suite, je crois que vous avez dû vous étonner de ce que j’ai été si longtemps à entendre un langage aussi clair. Une froideur si constamment soutenue en dirait bien assez, il est vrai[147].
XX
A La Même.
[Grenoble, juin ou juillet 1805.]
Il m’est affreux d’être presque étranger à vous depuis que vous êtes arrivée à Marseille. Je ne connais point la manière dont vous vivez, quels gens ce sont que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils jouent. Quelles sont les actrices, quel est le répertoire, quel est l’esprit du public. S’il est seulement bavard et inattentif par habitude, mais si, au milieu de la conversation, il est ému par l’expression naïve et simple des sentiments profonds comme ces moments charmants que vous eûtes un jour que vous dîtes la première scène de Phèdre chez Dugazon, devant M. de Castro, ou si le mauvais goût l’a rendu tout à fait insensible. Il me semble que des méridionaux peuvent être étourdis, mais doivent sentir au fond. Leur caractère doit les rendre d’excellents spectateurs; jamais ils ne se conduisent par le raisonnement, ils sont presque toujours passionnés; ils doivent se reconnaître dans une imitation si parfaite et si charmante de la nature et, une fois rendus attentifs, ils doivent vous suivre partout où vous les voulez mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez.
Les actrices ont dû susciter des cabales contre vous, les acteurs se décider suivant le parti de leurs maîtresses, les plus aimables abandonner les leurs, le public être travaillé en tous sens, se révolter peut-être contre la protection réelle ou supposée de M. Th.[148]. Je suppose tout, même les plus grandes absurdités, parce que je vois de près la stupidité d’une petite ville[149].
XXI
Mélanie Guilbert a Henri Beyle.
[Marseille, 1805.]
Savez-vous ce qui me fait de la peine dans vos lettres? Ce sont vos excuses. Je voudrais plus de confiance ou plus de franchise; c’est à vous de savoir lequel est le plus nécessaire. Vous ai-je jamais fait un reproche du ton familier que vous prenez quelquefois en m’écrivant? Eh! ne savez-vous pas que ce ton convient à mon cœur ainsi qu’à tout moi-même et que vous ne devez pas craindre de me déplaire en me donnant une marque d’amitié.
J’ai, comme vous, beaucoup d’ennuis et, de plus, beaucoup d’inquiétude. Ma santé n’est pas bonne et je sens qu’il m’est impossible de supporter longtemps les fatigues de la tragédie. Ma poitrine n’est pas assez forte et je souffre singulièrement depuis quelques jours; cette continuité de malheurs m’irrite malgré moi, il me semble qu’il y a trop d’injustice dans mon sort. Si du moins j’étais seule, je finirais, je crois, par me débarrasser d’une vie qui commence à m’être à charge; mais, si je n’étais plus, que deviendrait ma pauvre petite? Mon Dieu! qu’il est cruel d’être sans cesse persécuté par les événements, de ne pouvoir, après quatre ans d’études et de sacrifices, réussir dans un projet que la raison, l’honneur et la délicatesse m’ont fait concevoir! Ah! Si vous saviez quel genre de consolation je reçois! Tout se réduit à un seul point qui n’est pas difficile à deviner et cette idée, cette seule idée qu’un homme serait assez bas pour abuser d’une circonstance malheureuse, me le fait prendre en horreur. Non, je n’ose m’avouer ce que je vois: il faudrait haïr ceux même que j’aimais le mieux. Sentez-vous combien cela est affreux? désespérant! Que je suis dégoûtée du monde!
Vous avez écrit à M. Mante que si je mourais, vous prendriez soin de ma petite. Je sais qu’elle est aimée de M. B..., comme en serait aimée sa propre fille, mais enfin, il peut mourir aussi et alors je vous la recommande, aimez-la, entendez-vous? Elle aura pour vous la même reconnaissance qu’aurait eu sa mère. Que je vous sais gré d’avoir songé à cette pauvre petite Mélanie! D’en avoir parlé à votre aimable sœur! Je n’oublierai jamais cela. Adieu, les larmes me gagnent; il faut que je vous quitte[150].
XXII
A Sa Sœur Pauline.
Marseille, le 2 fructidor an XIII (20 août 1805)[151].
Plus on creuse avant dans son âme, plus on ose exprimer une pensée très secrète, plus on tremble lorsqu’elle est écrite; elle paraît étrange et c’est cette étrangeté qui fait son mérite. C’est pour cela qu’elle est originale et si, d’ailleurs, elle est vraie, si vos paroles copient bien ce que vous sentez, elle est sublime. Ecris-moi donc exactement ce que tu sens[152].
XXIII
A La Même.
Marseille, le 9 Fructidor, An XIII (27 août 1805.)
Ma chère Pauline, nous avons fait dimanche, jour de Saint-Louis 1805, une partie dont je me souviendrai toute ma vie. Le pays de Marseille est sec et aride; il fait mal aux yeux tant il est laid. L’air fait mal à la poitrine par son extrême sécheresse. Des flots de poussière empêchent les chevaux de marcher et étouffent les voyageurs. Il n’y a pour arbres que de petits vilains saules tout poudrés; ces petits saules sont les oliviers, si précieux, qu’on dit dans le pays: qui a dix mille mille oliviers, a dix mille écus de rente. Il y a bien quelques arbres comme au cours, à Grenoble; mais leurs feuilles, toujours poudrées à blanc, sont ratatinées par l’extrême chaleur, et loin que leur ombre fasse plaisir on éprouve de la peine à les voir ainsi souffrir.
A une lieue au levant de Marseille est un petit vallon, formé par deux files de rochers absolument secs; tu ne trouverais pas dans toute la chaîne, grand comme ce papier, de verdure quelconque. Il y a, seulement, quelques petits brins de lavande, de menthe, de baume, mais qui ne sont pas verts et qui, à quatre pas, se confondent avec le gris du rocher. Au fond du vallon est une rivière grande comme la Robine, qu’on appelle l’Huveaune. Cette rivière vivifie une demi-lieue de terrain nommé la Pomone, parce qu’il est rempli de pommiers.
L’Huveaune longe le port d’un côté. Elle est environnée de grands arbres et sous ces arbres de charmants petits sentiers, et de temps en temps, des bancs perdus dans cette verdure. Ailleurs, ce ne serait que beau; ici, le contraste en fait un lieu enchanteur. Il y a un château avec de hautes tours, mais tellement cerné par un massif de marronniers, que les tours ne se voient qu’au dessus des arbres. Ce château a vraiment l’aspect d’un séjour de féerie; tu te figures ces tours chevaleresques, sortant, pour ainsi dire, des superbes marronniers. A ce château, qui inspire des pensées, non pas sombres (les tours ne sont ni assez grosses, ni assez noires) mais mélancoliques, on a joint une jolie petite avenue de platanes, qui ont peut-être cinq ou six ans. Leur verdure gaie contraste agréablement avec le château et les grands marronniers.
Il me semblait entendre un morceau de Cimarosa, où ce grand maître des émotions du cœur, parmi de grands airs sombres et terribles et au milieu d’un ouvrage sublime, peignant avec énergie toutes les horreurs de la vengeance, de la jalousie et de l’amour malheureux, a placé un joli petit air gai, avec un accompagnement de musette. C’est ainsi que la gaîté est à côté de la douleur la plus profonde. Je viens d’entendre une jeune fille chantant un air gai, dans la maison où sa sœur, qui venait de s’empoisonner par désespoir d’amour, rendait, peut-être, le dernier soupir. Voilà ce que se dit l’auditeur de ce sublime ouvrage, celui qui est digne de le sentir et qui comprend le petit air. Voilà comment les artistes demandent à être entendus. Voilà l’effet que produisit sur nous la petite allée de platanes et de sycomores, ces arbres qui ont une jolie écorce nankinet, des feuilles comme celles de la vigne et pour fruits des marrons épineux pendant à une longue queue[153].
XXIV
A La Même.
Marseille, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805).
J’ai écrit hier une lettre de huit pages à Gaëtan[154]; de peur qu’on n’en fût effarouché et qu’on ne l’ouvrît, je l’ai envoyée à Bigillion, avec prière de te la remettre, et tu la donneras à notre jeune pupille. Je l’ai laissée ouverte, afin que tu pusses voir pour la vingtième fois l’exposition d’une théorie qui est la base de toute connaissance: l’étude de la Tête et du cœur, et la théorie du Jugement et de la Volonté; voilà son véritable titre. Commentez longuement ma lettre à ce cher Gaëtan. Songe au plaisir que nous aurons si nous en faisons autre chose qu’un provincial. Pour cela, il n’y a qu’une voie, c’est de l’accoutumer (religion à part) à ne croire que ce qui lui sera démontré comme les trois angles d’un triangle, égaux à deux angles droits.
Es-tu bien sûre qu’on n’ouvre pas mes lettres? J’en reviens sans cesse là. Cette bassesse, par des gens qui raisonneraient juste, ne serait qu’une faiblesse; mais avec des gens qui n’ont ni morale, ni logique arrêtée, on ne sait jusqu’où irait leur courroux. Pense mûrement à cela.
Parle-moi, avec grands détails, de tes lectures. Tu dois être à la fin de Shakespeare. Il y a là plusieurs pièces ennuyeuses, entre autres Titus Andronicus,[155] si horrible que je n’ai jamais pu l’achever, tant elle me faisait mal. Lis-tu l’Idéologie[156]?—Si non, fais-le bien vite. Ensuite, songe à te garnir la tête de faits qui puissent baser tes jugements sur les hommes. Relis Retz, dont je suis toujours plus enthousiaste, les Conjurations de Saint Réal, plusieurs réflexions fines sur l’histoire, qu’on ne trouve que dans ses œuvres complètes; la nouvelle de Don Carlos, du même auteur. Le divin Saint Simon. La Conjuration de Russie. En général, tu ne saurais être trop avide de Mémoires particuliers. Leurs auteurs les écrivent ordinairement pour sfogare, débonder leur vanité; ils disent donc, le plus souvent, la vérité. Sur quelques anecdotes peu intéressantes, il y a deux ou trois traits uniques:
Cherche toujours De la nature humaine, de Hobbes, et lis-la, quand tu en trouveras l’occasion. Dès que j’aurai un peu d’argent, je te ferai envoyer de Paris, l’Esprit de Mirabeau, qui te donnera des idées justes et sérieuses, dégagées de cette emphase féminine, qu’ont en général les femmes et que tu n’as point. Le ton de tes lettres est parfait, en ce qu’il est extrêmement naturel. Elles font le charme d’une personne qui t’aime beaucoup et à qui j’en lis quelques passages.—Je vais m’occuper à caractériser douze originaux, que j’ai connus depuis mon arrivée à Marseille, il y a deux ou trois caractères saillants. Songe toujours au fameux quinque: Tracy—Helvétius—Duclos—Vauvenargues—Hobbes.[157]
XXV
A la Même.
Marseille, le 30 fructidor an XIII (11 septembre 1805).
Je crains que tu ne t’ennuies, ma bonne petite, et je me plains de ce que tu ne me le dis pas. D’où vient que tu ne m’écris jamais? Je mérite mieux.
Enfin, tu ne peux pas me persuader que tu ne penses pas; tristes ou gaies, ta journée est composée d’une suite d’idées, ou simples sensations, ou souvenirs, ou jugements, ou désirs; tu ne peux vivre sans penser. Même lorsqu’on est au désespoir, on pense. Eh bien, je veux la communication de ces pensées. C’est là toi-même, et comme ton bonheur fait partie du mien, il faut que je te connaisse parfaitement. Ecris-moi donc, je te le répète pour la millième fois, tout ce qui te viendra; et c’est précisément parce que tu ne sauras que me dire dès la deuxième ligne, qu’au lieu d’événements d’un faible intérêt, tu me diras ce que tu penses, ce que tu sens, ce que je brûle d’apprendre, en un mot.
Le grand problème de ta vie serait d’apprendre à vaincre la première répugnance que l’ennui donne pour tous ses remèdes. C’est là ce qui rend cette maladie presque incurable. Il faut avoir une volonté ferme pour en venir à bout, et rien ne donne une volonté ferme que l’habitude de succès obtenus après une longue dispute. Quand je suis ennuyé, je regarde le dos de mes livres; il me semble qu’ils n’ont rien d’intéressant. Si j’ai le courage d’en ouvrir un et la persévérance d’en lire vingt pages, je me trouve intéressé.
Quand on est ennuyé, il faut éviter de réfléchir sur soi. C’est comme un homme qui a la jaunisse, il ne doit pas regarder la carte géographique des pays par où il doit passer; il verrait tout en jaune. Le jaune est la couleur de la Suède; il croirait donc que toute la terre est Suède, et supposant que sa tête fût mise à prix par le roi de Suède, il serait au désespoir; ce désespoir serait l’effet de sa jaunisse. Voilà ce que j’éprouve toutes les fois que je vais à Grenoble; aussi, à la dernière, ai-je presque entièrement évité de songer à mon sort futur.
Je suis heureux ici, ma bonne amie, je suis tendrement aimé d’une femme que j’adore avec fureur[158]. Elle a une belle âme; belle n’est pas le mot, c’est sublime! J’ai quelquefois le malheur d’en être jaloux. L’étude que j’ai faite des passions me rend soupçonneux, parce que je vois tous les possibles. Comme elle est moins riche que toi et que même elle n’a presque rien, je vais acheter une feuille de papier timbré, pour faire mon testament et lui donner tout, après elle à ma fille[159]. Je crois bien que je n’ai pas grand chose; mais enfin, j’aurais fait tout ce que j’aurais pu. Si tout cela ne produisait rien, que je vinsse à mourir, qu’un jour tu fusses riche, je te recommande cette âme tendre, qui n’a pour seul défaut que de se laisser accabler par le malheur. Tu le connais ce défaut; tu sais combien une âme sensible qui a pitié de vous, vous console! Ainsi, quand même tu ne serais pas riche, donne pour larme à ma cendre, une tendre amitié pour M. G.[160] et pour ma fille.
L’Europe vient de perdre un grand poète, Schiller[161].
XXVI
A la Même.
Marseille, le 9 Vendémiaire (1er octobre 1805).
Une fois dans le monde, tu verras l’égoïsme isoler tous les êtres. Tu rencontreras, avec la plus grande peine, non pas une âme héroïque, mais une âme sensible. Dans Paris, ville immense, après dix ans de soins, tu parviendras peut-être à réunir une société de trente hommes spirituels et sensibles; mais tu auras, dès le premier jour, toutes les jouissances que donnent les arts.
L’homme le plus corrompu qui fait un ouvrage, y peint la vertu, la sensibilité la plus parfaite. Tout cela ne produit d’autre effet que la mélancolie des âmes sensibles, qui ont la bonhomie de se figurer le monde d’après ces images grossières. Voilà mon grand défaut, ma bonne amie, celui que je ne puis trop combattre. Je crois que c’est aussi le tien, car nos âmes se ressemblent beaucoup.
Deux choses peuvent en guérir, l’expérience et la lecture des Mémoires. Je ne saurais trop te recommander la lecture de ceux de Retz. S’ils ne t’intéressent pas, renvoie d’une année. Tu y verras la tragédie dans la nature, décrite par un des caractères les plus spirituels et les plus intéressants qui aient existé. Sa figure répondait à son génie. Je n’en ai jamais vu de si gaie, de si spirituelle.
Lis et relis sans cesse St-Simon. L’histoire de la Régence, la plus curieuse, parce qu’on y voit le caractère français parfaitement développé dans Philippe-régent, est, par un heureux hasard, le morceau d’histoire le plus facile à étudier.
Duclos, plein de sagacité, a écrit des Mémoires sur ce temps. St-Simon, homme de génie, a écrit les siens. Marmontel, homme éclairé par l’étude, vient de publier l’histoire de la Régence, dans laquelle il cite et critique tour à tour St-Simon. Enfin, Chamfort, homme à bons principes et à esprit satirique et très fin, publia un long morceau sur les Mémoires du brusque Duclos, lorsque ceux-ci parurent, en 1782, je crois. Voilà donc l’histoire la plus intéressante qui nous est présentée par quatre hommes: St-Simon, Duclos, Chamfort et Marmontel, dont le premier a du génie, les deux suivants un esprit très rare et le quatrième beaucoup d’instruction. Voltaire avait été élevé par les mœurs de la Régence; tu trouveras dans mille endroits de ses écrits des traits caractéristiques sur le caractère français à cette époque. Un de ses grands résultats a été l’avilissement du Pédantisme. Les hommes ont examiné, au lieu de croire pieusement, les livres de ceux qui avaient examiné[162].
XXVII
A Edouard Mounier.
Marseille, 4 janvier 1806.
Il est bien juste, mon cher ami, que je vous écrive, j’en ai bien acquis le droit par six mois de silence. Ecrivez-moi donc vite une de ces jolies lettres, comme celles de Rennes, et satisfaites ma brûlante curiosité. Où en est votre ambition, quel genre embrassez-vous? Restez-vous dans la carrière préfette, ou entrez-vous au Conseil d’Etat? Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai lu au moins cinquante fois le Moniteur en votre intention.
Paris vous plaît-il davantage qu’à votre premier voyage? Lié, comme vous l’êtes, avec ce qu’il y a de plus brillant, vous devez vous y plaire. Apprenez-moi donc bien vite ce que vous désirez, afin que je puisse vous souhaiter quelque chose. Jusque-là, je me vois réduit à demander au ciel en général les événements qui peuvent nous réunir. Je poursuis ici ma carrière commerçante. Mais les Anglais nous bloquent, ce qui pourrait bien m’aller faire achever mon apprentissage à Paris. Que de peines, mon cher Edouard, pour parvenir à quelque chose de présentable, et qu’on serait heureux de naître sans passions!
Pas l’ombre d’amusement ici, pas même de société, des femmes archi-catins et qui se font payer, des hommes grossiers qui ne savent que faire des marchés; lorsqu’ils se trouvent mauvais ils font banqueroute, s’ils sont bons, ils entretiennent des filles. Quel séjour lorsqu’on a habité Paris! Mais je m’aperçois que je deviens dolent comme une complainte. Je n’ai pas perdu, comme vous le voyez, la mauvaise habitude de m’affliger des choses, au lieu de chercher à les changer. Pardonnez-moi ce vice provincial et donnez-moi dans les plus grands détails de vos nouvelles, et de celles de votre famille. Si vous n’êtes pas heureux, qui le serait?
Mon père me confiera peut-être bientôt quelques fonds, alors j’irai tenter fortune auprès de vous. En attendant, prouvez-moi que vous ne m’avez pas oublié en me contant ce qui vous est arrivé depuis mon départ.
Fare you well and speak me et large of all your circumstances.
Henri Beyle,
Rue du Vieux-Concert, chez Ch. Meunier et Cie.
P.-S.—Offrez, je vous en prie, mes respects à monsieur votre père et à mesdemoiselles vos sœurs[163].
XXVIII
A sa Sœur Pauline.
Marseille, le 7 février 1806.
As-tu lu la Conjuration de Russie, l’as-tu bien méditée?—Y as-tu vu qu’on ne peut connaître son caractère et surtout l’influence qu’on a sur lui, qu’autant qu’on a passé par beaucoup d’alternatives de joie et de malheur? N’importe la gravité réelle des événements; ce que l’homme sur lequel ils agissent en croit, décide de leur influence sur lui. Nous ne connaissons donc guère nos caractères, nous qui n’avons pas encore senti de grandes douleurs subites, ni de grandes joies.
Rassemblons nos forces pour tirer parti des événements qui nous mettront dans l’une ou l’autre de ces situations[164].
XXIX
Mélanie Guilbert a Henri Beyle[165].
Lyon, 6 mars 1806.
De la neige fondue, un froid glacial, des compagnons de voyage insupportables, c’est tout ce que nous avons eu dans notre route en y ajoutant beaucoup de fatigue, car on nous a fait lever de 2 à 3 heures du matin. Nous sommes à Lyon depuis hier, nous en partons demain matin et dans six jours nous serons à Paris. J’en partirai le lendemain pour la campagne et c’est là où je compte t’écrire un peu longuement; je suis tellement gênée dans ce moment-ci que je suis obligée de baisser mon chapeau sur mon papier pour que Mme C... ne voie pas ce que je t’écris.
Adieu donc, ma bonne minette, je vais mettre ce billet à la poste d’où je reviendrai bien contente si j’y trouve une lettre de toi.—Je t’ai écrit d’Aix[166].
XXX
A sa Sœur Pauline.
Marseille, le 9 mars 1806.
Je cherche à arracher de mon âme les fausses passions qui y abondent.
J’appelle fausses passions celles qui nous promettent, dans telle situation, un bonheur que nous ne trouvons pas lorsque nous y sommes arrivés.
La plupart des hommes ressemblent à un aveugle, excessivement boîteux, qui prendrait des peines infinies pour monter, en huit heures de temps, à la Bastille[167], par exemple, dont la belle vue doit lui donner un plaisir infini. Il y arrive et n’y jouit que de son extrême fatigue, et en second lieu du sentiment de désespoir que donne toujours une espérance au moment où nous apercevons qu’elle était vaine.
Rappelle-toi donc de bien exercer la sensibilité de tes enfants[168] et de bonne heure. La société tend à concentrer cette sensibilité en nous-même, à nous rendre égoïstes. Quand cette passion ne serait pas contre la vertu, elle est contraire au bonheur. Observe un égoïste. Pour une jouissance, il a cent peines.
L’égoïste ignore à jamais le vrai bonheur de la vie sociale: celui d’aimer les hommes et de les servir.
Je viens de relire les Lettres sur la sympathie de Mme de Condorcet, je veux t’en dire un mot, pour que, quand tu les liras, tu les comprennes plus facilement.
Tu as sans doute vu toute seule, que plus la sensibilité est exercée, plus elle est vive; à moins qu’à force de l’exercer, on ne la porte à ce degré qui la rend fatigante.
Voltaire a rendu joliment cette idée:
«L’âme est un feu qu’il faut nourrir et qui s’éteint s’il ne s’augmente.»
Une sensibilité qui n’est point exercée, tend à s’affaiblir; alors, pour être remuée, il lui faut des échafauds, des brûlements d’yeux. Les anglais ne l’exercent pas trois ou quatre fois par jour comme nous; leur silence leur en ôte les moyens[169].
Telle est l’analyse de ce sublime sentiment qui répare un peu les maux infinis de l’état de société. Voilà aussi l’analyse froide et sans couleur de la première lettre de Mme de Condorcet à un M. C. (elle a quinze pages), qui pourrait bien être Cabanis, l’illustre auteur des Rapports du physique au moral.
Heureuse société que celle de gens si aimables, si instruits, si vertueux! Mais ces gens ne se plaisent guère qu’avec leurs semblables; ils ne se mêlent avec les autres que pour les plaisirs. Or, le bonheur ne consiste pas à être dans un bal avec eux. Là, ils ne sont qu’aimables, mais à pouvoir aller rêver deux heures, le soir, avec eux. Voilà le sort qui t’attend, ma chère petite, si, secouant l’inertie provinciale, tu veux orner un peu ton âme sensible.
Pour te désennuyer un peu de toute cette analyse, voici un trait que nous raconte cet aimable Collé, si grand amateur du bon rire, et auteur de cette charmante pièce: La Vérité dans le Vice.
«Au commencement de ce mois, dit-il, (c’était février 1751) ou même dans les derniers jours de janvier, une troupe de comédiens, qui est actuellement à Toulouse, donna la Métromanie. Les Capitouls furent si choqués des plaisanteries qui se trouvent contre eux, dans cette pièce, qu’ils ont eu l’esprit de s’en fâcher très sérieusement. L’un de ces nobles messieurs envoya chercher l’entrepreneur, le traita comme un nègre, d’avoir l’insolence de faire jouer une pareille comédie et lui défendit de la donner davantage. L’entrepreneur, soutenu par la meilleure partie des gens de la ville, n’a point voulu obéir, et présenta requête au Parlement, pour qu’il lui fût permis de la faire jouer. Les Capitouls se sont opposés à cette demande; instance pour ce fait au Parlement; arrêt, enfin, qui laisse aux comédiens la liberté de représenter la Métromanie.
«Voilà ce fait dans sa plus grande simplicité et qui est de notoriété publique.
«Voici, à présent, ce que Piron y ajoute et qu’il m’a juré et protesté être aussi vrai que les grosses circonstances que je viens de dire. Il prétend donc, qu’après que M. le Capitoul eût bien lavé la tête à l’entrepreneur, il lui demanda de qui était cette infâme comédie.—De M. Piron, lui répondit-on.—Qu’on me le fasse venir tout à l’heure, reprit-il, et je vais lui apprendre à vivre.—Mais, monsieur, il est à Paris, lui répondit-on.—Il est bien heureux, ce coquin-là, répartit-il, mais je vous défends de donner sa pièce. Tâchez, M. le drôle, de choisir mieux les comédies que vous nous donnez. La dernière fois encore, vous nous donnez l’Avare, pièce de mauvais exemple, dans laquelle un fils vole son père. De qui est cette indigne comédie-là?—Elle est de Molière, monsieur, répondit l’entrepreneur.—Eh! est-il ici ce Molière? Je lui apprendrai à avoir des mœurs et à les respecter.—Non, monsieur, il y a 74 ou 75 ans qu’il s’est retiré du monde.—Eh bien, mon petit monsieur, dit le Capitoul, en finissant, pensez bien au choix des comédies que vous nous donnerez par la suite; point de Molière, ni de Piron, s’il vous plaît! Ne pouvez-vous jouer que des comédies d’auteurs obscurs? Jouez-en que tout le monde connaisse et prenez-y garde.
«On a joué la Métromanie nombre de fois depuis l’arrêt du Parlement; on s’y portait; cette circonstance burlesque a fait la fortune de l’entrepreneur; on applaudissait à tout rompre aux vers qui badinaient les Capitouls, comme à ceux-ci:
XXXI
A la Même.
Marseille, le 4 avril 1806.
Tu as un grand bonheur, ingrate Pauline, en Idéologie (science des idées), n’en ayant jamais eu une fausse, tu n’auras point d’habitudes à vaincre.
Souvent la force des raisons entraîne l’assentiment et commande le jugement réfléchi du moment, et l’on sent ensuite les jugements habituels renaître invinciblement.
Quand je suis sur un vaisseau qui approche du rivage, il me semble évident que c’est le rivage qui marche. Il faut effacer entièrement ces habitudes de faux jugements.
Ce que tu entends dire chaque jour doit t’en avoir donné plusieurs: fais ton examen de conscience par écrit.
Le temps seul et la fréquente répétition de jugements bien sains produiront chez toi cet état de calme et d’aisance, nommé dans ce cas-ci, par les hommes, bonne judiciaire[171].
XXXII
A la même.
Marseille, le 12 avril 1806.
Madame l’ambassadrice, on attend avec la plus vive impatience, à cette cour, la lettre que V. E. a ordre de nous écrire, sur l’état de celle auprès de laquelle elle réside. Elle connaît trop bien nos relations politiques pour ne pas sentir que sa lettre peut modifier ou détruire les projets du plus haut intérêt. S. M. est persuadée, en conséquence, qu’elle se hâtera de nous envoyer cette note intéressante, et qu’elle apportera ses talents connus à la rendre on ne saurait plus exacte. S. M. m’a donné ordre de lui dire qu’elle l’attendait courrier par courrier.
Sur quoi, Madame l’ambassadrice, je ne puis que me féliciter du rapport que les ordres de S. M. me donnent avec V. E. Vous mettrez le comble à ma haute satisfaction, si vous voulez croire aux profonds sentiments d’estime, de vénération et de mépris, avec lesquels je suis, Madame, votre très humble et obéissant serviteur.
Un petit secrétaire de S. E. Monseigneur le cardinal Alberoni a l’honneur d’exposer son cas à Madame l’ambassadrice. Peut-être elle ne lui trouvera pas toute la bonne odeur possible; mais enfin, Madame, il ne vous la jettera pas au nez, au contraire, il vous l’exposera avec toute la discrétion possible.
Quelle que soit, cependant, l’étendue de cette vertu, dont ledit secrétaire se pique plus que possible, puisque de toutes, elle est la plus utile dans le monde vertueux au milieu duquel il se trouve, il ne sait comment fixer l’attention d’une dame aussi vénérable dans les lettres officielles et autres pièces de ce genre qu’on lui écrit sur des bas et un fromage de Sassenage[172]; car il faut finir la phrase, qui a déjà malheureusement huit lignes et qui en aura bientôt dix.
Oui, Madame, des bas de soie, faits à l’aiguille, avec de la soie du pays, fins à peu près jusqu’au mollet, fins encore au cou-de-pied, mais gros au pied, forment le sujet indigne, sur lequel le susdit secrétaire est obligé de fixer l’attention de V. E. Le susdit n’est pas très pécunieux; cependant, il n’aurait pas eu la hardiesse de parler de bas à V. E. si pour un peu d’argent, comme on dit très élégamment, il en eût pu trouver de l’espèce dont il en désire, mais c’est la chose impossible. Il a donc recours à vos doigts d’ivoire, pour lui confectionner les dits bas.
Il sent que ce serait ici le lieu d’un compliment galant et charmant; mais comme il vient de déjeuner, son génie se trouve un peu obstrué; il finira donc par vous dire tout platement, qu’il lui faut un fromage de Sassenage, mais un fromage qui.... un fromage enfin:
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Il a promis à une dame qui n’a pas tout à fait la plus belle figure de Marseille, mais qui a la plus belle moustache et l’amant le plus spirituel, de lui porter ledit fromage sous quinze jours. Le secrétaire prend donc le plus vif intérêt audit fromage de Sassenage et espère que vous le choisirez avec toute la finesse de votre sens olfactif; se reposant sur vous, il s’attend à le recevoir dans huit jours, par la diligence qui transporte les objets de Grenoble à Marseille. Adressez-le, il ose vous en supplier, à H. B., chez Ch. Meunier, dans une boîte bien ficelée, rue du Vieux-Concert, près la rue Paradis, enveloppé d’une toile cirée.
Ledit secrétaire[173].
(Signature illisible).
XXXIII
A la même.
Marseille, le 6 mai 1806.
Ton fromage m’a fait le plus grand plaisir et est arrivé à propos, au moment où j’allais dîner chez Mme Pallard[174], qui m’avait invité ce jour-là. Femme d’esprit, qui a beaucoup d’usage, ayant passé presque toute sa vie à la Cour; beaucoup de noblesse; sait le grec, l’anglais, l’italien et le latin; déplaît à tout le monde par un air affecté et une tournure orgueilleuse dans la discussion.
Il faut qu’une femme ait l’air de tout faire par sentiment, qu’elle ait cette aimable inconséquence qui dénote l’absence de tout projet. C’est l’unique moyen de faire réussir les facultés qu’on possède. Nul être n’a besoin de plus de finesse que la femme, et son absence n’est mortelle, au même point, à aucun autre être. Son bonheur consiste à mener tout ce qui l’entoure, et il faut que ses actions n’aient pas du tout l’air enchaînées, qu’on suppose qu’elle obéit toujours à l’impression du moment; qu’elle ne sait pas à dix heures ce qu’elle fera à dix heures et demie, et presque pas ce qu’elle a fait à neuf.
Recevez ce petit avis en passant[175].
XXXIV
Mélanie Guilbert à Henri Beyle.
Paris, 21 mai 1806.
Moi, je ne t’aime pas! moi, je fais lire tes lettres par un rival! Ah! mon ami, tu sais que mon cœur est trop plein de toi pour être jamais à un autre, mais il a besoin, ce cœur, d’être entièrement rassuré sur le tien.
Je me propose d’accepter un engagement à Naples, malgré ma faible poitrine, et si tu n’obtiens rien de tes parents, eh bien! tu viendras avec moi et notre chère petite; si par malheur je mourais, je te laisserais dix-huit à vingt mille francs qui pourront encore me revenir de la succession de mon père, en ne se pressant pas trop de vendre; je suis sûre aussi que tu pourrais avoir une place et quand elle te ne rapporterait que cent louis tu vivrais; et ma petite, que tu mettrais en pension ne te coûterait pas plus de huit cents francs; tu aurais encore mille écus en attendant un meilleur sort.
Adieu, mon cher et bien cher ami, crois que je t’aime et que je t’aimerai jusqu’au dernier jour de ma vie. Je suis bien pressée, Dugazon m’attend; mais je voulais t’écrire avant d’y aller. Je viens de recevoir ta lettre et j’avais besoin d’y répondre[176].
XXXV
A Martial Daru.
Grenoble, 1er juin.
Mon cher cousin,
Me voici à Grenoble, mais ce n’est pas par inconstance; je n’ai quitté instantanément Marseille que sur des lettres terribles de mon grand père. Le commerce humilie mon père, il ne fera rien pour un fils qui remue des barriques d’eau-de-vie, tout au monde pour un fils dont il verrait le nom dans les journaux. C’est ce qui vous a procuré tant de lettres à M. D.[177] et à vous.
Croyez-vous que M. D. veuille s’occuper de moi? Me croit-il un peu mûri depuis le temps où je donnai ma démission? s’il pense encore à moi:—deux ans d’épreuves, après quoi il jugera.
Vous savez, mon cher cousin, pour combien de millions de raisons j’aimerais mieux copier des revues dans votre bureau[178] qu’une place de six mille francs à deux cents lieues. Ne croyez pas que c’est Paris que je désire, c’est la vie de la Casa d’Adela[179], ce sont les bontés dont vous me comblez, c’est l’espoir de pouvoir acquérir quelques-unes de ces qualités qui font le bonheur et qui vous font adorer par tout ce qui vous entoure.
S’il vous faut un homme qui travaille dix heures par jour, le voici. S’il est auprès de vous, il n’a pas besoin de parler de sa constance et il demande avant tout deux ans d’épreuves.
Adieu, mon cher cousin, auriez-vous le temps de m’écrire une demi-ligne? Surtout ne vous gênez en rien; n’importunez pas M. D. Tout ce que je vous demande, c’est de dire mille choses à toute la famille, et à Mme Rebaffet en particulier, que j’ai bien des choses à lui apprendre de la part de Mme de P., mais que je ne lui écrirai que lorsque j’aurai perdu l’espoir de les lui dire.
Comment se porte Mme Adèle? elle doit être bien affligée du chagrin de son amie[180].
XXXVI
Mélanie Guilbert à Henri Beyle.
Paris, 2 juin 1806.
Je ne t’écris qu’un mot, ma bonne minette, car je suis dans mes jours de mélancolies et même plus que cela mais je veux pourtant te dire combien je suis contente de te voir rapproché de moi et surtout quel plaisir me fait l’espérance de te revoir. Je compte que tu passeras un mois chez ton père et qu’ensuite tu reviendras à Paris. Oh! mon ami, j’ai bien besoin que tu m’aimes!
Et ta sœur comment se porte-t-elle! Pourquoi ne t’écrivait-elle pas? Il est tout simple qu’elle ne m’ait pas répondu, mais à toi! qui pouvait l’en empêcher? Est-ce qu’elle était malheureuse? Parle moi d’elle avec beaucoup de détails.
Adieu, mon bon ami, je ne sais pas ce que j’ai: je ne peux t’écrire.
Réponds à mes trois dernières lettres, je t’en prie. J’ai besoin que tu me tranquillises: mes pressentiments me disent depuis longtemps que je ne serai jamais heureuse et si tu ne m’aimes pas bien ils ne seront que trop justifiés. Adieu[181].
XXXVII
Mélanie Guilbert a Henri Beyle.
Paris, 10 juin 1806.
Depuis six semaines, tu me répondras, dis-tu, demain quand tu n’auras pas une heure, un moment d’ennui qui te trouble l’esprit. Bien, mon ami, il ne faut pas te presser. J’estimerais cependant davantage une marche franche à ces petits détours qui peuvent éluder ta réponse tant qu’il te plaira, mais non pas m’en imposer longtemps.
Je t’ai demandé: 1º Si, dans le cas où je pourrais suppléer par mes faibles talents à ce que te donnent tes parents, si, dis-je, tu me portais assez d’attachement pour sacrifier tes espérances de fortune dans le cas où il faudrait choisir entre ce sacrifice et celui de ma personne.
2º D’examiner lequel de nous a le sort le plus stable afin que l’autre s’y abandonnât entièrement et que nous ne fussions plus forcés de nous séparer.
3º Si tu es assez faible ou si tu m’aimes assez peu pour me sacrifier à la volonté de tes parents, ou bien à tes projets d’ambition.
4º Enfin, si ton intention est bien de passer ta vie avec moi, de me la consacrer entièrement, quelque chose qu’il puisse en arriver, de me dire en galant homme, et après y avoir mûrement réfléchi, si c’est bien là ta volonté irrévocable et de m’avouer le contraire, si cela n’était pas.
J’attache ma tranquillité à cet éclaircissement, je te donne les témoignages de la plus vive tendresse, du plus tendre attachement. Je t’en ai même donné des preuves incontestables, et à tout cela tu me réponds des lettres vagues, tu me dis que tu m’aimes toujours et que je le verrai bien dans quinze jours, époque à laquelle tu te promets d’être près de moi, ce qui veut dire que tu me feras beaucoup de caresses, de protestations, que tu seras bien aise de me voir, etc. C’est peut être beaucoup dans ton esprit, mais ce n’est rien pour moi, surtout quand je songe à toute ta conduite et même à ton caractère; je n’en suis pas plus persuadée que tu m’aimes comme je le souhaite, et comme j’en ai besoin pour être heureuse, pour avoir le cœur content. C’est pourquoi j’aurais voulu un peu plus de franchise.
Je ne demande plus rien à présent, j’ai pu me faire illusion jusqu’à un certain point, mais mon cœur m’en dit plus que je n’en voudrais savoir. Tu m’aimes comme un jeune homme dont la conduite présente ne tire point à conséquence sur ta destinée future et dont le but est de passer le temps le moins désagréablement possible. Et j’ai pu me croire aimée de toi comme la compagne de ta vie? Eh bien! me trouves-tu assez ridicule?
Tu me diras peut-être que je me fâche; non, je t’assure, je n’ai même pas ce bonheur, j’ai une expérience si triste du cœur humain, que si je m’étonne des malheurs qui m’arrivent, c’est de ne les avoir pas prévus, mais ils ne m’irritent plus. Je sais trop que je serai malheureuse, et je me résigne à mon sort.
Je remercie beaucoup ta sœur du petit mot qu’elle m’écrit; dis-lui que je sens ce qu’elle fait pour moi—et je sens aussi quelle reconnaissance je te dois pour cette marque d’amitié et de complaisance.
Quoique toute ma conduite ait dû te prouver combien tu m’es cher, que je te l’aie sans cesse répété, tu as cependant pensé que M. Blanc, étant devenu puissant, m’attirait à Naples. Ces idées-là ne m’étonnent pas, mon bon ami, et je te les pardonne bien volontiers. Je crois que tu ne peux connaître mon cœur.
A propos de M. Blanc, j’ai toujours oublié de répondre aux questions que tu m’as faites pour savoir quelle est sa position.
Il est maintenant directeur et inspecteur général des douanes; c’est, dit-on, une place à argent. Il m’a écrit il y a trois jours qu’il m’avait engagée au théâtre de Naples pour 5,000 francs, d’ici à Pâques. Il m’assure que l’année prochaine j’aurai au moins 8,000 francs, et il me presse de ratifier ce qu’il a fait, mais j’avoue que je ne suis pas peu embarrassée. Rien n’avance ici pour mes débuts, quoique l’on me donne un peu d’espoir.
J’éprouve des choses qui me navrent le cœur, qui me découragent entièrement, je n’ai plus aucun repos, je ne compte plus sur aucun ami; ceux que je dois regarder comme tels me conseillent des choses auxquelles il m’est impossible de condescendre. Vous ne réussirez donc pas, me dit-on, et cela n’est sans doute que trop certain, mais je voudrais en être plus sûre encore; dans ce cas, je partirais pour Naples. Nul motif puissant ne doit plus maintenant m’attacher à la France, je n’y ai pas eu un seul ami, d’ailleurs, toutes mes ressources sont épuisées; je n’existe qu’en vendant chaque jour quelques bagatelles qui me restaient encore, mais qui ne peuvent me conduire bien loin, et peut-être ferais-je bien de partir tout de suite, mais je ne peux m’y résoudre. Je vais écrire une lettre à M. Blanc, dans laquelle je lui demanderai un peu de temps pour réfléchir, je veux encore tenter quelques démarches auprès de M. de Rémusat[182]; si elles ne réussissent pas, comme il est à présumer, je ne prendrai plus la peine de songer à mon sort, il deviendra ce qu’il plaira à Dieu; je pourrai désirer encore quelque chose, mais jamais plus espérer[183].
XXXVIII
A sa Sœur Pauline[184].
(1806)
Hé bien, ma chère Pauline, où en es-tu donc? Tu deviens d’un silence horrible. Je quitte ce trou pour un petit voyage, j’attendais toujours une de tes lettres avant que de partir. Elle n’arrive point; et je veux te la demander avant que de monter à cheval. Je crois pour moi qu’un prêtre, un oui, 3 mots latins vont faire de toi une heureuse femme, j’espère; mais il faut en finir. Apprends-moi en détail où en est cette affaire et dis mille choses tendres et fraternelles à ton mari.
Qui plus est. Il paraît que je vais aller en Espagne, c’est-à-dire en Afrique. Fais-moi faire des chemises de bonne toile de Voiron, pas trop grosse cependant, plus quelques mouchoirs. Je ferai prendre tout cela en allant vous embrasser. Parle to our great father of letters which. I have (illisible) to Mistress. D. the mother and to the great sir D[185].
Adieu, embrasse tout le monde et donne-moi des nouvelles de Grenoble, qui est aussi inconnu pour moi, depuis 18 mois, que le faubourg Péra.
Henri[186].
XXXIX
A Monsieur Mounier, auditeur au
Conseil d’État, secrétaire de S. M. l’Empereur et Roi,
a Schœnbrunn.
Voici, monsieur, le protégé de Pascal[187] dont je vous ai parlé avant-hier. J’avais une place pour lui; l’armistice s’est conclu pendant son voyage, et une chose très simple est devenue difficile. M. Rondet connaît les formes de l’administration. Je pense que si, à défaut d’autre moyen, vous écrivez à M. Daru, il nous sera plus facile d’obtenir un emploi de 150 ou 200 francs.
Agréez, je vous prie, l’assurance de ma considération distinguée.
Vienne, le 1er septembre 1807.
De Beyle.
XL
A sa Sœur Pauline.
Brunswick[188], 25 décembre 1807.
Je pars aujourd’hui, jour de Noël, à 5 heures du matin, pour Paris. Je t’écris cela bien pour que tu aies à m’écrire bien vite à Paris, rue de Lille, nº 55.
Je devais partir il y a huit jours, mais le Gouvernement et l’Intendant ont voulu attendre des matériaux plus étendus pour ma mission.
Tous les préparatifs du voyage sont enfin finis. Il fait un temps affreux mêlé de pluie, de grêle et de neige, il fait noir comme dans un four, le vent éteint les bougies dans les lanternes de la voiture. Hier, à 7 heures du soir, je ne pensais plus à ce voyage; il aura ses peines et ses plaisirs, revoir tant de personnes si chères! mais les quitter au bout de huit jours!
Je t’écrirai dès que j’aurai mis le pied en France, à Mayence. Je vais par Cassel, Fulde, Francfort. Les postes sont si indignement servies que nous ne recevons point de lettres directement. Peut-être celles que nous écrivons ont-elles le même sort. D... est en bonne santé et en route de Posen sur Varsovie.
Porte-toi bien et aime-moi et écris-moi. Dis à nos connaissances comme Mme Marnay que je saisis l’occasion de la nouvelle année pour l’assurer que quoique galopant de Brunswick à Paris, je ne l’en aime pas moins que lorsque Colomb et moi allions faire la partie chez elle.
Ainsi de suite, n’oublie pas.
XLI
A M. Krabe, membre de la Chambre de Guerre et des Domaines.
Brunswick, 13 janvier 1808.
Le Ministre de la Guerre a donné l’ordre, Monsieur, qu’on constatât par procès-verbal l’état des casernes existantes à Brunswick et à Wolfenbuttel, les bâtiments qui pourraient être disposés en casernes, les dépenses à y faire pour les rendre propres à cet usage, et enfin le nombre d’hommes et de chevaux qu’on pourrait y loger.
Personne plus que vous, Monsieur, n’est en état de s’acquitter de cette opération avec succès. Je vous prie, en conséquence, de m’indiquer l’heure à laquelle nous pourrons parcourir ensemble les casernes actuellement existantes et les bâtiments qui peuvent le devenir. Nous dresserons, après cette visite, les procès-verbaux demandés.
J’ai l’honneur de vous saluer avec considération.
Le Commissaire des Guerres,
De Beyle[190].
XLII
A sa Sœur Pauline.
Le 19 janvier 1808.
Hé bien, petite bringue, tu mériterais bien que je renouvelasse pour toi ce terme élégant et antique.
Peut-on être plus molle que toi, depuis quatre mois tu ne m’écris pas un mot. Je n’apprends des nouvelles de Grenoble que par les papiers publics.
Donne-moi les nouvelles de famille que je ne puis trouver dans les papiers publics. Mon père recevra incessamment un premier envoi de graines. Il y en a une entre autres qui n’est que sublime, dis-lui mille choses de ma part, et envoie-moi enfin trois empreintes du cachet de mon père. Je suis obligé de cacheter une acceptation de dîner avec l’Aigle impérial. C’est trop pour un petit rien comme moi. Celui[191] qui pourrait me faire quelque chose est à Cassel depuis quatre jours et sera ici vers le 28 janvier, temps auquel il y aurait 25 ans que je t’aime, si je n’avais pas l’honneur d’être l’aîné. Quoique aîné, je te permets cependant de te marier la première. Fais vite cette bonne affaire-là, mais rappelle-toi que si jamais ton mari connaît la terrible vérité que tu as plus d’esprit que lui, il te hait à jamais, et malheureusement, quel que soit ton mari, cette vérité sera vraie.
Adieu, aime-moi et prouve-le moi en écrivant, cela n’est pas difficile, tous les amants voudraient en être là. Je voudrais bien que tu connusses assez Mlle V... pour lui demander quelques conseils envers le cher époux et maître. Songe surtout à te faire humble comme Ephestion à la cour d’Alexandre. Un mot de réponse et dedans des cachets.
Embrasse pour moi ma bonne tatan Charvet, dis-lui que je voudrais bien aller manger des cerises à Saint-Egrève[192]. Si Barral est à Grenoble envoie-lui la carte ci-jointe.
Mais écris.
H. B.[193].
XLIII
A Félix Faure[194].
Ingoldstadt, 21 avril 1809.
Je n’ai que le temps de t’envoyer cet étui que je te prie de remettre à Mme de Bézieux; elle y verra que même en gravissant les rochers d’Heidenheim où ces sortes d’ouvrages vous sont présentés par de jolies paysannes, je pensais aux bontés qu’elle a bien voulu avoir pour moi. Ces jolies marchandes me servent de transition toute naturelle pour te prier de présenter mes hommages respectueux à Mesdemoiselles de Bézieux.
Nous avons eu hier soir une petite victoire, quatre drapeaux, quatre pièces de canon, toutes les positions de l’ennemi.
Mes respects à M. Duvernay.
Mille amitiés; n’oublie pas la bibliothèque britannique. Je ne me suis pas couché depuis trois jours. Ingoldstadt a une drôle de mine. Le plus beau, au milieu des canons, des fourgons, des soldats chantant qui vont à l’armée, des soldats tout tristes qui en reviennent blessés, des curés, du tapage général et infernal, le plus beau, c’est une troupe de comédiens qui donne intrépidement des représentations: ce soir, la Femme «volatile» (ça veut dire volage), drame en trois actes.
XLIV
Au Même.
Saint-Polten, le 10 mai 1809.
J’ai promené hier dans une des plus belles positions du monde: l’Abbaye de Molke, sur le Danube. La physionomie du paysage est sévère et d’accord avec le château où fut interné Richard Cœur-de-Lion qui en fait un des principaux ornements.
L’immense Danube et ses grandes îles, sur lesquelles on domine d’une hauteur de cent cinquante pieds, forment un spectacle unique. Je n’y trouve à comparer que la Terrasse de Lausanne et la vue de Bergame. Mais l’une et l’autre étaient bien moins striking, frappantes, avec une nuance de terrible visant au sublime.
J’ai tant de choses à te dire que je tourne court.
Je me reproche depuis quinze jours de ne pas écrire à Mme Z.
Envoie-moi des journaux.
Nous serons demain soir à Vienne; Saint-Polten en est à seize lieues. S. M. y est, très probablement.
Réunis, je t’en prie, tous les renseignements qui peuvent servir à un journal de mon voyage.
Je ferai copier cela par quelque écrivain du coin des rues, bien bête et ayant une belle écriture.
Le temps me manque pour tout.
Ce matin, en quittant cette belle abbaye, le hasard m’a mis dans la voiture de Martial[196]. Aussitôt notre solitude: «Il m’est arrivé dernièrement à Paris une chose plaisante, etc., etc.» Confiance adorable, dirait un courtisan, je dis seulement confiance parfaite.
Deux ou trois heures de penser tout haut avec moi, et, sans que je le demandasse, promesse réitérée et venant de lui, que je serais adjoint dans la garde à la première vacance, vacance assez probable.
Je saute vingt autres choses; en un mot, tout ce que je pouvais désirer.
Entretiens moi dans le souvenir de Mme de Bézieux, en lui racontant pompeusement quelques-unes des esquisses de mon voyage, d’après une lettre reçue la veille, le tout convenablement enduit de compliments.
Ecris-moi donc sous le couvert de M. Daru.
Je n’ai encore eu de toi qu’une lettre de quatre pages upon Lewis’s love for Miss[197].... Fais aussi penser à moi dans cette maison.
Il me paraît probable que nous ne resterons pas à Vienne. Peut-être dans un mois serons-nous au fond de la Hongrie.
Le pays de Strasbourg à Vienne est, aux lacs près, tout ce qu’on peut désirer de plus pittoresque. Il n’y a pas en France une telle route. Adieu.
H.[198].
XLV
A sa Sœur Pauline.
Je me porte bien et j’admire. J’ai vu les loges de Raphaël et j’en conclus qu’il faut vendre sa chemise pour les voir quand on ne les a pas vues, pour les revoir quand on les a déjà admirées.
Ce qui m’a le plus touché dans mon voyage d’Italie, c’est le chant des oiseaux dans le Colisée. Adieu; secret sur le voyage, mais donne de mes nouvelles à notre grand-père et à tutti quanti.
La nomination de M. le duc de Feltre prolongera peut-être mon séjour à Milan. J’y serai le 25 octobre pour y rester quinze ou vingt jours.
Je t’aime.
XLVI
A la Même.
Ekatesberg, 27 juillet 1812.
Hier soir, ma chère amie, après soixante-douze heures de voyage, je me trouvais, deux lieues plus loin que la triste ville de Fulde, à cent-soixante-et-onze lieues de Paris. La lenteur allemande m’a empêché d’aller aussi vite aujourd’hui. Je viens de m’arrêter, pour la première fois, depuis Paris, dans un petit village, que tu ne connaîtras pas davantage quand je t’aurai dit qu’il s’appelle Ekatesberg, ce qui veut dire ce me semble, la montagne d’Hécate. Il est à côté de la bataille de Iéna et à douze lieues en deçà de la pierre qui marque l’endroit où Gustave Adolphe fut tué à la bataille de Lutzen.
On sent, à Weimar, la présence d’un prince, ami des arts, mais j’ai vu avec peine que là, comme à Gotha, la nature n’a rien fait, elle est plate comme à Paris. Tandis que la route de Stroesen à Eisenach est souvent belle par les beaux bois qui bordent la route. En passant à Weimar, j’ai cherché de tous mes yeux le château du Belvédère, tu sens pourquoi j’y prends intérêt. Give me some news of miss Vict[201].
Vais-je en Russie pour quatre mois ou pour deux ans[202]? Je n’en sais rien. Ce que je sens bien, c’est que mon contentement est situé dans le beau pays
E che parte l’Alpa e l’Apenin.
Voilà deux vers italiens joliment arrangés. Adieu, ma soupe arrive et je passe mille amitiés à tout le monde. Donne de mes nouvelles à notre bon grand-père.
Henri[203].
XLVII
A la Même.
Sagan, le 15 juin 1813.
Je règne ma chère Pauline, mais comme tous les rois, je baille un peu; écris-moi et presse la De[204].
J’espère être tiré de mon trou vers le 26 juillet, écris comme à l’ordinaire. Mille choses à Périer. Ne fais-tu pas de voyage cette année? Mon appartement t’attendait.
Adieu, je tombe de fatigue.
Cel Favier[205].
Donne-moi des nouvelles de notre bon grand-père. Fais-lui parvenir des miennes.
XLVIII
A la Même.
Venise[206], le 8 octobre 1813.
Ma chère amie,
Les premières années d’un homme distingué sont comme un affreux buisson. On ne voit de toutes parts qu’épines, et branches désagréables et dangereuses. Rien d’aimable, rien de gracieux dans un âge où les gens médiocres le sont pour ainsi dire malgré eux, et par la seule force de la nature. Avec le temps, l’affreux buisson tombe à terre, l’on distingue un arbre majestueux, qui par la suite porte des fleurs délicieuses.
J’étais un affreux buisson en 1801, lorsque je fus accueilli avec une extrême bonté par Mme Borone, milanaise, femme d’un marchand. Ses deux filles faisaient le charme de sa maison. Ces deux filles aujourd’hui sont mariées[207], mais la bonne mère existe toujours; on trouve dans cette société un naturel parfait, et un esprit supérieur de bien loin à tout ce que j’ai rencontré dans mes voyages.
D’ailleurs on m’y aime depuis douze ans. J’ai pensé que c’était là que je devais venir achever de vivre, ou me guérir si, suivant toutes les apparences, la force de la jeunesse l’emportait sur la désorganisation produite par des fatigues extrêmes.
Je me suis placé à Milan dans une bonne auberge dont j’ai bien payé tous les garçons, j’ai demandé le meilleur médecin de la ville, et je me suis apprêté à faire ferme contre la mort. Le bonheur de revoir des amis tendrement chéris a eu plus de pouvoir que les remèdes. Je suis à l’abri de tout danger. Je me joue de la fièvre maintenant. Elle ne me quittera qu’après les chaleurs de l’été prochain, elle me laissera les nerfs extrêmement irrités. Mais, enfin, je dois la santé à cette manœuvre. Quand j’ai la fièvre, je vais me tapir dans un coin du salon, et l’on fait de la musique. On ne me parle pas et bientôt le plaisir l’emporte sur la maladie, et je viens me mêler au cercle.
Il est possible que M. Antonio Pietragrua, jeune homme de quinze ans et sergent de son métier, passe en France. C’est le fils d’une des deux sœurs. Si jamais il t’écrivait, fais tout au monde pour lui procurer quelque agrément en France. J’y serais mille fois plus sensible qu’à ce que tu ferais pour moi. Tes bons services consisteraient à lui faire parvenir une somme de deux à trois cents francs et à le faire recevoir dans une ou deux sociétés de Lyon.
S’il va à Grenoble, je le recommande à Félix; partout ailleurs je le dirigerai de Paris. Garde ma lettre et, le cas échéant, souviens-toi de traiter M. Antoine Pietragrua comme mon fils.
Je suis très content de Venise, mais ma faiblesse me fait désirer de me retrouver chez moi, c’est-à-dire à Milan. Il faudra bien rentrer en France vers la fin du mois de novembre, si cela ne te dérange pas trop, viens à ma rencontre jusqu’à Chambéry ou Genève.
C. Simonetta.
Mille amitiés à François[208]. Quels sont tes projets pour le voyage de Paris? tu logeras chez moi, nº 3.
Recacheté par moi avec de la cire[209], ne dis pas to the father où je suis[210].
IL
A Louis Crozet[211].
Rome, 28 septembre 1816.
Un hasard le plus heureux du monde vient de me donner la connaissance of 4 ou 5 Englishmen of the first rank and understanding[212]. Ils m’ont illuminé, et le jour où ils m’ont donné le moyen de lire the Edinburgh Review[213] sera une grande époque pour l’histoire de mon esprit; mais en même temps une époque bien décourageante. Figure-toi que presque toutes les bonnes idées de l’H[214], sont des conséquences d’idées générales et plus élevées, exposés dans ce maudit livre. In England, if ever the H.[215] y parvient, on la prendra pour l’ouvrage d’un homme instruit et non pas pour celui d’un homme qui écrit sous l’immédiate dictée de son cœur.
P.S.—Note à mettre au dernier mot du dernier vers de la vie de Michel-Ange[216]:
On me conseille de mettre ici une note de prudence. Il faut pour cela parler de moi. Sous la Chambre de 1814, j’avais eu l’idée de faire imprimer ce ballon d’essai, à Berlin où, en fait d’opinion religieuse la liberté de la presse est honnête. Mais ce préjugé ridicule dans la monarchie, qu’on appelle amour et patrie, m’a fait désirer de voir le jour à Paris.
Toutefois, j’ai voulu, auparavant, acquérir la certitude qu’on vend publiquement sur les quais et à vingt sous le volume, la Guerre des Dieux, la Pucelle, le Système de la Nature, l’Essai sur les mœurs, de Voltaire, etc., etc.
Je ne savais pas une chose que l’on m’écrit, l’impression terminée, c’est que les délits de la liberté de la presse sont jugés par des juges bien justes et non pas par un jury. Or, ces Messieurs sont hommes, et, comme tels, fort curieux d’orner leur petit habit noir d’une croix rouge. On sait que les ministres mettent tout l’acharnement de la vanité piquée contre la liberté de la presse, et, au moyen du fonds de réserve des décorations, ils sont ici accusateurs et juges. Mon avoué aura beau dire que lorsqu’on permet la Guerre des Dieux, il est ridicule de s’offenser d’un livre spéculatif, fait peut-être pour une centaine de lecteurs. Si le ministre a besoin ce jour-là de paraître dévôt, pour faire excuser quelque mesure anti-religieuse, les chanceliers Séguier, les Omer ne sont pas rares[217].
L
Au même.
Rome, le 30 septembre 1816.
Raisons pour ne pas faire les troisième, quatrième, cinquième et sixième volumes de l’Histoire de la peinture en Italie.
Depuis qu’à douze ans j’ai lu Destouches, je me suis destiné to make co, à faire des comédies. La peinture des caractères, l’adoration sentie du comique ont fait ma constante occupation.
Par hasard, en 1811, je devins amoureux de la comtesse Simonetta[218] et de l’Italie. J’ai parlé d’amour à ce beau pays en faisant la grande ébauche en douze volumes perdue à Moladechino. De retour à Paris, je fis recopier la dite ébauche sur le manuscrit original, mais on ne put reprendre les corrections faites sur les douze jolis volumes verts, petit in-folio, mangés par les cosaques.
En 1814, battu par les orages d’une passion vive, j’ai été sur le point de dire bonsoir à la compagnie du 22 décembre 1814 au 6 janvier 1815; ayant le malheur de m’irriter du jésuitisme du bâtard[219], je me trouvais hors d’état de faire du raisonnable, à plus forte raison du léger. J’ai donc travaillé quatre à six heures par jour, et, en deux ans de maladie et de passion, j’ai fait deux volumes. Il est vrai que je me suis formé le style, et qu’une grande partie du temps que je passais à écouter la musique alla Scala était employé à mettre d’accord Fénelon et Montesquieu qui se partagent mon cœur.
Ces deux volumes peuvent avoir cent cinquante ans dans le ventre. La connaissance de l’homme, si mon testament est exécuté[220] et si l’on se met à la traiter comme une science exacte, fera de tels progrès qu’on verra, aussi net qu’à travers un cristal, comment la sculpture, la musique et la peinture touchent le cœur. Alors ce que fait Lord Byron on le fera pour tous les arts. Et que deviennent les conjectures de l’abbé Dubos quand on a des Lord Byron, des gens assez passionnés pour être artistes, et qui d’ailleurs connaissent l’homme à fond?
Outre cette raison sans réplique, il est petit de passer sa vie à dire comment les autres ont été grands. Optumus quisque benefacere, etc.
C’est dans la fougue des passions que le feu de l’âme est assez fort pour opérer la fonte des matières qui font le génie. Je n’ai que trop de regrets d’avoir passé deux ans à voir comment Raphaël a touché les cœurs. Je cherche à oublier ces idées et celles que j’ai sur les peintres non décrits. Le Corrège, Raphaël, Le Dominiquin, Le Guide sont tous faits, dans ma tête.
Mais je n’en crois pas moins sage, à 34 ans moins 3 mois, d’en revenir à Letellier[221], et de tâcher de faire une vingtaine de comédies de 34 ans à 54. Alors je pourrai finir la Peinture, ou bien, avant ce temps, pour me délasser de l’art de Komiker. Plus vieux, j’écrirai mes campagnes ou mémoires moraux et militaires[222]. Là, paraîtront une cinquantaine de bons caractères.
At the Jesuit’s death, if I can, I will go in England[223] pour 40,000 fr. et en Grèce pour autant, après quoi, j’essaierai Paris, mais je crois que je viendrai finir dans le pays du beau. Si, à 45 ans je trouve une veuve de 30 qui veuille prendre un peu de gloire pour de l’argent comptant, et qui de plus ait les 2/3 de mon revenu, nous passerons ensemble le soir de la vie. Si la gloire manque, je resterai garçon.
Voilà tout ce que je fais de ma vie future.
Le difficile est de ne pas m’indigner contre le Bâtard et de vivre avec 1,600 fr. Si je puis accrocher 30,000 fr. ou trouver un acquéreur pour une maison de 80,000 fr., pour laquelle je dois 45,000 fr. je suis heureux avec 4,600 fr. et la comédie s’en trouvera bien.
Critique ferme tout cela. Peut-être que tu ne vois en moi nul talent comique. Il est sûr que seul je suis toujours sérieux et tendre, mais la moindre bonne plaisanterie, celle de la table de l’opisk, par exemple, me font mourir de rire pendant deux heures.
Il me faudrait deux ans pour finir l’Histoire, 4 vol. D’autant plus qu’il faut inventer le beau idéal du coloris et du clair-obscur, ce qui est presque aussi difficile que celui des statues. Comme cela tient de bien plus près aux cuisses de nos maîtresses, les plats bourgeois de Paris sont trop bégueules pour que je leur montre ce beau spectacle.
Garde cette feuille en la collant dans quelque livre pour que nous puissions partir de ces bases à la première vue.
Alex. de Firmin.
P.-S.—De plus, en faisant quatre nouveaux volumes, je ne gagnerai pas deux fois autant de réputation (si réputation il y a) que par les deux premiers. Le bon sera de voir dans vingt ans d’ici les Aimé Martin continuer cette histoire. Moi-même je pourrai composer un demi-volume de cette continuation dans leur genre. Quel abominable pathos; quelles phrases pour la connaissance de l’homme!
Les copies me coûtent trop cher, 15 cent. par page, et les copistes me font donner au diable[224]!
LI
Au même.
Milan, 1er octobre 1816.
Note romantique.
La supériorité logique des Anglais, produite par la discussion d’intérêts chers, les met à cent piques au-dessus de ces pauvres gobes-mouches d’Allemands qui croient tout. Le système romantique, gâté par le mystique de Schlegel, triomphe tel qu’il est expliqué dans les vingt-cinq volumes de l’Edinburgh Review et tel qu’il est pratiqué par Lord Ba-ï-ronne (Lord Byron). Le Corsaire (trois chants) est un poème tel pour l’expression des passions fortes et tendres que l’auteur est placé en ce genre immédiatement après Shakespeare. Le style est beau comme Racine. Giaour et la Fiancée d’Abydos ont confirmé la réputation de Lord Byron, qui est généralement exécré comme l’original de Lovelace, et un bien autre Lovelace que le fat de Richardson. Lorsqu’il entre dans un salon toutes les femmes en sortent. La représentation de cette farce a eu lieu plusieurs fois à Coppet[225]. Il a trente ans, et la figure la plus noble et la plus tendre. Il voyage accompagné d’un excellent maquereau, un médecin italien. On l’attend ici au premier jour, je lui serai présenté. Le courrier part, sans quoi j’avais le projet de dicter pour toi la traduction de six pages de l’Edinburgh, nº 45, qui exposent toute la théorie romantique. Tâche de glisser le commencement de cet alinéa dans ma note romantique. Il faut bien séparer cette cause de celle de ce pauvre et triste pédant Schlegel, qui sera dans la boue au premier jour. Une fois les mille exemplaires imprimés, en envoyer sur le champ cinq cents à Bruxelles. Que dis-tu de cette idée? Le Corrège est impossible à faire. Je ne sais même si tu me passeras certains morceaux de Michel-Ange.—Il partira le 12 octobre, et moi vers le commencement de novembre pour la patrie de Brutus. Ne dis rien de cela à personne. Toujours la même adresse, nº 1117. J’attends avec impatience les premières feuilles. La lettre sur Coppet court les champs; je n’ai pu la rejoindre[226].
LII
Au Même.
Milan, 20 octobre 1816.
Comment peux-tu douter de ma vive reconnaissance et quel besoin as-tu que Félix[227] te dise que je me loue de toi? Toutes les lettres que je reçois de Grenoble sont toujours pleines de duretés. Je les mets à part pour ne les ouvrir que le soir, et cependant elles m’empoisonnent encore un jour ou deux. Les tiennes seules me sont une fête.
La fête a été double ce matin en voyant arriver deux lettres. Mais un accès de nerfs par excès d’attention pour Michel-Ange me force à sauter la moitié de mes idées.
Je vais chercher partout quelqu’un qui ait des connaissances à Rome. Cela m’est difficile, car aucun de mes amis n’a de ces sortes de relations.
J’ai dîné avec un joli et charmant jeune homme, figure de dix-huit ans, quoiqu’il en ait vingt-huit, profil d’un ange, l’air le plus doux. C’est l’original de Lovelace ou plutôt mille fois mieux que le bavard Lovelace. Quand il entre dans un salon anglais, toutes les femmes sortent à l’instant. C’est le plus grand poète vivant, lord Byron. L’Edinburgh Review, son ennemi capital, contre lequel il a fait une satire[228], dit que, depuis Shakespeare, l’Angleterre n’a rien eu de si grand pour la peinture des passions. J’ai lu cela. Il a passé trois ans en Grèce. La Grèce est pour lui comme l’Italie pour Dominique[229]. Hors de là, il fait des vers qui, de retour en Grèce, lui semblent plats. Il y retourne.
Michel-Ange aura 180 pages de manuscrit, id est 127 pages imprimées. J’en suis à 104. Tout est copié. Je corrige, mais le mal de nerfs est venu hier; au lieu de travailler,—quatre heures sur mon lit.
Pas une note?—Cependant ne crois pas si peu utiles les notes, cela accroche les sots, les benêts, les gens qui ne comprennent pas le texte. D’autres fois la chose difficile est jetée en note. J’avais le projet de n’en point faire, j’ai vu fair island[230], Lappy, Mich., Alex., my brother-in-law[231], qui sont bien loin d’être sots, et j’ai fait les notes. Tu n’as pas d’idée combien nous sommes en arrière pour les arts et d’une présomption si comique. La présomption rend les trois quarts de nos livres ridicules à l’étranger. Si jamais tu écris, songe à lire l’Edinburgh Review, pour voir le ton des autres nations. Ce pauvre Travel! si la médecine qu’on lui donne ne le guérit pas, il est mort. On attend l’effet. (Sa femme pleure).
Winkelmann, c’est Mlle Emilie racontant l’histoire d’Héloïse et d’Abélard.
Je ne suis pas en train de relever cet admirable ridicule. Il y aurait de la prétention. Tous les gens à sensiblerie citent Winkelmann; dans vingt ans, si l’opus réussit, on citera l’opus.
Religion.—Pour n’être pas un enfonceur de portes ouvertes, Dominique voulait respecter la religion. Il avait déjà fait un morceau là dessus. Mais il a étudié l’histoire, il a cru que la seule législation du XVe siècle en Italie était l’Enfer et que Michel-Ange avait été forcé à être peintre juré de l’inquisition. Forcé, poussé par l’histoire (Pignatti, Machiavel, Varchi, Guichardin, etc.) il a été forcé de mal parler dans la vie de M.[232]; il a jeté au feu hier sept à huit feuilles atroces. Il craint encore que tu n’en trouves trop. Mais on ne se doute pas de cela à Paris. Il faut bien faire entrer cette idée. Au reste, la nouvelle Chambre, au moyen de deux voix et de quatre places par député, sera probablement modérée, et l’on aura en janvier d’autres chiens à fouetter. Comment rendre discrètes les shepherderies[233], et Fair island? Si tu le peux, fais-le.
Si tu trouves réellement basse, plate, la dédicace[234], pouvant faire rougir Dominique en 1826, supprime-la. Il m’a consulté, je ne la trouve pas plate. Item, primo panem, deinde philosophari. Avec 1,200 fr. par an au Cularo[235] je serai le plus malheureux des êtres, avec 4 ou 6 ici, very happy[236].
LIII
Au Même.
Milan, 21 octobre 1816.
Sais-tu que l’ouvrage perdra infiniment s’il n’y a pas de titre à gauche. Pour fair island, le père Martin, etc., etc., le sujet est intéressant, mais la manière fatigante, désagréable. Ils fermeront le livre; puis, poussés par la curiosité, le rouvriront et parcourront les titres à gauche. S’il en est temps encore, le moyen est bien simple, diminue de moitié les titres à gauche.
Ils sont trente, je suppose, n’en mets que dix. Les annonces les plus générales, alors quelque borné que soit le prote, il les placera. Il y aura quelque bévue? Hé bien, j’aime mieux deux ou trois bévues et avoir ces titres qui excitent l’attention, facilitent les recherches, etc. Je viens d’en sentir tout l’agrément dans le Voyage en Angleterre, de M. Siméon. Donc, s’il en est temps, etc.
Epigraphe du second volume, sur le titre: To the happy few[237].
Pour que mes feuilles se courent aucun risque, ne m’envoie qu’une ou deux feuilles à la fois. Tu n’as qu’à faire deux ou trois enveloppes avec du papier opaque. Je ne te renvoie pas la lettre du bossu que j’ai déchirée. Mets la lettre de Mme Périer[238] à la poste. Ou bien monte lui la tête en lui interceptant la moitié de ses lettres. Mes respects à Mme Prax[239]. Prie-la de ne pas me voler tout ton cœur[240].
Dubois du Bée.
LIV
Au même.
Livourne, le 15 novembre 1816.
Je n’ai pas voulu t’assassiner de lettres. Tu as autre chose à faire. La dernière que j’ai reçue de toi est celle de Mâcon. Au moins la moitié des lettres sont jetées au feu.
Le trop d’attention pour Michel, m’a donné des nerfs si forts que, depuis dix jours, je n’ai rien pu faire.
J’ai lu devant moi ledit Michel, copié en 192 pages. En deux jours de santé, je donne le dernier poli et j’envoie.
Il y aura quatre lacunes pour des descriptions qui doivent être faites par celui qui décrit et qui a vu ce grand homme sous un jour nouveau. Ce que les auteurs vulgaires blâment comme dur, je le loue comme contribuant à faire peur aux chrétiens; cette peur salutaire qui conduit en paradis fut le grand but de Michel-Ange.
Tu es probablement très heureux pour le cœur, figure-toi que je suis le contraire uniquement à cause de Cularo[241]. Que faire? Je suis forcé de contempler le laid moral. Je voudrais ne pas avoir si fort raison contre l’homme[242] qui abuse du droit du plus fort. Si le bâtard n’avait rien, je prendrais un parti vigoureux, probablement professeur en Russie.
⁂
On laissera tranquille un homme qui raisonne obscurément sur les arts. La religion est la cause unique du dur et du laid que les sots reprennent dans Michel-Ange. Laisse le plus que tu pourras le développement de ce ressort secret. Mets des points quand tu supprimeras. En un mot, M. le chimiste, cette espèce d’écume qu’on nomme beaux-arts est le produit nécessaire d’une certaine fermentation. Pour faire connaître l’écume, il faut faire voir la nature de la fermentation.
J’ai lu les vieilles histoires en originaux, j’ai été frappé de l’ignorance où nous sommes sur le Moyen-Age et de la profonde stupidité et légèreté des soi-disants historiens. Prends pour maxime de ne lire que les originaux et que les historiens contemporains.
Pour me rafraîchir le sang, donne-moi quelques détails sur ton bonheur.
Présente mes respects à Mme Praxède et prie-la de ne pas me voler tout ton cœur[243].
LV
Au Même.
Milan, le 26 décembre 1816.
Ta lettre du 28 novembre, que je reçois à l’instant, m’a fait le plus vif plaisir, au milieu de l’isolement moral où je me trouve.
Je marche constamment de huit heures du matin à 4, à pied et pour cause. Je suis si harassé que je m’endors à 6 heures jusqu’à 8 le lendemain. Du reste, pas d’attaques de nerfs depuis onze jours que mon extrême curiosité me fait courir. L’économie me jette dans une petite auberge où il n’y a pas même de plume. Je ne te noterai donc pas la centième partie des idées que m’a données ta lettre.
Farcis Michel-Ange, que tu auras reçu le 14 décembre, de notes pieuses et révérencieuses. Tâche de ne pas supprimer de vers, car dans mon illusion, il me semble que tout se tient dans ce poème. Michel-Ange, pour la douce religion de la Grèce, eût été Phidias. Tu recevras dans trois jours, ce qui manque à Michel-Ange. Je n’ai pas eu le temps de polir vingt pages de détails à la fin de Michel. Efface les détails ridicules par leur peu d’importance. J’aurais eu besoin de laisser dormir deux mois et de revoir ensuite. A l’histoire de Saint-Pierre, après ces mots: le signe d’aucune religion n’a jamais été si près du ciel, il y a une longue note sur les temples de l’Inde. Cela n’est pas exact: mets seulement pour toute note: en Europe.
Avant cette cruelle révolution qui a tout bouleversé, en France, on mettait le nom d’une ville étrangère aux books[244] tolérés. Comme une sage imitation doit toujours conduire l’autorité, je propose de faire faire un nouveau titre au poème des arts. Mettre: par M. Jules-Onuphe Lani[245], de Nice, et pour lieu d’impression: Bruxelles ou Edimbourg. Car, si l’on connaît Dominique, cela incendie son rendez-vous, ce qui piquerait fort ce jeune homme amoureux. Ensuite dès que l’opération de cet infâme monstre d’incorrection, Le Bossu, aura produit mille, je te prie instamment de lui ordonner d’envoyer huit cents à Bruxelles, dormir en paix et à l’abri de M. Le Bon, huissier à verge. On fera cadeau de soixante ou quatre-vingts; on ne mettra en vente que dix jours après les cadeaux. Par ce moyen l’opinion publique sera dirigée, en quelque sorte par les quatre-vingts gens d’esprit que Seyssins[246] aura gratifiés et dont je lui laisse le choix. Je lui ai envoyé jadis une liste[247] qui pourra le guider. Il faut y ajouter, madame Saussure, née Necker, à Genève, M. de Bonstetten, à Genève; à Paris, Mme la comtesse de Saint-Aulaire, M. le comte François de Nantes, M. le général Andreossy. N’oublie pas la note comique de Schlegel qui voudrait couper le cou à la littérature française. Il faut cela pour me différencier de ce pédant pire que les La Harpe. The work of Mme de Stael which I Know[248] fera bien un autre scandale. Cette pauvre dame qui, au fond, manque d’idée et d’esprit pour l’impression, quoiqu’elle en ait beaucoup pour la conversation, me semble vouloir avoir recours au scandale pour faire effet. Elle parlait of going to America after this book[249] qui paraîtra la veille de son départ de Paris pour Coppet.
Immédiatement après les vers sur le beau-moderne vient le Michel-Ange. Le cours de cinquante heures est après Michel-Ange. Les volumes seront assez gros, ce me semble. La paresse m’empêche de faire l’appendice. Nos yeux sont si en arrière! je vis ici avec dix ou douze..... impossible, dix mille fois impossible de faire sentir les arts à ce qu’on appelle à Paris un homme d’esprit parlant bien de tout; j’ai eu beau les mettre en fonctions de la connaissance de l’homme—lettre close par les Français. Après avoir remué toute la journée hier pour avoir des billets pour la première représentation du grand Opéra, ils ont fait de l’esprit sur les costumes pendant la première demi-heure, ont parlé continuellement, et enfin l’ennemi les a chassés avant le tiers du spectacle. C’était le Tancrède du charmant Rossini, jeune homme à la mode.
Je pourrais tout au plus t’envoyer quatre pages de notes précises sur la richesse de Florence au 13e siècle à mettre à la fin du first vol[250]. Cela est aussi curieux qu’ignoré. Mais, au total, je désespère de faire sentir les arts à ces monstres de vanité et de bavardage. Ils sont de bonne foi quand il disent: cela est mauvais, leur âme sèche ne peut sentir le beau. Je vois partout des Mlle Emilie. Je ne crains qu’une chose, c’est que, trouvant de la duperie à faire quoi que ce soit, je ne finisse par me dégoûter du seul métier qui me reste. Je me suis tué à la lettre for this work[251] par le café et des huit heures de travail pendant des trente ou quarante jours d’arrache pied. Je réduisais par là à vingt pages ce qui en avait d’abord cinquante. J’ai usé le peu d’argent disponible, j’ai donné les soins les plus minutieux et les plus ennuyeux à un excellent ami, je risque d’incendier mon rendez-vous avec la musique, et tout cela pour offrir du rôti à des gens qui n’aiment que le bouilli. Y a-t-il rien de plus bête[252]?
LVI
Au Même.
Rome, 31 décembre 1816.
Monti raisonnait un jour sur la philosophie de la poésie devant le célèbre Lord Byron et M. Hobhouse, l’historien. Il m’adressait la parole et débitait toutes les vieilles théories: qu’il valait mieux que le poète peignît Minerve qui arrête le bras d’Achille, que de montrer les anxiétés d’un héros emporté tantôt par la colère, tantôt par la prudence. M. Hobhouse s’écria tout à coup: He knows not how he is a poet![253].
Il en était tout honteux, et me fit répéter plusieurs fois l’assurance que Monti n’entendait pas l’anglais. Je vois que cette remarque s’applique à Canova. Cet homme, qui, avec le ciseau, donne des sentiments si sublimes, avec la parole n’est qu’un Italien vulgaire. Voilà ce qui, pour la première fois, je te le jure, m’a donné un peu de vanité. Les gens qui expliquent les règles, et surtout qui les font sentir, sont donc bons à quelque chose.
Accuse-moi la réception d’une feuille ridicule, si on la trouvait, intitulée: Raisons pour ne pas faire les 3e, 4e, etc., volumes de l’H.[254].
Tu as dû recevoir, de Turin, un blanc-seing avec un projet de lettre. Je persiste, excepté pour le mot: Ballon d’essai qui me semble ridicule. Corrige et fais transcrire moyennant trois sous la feuille. Je tiens assez à la signature dissemblable pour ne pas incendier le rendez-vous sous les grands marronniers où l’on entend de si douce musique. Cependant on en recevra une seconde où il n’y a d’altéré que le mot Londres.
Mais, maudit bavard, envoie-moi donc les omissions de Michel-Ange!
J’ai lu le livre de M. Jules Onuphro Lani (de Nice), Edimbourg 1817. Cela me paraît le plus prudent. Le livre de Mme de Staël couvrira l’autre. Mets Dominique à même de solliciter la dispense. Ne peux-tu pas te placer à l’Ecole des Mines?
Dis-moi au moins l’effet que Michel-Ange a produit sur toi. Sans note, je crains que, cela ne soit trop pour les Fair islands[255].
LVII
Au Même.
Rome, 6 janvier 1817.
J’espère, mon cher Louis, que tu es le plus content des Dauphinois depuis le 26 décembre. Félix me le fait entendre. Cette idée-là me rendrait tout content sans la mort de ce pauvre Périer[256].
Ce matin, en revenant de la villa Albani, où j’avais été tourmenté par le soleil que j’avais fui sous une allée sombre de chênes verts, j’ai appris la triste nouvelle.
J’avais reçu 2,100 fr., ce qui, avec 240 que j’ai encore, me permettrait de rester six mois à Rome ou à Naples. L’amitié que j’ai pour Pauline me rappelle à Cularo[257]. Je pars. Quand? Je ne suis pas encore résolu.
Si j’avais quelque espoir raisonnable de t’embrasser, je t’assure que je me hâterais, mais tu seras parti.
Il m’arrive un accident étrange, mais j’avais juré de ne rien prendre au tragique, ne songeant pas qu’une véritable tragédie me tomberait sur la tête. Mes deux malles mises au roulage à Florence le 12 et qui devaient être ici le 18 décembre, ne sont pas encore arrivées le 6 janvier. Dans ces malles est tout le style de Michel-Ange.
Que faire? J’ai fait le plafond de la Sixtine; sans faute le premier convoi te l’apportera écrit par moi, bien large. Il suffira de le coudre en son lieu dans le volume vert.
Il n’y a rien à dire à la chapelle Pauline, attendu que la fumée des cierges a fait justice de la chute de saint Paul et du saint Pierre.
Reste uniquement la lacune du Jugement dernier. Si cela est plus commode au bossu qu’il laisse huit pages ou une demi-feuille en blanc et qu’il finisse son ouvrage en mettant après Michel-Ange, le cours de cinquante heures[258], plus une table.
Quarante-huit heures après avoir reçu mes malles je t’expédie un jugement terrible. Je suis plein du physique de la chose; il me manque tous les petits détails critiques et techniques que j’ai renvoyés là, pour les faire passer à l’aide d’un morceau célèbre. Je t’enverrai cela en toute hâte. T’envoyer un jugement sans détails techniques, les amateurs maniérés ne manqueraient pas de dire plus haut encore: «C’est un monsieur qui fait fort bien la philosophie, la politique, et même un peu de peinture.»
Les amateurs que j’ai vus ici enterrés dans la technique me montrent à la fois et le comment de la médiocrité actuelle et les critiques que l’on fera du pamphlet de Dominique.
Parle-moi un peu de toi. Les Zii se conduisent bien, c’est là l’essentiel.
Ma sœur est plus accablée que je ne l’aurais cru. Elle me dit pas même s’il y a testament. Périer en avait fait un qui donnait tout à ma sœur, sous la condition de payer 90,000 fr. aux neveux. Cela lui ferait 120,000 ou 100,000 francs en un domaine, à deux lieues de La Tour-du-Pin, dans des bois pittoresques. Avec ces 4,000 fr. de rente et les 4 ou 5,000 de Dominique, ils pourraient vivoter ensemble dans quelque coin. Ce coin sera-t-il à Paris ou à Milan?
Adieu, il y a de beaux yeux qu’il vaut mieux regarder que mes pattes de mouche. Que ces beaux yeux n’étaient-ils ce matin à la villa Albani devant le Parnasse de Raphaël Mengs!
LVIII
Au Même.
Rome, le 13 janvier 1817.
Comme je suis né malheureux, le ciel, qui veut que je passe pour le contraire d’un homme d’ordre à tes yeux, a retardé jusqu’au 12 janvier l’arrivée des matériaux du Jugement dernier. Je t’envoie la Sixtine copiée d’après nature. Couds-moi cela en son lieu et place avec une aiguille préparée par une belle main. Je la supplie de me rendre ce service. Elle sera ainsi la marraine de l’ouvrage. Plût à Dieu que l’enfant eût la fraîcheur de la marraine!
Reste le Moïse et le Jugement. Ce Moïse est un morceau bien dur. Je ne sais comment l’approximer de ces petits oiseaux à l’eau de rose qu’on nomme des Français aimables. Ceux que je vois ici me font désespérer et m’ôtent tout courage. Les fonctions analytiques de Lagrange seraient plus claires pour eux.
Mais parlons de ton bonheur. Dis moi quand le destin cruel te fera quitter Mens pour Plancy. C’est de là que j’attends les critiques. Elles seront un peu tardives.
Je pense que tu vas envoyer Michel au Bossu. Pour ne pas ennuyer par cent pages continues à la Bossuet, j’ai mis une couleur de prosopopée. Je ne sais si cela fait bien. J’ai mis la chambre obscure et les trois paysages pour faire sentir les styles, le portrait de mon duc d’après nature; mais ce portrait est-il assez fondu?
Je l’ignore. Mon homme va être bientôt duc. Si j’ai manqué de tact, corrige-moi. Si décidément cette couleur de prosopopée te choquait, renvoie-moi les deux pages; il n’y a qu’à ôter en trois traits de plume, tout est rentré dans le style sublime. As-tu décidé pour Jules Onuphre Lani de Nice, à Edimbourg? As-tu reçu deux ou trois lettres piquées? Mais il faudrait que cet animal n’en fît usage qu’au moment de la mort. Autrement le charmant rendez-vous que j’ai avec sweet music serait incendié. Paris est un théâtre plus curieux, mais je suis si amoureux, et tu sens la force de ces termes, de ma charmante musique que je doute si Paris pourra jamais me convenir.
Ce problème va se présenter. Ce pauvre P.[260] a faussé compagnie bien mal à propos. Je vais être obligé d’aller me rinfrangere en février. Je perdrai deux mois sans plaisir ni utilité. Que deviendra the good sister[261]? Je la laisserai religieusement libre, mais je pense qu’elle verra qu’à trente et un ans, il lui convient d’habiter avec Dominique. Leurs deux petites lampes réunies pourront jeter une honnête clarté, mais comme les déplacements sont mortels à d’aussi frêles fortunes, il s’agit de choisir pour toujours. Si à Plancy, il te vient quelque pensée là-dessus, communique-la moi. Depuis la lettre sur Dotard, you know my self as I[262].
Mais revenons. J’insiste pour envoyer 5 ou 600 exemplaires respirer l’air natal à Bruxelles. Vu le bâtard[263], il faut tâcher de rentrer dans nos fonds, et vaincre un peu de paresse.
Je suis passionné pour ta critique, tu me connais intus et in cute. Ne ménage rien, donne le mot le plus cruel à la plus cruelle nouvelle, comme dit notre ami Shakespeare.
R. le 21 j. 1817.
Comme je suis né malheureux, observant trop longtemps les loges de Raphaël au Vatican le 16, par un temps froid, je suis au lit depuis le 16 au soir, cum grandi dolore capitis. Cela ne retarde que de 4 ou 5 jours le Moïse et le jugement, car le médecin m’annonce la fin de la fièvre pour demain. Fais pousser le Bossu jusqu’au jugement. L’ouvrage, à son égard, sera comme fini.
Recommande au Bossu de ne faire feu qu’à propos, autrement il incendie mon rendez-vous. Appelle Jules Onuphro Lani, surtout envoie à Bruxelles 600. Je serai à Cularo pour la fin de février. Je crains que le timbre n’ait ébruité la grossesse de cette pauvre Dominique. Dieu sait quel scandale dans Landerneau, outre que l’envieux Alexandre nous a déjà vu lire le gros volume l’année dernière[264].
LIX
Note pour le Libraire.
(Envois de l’Histoire de la peinture en Italie).
Le 15 septembre 1817.
Nota: n’afficher et n’envoyer aux journaux que quinze jours après avoir adressé des exemplaires aux personnes nommées ci-après.
Ne pas envoyer d’exemplaires à la Quotidienne, aux Débats, au Bon Français, à la Quinzaine.
Envoyer à:
M. le duc de La Rochefoucault-Liancourt, rue Royale-Saint-Honoré, 9;
M. le duc de Choiseul-Praslin, rue Matignon, 1;
M. le comte de Tracy, rue d’Anjou-Saint-Honoré, 42;
M. le comte de Volney, pair de France, membre de l’Académie française, rue de La Rochefoucault, 11;
M. le comte Garat, rue Notre-Dame-des-Champs;
M. le lieutenant-général, comte, pair de France Dessoles, rue d’Enfer-Saint-Michel, 4;
M. le lieutenant-général Andreossy, rue de la Ville-l’Evêque, 22;
M. de Cazes, ministre;
M. le due de Broglie, pair de France, rue Lepelletier, 20. Et le duc de Broglie, de la Chambre des députés, rue Saint-Dominique, 19;
M. de Staël fils;
M. Benjamin Constant (Mercure);
Sir Francis Eggerton;
M. le duc de Brancas-Lauraguais, pair de France, rue Traversière-Saint-Honoré, 45;
M. Terier de Monciel;
Mme la comtesse de Saint-Aulaire;
M. le comte Boissy-d’Anglas, pair, rue de Choiseul, 13;
M. le comte Chaptal, membre de l’Institut, président de la Société d’encouragement, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, 70;
M. Thénard, membre de l’Académie des Sciences, rue de Grenelle-Saint-Germain, 42;
M. Biot, membre de l’Institut, au Collège de France, place Cambrai. Absent de France;
M. le chevalier Poisson, membre de l’Institut, rue d’Enfer-Saint-Michel, 20;
M. le comte La Place, pair de France et membre de l’Institut, rue de Vaugirard, 31;
M. de Humboldt;
M. Maine-Biran, rue d’Aguesseau, 22;
M. Manuel, avocat;
M. Dupin, avocat, rue Pavée-Saint-André-des-Arcs, 18;
M. Berryer, avocat, rue Neuve-Saint-Augustin, 40;
M. Mauguin, avocat de la Cour royale, rue Sainte-Anne, 53;
M. de Jouy, de l’Institut, rue des Trois-Frères, 11;
M. Say, du Constitutionnel;
M. Villemain, chef de division à la Police;
M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, rue Duphot, 10;
M. de Lally-Tollendal, pair, membre de l’Institut, Grande-Rue-Verte, 8;
M. Laffitte, banquier, député, rue de la Chaussée-d’Antin, 11;
M. le maréchal duc d’Albuféra, rue de la Ville-l’Evêque, 18;
M. le prince d’Eckmüll, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, 107;
M. Béranger, auteur du Recueil de chansons;
Mme Récamier;
M. Récamier (Jacques), banquier, rue Basse-du-Rempart, 48;
M. Dupuytren, chirurgien en chef, vis-à-vis la colonnade du Louvre;
M. Talma, rue de Seine-Saint-Germain, 6;
Mlle Mars, rue Neuve-du-Luxembourg, 2 bis;
M. Prud’hon, peintre d’histoire, rue de Sorbonne, 11;
M. Gœthe, ministre d’État, à Francfort-sur-le-Mein;
M. Sismonde-Sismondi, à Genève;
Sir Walter Scott, poète, à Edimbourg[265].
LX
Au baron de Mareste.
Milan, le 15 octobre 1817[266].
Jugez du plaisir que m’a fait votre lettre, je n’ai pas encore de journaux!—Je suis ravi de la défaite des jacobins Manuel, Laffitte et consorts. Dites-moi comment on a mis le désordre parmi eux. Ensuite, je ne conçois pas la peur du bon parti. Que feraient cinq ou six bavards de plus?—La généralité de la France a nommé de gros butors, qui seront toujours du parti de notre admirable Maisonnette[267]. Je suis peiné à fond de ce que vous me dites de Besançon[268], qui n’a pas encore son affaire. Ceci est un exemple pour Henri. Il est résolu à ne prendre de place qu’à la dernière extrémité. Or, il a encore 6,000 fr. pour six ans. Cependant voici son état de services. Je vous prie de mettre tous vos soins aux articles.—Maisonnette va croître en puissance et, en ayant le courage d’attendre cinq ou six mois, nous serons articulés, id est vendus. Ne pourrait-on pas essayer de faire passer au Constitutionnel et au Mercure, l’article de Crozet?—En attendant, faisons parler le Journal général, ou même les Lettres Champenoises. Quant aux Débats, Maisonnette pourrait se réduire à les prier de parler, même en mal. Je finis par répéter qu’en en parlant à Maisonnette tous les quinze jours, d’ici à six mois nous obtiendrons l’insertion. Quand ce serait d’ici à un an, mieux vaut tard que jamais.
Je suis bien fâché de la paresse de Crozet. Ça vous aurait fait une maison charmante; sa femme est pleine d’esprit naturel; vous y auriez présenté deux ou trois hommes de sens; c’était un excellent endroit pour être les pieds sur les chenets. Grondez-le ferme afin qu’en dépit de la grande maxime, il se repente.
Adieu, parlez de moi à Mme Chanson et à Maisonnette. Je parle de vous à Hélie, qui est tout à fait supérieur[269].
LXI
Au même.
Milan, le 12 septembre 1818.
Enfin, vous voilà en pied, mon cher ami, et distribuant des passeports aux voyageurs ébahis, qui viennent d’être renvoyés de commis en commis, pendant vingt minutes, et avec sept mille francs encore[270]. Je vous assure que cet heureux événement m’a donné une joie sincère. Est-il vrai qu’il date du 1er janvier dernier? C’est le cas de dire: chi la dura la vince. Rien de nouveau. Un ballet d’Otello archi-sublime; trois opéras de suite archi-plats. Le dernier de Solliva est le plus mauvais de tous. Nous allons en avoir un de Winter et un de Morlachi.
Ici, les Romantiques se battent ferme contre les Classiques; vous sentez bien que je suis du parti de l’Edinburgh Review. A propos, remettez à M. Joubert le nº 56, il me l’enverra par la poste. Ne pourriez-vous pas risquer la même voie pour les autres livres?
J’ai vu avec plaisir cet homme d’esprit, M. Courvoisier, recevoir le prix de son zèle désintéressé. Lyon en 1817, fait grand bruit hors la France.
Nous aurons ici Marie Stuart, ballet de Vigano. Comment s’en va votre Opera buffa? Dites à vos plats journalistes de vanter un peu les ballets de Vigano et les décorations de Milan. Nous en avons eu cent-vingt-deux de nouvelles en 1817; chacune coûte vingt-quatre sequins.
Vous n’avez pas le temps de lire; mais le samedi, chez Maisonnette, vous devez apprendre des nouvelles littéraires. Je pense qu’il peut bien paraître à Paris, six volumes par an, dignes de vous. Faites-moi connaître ce qui vous semble bon.
Voyez-vous quelquefois M. Masson et M. Busche[271]?
LXII
Au Même.
Grenoble, le 9 avril 1818.
(Maison Bougy, place Grenette, nº 10.)
Mon aimable ami, le procès et la maladie de ma sœur me tiendront ici un long et ennuyeux mois. J’espère, comme moyen de salut, quelques lettres de vous. Je vous expliquerai la position de Milan et vous me comprendrez ensuite à demi-mot. Je vous décrirai les merveilles de nos arts. Cela faisait la seconde partie de ma réponse à votre délicieuse lettre de dix-huit pages, que je sais par cœur. Vous aurez trouvé, sans doute, trop de politique dans la mienne. Comme vos agents vous flattent, j’ai copié la manière de voir de plusieurs Anglais qui ont passé chez nous en dernier lieu. Je suis d’avis qu’il faut garder l’armée d’occupation et s’en tenir au Concordat de 1801, plus une ordonnance du Roi qui, pour dix ans, défende tous les titres, une suspension provisoire de la noblesse, comme nous avons une suspension provisoire des trois quarts de la Charte.
Vous reconnaîtrez la sottise de mon cœur; le discours de M. Laffitte, lu hier à Chambéry, m’a pénétré de douleur. Je pense qu’il exagère pour tâter du ministère. Je pense de plus, avec Jefferson, qu’il faut faire au plus vite et proclamer la banqueroute. Sans les emprunts, on n’aurait pas payé les Alliés. Ils auraient divisé la France? Où est le mal?—faut-il être absolument 83 départements, ni plus ni moins, pour être heureux? Ne gagnerions-nous pas à être Belges?
D’ailleurs, il faudrait une garnison de vingt mille hommes par département, pour garder, au bout de cinq ans, la France démembrée. Si l’on avait déclaré que les dettes contractées sous un roi, ne sont pas obligatoires pour son successeur, voyez Pitt impossible et l’Angleterre heureuse.
Comme votre aimable ami (Maisonnette), poursuivi par la politique, jusque dans sa tasse de chocolat, doit-être non moins poursuivi par les flatteurs, communiquez-lui ces idées américaines.
M. Gaillard, consul à Milan, fut invoqué dernièrement par quelques Français qui, à la Police avaient des difficultés pour un visa oublié sur leurs passeports: il répondit en refusant d’intervenir. Je suis Consul du Roi et non «des Français.»—Le comte Strassoldo, indigné du propos, fit lever la difficulté. Vous maintenez de tels agents et vous renvoyez l’armée d’occupation.
Je trouve ici un préfet un peu méprisé, pour n’avoir pas répondu, en Français, aux provocations entendues par ses oreilles au Cours de la Graille[272], devant cinq cents témoins. Je suppose qu’il avait ses ordres. D’après mes idées, chez un peuple étiolé par deux cents ans de Louis XIV, il est utile d’avoir des autorités personnellement méprisées. Cependant, je vous engage à renvoyer M. de Pina.
J’envoie à l’aimable Maisonnette les tragédies de Monti; c’est le Racine de l’Italie, du génie dans l’expression. La tragédie des Gracques[273] peut être une nourriture fortifiante pour un poète classique. Mais le classicisme de notre ami ne cède-t-il pas à la connaissance des hommes, qui s’achète quai Malaquais[274]? Se tue-t-il toujours de travail?
Si le couvert du ministre n’est pas indiscret, je vous enverrai, pour vous, deux petits volumes, bien imprimés, contenant plusieurs poèmes de Monti. Comme cette digne girouette n’a changé de parti que quatre fois seulement, ses poèmes sont rares[275].
LXIII
Au Même.
Paris, le 4 mai 1818.
Cher tyran, enfin, hier soir, en rentrant, jé havé trouvé une letter du duc de Stendhal: elle est tellement excellente que je crois devoir vous faire bien vite cadeau d’une copie d’icelle.
(Schmit).
Copie:
Grenoble, le 1er mai 1818.
Mon aimable compagnon, que votre longue lettre m’a fait de plaisir! Elle m’a attendu vingt-quatre heures, parce que j’étais dans nos montagnes, la seule chose qui puisse rompre l’ennui dans ce pays d’égoïsme plat.
C’est aussi bien plat l’avantage en question. O ciel! faut-il qu’un Moscovite s’avilisse à ce point! Mais comme Besançon dit que l’on perd la moitié de son bon sens dès qu’on est seulement à quarante lieues de Paris, je prends le parti de faire comme lui dans cette circonstance; s’il en veut, j’en prends, et demain je vous envoie l’extrait de baptême. En me prévenant quinze jours d’avance, ce qui me vaudra une autre lettre de vous, je ferai compter les 200 francs à Paris.
Parlez-vous sérieusement? Le vicomte[276] en queue de morue! Le vicomte dîner aux Frères provençaux! C’est trop fort, c’est incroyable! Je le voyais au troisième degré du marasme moral. Il m’écrivait autrefois des lettres délicieuses et, depuis un an, il n’est rien sorti. Portez-en mes plaintes à la vicomtesse.
Je vous approuve de tout mon cœur, dans votre dos à dos silencieux avec quelque pour cent. Il faut apprendre à ces coquines-là qu’elles ne sont bonnes que quand on les désire. Et Mina? Dites à Besançon que je compte partir d’ici le 10 mai, au plus tard: qu’il me dépêche encore une secousse électrique avant mon départ.
Ne plaisantez pas mon tyran Milaniste, songez qu’il n’y a point eu de réaction. Depuis la chute des brigands, en tout 23 arrestations; pesez cela. Je finis parce que je m’ennuie tant dans ce pays que je suis éteint.
Quand vous écrirez à Dessurne[277], demandez-lui comment vont les ventes. On lui a envoyé trois marchandises, savoir: Vie de Haydn, l’Histoire de la peinture, Voyages de Stendhal[278]. Le nº 57 de l’Edinburg-Review, parlant de ce dernier, on a dû en vendre. Savez-vous que Besançon vous remettra 300 francs avec prière de les faire passer Fleet street, 203, pour acheter une Edinburg Review de rencontre, plus 2 volumes de table, Paternoster row, chez Longmans.
Adieu, mon cher secrétaire d’ambassade. Je vous somme de me donner des nouvelles. Alors quel est le moins plat des Annales ou du Journal général? Je suis chargé d’abonner mes amis à quelque chose qui ne soit pas les Débats.—Je ne suis pas taillé en solliciteur; j’ai la jambe trop grosse.
Yours, Tavistock[279].
LXIV
Au Même.
Milan, le 20 novembre 1818.
Il est plus facile pour Henri d’avoir des Books[280], traduits en Anglais, que de les avoir annoncés à Paris. Voilà le voyage traduit[281], avec dix pages des plus grandes louanges (en mai 1818).
C’est vous qui m’avez donné l’anecdote de Grécourt. J’avais des nerfs ce jour-là et l’ajoutai tant bien que mal au livre que je corrigeais. Refaites-moi ce conte ainsi que celui de la Bisteka[282] gran francesi grandi in tutto, et ajoutez-le au manuscrit, quand il passera sous vos yeux. Vous savez bien que je ne suis pas auteur à la Villehand[283]. Je fais de ces niaiseries le cas qu’elles méritent; çà m’amuse; j’aime surtout à en suivre le sort dans le monde, comme les enfants mettent sur un ruisseau des bateaux de papier. Vous ai-je dit que Stendhal a eu un succès fou ici, il y a quatre mois. Par exemple, l’exemplaire du Vice-Ring fut lu au café par quatre personnes qui ne voulaient que le feuilleter et qui se trouvèrent arrivées à une heure du matin, croyant qu’il était dix heures du soir, et ayant oublié d’aller prendre leurs dames au théâtre, etc. On a découvert trois faussetés.
Je vois qu’il va y avoir une Revue encyclopédique. Au fait, il n’y a plus de journaux littéraires, ce besoin doit se faire sentir. Je pense sincèrement que tout ce que nous avons à désirer en politique, c’est que les choses continuent du même pas, dix ans de suite. Il n’y a plus d’alarmes à avoir. Donc, l’intérêt politique doit céder un peu à l’intérêt littéraire. D’ailleurs, les discussions politiques commencent à être si bonnes, c’est-à-dire, si profondes, qu’elles en sont ennuyeuses. Qui pourra, par exemple, suivre celle sur le Budget? Voyez donc si vous pouvez obtenir accès à la Revue encyclopédique, qui a une division intitulée: Peinture. Voilà pour l’essentiel. Le luxe, pour ma vanité, serait un vrai jugement, en conscience, par Dussault, Feletz ou Daunou.
Il y a ici huit ou dix excellents juges des Sensations du Beau, qui ont un mépris extrême pour M. Quatremère de Quincy et les connaisseurs de France. Le Jupiter Olympien de M. Quatremère est d’un ridicule achevé, par exemple.—1º Quels sont à Paris, les gens qui passent pour connaisseurs?—2º pour grands peintres?—3º pour bons sculpteurs? Ne me laissez pas devenir étranger dans Paris.
LXV
A Madame ***
Grenoble, le 15 août 1819.
Madame,
J’ai reçu votre lettre il y a trois jours. En revoyant votre écriture j’ai été si profondément touché que je n’ai pu prendre encore sur moi de vous répondre d’une manière convenable. C’est un beau jour au milieu d’un désert fétide, et, toute sévère que vous êtes pour moi, je vous dois encore les seuls instants de bonheur que j’aie trouvés depuis Bologne. Je pense sans cesse à cette ville heureuse où vous devez être depuis le 10. Mon âme erre sous un portique que j’ai si souvent parcouru, à droite au sortir de la porte Majeure. Je vois sans cesse ces belles collines contournées de palais qui forment la vue du jardin où vous vous promenez. Bologne, où je n’ai pas reçu de duretés de vous, est sacré pour moi; c’est là que j’ai appris l’événement qui m’a exilé en France, et tout cruel qu’est cet exil il m’a encore mieux fait sentir la force du lien qui m’attache à un pays où vous êtes. Il n’est aucune de ces vues qui ne soit gravée dans mon cœur, surtout celle que l’on a sur le chemin du pont, aux premières prairies que l’on rencontre à droite après être sorti du portique. C’est là que, dans la crainte d’être reconnu, j’allais penser à la personne qui avait habité cette maison heureuse que je n’osais presque regarder en passant. Je vous écris après avoir transcrit de ma main deux longs actes destinés, s’il se peut, à me garantir des fripons dont je suis entouré. Tout ce que la haine la plus profonde, la plus implacable et la mieux calculée peut arranger contre un fils, je l’ai éprouvé de mon père[285]. Tout cela est revêtu de la plus belle hypocrisie, je suis héritier et, en apparence, je n’ai pas lieu de me plaindre.
Ce testament est daté du 20 septembre 1818, mais l’on était loin de prévoir que le lendemain de ce jour il devait se passer un petit événement qui me rendrait absolument insensible aux outrages de la fortune. En admirant les efforts et les ressources de la haine, le seul sentiment que tout ceci me donne, c’est que je suis apparemment destiné à sentir et à inspirer des passions énergiques. Ce testament est un objet de curiosité et d’admiration parmi les gens d’affaires; je crois cependant, à force de méditer et de lire le code civil, avoir trouvé le moyen de parer le coup qu’il me porte. Ce serait un long procès avec mes sœurs, l’une desquelles m’est chère. De façon que, quoique héritier, j’ai proposé ce matin à mes sœurs de leur donner à chacune le tiers des biens de mon père. Mais je prévois que l’on me laissera pour ma part des bien chargés de dettes et que la fin de deux mois de peines, qui me font voir la nature humaine sous un si mauvais côté, sera de me laisser avec très peu d’aisance et avec la perspective d’être un peu moins pauvre dans une extrême vieillesse. J’avais remis à l’époque où je me trouve les projets de plusieurs grands voyages. J’aurais été cruellement désappointé si tous ces goûts de voyages n’avaient disparu depuis longtemps pour faire place à une passion funeste. Je la déplore aujourd’hui, uniquement parce qu’elle a pu me porter dans ses folies à déplaire à ce que j’aime et à ce que je respecte le plus sur la terre. Du reste, tout ce que porte cette terre est devenu à mes yeux entièrement indifférent, et je dois à l’idée qui m’occupe sans cesse la parfaite et étonnante insensibilité avec laquelle de riche je suis devenu pauvre. La seule chose que je crains c’est de passer pour avare aux yeux de mes amis de Milan qui savent que j’ai hérité.
J’ai vu, à Milan, l’aimable L..., auquel j’ai dit que je venais de Grenoble et y retournais. Personne que je sache, Madame, n’a eu l’idée qu’on vous avait écrit. Quand on n’a pas de beaux chevaux, il est plus facile qu’on ne pourrait l’imaginer d’être bien vite oublié.
Ne vous sentez-vous absolument rien à la poitrine? Vous ne me répondez pas là dessus et vous êtes si indifférente pour ce qui fait l’occupation des petites âmes que tant que vous n’aurez pas dit expressément le non, je crains le oui. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles dans le plus grand détail, c’est la seule chose qui puisse me faire supporter la détestable vie que je mène.
J’ai la perspective de voir ma liberté écornée à Milan, je ne puis me dispenser d’y conduire ma sœur qu’Otello a séduit et qui, dans ce pays, est toujours plus malade.
Je finis ma lettre, il m’est impossible de continuer à faire l’indifférent. L’idée de l’amour est ici mon seul bonheur. Je ne sais ce que je deviendrais si je ne passais pas à penser à ce que j’aime le temps des longues discussions avec les gens de loi.
Adieu, Madame, soyez heureuse; je crois que vous ne pouvez l’être qu’en aimant. Soyez heureuse, même en aimant un autre que moi.
Je puis bien vous écrire avec vérité ce que je dis sans cesse: