Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)
The Project Gutenberg eBook of Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)
Title: Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)
Author: Jeanne Françoise Julie Adélaïde Bernard Récamier
Editor: Amélie Cyvoct Lenormant
Release date: May 9, 2008 [eBook #25403]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIRÉS DES PAPIERS DE MADAME RÉCAMIER
Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et
appréciée lorsque vous ne serez plus.
(Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.)
DEUXIÈME ÉDITION
TOME PREMIER
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES. LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860
AVANT-PROPOS
La célébrité a ses dangers et ses épines: elle offre mille inconvénients pendant la vie des personnes qui en jouissent, et quand elles ne sont plus, il n'est pas toujours facile de mettre leur mémoire à l'abri de l'erreur et des fausses interprétations. Celle de Mme Récamier est restée environnée d'une douce et brillante auréole: c'est peut-être la seule femme qui, n'ayant rien écrit et n'étant jamais sortie des limites de la vie privée, ait mérité que sa ville natale proposât son éloge public. Il semble que, plus qu'une autre, elle aurait dû échapper à la loi commune, et pourtant l'ignorance des conditions toutes particulières dans lesquelles elle a vécu, le peu de rapports qu'on trouve entre la modestie de son existence et la grandeur de sa renommée, la livrent sans défense, en quelque sorte, à toute la profanation des conjectures. Les intentions les plus sincères ont quelquefois conduit ses panégyristes eux-mêmes à des suppositions et à des jugements qui offusquent la pureté de son souvenir.
Elle avait senti ce péril, et surmontant la répugnance qu'elle avait à s'occuper d'elle-même, ses soins s'étaient attachés à recueillir les renseignements au moyen desquels on pourrait faire un jour comme un miroir de sa vie. L'ouvrage qu'on publie est l'accomplissement imparfait, mais fidèle de cette intention: il répond dans une mesure affaiblie, mais exacte, aux désirs qu'elle a exprimés, aux instructions qu'elle a laissées.
Elle aurait pu elle-même écrire des Mémoires; sa famille et ses amis l'en ont toujours pressée, et cédant à leurs instances, elle avait à plusieurs reprises commencé ce travail. Diverses causes l'ont empêchée de l'accomplir: avant tout, une singulière défiance de ses propres forces, défiance certaine, quoiqu'inexplicable dans une femme habituée aux plus éclatants succès personnels. C'était un des traits saillants de son caractère: courageuse dans toutes les circonstances graves, assurée, par mille preuves, de son empire sur les coeurs et les esprits, elle avait posé elle-même, avec une exagération évidente, les limites de sa puissance. Ce découragement mal justifié, mais permanent, s'étendait jusqu'à sa beauté elle-même, le plus éclatant de ses attributs. Sous l'influence de quelques-unes des idées qui dominaient dans sa jeunesse, elle se croyait en dehors de la régularité grecque; elle considérait ses traits comme impropres à la sculpture, et cette conviction fut la vraie cause du chagrin qu'elle fit éprouver à Canova, lorsqu'elle se montra peu satisfaite de ce que cet artiste avait modelé son buste de souvenir.
Dans l'ordre des choses de l'esprit, elle se subordonnait encore davantage. Heureuse de réfléchir les nobles pensées, et se sentant capable d'inspirer un beau langage, elle se refusait pour elle-même à rien produire. Il lui répugnait d'écrire, même des lettres; et l'on voit sans cesse ses plus fidèles amis s'efforcer en vain de dissiper la crainte qui l'empêchait de développer sa correspondance; à plus forte raison, refusait-elle de se croire appelée à composer un ouvrage de longue haleine. Sans aucun des préjugés qu'on a quelquefois contre les femmes auteurs, se sentant au contraire animée du goût le plus vif pour les personnes de son sexe que la culture des lettres a honorées et qui ont elles-mêmes honoré les lettres, elle se retranchait, toutes les fois qu'on la pressait d'écrire, dans la plus sincère déclaration d'incapacité.
L'expérience toutefois avait fini par la rendre moins craintive: mais l'affaiblissement de sa vue, suivie, dans ses dernières années, d'une cécité presque absolue, vint mettre un obstacle invincible au travail qu'elle avait commencé. Elle n'avait pris aucune habitude de dicter, et l'extrême ténuité de son écriture lui faisait depuis longtemps un obstacle à se relire elle-même. Nous ne présumons donc pas qu'elle fût allée bien loin dans son travail; mais, en tout cas, personne ne sait et ne saura jamais jusqu'où elle l'avait conduit. Une disposition dernière, dictée uniquement par un retour du sentiment de défiance dont nous venons de parler, imposait l'obligation de détruire ce qu'elle avait écrit de ses Mémoires. Le paquet qu'elle avait désigné expressément a donc été brûlé; mais, dans le reste de ses papiers, on a heureusement retrouvé quelques fragments, notamment ceux dont M. de Chateaubriand s'était servi, jusqu'à en copier des pages, pour la rédaction de ses propres Mémoires. Ils ont été insérés à leur date dans l'ouvrage que nous publions.
Ces récits, ainsi que les lettres en petit nombre que nous avons pu recueillir et que nous avons jugées dignes d'être imprimées, ne manqueront pas, nous en sommes convaincus, d'exciter des regrets. Nous ne croyons même pas nous faire illusion en pensant qu'ils produiront l'effet de ces débris de poésie ou de sculpture échappés au naufrage de l'antiquité, et qui nous charment d'autant plus que notre curiosité reste au fond moins satisfaite.
Quoi qu'il en soit, ce que nous savons, à n'en pouvoir douter, c'est que dans l'ouvrage tel que Mme Récamier l'avait conçu, elle se serait montrée le moins possible. De même qu'elle réduisait son propre rôle dans la vie à celui d'un lien affectueux et intelligent entre des âmes d'élite et des esprits supérieurs, de même elle ne se croyait appelée dans les Mémoires de sa vie qu'à témoigner, par les preuves qu'elle avait rassemblées, en faveur de ses meilleurs amis. À défaut des précieuses paroles dont elle avait été si souvent et si constamment dépositaire, elle voulait faire un choix dans les lettres qu'on lui avait écrites, et opposer ainsi, moins encore pour elle que pour les autres, un bouclier sûr aux erreurs de l'avenir.
Sous ce dernier rapport, sa conviction était aussi arrêtée qu'elle était indécise quant au mérite de ce qu'elle aurait écrit. Elle avait la passion de la gloire de ses amis: tant qu'ils avaient vécu, tant qu'elle avait pu agir sur eux, elle s'était attachée avec une vigilance infatigable à leur offrir les soins, j'oserais dire, les ardeurs de son amitié, comme un préservatif contre les fautes dans lesquelles l'orgueil et l'ambition ne cessent d'entraîner les hommes. Après les avoir perdus, elle faisait du culte de leur mémoire l'objet principal de son existence. Habituée, par son discernement personnel et par certains grands bonheurs de sa vie qu'il faut considérer comme des faveurs signalées de la Providence, à mesurer son affection sur son estime, elle voulait que le souvenir de ceux qu'elle avait aimés se défendit par lui-même; et c'est pourquoi elle n'avait jamais reçu un de ces mots où la beauté de l'âme se peint dans le moment des grandes épreuves, qu'elle ne le réservât comme une perle de son trésor. L'enchâssement de ces joyaux formait toute son ambition. En les léguant à sa fille adoptive, elle lui imposait la tâche dont celle-ci s'acquitte aujourd'hui, dans une espérance qui ne sera pas trompée, si la tendresse du coeur et le sentiment du devoir accompli peuvent tenir lieu de puissance et de talent.
Cette tendresse, dans laquelle elle croit avoir quelque droit de se confier, ne doit pas, chez les indifférents, exciter la défiance. L'existence de Mme Récamier n'a pas besoin d'être arrangée pour le public. On a dit très-injustement qu'il n'y a pas un homme qui soit grand pour son valet de chambre; les caractères vraiment beaux au contraire sont ceux qui gagnent à être connus jusque dans leurs plus intimes replis. Personne n'a mieux mérité que Mme Récamier d'être rangée dans ce nombre. Indépendamment de ses proches, de ceux qui honorent sa mémoire d'un culte filial, il subsiste encore assez de ses meilleurs amis, de ceux qui l'ont connue, en quelque sorte, jusqu'au fond de l'âme, pour rendre témoignage en faveur de sa supériorité morale.
Une illustre étrangère, la dernière duchesse de Devonshire, disait d'elle: «D'abord elle est bonne, ensuite elle est spirituelle, après cela elle est très-belle[1].» Que l'on retourne la proposition, et l'on comprendra quel chemin ont infailliblement suivi les personnes qui se sont de plus en plus rapprochées d'elle.
Tant qu'elle fut jeune—et sa jeunesse fut beaucoup plus longue que celle de la plupart des femmes—elle exerça, par ses agréments, par un charme indéfinissable, une séduction que l'on prétend avoir été irrésistible. Cependant, sous cet épanouissement du premier jour, se cachait l'attrait modeste d'une violette. Elle avait l'esprit aussi attirant que les traits; peu à peu, la fine douceur de sa conversation faisait oublier jusqu'à sa beauté. Pourtant le fond du caractère se cachait encore: on pouvait attribuer ce philtre tout-puissant au seul désir de plaire. Mais si elle vous avait jugé digne de faire un pas de plus dans sa confiance, on entrevoyait alors toutes les prérogatives d'une âme forte et vraie: on la trouvait dévouée, sympathique, indulgente et fière. C'était à la fois la consolation et la force, le baume dans les peines, le guide dans les grandes résolutions de la vie.
Si elle n'eût inspiré ce que nous pourrions appeler la céleste amitié qu'à ceux qui avaient d'abord subi l'attrait de sa beauté, on pourrait les soupçonner d'une illusion d'enthousiasme. Mais elle s'est montrée aussi étonnamment attractive jusqu'au seuil même de la vieillesse. Non-seulement elle a banni la jalousie du coeur des femmes, mais les femmes qui l'ont aimée ne se sont pas distinguées de ses amis de l'autre sexe par un attachement moins vif et moins profond. Enfin, elle a rencontré des hommes, plus jeunes qu'elle de plus de trente ans, qu'un autre sentiment préservait de la séduction extérieure qu'elle était encore capable d'exercer, et qui, la voyant sans illusion préalable, n'ayant pour ainsi dire affaire qu'à son âme, ont subi si complétement son légitime ascendant, qu'ils éprouvent encore aujourd'hui un froissement douloureux, si l'ignorance ou la légèreté profèrent en leur présence un doute sur l'objet de leur respect.
Le livre qu'on publie renferme les pièces justificatives de cet empire exercé pendant tant d'années sur tant d'âmes. Il serait indigne de celle auquel on le dédie, s'il n'était entièrement sincère. Pour ce qui concerne Mme Récamier elle-même, on n'a rien dissimulé, rien affaibli. Pour ce qui regarde ses amis, il en est de deux sortes: les uns se sont trouvés mêlés aux orages de la vie, les autres en ont traversé les épreuves avec une pureté constante. On s'est conformé aux intentions de Mme Récamier, en faisant valoir chez les premiers tout ce qui les recommande, tout ce qui les fait aimer: on n'avait, pour les seconds, qu'à ouvrir les secrets de leur âme.
La malignité ne trouvera peut-être pas son compte à cette ligne de conduite; mais ce que la malignité recherche offre plus de chances d'erreur encore que l'apologie. Le vice peut chercher l'ombre; la vie dans laquelle les honnêtes gens aiment à se cacher dérobe aussi aux regards des trésors de vertus pratiques et de bons sentiments qu'on n'a pas assez souvent l'occasion de mettre en lumière. En soulevant le voile, nous suivrons l'exemple que Mme Récamier nous a donné. Elle aimait, disait-elle souvent, à faire les tracasseries en bien: c'est-à-dire qu'elle ne manquait jamais de faire connaître tout ce qu'elle savait de bon et d'honorable sur les uns et sur les autres. Quels que soient les périls et les faiblesses de la société, il n'est pas inutile de savoir ce qu'on gagne à vivre avec les gens de bien.
Ce serait tout à fait méconnaître Mme Récamier que de la ranger parmi les exceptions volontaires. En quelque situation que le sort l'eût placée, elle y eût porté une grande rectitude et le sentiment de tous les devoirs. Les circonstances seules lui ont fait une destinée particulière. Aussi n'est-il pas nécessaire d'avertir qu'on s'égarerait en cherchant à l'imiter. Il faudrait, avec les mêmes qualités et le même charme, une situation aussi rare, des temps aussi extraordinaires par les contrastes, pour produire de nouveau une existence telle que la sienne.
Souvent des femmes, faites pour une affection légitime et un bonheur mérité, se trouvent rejetées loin de leur voie naturelle par un mariage mal assorti; d'autres, après avoir accepté sans répugnance la disproportion des âges, se rajeunissent en quelque sorte dans de seconds liens, en recommençant une nouvelle vie, une vie de rapports égaux et d'affection réciproque. Mme Récamier, qui n'éprouva jamais les amertumes d'une situation faussée, vit cependant s'écouler ses meilleures années sans qu'il lui fût possible de faire cesser l'extrême isolement auquel elle avait été condamnée. Cette situation sans exemple, où elle avait accepté un protecteur légitime sans apprendre ce qu'est un maître, lui fut une sauvegarde contre des périls auxquels d'autres antécédents l'auraient fait certainement succomber.
Elle en convenait elle-même: en voyant autour d'elle de jeunes époux, des enfants, une famille qui s'élevait suivant les conditions communes, elle avouait, non sans regret, qu'un mariage selon son âge et son coeur lui aurait fait accepter avec joie toute l'obscurité du vrai bonheur. Elle ne craignait pas d'ajouter qu'une déception marquée dans un rapport ordinaire l'eût rendue vulnérable à des attaques contre lesquelles continuait de la protéger le premier silence de son coeur. C'est ainsi que pour ce qui fait la destinée normale d'une femme mariée, elle a traversé en quelque sorte le monde sans le connaître.
Enfermée ainsi dans la solitude qui s'était faite autour de sa jeunesse, elle était exposée à se méprendre sur les effets du besoin de plaire, et à rendre malheureux ceux qui s'en faisaient une idée moins innocente et plus sérieuse: elle fit plusieurs blessures de ce genre, et elle se les reprochait. Mais pour de pareils malentendus, quelque cruels qu'ils fussent, quel heureux empire, quelle douce influence n'exerça-t-elle pas? Après une courte expérience de son caractère et de ses résolutions, il fallait de l'obstination et presque de l'aveuglement pour ne pas s'apercevoir de ce que son amitié avait de préférable à toutes les chances de la passion. C'est le propre des dévouements de la vie religieuse, de transformer en un bienfait qui s'étend à toutes les souffrances la tendresse concentrée d'ordinaire dans le cercle étroit des devoirs de famille. Mme Récamier fait comprendre, mieux que personne, la possibilité qu'un ministère aussi compatissant soit départi, parmi les frivoles délicatesses du monde, à des personnes qui ont perdu le droit de faire un abandon exclusif de leur affection.
Et encore, avec les classifications ordinaires de la société, comment admettre une influence aussi étendue? comment, à moins d'un trône ou d'un théâtre, conquérir la notoriété nécessaire à une action de ce genre? Dans les conditions où nos pères ont vécu ou dans celles qui existent aujourd'hui, la reine ou l'idole d'un cercle ne pourra que demeurer inconnue à tous les autres. Il en fut autrement pour Mme Récamier.
La date de son mariage correspond à l'époque la plus terrible de notre histoire: elle vit s'épanouir sa jeunesse au moment où la France commençait à respirer; et lorsque les représentants de la classe proscrite rentrèrent dans leur pays, ils n'y trouvèrent à leur convenance d'autre maison ouverte que la sienne. Les plus distingués de ses nouveaux amis, MM. Mathieu et Adrien de Montmorency, n'oublièrent jamais ce qu'ils lui avaient dû de reconnaissance à cette époque de transition, et quand l'ancienne société reprit ses prétentions avec son rang, Mme Récamier, malgré ses malheurs de fortune, se trouva, par la solidité de ses relations, à l'abri des distinctions dédaigneuses, sans qu'on lui fît une loi de se déclasser, sans qu'elle eût besoin d'abjurer les rapports que sa naissance lui avait faits.
La réputation de sa beauté, établie dans un moment où tous les regards pouvaient se concentrer sur un seul point, lui offrait en perspective plus de dangers encore que de triomphes. Si l'on reconnaît que, sans cet avantage, elle ne se serait point fait une position aussi particulière dans le monde, on comprend aussi qu'elle n'a pu la conserver et l'étendre qu'avec des qualités bien autrement durables et sérieuses. Après des épreuves amenées par la fierté de son caractère et la fidélité de ses affections, la Restauration la trouva toute préparée pour entreprendre entre les partis l'oeuvre de conciliation qui était dès lors le plus grand besoin de la France. Elle offrait à toutes les opinions un terrain neutre et indépendant; les âmes les plus droites et les plus distinguées y furent attirées par les meilleurs instincts de leur nature.
Toutefois Mme Récamier n'était qu'à demi faite pour un rôle public: si elle se plaisait à exercer un charme extérieur, des sentiments plus jaloux dominaient le meilleur de son âme, et le combat de ces sentiments entraînait ses plus importantes résolutions. C'est ce qu'on verra très-clairement, nous l'espérons du moins, dans l'ouvrage que nous donnons au public. On notera sans peine ce qui suspendit, ce qui limita l'action indirecte qu'elle pouvait exercer sur les affaires publiques; et tout en admirant la dignité de sa conduite, on regrettera, nous n'en doutons pas, qu'elle se soit vue dans l'obligation de s'éloigner, au moment même où éclatait la crise qui devait décider du sort de la monarchie restaurée.
Ainsi se trouvèrent déçues les espérances que les esprits modérés pouvaient fonder sur elle. Mais ce nouvel exemple d'une belle occasion manquée, comme on en rencontre tant dans notre histoire, a-t-il été complétement inutile, et ne pouvons-nous pas encore aujourd'hui tirer quelque profit de ces tentatives infructueuses? Le passé, nous l'espérons du moins, n'est jamais perdu sans retour: en apprenant à mieux connaître tout ce que valaient les hommes de la Restauration dont Mme Récamier fut le centre et le lien, on doit enfin comprendre ce que la France depuis soixante-dix ans a perdu à tant de discordes et de défiances; on peut, avec une conviction plus forte, se diriger soi-même, et diriger l'esprit des autres dans le sens du rétablissement d'une harmonie durable entre toutes les classes de la nation française. Plus qu'aucune autre, Mme Récamier aurait mérité d'être le symbole d'une telle réconciliation.
En entreprenant l'ouvrage que nous offrons au public, notre premier devoir était de reproduire d'une manière scrupuleusement fidèle l'esprit dans lequel Mme Récamier elle-même l'aurait conçu. Nous ne craignons pas d'affirmer qu'on trouvera ici, quant à l'appréciation des événements et des hommes, beaucoup moins notre jugement personnel que le sien. À la voir si impartiale, on aurait pu la croire indifférente; mais elle avait la passion du bien, et avec un sentiment pareil, on ne court le risque de tomber ni dans le doute, ni dans l'égoïsme.
Entre ses deux existences, celle de ses affections étroites, et celle de ses relations plus générales, notre choix ne pouvait non plus être douteux. Il nous eût été facile de dérouler le tableau tout à fait extraordinaire de ses rapports extérieurs. Le nombre des personnes qui l'ont approchée, et auxquelles elle a eu le secret, par son intervention, par ses démarches, par ses paroles, je dirais presque par son sourire, de faire du bien, est vraiment incalculable: nous avons tant de preuves de ce rayonnement universel que nous aurions pu en remplir des volumes. Mais ce foyer auquel avaient recours toutes les souffrances de l'âme et toutes les inquiétudes de l'esprit aurait-il pu exister, si la chaleur communicative ne s'en fût alimentée à des sources plus secrètes? Beaucoup des personnes mêmes qui, à cause de la reconnaissance quelles gardent à la mémoire de Mme Récamier, s'étonneront de ne pas rencontrer leur nom dans ces volumes, en apprenant à connaître ce qu'était la vie, pour ainsi dire, profonde de celle dont elles bénissent le souvenir, nous pardonneront d'avoir insisté sur le côté le plus essentiel et le moins connu de cette nature privilégiée.
À vrai dire, trois noms seulement dominent cette histoire d'une femme.
Mathieu de Montmorency, Ballanche, Chateaubriand.
Au moment le plus périlleux de sa jeunesse, Dieu lui envoie, dans la personne du premier, un ami sûr et vigilant, un guide qui suffit pour expliquer qu'elle ait traversé pure tant de séductions et d'embûches; et elle ne le perd qu'à l'époque où elle n'avait plus de victoires à remporter sur elle-même.
Quelques années après la formation de ce lien, elle distingue à la première vue, sous les dehors les plus simples et sous une enveloppe étrange, un coeur d'or, un rare esprit, un talent à part, dans le naïf imprimeur de Lyon, et cette affection, qui se donne sans condition et sans réserve, achève de compléter sa sauvegarde: elle comprend que, pour assurer une récompense proportionnée à un dévouement de cette nature, elle n'aura qu'à se montrer digne d'elle-même.
D'ailleurs, ce qui fait la sécurité de son âme produit aussi l'équilibre de sa vie. Entre deux amis si dissemblables par l'origine, mais traités avec une égalité d'affection et de respect, le public devait reconnaître dans Mme Récamier une image éclatante de cette unité de la société française qui a fait son charme et sa force depuis deux siècles, et il ne s'y est pas mépris.
Avec ces deux amitiés parfaites, et qui avaient quelque droit de se croire suffisantes, l'existence de Mme Récamier aurait pu s'écouler paisible, sûre, et presque heureuse. Mais ce triple rapport n'offrait que des dévouements à accepter: il n'y en avait pas à répandre. Mme Récamier avait une première fois donné son coeur à Mme de Staël: il était dans sa nature d'aimer passionnément ce qu'elle admirait le plus; la mort prématurée de l'auteur de Corinne laissa chez elle un vide immense que M. de Chateaubriand, par les mêmes causes, vint bientôt remplir. Cette fois, ce n'était pas seulement un grand génie à adopter, c'était un malade à guérir. L'illustre écrivain fut assez longtemps à comprendre la nature du sentiment qui l'attirait vers Mme Récamier, et à subordonner à ce lien d'un genre nouveau pour lui son caractère en partie gâté par trop d'adulations et de succès. Il y eut un moment cruel de malentendu et de crise: mais cette douloureuse épreuve tourna au profit de l'amitié. Le vieil homme était vaincu; sa défaite avait dégagé, des éléments contraires, les qualités nobles et généreuses qui dominaient dans une nature trop riche pour son propre bonheur. Une influence de paix et de sérénité descendit sur le découragement de l'âge et les tristesses de l'isolement.
C'est sur ces trois personnes, Mathieu de Montmorency, Ballanche et Chateaubriand, que roulent les huit livres de ces Souvenirs. Mme de Staël se rattache à Mathieu de Montmorency, son ami; le duc de Laval, léger, mais chevaleresque et fidèle, continue la figure de son cousin, après que celui-ci a disparu du monde; le prince Auguste de Prusse, avec sa passion respectueuse et son attachement loyal, a pour mission d'attester, auprès de celle qui refusa sa main, la grandeur du sacrifice et l'austérité du devoir.
Ce qui vient ensuite, la famille qu'elle avait groupée autour d'elle, le jeune ami, M. Ampère, auquel elle s'était plu à montrer la route des sentiments généreux et de l'emploi relevé du talent, l'ami des derniers jours, M. le duc de Noailles, ce contemporain de Louis XIV, chargé en quelque sorte d'apporter l'hommage du XVIIe siècle à l'héritière des meilleures traditions de la société française, toutes les figures enfin que l'on verra se produire d'une manière plus ou moins saillante dans ces Souvenirs, placées, ou tout près de son coeur, ou à des degrés divers au-dessus du cortège de sa renommée, forment la transition entre les relations essentielles que nous nous sommes plu à peindre, et le mouvement extérieur du monde dont il nous a paru superflu de développer les détails.
Cependant, tout en restant fidèle au plan que nous nous étions tracé, nous aurions pu donner beaucoup plus de développement à cet ouvrage. Mais quel que soit l'intérêt qu'un sujet présente, il faut se donner de garde de l'épuiser. On a trop abusé, surtout à notre époque, de la curiosité publique. Nous avons préféré, pour notre compte, laisser deviner, au risque d'exciter des regrets, tout ce que les correspondances recueillies par Mme Récamier renferment encore de richesses pour l'esprit et pour le coeur.
À la nouvelle de l'entreprise que nous venons d'achever, une femme, qui a bien connu Mme Récamier, et qui, par ses qualités supérieures, était digne de l'apprécier, nous écrivait: «Vous remplissez un voeu bien ardent chez moi en faisant connaître cette incomparable personne. Elle était, en effet, incomparable de toute manière, par ses charmantes qualités d'abord, et parce que ces qualités avaient quelque chose de si particulier, que je ne crois pas que jamais une autre puisse les rappeler parfaitement. On ne trouvera plus que quelques traits épars de cette grâce suprême.» Ce serait notre faute si, après les témoignages que nous avons produits, on avait désormais, sur la femme qui nous fut si chère, un autre avis que l'amie dont les paroles nous ont servi d'avance d'encouragement et de justification.
SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIRÉS DES PAPIERS DE MADAME RÉCAMIER
LIVRE PREMIER
Jeanne-Françoise-Julie Adélaïde Bernard naquit à Lyon, le 4 décembre 1777. Son père, Jean Bernard, était notaire dans la même ville; c'était un homme d'un esprit peu étendu, d'un caractère doux et faible, et d'une figure extrêmement belle, régulière et noble. Il mourut en 1828, âgé de quatre-vingts ans, et conservait encore dans cet âge avancé toute la beauté de ses traits.
Mme Bernard (Julie Matton) fut singulièrement jolie. Blonde, sa fraîcheur était éclatante, sa physionomie fort animée. Elle était faite à ravir, et attachait le plus haut prix aux agréments extérieurs, tant pour elle-même que pour sa fille. Elle mourut jeune encore, et toujours charmante, en 1807, d'une douloureuse et longue maladie; elle s'occupait encore des soins et des recherches de sa toilette sur la chaise longue où ses souffrances la condamnaient à rester étendue. Mme Bernard avait l'esprit vif, et elle entendait bien les affaires: un sens droit, un jugement prompt lui faisaient discerner nettement les chances de succès d'une entreprise; aussi gouverna-t-elle très-heureusement et accrut-elle sa fortune. Elle voulut par ses dispositions testamentaires assurer l'indépendance de la situation de sa fille unique; mais quoique mariée, séparée de biens et sous le régime dotal, Mme Récamier s'associa avec une généreuse et inutile imprudence aux revers de son mari, et compromit sa propre fortune sans le sauver de sa ruine.
J'ignore la circonstance qui mit Mme Bernard en relation avec M. de Calonne; mais ce fut sous son ministère, en 1784, que M. Bernard, notaire à Lyon, fut nommé receveur des finances à Paris, où il vint s'établir, laissant sa fille Juliette à Villefranche, aux soins d'une soeur de sa femme, Mme Blachette, mariée dans cette petite ville.
Le souvenir de Mme Récamier se reportait quelquefois, et toujours avec un grand charme, sur les premières années de son enfance. C'est à cette époque que prit naissance dans son coeur une affection, qu'aucune circonstance ne put altérer, pour la jeune cousine avec laquelle on l'élevait. Mlle Blachette, qui devint plus tard la baronne de Dalmassy, et qui fut une très-jolie et spirituelle personne, n'était alors qu'une enfant comme Juliette. Mme Récamier racontait quelquefois ses promenades autour de Villefranche avec sa cousine et les autres enfants de la ville, filles et garçons, les privilèges dont elle jouissait dans la maison de son oncle où régnait une stricte économie, et la passion très-vive qu'avait pris pour elle, petite fille de six ans, un garçon à peu près du même âge, Renaud Humblot. Les riantes et gracieuses impressions de l'enfance embellissaient pour elle et avaient gravé dans sa mémoire, d'une manière tout à fait aimable, ce premier de ses innombrables adorateurs.
Après quelques mois de séjour à Villefranche. Juliette fut mise en pension au couvent de la Déserte, à Lyon. Elle y trouvait une autre soeur de sa mère qui s'était faite religieuse dans cette communauté. Le temps qu'elle passa à la Déserte laissa dans le coeur de Juliette une trace ineffaçable; elle aimait à en évoquer le souvenir. M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, après avoir décrit la belle situation de l'abbaye, cite quelques lignes écrites par Mme Récamier sur cette époque chère à sa pensée. J'ai moi-même retrouvé dans ses papiers, parmi quelques débris des souvenirs qu'elle avait écrits, et qui par son ordre ont été brûlés à sa mort, ce même fragment sur le couvent de la Déserte, et je l'insère ici tel que je l'ai recueilli, M. de Chateaubriand ne l'ayant pas donné tout entier:
«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Mme l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.—Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.
«Si j'ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d'abréger tout ce qui m'est personnel, c'est à cause de l'influence qu'elles ont souvent à un si haut degré sur l'existence entière: elles la contiennent plus ou moins. C'est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l'enfance que je dois d'avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d'opinions que j'ai traversées. J'ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu'où elles étaient admissibles, mais je n'ai point laissé le doute entrer dans mon coeur.»
Avec M. et Mme Bernard était venu s'établir à Paris un ami, un camarade d'enfance de M. Bernard, veuf dès lors et qui, à dater de cette époque, ne sépara plus son existence de celle du père de Juliette: ils eurent, pendant plus de trente ans, même maison, même société et mêmes amis. M. Simonard formait d'ailleurs un contraste à peu près complet avec M. Bernard. Il avait autant de vivacité que son ami avait de lenteur et d'apathie, beaucoup d'esprit, de culture intellectuelle, une âme dévouée: mais autant ses affections étaient vives et fidèles, autant ses antipathies étaient fortes, et il ne prenait nul souci de les dissimuler.
Épicurien très-aimable et disciple de cette philosophie sensualiste qui avait si fort corrompu le XVIIIe siècle, Voltaire était son idole, et les ouvrages de cet écrivain, sa lecture favorite. D'ailleurs, aristocrate et royaliste ardent, homme plein de délicatesse et d'honneur.
Dans l'association avec le père de Juliette, M. Simonard était à la fois l'intelligence et le despote; M. Bernard, de temps en temps, se révoltait, contre la domination du tyran dont l'amitié et la société étaient devenues indispensables à son existence; puis, après quelques jours de bouderie, il reprenait le joug, et son ami l'empire, à la grande satisfaction de tous deux.
M. Simonard mourut un peu avant son ami, et comme lui, dans un âge fort avancé. Il conserva jusqu'au bout de sa carrière ses goûts d'homme du monde, de gourmand aimable et de généreux ami.
Atteint par la maladie dans la plénitude de son intelligence, il demanda un prêtre, reçut avec respect et recueillement les derniers sacrements de la religion et fit une mort édifiante dont nous fûmes consolés sans en être surpris: en effet, les doctrines de Voltaire n'avaient faussé que son esprit; son coeur était resté bon et charitable.
Je ne résiste point à l'envie de consigner ici une anecdote que j'ai entendu raconter d'une façon charmante à cet aimable vieillard.
Royaliste, comme je l'ai dit, il conservait un culte véritable pour la mémoire de la reine Marie-Antoinette dont il avait été le fervent admirateur.
En arrivant à Paris, vers 1786, sa première curiosité avait eu la reine pour objet, et après l'avoir vue il chercha, avec plus d'empressement encore, les occasions de la rencontrer. Apprenant qu'il allait y avoir une grande chasse à courre à Saint-Germain, il résolut d'y aller, se promettant de jouir toute cette matinée de la vue de sa belle souveraine.
M. Simonard était petit, court, gros; son nez était fort grand, il n'avait nulle habitude de monter à cheval, et devait y faire une singulière figure. En arrivant à Saint-Germain il s'assure d'un cheval de louage, l'enfourche et se rend au lieu du rendez-vous de la chasse royale; piquant sa méchante monture, il prend le pas de la brillante cavalcade et parvient à se placer assez près de la reine.
Il suivait la chasse obstinément sans perdre de terrain, lui et sa bête ruisselant de sueur et de fatigue; et la reine eut bien vite remarqué ce cavalier acharné à sa poursuite et son étrange équipage: elle était à cheval elle-même et de temps en temps tournait la tête gaiement pour voir si ce drôle d'admirateur se laissait distancer: il tenait bon.
Enfin, au détour d'une allée, le gros de la chasse s'étant un peu dispersé, et la suite de la reine se réduisant à un petit nombre de personnes, M. Simonard maintenant sa poursuite, la reine s'arrêta et se retournant vers lui avec un bon et franc rire:
«Comptez-vous, Monsieur, lui dit-elle, suivre ainsi la chasse bien longtemps?
—Aussi longtemps, Madame, que les jambes de mon cheval pourront me porter.» La pauvre bête expirait. La reine rit de nouveau, salua et prit le galop.
M. Simonard aimait à conter cette aventure à ceux qui reprochaient à la reine un peu de hauteur.
Serait-il impossible que cette chasse à courre ait été celle dont M. de Chateaubriand fait le récit dans ses mémoires, et où, en 1787, il fut admis à monter dans les carrosses du roi?
À l'époque où Juliette arriva à Paris pour ne plus quitter sa mère, rien n'était déjà plus charmant et plus beau que son visage, rien de plus gai que son humeur, rien de plus aimable que son caractère. Le fils de M. Simonard, qui était du même âge qu'elle, devint l'ami et le camarade de ses jeux. Voici une petite anecdote de leur enfance que j'ai entendu conter à Mme Récamier:
L'hôtel que M. Bernard habitait rue des Saints-Pères, 13, avait un jardin dont le mur, mitoyen avec la maison voisine, séparait les deux propriétés. Ce mur avait à son sommet une ligne de dalles plates qui formaient une sorte d'étroite terrasse sur laquelle il était facile de marcher. Simonard grimpait sur ce mur, y faisait grimper sa petite compagne et la roulait en courant sur le haut du mur dans une brouette. Ce dangereux plaisir les divertissait infiniment l'un et l'autre. Le jardin du voisin possédait de très-beaux raisins en espalier le long de la muraille; les deux enfants les convoitèrent longtemps, et Simonard se hasarda à en dérober des grappes: Juliette faisait le guet. Ce manége se renouvela si souvent que le voisin s'aperçut de la disparition de ses raisins. Il ne lui fut pas difficile de conjecturer d'où pouvaient venir les picoreurs de sa vigne. Furieux, il se met en embuscade, et quand les deux enfants sont bien occupés à prendre le raisin, il leur crie d'une voix tonnante: «Ah! je prends donc enfin mes voleurs!» D'un saut le petit garçon disparut dans son jardin. La pauvre Juliette, restée au sommet du mur, pâle et tremblante, ne savait que devenir. Sa ravissante figure eut bien vite désarmé le féroce propriétaire, qui ne s'était pas attendu à avoir affaire à une si belle créature en découvrant les maraudeurs de son raisin. Il se mit en devoir de rassurer et de consoler la jolie enfant, promit de ne rien dire aux parents et tint parole: cette aventure fit cesser toute promenade sur le mur.
Juliette était extrêmement bien douée pour la musique; on lui donna des leçons de piano. Le penchant qu'elle avait montré dans son enfance devint chez elle avec les années un goût très-vif, et, jeune femme, Mme Récamier fit de la musique avec les plus habiles artistes de son temps. Elle jouait non-seulement du piano, mais de la harpe, et prit de Boïeldieu des leçons de chant. Sa voix était peu étendue, expressive, harmonieusement timbrée. Elle cessa de chanter de très-bonne heure; elle abandonna la harpe, mais elle trouva, jusqu'à la fin de sa vie, dans le piano, de vraies et vives jouissances. Juliette avait eu de tout temps une mémoire musicale étendue: elle aimait à jouer de mémoire, pour elle-même, seule, à la chute du jour. Je l'ai entendue souvent exécuter ainsi dans l'obscurité tout un répertoire de morceaux des grands maîtres, d'un caractère mélancolique, et en éprouver une impression telle, que les larmes inondaient son visage. Cette habitude contractée de bonne heure, cet heureux don de retenir les morceaux qui la frappaient, permirent à Mme Récamier dans un âge avancé, alors que la cécité avait voilé ses yeux, de jouer encore et d'endormir de tristes souvenirs à l'aide de la musique.
L'éducation de Juliette se faisait chez sa mère qui la surveillait avec grand soin. Mme Bernard aimait passionnément sa fille, elle était orgueilleuse de la beauté qu'elle annonçait: ayant le goût de la parure pour son propre compte, elle n'y attachait pas moins d'importance pour sa fille et la parait avec une extrême complaisance. La pauvre Juliette se désespérait des longues heures qu'on lui faisait employer à sa toilette, chaque fois que sa mère l'emmenait au spectacle ou dans le monde, occasions que Mme Bernard, dans sa vanité maternelle, multipliait autant qu'elle le pouvait. Ce fut ainsi qu'elles allèrent à Versailles pour assister à l'un des derniers grands couverts où parurent le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et toute la famille royale, avec le cérémonial de l'ancienne monarchie.
Dans ces occasions, le public était admis à circuler autour de la table royale. Les yeux des spectateurs venus pour admirer les magnificences de Versailles et l'attention même de la famille royale furent, ce jour-là, attirés par la beauté de l'enfant qui se trouvait au premier rang des curieux. La reine remarqua qu'elle paraissait à peu près de l'âge de Madame Royale, et envoya une de ses dames demander à la mère de cette charmante enfant de la laisser venir dans les appartements où la famille royale se retirait. Là, Juliette fut mesurée avec Madame Royale et trouvée un peu plus grande. Elles étaient en effet précisément de la même année, et elles avaient alors onze ou douze ans. Madame Royale était fort belle à cette époque; elle parut médiocrement satisfaite de se voir ainsi mesurée et comparée avec une enfant prise dans la foule.
Ce fut à l'église Saint-Pierre-de-Chaillot, en 1791, que Juliette fit sa première communion. À l'époque où M. Bernard avait rappelé sa fille auprès de lui, sa femme était jeune encore, remarquablement agréable, spirituelle et gracieuse. Leur existence était aisée, élégante; tous deux aimaient à recevoir et leur maison, ouverte à tous les gens d'esprit, devait l'être surtout aux Lyonnais. Mme Bernard recherchait et attirait les gens de lettres; elle avait une loge au Théâtre-Français, et donnait à souper plusieurs fois par semaine.
Ce fut chez sa mère que Juliette connut M. de Laharpe. Lemontey, venu à Paris, qu'il ne quitta plus, comme député à l'Assemblée législative, était fort assidu chez Mme Bernard; Barrère y était reçu, et rendit plus d'un service à la famille dans les mauvais jours de la révolution. Entre les Lyonnais qui fréquentaient le plus habituellement cette maison se trouvait M. Jacques Récamier, qui occupait déjà une situation importante parmi les banquiers de Paris. J'entre dans quelques détails à son sujet.
Jacques-Rose Récamier était né à Lyon en 1751; il était le second fils d'une nombreuse famille dans laquelle s'étaient conservées les traditions de la piété, des bonnes moeurs et du travail. Son père, François Récamier, doué d'une grande intelligence commerciale, avait fondé à Lyon une très considérable maison de chapellerie, dont les relations les plus importantes étaient avec l'Espagne. En s'établissant à Lyon, il n'avait point pour cela renoncé au Bugey, son pays natal, et tous ses enfants furent comme lui fidèlement attachés à ce village et à ce domaine de Cressin qu'ils appelaient le berceau des Récamier.
Jacques avait été de très-bonne heure le voyageur de la maison de son père; les intérêts de leur commerce le conduisirent souvent en Espagne: aussi parlait-il et écrivait-il l'espagnol comme sa propre langue. Il savait bien le latin: quand je l'ai connu, il aimait encore à citer des vers d'Horace ou de Virgile, et le faisait à propos. Sa correspondance commerciale passait pour un modèle; il avait été beau, ses traits étaient accentués et réguliers, ses yeux bleus; il était blond, grand et vigoureusement constitué. Il serait difficile d'imaginer un coeur plus généreux que le sien, plus facile à émouvoir et en même temps plus léger. Qu'un ami réclamât son temps, son argent, ses conseils, M. Récamier se mettait avec empressement à sa disposition; que ce même ami lui fût enlevé par la mort, à peine lui donnait-il deux jours de regrets. «Encore un tiroir fermé,» disait-il, et là s'arrêtait sa sensibilité. Toujours prêt à donner, serviable au dernier point, bon compagnon, d'humeur bienveillante et gaie, optimiste à l'excès, il était toujours content de tout et de tous; il avait de l'esprit naturel et beaucoup d'imprévu et de pittoresque dans le langage; il contait bien.
Confiant jusqu'à l'imprudence, il poussait la longanimité et l'indulgence jusqu'à discerner à peine la valeur morale des individus avec lesquels il était en rapport. Il avait cette parfaite politesse, habituelle parmi les hommes de sa génération; elle était chez lui le résultat d'un grand usage du monde et d'un désir sincère d'être agréable aux autres. Placé par sa fortune à la tête des hommes de finance, à Paris, il n'eut jamais la moindre sottise, recevant les plus grands seigneurs sans embarras et les pauvres gens sans hauteur. M. Récamier avait malheureusement des moeurs légères, et il préférait souvent une société facile et subalterne à celle de ses égaux. Généreux pour tous, il était la providence de sa famille et en était adoré. Lorsqu'au sortir de la Terreur, il fut en pleine possession de sa grande existence financière, une armée de neveux, logés chez lui, employés et appointés par lui, trouvaient dans son hospitalière et opulente maison tous les agréments de la vie.
Lorsqu'il demanda, en 1793, la main de Juliette Bernard dont il voyait depuis deux ou trois ans se développer la merveilleuse beauté, il avait lui-même quarante-deux ans, et elle n'en avait que quinze. Ce fut pourtant très-volontairement, sans effroi ni répugnance, qu'elle agréa sa recherche. Mme Bernard crut devoir faire à sa fille toutes les objections que dictaient assez la différence des âges et celle des goûts et des habitudes qui devait en résulter; mais Juliette voyait venir M. Récamier depuis plusieurs années chez ses parents, il avait toujours été prévenant et gracieux pour son enfance, elle avait reçu de lui ses plus belles poupées, elle ne douta pas qu'il ne dût être un mari plein de complaisance; elle accepta sans la moindre inquiétude l'avenir qui lui était offert. Ce lien ne fut, d'ailleurs, jamais qu'apparent; Mme Récamier ne reçut de son mari que son nom. Ceci peut étonner, mais je ne suis pas chargée d'expliquer le fait; je me borne à l'attester, comme auraient pu l'attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme Récamier, pénétrèrent dans leur intimité. M. Récamier n'eut jamais que des rapports paternels avec sa femme; il ne traita jamais la jeune et innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beauté charmait ses yeux et dont la célébrité flattait sa vanité. Ils se marièrent à Paris le 24 avril 1793.
Le mariage de Mlle Bernard avait donc lieu en pleine Terreur, à l'époque la plus sinistre de la révolution, l'année même du meurtre du roi et de la reine. À ce moment toutes les habitudes de la société étaient rompues, toutes les relations anéanties; l'unique souci de chacun consistait à se faire oublier pour échapper, s'il le pouvait, à la mort qui frappait incessamment parmi ses amis et ses proches. La vie s'écoulait dans une sorte de stupeur, qui seule peut expliquer l'absence de toute tentative de résistance à ce régime de bourreaux. Je tiens de M. Récamier qu'il allait presque tous les jours assister aux exécutions. Il avait été ainsi témoin du supplice du roi, il avait vu périr la reine, il avait vu guillotiner les fermiers généraux, M. de Laborde, banquier de la cour, tous les hommes avec lesquels il était en relations d'affaires ou de société: et quand je lui exprimais ma surprise qu'il se condamnât à un aussi horrible spectacle, il me répondait que c'était pour se familiariser avec le sort qui vraisemblablement l'attendait, et qu'il s'y préparait en voyant mourir.
M. Récamier échappa néanmoins, ainsi que la famille de sa femme, au couteau révolutionnaire et on attribua ce bonheur, en grande partie, à la protection de Barrère. Quatre années s'écoulèrent de la sorte sans que j'aie à enregistrer aucun événement important dans la vie de Mme Récamier. Cependant le règne de la Terreur avait cessé, l'ordre s'essayait à renaître, les existences se reconstituaient, les émigrés commençaient à rentrer, et la société française, incorrigible dans sa frivolité, se jetait à corps perdu, au sortir des prisons, de l'exil, de la ruine et des échafauds, dans le tourbillon des plaisirs.
Mme Récamier resta tout à fait étrangère au monde du Directoire et n'eut de relation avec aucune des femmes qui en furent les héroïnes: Mme Tallien, et quelques autres. Plus jeune que ces dames de plusieurs années, et protégée par l'auréole de pureté qui l'a toujours environnée, pas une de ces femmes ne vint chez elle et elle n'alla chez aucune d'elles.
Sa beauté avait en ce peu d'années achevé de s'épanouir, et elle avait en quelque sorte passé de l'enfance à la splendeur de la jeunesse. Une taille souple et élégante, des épaules, un cou de la plus admirable forme et proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle, des bras charmants quoique un peu minces, des cheveux châtains naturellement bouclés, le nez délicat et régulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable qui éclipsait tout, une physionomie pleine de candeur et parfois de malice, et que l'expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante, quelque chose d'indolent et de fier, la tête la mieux attachée. C'était bien d'elle qu'on eût eu le droit de dire ce que Saint-Simon a dit de la duchesse de Bourgogne: que sa démarche était celle d'une déesse sur les nuées. Telle était Mme Récamier à dix-huit ans.
À ce moment, au sortir de cette tempête de la révolution, qui semblait avoir tout englouti et qui laissait dans le sein de chaque famille, à quelque rang qu'elle appartînt, une marque sanglante de son passage, la société parut saisie d'une sorte de fièvre de distractions et de fêtes. Les salons n'existaient plus, tout se passait en plein air; les succès d'une femme n'avaient plus pour théâtre les cercles d'un monde disparu, mais les lieux publics. C'était aux spectacles qui venaient de se rouvrir, dans les jardins, dans les bals par souscription, que l'on se rencontrait au milieu de la foule. La beauté de Juliette causait dans toutes ces réunions un frémissement d'admiration, de curiosité, d'enthousiasme, d'autant plus vif qu'il avait toute la spontanéité des impressions de la multitude. Sa présence était partout un événement. Je crois qu'il n'est point inutile de rappeler aussi que cette époque était celle d'une renaissance très-prononcée du goût et d'une passion pour les arts que l'influence de David et de son école avait répandue dans tous les rangs, et qui affectait des formes toutes païennes dans son idolâtrie de la beauté. Toutes ces circonstances peuvent servir à faire comprendre la promptitude avec laquelle la beauté de Mme Récamier devint non-seulement célèbre, mais populaire. En voici deux exemples entre bien d'autres que je pourrais citer.
Lorsque le culte se rétablit et que les églises se rouvrirent aux cérémonies religieuses, on demanda à Mme Récamier de quêter à Saint-Roch pour je ne sais quelle bonne oeuvre; elle y consentit. Au moment de la quête, la nef de l'église se trouva trop petite pour la foule qui l'obstruait. On montait sur les chaises, sur les piliers, sur les autels des chapelles latérales, et ce fut à grand'peine si l'objet de cet empressement, protégé par deux hommes de la société (Emmanuel Dupaty et Christian de Lamoignon), put fendre le flot des curieux et faire circuler la bourse des pauvres. La quête produisit vingt mille francs.
L'autre circonstance se produisit à la promenade de Longchamps.
La vogue extrême de cette promenade tend à disparaître, et d'ici à quelques années nos neveux ne sauront plus ce que c'était. Dans mon enfance, Longchamps avait encore sa signification et son importance: on renouvelait ses équipages, ses chevaux, ses livrées, les modes de printemps s'arboraient à Longchamps. Les femmes, dans leurs plus fraîches et plus élégantes toilettes du matin, rivalisaient trois jours, le mercredi, le jeudi et le vendredi saints de chaque année, de beauté et de bon goût dans leurs ajustements.
C'était depuis la place de la Concorde jusqu'à l'arc de l'Étoile, et au delà, un brillant encombrement de voitures à deux ou à quatre chevaux, d'hommes à cheval, de piétons circulant dans les contre-allées, ou de badauds assis sur le bord de la grande avenue des Champs-Élysées, saluant, admirant ou critiquant les riches et les élégants du siècle emportés dans de somptueux équipages au milieu d'un tourbillon de poussière et de soleil. Dans la semaine sainte de 1801, par une belle matinée de printemps, Mme Récamier se rendit avec d'autres femmes de sa famille à Longchamps dans une calèche découverte à deux chevaux. La voiture, forcée d'aller au pas, permettait à la foule de voir et d'admirer sa figure, que la splendeur du jour et la vivacité de la lumière du plein midi ne faisaient que mieux ressortir; son nom ne tarda pas à circuler dans cette masse compacte qui allait grossissant, et qui, d'une commune voix, la comparant aux beautés contemporaines et présentes, la salua la plus belle à l'unanimité.
On a tant parlé de la danse de Mme Récamier qu'il convient peut-être d'en dire un mot. Belle et faite à peindre, elle excella en effet dans cet art. Elle aima la danse avec passion pendant quelques années, et, à son début dans le monde, elle se faisait un point d'honneur d'arriver au bal la première et de le quitter la dernière: mais cela ne dura guère. Je ne sais de qui elle avait appris cette danse du châle, qui fournit à Mme de Staël le modèle de la danse qu'elle prête à Corinne. C'était une pantomime et des attitudes plutôt que de la danse. Elle ne consentit à l'exécuter que pendant les premières années de sa jeunesse. Pendant le triste hiver de 1812 à 1813 que Mme Récamier, exilée, passa à Lyon, un jour que l'isolement lui pesait plus cruellement que de coutume, pour tromper son ennui et sans doute aussi se rappeler d'autres temps, elle voulut me donner une idée de la danse du châle: une longue écharpe à la main, elle exécuta en effet toutes les attitudes dans lesquelles ce tissu léger devenait tour à tour une ceinture, un voile, une draperie. Rien n'était plus gracieux, plus décent et plus pittoresque que cette succession de mouvements cadencés dont on eût désiré fixer par le crayon toutes les attitudes.
Comme témoignage de l'effet produit par Mme Récamier, je cite une conversation textuelle de Mme Regnault de Saint-Jean-d'Angély. Elles étaient contemporaines, et Mme Regnault, que distinguaient la parfaite délicatesse et régularité de ses traits, prisait très-haut sa propre beauté. Un jour donc, Mme Regnault, qui n'était plus jeune, parlait de sa figure et de celles des femmes de son temps, comme on parle d'un passé éloigné. Elle nomma Mme Récamier; d'autres, assurait-elle, avaient été plus vraiment belles, mais aucune ne produisait autant d'effet. «J'étais dans un salon, ajoutait-elle, j'y charmais et captivais tous les regards; Mme Récamier arrivait: l'éclat de ses yeux, qui n'étaient pas pourtant très-grands, l'inconcevable blancheur de ses épaules, écrasaient tout, éclipsaient tout; elle resplendissait. Au bout d'un moment il est vrai, poursuivait Mme Regnault, les vrais amateurs me revenaient.»
Mme Récamier n'eut que deux fois en sa vie l'occasion de rencontrer Bonaparte. La première, ce fut en 1797, dans des circonstances qui lui avaient laissé une impression vive que je lui ai entendu rappeler. Je dirai plus tard sa seconde rencontre avec Napoléon.
Le 10 décembre 1797, le Directoire donna une fête triomphale en l'honneur et pour la réception du vainqueur de l'Italie. Cette solennité eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg. Au fond de cette cour, un autel et une statue de la Liberté; au pied de ce symbole, les cinq directeurs revêtus de costumes romains; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des siéges en amphithéâtre; derrière eux, des banquettes réservées aux personnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l'édifice étaient garnies de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme Récamier prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Elle n'avait jamais vu le général Bonaparte, mais elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il parut: il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un caractère de grandeur et de fermeté, extrêmement saisissant. Il était entouré de généraux et d'aides de camp. À un discours de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques brèves, simples et nerveuses paroles qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place où elle était assise, Mme Récamier ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte: une curiosité bien naturelle lui faisait désirer de les voir; profitant d'un moment où Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regarder.
À ce mouvement qui mettait en évidence toute sa personne, les yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d'admiration la salua. Cette rumeur n'échappa point à Bonaparte; il tourna brusquement la tête vers le point où se portait l'attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence cette foule dont il était le héros: il aperçut une jeune femme vêtue de blanc et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté: elle se rassit au plus vite.
J'ai déjà dit que Mme Récamier n'avait point fait partie de la société du Directoire: cependant au printemps de 1799, elle fut invitée à une soirée donnée par Barras dans les salons du Luxembourg. M. Récamier trouvait utile à ses relations d'affaires que sa jeune femme acceptât cette fois l'invitation qui lui était adressée, et elle se prêta d'autant plus volontiers à ce désir, qu'elle avait à solliciter de Barras l'élargissement d'un prisonnier.
Lorsque M. et Mme Récamier arrivèrent au Luxembourg, la musique, car c'était un concert, était commencée, et on exécutait l'ouverture du Jeune Henri. L'apparition d'une personne déjà célèbre par ses agréments dans une société qui n'était pas la sienne, fit une assez vive sensation. Barras s'était avancé pour offrir son bras à Mme Récamier, et l'avait placée au fond du salon à quelques pas d'une femme qui, bien qu'elle eût passé la première jeunesse, en conservait encore toute la grâce et l'élégance: c'était Mme Bonaparte. Plus près d'elle, et presque enseveli dans les coussins du fauteuil où il était assis, se trouvait un petit homme contrefait, dont l'extérieur étrange et la figure remarquable attirèrent son attention; on le lui présenta en nommant La Réveillère-Lépeaux, l'un des directeurs. Mme Récamier fut aussi vivement frappée dans cette soirée du contraste que présentaient, avec la société fort mêlée qui remplissait les salons, la figure jeune encore de M. de Talleyrand, ses manières élégantes et aristocratiques, et sa physionomie hautaine.
Mme Récamier rencontra fréquemment M. de Talleyrand dans le monde; il ne vint jamais chez elle, où j'ai vu plusieurs fois son frère, Archambauld de Périgord.
À minuit on servit un splendide souper. Barras plaça Mme Bonaparte à sa droite, et pria Mme Récamier, que La Réveillère-Lépeaux avait conduite dans la salle à manger, de se mettre à sa gauche. Elle eut ainsi pendant le souper une occasion naturelle de parler à Barras du vieillard dont elle voulait obtenir la mise en liberté. Il faut se rappeler la grande jeunesse de Juliette, l'expression pure et presque enfantine de sa physionomie, pour imaginer l'impression que devait produire, dans ce monde facile, cette virginale apparition. Barras écouta avec un respectueux intérêt l'histoire du pauvre prêtre, emprisonné pour être rentré en France avant sa radiation de la liste des émigrés, et depuis ce moment détenu au Temple; il promit de s'occuper du protégé de Mme Récamier et tint parole.
Les gazettes du temps rendirent compte de cette fête et publièrent un quatrain improvisé au souper par le poëte Despaze et adressé à Mme Récamier.
Ce fut à la fin de 1798 que M. Récamier, qui jusque-là avait occupé une maison rue du Mail, 12, la trouvant trop petite, résolut d'acheter un hôtel plus approprié à l'accroissement de ses affaires, à l'importance de sa fortune et à ses goûts hospitaliers. M. Necker venait d'être rayé de la liste des émigrés. Mme de Staël était à Paris, et cherchait à vendre pour son père un hôtel qui lui appartenait, rue du Mont-Blanc, à présent rue de la Chaussée-d'Antin, 7. M. Récamier était depuis longtemps en relation d'affaires avec M. Necker, il était son banquier ainsi que celui de sa fille; il acheta l'hôtel. L'acte de vente porte la date du 25 vendémiaire an VII. La négociation de cette affaire devint l'origine de la liaison qui s'établit entre Mme de Staël et Mme Récamier.
Je rencontre dans les rares fragments de souvenirs de Mme Récamier, que j'ai eu le bonheur de retrouver après la destruction de son manuscrit, un récit de sa première entrevue avec la femme célèbre qui devint sa plus intime amie; je m'empresse de l'insérer ici.
«Un jour, et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Clichy avec une dame qu'il ne me nomma pas et qu'il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l'achat d'une maison; sa toilette était étrange; elle portait une robe du matin et un petit chapeau paré, orné de fleurs: je la pris pour une étrangère. Je fus frappé de la beauté de ses yeux et de son regard; je ne pouvais me rendre compte de ce que j'éprouvais, mais il est certain que je songeais plus à la reconnaître et pour ainsi dire, à la deviner, qu'à lui faire les premières phrases d'usage, lorsqu'elle me dit avec une grâce vive et pénétrante, qu'elle était vraiment ravie de me connaître, que M. Necker, son père […] À ces mots, je reconnus Mme de Staël! je n'entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau, je m'étais passionnée pour cette lecture. J'exprimai ce que j'éprouvais plus encore par mes regards que par mes paroles: elle m'intimidait et m'attirait à la fois. On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature supérieure. De son coté, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de bienveillance, et m'adressa sur ma figure des compliments qui eussent paru exagérés et trop directs, s'ils n'avaient pas semblé lui échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible. Mon trouble ne me nuisit point; elle le comprit et m'exprima le désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu'une apparition dans ma vie, mais l'impression fut vive. Je ne pensai plus qu'à Mme de Staël, tant j'avais ressenti l'action de cette nature si ardente et si forte.»
L'hôtel de la rue du Mont-Blanc une fois acquis de M. Necker fut confié à l'architecte Berthaut pour être restauré et meublé, et on lui donna carte blanche pour la dépense. Il s'acquitta de sa tâche avec un goût infini et se fit aider dans son entreprise par M. Percier. Les bâtiments furent réparés, augmentés. Chacune des pièces de l'ameublement, bronzes, bibliothèques, candélabres, jusqu'au moindre fauteuil, fut dessiné et modelé tout exprès. Jacob, ébéniste du premier ordre, exécuta les modèles fournis; il en résulta un ameublement qui porte l'empreinte de l'époque, mais qui restera le meilleur échantillon du goût de ce temps et dont l'ensemble offrait une harmonie trop rare. Il n'y eut qu'un cri sur ce goût et ce luxe, dont on avait perdu l'habitude, et les récits en exagérèrent beaucoup la richesse.
Dans l'été de 1796, M. Récamier avait loué d'une madame de Lévy le château de Clichy, tout meublé, et y avait établi sa jeune femme et sa belle-mère: lui-même venait y dîner tous les jours; il n'y couchait presque jamais, ses goûts, ses habitudes et ses affaires s'accordant pour le rappeler à Paris. La très-courte distance qui sépare le village de Clichy de la capitale rendait cette combinaison facile; aussi subsista-t-elle pendant plusieurs années. Mme Récamier s'installait à Clichy dès le commencement du printemps, et lorsque les théâtres rouverts se peuplèrent du monde élégant, elle se rendait après dîner à l'Opéra ou au Théâtre-Français, où elle avait une loge à l'année, et revenait à la campagne après les représentations.
M. Récamier tenait à Clichy table ouverte: le château était vaste; le parc, admirablement planté, s'étendait jusqu'au bord de la Seine. Mme Récamier, qui avait un goût très-vif pour les fleurs et les parfums, y faisait entretenir avec soin des fleurs en grand nombre. Ce luxe charmant, devenu très-commun de nos jours, avait alors tout le prestige de la nouveauté.
Au printemps de 1799, Mme Récamier, déjà établie à Clichy, accepta l'invitation qui avait été adressée à son mari et à elle pour un dîner à Bagatelle chez M. Sapey. Parmi les invités de ce dîner se trouva Lucien Bonaparte. Dès le premier moment qu'il vit Mme Récamier, il ne dissimula point la vive impression que lui causait sa beauté; présenté à elle, il l'accompagna après le dîner dans une promenade à travers les jardins de Bagatelle, et le soir au moment où elle allait se retirer, il sollicita et il obtint la permission de la voir chez elle à Clichy: il y accourut dès le lendemain.
Lucien Bonaparte avait alors vingt-quatre ans; ses traits, moins caractérisés que ceux de Napoléon auquel il ressemblait, avaient pourtant de la régularité. Il était plus grand que son frère; son regard était agréable, bien qu'il eût la vue basse, et son sourire était gracieux. L'orgueil d'une grandeur naissante perçait dans toutes ses manières, tout en lui visait à l'effet: il y avait de la recherche et point de goût dans sa mise, de l'emphase dans son langage et de l'importance dans toute sa personne.
La passion que Lucien Bonaparte avait conçue pour Mme Récamier se développa rapidement, et il ne tarda pas à chercher un moyen de la lui exprimer. Il y a dans l'extrême jeunesse et l'innocence, lorsqu'elle est réelle, quelque chose qui impose aux plus hardis. Mme Récamier non-seulement n'avait jamais aimé, mais c'était la première fois qu'elle se voyait l'objet d'un sentiment passionné. En recevant une première lettre d'amour, elle fut d'abord un peu troublée, mais presque aussitôt l'instinct de sa dignité de femme et la complète indifférence qu'elle éprouvait lui révélèrent la ligne de conduite à suivre.
Lucien avait donné à sa déclaration d'amour le voile d'une composition littéraire. Juliette résolut de ne point paraître comprendre l'intention de la lettre de Roméo: elle la rendit le lendemain en présence de beaucoup de monde, en louant le talent de l'auteur, mais en l'engageant à se réserver pour des destinées plus hautes et à ne pas perdre à des oeuvres d'imagination un temps qu'il pouvait plus utilement consacrer à la politique. Lucien ne fut pas découragé par l'insuccès de sa fiction romanesque; il renonça seulement à se servir d'un nom d'emprunt, et il adressa à Mme Récamier des lettres dans lesquelles il peignit directement son ardente passion. Elle crut alors ne pouvoir faire autre chose que de montrer ces lettres à son mari en réclamant pour sa jeunesse les conseils et l'appui de l'homme dont elle portait le nom; elle voulait fermer sa porte à Lucien Bonaparte, et elle en fit la proposition à M. Récamier. Celui-ci loua la vertu de sa jeune femme, la remercia de la confiance qu'elle lui témoignait, l'engagea à continuer d'agir avec la prudence et la sagesse dont elle venait de faire preuve; mais il lui représenta que fermer sa porte au frère du général Bonaparte, rompre ouvertement avec un homme si haut placé, ce serait gravement compromettre et peut-être ruiner sa maison de banque: il conclut qu'il fallait ne point le désespérer et ne lui rien accorder.
Lucien ne plaisait point à Mme Récamier, mais elle était bonne et ne pouvait voir sans quelque pitié les angoisses qu'elle lui faisait éprouver; elle était rieuse d'ailleurs, et, quoique les femmes soient disposées à l'indulgence pour les ridicules des gens vraiment amoureux d'elles, l'emphase de Lucien excitait parfois chez elle des accès de gaieté qui le démontaient; d'autres fois ses violences lui faisaient peur. Ce rapport très-orageux dura plus d'une année. Las enfin d'une rigueur impossible à fléchir, et s'apercevant, à mesure que la certitude de ne rien obtenir éteignait sa passion, du rôle ridicule qu'il jouait, Lucien se retira. Le monde n'avait pas manqué de s'occuper de la passion très-affichée de Lucien; il eût bien souhaité qu'on le crût l'amant favorisé de la plus célèbre beauté de l'Europe, et ses courtisans (car il en avait) s'étaient efforcés de le faire croire, heureusement sans parvenir à donner le change à l'opinion.
Mme Récamier n'ignora pas ces honteuses menées, et, bien que sa réputation sortît intacte de cette aventure, elle en éprouva une vive douleur; ce fut son premier chagrin, et la première fois que cette âme pure sentit le contact de la méchanceté et de la bassesse: sa timidité s'en accrut, mais sa raison se fortifia à cette épreuve.
La correspondance de Lucien, il faut bien en convenir, est absolument dépourvue de goût et de naturel, et le dernier écolier de nos colléges tournerait une lettre d'amour beaucoup mieux que ce tribun de vingt-cinq ans, dont la résolution et le sang-froid eurent au 18 brumaire une si considérable influence sur le sort de la France et du monde. De l'emphase, des redites, des lieux communs, au milieu desquels on sent pourtant une passion sincère et la crainte du ridicule auquel il ne sait pas échapper, tel est le caractère de ces lettres. On pourrait en multiplier les citations, mais un échantillon sera plus que suffisant pour les faire apprécier.
LETTRES DE ROMÉO À JULIETTE
PAR L'AUTEUR DE LA TRIBU INDIENNE
Sans l'amour, la vie n'est qu'un long sommeil.
Encore des lettres d'amour!!! depuis celles de Saint-Preux et d'Héloïse, combien en a-t-il paru!… combien de peintres ont voulu copier ce chef-d'oeuvre inimitable!… c'est la Vénus de Médicis que mille artistes ont essayé vainement d'égaler.
Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les dédie point à l'immortalité. Ce n'est point à l'éloquence et au génie qu'elles doivent le jour, mais à la passion la plus vraie; ce n'est point pour le public qu'elles sont écrites, mais pour une femme chérie… Elles décèlent mon coeur: c'est une glace fidèle où j'aime à me revoir sans cesse; j'écris comme je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle pour qui j'écris!!! puisse-t-elle m'entendre!!! puisse-t-elle se reconnaître avec plaisir dans le portrait de Juliette et penser à Roméo avec ce trouble délicieux qui annonce l'aurore de la sensibilité!!!
PREMIÈRE LETTRE DE ROMÉO À JULIETTE.
«Venise, 27 juillet.
«Roméo vous écrit, Juliette; si vous refusiez de le lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent de s'apaiser: sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus.
«Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la renommée; je vous avais aperçue quelquefois dans les temples et dans les fêtes; je savais que vous étiez la plus belle: mille bouches me répétaient vos éloges, mais ces éloges, et vos attraits m'avaient frappé sans m'éblouir… Pourquoi la paix m'a-t-elle livré à votre empire! La paix!… elle est aujourd'hui dans nos familles, mais le trouble est dans mon coeur […]
«Je vous ai revue depuis. L'amour a semblé me sourire… assis sur un banc circulaire, seul avec vous j'ai parlé, j'ai cru entendre un soupir s'exhaler de votre sein! Vaine illusion! Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indifférence au front tranquille assise entre nous deux… La passion qui me maîtrise s'exprimait dans mes discours, et les vôtres portaient l'aimable et cruelle empreinte de la plaisanterie.
«Ô Juliette! la vie sans l'amour n'est qu'un long sommeil: la plus belle des femmes doit être sensible: heureux le mortel qui deviendra l'ami de votre coeur!…»
Après ce premier aveu de sa passion sous le voile fort transparent d'une composition littéraire. Lucien écrit en son propre nom et sans renoncer absolument à l'heureuse fiction qui voudrait faire de lui le Roméo de cette nouvelle Juliette.
Il s'exprime ainsi:
À JULIETTE.
«Juliette, ce n'est plus Roméo, c'est moi qui vous écris.
«Depuis deux jours retiré à la campagne, votre idée m'y a occupé sans cesse: ces deux jours ont suffi pour m'éclairer sur ma position, et je me suis jugé.
«Je vous envoie le résultat de mes tristes réflexions, et je vous prie de les lire… c'est la dernière lettre que vous recevrez de moi.
«L. B.
«Un ridicule est plus dangereux qu'un crime, lorsque surtout il se rapporte à un homme public sur qui la critique exerce avec tant de plaisir sa maligne influence.
«Fuis Juliette,—évite le ridicule,—adoucis ton malheur par la philosophie.»
«Amour-propre, raison protectrice, j'entends votre oracle: je m'y soumets avec douleur, mais celui qui ne sait passe vaincre soi-même ne mérite point l'estime de ses concitoyens… oui, je vous entends.—Je fuirai Juliette, mais je l'aimerai toujours.—Je lui écrirai tout ce que je sens pour elle… Si elle est inébranlable, elle oubliera ma lettre et mon image, et j'éviterai sa présence—Mais si elle répondait à mes plaintes par un sourire enchanteur, oh! je ne puis plus répondre de moi-même. Je préférerais mes fers à la liberté que vous m'offrez aujourd'hui.
«Juliette! oubliez mes voeux s'ils vous offensent… rappelez-moi si vous me plaignez,—mais voyez toujours dans celui qui vous écrit un homme qui mettra dans toutes les occasions sa félicité à contribuer à la vôtre.
«L. B.»
Quelques mois après qu'il eut cessé de venir chez Mme Récamier, Lucien lui fit redemander ses lettres. M. Sapey se chargea de cette mission dont le but était de faire disparaître les témoignages d'un amour toujours rebuté et d'une rigueur humiliante pour l'amour-propre.
N'ayant pu les obtenir une première fois, M. Sapey revint à la charge et n'épargna pas même les menaces. Mme Récamier persista à ne pas se dessaisir de ces lettres, et à mon tour je les garde comme l'irrécusable témoignage de sa vertu.
L'hiver qui suivit le 18 brumaire, de 1799 à 1800, fut très-brillant à Paris. Lucien occupait le poste de ministre de l'intérieur, et son amour pour Mme Récamier était dans toute sa ferveur. J'ai dit les raisons pour lesquelles M. Récamier exigeait qu'elle ne le rebutât pas absolument; elle dut par les mêmes motifs accompagner son mari à l'une des fêtes données par Lucien: il s'agissait d'un dîner et d'un concert offerts au premier consul. Cette soirée fut pour Mme Récamier la seconde occasion de voir Napoléon, et la première et seule fois où elle échangea quelques paroles avec lui.
Mme Récamier avait une prédilection marquée pour le blanc: tous les gens qui l'ont connue savent qu'elle portait habituellement et en toute saison des robes blanches; elle en variait l'étoffe, la forme, les ornements, mais prenait bien rarement d'autres couleurs. Jamais, dans le temps de sa grande fortune, elle ne porta de diamants; elle possédait de très-belles perles fines et s'en parait de préférence à tout autre bijou. On eût pu croire qu'elle trouvait une certaine satisfaction féminine à s'entourer de toutes les choses dont on vante l'éblouissante blancheur, afin de les effacer par l'éclat de son teint.
À la fête donnée par Lucien, elle était donc vêtue d'une robe de satin blanc, et portait un collier et des bracelets de perles.
Mme Lucien Bonaparte, souffrante ce jour-là, ne faisait point les honneurs du salon; Mme Bacciocchi la remplaçait: c'était avec Caroline, depuis Mme Murat, la femme de la famille Bonaparte avec laquelle Mme Récamier avait les rapports les plus fréquents.
Arrivée depuis quelques moments et assise à l'angle de la cheminée du salon. Mme Récamier aperçut debout devant cette même cheminée un homme dont les traits se trouvaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle prit pour Joseph Bonaparte qu'elle rencontrait assez fréquemment chez Mme de Staël; elle lui fit un signe de tête amical. Le salut fut rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de surprise: à l'instant même Juliette eut conscience de sa méprise et reconnut le premier consul. L'impression qu'elle éprouva en le revoyant ce jour-là fut tout autre que celle quelle avait ressentie à la séance du Luxembourg, et elle s'étonnait de lui trouver un air de douceur fort différent de l'expression qu'elle lui avait vue alors. Dans le même moment, Napoléon adressait quelques mots à Fouché qui était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur Mme Récamier, il était clair qu'il parlait d'elle. Un peu après Fouché vint se placer derrière le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit à demi-voix: «Le premier consul vous trouve charmante.»
L'attention à la fois respectueuse et toute pleine d'admiration que lui témoigna dans cette soirée l'homme dont la gloire commençait à remplir le monde la disposait elle-même à le juger favorablement; la simplicité de ses manières en contraste avec les façons toujours théâtrales de Lucien la frappa. Il tenait par la main une fille de Lucien, de quatre ans au plus et tout en causant avec les personnes qui l'entouraient, il avait fini par ne plus penser à l'enfant, dont il ne lâchait point la main; l'enfant, ennuyé de sa captivité, se mit à pleurer: «Ah! pauvre petite, dit le premier consul avec un vif accent de regret, je t'avais oubliée.» Plus d'une fois dans les années qui suivirent, Mme Récamier se rappela cet accès d'apparente bonhomie, et le contraste qu'il offrait avec la dureté des procédés dont elle fut témoin ou victime.
Lucien s'étant approché de Mme Récamier. Napoléon, qui était au courant des assiduités de son frère, dit assez haut et avec bonne grâce: «Et moi aussi, j'aimerais bien aller à Clichy.»
On annonça que le dîner était servi. Napoléon se leva et passa seul et le premier, sans offrir son bras à aucune femme; on se plaça à table à peu près au hasard; Bonaparte était au milieu de la table, sa mère Mme Lætitia se mit à sa droite: de l'autre côté, à sa gauche, une place restait vide que personne n'osait prendre. Mme Récamier, à laquelle Mme Bacciocchi avait adressé en passant dans la salle à manger quelques mots qu'elle n'avait point entendus, s'était placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plusieurs places de distance. Alors Napoléon se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement à Garat en lui montrant la place vide auprès de lui: «Eh bien, Garat, mettez-vous là.»
Dans le même instant, Cambacérès, le second consul, s'asseyait auprès de
Mme Récamier; Napoléon dit alors assez haut pour être entendu de tous:
«Ah! ah! citoyen consul, auprès de la plus belle!»
Le dîner fut très-court: Bonaparte mangeait peu et très-vite; au bout d'une demi-heure. Napoléon se leva de table et quitta la salle; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s'approcha de Mme Récamier, et lui demanda si elle n'avait point eu froid pendant le dîner; puis il ajouta: «Pourquoi ne vous êtes-vous pas placée auprès de moi?—Je n'aurais pas osé, répondit-elle.—C'était votre place.—Mais c'était ce que je vous disais avant le dîner,» ajouta Mme Bacciocchi. On passa dans le salon de musique. Les femmes y formèrent un cercle en face des artistes, les hommes se groupèrent derrière elles: Bonaparte s'assit seul à côté du piano. Garat chanta avec un admirable talent un morceau de Gluck. Après lui d'autres artistes se firent entendre. Le premier consul ennuyé de la musique instrumentale, à la fin d'un morceau joué par Jadin, se mit à frapper le piano en criant: «Garat! Garat.»
Cet appel ne pouvait qu'être obéi. Garat chanta la scène d'Orphée, et il se surpassa.
Mme Récamier, dont les impressions musicales étaient très-vives, captivée tout entière par ces merveilleux accents, ne pensait guère au public qui remplissait les salons. Cependant de temps à autre en levant les yeux, elle retrouvait le regard de Bonaparte attaché sur elle avec une persistance et une fixité qui finirent par lui faire éprouver un certain malaise. Le concert achevé, il vint à elle et lui dit: «Vous aimez bien la musique, Madame?» Il se disposait à continuer la conversation ainsi entamée, mais Lucien survint, Napoléon s'éloigna et Mme Récamier rentra chez elle. On verra plus tard que ces relations fugitives avaient pourtant laissé une impression et un souvenir à Napoléon, et qu'il essaya de fixer à sa cour la beauté qui l'avait ému.
Pour donner une idée vraie de l'existence de Mme Récamier et pour faire comprendre le rôle qu'elle a occupé dans la société de son temps, il faudrait peindre cette belle et si jeune personne groupant autour d'elle par le sentiment de l'admiration qu'elle inspirait les éléments dispersés de l'ancienne aristocratie et les hommes nouveaux que le talent, l'énergie du caractère ou la gloire militaire avaient mis au premier rang dans cette société qui se reconstituait. On voyait en effet tout à la fois chez elle et les émigrés à mesure que leur radiation des listes permettait leur rentrée en France: le duc de Guignes, Adrien et Mathieu de Montmorency, Christian de Lamoignon, M. de Narbonne; Mme de Staël, Camille Jordan et bien d'autres dont les noms ne me reviennent pas en ce moment; Barrère, Lucien Bonaparte, Eugène Beauharnais, Fouché, Bernadotte, Masséna, Morcau, les généraux de la révolution, les membres des assemblées ou du tribunal; M. de La Harpe. Lemontey, Legouvé, Emmanuel Dupaty, et en outre tous les étrangers de distinction.
Sans doute la position personnelle de M. Récamier, ses relations d'affaires étendues dans le monde entier, son caractère inoffensif et parfaitement indépendant, contribuaient à faire de sa maison une sorte de terrain neutre, sans couleur de parti, sans souvenir d'ancien régime (quoique les opinions de la famille fussent royalistes), sans hostilité ni rancune contre la révolution. À une époque où les centres de réunion manquaient absolument, on trouvait chez M. Récamier un accueil cordial et bienveillant, une politesse exacte et égale. Sa brillante et jeune compagne ajoutait au luxe d'une grande fortune une élégance de moeurs, de langage, un parfum de vertu, de modestie et de bonne compagnie dont la tradition s'était interrompue et qu'on ressaisissait avec empressement.
Ce fut pendant cette même année de 1799 à 1800 que Mme Récamier connut Adrien et Mathieu de Montmorency. Les liens de goût et de profonde estime qui se formèrent entre ces trois personnes tinrent dans la vie de chacune d'elles une trop grande place pour que je ne croie pas devoir entrer dans quelques détails à leur sujet.
Messieurs de Montmorency rentraient l'un et l'autre de l'émigration; ils étaient cousins germains, peu différents d'âge, et eurent, dès l'enfance, l'un pour l'autre la plus intime et la plus inaltérable amitié; rien n'était pourtant moins semblable que leurs caractères.
Adrien de Montmorency[2], prince, puis duc de Laval, fut celui des deux cousins que Mme Récamier connut le premier. Il avait alors trente ans; il était grand, blond, svelte, et avait à la fois dans la tournure de l'élégance et de la gaucherie; sa vue était très-basse, et une sorte de bégaiement ou d'hésitation dans la parole nuisait auprès de bien des gens à sa réputation d'esprit. Il en avait pourtant; il aimait la lecture, et jouissait vivement du plaisir d'une conversation animée, dans laquelle il apportait un contingent plein de finesse et de bonne grâce. Il y avait chez lui plus d'imagination que de sensibilité. Généreux et chevaleresque, sincèrement chrétien, mais de nature un peu mobile, d'une droiture extrême et d'une loyauté parfaite, lorsqu'il eut à remplir sous la Restauration un rôle public d'ambassadeur et de pair de France, il porta dans la chambre haute des opinions modérées, et à l'étranger un sentiment vrai des intérêts et de la dignité de la France. Il était extrêmement fier de son nom de Montmorency, et lorsque les arrêts de la Providence lui ravirent le fils héritier de ce grand nom, il souffrit dans son orgueil de race autant que dans sa tendresse de père. Adrien de Montmorency n'avait point eu de rôle politique lorsqu'il émigra; il servit quelque temps dans l'armée de Condé; après quoi il passa en Angleterre.
Mathieu-Jean-Félicité, vicomte, puis duc Mathieu de Montmorency, était né à Paris le 10 juillet 1767 Il avait fait ses premières armes en Amérique dans le régiment d'Auvergne, dont son père était colonel. Marié très-jeune à une personne sans beauté, Mlle de Luynes, il en eut une fille, et se lança, avec toute la fougue de son âge et de son caractère, dans les plaisirs du grand monde, très-facile à cette époque, et dans les enivrements d'une passion partagée. Il appartenait à ce petit groupe de la haute aristocratie, dans lequel l'enthousiasme des idées de progrès, de réformes et de révolution sociale était le plus vif. Il voyait dès lors très-habituellement Mme de Staël.
On sait que ce fut sur une motion de Mathieu de Montmorency, député aux États généraux, que l'Assemblée constituante décréta, dans la nuit du 4 août, l'abolition des privilèges de la noblesse. Il émigra en 1792, et apprit en Suisse, où il avait cherché un asile, la mort de son frère l'abbé de Laval, qu'il aimait avec la dernière tendresse, et dont la tête venait de tomber sous la hache révolutionnaire. Cette horrible nouvelle fut pour Mathieu un coup de foudre; peu s'en fallut que le désespoir n'altérât sa raison. Dans sa douleur, il s'accusait de la mort de ce frère victime de la révolution, dont lui, Mathieu de Montmorency, avait embrassé les doctrines. Les remords eurent chez lui l'intensité que tous les sentiments prenaient dans cette nature passionnée.
L'amitié de Mme de Staël, sa sympathie délicate, son ingénieuse bonté, s'employèrent à calmer les angoisses de ce coeur déchiré; elle parvint à les adoucir: mais ce fut la religion qui seule y fit entrer la paix. À partir de ce jour, cet impétueux, ce séduisant, ce frivole jeune homme devint un austère et fervent chrétien.
Quand Mathieu de Montmorency fut amené chez Mme Récamier, il avait trente-sept à trente-huit ans; sa belle et noble figure portait encore la trace des chagrins et des luttes intérieures: je me représente aisément, parce que je l'ai connu douze ou quinze ans plus tard, ce qu'il devait être à cet âge. M. de Montmorency était grand, moins élancé que son cousin, blond comme lui, et quand il devint chauve, ce qui lui arriva d'assez bonne heure, sa soyeuse chevelure forma une couronne et comme une auréole à cette tête mâle et régulière. Il avait les plus nobles et les plus élégantes manières, sa politesse était parfaite, et tenait, avec une bienveillance un peu hautaine, les gens fort à distance. Naturellement emporté, on sentait que le calme et la sérénité, devenus habituels chez lui, n'y étaient qu'un effort de vertu. Sa charité était sans bornes. Des passions qu'il avait domptées, il restait à cette âme très-tendre une vivacité dans l'amitié, qui rendait son commerce singulièrement attachant. Catholique profondément convaincu, il eut pour Mme de Staël, malgré la différence des communions auxquelles ils appartenaient, une affection profonde, intime, et une compassion tendre pour des faiblesses qu'il n'ignorait pas et dont il espérait toujours l'aider à triompher.
Je ne sais si on pouvait dire de Mathieu de Montmorency qu'il était ce qu'on est convenu d'appeler un homme d'esprit: il avait assurément l'âme plus haute et plus grande que son esprit n'était étendu; mais il y avait dans ses jugements, dans ses sentiments, dans son langage, une délicatesse et une distinction rares. Le souvenir des entraînements de sa jeunesse tempérait sa sévérité, et l'austérité de la vie qu'il s'était imposée depuis sa conversion ajoutait par le respect à l'autorité qu'il prenait facilement sur tout ce qui l'approchait. La plus complète sympathie ne pouvait manquer de s'établir entre Mathieu de Montmorency et sa nouvelle amie. Il aima en elle ces dons heureux que la Providence accorde rarement au degré où elle les possédait, la pureté de l'âme, une bonté pour ainsi dire céleste et un coeur à la fois fier, haut et tendre.
L'amitié de Mathieu pour Mme Récamier fut d'autant plus vive qu'elle ne fut jamais exempte d'inquiétudes. Il vivait dans la préoccupation constante des périls que faisaient courir à cette âme si précieuse un désir de plaire dont il ne pouvait la guérir et tant d'hommages frivoles mais enivrants, intéressés à sa perte. Il l'aimait en père et veillait avec une sollicitude jalouse sur les sentiments qu'elle pouvait éprouver. Ses consolations, ses conseils, ses pieux encouragements l'associèrent à toutes les circonstances tristes ou dangereuses de la vie de Mme Récamier: il eut souvent à ranimer son énergie dans des moments de découragement et de dégoût, très-fréquents dans une existence à la fois vide et brillante. M. de Montmorency sentait bien que ce besoin d'être admirée et cette absence des affections intimes du foyer domestique étaient des écueils redoutables pour la vertu de sa charmante amie; aussi se montre-t-il dans toute sa correspondance préoccupé de lui en faire comprendre le danger. J'aurai plus d'une occasion de citer à leur date quelques-unes des lettres de Mathieu de Montmorency, monument unique d'une affection dont la pureté et la délicatesse égalent la vivacité et la profondeur. Les premiers billets de M. de Montmorency à Mme Récamier ont pour objet, ou de solliciter les dons de sa charité vraiment inépuisable, ou de la remercier des aumônes qu'elle a données. Entre beaucoup d'autres, je copie celui-ci:
1802.
«Vous êtes trop bonne et trop généreuse, si on peut l'être trop. Vous acquittez avec une ponctualité bien aimable les dettes mêmes des jours d'opéra et de grande parure. Vous me pardonnerez un sermon de plus contre la parure, quand elle prive de l'avantage de vous voir.
«Je ne donnerai pas tous les trésors que vous m'envoyez aux mêmes personnes dont je vous parlais hier; mais je réserve cette petite caisse pour les charités les plus intéressantes. Heureux d'être l'intermédiaire de vos bonnes actions, d'y être associé avec vous, et pensant de toute mon âme qu'on ne peut jamais causer quelques instants avec vous sans trouver une nouvelle raison de vous aimer et de vous estimer davantage. Jugez ce que ce sera quand toutes nos belles espérances seront réalisées! Je vous remercie encore, Madame, pour moi et pour les pauvres. Agréez mes tendres et respectueux hommages.»
Puis, la relation devenant plus intime, Mathieu comprend la valeur de l'âme exposée à tant d'hommages et d'encens, et on le voit commencer son rôle d'ami très-tendre et un peu grondeur, d'autant plus sévère qu'il aime profondément et veut le salut éternel de ceux qu'il aime.
M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.
1803.
«Quelles charmantes choses vous savez dire et sentir! quel baume vous savez mettre sur le mal que vous faites d'un autre côté à un ami sincère! Ah! Madame, vous me voyez, vous me jugez avec les préventions du sentiment le plus aimable et le plus indulgent, qui réellement embellit et ne juge pas. Mais je voudrais vous apparaître mille fois plus encore ce que je ne suis pas, je voudrais réunir tous les droits d'un père, d'un frère, d'un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui peut vous y conduire, la seule digne de votre coeur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée! en un seul mot, pour vous faire prendre une résolution forte. Car tout est là. Faut-il vous l'avouer? j'en cherche en vain avec avidité quelques indices dans tout ce que vous faites, dans tous ces petits détails involontaires dont aucun ne m'échappe. Rien, rien qui me rassure, rien qui me satisfasse. Ah! je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait: j'obéirai. Je le prierai sans cesse; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un coeur qui l'aime véritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu pour des oeuvres et des occupations qui seraient en effet bien appropriées à la bonté de votre coeur, et qui rempliraient d'une manière douce et utile beaucoup de vos moments. Ce n'est point en plaisantant que je vous ai parlé de m'aider dans mon travail sur les soeurs de charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse, et m'y donnerait un nouvel intérêt.
«Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable; ce qui ne brise pas le coeur, ce qui ne laisse jamais aucun regret. Mais, au nom de Dieu, au nom de l'amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.»
AUTRE LETTRE.
«Soyez sûre qu'il est impossible de mesurer d'avance les infinies miséricordes de celui à qui vous voulez vous adresser sincèrement, et les changements merveilleux et tout à fait imprévus qu'il opère dans une âme régénérée par une piété vraie. Je compte les jours qui vous séparent encore de cette régénération tant désirée par vos plus vrais amis. Je compte aussi tout bonnement les jours qui se passeront sans vous voir, et j'accepte le rendez-vous de mardi.
«Permettez-moi de vous rappeler jusque-là les livres que j'ai eu le bonheur de vous prêter. Ne négligez pas d'en lire quelques pages chaque matin. Il me semble que je vous parlai aussi des Réflexions sur la miséricorde de Dieu, par Mme de La Vallière, qui auraient pour vous le double intérêt des sentiments et de l'auteur. Votre coeur touché s'adresse souvent à Dieu, vous me l'avez dit: conservez et multipliez cette excellente habitude. J'espère que nos pensées se rencontrent déjà et se rencontreront souvent dans ce chemin. Mon dernier voeu, que vous me pardonnerez, c'est que vous ayez toujours un peu d'ennui de vos soirées, et de bien des personnes qu'on appelle aimables. N'est-ce pas là un souhait bien méchant? Cependant je vous proteste que l'intention ne l'est pas.
«Je ne suis pas sans crainte sur les effets journaliers de cet entourage de futilités qui ne vaut rien pour vous et vaut bien moins que vous. Quand vous n'avez rien lu de sérieux dans votre journée, que vous avez trouvé à peine quelques moments pour réfléchir, et que vous passez le soir trois ou quatre heures dans une certaine atmosphère, contagieuse de sa nature, vous vous persuadez alors que vos idées ne sont pas arrêtées, qu'il faudrait recommencer un examen, qui doit avoir été fait une fois et être ensuite posé comme une base fixe qu'il n'est plus question d'ébranler; vous vous découragez, vous vous effrayez vous-même. Ah! je vous supplie, au nom du profond intérêt dont vous ne doutez pas, au nom de ma triste et trop personnelle expérience, de ne pas vous laisser aller à cette mauvaise disposition. Gardez-vous de reculer, vous en seriez un jour inconsolable. Cela ne suffit même pas: n'avancez pas bien vite, si vous ne vous en sentez pas la force, mais au moins quelques pas en avant. Croyez aux voeux les plus tendres et en même temps aux conseils les plus sages. J'espère que vous n'avez pas oublié la promesse d'une demi-heure par jour de lecture suivie et sérieuse. Ces deux conditions sont indispensables, et celle aussi de quelques moments de prière et de recueillement. Est-ce trop demander pour le plus grand intérêt de la vie, on pourrait dire l'unique?
AUTRE LETTRE.
1810.
«J'ai tardé, aimable amie, à répondre à votre dernière lettre. Le sentiment profond de tristesse qui y régnait m'allait trop au coeur pour que mon silence pût être de l'indifférence. Mais je sentais trop l'insuffisance de ces vaines paroles d'une lettre pour porter quelque consolation, quelque nouvelle force dans un coeur tel que le vôtre. Vous me laissez entrevoir quelques-unes des causes de votre disposition mélancolique. Vous commencez quelques aveux que je crains et désire voir achever. Car je vous préviens que je serai sévère pour ces misérables distractions qui vraiment ne méritent pas le nom de consolations, qui sont des espèces de jeux où l'on ne conçoit pas bien le sérieux ni d'un côté ni de l'autre. Mais ce que je redoute avant tout, ce que je vous supplie d'écarter par tout ce que le raisonnement a de force et le coeur d'énergie, c'est le découragement, ennemi de tout bien et de toute résolution généreuse. Le divin Maître que nous servons ne nous permet pas de désespérer quand nous avons un vrai désir de marcher sous ses étendards. Il ne nous abandonnera pas, il nous fera vaincre tous les obstacles, si nous nous adressons sans cesse à lui; ne négligez donc pas cette unique ressource.
«Je suis persuadé qu'il y en a quelque autre secondaire que vous avez négligée; votre correspondance avec un homme[3] dont toutes les lettres vous font du bien, certaines lectures du matin, certains moments de recueillement que vous aviez assez bien ordonnés, tout cela semble de petites choses, mais quand on les anime, quand on les vivifie par un sentiment intime, on ne saurait croire combien elles peuvent être puissantes. Croyez surtout, aimable amie, à un désir sincère, constant, perpétuel de votre bonheur. Mais permettez-moi à ce titre d'être inexorable pour ce qui ne vous rendra jamais heureuse.»
J'arrête ici les citations que je pourrais multiplier en prenant au hasard dans la correspondance de Mathieu de Montmorency avec Mme Récamier; j'y reviendrai plus tard, quand ces lettres me serviront à éclaircir des faits ou lorsqu'elles pourront m'aider à peindre des sentiments dont la délicatesse et la pureté ne sauraient être mieux exprimées que par ceux même qui les ont éprouvés. J'ai voulu seulement faire comprendre quelle était la nature de cette sainte amitié et quel rôle l'affection chrétienne et inaltérable de Mathieu de Montmorency a tenu dans la vie de Juliette.
J'ai dit que Mme Récamier enfant avait connu M. de La Harpe chez sa mère: les grâces de son âge et les agréments de sa figure lui valurent dès lors, de la part du spirituel critique, une bienveillance et un intérêt dont il n'était pas prodigue; mais il semble qu'il fût dans la destinée de Mme Récamier d'attirer invinciblement et de grouper autour d'elle les artistes et les hommes de lettres. Deux raisons y contribuèrent: elle avait pour les productions littéraires un goût vif, naturel et juste, et elle en recevait une impression aussi spontanée que son jugement était sain. Le plaisir vrai que lui faisaient éprouver les beautés de l'art ou de la poésie, l'admiration naïve qu'elle exprimait dans un langage délicat, étaient une sorte d'encens qu'artistes, poëtes ou littérateurs aimaient fort à respirer.
De plus, cette personne, si dépourvue de prétention et de vanité, avait pour les souffrances de l'amour-propre une pitié et une sympathie qu'on ne leur accorde guère. Nul n'a su, comme Mme Récamier, panser ces blessures qu'on n'avoue pas, calmer et endormir l'amertume des rivalités ou des haines littéraires. Il est certain, et tous ceux qui l'ont approchée l'ont plus ou moins éprouvé, que, pour toutes les peines morales, pour toutes ces douleurs de l'imagination qui prennent dans de certaines âmes une si cruelle intensité, elle était la soeur de charité par excellence. Outre tous les dons charmants que le ciel lui avait faits et qui expliquent, de reste l'attrait qu'elle inspirait, elle avait deux qualités bien rares: elle savait écouter et s'occuper des autres.
L'attachement de Mme Récamier pour M. de La Harpe était sincère et datait de l'enfance: elle admirait son talent, elle appréciait son esprit, et eut toujours pour lui les plus gracieuses attentions. Il passait de longues semaines à Clichy et venait à Paris dîner très-habituellement chez M. Récamier. Lorsqu'il rouvrit à l'Athénée ses cours interrompus, la belle Juliette assistait fidèlement à toutes ses leçons dans une place que M. de La Harpe faisait garder tout auprès de sa chaire; l'intérêt avec lequel il était écouté par cette personne si intelligente et si fort à la mode le flattait au dernier point; il était d'ailleurs bien sûr que l'espérance toujours réalisée de la voir attirerait à son cours un public d'autant plus nombreux.
Tant de jeunesse et d'attentive bonté avait inspiré à M. de La Harpe un sentiment de reconnaissance qui véritablement le transformait. Malgré la sincérité de sa conversion, il était resté irascible, facilement impertinent et toujours un peu dédaigneux. Il fut constamment doux et aimable avec Juliette. M. Récamier et les nombreux neveux qui habitaient chez lui étaient loin d'être aussi bien traités; aussi n'avaient-ils point pour M. de La Harpe, et surtout les jeunes gens, la même bienveillance que Juliette; ils se moquaient de sa gourmandise, et, le trouvant souvent dépourvu d'indulgence, croyaient peu à la bonne foi de sa dévotion. M. Sainte-Beuve a conté d'une façon charmante une aventure qu'il tenait de Mme Récamier, et qui s'était passée au château de Clichy: je lui emprunte ce joli récit de la plaisanterie, un peu risquée d'ailleurs, que quelques étourdis s'étaient permise et qui tourna toute à l'honneur de M. de La Harpe.
«C'était au château de Clichy où Mme Récamier passait l'été: La Harpe y était venu pour quelques jours. On se demandait (ce que tout le monde se demandait alors) si sa conversion était aussi sincère qu'il le faisait paraître, et on résolut de l'éprouver. C'était le temps des mystifications, et on en imagina une qui parut de bonne guerre à cette vive et légère jeunesse. On savait que La Harpe avait beaucoup aimé les dames, et ç'avait été un de ses grands faibles. Un neveu de M. Récamier, neveu des plus jeunes et apparemment des plus jolis, dut s'habiller en femme, en belle dame, et, dans cet accoutrement, il alla s'installer chez M. de La Harpe, c'est-à-dire dans sa chambre à coucher même. Toute une histoire avait été préparée pour motiver une intrusion aussi imprévue. On arrivait de Paris, on avait un service pressant à demander, on n'avait pu se décider à attendre au lendemain. Bref M. de La Harpe, le soir, se retire du salon et monte dans son appartement. De curieux et mystérieux auditeurs étaient déjà à l'affût derrière les paravents pour jouir de la scène. Mais quel fut l'étonnement, le regret, un peu le remords de cette folâtre jeunesse, y compris la soi-disant dame, assise au coin de la cheminée[4], de voir M. de La Harpe, en entrant, ne regarder à rien et se mettre simplement à genoux pour faire sa prière, une prière qui se prolongea longtemps!
«Lorsqu'il se releva, et qu'approchant du lit, il avisa la dame, il recula de surprise: mais celle-ci essaya en vain de balbutier quelques mots de son rôle; M. de La Harpe y coupa court, lui représentant que ce n'était ni le lieu ni l'heure de l'entendre, et il la remit au lendemain en la reconduisant poliment. Le lendemain, il ne parla de cette visite à personne dans le château, et personne aussi ne lui en parla.»
L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de mariages: il y avait la main malheureuse, mais cela ne le guérissait point de son humeur mariante. Il connaissait de vieille date une Mme de Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants: un fils et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était difficile à établir attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier eut l'idée de la faire épouser à M. de La Harpe. Ce malencontreux mariage se fit, malgré la répugnance que ressentait à l'accepter une fille jeune, qu'un nom célèbre ne pouvait consoler de lier son sort à un homme d'un âge si différent du sien. Mais la mère cacha avec soin cette disposition à M. de La Harpe, et entraîna sa fille. Cette union, conclue le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.
Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue déclarait que sa répugnance était invincible et demandait le divorce. Le pauvre M. de La Harpe, vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se conduisit en galant homme et en chrétien: il ne pouvait se prêter au divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir, et il pardonna à la jeune fille l'éclat et le scandale de cette rupture. J'ai toujours entendu dire à Mme Récamier que les procédés, le langage, les sentiments qu'il fit entendre et voir dans cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et de sincère humilité. Cependant, et comme pour rendre l'aventure plus dure, la demande en divorce de Mlle de Longuerue coïncidait avec la mesure qui frappa M. de La Harpe, ainsi que les plus honorables gens de lettres, le 18 fructidor (4 septembre) de la même année. Il trouva un asile à Corbeil où Juliette l'alla voir une fois.
J'insère ici les quelques lettres de M. de La Harpe à Mme Récamier que j'ai trouvées dans ses papiers.
M. DE LA HARPE À MADAME RÉCAMIER.
«De ma retraite de Corbeil le samedi 28 septembre 1797.
«Quoi! Madame, vous portez la bonté jusqu'à vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi! c'est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens patriarches, à qui je ressemble si peu, «qu'un ange est venu dans ma demeure.» Je sais bien que vous aimez à faire des oeuvres de miséricorde, mais, par le temps qui court, tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons: entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'éclat vous suit partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence défend de confier le secret de ma retraite, qui n'est pas à moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec Mme de Clermont qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très-aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l'une et l'autre. Si j'étais encore susceptible des vanités de ce monde, je serais tout glorieux de recevoir une semblable marque de bonté de celle que tant d'hommages environnent. Mais sans doute vous ne trouverez pas mauvais que mon coeur ne soit sensible qu'aux bontés du vôtre. Quoique vos avantages soient rares, vous en avez un qui l'est plus, c'est de les apprécier et de savoir dans votre jeunesse, ce que je n'ai jamais su que bien tard, qu'il ne faut se fier à rien de ce qui passe.
«Je fais dans ce moment-ci beaucoup de vers; en les faisant, je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette, dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le morceau d'Adonis que vous aimez, mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers.
«Adieu, Madame, agréez l'hommage le plus sincère et le plus respectueux de l'attachement que je vous dois à tant de titres, et que je vous ai voué pour la vie.»
LE MÊME[5].
19 mai 1798.
«Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous savez mieux que personne combien dans cette malheureuse affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite n'ait pas été prudente.
«Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé. J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et comme je lui pardonne de tout mon coeur! Plus on a eu de torts envers moi et moins je veux me permettre les reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés par les intérêts humains ne me paraissent pas faits pour réussir, quoiqu'il me soit permis, ce me semble, de le désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une personne que sa jeunesse expose plus que toute autre et qui doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit devant Dieu.
«Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit même en lui communiquant cette lettre, que la sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et que si je n'y réponds pas directement, c'est par égard pour elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers, mais que je ne crois pas qu'aucune autorité ecclésiastique l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les conséquences, à une union que son coeur n'approuvait pas; que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle de l'avoir engagée à n'écouter que des vues d'intérêt qui n'étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt rendues illusoires pour notre punition commune et légitime; mais, qu'en fait de sacrements, les lois de l'Église n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'intérêt; que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité avec moi, librement et publiquement, pendant trois semaines comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de répugnance à remplir le voeu du mariage: moyen que tant de raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage; qu'au reste, je ne mettrai pas plus d'opposition aux démarches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant l'Église, que je n'en ai mis au divorce devant les juges civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi de Dieu; que si j'étais dans le cas d'être appelé, ce que je ne crois pas, je dirais la vérité et rien que la vérité, comme je la dois dans tous les cas.
«Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je désire
qu'elle en soit satisfaite.
«J'ai oublié, tant vous m'aviez préoccupé, de vous remercier du
charmant présent que vous avez bien voulu me faire.
«Vous savez que j'en attends un autre dont je fais bien plus de cas encore, et que ma tendre admiration pour vous me rendra toujours bien cher.
«L. H.»
LE MÊME.
«Il y a bien longtemps, Madame, que n'ai eu le plaisir de causer avez vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l'être, que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches.
«Mes devoirs ne me permettaient pas de répondre à toutes vos bontés, comme il m'eût été trop doux d'y répondre. Vous avez lu dans mon âme; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu'elle ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence.
«Mais à présent, Madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir, à qui pouvais-je confier mieux qu'à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois prochaines? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y être encore quelque chose!
«Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors, plus de conditions, plus d'obstacles, vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l'espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai: voilà celle qui, dans l'âge des illusions et avec tous les avantages brillants qui peuvent les causer, a connu toute la noblesse et toute la délicatesse de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages s'est souvenu d'un proscrit. Je dirai: voilà celle dont j'ai vu croître la jeunesse et les grâces au milieu de la corruption générale qui n'a jamais pu les atteindre, celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne, et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire.
«Telles sont, Madame, les pensées qui m'occupent souvent, puisque je pense souvent à vous, et que réveille en moi cette heureuse révolution que j'attends depuis longtemps de la bonté divine, et que tout paraît enfin annoncer. Il se peut que bien des gens n'aient pas cette même confiance en celui qui conduit tout. Aussi, n'est-ce qu'à votre coeur que je me plais à ouvrir ainsi le mien, et la connaissance que j'ai de vos sentiments m'y autorise assez. Vous-même avez bien voulu me prescrire de ne pas vous laisser ignorer ce qui pourrait intéresser ma destinée, et comme elle est liée à la chose publique, je n'ai pu vous en rendre un compte plus fidèle, en vous donnant une nouvelle preuve de l'attachement aussi sincère que respectueux que je vous ai voué pour toujours.
«L. H.»
DU MÊME.
«Si vous souffrez, belle et charmante Juliette, c'est le seul tort que vous puissiez avoir; mais vous vous trompez sur notre séance de Zaïre[6] qui est pour demain. Je ne renonce pas encore à vous y voir. Il ne me semble pas naturel que vous souffriez deux jours de suite, c'est déjà trop d'un.
«Je suis à vos ordres jeudi, et tous les jours; vous le savez bien et n'en usez guère, tant vous êtes loin d'abuser. Il n'est pas très-méritoire d'aller jusqu'à Clichy pour vous voir, mais autrefois j'aurais trouvé un peu dangereux de vous voir n'importe où. Adieu, Madame, ne souffrez plus, je vous en conjure, et venez demain: vous serez parfaite. Ne devez-vous pas l'être? Je vous aime comme on aime un ange, et j'espère qu'il n'y a pas de danger.
«L. H.»
DU MÊME.
Samedi.
«Je suis à vos ordres, Madame, pour la semaine prochaine, c'est-à-dire mardi matin, parce que j'ai lundi un engagement que je ne saurais rompre. Je vous appartiens jusqu'à samedi au soir, c'est-à-dire que d'autres devoirs me rappelleront, car vous savez d'ailleurs que j'appartiens de coeur à la charmante Juliette, en tous temps et en tous lieux. On m'a dit que vous aviez donné une très-jolie fête à Clichy. Vous en étiez sûrement le plus bel ornement.
«Agréez l'hommage bien sincère de la plus tendre amitié.
«L. H.»
DU MÊME.
«Que faites-vous donc à Clichy, Madame, par le temps qu'il fait? Il me semble que Paris vaut mieux, surtout pour vous. Au reste, tout vous est égal, parce que tout le monde va vous chercher. Quant à moi, vous savez que je suis forcément sédentaire, mais vous savez aussi que vous avez le pouvoir de m'appeler à vous quand vous voulez, comme les enchanteresses évoquent les ombres.
«L. H.»
M. Bernard avait été nommé administrateur des postes en 1800. Il remplissait ces fonctions en 1802, lorsqu'une circonstance grave et compromettante le fit destituer. Ayant le bonheur de retrouver, parmi les rares fragments de Mémoires de Mme Récamier qui me restent, le récit de cet événement, je la laisse parler et copie fidèlement.
«Mes relations avec Bernadotte se rattachent à une circonstance trop importante et trop douloureuse de ma vie, pour être jamais oubliée. Le service qu'il me rendit à cette époque est à jamais gravé dans ma mémoire.
«Au mois d'août 1802, mon père occupait la place d'administrateur des postes. À cette époque une correspondance royaliste très-active inquiétait le gouvernement; divers pamphlets ou brochures écrits dans le même esprit circulaient dans le Midi, sans qu'on pût découvrir par quelle voie ils pouvaient y pénétrer. On fut longtemps à soupçonner que c'était par l'entremise d'un fonctionnaire public, du chef même de l'administration, car c'était en effet sous le couvert de mon père que passaient tous ces écrits clandestins. Il n'avait mis, du reste, aucun des siens dans sa confidence et nous étions, ma mère et moi, dans la plus parfaite sécurité[7].
«Un jour Mme Bacciocchi, soeur du premier consul, désirant connaître M. de La Harpe, me demanda de lui donner à dîner avec lui. J'y consentis, bien que le degré de notre intimité n'autorisât nullement le sans façon de cette demande; mais les personnes de la famille du premier consul commençaient dès lors à prendre des allures princières et semblaient croire déjà qu'elles honoraient ceux qui les recevaient chez eux. Il n'y avait de femmes à ce dîner, que Mme Bacciocchi, Mme de Staël et ma mère, et en hommes, M. de La Harpe, MM. de Narbonne et Mathieu de Montmorency. Le dîner fut agréable, comme on peut le présumer de la présence de M. de La Harpe, de Mme de Staël et du goût que Mme Bacciocchi affectait alors pour les lettres. Au moment où nous allions sortir de table pour passer dans le salon, on remit à ma mère un billet: inquiète de ce qu'il pouvait contenir, elle y jeta les yeux à la dérobée, et laissant échapper une douloureuse exclamation, elle perdit connaissance.
«Je cours à elle, les secours qui lui sont prodigués la ranimant, je l'interroge avec anxiété; elle me tend le billet qu'elle venait de recevoir: il contenait la nouvelle de l'arrestation de mon père qui venait d'être conduit dans la prison du Temple. Ce fut un coup de foudre pour tout ce qui était présent. Anéantie par ce cruel événement dont je n'osais envisager les conséquences, je sentis cependant la nécessité de surmonter ma douleur, et, rassemblant toutes mes forces, je m'avançai vers Mme Bacciocchi, dont le maintien exprimait plus de malaise que d'attendrissement.—Madame, lui dis-je d'une voix entrecoupée par l'émotion, la Providence qui vous rend témoin du malheur qui nous frappe, veut sans doute faire de vous mon sauveur. Il faut que je voie le premier consul aujourd'hui même; il le faut absolument, et je compte sur vous, Madame, pour obtenir cette entrevue.—Mais, dit Mme Bacciocchi avec embarras, il me semble que vous feriez bien d'aller d'abord trouver Fouché pour savoir au juste l'état des choses. Alors, s'il est nécessaire que vous voyiez mon frère, vous viendrez me le dire, et nous verrons ce qu'il sera possible de faire.—Où pourrai-je vous retrouver, Madame? repris-je sans me laisser décourager par la froideur de ces paroles.—Au Théâtre-Français, dans ma loge où je vais rejoindre ma soeur qui m'attend.»
«Un pareil rendez-vous, dans un pareil moment, me fit tressaillir: toutefois ce n'était pas le temps de manifester mes sentiments. Je demandai ma voiture et je courus chez Fouché. Il me reçut en homme qui savait bien ce qui m'amenait chez lui. Il m'écouta en silence et répondit laconiquement à mes questions.—«L'affaire de monsieur votre père est grave, très-grave, mais je n'y puis rien: voyez le premier consul ce soir même; obtenez que la mise en accusation n'ait pas lieu, demain il ne sera plus temps; c'est tout ce que j'ai à vous dire.» Je le quittai dans un état d'angoisse impossible à rendre. Mon seul espoir était alors Mme Bacciocchi: je me décidai, quoi qu'il m'en coûtât, à l'aller chercher au rendez-vous qu'elle m'avait indiqué. En arrivant au Théâtre-Français, je pouvais à peine me soutenir. Le bruit, la foule, les lumières me causaient une sensation étrange et douloureuse. Je m'enveloppai de mon châle et me fis conduire à la loge de Mme Bacciocchi, qu'on m'ouvrit pendant un entr'acte.
«Elle y était avec Mme Leclerc; en me reconnaissant, elle ne put réprimer l'expression d'une vive contrariété, mais j'étais soutenue par un sentiment trop fort pour en tenir aucun compte.—«Je viens, Madame, lui dis-je, réclamer l'exécution de votre promesse. Il faut que je parle ce soir même au premier consul, ou mon père est perdu.—Eh bien, me dit Mme Bacciocchi froidement, laissez achever la tragédie; dès qu'elle sera finie, je suis à vous.»
«Il fallait bien me résigner à attendre; je m'assis, ou plutôt je me laissai tomber dans le coin le plus reculé de la loge. Heureusement pour moi, c'était une loge d'avant-scène, très-profonde et assez obscure, où je pouvais du moins me livrer sans contrainte à toutes mes désolantes pensées. Je remarquai alors, pour la première fois, dans le coin opposé au mien, un homme dont les grands yeux noirs attachés sur moi exprimaient un si ardent et si profond intérêt que je m'en sentis touchée. Après avoir essuyé tant de froideur, j'éprouvais quelque soulagement à rencontrer un peu de bienveillance et de compassion. En ce moment Mme Leclerc, se tournant tout à coup de mon côté, me demanda si j'avais déjà vu Lafont dans le rôle d'Achille. Et sans attendre ma réponse:—«Il y est bien beau, ajouta-t-elle; mais aujourd'hui il a un casque qui le coiffe horriblement.» À cette question oiseuse qui montrait tant d'indifférence pour la situation où j'étais, à ces paroles à la fois cruelles et frivoles, l'inconnu laissa échapper un mouvement d'impatience, et décidé sans doute à abréger mon supplice, il se pencha vers Mme Bacciocchi.—«Madame Récamier paraît souffrante, lui dit-il à demi-voix; si elle voulait m'en accorder la permission, je la reconduirais chez elle et je me chargerais de parler au premier consul.—Oui sans doute, répondit avec empressement Mme Bacciocchi, enchantée d'être déchargée de cette corvée. Rien ne peut être plus heureux pour vous, ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Confiez-vous au général Bernadotte, personne n'est plus en situation de vous servir.»
«J'étais si pressée de sortir de cette loge, d'échapper au poids d'un service qu'on me faisait si chèrement acheter, que je me hâtai d'accepter les offres du général Bernadotte; je pris son bras et je sortis avec lui. Il me conduisit à ma voiture où il se plaça près de moi, après avoir donné ordre à la sienne de le suivre. Pendant tout le chemin, il s'efforça de me rassurer sur le sort de mon père, et me répéta tant de fois qu'il était sûr d'obtenir de Bonaparte que le procès ne fût point entamé, que j'arrivai chez moi un peu consolée. Il me quitta pour se rendre aux Tuileries, promettant de me rapporter le soir même une réponse quelle qu'elle fût.
«L'arrestation de mon père était la nouvelle du jour; l'intérêt, la curiosité, la malignité même avaient attiré chez moi ce soir-là une foule immense, tout Paris était dans mon salon. Je ne me sentis pas le courage d'y paraître, et je me retirai dans ma chambre pour y attendre Bernadotte: je comptai les minutes jusqu'à son retour. Il arriva enfin heureux et triomphant; à force d'instances, il avait obtenu du premier consul que mon père ne serait pas mis en accusation, et il espérait, disait-il, que sa liberté ne se ferait pas longtemps attendre. Je manquais de paroles pour le remercier.
«Cependant, toute rassurée que j'étais sur l'issue de l'événement, cette nuit ne fut par pour moi une nuit de repos; je la passai tout entière à chercher les moyens d'arriver jusqu'à mon père et de le tranquilliser sur sa propre situation. La chose n'était pas facile: il était au secret, je le savais, mais j'étais résolue à tout tenter pour le voir. J'avais eu à plusieurs reprises des permissions pour visiter, au Temple où on l'avait enfermé, des prisonniers qui m'intéressaient, et j'avais conservé quelques intelligences dans la prison. Je m'y rendis donc le lendemain de grand matin, sous prétexte d'une de ces visites habituelles, et je trouvai moyen de décider un gardien, nommé Coulommier, qui m'était dévoué, à me procurer un moment d'entretien avec mon père, quoiqu'il fût au secret. Il me conduisit avec les plus grandes précautions à sa cellule où il me laissa.
«À peine avions-nous eu le temps, mon père de m'exprimer sa joie et sa surprise de me voir, moi de lui dire en peu de mots ce que j'avais fait, que Coulommier accourut tout pâle et hors de lui. Sans proférer un seul mot, il me saisit par le bras, ouvre une porte, me jette dans une sorte de cachot, m'y enferme et me laisse dans la plus profonde obscurité. Tout ceci s'était passé si rapidement que je n'avais pas eu le temps de me reconnaître. Je m'appuyai machinalement contre la porte de ma prison, j'entendis un bruit de pas et de voix confuses, puis il s'apaisa. On parut parlementer quelque temps; le ton solennel de paroles entrecoupées de silence m'apprit qu'il se passait quelque chose d'officiel, mais je ne pouvais distinguer ce qui se disait. Bientôt le bruit des pas recommença, les portes s'ouvrirent et se fermèrent, puis tout rentra dans le silence. Je crus alors qu'on allait venir me délivrer, mais j'attendis en vain, je n'entendis rien que les battements précipités de mon coeur. La peur commença à s'emparer de moi; sans moyen de mesurer le temps qui s'écoulait, les minutes me semblaient des siècles. Mes pensées se succédaient avec une effrayante rapidité. Avait-on changé mon père de prison? lui avait-on donné un autre gardien? Coulommier était-il soupçonné à cause de moi, et n'osait-il me faire sortir? combien de temps durerait ma captivité? À cette question, un frisson glacial me saisit. À travers mes inquiétudes personnelles m'apparaissaient toutes les souffrances dont ces sombres murs avaient été témoins. Ici la famille royale avait passé les derniers jours de son épreuve terrestre. Je croyais voir ces nobles ombres errer autour de moi. Peu à peu je cessai de penser et je tombai dans une sorte d'abattement stupide. Je me sentais prête à perdre connaissance quand un bruit de clefs et de serrures me rendit subitement mes forces. En effet, c'était bien la porte de la prison qu'on ouvrait, et bientôt après la mienne. Je m'élançai au grand jour avec un transport de joie.—«J'ai eu une belle peur! me dit Coulommier: suivez-moi bien vite et ne me demandez plus rien de pareil.» J'appris alors qu'on était venu chercher mon père pour le conduire à la préfecture de police où il devait subir un interrogatoire, et que mon séjour dans ce petit réduit noir avait duré plus de deux heures.
«Bernadotte cependant n'abandonna point la tâche qu'il avait entreprise. Un matin il arriva chez moi, tenant à la main l'ordre de mise en liberté de mon père, qu'il me remit avec cette grâce chevaleresque qui le distinguait. Il me demanda, comme seule récompense, la faveur de m'accompagner au Temple pour délivrer le prisonnier. Ce fut un beau jour. Mon père fut destitué; je devais m'y attendre, le gouvernement était dans son droit.
«L'empereur à Sainte-Hélène s'est souvenu de cette circonstance. Selon lui, à peine premier consul, il se trouva aux prises avec la célèbre Mme Récamier; son père était administrateur des postes. Napoléon, en entrant au gouvernement, avait été obligé de signer de confiance une foule de listes; mais il eut bientôt établi une grande surveillance dans toutes les parties. Il trouva qu'une correspondance avec les chouans se faisait sous le couvert de M. Bernard, père de Mme Récamier. Celui-ci fut aussitôt destitué, et courait risque d'être jugé et mis à mort. Sa fille accourut auprès du premier consul, et, sur ses sollicitations, le premier consul voulut bien faire grâce du procès, mais il fut inébranlable sur le reste. Mme Récamier, habituée à tout obtenir, ne prétendait rien moins qu'à la réintégration de son père. Telles étaient les moeurs du temps: cette sévérité de la part du premier consul fit jeter les hauts cris, on n'y était pas accoutumé; Mme Récamier et ses partisans qui étaient fort nombreux, ne lui pardonnèrent jamais.»
(Mémorial de Sainte-Hélène, t. I, p. 355, éd. de 1842.)
«Je ne jetai point les hauts cris, comme le dit le Mémorial. Je n'accourus point auprès du premier consul et ne lui adressai aucune sollicitation, puisque Bernadotte se chargea seul de toutes les démarches. Je regardai la destitution de mon père comme un malheur inévitable, et ne m'en plaignis point.»
Ici, j'interromps la citation pour intercaler une lettre que je trouve dans les papiers de Mme Récamier, et qui confirme son récit:
13 ventôse.
«J'ai attendu, dans la matinée, le Mémoire que Mme Récamier devait me faire passer; le ministre de la police exige cette pièce; elle doit déterminer l'élargissement de M. Bernard. Les esprits paraissent avantageusement disposés, le moment est favorable, ne pas le saisir est une faute. Mme Récamier sentira qu'il n'y a point de temps à perdre.
«Si M. Récamier, dans la conversation qu'il a dû avoir avec le général Bonaparte, a obtenu la sortie de son beau-père, toute démarche devient superflue, et alors je prie Mme Récamier de me faire prévenir. La part bien sincère que je prends à tout ce qui l'intéresse l'assure de l'effet que produira sur moi cette bonne nouvelle. Si, au contraire, les choses sont toujours au même point, il est convenable d'agir de suite.
«Des affaires inattendues m'obligeant d'aller demain à la campagne, je serai charmé d'être instruit, ce soir avant sept heures, de l'état de l'affaire. Cet éclaircissement m'est nécessaire, il réglera mes instances auprès du ministre, même du général s'il est besoin.
«Le désir qu'inspire Mme Récamier de lui être agréable, l'assure qu'elle peut disposer de moi et que je suis plus à elle qu'à
«Bernadotte.»
M. Récamier n'avait pas vu le général Bonaparte, et le succès fut uniquement dû aux actives démarches de Bernadotte.
Mme Récamier continue ainsi:
«L'année suivante (1803), Mme de Staël fut exilée par le premier consul; je la reçus à Saint-Brice[8]. Je fus témoin de son désespoir. Elle écrivit à Bonaparte: «Quelle cruelle illustration vous me donnez! j'aurai une ligne dans votre histoire.» J'avais pour Mme de Staël une admiration passionnée. L'acte arbitraire et cruel qui nous séparait me montra le despotisme sous son aspect le plus odieux. L'homme qui bannissait une femme et une telle femme, qui lui causait des sentiments si douloureux, ne pouvait être dans ma pensée qu'un despote impitoyable; dès lors mes voeux furent contre lui, contre son avènement à l'empire, contre l'établissement d'un pouvoir sans limite.
«Bernadotte, que je voyais toujours beaucoup, me maintenait dans ces sentiments. Il me confiait ses craintes, ses espérances: il était temps, disait-il, de mettre un frein à l'ambition de Bonaparte, qui, non content de s'emparer du pouvoir, voulait le rendre héréditaire dans sa famille.
«Son projet, à lui Bernadotte, eût été une députation imposante par le nombre et par les noms, qui eût fait entendre à Bonaparte que la liberté avait coûté assez cher à la France pour qu'elle dût la garder, sans faire servir tant de sacrifices à l'élévation d'un seul. Je ne voyais rien là que de juste et de généreux; il me communiqua une liste des généraux républicains sur lesquels il croyait pouvoir compter; mais le nom de Moreau manquait à cette liste, et c'était le seul qu'on pût opposer à celui de Bonaparte. J'étais liée avec Moreau, les deux généraux se virent secrètement chez moi; ils eurent ensemble de longs entretiens en ma présence; mais il fut impossible de décider Moreau à prendre aucune initiative. Il partit pour sa terre de Grosbois; Bernadotte alla l'y voir et il en revint presque découragé. L'hiver de 1803 à 1804 fut très brillant par l'affluence des étrangers à Paris; je les recevais tous. Mme Moreau donna un bal: toute l'Europe y était, excepté la France officielle; il n'y avait de Français que l'opposition républicaine. Mme Moreau, jeune et charmante, fit avec une grâce parfaite les honneurs du bal. Malgré la foule qui s'y pressait, les salons me paraissaient vides; l'absence de tout ce qui tenait au gouvernement me frappa. Cette absence, qui plaçait Moreau dans une sorte d'isolement menaçant, me fit l'effet d'un triste présage. Je remarquai combien Bernadotte et ses amis paraissaient préoccupés, et combien Moreau lui-même avait l'air étranger à la fête.
«Mon esprit était bien loin du bal: je me reposais souvent; pendant une contredanse que je n'avais pas voulu danser, Bernadotte m'offrit son bras pour aller chercher un peu d'air; c'étaient ses pensées qui voulaient de l'espace. Nous parvînmes dans un petit salon. Le bruit seul de la musique nous y suivit et nous rappelait où nous étions: je lui confiai mes craintes. Il n'avait pas encore désespéré de Moreau, dont il trouvait la position si heureuse pour déterminer et modérer un mouvement; mais il était irrité de la pensée que tant d'avantages pouvaient être perdus.—«À sa place, disait-il, je voudrais être ce soir aux Tuileries pour dicter à Bonaparte les conditions auxquelles il peut gouverner. Moreau vint à passer. Bernadotte l'appela et lui répéta toutes les raisons, tous les arguments dont il s'était jamais servi pour l'entraîner:—«Avec un nom populaire, vous êtes le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple; voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons, guidés par vous: déterminez-vous enfin.»
«Moreau répéta ce qu'il avait dit souvent, «qu'il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait la guerre civile.» Il se tenait prêt; ses amis pouvaient agir; et, quand le moment serait venu, il serait à leur disposition; on pouvait compter sur lui au premier mouvement qui aurait lieu; mais pour l'instant, il ne croyait pas nécessaire de le provoquer. Il se défendit même de l'importance qu'on voulait lui attribuer. La conversation se prolongeait et s'échauffait; Bernadotte s'emporta et dit au général Moreau:—«Ah! vous n'osez pas prendre la cause de la liberté! et Bonaparte, dites-vous, n'oserait l'attaquer! Eh bien! Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous serez enveloppé dans sa ruine sans avoir combattu.»
«J'étais toute tremblante. Mais on nous cherchait. Des groupes entrèrent, et l'on nous ramena dans le salon du bal. J'ai gardé de cet entretien un vif souvenir, et, plus tard, lorsque Moreau se trouva impliqué, avec tant d'autres, dans le procès de Georges Cadoudal et de Pichegru, je demeurai persuadée qu'il était aussi innocent de tout complot avec eux qu'avec Bernadotte.»
Pour ne point interrompre le récit de Mme Récamier, j'ai laissé en arrière diverses circonstances que je ne crois pas inutile de rappeler et qui se placent avant ou vers l'époque de l'arrestation de M. Bernard.
Le premier bal masqué donné après la Révolution avait eu lieu à l'Opéra le 25 février 1800. Ces bals, auxquels les femmes comme il faut ne vont plus, furent pendant quelques années la passion de la bonne compagnie. On n'y dansait point, au moins le beau monde; les femmes y allaient en dominos et masquées, les hommes en frac et sans masques. Le plaisir pour les femmes était d'intriguer à la faveur du masque les hommes de leur connaissance, qui à leur tour devaient deviner, à certains accents qui trahissaient la voix naturelle, à la conversation, à la taille, aux yeux dont le masque augmentait l'éclat, au plus ou moins d'élégance des pieds et des mains, à quelle personne ils avaient affaire. La génération qui nous a précédés trouvait un vif plaisir dans ce genre de réunions. Mme Récamier, si timide à visage découvert, prenait sous le masque un aplomb imperturbable, et l'agrément de son esprit s'y déployait en liberté. Mme de Staël, au contraire, y perdait beaucoup de l'entraînement et de l'éloquence qui faisaient de sa conversation quelque chose d'incomparable. Il est d'usage aux bals masqués de tutoyer les masques et que les masques vous tutoient: Mme Récamier ne s'y soumit jamais; il était donc par là assez facile de la reconnaître, de plus elle ne contrefaisait jamais sa voix.
C'était ordinairement sous la conduite et la protection de son beau-frère, M. Laurent Récamier, que Juliette se rendait aux bals de l'Opéra; plus âgé que son frère de neuf années, M. Laurent éprouvait pour sa jeune belle-soeur la tendresse, et on pourrait dire la faiblesse d'un père. Les bals de l'Opéra n'avaient à lui offrir aucun plaisir qui le dédommageât de la fatigue d'une nuit d'insomnie; mais il n'eût point trouvé convenable qu'une aussi jeune personne allât à ces réunions sans y être accompagnée par un guide que l'âge et la parenté rendaient respectable, et il se dévouait à l'amusement de celle qu'il traitait en enfant gâté.
Elle eut aux bals de l'Opéra plusieurs piquantes aventures, entre autres avec le prince de Wurtemberg: il était reçu chez elle et l'avait reconnue; enhardi par le masque qu'elle portait et qui lui permettait de sembler ignorer quelle était la femme qui lui avait demandé son bras, il lui prit la main et osa s'emparer d'une bague. Le pauvre prince s'attira, à ce qu'il semble, une sévère leçon, et je trouve dans les papiers de Mme Récamier un petit billet dans lequel il implore le pardon de sa témérité. Il est caractéristique pour la femme à laquelle nul n'osa jamais manquer de respect.
DU PRINCE, DEPUIS ROI DE WURTEMBERG, À Mme RÉCAMIER.
«C'est à la plus belle, à la plus aimable, mais toujours à la plus fière des femmes que j'adresse ces lignes, en lui renvoyant une bague qu'elle a bien voulu me confier au dernier bal masqué. Si mon étourderie était inconcevable, j'aime à l'avouer, ma punition hier a été bien sévère, et j'assure que cette leçon me corrigera pour toute ma vie.»
Une autre intrigue de bal masqué dura tout un hiver avec M. de Metternich: c'était sous l'Empire et avant 1810. Napoléon voyait avec un extrême dépit les hommes les plus considérables parmi ses ministres et ses lieutenants aller assidûment chez Mme Récamier; il s'en plaignit quelquefois, et un jour que le hasard avait réuni dans le même moment chez elle trois ministres en exercice, l'empereur le sut et leur demanda depuis quand le conseil se tenait chez Mme Récamier. Il n'avait pas moins d'impatience à y voir aller les étrangers et les membres du corps diplomatique, et cependant il n'en était aucun qui ne sollicitât d'être présenté chez elle. M. de Metternich, alors premier secrétaire de l'ambassade d'Autriche, eut plus de scrupules; les relations de son gouvernement avec Napoléon étaient si délicates, qu'il craignit d'ajouter un petit grief personnel aux grandes difficultés: il fit donc exprimer à Mme Récamier le regret qu'il éprouvait et les motifs qui le forçaient à s'abstenir de fréquenter sa maison. Comme il était fort aimable et en avait la réputation, elle eut la curiosité de le connaître, et pendant toute une saison le rencontra au bal de l'Opéra. À la fin de l'hiver, et lorsque le carême eut fait cesser les bals masqués, M. de Metternich ne voulut point renoncer à une société dont il avait apprécié le charme. Il alla alors chez Mme Récamier, mais le matin seulement et à des heures où il y rencontrait peu de monde, afin de ne pas effaroucher les susceptibilités de la police impériale.
Le grand-duc héréditaire de Mecklembourg-Strelitz, frère de la reine de Prusse, vint à Paris dans l'hiver de 1807 à 1808. Ce fut aussi à un bal de l'Opéra qu'il rencontra pour la première fois Mme Récamier qu'il avait une vive curiosité de connaître: après avoir causé avec elle toute une soirée, il lut demanda la permission de la voir chez elle; mais avertie de la défaveur que valait la fréquentation de son salon aux étrangers, princes souverains ou autres, venus à Paris pour faire leur cour au vainqueur de l'Europe, elle lui répondit que profondément honorée du désir qu'il voulait bien lui exprimer, elle croyait devoir s'y refuser, et elle lui donna les motifs de ce refus; il insista et écrivit pour obtenir la faveur d'être admis. Touchée et flattée de cette insistance, Mme Récamier lui indiqua un rendez-vous un soir où sa porte n'était ouverte qu'à ses plus intimes amis. Le prince arrive à l'heure indiquée, laisse sa voiture dans la rue à quelque distance de la maison, et voyant la porte de l'avenue ouverte, s'y glisse sans rien dire au concierge et avec l'espérance de n'en être pas aperçu. Mais le portier avait vu un homme s'introduire dans l'avenue et marcher rapidement vers la maison: «Hé! Monsieur, lui crie-t-il, Monsieur, où allez-vous? qui demandez-vous? que cherchez-vous?» Le grand-duc, au lieu de répondre, hâte sa course et entend les pas du portier qui le poursuit se rapprocher de lui; il se met à courir et confirme ainsi le concierge dans la pensée qu'il a affaire à un malfaiteur. Le prince et le vigilant gardien arrivent en même temps dans l'antichambre qui précédait le salon au rez-de-chaussée habité par Mme Récamier; elle entend un bruit de voix et des menaces, elle veut savoir la cause de ce trouble et trouve le grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop fidèle aux mains duquel il se débattait. Elle renvoya le portier à sa loge, et reçut le prince avec beaucoup de reconnaissance et de gaieté.
Au bout de quelques instants, la température étant douce et le clair de lune superbe, elle lui proposa de faire quelques pas dans le jardin devant les fenêtres ouvertes du salon; comme ils causaient la de la situation de l'Europe, de l'état de l'Allemagne, de la position particulière du prince et de sa soeur la belle reine de Prusse, on introduisit quelqu'un dans le salon, et à travers les fenêtres éclairées parut la silhouette d'une figure d'homme. Mme Récamier, ne sachant qui ce pouvait être, laissa le grand-duc dans le jardin, et s'avança dans le salon pour recevoir et congédier ce visiteur inattendu: c'était Mathieu de Montmorency. «Est-ce que vous êtes seule, Madame? dit-il à sa belle amie, et ses regards restaient fixés sur le chapeau du prince oublié sur la table.—Mais oui,» répondit-elle: puis éclatant de rire, elle lui conta l'aventure du grand-duc et la frayeur qu'elle avait eue, en voyant arriver une visite, que la maladresse de ses gens n'eut laissé pénétrer quelqu'un dont l'indiscrétion ne trahît la visite du prince. M. de Montmorency alla chercher le grand-duc de Mecklembourg, et la soirée s'acheva très-agréablement et très-paisiblement.
Le prince revit plusieurs fois ainsi Mme Récamier incognito, et lui écrivit souvent. Voici un des billets par lesquels il lui demandait de lui assigner un jour et une heure.
LE PRINCE DE MECKLEMBOURG-STRELITZ À Mme RÉCAMIER.
«Oserai-je? serez-vous assez bonne, assez généreuse? oserai-je encore venir demain à la même heure que la dernière fois? C'est en tremblant que je prononce ce voeu, mais si vous saviez combien il est vivement senti, si vous saviez combien même il m'en a coûté d'attendre jusqu'à ce moment! peut-être qu'au lieu de me trouver excusable, vous diriez que je suis justifié.
«Je suis venu dans cette ville la mort dans le coeur. Je n'y ai fait que les plus douloureuses expériences: voulez-vous que j'emporte encore la douleur la plus forte de toutes, d'avoir vu un ange sans avoir osé l'approcher! Daignez croire du moins que je ne mériterais point une destinée aussi dure; que peut-être même, pardonnez-moi cette fierté apparente, personne ne fut plus digne de vous apprécier, de se dévouer à vous avec tous les sentiments que vous méritez et que vous inspirerez toujours, hélas! à toute âme noble et sensible. Je vous le répète, c'est en tremblant que j'écris, mais non sans un rayon d'espoir.
«G.»
Les sentiments que Mme Récamier avait une fois inspirés n'étaient point passagers. En 1843, elle recevait du grand-duc de Mecklembourg-Strelitz la lettre suivante; cette lettre prouvera que, loin d'exagérer, j'ai plutôt adouci la vérité, quand j'ai dit quel ombrage causait au monarque tout-puissant et victorieux l'opposition des salons et particulièrement celle du salon de Mme Récamier.
«Strelitz, ce 1er décembre 1843.
«Madame,
«Si j'ai jamais éprouvé le sentiment de la timidité, c'est bien aujourd'hui où j'ai résolu non-seulement de vous écrire, mais encore de vous adresser une prière, oui, une grande et bien instante prière! Quand je pense au nombre d'années qui se sont écoulées sans que j'aie eu le bonheur de vous revoir ni de recevoir de vos nouvelles directes, je sens que la démarche que je fais porte toute l'empreinte d'une action téméraire. Je sens même, hélas! que si vous demandiez, après avoir lu ma signature: «Qu'est-ce que c'est que ce grand-duc de Mecklembourg-Strelitz?» je n'aurais pas le droit de me plaindre. Voilà ce que me dit la raison. Et le coeur que dit-il? Vous l'avouerai-je, Madame? Il me dit le contraire: il se rappelle très-bien que la beauté ravissante dont la nature vous doua ne fut que le reflet d'une âme adorable, et qu'une âme pareille ne peut pas oublier les individus qu'elle a une fois jugés dignes de son estime et de son affection. Parmi les souvenirs précieux que je vous dois, il y en a un surtout que la mémoire du coeur ne cesse de me retracer avec tout le charme qui lui est propre: c'est la conduite si éminemment noble, généreuse et aimable que vous avez observée vis-à-vis de moi après que Napoléon avait hautement dit dans le salon de l'impératrice Joséphine «qu'il regarderait comme son ennemi personnel tout étranger qui fréquenterait le salon de Mme Récamier.» Je puis dire sans exagération que j'y pense encore avec attendrissement, et que c'est sur mes deux genoux que je voudrais vous réitérer l'hommage de ma reconnaissance qui ne finira pas plus qu'elle n'a fini jusqu'ici.
«Et qu'est-ce donc que la prière que vous voulez m'adresser? me demanderez-vous enfin. C'est votre portrait, Madame, ce même portrait admirable dont vous aviez honoré feu le prince Auguste de Prusse[9], et qui, à ce que j'apprends, doit vous revenir à présent. Je le répète, Madame, c'est avec une grande timidité que je prononce ce voeu, que je n'aurais peut-être jamais eu le courage de former s'il ne me tenait pas à coeur au delà de toute expression: mais si le culte que l'on rend à votre souvenir peut donner à quelqu'un le droit de posséder le trésor que je viens de réclamer de votre bonté généreuse, daignez croire du moins que personne alors n'a plus de droits d'y aspirer que moi. Et ce n'est pas moi seulement qui en serais digne; ma femme, mes enfants, toute ma famille vous rend une entière justice; elle a savouré ce que je lui ai rapporté de vous: tout ce qui est parfaitement beau comme tout ce qui est parfaitement bon réveille en nous votre souvenir. Vous vous trouvez partout à la place qui vous est due.
«Je n'ai pas le courage d'ajouter un mot à cette lettre, et votre âme est faite pour la comprendre.
«Georges, grand-duc de Mecklembourg-Strelitz.»
Le portrait ne fut pas donné au grand-duc: il devait être conservé dans la famille de Mme Récamier; mais en écrivant au prince pour le remercier, elle lui envoya un souvenir dont il voulut bien paraître reconnaissant.
Le prince, dont il vient d'être question, est encore heureusement vivant; il nous pardonnera l'usage que nous avons fait de ses lettres; la citation qu'on en fait ne peut que l'honorer personnellement au plus haut degré.
À peu près vers la même époque, le prince royal de Bavière vint à Paris et n'attacha pas moins de prix que le grand-duc de Mecklembourg à être présenté à Mme Récamier. Par les mêmes motifs, elle déclina l'honneur qu'il voulait lui faire, et mit d'autant plus de persistance dans son refus, que la crainte qu'elle éprouvait d'être l'occasion d'un désagrément pour un prince étranger, n'était point pour le futur roi de Bavière, comme pour le frère de la reine de Prusse, combattue dans son propre esprit par le désir que ses relations avec le prince Auguste de Prusse lui avaient inspiré de connaître le grand-duc.
Le prince de Bavière ne mit que plus d'insistance à solliciter la faveur qu'on lui refusait: en voici la preuve dans un billet adressé à Mme Récamier au nom de S. A. R.
Mme DE BONDY À Mme RÉCAMIER.
«Le prince de Bavière souhaite toujours aussi vivement, Madame, de pouvoir emporter une juste idée d'une personne qu'il a depuis si longtemps le désir de connaître, et M. de Bondy est chargé de la part de S. A. R. de vous demander la permission d'aller chez vous voir votre portrait. M. de Bondy aurait été solliciter lui-même votre consentement, mais il a été obligé aujourd'hui d'accompagner le prince à Saint-Cloud. Il m'a remis le soin de vous faire sa demande: c'était pour cette fois une demande officielle et non plus une plaisanterie. M. de Bondy espère que vous ne refuserez pas au prince royal la facilité que vous avez accordée à beaucoup de personnes d'admirer le chef-d'oeuvre de Gérard; et, si vous le lui permettez, il accompagnera S. A. chez vous ou samedi ou lundi matin, à votre choix; ou bien tel autre jour qui vous conviendra. Si vous étiez assez malintentionnée pour sortir précisément à l'heure que vous lui indiquerez, le prince pourra trouver que si la renommée ne l'a pas trompé sur le charme de votre figure, elle lui a exagéré l'affabilité de vos manières, et je ne pense pas que la vue du portrait diminue le regret de ne pas connaître l'original. Mais ceci n'est plus de mon ressort: je ne suis chargée de parler que pour l'amateur de peinture. On attend votre réponse avec impatience, et je la transmettrai à M. de Bondy au retour de Saint-Cloud.
«Agréez, je vous prie, Madame, l'expression de ma sincère amitié.
«H. de Bondy.»
Le prince de Bavière fut reçu par Mme Récamier et emporta d'elle un précieux souvenir; je trouve dans une lettre de Mme de Staël, datée de Coppet, le 15 août suivant, un passage relatif à ce prince:
«J'ai quitté Mathieu de Montmorency à la fête des Suisses, près de Berne, que M. de Sabran vous décrit […] J'y ai rencontré aussi le prince de Bavière, qui m'a demandé de vos nouvelles avec vivacité, et m'a dit que l'on n'approuvait pas ses amitiés, ni pour vous ni pour moi. C'est un bon homme qui a de l'esprit et de l'âme.»
Pendant l'hiver de 1824, que Récamier passa à Rome, elle y vit arriver ce même prince, devenu le roi Louis de Bavière. Le goût passionné de ce souverain pour les arts l'amenait fréquemment en Italie, et il ne témoigna pas un empressement moins aimable ni moins flatteur pour la femme qu'il avait connue à Paris dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté.
J'ai bien anticipé sur les temps, et je reviens à l'année 1800 où le peintre David entreprit le portrait de Mme Récamier qu'il n'acheva pas et dont l'ébauche est au Musée du Louvre. Ce commencement de portrait d'une personne que sa beauté rendait alors la reine de la mode ne parut pas à la plupart de ceux qui le virent exprimer le charme de sa figure. L'ébauche fut critiquée; David lui-même n'en était pas entièrement satisfait: le portrait fut interrompu; non point, comme on l'a dit, par un caprice de Mme Récamier, mais par la volonté du peintre. Après plusieurs mois d'interruption, on le pressa d'y travailler, de le reprendre et de l'achever; alors il écrivit la lettre suivante:
DAVID À Mme RÉCAMIER.
«Ce 6 vendémiaire an IX.
«Que je vous connaissais bien, Madame, quand je vous répétais sans cesse que vous étiez bonne! qui plus que moi a éprouvé l'heureuse influence de cette bonté infatigable? Il faut cependant y mettre un terme, et c'est moi-même qui vous en presse. Ne croyez pas surtout que je ne m'occupe pas de votre portrait; vous n'entendrez pas dire que je fasse autre chose. Vous vous apercevrez dans peu de la vérité de ce que je vous ai dit sur ce qui sera tracé de nouveau sur le tableau qui plaît à tout le monde. Mais c'est moi qui suis le plus difficile à contenter. Nous allons le reprendre, et dans un autre endroit; je vais vous en faire sentir les raisons. D'abord le jour est trop obscur pour un portrait, je n'en avais déjà osé entreprendre aucun dans ce local. La seconde raison, le jour venant de trop haut couvrait d'ombre les yeux et empêchait, par conséquent, de faire ressortir votre prunelle (qui n'est pas une chose peu importante dans votre visage); de plus, j'étais trop éloigné de vos traits, ce qui m'obligeait ou de les deviner, ou d'en imaginer qui ne valaient pas les vôtres. Enfin j'ai un pressentiment que je réussirai mieux ailleurs. Cette idée seule suffit pour me faire croire que ce changement me fera faire un chef-d'oeuvre. Vous connaissez trop l'idée d'un peintre pour vouloir la combattre. Vous sentez assez, d'après cela, que son intention bien prononcée est de faire un ouvrage digne du modèle qui en est l'objet. Sous peu, belle et bonne dame, vous entendrez encore parler de moi; nous nous y remettrons pour ne plus le quitter, et si j'ai eu des torts apparents vis-à-vis de vous, mon pinceau, je l'espère, les effacera.
«Salut et admiration.
«DAVID.»
On le voit, David ne trouvait pas son ébauche entièrement à son gré. Cette toile, dans laquelle se reconnaît pourtant le talent du maître, est fort curieuse pour les amateurs, en ce qu'elle offre un exemple des procédés de peinture du chef de l'école française. Elle fut mise en vente en 1829 par les héritiers de David, avec d'autres tableaux du même maître; elle fut achetée au prix de six mille francs par M. Charles Lenormant, et quelques mois après cédée par lui au Musée du Louvre pour la même somme.
M. Récamier désirait vivement avoir un portrait de sa femme. Quand il vit David abandonner ainsi en quelque sorte celui qu'il avait entrepris, il s'adressa à Gérard, et celui-ci accepta avec empressement. Le tableau qu'il peignit, en faisant le portrait de Mme Récamier, est resté une de ses plus belles créations, et la ressemblance en était fort satisfaisante.
Gérard, outre qu'il était un peintre éminent, était aussi un homme d'un esprit très-distingué, mais fort mordant. Comme la plupart des artistes, il avait l'humeur mobile et irritable, et, comme tous les hommes accoutumés aux succès, il ne savait guère dominer ses caprices. Lorsque le portrait de Mme Récamier fut tout près d'être achevé, plusieurs de ses amis demandèrent à être admis à l'admirer en assistant aux dernières séances. Leur présence dans l'atelier de l'artiste, leurs observations peut-être, l'avaient impatienté, mais il avait rongé son frein. Restait une dernière séance pour quelques retouches; Christian de Lamoignon, intimement lié avec Mme Récamier, n'avait pas vu le portrait, et sollicita d'elle l'autorisation de profiter de sa présence dans l'atelier cette dernière fois pour voir, avant que le public en eût connaissance, cette peinture dont la société s'occupait.
Mme Récamier avait les impressions trop fines, pour ne pas s'être aperçue de l'impatience que les précédentes visites et les propos des gens du monde avaient donnée au peintre; elle dit à M. de Lamoignon qu'elle hésitait à autoriser sa visite, parce qu'elle redoutait l'humeur de Gérard. «Oh! dit M. de Lamoignon, cela serait possible avec tout autre, mais non pour moi. Gérard a toujours été fort aimable dans tous mes rapports avec lui, je suis de ses amis; ne m'interdisez pas la visite, je suis sûr qu'elle lui fera plaisir.»
Le lendemain, pendant la séance, on frappe un coup discret à la porte de l'atelier. Mme Récamier se doute que c'est Christian de Lamoignon, mais voyant le front de Gérard se rembrunir et ses sourcils se froncer à la pensée d'un importun, elle dit fort timidement: «On frappe à votre atelier, monsieur Gérard. C'est probablement M. de Lamoignon, un homme qui admire beaucoup votre talent.» On frappe de nouveau, et cette fois M. de Lamoignon lui-même s'annonce: «C'est moi, monsieur Gérard, Christian de Lamoignon, qui sollicite la faveur d'être admis.» Gérard, furieux, entre-bâille la porte, sa palette d'une main et son garde-main de l'autre: «Entrez, Monsieur, entrez, lui dit-il, mais je crèverai mon tableau après.» Il le poussait quasi dans l'atelier en répétant sa menace: «Je crèverai mon tableau après.» M. de Lamoignon, avec beaucoup de modération et de bon goût, dissimula le mécontentement que lui causait cette boutade, et répondit en s'inclinant: «Je serais au désespoir, Monsieur, de priver la postérité d'un de vos chefs-d'oeuvre,» et il sortit.
À l'automne de 1803, Mme de Staël avait été exilée par le premier consul; je trouve, dans ses Dix années d'exil, le passage suivant où elle raconte l'hospitalité qui lui fut offerte par Mme Récamier.
«Cette femme, si célèbre pour sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa beauté même, me fit proposer de venir demeurer à sa campagne, à deux lieues de Paris. J'acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire à une personne si étrangère à la politique; je la croyais à l'abri de tout, malgré la générosité de son caractère. La société la plus agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là pour la dernière fois de tout ce que j'allais quitter. C'est dans ces jours orageux que je reçus le plaidoyer de M. Mackintosh; là que je lus ces pages où il fait le portrait d'un jacobin qui s'est montré terrible dans la révolution contre les enfants, les vieillards et les femmes, et qui se plie sous la verge du Corse, qui lui ravit jusqu'à la moindre part de cette liberté pour laquelle il se prétendait armé. Ce morceau, de la plus belle éloquence, m'émut jusqu'au fond de l'âme; les écrivains supérieurs peuvent quelquefois, à leur insu, soulager les infortunés, dans tous les pays et dans tous les temps. Après quelques jours passés chez Mme Récamier, sans entendre parler de mon exil, je me persuadai que Bonaparte y avait renoncé… Le général Junot, par dévouement pour elle, promit d'aller parler le lendemain au premier consul. Il le fit, en effet, avec la plus grande chaleur.»
Mme de Staël s'était trompée en espérant être oubliée par la police ombrageuse de cette époque; son exil fut maintenu, et elle se décida à partir pour l'Allemagne.
Pendant la courte paix d'Amiens, Mme Récamier fit un voyage en Angleterre. Je n'en répéterai pas les incidents que M. de Chateaubriand a en partie racontés. La belle Juliette avait reçu précédemment et accueilli avec une bienveillance empressée quelques personnages anglais éminents soit en hommes, soit en femmes, et ils lui avaient inspiré le désir de visiter leur pays. Elle fit le voyage avec sa mère, annoncée et recommandée à la société anglaise par des lettres enthousiastes du vieux duc de Guignes, son fervent adorateur, qui avait été ambassadeur de Louis XVI à Londres, et dont les souvenirs de jeunesse vivaient encore dans le coeur de plus d'une grande dame. Mme Récamier vit intimement la brillante duchesse de Devonshire et sa belle amie lady Élisabeth Forster, qui, plus tard, devait à son tour porter le titre de duchesse de Devonshire. Cette dernière relation se continua: nous revîmes plusieurs fois à Paris la seconde duchesse de Devonshire et son frère le comte de Bristol; ils furent tous les deux au nombre des fidèles de l'Abbaye-aux-Bois, et lors du voyage à Rome de Mme Récamier, en 1824, elle y retrouva cette noble et aimable personne, devenue la protectrice des arts, et faisant aux étrangers les honneurs de cette Rome qu'elle avait adoptée pour patrie. Dans le rapide séjour que Mme Récamier fit à Londres, objet de l'engouement de la société et de la curiosité de la foule, elle se lia aussi intimement avec le marquis de Douglas, depuis duc d'Hamilton, et avec sa soeur.
Le prince de Galles lui témoigna l'empressement le plus chevaleresque; le duc d'Orléans, exilé, et ses deux jeunes frères, les princes de Beaujolais et de Montpensier, n'eurent pas moins d'assiduité et de galanterie pour leur belle compatriote. Les gazettes anglaises ne furent, pendant quelques semaines, occupées qu'à enregistrer les faits et gestes de l'étrangère à la mode. La lettre suivante, adressée par le général Bernadotte à Mme Récamier, pendant son voyage en Angleterre, témoigne de l'effet qu'elle y produisait.
LE GÉNÉRAL BERNADOTTE À Mme RÉCAMIER.
«Je n'ai pas répondu de suite à votre lettre, Madame, parce que j'espérais chaque jour vous annoncer la nomination de l'ambassadeur français près la cour de Saint-James. Des bruits, qui d'abord avaient eu quelque consistance, désignaient le ministre Berthier. Aujourd'hui il n'en est plus question, et l'opinion se fixe sur des déterminations plus essentielles au bonheur public.
«Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m'ont appris les dangers auxquels vous avez été exposée. J'ai blâmé d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement: mais, je vous l'avoue, il a été bientôt excusé; car je suis partie intéressée, lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.
«Au milieu de l'éclat qui vous environne, et que vous méritez sous tant de rapports, daignez vous souvenir quelquefois que l'être qui vous est le plus dévoué dans la nature est.
«BERNADOTTE.»
Mme Récamier revint en France en passant par la Hollande, et en visita les principaux monuments.
L'année qui suivit ce voyage vit s'accomplir de terribles et grands événements. Au mois de février 1804, Moreau, Pichegru et Cadoudal étaient arrêtés; le 21 mars de la même année, Bonaparte faisait saisir et fusiller un prince de la maison de Bourbon, le duc d'Enghien; l'Empire était proclamé le 4 mai. Le procès des généraux se jugeait pendant que se préparaient les fêtes de cette prise de possession du trône par une nouvelle dynastie, et Pichegru périssait dans sa prison en avril, quelques jours avant la cérémonie. L'opinion publique incertaine, terrifiée ou éblouie, ne savait si elle devait, en maudissant l'auteur d'un crime odieux, prêter plus d'attention aux débats du procès politique qui s'instruisait ou aux récits des fêtes et des adhésions à l'Empire.
Mais ici je retrouve le texte des mémoires de Mme Récamier, et je la laisse parler.
«Les détails du procès de Moreau sont connus: je ne parlerai donc que de ce que j'ai vu. Ma mère était liée avec Mme Hulot, mère de Mme Moreau: il en était résulté entre sa fille et moi une intimité d'enfance qui s'était ensuite renouée dans le monde. Je la voyais sans cesse depuis l'arrestation de son mari. Elle me dit un jour qu'au milieu du public si nombreux qui remplissait la salle de justice, Moreau m'avait souvent cherchée parmi ses amis. Je me fis un devoir d'aller au tribunal, le lendemain de cette conversation; j'étais accompagnée par un magistrat, proche parent de M. Récamier, Brillat-Savarin. La foule était si grande, que non-seulement la salle et les tribunes, mais toutes les avenues du Palais de Justice étaient encombrées. M. Savarin me fit entrer par la porte qui s'ouvre sur l'amphithéâtre, en face des accusés dont j'étais séparée par toute la largeur de la salle. D'un regard ému et rapide, je parcourus les rangs de cet amphithéâtre pour y chercher Moreau. Au moment où je relevai mon voile, il me reconnut, se leva et me salua. Je lui rendis son salut avec émotion et respect, et je me hâtai de descendre les degrés pour arriver à la place qui m'était destinée.
«Les accusés étaient au nombre de quarante-sept, la plupart inconnus les uns aux autres; ils remplissaient les gradins élevés en face de ceux où siégeaient les juges. Chaque accusé était assis entre deux gendarmes; ceux qui étaient auprès de Moreau montraient de la déférence dans toute leur attitude. J'étais profondément touchée de voir traiter en criminel ce grand capitaine dont la gloire était alors si imposante et si pure. Il n'était plus question de république et de républicains: c'était, excepté Moreau qui, j'en ai la conviction, était complétement étranger à la conspiration, c'était la fidélité royaliste qui seule se défendait encore contre le pouvoir nouveau. Toutefois cette cause de l'ancienne monarchie avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal.
«Cet intrépide Georges, on le contemplait avec la pensée que cette tête si librement, si énergiquement dévouée, allait tomber sur l'échafaud, que seul peut-être il ne serait pas sauvé, car il ne faisait rien pour l'être. Dédaignant de se défendre, il ne défendait que ses amis. J'entendis ses réponses toutes empreintes de cette foi antique pour laquelle il avait combattu avec tant de courage, et à qui depuis longtemps il avait fait le sacrifice de sa vie. Aussi lorsqu'on voulut l'engager à suivre l'exemple des autres accusés et à faire demander sa grâce: «Me promettez-vous, répondit-il, une plus belle occasion de mourir?»
«On distinguait encore dans les rangs des prévenus MM. de Polignac et M. de Rivière, qui intéressaient par leur jeunesse et leur dévouement. Pichegru, dont le nom restera dans l'histoire lié à celui de Moreau, manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on croyait y voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison.
«Un autre souvenir, la mort du duc d'Enghien, ajoutait au deuil et à l'effroi d'un grand nombre d'esprits, même parmi les partisans les plus dévoués du premier consul.
«Moreau ne parla point. La séance terminée, le magistrat qui m'avait amenée vint me reprendre. Je traversai le parquet du côté opposé à celui par lequel j'étais entrée, en suivant ainsi dans toute leur longueur les gradins des accusés. Moreau descendait en ce moment, suivi de ses deux gendarmes et des autres prisonniers, il n'était séparé de moi que par une balustrade; il me dit en passant quelques paroles de remerciement que, dans mon trouble, j'entendis à peine: je compris cependant qu'il me remerciait d'être venue et m'engageait à revenir. Cet entretien si fugitif entre deux gendarmes devait être le dernier.
«Le lendemain, à sept heures du matin, je reçus un message de Cambacérès. Il m'engageait, dans l'intérêt même de Moreau, à ne pas retourner au tribunal. Le premier consul, en lisant le compte rendu de la séance, ayant vu mon nom, avait dit brusquement: «Qu'allait faire là Mme Récamier?»
«Je courus chez Mme Moreau pour la consulter: elle fut de l'avis de Cambacérès et je cédai, malgré le regret que j'éprouvais de ne pouvoir donner à Moreau cette marque d'attachement. Je me dédommageais auprès de sa femme de la contrainte qui m'était imposée. Sur la fin du procès, toute affaire était suspendue, la population tout entière était dehors: on ne s'entretenait que de Moreau. Aujourd'hui que les temps sont éloignés et que le nom de Bonaparte semble lui seul les remplir, on ne saurait imaginer à combien peu encore tenait sa puissance. Un des juges du tribunal, Clavier répondit à ceux qui lui disaient que Bonaparte ne désirait la condamnation de Moreau que pour lui faire grâce: «Et qui nous la ferait à nous?»
«La nuit qui précéda la sentence pendant laquelle le tribunal siégea, les abords du Palais de Justice ne cessèrent d'être remplis d'une foule inquiète; la consternation était universelle.
«Vingt des accusés furent condamnés à mort, dix périrent avec Georges sur l'échafaud. MM. de Polignac, de Rivière et autres obtinrent grâce de la vie et restèrent prisonniers dans des forteresses. Les rôles pour les demandes de grâce avaient été distribués entre Mme Bonaparte et les soeurs du premier consul. Moreau, condamné à la déportation, partit pour l'Espagne, d'où il devait s'embarquer pour l'Amérique. Mme Moreau le rejoignit à Cadix. J'étais auprès d'elle au moment de son départ pour ce noble exil; je la vis embrasser son fils dans son berceau et revenir sur ses pas pour l'embrasser encore (elle était grosse et ne pouvait emmener son fils); je la conduisis à sa voiture et reçus son dernier adieu.
«Avant de s'embarquer pour l'Amérique, Moreau m'écrivit de Cadix la lettre suivante:
«Chiclane, près Cadix, le 12 octobre 1804.
«Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville. Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion: un seul de nos gens en a été atteint. Enfin nous sommes à Chiclane, très-joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très-bien portante. Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre amitié. Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone, mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'inquisition.
«Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement et de me croire toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur.
«V. MOREAU.
«Veuillez bien me rappeler au souvenir de M. Récamier.»
«Dès les premiers jours de l'arrestation de Moreau, Bernadotte, en proie à une vive agitation, était venu me dire qu'il était mandé aux Tuileries. Les conférences qu'il avait eues avec Moreau à Grosbois étaient alors pour lui le sujet d'une grande inquiétude; il craignait de se trouver compromis dans le procès. Je lui fis promettre de venir me rendre compte du résultat de son entrevue avec le premier consul, et je l'attendis avec beaucoup d'anxiété. Quand il revint, il avait l'air préoccupé, quoique plus tranquille. «Eh bien? lui dis-je.—Eh bien! ce n'est pas tout à fait ce que je croyais. C'est un traité d'alliance que Bonaparte voulait me proposer. Vous voyez, m'a-t-il dit, avec sa façon brève et péremptoire, que la question est décidée en ma faveur. La nation se déclare pour moi, mais elle a besoin du concours de tous ses enfants. Voulez-vous marcher avec moi et avec la France, ou vous tenir à l'écart?»
«Bernadotte ne me disait pas le parti qu'il avait pris; mais je pensai à l'instant que, pour un homme de son caractère, le choix n'était pas douteux. L'inaction n'était pas son fait, il devait accepter la seule voie qui restait ouverte à son activité et à son ambition. Je ne me trompais pas.
«Bernadotte reprit: «Je n'avais pas deux partis à prendre: je ne lui ai pas promis d'affection, mais un loyal concours, et je tiendrai parole.»
«Je compris le sens de cet entretien, quand je vis Bernadotte figurer au sacre comme maréchal de l'empire. Toutefois l'inimitié subsista toujours entre lui et Bonaparte, et celui-ci trouva moyen d'en donner des preuves jusque dans les faveurs qu'il lui accorda.»
Par tout ce qui précède, il est facile de comprendre que les opinions et les sympathies de la famille de Mme Récamier et celles de ses amis personnels formaient autour d'elle une atmosphère qui, de jour en jour et d'événement en événement, la plaçait parmi les personnes les moins favorables à l'ambition et à l'élévation suprême de Bonaparte. L'arrestation de M. Bernard avait commencé à mettre dans les rapports de Mme Récamier avec la famille du premier consul une nuance, légère encore, de refroidissement. Elle voyait toujours Mme Bacciocchi et surtout sa soeur Caroline, qu'elle avait connue très-jeune chez Mme Campan. Caroline Bonaparte, Mme Murat, de toutes les soeurs de Napoléon, était celle qui avait le plus de ressemblance de caractère avec lui. Elle n'était point aussi régulièrement belle que sa soeur Pauline, mais elle avait bien le type napoléonien; elle était d'une fraîcheur à éblouir; son intelligence était prompte, sa volonté impérieuse, et le contraste de la grâce un peu enfantine de son visage avec la décision de son caractère faisait d'elle une personne extrêmement attrayante. Elle venait de se marier, et continuait, comme elle l'avait fait étant jeune fille, à venir à toutes les fêtes de la rue du Mont-Blanc.
Dans la disposition d'âme où était Mme Récamier, son indignation pour être muette n'en était pas moins vive. Cependant sa vie extérieure était la même; son salon continuait à réunir et les amis et les adversaires du pouvoir nouveau, et Fouché, alors ministre de la police, y venait particulièrement avec assiduité. Au moment de son avènement au trône impérial, Napoléon cherchait à rattacher à sa nouvelle cour tout ce qui pouvait, en quelque genre que ce fût, lui donner du lustre et en rehausser l'éclat. On était dans l'été de 1805: Juliette recevait, s'il était possible, plus de monde encore que les années précédentes au château de Clichy. Fouché multipliait ses visites, et Mme Récamier, tout en s'étonnant qu'un homme surchargé d'affaires eût le loisir de venir aussi fréquemment à la campagne, mettait à profit le crédit dont il disposait pour venir en aide à quelques-uns des malheureux en grand nombre qui s'adressaient à elle.
Un jour, Fouché, qui ne voyait Mme Récamier qu'au milieu d'un cercle sans cesse renouvelé, sollicita d'elle un entretien particulier; elle lui répondit en l'engageant à déjeuner pour le lendemain, et promit que s'il venait de bonne heure, elle le recevrait un moment dans son appartement particulier avant qu'on se mît à table. Le ministre de la police arriva de fort bonne heure, et fut admis en tête à tête chez Mme Récamier.
Dans la conversation qu'il eut avec elle, il insista avec une apparence d'intérêt très-marqué sur le regret qu'il éprouvait en voyant petit à petit s'accroître la nuance d'opposition qui, depuis l'époque de l'arrestation de M. Bernard, avait régné dans le salon de sa fille.
Cette opposition que rien ne motivait, car le premier consul avait été bien indulgent pour M. Bernard, avait vivement blessé Napoléon, et Fouché engageait fortement Mme Récamier à éviter toutes les occasions de montrer une hostilité dont l'empereur finirait par s'irriter.
Une autre femme, jeune, brillante, considérable par l'élévation de son rang et le puissant appui de ses alliances, la duchesse de Chevreuse, avait, comme Mme Récamier, montré plus que de la froideur pour le nouvel empire que venait de fonder un héros. L'empereur avait promptement fait cesser ces résistances féminines, et rappelé à la hautaine duchesse, par une de ses brusques sorties, l'origine des grands biens de la famille de Luynes et la possibilité d'une nouvelle confiscation.
«Eh bien, ajoutait Fouché, la maison de Luynes et les Montmorency, leurs alliés, ont été trop heureux de faire accepter à la duchesse de Chevreuse une place de dame du palais de l'impératrice. L'empereur, depuis le jour déjà éloigné où il vous a rencontrée, ne vous a ni oubliée ni perdue de vue; soyez prudente, et ne le blessez point.»
Mme Récamier, un peu surprise de ces conseils, remercia le ministre de son intérêt, protesta qu'elle était fort étrangère à la politique, mais qu'une chose lui serait impossible, abandonner ses amis et se séparer d'eux. La conversation n'alla pas plus loin ce jour-là.
Quelque temps après, Fouché se promenant avec Mme Récamier dans le parc de Clichy, lui dit en souriant: «Devineriez-vous avec qui j'ai parlé de vous hier au soir pendant près d'une heure? avec l'empereur.—Mais il me connaît à peine?—Depuis le jour où il vous a rencontrée, il ne vous a jamais oubliée, et quoiqu'il se plaigne que vous vous rangiez parmi ses ennemis, il n'accuse point vos sentiments personnels, mais vos amis.» Fouché insista pour que Mme Récamier lui fît connaître ses dispositions réelles envers l'empereur. Elle répondit avec franchise que d'abord elle s'était sentie attirée vers lui par l'attrait de sa gloire, l'éclat de son génie, et les services qu'il avait rendus à la France; qu'en le rencontrant et le voyant de près, la grâce et la simplicité de ses manières avaient ajouté une impression aimable à une admiration préconçue; mais que la persécution exercée par le premier consul sur ses amis, la catastrophe du duc d'Enghien, l'exil de Mme de Staël, le bannissement de Moreau, avaient froissé toutes ses sympathies et arrêté l'élan qui la portait vers lui.
Fouché, sans tenir compte du peu de sympathie que lui exprimait Mme Récamier, aborda alors résolûment le sujet qui l'amenait. Il engageait la belle Juliette à demander une place à la cour, et prenait sur lui d'assurer que cette place serait immédiatement accordée.
Cette ouverture inattendue frappa Mme Récamier de surprise, car elle sentait une invincible répugnance pour le parti qui lui était offert; mais promptement remise de ce premier trouble, elle dit au ministre que tout devait la porter à refuser une offre semblable, quelque flatteuse qu'elle fût: la simplicité de ses goûts, une timidité excessive que la fréquentation du monde n'avait point fait disparaître, sa passion d'indépendance, sa position sociale. Celle de l'homme dont elle portait le nom, en la condamnant à une représentation continuelle, lui imposait des devoirs de maîtresse de maison, impossibles à concilier avec l'exactitude et le temps qu'exige le service d'une princesse.
Fouché sourit et protesta que la place laisserait une entière liberté; puis, saisissant avec finesse le seul côté par lequel une situation à la cour pouvait séduire une âme généreuse, il parla des services éminents qu'on pouvait rendre aux opprimés de toutes les classes: sur combien d'injustices ne serait-il pas possible d'éclairer la religion de l'empereur! Il insistait sur l'ascendant qu'une femme d'une âme noble et désintéressée, douée d'agréments comme ceux dont la nature avait comblé Mme Récamier, pouvait et devait prendre sur l'esprit de l'empereur. «Il n'a pas encore, ajoutait-il, rencontré de femme digne de lui, et nul ne sait ce que serait l'amour de Napoléon s'il s'attachait à une personne pure: assurément, il lui laisserait prendre sur son âme une grande puissance qui serait toute bienfaisante.»
Fouché s'animait de plus en plus, et ne s'apercevait pas du dégoût avec lequel il était écouté. Mme Récamier crut ne devoir repousser que par la plaisanterie les rêves romanesques complaisamment déroulés par le ministre de la police. Mais cette conversation lui laissa une vive et juste inquiétude; elle n'en fit part qu'à Mathieu de Montmorency, incertaine qu'elle restait encore si les propositions que le duc d'Otrante lui avait faites venaient de lui seul ou étaient l'accomplissement d'un ordre du maître. Mathieu de Montmorency conseilla beaucoup de prudence et de réserve, et partagea toutes les anxiétés de son amie.
À quelques jours de là, pour répondre à un gracieux message de Mme Murat, alors établie à Neuilly, Mme Récamier alla lui faire une visite; accueillie par elle avec le plus aimable empressement, elle accepta la proposition instamment faite de déjeuner à Neuilly avec elle le surlendemain. Au jour fixé, Mme Récamier trouva, en arrivant chez la princesse Caroline, Fouché qu'elle ne s'attendait guère à y voir. Après le déjeuner, la princesse eut la fantaisie de passer dans l'île, où l'on jouirait plus facilement, disait-elle, d'un moment de solitude et de conversation intime. Le ministre de la police fut admis en tiers, et, après l'échange de quelques propos sur des sujets divers et indifférents, il ramena le sujet qui lui tenait au coeur.
Il raconta à Mme Murat les instances qu'il faisait auprès de Mme Récamier, et la résistance qu'elle opposait à l'idée d'accepter une place parmi les dames du palais. La princesse, qu'elle connût ou qu'elle ignorât un projet qu'on paraissait lui apprendre, en saisit la pensée avec joie, appuya de mille arguments l'avis de Fouché, et finit par dire, avec le ton d'une amitié sincère, que si Mme Récamier acceptait un titre de dame du palais, elle entendait et demandait que ce fût auprès d'elle.
Les maisons des princesses ayant été mises par Napoléon sur le même pied que celle de l'impératrice, le rang était semblable chez les unes et chez les autres. Mme Murat ajouta qu'elle se féliciterait d'un arrangement qui rapprocherait d'elle une personne pour laquelle elle avait toujours eu le goût le plus vif; et d'ailleurs c'était le moyen de se mettre à l'abri des susceptibilités jalouses de l'impératrice Joséphine, qui ne verrait pas sans ombrage auprès de sa personne une si brillante et si belle dame du palais.
Au moment de se séparer, la princesse rappela avec grâce à Mme Récamier l'admiration qu'elle lui connaissait pour Talma, et mit à sa disposition sa loge du Théâtre-Français. «Vous savez que c'est une loge d'avant-scène; on y jouit très-bien du jeu de la physionomie des acteurs.» Cette loge était en face de celle de l'empereur. Le lendemain un petit billet, ainsi conçu, mettait en effet la loge de Mme Murat aux ordres de Mme Récamier.
«Neuilly, 22 vendémiaire.
«Son Altesse Impériale la princesse Caroline prévient l'administration du Théâtre-Français qu'à dater de ce jour jusqu'à nouvel ordre, sa loge doit être ouverte à Madame Récamier et à ceux qui se présenteraient avec elle ou de sa part. Ceux même de la maison des princesses, qui n'y seraient pas admis ou appelés par Madame Récamier, cessent de ce moment d'avoir le droit de s'y présenter.
«Le secrétaire des commandements de la princesse Caroline,
«CH. DE LONGCHAMPS.»
Mme Récamier profita deux fois de la loge. Hasard ou volonté, l'empereur assista à ces deux représentations, et mit une persistance très-affichée à braquer sa lorgnette sur la femme placée vis-à-vis de lui. L'attention des courtisans, si éveillée sur les moindres mouvements du maître, ne pouvait manquer de s'emparer de cette circonstance: on en conclut et on répéta que Mme Récamier allait jouir d'une haute faveur.
Cependant Fouché n'abandonnait pas sa négociation; il n'y mettait même plus de mystère, et plus d'une fois il parla du projet d'attacher Mme Récamier à la cour devant Lemontey, devant le général de Valence et devant M. de Montmorency. On peut croire combien ce dernier était opposé à un tel projet. Enfin un certain jour Fouché arrive à Clichy, l'oeil épanoui, et, ayant pris la maîtresse de la maison à part, il lui dit: «Vous ne m'opposerez plus de refus; ce n'est plus moi, c'est l'empereur lui-même qui vous propose une place de dame du palais, et j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom.» Fouché croyait si peu le refus possible, en effet, qu'il n'attendit point de réponse et se mêla au groupe de quelques personnes présentes.
Les choses arrivées à ce terme, Mme Récamier ne pouvait tarder à faire connaître à son mari l'offre qui lui était faite et sa répugnance invincible à l'accepter. Lorsque M. Récamier vint à son ordinaire dîner à Clichy, elle eut avec lui une courte conversation. Il entra sans difficulté dans les sentiments qu'elle exprimait, et lui laissa la plus entière liberté de les suivre. Assurée de n'être pas désavouée par M. Récamier, elle attendit avec plus de tranquillité le retour de Fouché.
De quelque précaution oratoire qu'elle enveloppât son refus, quelque reconnaissance qu'elle exprimât, Mme Récamier ne put adoucir pour Fouché le dépit de voir son plan renversé. Il changea de visage, et, emporté par la colère, éclata en reproches contre les amis de Juliette, et surtout contre Mathieu de Montmorency, qu'il accusait avoir contribué à préparer cet outrage à l'empereur. Il fit un morceau contre la caste nobiliaire pour laquelle, ajouta-t-il, l'empereur avait une indulgence fatale, et il quitta Clichy pour n'y plus revenir.
Mme Récamier n'eut à partir de ce moment aucun rapport de société avec Fouché. Huit ans plus tard, en 1813, elle se retrouva à Terracine, avec le duc d'Otrante, sur la route de Naples; je raconterai dans quelle circonstance.
L'impression pénible que cette basse négociation avait produite sur l'esprit de la belle Juliette ne tarda pas à s'effacer, et elle crut que puisqu'elle consentait à l'oublier, nul n'avait le droit d'en conserver du ressentiment.
Jamais sa vie mondaine n'avait été plus brillante, jamais les affaires de M. Récamier n'avaient paru plus prospères et n'avaient été plus étendues; le crédit de sa maison était immense, et il occupait sans contestation le premier rang parmi les financiers de l'époque; pourtant cette existence si riche et si animée était loin de faire le bonheur de celle à laquelle on l'enviait. Les affections qui sont la véritable félicité et la vraie dignité de la femme lui manquaient: elle n'était ni épouse ni mère, et son coeur désert, avide de tendresse et de dévouement, cherchait un aliment à ce besoin d'aimer dans les hommages d'une admiration passionnée dont le langage plaisait à ses oreilles.
À propos de la sorte d'isolement dans lequel s'était écoulé sa vie, M. Ballanche lui écrivait un jour, dans le langage mystique dont il revêtait habituellement sa pensée:
«Ce qu'il y a eu de séparé dans votre existence n'est pas ce qui vous eût le mieux convenu, si vous en aviez eu le choix. Le phénix, oiseau merveilleux, mais solitaire, s'ennuyait beaucoup, dit-on. Il se nourrissait de parfums et vivait dans la région la plus pure de l'air; et sa brillante existence se terminait sur un bûcher de bois odoriférants, dont le soleil allumait la flamme. Plus d'une fois, sans doute, il envia le sort de la blanche colombe, parce qu'elle avait une compagne semblable à elle.
«Je ne veux point vous faire meilleure que vous n'êtes: l'impression que vous produisez, vous la sentez vous-même, vous vous enivrez des parfums que l'on brûle à vos pieds. Vous êtes ange en beaucoup de choses, vous êtes femme en quelques-unes.»
En l'absence d'une réalité à laquelle ses principes, sa pureté, le rigide sentiment du devoir ne lui permettaient pas de s'abandonner, Mme Récamier en poursuivait le fantôme dans les passions qu'elle inspirait. L'effet ordinaire de la coquetterie chez les femmes, c'est l'aridité du coeur, et elle donne presque toujours le droit de les supposer égoïstes; pour Mme Récamier, il entrait dans son désir de plaire bien plus d'envie d'être aimée que d'être admirée, et la bonté, la sympathie de son coeur étaient si sincères, que tous les hommes qui furent épris d'elle et dont elle repoussa les voeux, loin de lui garder rancune, devinrent pour elle autant d'amis inaltérablement dévoués. Au reste, Mme Récamier trouvait dans la charité des satisfactions plus réelles, plus dignes de son âme élevée que ne pouvaient lui en fournir les dangereux succès de sa beauté.
Sa générosité était sans bornes, et ce n'était pas seulement de son argent qu'elle faisait aumône; tout malheureux avait droit à son intérêt: sa grâce, sa politesse la suivaient dans ses rapports avec les plus humbles, les plus rebutantes misères. Elle donnait beaucoup, et elle faisait beaucoup donner; elle employait tous les moyens d'influence et de crédit qui s'attachent à une grande existence, à secourir des infortunes, à protéger des gens sans appui. C'était le seul moyen, disait-elle, de rendre les petits devoirs de la société supportables que de les utiliser ainsi; il fallait faire du monde non point un but mais un moyen.
Aidée par les conseils de M. et de Mme de Gérando, si experts dans la pratique de la charité, elle avait fondé, sur la paroisse de Saint-Sulpice, au temps de l'opulence de M. Récamier, une école de jeunes filles qui devint bientôt si nombreuse que les seules ressources de la charité privée ne pouvaient la soutenir. On eut recours aux souscriptions.
La lettre que Mme de Gérando écrivait à la belle Juliette, alors à Auxerre auprès Mme de Staël, pour lui rendre compte de l'état de l'école, ne semblera pas, je crois, dépourvue d'intérêt.
«Paris, ce 13 octobre 1806.
«On m'avertit, chère amie, qu'Eugène[10] part à l'instant; j'en profite pour vous remercier de votre bonne lettre et vous dire ce que nous avons fait pour nos pauvres enfants. On m'a remis les douze cents francs; j'en ai payé deux mois de nourriture, le quartier des maîtresses, celui du loyer.
«Mon mari a écrit lui-même à nombre de personnes de sa connaissance pour leur proposer à chacune une souscription de cent écus par an, que la plupart ont acceptée.
«En voici la liste, en y joignant ceux sur lesquels nous comptons encore. Je mets en tête ceux qui sont déjà engagés.
Mathieu de Montmorency. 300 fr.
Scipion Périer. 300
Doumerc. 300
Mme Michel. 300
Nous. 300
M. de Champagny (2 souscript.). 600
Le ministre de l'intérieur. 300
2.400 fr.
«Nous comptons encore:
Sur Mme de Staël 300 fr.
M. de Dalberg 300
Mme Clarke 300
M. Ternaux 300
«Mon mari vous prie maintenant de voir avec Mme de Staël dans les personnes de votre société quelles sont celles qui accepteraient une de ces souscriptions de cent écus, et nous aurons alors le bonheur de n'abandonner aucune des enfants dont nous nous sommes chargés dès l'origine, ce qui fait avec celles qui sont déjà sorties et placées plus de soixante individus qui vous devront leur moralité, leurs talents et leur pain. Cette pensée, chère amie, console de bien des peines et de bien des injustices, elle donne le courage de continuer sans s'embarrasser des jugements humains.
«J'écrirai à Mme de Staël au premier jour; je veux la remercier de
ses bontés.
«Adieu, mon amie, donnez-moi de vos nouvelles et que je n'ignore
rien de ce qui vous intéresse ni de vos desseins.
«ANNETTE DE GÉRANDO.»
Aux souscriptions de cent écus, Mme Récamier ajoutait des dons qu'on n'osait refuser à sa gracieuse tyrannie.
L'amiral Decrès lui envoyait mille francs avec ce billet.
21 mars.
«J'obéis, Madame, à vos ordres, et j'envoie mille francs à vos trop heureuses pupilles. Mais j'observerais que vous m'avez taxé comme un fermier général, si le bonheur de faire quelque chose qui vous est agréable n'effaçait pas le sentiment de ce léger sacrifice.
«Je mets à vos pieds mes hommages et ma personne.
«DECRÈS».
Un samedi de l'automne de cette même année 1806, M. Récamier vint trouver sa jeune femme; sa figure était bouleversée, et il semblait méconnaissable. Il lui apprit que, par suite d'une série de circonstances, au premier rang desquelles il plaçait l'état politique et financier de l'Espagne et de ses colonies, sa puissante maison de banque éprouvait un embarras qu'il espérait encore ne devoir être que momentané. Il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à avancer un million à la maison Récamier, avance en garantie de laquelle on donnerait de très-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et régulier; mais si ce prêt d'un million n'était pas autorisé par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures après le moment où M. Récamier faisait à sa femme l'aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les paiements.
Dans cette terrible alternative, tout l'optimisme de M. Récamier l'avait abandonné. Il avait compté sur l'énergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le lendemain dimanche les honneurs d'un grand dîner qu'il importait de ne pas contremander afin de ne pas donner l'alarme sur la position où l'on se trouvait. Quant à lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne où il resterait jusqu'à ce que la réponse de l'empereur fût connue. Si elle était favorable, il reviendrait; si elle ne l'était point, il laisserait s'écouler quelques jours et s'apaiser la première explosion de la surprise et de la malveillance.
Ce fut un rude coup et un terrible réveil qu'une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance, Juliette avait été entourée d'aisance, de bien-être, de luxe: mariée encore enfant à un homme dont la fortune était considérable, on ne lui avait jamais non-seulement demandé, mais jamais permis de s'occuper d'un détail de ménage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes oeuvres formaient sa seule comptabilité: grâce à la simplicité extrême qu'elle mettait dans l'élégance de son ajustement, si ses charités étaient considérables, elles ne dépassèrent jamais la somme mise chaque mois à sa disposition.
Après le premier étourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha à rendre un peu de courage à M. Récamier, mais vainement. L'anxiété de sa situation, la pensée de l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort dépendait du sien, c'étaient là des tortures que son excellente et faible nature n'était pas capable de surmonter; il était anéanti. M. Récamier partit pour la campagne dans le paroxysme de l'inquiétude. Le grand dîner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse que cachait son sourire et sur quel abîme était placée la maison dont elle faisait les honneurs avec une si complète apparence de tranquillité. Mme Récamier a souvent répété depuis qu'elle n'avait cessé pendant toute cette soirée de se croire la proie d'un horrible rêve, et que la souffrance morale qu'elle endura était telle que les objets matériels eux-mêmes prenaient, aux yeux de son imagination ébranlée, un aspect étrange et fantastique.
Le prêt d'un million qui semblait une chose si naturelle fut durement refusé, et le lundi matin les bureaux de la maison de banque ne s'ouvrirent point aux paiements.
Mme Récamier ne se dissimula point que la malveillance et le ressentiment personnel de l'empereur à son égard avaient contribué au refus du secours qui aurait sauvé la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermeté le bouleversement de sa fortune, et montra dans cette cruelle circonstance une promptitude et une résolution qui ne se démentirent dans aucune des épreuves de sa vie.
Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de maisons secondaires se trouvèrent entraînées dans la chute de la puissante maison à laquelle leurs opérations étaient liées. M. Récamier fit à ses créanciers l'abandon de tout ce qu'il possédait, et reçut d'eux un témoignage honorable de leur confiance et de leur estime: il fut mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu'à son dernier bijou. On se défit de l'argenterie, l'hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente; et comme il pouvait ne pas se présenter immédiatement un acquéreur pour un immeuble de cette importance, Mme Récamier quitta son appartement et ne se réserva qu'un petit salon au rez-de-chaussée dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut loué meublé au prince Pignatelli, puis au comte Palffy, et enfin vendu le 1er septembre 1808 à M. Mosselmann.
Il faut faire honneur à la société française en rappelant de quels hommages elle entoura une infortune si peu méritée. Mme Récamier se vit l'objet de l'intérêt et du respect universels; on assiégeait sa porte, et chacun, en s'y inscrivant, voulait s'honorer de sa sympathie pour un revers éclatant noblement supporté. Mme de Staël écrivait à Mme Récamier dans cette circonstance:
Genève, 17 novembre 1806.
«Ah! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois! que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, de vous serrer contre mon coeur!
«Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie, mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous ne l'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé. Je vais écrire à M. Récamier que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un rêve que l'espérance de vous recevoir ici cet hiver? si vous vouliez, trois mois passés dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée… Mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin, au moins, à Lyon ou jusqu'à mes quarante lieues, j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui.
«Certainement en comparant votre situation à ce qu'elle était, vous avez perdu; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe, réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé! Chère Juliette, que notre amitié se resserre, que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble. Chère Juliette, c'est vous qui me ferez revenir à Paris, car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et comme vous êtes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui, votre fortune a été la nôtre, et je me sens ruinée parce que vous n'êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on sait se faire aimer ainsi. Benjamin veut vous écrire, il est bien ému. Mathieu m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre coeur soit calme au milieu de ces douleurs; hélas! ni la mort ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieu, cher ange, adieu. J'embrasse avec respect votre visage charmant.
«NECKER DE STAËL-HOLSTEIN[11].»
Junot, duc d'Abrantès, qui professait pour la belle Juliette une amitié très-exaltée, vint peu de temps après passer quelques jours à Paris. Témoin de la catastrophe qui frappait une victime si inoffensive, et en même temps de la sympathie vive et respectueuse qu'elle excitait, il rejoignit l'empereur en Allemagne. Encore ému de ce qu'il avait vu et de ce qu'il ressentait lui-même, il en parla à Napoléon avec détail; celui-ci l'interrompant d'un ton d'humeur: «On ne rendrait pas tant d'hommages, dit-il, à la veuve d'un maréchal de France, mort sur le champ de bataille!»
Bernadotte était aussi en Allemagne au moment où ces revers de fortune atteignirent Mme Récamier; il lui écrivait:
LE MARÉCHAL BERNADOTTE À Mme RÉCAMIER.
«Une foulure à la main droite m'a d'abord empêché de répondre à votre lettre. À peine étais-je remis que les opérations ont recommencé; j'ai été frappé d'une balle à la tête; cette blessure m'a retenu un mois dans mon lit.
«Je suis loin de mériter les reproches que vous me faites; le général Junot peut être mon témoin. J'appris le commencement de vos malheurs par lui, la veille de la bataille d'Austerlitz[12]; je le quittai à onze heures du soir en l'assurant qu'en rentrant à mon bivouac j'allais vous écrire; il me chargea de mille choses pour vous: la tête et le coeur remplis de votre position, je vous peignis toute la peine que me causait le renversement de votre fortune. En vous parlant, en m'occupant de vous, je pensais que je devais contribuer, au crépuscule du jour, à décider du sort du monde; ma lettre fut recommandée à la poste, elle a dû vous être remise. Quand l'amitié, la tendresse et la sensibilité enflamment une âme aimante, tout ce qu'elle exprime est profondément senti. Je n'ai pas cessé depuis de vous adresser mes voeux et mes souhaits, et, quoique né pour vous aimer toujours, je n'ai pas dû hasarder de vous fatiguer par mes lettres. Adieu; si vous pensez encore à moi, songez que vous êtes ma principale idée et que rien n'égale les tendres et doux sentiments que je vous ai voués.
«BERNADOTTE.»
C'est aussi à dater de ce renversement de sa fortune que la liaison très-agréable, mais sans intimité, qui existait entre Mme Récamier et Mme la comtesse de Boigne devint pour l'une et pour l'autre une affection véritable. Mme de Boigne, plus jeune de quelques années, était depuis trois ou quatre ans seulement fixée à Paris avec son père et sa mère, le marquis et la marquise d'Osmond; elle avait épousé, en Angleterre où ses parents avaient émigré, le général de Boigne qui revenait des Indes où il avait acquis une fortune colossale. Mme de Boigne avait une beauté éminemment distinguée; elle était blonde, et sa soyeuse chevelure de la plus belle nuance cendrée eût enveloppé jusqu'aux pieds sa délicate personne. Elle était excellente musicienne; sa voix était si étendue et si brillante que j'ai entendu Mme Récamier la comparer à celle de Mme Catalani.
Malgré les grandes qualités qui se rencontrèrent dans le caractère du général de Boigne et qui ont fait de lui le bienfaiteur généreux et intelligent de Chambéry, sa ville natale, la rudesse des moeurs et la vulgarité des habitudes de ce nabab ne devaient guère convenir à la compagne qu'il s'était donnée et qu'il avait choisie d'un sang et d'un rang trop différents du sien. D'un commun consentement, Mme de Boigne vivait à Paris avec ses parents et ne passait en Savoie que quelques semaines chaque année. Sa naissance, ses relations, ses goûts, les traditions de sa famille la plaçaient tout naturellement et beaucoup plus exclusivement que Mme Récamier dans la société de l'opposition. Avant de se lier avec elle d'une amitié qui devint étroite, Mme Récamier avait pour sa personne et pour sa société un goût réel: elle aimait cet esprit solide et charmant, cette malice pleine de raison, la parfaite distinction de ses manières et jusqu'à cette légère nuance de dédain qui rendaient sa bienveillance un peu exclusive et son suffrage plus flatteur.
La dignité sans ostentation, le courage simple que dans des circonstances pénibles montrait une personne que tant d'hommages avaient environnée sans la gâter, firent sur Mme de Boigne une impression profonde; elle se rapprocha de plus en plus de Mme Récamier, et le coeur de celle-ci, vivement touché d'un intérêt aussi délicat, y répondit par un sentiment très-affectueux. La nature de Mme de Boigne était moins tendre, mais elle était aussi fidèle que celle de sa nouvelle amie, et la mort seule a rompu le lien d'affection qui tant d'années les unit l'une à l'autre.
Une autre amitié, non moins chère, non moins constante, datait aussi, pour Mme Récamier, de cette pénible époque des revers de fortune. Un jeune auditeur au conseil d'État, devenu depuis un de nos plus célèbres historiens, M. Prosper de Barante, n'avait point été jusque-là présenté à la belle et brillante personne dont il entendait vanter partout l'irrésistible séduction. Tant d'éclat et de bruit, loin de l'attirer, lui causait un peu d'effroi; et ce ne fut qu'après la perte de la fortune de Mme Récamier qu'il sollicita de la connaître. Admis dans le cercle intime et choisi dont elle s'entourait au sein de la retraite que lui imposaient ces douloureuses circonstances, M. de Barante put apprécier, non-seulement sa beauté tant célébrée, mais la grâce de son esprit et la candeur de son âme.
Mme Récamier, accoutumée à vivre avec des intelligences supérieures et juge fort délicat de l'agrément de la conversation, fut extrêmement frappée de celle de M. de Barante. La droiture et la noblesse des sentiments de ce jeune homme, le mouvement plein de chaleur, de naturel et de finesse de son esprit, lui inspirèrent une sympathie très-vive. Elle aimait à se rappeler cette apparition dans sa société de celui qui devait y tenir une place importante, et dont l'amitié fut aussi tendre que durable.
La perte d'une grande position de fortune n'était pas le seul et ne fut pas le plus cruel chagrin dont Mme Récamier devait être frappée dans l'espace de quelques mois. Déjà depuis près d'une année la santé de Mme Bernard était gravement atteinte; une douloureuse maladie la retenait étendue, et réclamait des soins de tous les moments, surtout un calme d'esprit absolu. Juliette aimait sa mère avec idolâtrie, mais sa tendresse même contribuait à lui faire illusion sur le danger de souffrances qui la préoccupaient sans cesse. Mme Bernard mettait d'ailleurs une force d'âme singulière à entretenir des illusions et des espérances que peut-être elle n'avait plus. Chaque jour elle se faisait habiller et parer, et on la portait de son lit sur une chaise longue où, pour quelques heures, elle recevait encore un certain nombre de visites. La ruine de M. Récamier porta le coup mortel à Mme Bernard: elle succomba le 20 janvier 1807, trois mois après la catastrophe qui avait détruit la brillante existence de sa fille.
M. de Montmorency adressait, dans ce triste moment, le billet suivant à
Mme Récamier.
«Ce jeudi, 22 janvier.