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Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)

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«Mon premier mouvement a été de passer hier chez vous. Je n'ai pas osé insister à la porte. J'ai respecté le besoin de solitude qu'avait votre douleur. Je sais comme elle a été vive, je sens comme elle est naturelle. Vous êtes bien sûre que je la partage, que je m'y associe du fond de l'âme; mais ne rejetez pas une consolation digne de vous, une de ces consolations qui restent encore après les premiers moments: c'est le touchant exemple de piété que nous a donné celle que vous pleurez, et qui permet tant d'espérance sur son bonheur.

«Croyez bien dans cette triste occasion à mon vrai et profond sentiment. J'irai encore ce soir essayer de vous l'exprimer, si vous voulez me recevoir, et si je ne suis pas assez enroué pour ne pas pouvoir parler.

«Il serait bien bon de me faire donner un mot de vos nouvelles.

«MATHIEU.»

Elle recevait aussi de Mme de Staël ce mot plein d'émotion.

24 janvier.

«Chère amie, combien je souffre de votre malheur! combien je souffre de ne pas vous voir! n'est-il donc pas possible que je vous voie et faut-il donc que ma vie se passe ainsi? Je ne sais rien dire: je vous embrasse et je pleure avec vous.»

LIVRE II

Mme Récamier passa les six premiers mois du deuil de sa mère dans une profonde retraite, et la vivacité de ses regrets semblait atteindre sa santé. Elle consentit pourtant à partir, au milieu de l'été, pour Coppet, où elle fut reçue par Mme de Staël avec une enthousiaste amitié.

Genève comptait alors un hôte illustre: le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Frédéric, fait prisonnier le 6 octobre 1806, au combat de Saalfeld, où son frère aîné le prince Louis avait été tué.

Sa grande jeunesse (il n'avait que vingt-quatre ans), la noblesse de ses traits et de sa tournure empruntaient aux malheurs de son pays et de sa maison, au deuil héroïque du frère auprès duquel il avait vaillamment combattu, à sa situation présente, une auréole d'intérêt et de respect.

Le prince Auguste, présenté à Mme de Staël, accepta avec reconnaissance l'hospitalité qu'elle lui offrit au château de Coppet, et il ne tarda pas à devenir éperdument épris de Mme Récamier.

Le prince Auguste était remarquablement beau, brave, chevaleresque; à l'ardeur passionnée de ses sentiments se joignaient une loyauté et une sorte de candeur toutes germaniques. Les revers et les humiliations subis par son pays n'avaient fait que le pénétrer d'un patriotisme plus vif. On peut dire qu'il consacra sa vie entière à la gloire de la Prusse, et mit dans l'accomplissement de ses devoirs militaires un dévouement et une ténacité qui ne se démentirent jamais. La passion qu'il conçut pour l'amie de Mme de Staël était extrême; protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses voeux, et il lui proposa de l'épouser. Trois mois se passèrent dans les enchantements d'une passion dont Mme Récamier était vivement touchée, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste: l'imagination de Mme de Staël, facilement séduite par tout ce qui était poétique et singulier, faisait d'elle un auxiliaire éloquent de l'amour du prince étranger; les lieux eux-mêmes, ces belles rives du lac de Genève toutes peuplées de fantômes romanesques, étaient bien propres à égarer la raison.

Mme Récamier était émue, ébranlée: elle accueillit un moment la proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l'élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l'émotion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu'il consentirait à l'annulation de leur mariage si telle était sa volonté, mais faisant appel à tous les sentiments du noble coeur auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d'avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n'eût pas permis cette pensée de séparation; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si Mme Récamier persistait dans un tel projet, n'eût pas lieu à Paris, mais hors de France où il se rendrait pour se concerter avec elle.

Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants Mme Récamier immobile: elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l'idée de l'abandon d'un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l'automne ayant pris sa résolution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l'inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour lui rendre moins cruelle la perte d'une espérance à l'accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant à Berlin: car la paix lui avait rendu sa liberté, et le roi de Prusse le rappelait auprès de lui. Mme de Staël alla passer l'hiver à Vienne.

Le prince Auguste retrouvait son pays occupé par l'armée française, son père, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accablé encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse que par le poids des années. Le jeune prince lui-même, tout pénétré qu'il fût du sentiment des malheurs publics, n'en était point distrait de sa passion pour Juliette: une correspondance suivie, fréquente, venait rappeler à la belle Française ses serments et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sincérité un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se mêle aux expressions de sa tendresse; il sollicite l'accomplissement des promesses échangées, et demande avec instance, avec prière, une occasion de se revoir.

Mme Récamier, peu de temps après son retour à Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste.

Il lui écrit le 24 avril 1808.

«J'espère que ma lettre n° 31 vous est déjà parvenue; je n'ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre dernière lettre m'a fait éprouver, mais elle vous donnera une idée de la sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures entières, je regarde ce portrait enchanteur, et je rêve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l'imagination peut offrir de plus délicieux. Quel sort pourrait être comparé à celui de l'homme que vous aimerez?

«Vous aurez vu par ma lettre précédente avec quelle impatience j'attends votre réponse qui déterminera mon départ pour Aix-la-Chapelle. Je ne puis assez me louer de l'accueil flatteur avec lequel j'ai été reçu par mon parent[13], sa femme[14] et tous les amis que j'ai retrouvés ici. Après une absence de près de deux ans, j'ai enfin revu ma soeur[15]. Ce moment nous a rappelé de bien tristes souvenirs. Les malheurs domestiques viennent encore augmenter le chagrin que nous cause le malheur général. Ma soeur vient de perdre une fille charmante: l'amitié que je lui témoigne contribue un peu à la distraire de sa douleur; elle est une des femmes les plus aimables que je connaisse, et je suis bien sûr qu'elle saurait vous apprécier autant que vous le méritez. Adieu, chère Juliette, l'espérance de vous revoir bientôt me rend extrêmement heureux. Je vous conjure de me répondre promptement.

«AUGUSTE.»

Il était difficile et peu prudent à un prince prussien de continuer une correspondance avec une femme, objet de la surveillance active d'une police ombrageuse. Le prince ne parle du roi de Prusse qu'en le nommant mon parent, mon cousin, de la reine Louise qu'en disant la femme de mon cousin; le gouvernement prussien est notre maison de commerce. Dans une lettre où il veut annoncer le choix du comte de Hardenberg comme premier ministre, il dit: Il s'est fait quelques changements avantageux dans notre négoce; on a pris un premier commis très-bon, mais cela ne donne que des espérances encore éloignées.

Mais tout en se flattant de semaine en semaine, de mois en mois, qu'il pourra, ou s'aventurer sur le sol français, ou décider Mme Récamier à venir soit à Carlsbad, soit à Toeplitz en pays allemand, les impossibilités succèdent pour lui aux impossibilités; le roi de Prusse réclame la coopération active de son cousin aux affaires militaires de son royaume. Le roi de Prusse est à Erfurt, et le prince ne peut s'éloigner pendant son absence; le roi s'oppose à ce qu'un prince de sa maison aille sur le territoire français courir le risque d'être traité en prisonnier.

Le prince Auguste, bourrelé d'inquiétudes, tomba malade; une affection grave, la rougeole, le mit dans un grand danger. Mme Récamier, de son côté, revenue dans sa famille, pesait avec plus de sang-froid et une raison plus libre toutes les chances, toutes les séductions, tous les inconvénients de l'avenir qui lui était offert. Pénétrée de la plus profonde reconnaissance pour la loyale tendresse et le dévouement du prince Auguste, elle sentait bien, en sondant son propre coeur, qu'elle ne répondrait qu'imparfaitement à l'ardeur des sentiments qu'elle inspirait, et sa délicatesse se troublait à la pensée d'accepter un aussi considérable sacrifice d'un homme auquel elle ne rendrait pas en échange un attachement égal au sien. Ses scrupules religieux, que le langage d'une passion profonde ne faisait point taire en présence du prince, s'étaient fortifiés par la réflexion; l'effet de la rupture de son mariage sur le public l'épouvantait, et l'idée de quitter à jamais son pays ne lui causait pas moins d'effroi.

Elle écrivit donc au prince Auguste une lettre qui devait lui ôter toute espérance. «J'ai été frappé de la foudre en recevant votre lettre,» lui répondit-il; mais il n'accepta pas cet arrêt, ou du moins, il réclama le droit de revoir Juliette une dernière fois.

Quatre années s'étaient écoulées ainsi, lorsqu'en 1811 il obtint enfin de Mme Récamier un rendez-vous pour l'automne à Schaffhouse; mais des circonstances plus fortes que la volonté humaine ne permirent point que l'entrevue projetée se réalisât: l'exil frappa Mme Récamier à son arrivée à Coppet. Le prince, qui l'avait vainement attendue, retourna en Prusse, profondément blessé de ce qu'il prenait pour un manque de foi. Il était venu en Suisse sans autorisation du roi, et écrivait à Mme de Staël dans son indignation: «Enfin j'espère que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans.» Mais bientôt instruit de la persécution qu'on faisait subir à Mme Récamier, il se hâta de lui écrire:

«Berne, le 26 septembre 1811.

«Je viens d'apprendre par M. Schlegel que vous avez été exilée à quarante lieues de Paris, et j'ai été sensiblement touché de la peine que vous devez éprouver d'être séparée de presque tous vos amis. Si je pouvais suivre le penchant de mon coeur, je volerais auprès de vous pour tâcher d'adoucir votre peine en la partageant avec vous. Mais vous savez qu'un devoir, qui me paraît en ce moment plus que jamais difficile à remplir, me retient malheureusement loin de vous. Après quatre années d'absence, j'espérais enfin vous revoir, et cet exil semblait vous fournir un prétexte pour aller en Suisse; mais vous avez cruellement trompé mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c'est que, ne pouvant ou ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné m'avertir, et m'épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l'Oberland et des Petits Cantons; la nature sauvage de ces pays sera d'accord avec la tristesse de mes pensées dont vous êtes toujours l'unique objet. Si vous daignez enfin répondre à mes lettres, je vous prie d'adresser votre réponse à la ville que j'habite ordinairement et où je compte retourner bientôt.»

Le prince Auguste ne cessa point de correspondre avec Mme Récamier jusqu'à l'époque où il la revit à Paris, lorsqu'il vint dans cette ville avec les armées alliées en 1815. Il commandait alors l'artillerie prussienne, et, sur sa route militaire, tout en faisant successivement le siége de Maubeuge, de Landrécies, de Philippeville, de Givet et de Longwy, il ne manquait pas de lui écrire, au pied de chacune de ces places et de son quartier général, des billets tout remplis de passion et de patriotisme prussien.

«Je commande,» lui mande-t-il, le 8 juillet 1815, de la tranchée auprès de Maubeuge, «je commande le corps prussien et les troupes alliées allemandes qui sont chargées d'assiéger et de faire le blocus de neuf forteresses entre la Meuse et la Sambre. Cette nuit j'ouvre la tranchée devant Maubeuge, et dans dix-huit à vingt jours j'en serai le maître, en supposant que le commandant fasse la résistance la plus opiniâtre. L'espoir de vous revoir plus tôt sera pour moi un bien puissant motif d'accélérer le siége.» Toute l'amitié de Mme Récamier pour son fidèle et généreux adorateur ne suffisait pas à lui faire pardonner l'incroyable galanterie avec laquelle il mettait aux pieds de la personne assurément la plus pénétrée du sentiment national toutes les forteresses françaises dont, en pleine trêve, s'emparait l'armée étrangère.

Le prince Auguste revit encore Mme Récamier à Aix-la-Chapelle, puis à Paris en 1818; son dernier voyage en France eut lieu en 1825. Il vit donc la personne qu'il avait aimée dans la retraite qu'elle s'était choisie à l'Abbaye-aux-Bois. C'est en 1818 que le prince Auguste de Prusse commanda à Gérard le tableau de Corinne.

On s'était d'abord adressé à David pour lui demander un tableau dont le sujet serait emprunté au roman de Mme de Staël. Mme Récamier lui avait écrit, et David avait accepté cette mission avec empressement; voici la lettre qu'il lui adressait:

DAVID À Mme RÉCAMIER.

«Bruxelles, ce 14 septembre 1818.

«Madame,

«J'ai reçu les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, mais, avant de répondre à votre dernière, je voulais vous donner une réponse positive. Je me suis occupé, comme je vous l'ai dit, de relire le roman de Corinne; au milieu de tant de passages intéressants qu'offre ce bel ouvrage, celui du couronnement de Corinne au Capitole m'a paru le plus propre à remplir le but que se proposent les amis de Mme la baronne de Staël.

«D'après cette idée, j'ai jeté sur le papier un aperçu de la composition et du développement qu'il faudrait lui donner pour qu'elle fût, comme vous en avez l'intention, un monument élevé à la mémoire de cette femme célèbre.

«Le tableau, d'après mes idées, ne peut pas avoir moins de quinze pieds de long sur douze de hauteur; les figures doivent être grandes comme nature, et en assez grand nombre pour donner l'imposant aspect d'un triomphe.

«Il me faudra dix-huit mois pour l'exécuter; le prix serait de quarante mille francs, payable de la manière que vous avez indiquée vous-même dans votre première lettre.

«Si les amis de Mme de Staël approuvent ce que j'ai l'honneur de vous communiquer, je désirerais qu'on me procurât un bon portrait de cette illustre dame pour en faire la principale figure du tableau.

     «D'après votre réponse, Madame, je pourrai m'en occuper au
     printemps prochain.

     «J'ai l'honneur d'être, avec respect, Madame, votre très-humble
     serviteur,

«DAVID.»

Les dimensions que David voulait donner à ce tableau, le délai qu'il demandait avant de s'en occuper ne convinrent point au prince Auguste de Prusse, et ce fut Gérard qui fut définitivement chargé de l'exécuter.

Le prince en fit présent à Mme Récamier «comme d'un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de la glorieuse amitié qui unissait Corinne et Juliette.» En échange de ce tableau, Mme Récamier lui avait envoyé son portrait peint par Gérard. Le prince l'avait placé dans la galerie de son palais à Berlin, il ne s'en sépara qu'à sa mort. D'après ses dernières volontés, ce portrait fut renvoyé à Mme Récamier en 1845, et, dans la lettre que le prince lui écrivait trois mois avant sa mort, en pleine santé, mais comme frappé d'un pressentiment, se trouvent ces touchantes paroles: «L'anneau que vous m'avez donné me suivra dans la tombe.»

L'empereur Napoléon, qui avait connu par des rapports de police les projets de mariage du prince Auguste avec Mme Récamier, s'en souvint à Sainte-Hélène.

Voici ce qu'on lit dans le Mémorial:

«Dans les causeries du jour, l'empereur est revenu encore à Mme de Staël, sur laquelle il n'a rien dit de neuf. Seulement il a parlé de lettres vues par la police, et dont Mme Récamier et un prince de Prusse faisaient tous les frais… Le prince, malgré les obstacles que lui opposait son rang, avait conçu la pensée d'épouser l'amie de Mme de Staël, et la confia à celle-ci, dont l'imagination poétique saisit avidement un projet qui pouvait répandre sur Coppet un éclat romanesque. Bien que le jeune prince fût rappelé à Berlin, l'absence n'altéra point ses sentiments; il n'en poursuivit pas moins avec ardeur son projet favori; mais soit, préjugé catholique contre le divorce, soit générosité naturelle, Mme Récamier se refusa constamment à cette élévation inattendue.»

Dans le courant de l'année 1808, Mme Récamier quitta l'hôtel de la rue du Mont-Blanc pour s'établir dans une maison plus petite, rue Basse-du-Rempart, 32, avec son mari, son père et le vieil ami de son père, M. Simonard.

Cette année et l'année suivante se passèrent pour elle entre Paris, Coppet et Angervilliers, où elle trouvait, chez la marquise de Catellan une amitié dévouée et toutes les distractions de l'esprit le plus original et le plus cultivé.

Mme de Staël écrivait alors son bel ouvrage de l'Allemagne, et, tout entière à ce travail, ne quitta point Coppet pendant ces deux années. Elle avait pour le théâtre et les représentations dramatiques un goût extrêmement prononcé, et, comme délassement à ses travaux littéraires, jouait, avec l'ardeur et l'entrain qu'elle mettait à toutes choses, la tragédie et la comédie. On représenta Phèdre à Coppet dans l'automne de 1809, et Mme de Staël fit accepter à Mme Récamier, dans cette pièce où elle jouait le rôle principal, le personnage d'Aricie. Mme Récamier était d'une timidité excessive, et elle ne consentit à paraître sur le théâtre de Coppet que par déférence pour le désir et les goûts de son amie. Le costume antique, la tunique blanche et le péplum, le bandeau d'or et de perles, seyaient à merveille à sa figure et à sa taille, mais elle n'eut dans le rôle d'Aricie qu'un succès de beauté et n'en conservait que le souvenir de la souffrance que cet essai des planches lui avait fait endurer.

L'été suivant, Mme de Staël, ayant achevé ses trois volumes sur l'Allemagne et voulant en surveiller l'impression, résolut de se rapprocher de Paris à la distance de quarante lieues qui lui était permise, et elle vint s'établir près de Blois dans le vieux château de Chaumont-sur-Loire, que le cardinal d'Amboise, Diane de Poitiers, Catherine de Médicis et Nostradamus ont habité. C'est en ces termes que Mme de Staël pressait sa belle amie de venir la retrouver.

Mme DE STAËL À Mme RÉCAMIER.

«Chère Juliette, le coeur me bat du plaisir de vous voir. Arrangez-vous pour me donner le plus de temps que vous pourrez; car je reste ici trois mois, et j'ai à vous parler pour trois ans. Invitez qui de vos amis ou des miens ne craint pas la solitude et l'exil. Je voudrais qu'un hasard amenât M. Lemontey de ce côté, je lui donnerais mon livre à lire. Talma ne serait-il pas libre de me donner quelques jours? Je voudrais que vous fussiez bien ici, mais si je retrouve ce qui me rendait si heureuse à Coppet, j'espère que vous ne vous ennuierez pas. Voulez-vous dire à M. Adrien[16] que j'ose me flatter de le voir et que je m'adresse à vous et à Mathieu pour appuyer mon désir. Il faut arriver à Écure (département de Loir-et-Cher), trois lieues plus loin que Blois, c'est aussi mon adresse pour les lettres: et là un petit bateau vous amènera dans le château de Catherine de Médicis, qui a fait encore plus de mal que vous. Dites-moi l'heure pour que j'aille vous chercher; il faut compter sur seize à dix-sept heures de route jusque-là, et le mieux serait peut-être d'aller coucher à Orléans et d'arriver ici pour dîner, cela vous fatiguerait moins. Je vous serre contre mon coeur.»

Mme Récamier, au retour des eaux d'Aix en Savoie, rejoignit en effet son amie dans cette pittoresque habitation, qui appartenait à M. Leray, lequel était alors en Amérique. Mais tandis que Mme de Staël occupait le château avec sa famille et ses amis, M. Leray revint des États-Unis, et la brillante colonie dut accepter l'hospitalité qui lui fut offerte par M. de Salaberry.

Mme Récamier s'était servi, pour faire son voyage de Touraine, d'une voiture que le comte de Nesselrode, alors premier secrétaire de l'ambassade de Russie, qu'elle voyait beaucoup ainsi que l'ambassadeur M. de Czernicheff, avait insisté pour lui prêter. Son absence s'étant prolongée un peu plus qu'elle ne l'avait présumé en partant, elle en avait adressé ses excuses à M. de Nesselrode qui lui répondit par le billet suivant:

M. DE NESSELRODE À Mme RÉCAMIER.

Paris, ce 15 août 1810.

«Ce qui me convient le mieux, Madame, c'est de pouvoir vous être utile. Vous m'avez obligé en acceptant ma calèche; et vous m'obligez encore en la gardant tant que vous compterez vous en servir. Je n'en ai aucun besoin dans ce moment-ci, et je ne prévois pas qu'avant la fin de septembre je sois dans le cas d'en faire usage.

«Ce qui me dérange beaucoup plus, c'est la prolongation de votre absence, et, à cet égard, je vous en veux de nous avoir manqué de parole.

«Lorsque Mme de Boigne vous parle de Russes, ce n'est que du prince Tufiakin et de moi. Nous avons fait ensemble des courses à Beauregard. Le jeune Divoff est sur le point d'en faire une à Saint-Pétersbourg. Il espère être de retour dans trois mois. Je le chargerai de vos compliments pour Mme Tolstoï, qu'il verra probablement, car il compte pousser jusqu'à Moscou.

«Adieu, Madame, revenez-nous bientôt, Paris est très-maussade sans vous.

«Recevez l'expression de mes sincères et invariables sentiments.

«C. NESSELRODE.»

Mme de Staël raconte ainsi, dans les Dix années d'exil, cette dernière réunion de ses amis autour d'elle sur la terre française:

«Ne pouvant plus rester dans le château de Chaumont, dont les maîtres étaient revenus d'Amérique, j'allai m'établir dans une terre appelée Fossé, qu'un ami généreux me prêta. Cette terre était l'habitation d'un militaire vendéen[17] qui ne soignait pas beaucoup sa demeure, mais dont la loyale bonté rendait tout facile et l'esprit original tout amusant. À peine arrivés, un musicien italien, que j'avais avec moi pour donner des leçons à ma fille, se mit à jouer de la guitare; ma fille accompagnait sur la harpe la douce voix de ma belle amie Mme Récamier; les paysans se rassemblaient autour des fenêtres, étonnés de voir cette colonie de troubadours, qui venaient animer la solitude de leur maître. C'est là que j'ai passé mes derniers jours de France avec quelques amis dont le souvenir vit dans mon coeur. Cette réunion si intime, ce séjour si solitaire, cette occupation si douce des beaux-arts, ne faisaient de mal à personne. Nous chantions souvent un charmant air qu'a composé la reine de Hollande et dont le refrain est: Fais ce que dois, advienne que pourra. Après dîner, nous avions imaginé de nous placer tous autour d'une table verte et de nous écrire au lieu de causer ensemble. Ces tête-à-tête variés et multipliés nous amusaient tellement que nous étions impatients de sortir de table où nous parlions, pour venir nous écrire. Quand il arrivait par hasard des étrangers, nous ne pouvions supporter d'interrompre nos habitudes, et notre petite poste, c'est ainsi que nous l'appelions, allait toujours son train.

«Un jour, un gentilhomme des environs, qui n'avait de sa vie pensé qu'à la chasse, vint pour emmener mes fils dans ses bois; il resta quelque temps assis à notre table active et silencieuse; Mme Récamier écrivit de sa jolie main un petit billet à ce gros chasseur pour qu'il ne fût pas trop étranger au cercle dans lequel il se trouvait. Il s'excusa de le recevoir, en assurant qu'à la lumière il ne pouvait pas lire l'écriture. Nous rîmes un peu du revers qu'éprouvait la bienfaisante coquetterie de notre belle amie, et nous pensâmes qu'un billet de sa main n'aurait pas toujours eu le même sort. Notre vie se passait ainsi, sans que le temps, si j'en puis juger par moi, fût un fardeau pour personne.»

Dans les fragments conservés de cette petite poste de Fossé, je trouve ce mot de Mme de Staël à Mme Récamier:

«Chère Juliette, ce séjour va finir; je ne conçois ni la campagne ni la vie intérieure sans vous. Je sais que certains sentiments ont l'air de m'être plus nécessaires, mais je sais aussi que tout s'écroule quand vous partez. Vous étiez le centre doux et tranquille de notre intérieur ici et rien ne tiendra plus ensemble. Dieu veuille que cet été se renouvelle!»

Après ces heureuses semaines qui avaient une fois encore réuni autour de Mme de Staël Adrien et Mathieu de Montmorency, le comte Elzéar de Sabran, M. de Barante, le comte de Balk, Benjamin Constant et Mme Récamier, celle-ci retourna à Paris où elle devait, ainsi qu'on le verra par une lettre de M. de Montmorency, s'occuper de presser l'approbation de la censure pour le tome troisième de l'Allemagne, dont l'impression était achevée comme celle des deux premiers volumes, déjà revêtus du visa des censeurs.

Mme de Staël alla passer quelques jours à la Forest, dans une terre de Mathieu, à peu de distance de Blois. Ce fut au retour de cette excursion qu'elle apprit que l'édition de son ouvrage sur l'Allemagne était, par l'ordre de la police, mise au pilon, et qu'elle reçut du duc de Rovigo l'injonction de retourner immédiatement à Coppet jusqu'à son départ annoncé pour l'Amérique.

M. DE MONTMORENCY À Mme Récamier.

«Fossé, près Blois, ce 2 octobre 1810.

«Je ne saurais me refuser, aimable et parfaite amie, à vous écrire au moins quelques mots. Notre première pensée, qui est bien naturellement commune entre vos amis d'ici, portait d'abord uniquement sur votre santé, que vous avez si peu écoutée dans votre parfait dévouement, sur ces souffrances de votre route d'Angervilliers à Paris, qui m'ont été vraiment au coeur. J'espère qu'elles n'auront pas eu de suite et que vous êtes bien remise. Mais notre amie vient de recevoir à l'instant, par Albert[18], votre lettre si parfaite, si dévouée, si détaillée. Je n'ai pas besoin de vous dire tous les sentiments qu'elle nous a fait naître; un seul domine en ce moment en moi: c'est de sentir combien vous avez de générosité et de dévouement dans l'âme. Elle en a été vivement émue et vous l'exprimera sûrement elle-même par le retour de son fils. Je voulais le remplacer, et vous arriver dans la journée de demain; il paraît qu'elle veut absolument me garder deux jours de plus. Ce sera donc samedi soir, au plus tard, que je vous verrai. Jusque-là mes pensées et mes sentiments s'unissent aux vôtres. Que de si bons actes de dévouement ne vous empêchent pas de vous élever, et vous portent au contraire vers la source de tout ce qu'il y a de bon et d'élevé! Adieu, aimable amie.»

DU MÊME.

«Fossé, ce 2 octobre 1810.

«Je vous ai écrit ce matin une petite lettre par la poste, aimable amie. Mais la poste arrive et nous en apporte plusieurs de vous. Il y en avait heureusement une petite tout aimable pour moi; votre silence m'aurait affecté. Notre amie, tout occupée de son courrier obligé pour le retour d'Albert, qui doit partir cette nuit par la diligence, me charge de commencer une lettre à laquelle elle ajoutera quelques mots. Je crois que tout le monde devra être content de celle qu'on vous envoie. Il faut actuellement la faire valoir le mieux possible par l'obligeante ci-devant reine[19], et tâcher d'obtenir, avant tout, le rendez-vous auquel notre amie mettrait le plus grand prix, et qui pourrait en effet contribuer à changer son sort. Pendant qu'on sollicitera, Auguste obtiendra peut-être quelque prolongation de délai dans une ville à quarante lieues pour attendre le dernier avis de la censure; et vous ferez toutes vos gentillesses à Esménard[20], pour qu'elle soit la plus prompte et la plus raisonnable possible, si elle peut l'être. Voilà comme je conçois cette campagne d'amitié, dans laquelle, samedi prochain, sans faute, j'irai vous servir d'aide de camp.

«Je renvoie à nos conversations tout ce qu'il y a d'observations à faire sur les détails curieux de votre lettre, dans laquelle vous avez été une parfaite amie et correspondante. Je ne vous répète pas ce que je vous disais ce matin, de toute votre perfection de soins, de dévouement, et je reconnais là votre coeur, tout ce que je sais de vous, tout ce qui vous rend digne des nobles et pures affections auxquelles vous êtes appelée.»

Mme de Staël ajoute:

«Il n'est point d'expression pour vous peindre ce que me fait éprouver votre sensibilité pour moi. C'est un affreux malheur de vous quitter.»

M. de Montmorency était donc encore auprès de Mme de Staël, lorsqu'elle apprit le nouvel acte de rigueur qui la frappait: ce fut lui qui en porta la nouvelle à Mme Récamier. Il lui écrit en arrivant à Paris:

«Paris, 8 heures.

«J'arrive sur les sept heures, aimable amie, je vous envoie tout de suite le billet dont je suis chargé pour vous. J'ai des choses bien tristes à vous raconter sur notre pauvre amie que j'ai quittée cette nuit sur les une heure. Mais enfin puisqu'il faut être séparée d'elle, c'est une consolation d'en parler avec vous. Voulez-vous faire fermer votre porte à dix heures? Je fais dire à M. de Constant. à qui j'envoie une lettre, de passer chez vous à cette heure-là.

«Vous aurez peut-être des nouvelles de Fontainebleau. Adieu.»

Le billet dont M. de Montmorency était porteur pour Mme Récamier était une longue lettre où Mme de Staël exprimait avec toute l'énergie de sa noble nature, l'indignation et la douleur que lui faisaient éprouver les persécutions dont elle était l'objet.

«Chère amie, lui dit-elle, je suis tombée dans un état de tristesse affreuse. Le départ s'est emparé de mon âme, et pour la première fois j'ai senti toute la douleur de ce que je croyais facile. Je complais aussi sur l'effet de mon livre pour me soutenir; voilà six ans de peines et d'études et de voyages à peu près perdus. Et vous représentez-vous la bizarrerie de cette affaire? ce sont les deux premiers volumes déjà censurés qui ont été saisis, et M. Portalis ne savait pas plus que moi cette aventure. Ainsi, l'on me renvoie de quarante lieues, parce que j'ai écrit un livre qui a été approuvé par les censeurs de l'empereur. Ce n'est pas tout, je pouvais imprimer mon livre en Allemagne: je viens volontairement le soumettre à la censure; le pis qui pouvait m'arriver, c'était qu'on défendît mon livre. Mais peut-on punir quelqu'un parce qu'il vient volontairement se soumettre à ses juges? Chère amie, Mathieu est là, l'ami de vingt années, l'être le plus parfait que je connaisse, et il faut le quitter. Vous, cher ange, qui m'avez aimée pour mon malheur, qui n'avez eu de moi que l'époque de mon adversité, vous qui rendez la vie si douce, il faut aussi vous quitter. Ah! mon Dieu! je suis l'Oreste de l'exil et la fatalité me poursuit. Enfin il faut que la volonté de Dieu soit faite, j'espère qu'il me soutiendra. Pour la dernière fois j'entends cette musique de Pertozza qui me rappelle votre douce figure, votre charme qui ne tient pas même à votre beauté, et tant de joies pures et sereines cet été. Enfin, je vous serrerai une fois encore contre mon coeur, et puis l'avenir inconnu commencera. Pardon, chère amie, de vous écrire une lettre si abattue: je reprendrai du courage; mais mourir ainsi à tous ses souvenirs, à tous ses sentiments, c'est un horrible effort. J'ai un tel nuage de douleur autour de moi que je ne sais plus ce que j'écris. Si je passe, comme je le crois, l'hiver en Suisse, chère amie… je n'ose achever. Je serais tentée de vous dire comme M. Dubreuil à Pechméja: Mon ami, il ne doit y avoir que toi ici

Tandis que Mme Récamier était en Touraine avec Mme de Staël, le maréchal Bernadotte, prince de Ponte Corvo, désigné à l'unanimité le 10 août 1810 par la diète suédoise comme prince héréditaire, était de plus adopté par le roi Charles XIII comme son fils, et partait pour la Suède le 2 octobre.

Il adressa de Stockholm à Mme Récamier, qu'il n'avait pu voir avant de quitter Paris, la lettre suivante.

LE PRINCE ROYAL DE SUÈDE À Mme RÉCAMIER.

«Stockholm, le 22 décembre 1810.

«Madame,

«En m'éloignant de France pour toujours, j'ai beaucoup regretté que votre absence de Paris m'ait privé de l'avantage de prendre vos ordres et de vous dire adieu. Vous étiez occupée à consoler une amie d'une séparation prochaine et sans doute éternelle; j'ai cru devoir ajourner à un autre temps à vous donner de mes nouvelles. M. de Czernicheff a bien voulu se charger de vous présenter mon hommage; nous avons longtemps parlé de vous, de vos estimables qualités et du tendre intérêt que vous inspirez à toutes les personnes qui vous approchent.

«Adieu, Madame, recevez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai voués et que le temps ni les glaces du Nord ne pourront jamais éteindre.

«Charles-Jean.»

Ici nous revenons un peu sur nos pas pour noter l'introduction d'un élément tout nouveau dans l'existence de Mme Récamier.

Après avoir pris les eaux d'Aix, et en revenant en Touraine rejoindre Mme de Staël, elle s'était arrêtée deux ou trois jours en Bugey pour y visiter une des soeurs de son mari qui habitait ordinairement Belley, petite ville très-voisine de la frontière de Savoie, et qui passait la belle saison dans ce domaine de Cressin où M. Jacques Récamier était né, et dont il gardait si religieusement le souvenir. Ce fut à Cressin que, séduite par la physionomie d'une petite fille de sa belle-soeur, Mme Récamier eut l'idée d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition qu'elle en fit aux parents fut d'abord acceptée avec reconnaissance, puis, au moment du départ, le sacrifice sembla trop cruel à la jeune mère, et ce projet ne se réalisa pas. Quelques mois plus tard, Mme Cyvoct ayant succombé à vingt-neuf ans, à une maladie de poitrine, M. Récamier renouvela au nom de sa femme la proposition de se charger de sa petite-nièce, et l'enfant, alors âgée de cinq ans, fut envoyée à Paris au mois d'août 1811. Qu'on nous permette de citer ici une lettre que Mme Récamier adressait trente et un ans après cette adoption à celle que la Providence avait daigné choisir pour en faire l'inséparable compagne d'une destinée dont les apparences furent si brillantes, et que tant d'épreuves ont traversée.

Mme RÉCAMIER À Mme LENORMANT.

Maintenon, 13 août 1842.

«Tu vas donc recevoir ce mot à Lyon, tu vas revoir cet hôtel de l'Europe où tu avais bien la plus triste des tantes. Je te suis à Belley jusqu'à la place où tu m'apparus pour la première fois. Je vois encore la prairie devant la maison de ta grand'mère où j'eus la première idée de te demander à tes parents. Je voulais par cette adoption charmer la vieillesse de ton oncle: ce que je croyais faire pour lui, je l'ai fait pour moi; c'est lui qui t'a donnée à moi, j'en bénirai toujours sa mémoire. Comme je ne puis écrire qu'un mot, je te recommande de soigner ta santé que tu négliges beaucoup trop, c'est notre ancienne querelle, c'est ton seul défaut; je supplie M. Lenormant de veiller sur toi; ma santé à moi est détestable. Le duc et la duchesse de Noailles sont si parfaits dans leurs soins, que je m'aperçois à peine que je ne suis pas chez moi. M. de Chateaubriand arrive le 20 de ce mois, je ne pense pas qu'il reste plus d'un jour. Nous retournerons à Paris par Saint-Vrain où nous trouverons le philosophe Ballanche entre Dragoneau[21] et l'Âme exilée[22]. Je ne sais plus ce que je deviendrai ensuite, ce que je ferai du mois de septembre. Écris-moi souvent, réponds à tout ce que je voudrais te demander. Je ne sais encore rien du rapport de M. Lenormant à l'Institut; il m'a écrit une fort aimable lettre dont je le remercie. M. Brifaut est toujours aimable et bon; il quittera Maintenon à regret, il est dans son élément: les beautés de ce royal château, les souvenirs de Louis XIV et de Mme de Maintenon, mais surtout le plaisir de se voir entre la duchesse de Noailles et la duchesse de Talleyrand, sont des jouissances dont il ne se lasse pas. Je lui sais presque gré d'une faiblesse qui lui donne tant de satisfaction. On aurait fort désiré vous avoir ici, le duc de Noailles l'espère pour l'été prochain. Adieu, chère Amélie, ne me laisse pas oublier par tes enfants. Je suis bien peu de chose pour eux, ils ne peuvent m'aimer que par toi; j'espère qu'il n'en sera pas toujours ainsi. Adieu encore, je te presse sur mon coeur.»

Nous touchons a une époque triste et importante de la vie de Mme Récamier, et il n'est peut-être pas inutile de rappeler à quel point la situation de l'Europe était alors violente et tendue, puisque le contre-coup de l'asservissement du monde se faisait sentir même aux existences privées.

La lutte acharnée que Napoléon avait engagée contre l'Angleterre et qui amena le blocus continental, avait eu pour premier effet la captivité de toutes les familles anglaises que des intérêts d'affaires, de santé ou de plaisir avaient amenées sur le continent, et qui se virent retenues en France tant que dura le gouvernement de Bonaparte.

La guerre d'Espagne peuplait aussi nos forteresses et quelques-unes de nos villes de prisonniers, parmi lesquels se distinguaient les plus illustres noms de la grandesse: ces prisonniers étaient partout entourés de la sympathie des populations.

Le pape Pie VII, dépouillé de ses États par l'empereur qu'il était venu sacrer, et amené prisonnier en France, y excitait la plus respectueuse vénération: il fallut plus d'une fois changer l'itinéraire de sa route, ou devancer l'heure officielle de son passage, pour le soustraire à l'empressement enthousiaste dont il était l'objet de la part de tant de fidèles qui voyaient en lui tout à la fois un martyr et le chef de la religion. Les cardinaux détenus soit à Vincennes, soit dans quelque autre prison d'État, y recevaient des secours considérables en argent, fournis par des souscriptions dont Mathieu de Montmorency était l'âme.

En même temps que les excès de pouvoir froissaient ainsi la conscience publique, la police devenait de plus en plus ombrageuse. Quiconque était soupçonné d'opposition était aussitôt l'objet d'une active et minutieuse surveillance. L'exil avait déjà frappé non-seulement Mme de Staël que son talent littéraire et ses opinions libérales hautement avouées plaçaient parmi les ennemis du gouvernement impérial, mais d'autres femmes sans aucun rôle politique, dont l'importance ou l'action ne sortait pas du cercle de leur famille et de leurs amis: la jeune et belle duchesse de Chevreuse et Mme de Nadaillac, plus tard duchesse des Cars.

Depuis la saisie et la mise au pilon des dix mille exemplaires de son ouvrage sur l'Allemagne, Mme de Staël était à Coppet en proie à de cruelles anxiétés, résolue à aller demander un asile à la Suède où ses enfants auraient retrouvé la famille de leur père, et déchirée par la douleur d'abandonner la France. Mme Récamier voulait absolument revoir encore, avant qu'elle ne s'éloignât peut-être pour toujours, l'amie à qui elle s'était liée d'un si tendre dévouement; pour ne point éveiller les susceptibilités de la police, elle annonça, dès le printemps de 1811 qu'elle irait aux bains d'Aix en Savoie dont sa santé s'était très-bien trouvée l'année précédente, et elle prit un passe-port pour cette ville. Cependant elle ne manqua point d'être avertie des dangers d'un voyage dont le but se devinait aisément.

Esménard, que Mme Récamier recevait quelquefois et qui professait pour elle une très-vive admiration, prêt à partir lui-même pour l'Italie où il devait trouver la mort, vint prendre congé d'elle, et voulut remplir ce qu'il appelait le devoir de lui montrer où l'entraînait son extrême bonté: il fit de grands efforts pour la dissuader d'une imprudence inutile à son amie, et qui pouvait avoir les plus déplorables conséquences sur sa propre destinée. À ces conseils timides, Mme Récamier répondait que la visite d'une femme inoffensive à une amie malheureuse, prête à quitter la France, était une démarche tellement innocente et naturelle, qu'il lui était impossible d'admettre que le gouvernement pût en prendre de l'ombrage. Mais quelles que dussent en être les suites, elle était bien décidée à ne pas refuser ce témoignage de son respect et de sa tendresse à une personne persécutée. Mme Récamier partit donc pour Coppet le 23 août 1811. M. de Montmorency l'avait précédée en Suisse, et venait de visiter avec Mme de Staël les Trappistes établis dans le canton de Fribourg. Mais ici je retrouve le texte des Dix années d'exil, et je transcris le récit de Mme de Staël.

«M. de Montmorency vint passer quelques jours avec moi à Coppet, et la méchanceté de détail du maître d'un si grand empire est si bien calculée, qu'au retour du courrier qui annonçait son arrivée chez moi, il reçut sa lettre d'exil. L'empereur n'eût pas été content, si cet ordre ne lui avait pas été signifié chez moi et s'il n'y avait pas eu dans la lettre même un mot qui indiquât que j'étais la cause de cet exil… Je poussai des cris de douleur en apprenant l'infortune que j'avais attirée sur la tête de mon généreux ami. M. de Montmorency, calme et religieux, m'invitait à suivre son exemple, mais la conscience du dévouement qu'il avait daigné montrer le soutenait, et moi, je m'accusais des cruelles suites de ce dévouement, qui le séparaient de sa famille et de ses amis.

«Dans cet état, il m'arrive une lettre de Mme Récamier, de cette belle personne qui a reçu les hommages de l'Europe entière, et qui n'a jamais délaissé un ami malheureux. Elle m'annonçait qu'en se rendant aux eaux d'Aix en Savoie, elle avait l'intention de s'arrêter chez moi, et qu'elle y serait dans deux jours. Je frémis que le sort de M. de Montmorency ne l'atteignît. Quelque invraisemblable que cela fût, il m'était ordonné de tout craindre d'une haine si barbare et si minutieuse tout ensemble, et j'envoyai un courrier au-devant de Mme Récamier pour la supplier de ne pas venir à Coppet. Il fallait la savoir à quelques lieues, elle qui m'avait constamment consolée par les soins les plus aimables; il fallait la savoir là, si près de ma demeure, et qu'il ne me fût pas permis de la voir encore, peut-être pour la dernière fois! Je la conjurais de ne pas s'arrêter à Coppet; elle ne voulut pas céder à ma prière: elle ne put passer sous mes fenêtres sans rester quelques heures avec moi, et c'est avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce château où son arrivée était toujours une fête. Elle partit le lendemain et se rendit chez une de ses parentes à cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain: le funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait éprouvés lui rendaient très-pénible la destruction de son établissement naturel. Séparée de tous ses amis, elle a passé des mois entiers dans une petite ville de province, livrée à tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste. Voilà le sort que j'ai valu à la personne la plus brillante de son temps.»

Mme Récamier, après trente-six heures de séjour à Coppet, se rendit en effet à Richecour dans la Haute-Saône chez sa cousine la baronne de Dalmassy, mais elle ne s'y arrêta point et reprit en toute hâte la route de Paris. Elle ignorait encore que l'ordre d'exil qui la frappait avait été signifié le 3 septembre à M. Récamier, mais, dans la cruelle perspective de se voir arrachée à sa famille, à ses amis, elle sentait la nécessité de mettre ordre à tous les intérêts de son existence; elle voulait revoir son père, si elle devait en être séparée pour longtemps; elle avait d'ailleurs besoin de se concerter avec les siens sur le choix de la ville où, en cas d'exil, elle fixerait son séjour.

En arrivant à Dijon, elle y trouva M. Récamier, qui l'y avait précédée de quelques heures et qui lui apportait la confirmation du sort dont on l'avait menacée: elle était exilée à quarante lieues de Paris. Elle continua cependant sa route et vint passer deux jours au milieu de sa famille dans le plus strict incognito. Mme Récamier, après un peu d'hésitation, se décida à s'établir à Châlons-sur-Marne, et elle partit pour ce lieu de bannissement dans la compagnie de l'enfant que, depuis quelques semaines, elle avait attachée à sa destinée.

Châlons était assurément une assez triste résidence, mais le séjour en offrait cependant quelques avantages, et d'abord, celui d'être précisément à quarante lieues de Paris; en second lieu, d'être administrée par un préfet, homme aimable, spirituel, du caractère le plus honorable et le plus sûr, et qui, grâce à une modération toujours accompagnée de prudence et de loyauté, sut rester plus de quarante ans préfet de la Marne, avec la confiance de tous les gouvernements et l'estime de tous les partis.

Enfin Châlons n'était distant que de douze lieues du château de Montmirail, magnifique habitation des La Rochefoucauld de Doudeauville, qui exerçaient de là sur tout le département la juste et considérable influence que leur assuraient un grand nom, une grande fortune et de rares vertus. La duchesse et surtout le duc de Doudeauville étaient au nombre des personnes que Mme Récamier voyait le plus intimement. Leur fils Sosthènes de La Rochefoucauld avait épousé la fille unique de Mathieu de Montmorency, et il était lui-même profondément attaché à celle dont tous les siens avaient éprouvé le charme.

Mathieu de Montmorency faisait chaque année un séjour assez long chez son respectable ami le duc de Doudeauville, et, en quittant la Suisse après que l'exil lui eut été signifié, il demanda à être autorisé à se rendre à Montmirail où il se trouva réuni à sa fille et à une bonne partie de sa famille.

L'espérance de pouvoir communiquer de Châlons plus facilement avec quelques amis bien chers avait donc déterminé le choix de Mme Récamier; mais combien les conditions de l'exil ne pesaient-elles pas durement sur une jeune femme, condamnée à la vie d'auberge et à l'isolement, avec une fortune désormais étroite qui lui rendait les déplacements plus incommodes et plus onéreux? Ces amis eux-mêmes dont le voisinage lui semblait protéger sa solitude, il n'était ni prudent ni sage, pour ceux d'entre eux qui n'avaient point encouru la disgrâce du gouvernement, d'entretenir des relations trop fréquentes avec une exilée. Cependant Sosthènes de La Rochefoucauld vint à plusieurs reprises à Châlons où ses visites étaient toujours accueillies de la part du préfet, M. de Jessaint, avec la bienveillance la plus empressée. Quant à M. de Montmorency, malgré le bon vouloir du premier administrateur du département, il fut trois mois sans oser demander et sans obtenir la permission de quitter Montmirail et d'aller passer quelques jours auprès de son amie proscrite comme lui.

Mme Récamier, en arrivant à Châlons, s'était établie à l'auberge de la Pomme d'or: bien peu de jours après elle, on y vit arriver une généreuse amie, la marquise de Catellan. Profondément touchée du malheur qui frappait Mme Récamier, elle abandonnait dans un premier mouvement d'émotion sa fille, ses habitudes et la vie de Paris hors de laquelle elle ne sut jamais vivre. Mme de Catellan ne passa que quelques semaines auprès de son amie, et fut bientôt rappelée par sa fille la comtesse de Gramont; mais ce dévouement que les circonstances rendirent passager n'en laissa pas moins à Mme Récamier une reconnaissance ineffaçable.

Il faut, en effet, avoir passé par la situation que crée aux personnes qui ont encouru la disgrâce d'un gouvernement absolu l'avilissement des caractères et la faiblesse des hommes, pour se rendre bien compte de la variété et des mille nuances que peut présenter la platitude. Mme Récamier en fit la triste expérience: j'ai sous les yeux une correspondance nombreuse dans laquelle une foule d'amis sages répétait cet éternel refrain que toutes les victimes de la générosité et de l'indépendance ont entendu: Que n'avez-vous suivi mes conseils!

Je ne ferai qu'une seule citation, et je ne nommerai pas la personne dont la lettre me paraît donner une idée de l'état commun des esprits. Cette lettre est écrite par un parent de M. Récamier, haut placé dans la magistrature, homme d'intelligence pourtant, et qui avait une sincère affection pour sa belle cousine.

«Septembre 1811.

«La position où vous vous trouvez maintenant est assez peu faite pour vous; il ne faut pas qu'elle dure, il ne faut pas surtout qu'elle s'aggrave. C'est par cette raison que je tremble de vous voir voyager. Il est telle rencontre que vous pourriez faire qui pourrait vous faire perdre la liberté, surtout d'après les circonstances politiques où il paraît que nous allons bientôt nous trouver. Ne perdez jamais de vue que vos pas seront comptés, et qu'il y a tant de gens qui aiment à faire les bons valets, que, changeant tous les jours et de domicile et de société, il serait bien difficile qu'il ne se trouvât quelqu'un qui voulût faire sa cour à vos dépens.

«D'ailleurs le monde pour vous va se composer de deux espèces de personnes, les unes qui dépendent du gouvernement et qui s'éloigneront de vous, les autres qui y sont opposées, et qui, par l'accueil distingué qu'elles vous feront, satisferont leur haine et auront l'air de vouloir vous dédommager; ceux-là, il faut les fuir: ils vous feraient plus de mal que les indifférents.

«Avez-vous bien réfléchi à ce que c'est que la vie qu'on mène sur les grands chemins et dans les auberges? Si je ne me trompe, elle doit être bien éloignée de vous plaire; rien n'est à la fois plus insipide, plus ennuyeux et plus coûteux.

«Voici la vie que j'aurais indiquée pour vous, si j'eusse été appelé au conseil.

«Vous avez en vous-même assez de ressources pour fuir l'ennui pendant un petit nombre de mois. Ce temps, vous l'auriez passé dans quelque ville du deuxième arrondissement de police; vous auriez vu peu de monde, surtout point de gens ayant trop d'esprit. Vous auriez bientôt vu autour de vous une petite société choisie dans le sens de ma lettre; les rapports qui seraient venus auraient été comme il faudrait qu'ils soient, et bientôt on ne se serait plus souvenu des jours de la tempête, et j'aurais pu vous faire bientôt tout à mon aise les visites, rares mais affectueuses, dont la suppression me prive plus que je ne puis dire.»

Mme Récamier s'imposa, pendant toute la durée de son exil, une réserve que commandaient assez son isolement et sa jeunesse; mais, résolue à ne point solliciter son rappel, elle n'avait aucune raison de suivre une ligne de conduite à laquelle la hauteur de son âme n'eût pas su se plier. Aussi son exil ne fut-il jamais révoqué; elle avait demandé à ceux de ses amis qui, comme Junot, approchaient familièrement de l'empereur, de ne pas même prononcer son nom devant lui.

Si la plupart des fonctionnaires, ainsi que l'annonçait le parent dont nous avons cité la lettre, s'éloignèrent d'une exilée, il en fut, et j'aime à mettre le duc d'Abrantès au premier rang, qui restèrent fidèles à une amie que l'adversité avait visitée, et j'ajoute que leur fidélité ne leur nuisit point.

Après le départ de Mme de Catellan, Mme Récamier abandonna la Pomme-d'Or et prit, rue du Cloître, un petit appartement, qui avait au moins le mérite d'être commode et silencieux.

Dans la vie monotone et triste d'une petite ville où aucune des distractions des arts, du théâtre ou de la société n'était possible, Mme Récamier, qui avait fait connaissance avec l'organiste de la paroisse, trouvait une sorte de délassement, que son goût pour la musique peut expliquer, à aller chaque dimanche jouer de l'orgue à la grand'messe.

M. de Montmorency lui écrivait:

M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Montmirail, ce 13 décembre 1811.

«J'ai reçu, en même temps que votre lettre, une autre lettre de notre amie, du 30, qui me mandait ses derniers retards assez motivés, mais au milieu desquels perçait un reste d'incertitude.

«Ces cruelles angoisses me pèsent extrêmement, et je voudrais, pour toute chose au monde, la savoir déterminée. Cette pauvre lettre avait de grosses taches, qui ressemblaient tant à des larmes! Elle en aura versé en me parlant d'une résolution beaucoup trop absolue, de ne vouloir pas me revoir, quand même elle ne partirait pas. Elle me parle avec une bonté et une générosité singulières contre les scrupules de fierté qui m'empêcheraient de demander Dampierre[23], même par ma fille. Outre que ce ne serait pas bien utile, vous connaissez là-dessus mon goût et ma résolution. Pauvre amie! Comme je lui voudrais la force de caractère que vous montrez en ce moment, et qu'elle fût aussi tout près, comme vous, de la source unique des véritables consolations. Ah! vous finirez par y arriver tout à fait, et vous nous aiderez à obtenir qu'elle vous suive!

«Il est bien entendu, entre nous deux, que la première lettre qui apprendrait son départ définitif pour Genève[24] serait sur-le-champ communiquée à l'autre. Adieu, aimable amie; c'est dans les premiers jours de janvier que je vous ferai ma visite.»

Mme Récamier vit venir à Châlons son père, puis M. Récamier et M. Simonard. Sa cousine, Mme de Dalmassy, partagea pendant un mois sa solitude. Auguste de Staël, à deux reprises, lui apporta des nouvelles de sa mère; mais elles n'étaient point de nature à calmer les inquiétudes que les amis de Mme de Staël éprouvaient pour elle. Son abattement était extrême, et il semblait que la puissance de son imagination ne servît qu'à donner plus d'intensité aux souffrances que lui faisaient endurer son propre exil et la pensée des persécutions qu'elle avait attirées sur ses amis.

M. de Montmorency vint, dans le courant de janvier 1812, voir enfin Mme Récamier, puis il partit pour Toulouse, où il avait des amis et des parents et où il était autorisé à se rendre. Comme il devait s'arrêter quelques jours à Lyon, pour y voir Camille Jordan et visiter les établissements de charité, Mme Récamier l'avait chargé d'une lettre pour celle des soeurs de son mari avec laquelle elle était le plus étroitement unie d'amitié, Mme Delphin, qui habitait cette ville.

En réponse à cette lettre, elle reçut de sa belle-soeur le billet suivant:

Mme DELPHIN À Mme RÉCAMIER.

«Lyon, 5 février 1812.

«Je ne saurais vous rendre, mon aimable soeur, tout le plaisir que j'ai éprouvé en recevant de vos nouvelles par vous-même. M. de Montmorency m'a assuré que vous jouissiez de la meilleure santé, que vous supportiez votre exil avec une philosophie toute chrétienne, et que vous receviez, dans le pays que vous habitez, l'accueil le plus flatteur de tout ce qui est capable d'apprécier le mérite. Il m'a ajouté qu'il y avait tout lieu d'espérer que les voeux de votre famille et de vos amis sur votre retour seraient bientôt remplis; je le désire ardemment, ma bonne soeur, pour vous et pour le bonheur de mon frère, à qui votre absence est bien pénible.

«Je vous remercie de m'avoir procuré l'avantage de connaître M. de Montmorency, dont j'avais ouï parler plusieurs fois avec éloge: sa physionomie annonce tout ce qu'il est. Il m'a fait part de vos bontés pour ma petite-nièce, des soins que vous prenez pour former son coeur à la vertu. J'aime à croire qu'elle répondra à tout ce que vous faites pour elle, et qu'elle vous donnera un jour les consolations que vous méritez à tant de titres.

«Mon mari et mes enfants ont partagé le plaisir que j'ai eu à m'entretenir de vous; ils vous font mille compliments. Agréez, chère soeur, l'assurance de mon sincère attachement.

«DELPHIN, née RÉCAMIER.»

Huit mois s'écoulèrent ainsi péniblement à Châlons. Mme de Staël insistait auprès de son amie pour la décider à quitter ce triste séjour; elle lui écrivait:

«Je souhaite extrêmement, à présent, que vous veniez à Lyon: si j'ai mon passage sur la frégate, je puis me déchirer encore une fois le coeur en vous embrassant là. Vous serez sur la route d'Italie, vous aurez quelques-unes des distractions qu'il ne faut pas dédaigner, car elles font du bien aux nerfs. Hélas! généreuse victime, je sais ce que vous souffrez; croyez-m'en sur les dédommagements possibles dans cette situation. Le préfet de Lyon est assez bon et d'assez bonne compagnie: je vous en prie, venez à Lyon. Ne vous embarrassez pas des petits obstacles de famille: vous êtes sans parents, comme vous êtes sans égale. Sortez d'un lieu où tout est remarqué, parce qu'il n'y a personne.»

Sans espérer trouver ailleurs un grand soulagement à sa position, Mme
Récamier se décida à partir pour Lyon au mois de juin 1812.

Le séjour de Lyon offrait réellement à Mme Récamier plus de ressources qu'elle n'en aurait pu trouver dans aucune autre ville. La famille de son mari y était nombreuse et honorée, et dans cette famille, qui l'accueillit avec empressement, se trouvait une personne d'un mérite supérieur. Mme Delphin, soeur cadette de M. Récamier, dont nous venons de citer un billet, présentait en effet un type admirable de la charité et de la vertu héroïque comme on la pratiquait au temps de saint Vincent de Paul. Jamais coeur ne fut plus ouvert à l'amour des pauvres; sa vie entière leur était consacrée. Prisonniers, filles perdues, enfants abandonnés, malades, créatures souffrantes, quelle que fût la nature ou la cause de leurs douleurs, c'étaient là les objets de sa prédilection. Ce qu'elle savait trouver de temps, de ressources, d'argent pour soulager ses chers malheureux ne peut se comprendre, et je n'ai jamais oublié l'inflexion de voix avec laquelle cette sainte personne, en répondant au dernier mendiant qui implorait sa charité, l'appelait: Mon pauvre ami.

Mme Delphin connaissait déjà depuis plusieurs années sa jeune et brillante belle-soeur qui n'avait jamais, dans aucun de ses voyages à Coppet ou à Aix, négligé de s'arrêter à Lyon pour la voir. Elle la traitait comme sa fille, et trouvait en elle la plus respectueuse tendresse. Mme Delphin avait d'ailleurs beaucoup de gaieté et d'imprévu dans l'esprit, et comme son frère un tour original à rendre ses pensées. Ses manières étaient simples; elle possédait cette sorte de tact qui distingue particulièrement les soeurs de charité et qui fait qu'elles sont sans embarras et à leur place dans les palais comme chez les pauvres. La Providence avait uni Mme Delphin à un homme qui n'était pas moins qu'elle-même selon le coeur de Dieu, et leur maison, étrangère à toute espèce de luxe, était éminemment hospitalière.

Mme Récamier retrouvait encore à Lyon et dans l'auberge même où elle était descendue (l'hôtel de l'Europe) une soeur d'exil, l'élégante duchesse de Chevreuse, accompagnée de sa belle-mère, la duchesse de Luynes, dont la tendresse passionnée n'avait pu consentir à s'en laisser séparer.

La duchesse de Chevreuse, comme on l'a déjà vu, victime des ménagements que la conservation d'une immense fortune imposait à la famille de son mari, avait été contrainte d'accepter une place de dame du palais de l'impératrice. Son beau-père le duc de Luynes s'était, par les mêmes raisons, laissé faire sénateur. Mais la brillante duchesse, en paraissant, bien malgré elle, à la nouvelle cour, y porta tout le dédain et toute la hauteur de l'ancien régime.

Sa personne avait plus d'élégance et de séduction que ses traits de régulière beauté; elle était faite à ravir, et douée du don de plaire à un degré singulier, qui lui assura sur son mari, sur sa belle-mère et sur sa belle-soeur, Mme Mathieu de Montmorency, un empire que ses caprices ne pouvaient lasser. L'empereur ne fut point insensible, dit-on, aux agréments de la duchesse de Chevreuse, et ne trouva en elle que froideur et dureté. Au moment de l'arrestation de la famille royale d'Espagne et lors de l'arrivée de ces princes à Fontainebleau, l'empereur eut l'idée d'attacher la duchesse de Chevreuse au service de la reine espagnole. En apprenant à quel poste on la destinait, elle répondit qu'elle pouvait bien être prisonnière, mais qu'elle ne serait jamais geôlière. Cette fière réponse lui valut son exil.

Lorsque Mme Récamier retrouva, en 1812, Mme de Chevreuse à Lyon, cet exil durait déjà depuis près de quatre ans; et la victime de cette persécution si prolongée avait successivement traîné en Normandie, en Dauphiné, en Touraine, le poids d'un malheur qui la tuait. Il lui paraissait en effet plus facile de renoncer à la vie qu'à Paris.

L'état de maladie de Mme de Chevreuse n'était que trop réel, et ne laissait dès lors que peu d'espérance aux médecins. Pour les indifférents qui la voyaient en passant, la consomption qui la minait, sans altérer encore visiblement les grâces de sa personne, semblait plutôt un effet de l'ennui qu'une maladie véritable; pour sa belle-mère, qui veillait sur elle avec une tendresse idolâtre, malgré l'inquiétude que lui causait la faiblesse toujours croissante de celle qu'elle appelait ma charmante, l'espérance et l'illusion se prolongèrent presque jusqu'au dernier moment.

Au milieu d'un certain nombre de billets échangés entre deux exilées qu'abritait le même toit, j'en choisis deux adressés à Mme Récamier par la duchesse de Chevreuse; ils peuvent faire comprendre la sorte de grâce qui distinguait son esprit.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE À Mme RÉCAMIER.

1812.

«Je vous remercie de tout mon coeur de votre aimable attention. Je suis restée un quart d'heure durant à regarder ma jolie corbeille; ce n'est pas pour rien que j'aimais tant les lis, puisque vous deviez un jour m'en donner une couronne, et cela augmentera ma passion. J'ai bien reconnu ces vers italiens que vous me disiez une fois au spectacle, et je les ai vus là avec bien du plaisir. En tout, ce petit présent est plein de grâce comme tout ce que vous faites, et j'en suis ravie.

«Louise dit que vous souffrez; je voudrais bien vous guérir et que vous ne souffriez plus du tout. J'irais de bon coeur pour cela vous chercher, comme faisaient ces princesses, une plante tout au haut d'un mont, quand même il faudrait me lever au milieu de ma fièvre. Faites-moi le plaisir de croire que je vous aime; jamais je n'ai rien demandé avec plus de désir de l'obtenir.

«Adieu, Madame, dormez bien et que je vous voie bientôt, je vous en prie. Ma belle-mère trouve sa tasse charmante; l'anglais ne lui a pas été peu sensible, c'est moi qui le lui ai dit.»

LA MÊME.

1813.

«Ne vous tourmentez donc pas, Madame, pour cet amusement que vous m'avez donné hier; ce serait bien joli, parce que vous êtes bonne et complaisante, d'aller vous faire de la peine; n'ayez aucune espèce de souci là-dessus.

«Et moi aussi je suis fâchée de vous quitter lorsque vous commenciez à vous faire à nous. Je regrette de n'avoir pas été un peu de vos amies à Paris, j'aurais pu alors vous être ici de quelque ressource. Véritablement, je vous dirais, comme saint Augustin au bon Dieu: charmante beauté, je vous ai vue trop tôt sans vous connaître et je vous ai connue trop tard.

«Excusez ce petit transport qui me donne assez l'air d'un de vos correspondants, et dites-vous que nous vous aimons beaucoup toutes deux. Adieu. Madame, dormez bien ce soir.»

Moins absorbée par la situation de sa belle-fille, la duchesse de Luynes eût été pour Mme Récamier une société aussi agréable que sûre. Elle avait un esprit très-original et parfaitement naturel. Ses traits durs et irréguliers étaient masculins, comme le son de sa voix. Lorsqu'elle portait des vêtements de femme (ce qui n'arrivait pas tous les jours), elle endossait une sorte de costume qui n'était ni celui qu'elle avait dû porter dans sa jeunesse avant la Révolution, ni celui que la mode avait introduit sous l'empire: il se composait d'une robe très-ample à deux poches, et d'une espèce de bonnet monté; on ne lui vit jamais de chapeau. Mme de Luynes se moquait fort gaiement elle-même de ce qu'elle appelait sa dégaine; et néanmoins, avec ce visage, cette toilette et cette grosse voix, il était impossible aux gens les plus ignorants de ce qu'elle était, de ne pas reconnaître en elle, au bout de cinq minutes, une grande dame. La sensibilité et l'élévation de son âme se montraient de même sous la brusquerie de ses allures, comme, à travers la crudité de son langage, perçaient l'habitude et l'élégance du grand monde. Elle était très-instruite, savait bien l'anglais et lisait énormément. Que dis-je? Elle imprimait; elle avait fait établir une presse au château de Dampierre, et non-seulement elle était mais elle avait la prétention d'être un bon ouvrier typographe[25].

Un jour elle se rendit avec Mme Récamier aux Halles de la Grenette, à l'imprimerie de MM. Ballanche père et fils. Après avoir attentivement et très-judicieusement examiné les caractères, les presses, les machines; après avoir apprécié en personne du métier les perfectionnements que MM. Ballanche avaient introduits dans leur établissement, elle relève tout à coup sa robe dans ses poches, se place devant un casier, et, à l'admiration de tous les ouvriers, la duchesse compose une planche fort correctement, fort lestement, sans omettre même en composant un certain balancement du corps en usage parmi les imprimeurs de son temps.

Ce séjour d'une année dans la même ville et sous le même toit, la conformité de situation et de sentiments qu'une disgrâce commune établissait nécessairement, tout se réunissait pour resserrer entre Mme Récamier et la belle-mère de Mathieu de Montmorency un lien de goût et d'affection qui, de part et d'autre, fut profond et sincère.

Lyon est par excellence la ville de la charité, mais ce grand centre de l'industrie et du commerce n'a pas toujours offert un faisceau intellectuel aussi distingué et aussi complet que celui qui, en 1812, se groupait autour d'une femme à laquelle Mme Récamier se trouvait pour ainsi dire alliée. Mme de Sermésy était nièce de M. Simonard; elle ne pouvait manquer d'accueillir la belle Juliette avec un cordial empressement; et c'était, en effet, dans son salon que se réunissait la pléiade d'hommes fort diversement doués, mais presque tous éminents, dont Lyon se glorifiait.

Mme de Sermésy était veuve, riche, et, pendant la première moitié d'une vie heureuse, n'avait cherché, dans les arts du dessin, qu'une agréable distraction. La mort d'une fille adorée dont il ne lui restait aucun portrait, révéla à Mme de Sermésy son talent de sculpteur: sous l'inspiration du désespoir et de la tendresse maternelle, elle retrouva et modela les traits idéalisés de l'enfant qu'elle pleurait. Dès ce moment, elle trouva dans son art une noble occupation. Je me souviens d'avoir vu dans le cabinet d'Artaud, le conservateur du Musée de Lyon, le modèle du tombeau élevé par Mme de Sermésy à sa fille, ainsi qu'une collection des bustes de tous les hommes distingués que Lyon renfermait alors. L'auteur de ces ouvrages n'avait pu gagner l'expérience d'un artiste de profession; mais un naturel plein d'élégance et de sentiment suppléait à ce qui lui manquait quant au métier. Plus tard, en me sentant émue devant les ouvrages de la princesse Marie d'Orléans, je me suis involontairement souvenue de Mme de Sermésy.

C'est au moment où cette dame venait de recevoir par la douleur la soudaine révélation de son talent que Mme Récamier vint à Lyon.

Mme de Sermésy parlait peu, sa taille était haute et élancée, c'était une femme bonne et généreuse, mais aux manières froides et réservées. Révoil et Richard, les deux maîtres de l'école lyonnaise, venaient avec assiduité chez elle; on y trouvait aussi Dugas-Montbel, le traducteur d'Homère, Artaud, Ballanche et beaucoup d'autres dont les noms me sont devenus étrangers.

Camille Jordan était aussi l'un des fidèles de ces réunions, et celui assurément dont l'esprit y répandait le plus d'intérêt; mais, lié avec Mme Récamier depuis sa première jeunesse, il était pour elle un ami tout à fait intime, et j'ai le droit d'en parler avec plus de détail. Les hasards de l'émigration avaient rapproché Mathieu de Montmorency et Camille Jordan; mille rapports de sentiments et de caractères unirent promptement ces deux nobles natures. De grandes dissemblances ne nuisaient point au penchant qui les attirait l'un vers l'autre. Camille Jordan, chez qui le sentiment religieux était aussi profond que sincère, s'était malheureusement arrêté à un déisme exalté et presque mystique; Mathieu de Montmorency voulait faire faire à son ami un pas de plus et l'amener à la foi de la Révélation. Il en résultait entre eux d'interminables et éloquentes discussions philosophiques qui ne refroidissaient pas leurs sentiments. À l'époque dont je parle, l'opposition au gouvernement impérial et l'aspiration vers le rétablissement d'une monarchie libérale formaient entre eux un lien de plus. Après le retour des Bourbons que tous deux avaient ardemment souhaité, nous vîmes, hélas! cette belle amitié attiédie par l'esprit de parti et quelquefois mêlée d'amertume.

Un mariage heureux avec une Lyonnaise riche et jolie avait depuis quelques années fixé Camille Jordan dans sa ville natale. Il eût été impossible d'être plus aimable. Une candeur d'enfant, de l'enthousiasme, de la grâce, un incomparable mouvement donnaient à sa conversation un attrait tout particulier. Éloquent et généreux, son patriotisme était passionné. Bien que Camille Jordan eût vécu dans un monde choisi, il n'avait pu apprendre certaines nuances de forme, mais sa distinction naturelle était telle que ce vernis provincial avait chez lui de l'agrément et de l'originalité. Violemment rejeté hors de la vie politique en fructidor, il s'occupait, dans les loisirs d'une douce vie de famille, d'une traduction de la Messiade de Klopstock, à laquelle il travailla longtemps et qu'il laissa inachevée. Lorsque la Restauration lui rendit une action publique, Camille Jordan prit rang parmi nos orateurs les plus distingués. Nous nous étonnions parfois alors de tout ce que la parole de cet homme, si plein dans le commerce privé de douceur, de grâce et de charme, prenait à la tribune d'âpreté et d'emportement.

Tandis que Mme Récamier s'établissait à Lyon, M. de Montmorency, après quelques mois de séjour à Toulouse et dans le midi de la France, s'était rapproché de sa famille, en deçà du rayon des quarante lieues qu'il ne devait pas dépasser. Il écrivait de Vendôme à son amie la lettre suivante:

«Vendôme, le 25 juin 1812.

«Je trouve que le séjour de Lyon m'est favorable, aimable amie. Je me hâte de vous remercier de cette lettre du 15 que j'ai reçue avant-hier, de ce grand papier, de ces quatre pages, de cette expansion de vos sentiments à laquelle j'attache tant d'intérêt. Ne dites pas que vous m'écrirez exactement toutes les fois que vous aurez à me parler de ce qui en a pour moi: cela peut-il être jamais autrement quand vous me parlez de vous-même? Il est vrai qu'à ce profond et constant intérêt il s'en joint en ce moment un autre que nous avons en commun, et qui m'occupe vivement ainsi que vous. Je suis bien touché de l'impression que vous en avez reçue. Ce que je désire uniquement, ce que je demande souvent par mes prières les plus intimes, c'est votre bonheur qui, moins que jamais, peut se séparer de l'estime des autres et surtout de la vôtre propre, de ce sentiment de paix intérieure dont vous me parlez d'une manière touchante et reconnaissante.

«Oui, ce que vous me dites de ce sentiment qui survit à beaucoup de véritables peines, de cette vie paisible et retirée très-propre à l'entretenir, de vos raisonnables projets pour vous instruire dans une science sur laquelle votre coeur seul vous a déjà tant appris, tout cela a produit sur moi une impression très-douce. Il y aurait aussi quelque chose de semblable dans les récits de la vie que je mène ici au sein d'une réunion de famille très-complète pour moi et qui commence à devenir nombreuse, depuis l'arrivée de Sosthènes qui a été promptement suivie de celle d'Adrien et de son fils. J'oublierais ici très-volontiers ma position, si ce n'était pas à elle-même que se rattachent les peines et les sacrifices de l'amitié. C'est de cet intérêt qui nous est vraiment commun que je veux vous entretenir.

«Vous n'avez sûrement pas ignoré la dernière méchanceté atroce qu'on lui a faite. Je serais avide de détails qui vont peut-être absolument me manquer. Ce sera un acte digne de votre générosité de m'en donner toutes les fois que vous le pourrez. Vous me promettez des explications sur une institution de bienfaisance qui a un double intérêt, puisqu'elle vous en a inspiré. Donnez-moi beaucoup de renseignements de ce genre sur Lyon: j'en avais demandé à Camille, qui a été empêché par la terrible épreuve qu'il a subie dans sa famille. Je jouis beaucoup d'apprendre qu'elles soient terminées. Rien ne m'étonne de tout ce qu'une intimité plus habituelle vous fait découvrir en lui, et du charme qu'il doit répandre sur votre société. Parlez-lui de moi, et parlez de moi quelquefois ensemble.

«Qu'est-ce que ce bon baron[26] pouvait donc avoir de si pressé pour passer si peu de temps dans une ville où il avait le bonheur de vous voir arriver? J'ai peine à me défendre de mauvaises pensées sur l'impression, pour la première fois semblable, que nous lui faisons vous et moi. Adieu, aimable amie; j'ai mené hier ma mère dans ces grands bois solitaires à qui il ne manque à mes yeux que de vous avoir reçue sous leurs ombrages. Notre amie m'y a laissé des traces de son passage. Quand puis-je vous y espérer? Ah! vous êtes bien sûre que votre souvenir y est déjà et qu'on y priera pour vous. Secondez-nous de votre côté et embrassez pour moi cette petite Amélie, que je vois d'ici toute tranquille et vous aimant bien. Faites agréer mes hommages reconnaissants à Mme votre belle-soeur.»

Ce fut Camille Jordan qui conduisit M. Ballanche[27] chez Mme Récamier. Sitôt qu'elle fut arrivée à Lyon, il lui parla avec l'enthousiasme qui lui était ordinaire de son ami Ballanche, et sollicita la permission de le lui présenter: mais, avant de le lui amener, il lui fit lire ce qui avait déjà paru de ses Fragments. Puis il lui raconta comment Ballanche était devenu éperdument amoureux d'une fille noble et sans fortune; comment, la gêne de la famille de la jeune personne prenant sa source dans un procès long et ruineux, le bon Ballanche avait fait des propositions très-élevées à la partie adverse pour en obtenir la cession de ses prétendus droits, objets du litige, dans l'intention de rendre ainsi à cette famille repos et fortune; comment, accueilli avec bienveillance par le père, il avait aspiré à la main de la jeune fille et comment ses espérances avaient été déçues.

Le désespoir de cet amour rebuté s'exhalait dans les belles et harmonieuses pages qu'il a intitulées Fragments.

Ballanche ainsi annoncé fut présenté par Camille Jordan.

À partir de ce jour, son âme et sa vie furent enchaînées; dès ce moment
M. Ballanche appartint à Mme Récamier.

La laideur de M. Ballanche, résultat d'un accident qui avait défiguré ses traits, avait quelque chose d'étrange: d'horribles douleurs de tête qu'un charlatan avait voulu faire disparaître par un remède violent avaient amené une carie dans les os de la mâchoire; il devint nécessaire d'en enlever une partie, et de plus on dut faire subir à M. Ballanche l'opération du trépan. De toutes ces souffrances il s'en était suivi une difformité dans l'une de ses joues.

Des yeux magnifiques, un front élevé, une expression de rare douceur, et je ne sais quoi d'inspiré à certains moments, compensaient la disgrâce et l'irrégularité de ses traits, et rendaient impossible, malgré la gaucherie et la timidité de toute la personne, de se méprendre sur ce que cette fâcheuse enveloppe renfermait de belles, de nobles, de divines facultés. David d'Angers, s'inspirant de la physionomie et saisissant avec justesse la grandeur empreinte dans cette tête, a pu faire de M. Ballanche (de profil, il est vrai) un très-beau médaillon d'une ressemblance frappante.

Le lendemain de sa présentation chez Mme Récamier, M. Ballanche y revint seul, et se trouva tête à tête avec elle. Mme Récamier brodait à un métier de tapisserie; la conversation d'abord un peu languissante prit bientôt un vif intérêt, car M. Ballanche, qui trouvait avec peine ses expressions lorsqu'il s'agissait des lieux communs ou des commérages du monde, parlait extrêmement bien, sitôt que la conversation se portait sur l'un des sujets de philosophie, de morale, de politique ou de littérature qui le préoccupaient.

Malheureusement les souliers de M. Ballanche avaient été passés à je ne sais quel affreux cirage infect, dont l'odeur, d'abord très-désagréable à Mme Récamier, finit par l'incommoder tout à fait. Surmontant, non sans difficulté, l'embarras qu'elle éprouvait à lui parler de ce prosaïque inconvénient, elle lui avoua timidement que l'odeur de ses souliers lui faisait mal.

M. Ballanche s'excusa humblement en regrettant qu'elle ne l'eût pas averti plus tôt, et sortit; au bout de deux minutes il rentrait sans souliers, et reprenait sa place et la conversation où elle avait été interrompue. Quelques personnes, qui survinrent, le trouvèrent dans cet équipage et lui demandèrent ce qui lui était arrivé. «L'odeur de mes souliers incommodait Mme Récamier, dit-il, je les ai quittés dans l'antichambre.»

Je place ici une lettre qui fut adressée à Mme Récamier par M. Ballanche quelques mois plus tard, le surlendemain du jour où elle quitta Lyon pour se rendre en Italie; elle fera comprendre mieux, que tout ce que je pourrais dire, le rapport qui s'était établi entre elle et l'auteur d'Antigone.

M. BALLANCHE À Mme RÉCAMIER.

Février 1813.

«Madame,

«Je ne sais si vous savez combien a été aimable la promesse que vous avez exigée de moi, de vous écrire le soir même du jour de votre départ. Vous avez senti combien votre absence m'allait être pénible, après la si douce habitude que vous aviez bien voulu me laisser contracter de vous voir tous les jours. Vous avez voulu adoucir, autant qu'il était en vous, l'amertume que je devais en ressentir. Vous êtes bien la plus excellente des femmes. Je dois vous l'avouer, Madame, il m'est arrivé assez souvent de me trouver tout étonné des bontés que vous avez eues pour moi. Je n'avais point lieu de m'y attendre, parce que je sais combien je suis silencieux, maussade et triste. Il faut qu'avec votre tact infini vous ayez bien vite compris tout le bien que vous deviez me faire. Vous qui êtes l'indulgence et la pitié en personne, vous avez vu en moi une sorte d'exilé, et vous avez compati à cet exil du bonheur.

«Un naturel un peu timide met trop de réserve dans tous mes discours. J'écrirai ce que je ne pouvais prendre sur moi de dire.

«Permettez-moi à votre égard les sentiments d'un frère pour sa soeur. J'aspire après l'instant où je pourrai vous offrir, avec ce sentiment fraternel, l'hommage du peu que je puis. Mon dévouement sera entier et sans réserve. Je voudrais votre bonheur aux dépens du mien; il y a justice à cela, car vous valez mieux que moi.

«Tous les soirs je consacrerai quelques instants à Antigone: je tâcherai de la faire un peu semblable à vous; ce sera un moyen de me distraire du souvenir des soirées que j'avais coutume de passer auprès de vous, sans me distraire de vous, ce qui me serait impossible. Vous me permettrez aussi de vous écrire.

«Il est bien tard. Vous me renverriez si j'étais chez vous: vous voudriez vous coucher.

«Dieu vous donne un bon sommeil!»

Dans une autre lettre, en parlant à Mme Récamier du besoin de dévouement qui avait toujours rempli son âme, M. Ballanche lui disait:

«Vous étiez primitivement une Antigone, dont on a voulu, à toute force, faire une Armide. On y a mal réussi: nul ne peut mentir à sa propre nature.»

Mme Récamier, en venant à Lyon, y avait été surtout attirée par l'espérance fortement enracinée dans son coeur de revoir Mme de Staël. Non-seulement elle voulait la revoir, mais elle se flattait, en se rapprochant ainsi de la Suisse, de pouvoir combiner son départ avec celui de son amie. Ce projet que M. de Montmorency combattait vivement ne se réalisa point. Mme de Staël ne vint pas à Lyon où son fils Auguste fit seul une apparition. Le découragement et la tristesse de Mme Récamier s'accroissaient à mesure qu'elle voyait sa réunion à Mme de Staël devenir impossible; elle exprimait ses anxiétés à M. de Montmorency dont la tendre compassion s'efforçait de ranimer son courage, et le bon Ballanche, devenu aussi le confident des douleurs de l'exil, s'attachait avec d'autant plus d'ardeur à celle à qui sa générosité n'avait valu que l'isolement.

M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vendôme, le 4 juillet 1812.

«Je voulais vous écrire tous ces jours-ci, aimable amie; une course dans les bois où j'ai passé une partie de la journée d'hier m'en a encore empêché, et vous me pardonnerez d'avoir fait passer avant vous Camille à qui je devais le compliment de l'amitié sur la mort de sa belle-mère. J'ai été tout à fait touché de la petite lettre que vous êtes bien aimable de m'avoir écrite dans un état de souffrance dont l'écriture portait la pénible empreinte.

«Vous me demandez de vous plaindre: ce mot sorti d'une bouche telle que la votre pourrait étonner bien des gens qui verraient l'impression que vous produisez dans un salon et ces hommages de tout genre qui vous suivent dans la solitude d'une province comme dans les cercles de Paris. Ce n'est pas là ce qui me paraîtrait à moi devoir éloigner tout sentiment de commisération; mais je trouverais d'autres motifs de vous féliciter et de vous relever de la tentation de l'abattement, dans la connaissance plus intime que j'ai de votre caractère, dans une certaine bonté, une certaine générosité qui ne peuvent pas exister sans énergie, et qui décèlent dans l'âme des forces peut-être inconnues à vous-même; dans le bonheur que vous avez eu, au milieu de tant d'obstacles naturels, et naturellement invincibles, de remonter par penchant, par conviction, à la source unique du véritable courage et du seul bonheur possible sur la terre.

«Cependant, lorsque les forces vous manquent pour puiser jusqu'au fond de cette source, pour utiliser tous les trésors que vous avez en vous-même, et donner à ce que vous avez de rectitude dans l'esprit et dans le coeur son application tout entière, en prenant une fois pour toutes un généreux parti, dont Dieu, j'ose vous le garantir, vous récompenserait au centuple: alors, aimable amie, je suis tout prêt à vous accorder, non ce sentiment de pitié, dont le nom seul me répugne à employer ainsi, mais la plus tendre, la plus sincère, la plus profonde commisération. Je conçois, je plains, je partage ce qu'il y a de pénible dans ce genre unique d'isolement.

«Mais l'amitié a aussi le droit de réclamer contre ce mot: on n'est pas isolé avec son Dieu et des amis! D'ailleurs, où est la sûreté, l'efficacité, où sont les espérances raisonnables d'un autre parti? J'oserais défier votre propre coeur de pouvoir séparer, même pour quelques instants, les idée de devoir et de bonheur! Il faut donc se résigner à une position qui est le résultat de circonstances tout à fait indépendantes de notre volonté, ou plutôt l'ouvrage d'une volonté supérieure. Je voudrais surtout que vous eussiez échappé au danger particulier qu'a pour vous le besoin de se dévouer à des amis malheureux. Certes je serais moins disposé que personne, dans l'occupation commune que j'ai d'eux, à leur disputer la consolation de recevoir de vous des preuves d'une amitié généreuse, mais je vous supplie de ne pas passer cette exacte limite. Ils ne peuvent pas douter de votre intérêt, et ils devraient être au désespoir de ce qui engagerait ou compromettrait votre vie tout entière.

«J'ai réuni ici mes deux cousins. Adrien m'a quitté, mais va me renvoyer incessamment son fils qu'il me confie pour quelques mois. C'est une responsabilité d'éducation encore plus grande que celle de votre petite Amélie. Je conserve encore pour une quinzaine au moins ma famille la plus intime. Ensuite ils retourneront à Paris, et moi je me promènerai dans les environs pendant quelques semaines pour nous réunir encore dans les bois. Votre pensée me suivra partout. Que la mienne aussi, mais surtout que la première de toutes ne vous abandonne jamais.»

Bien peu de jours après avoir reçu cette lettre de Mathieu de
Montmorency, il parvint à Mme Récamier quelques lignes datées de Coppet.
C'en était fait! Mme de Staël avait quitté la France.

10 juillet.

«Je vous dis adieu, mon ange tutélaire, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste. Qu'il vous voie et qu'il me revoie. C'est sur vous que je compte pour adoucir sa vie maintenant et pour le réunir à moi quand il le faudra. Vous êtes une créature céleste; si j'avais vécu près de vous, j'aurais été trop heureuse. Le sort m'entraîne. Adieu.»

On se rappelle peut-être qu'en insistant pour faire quitter Châlons à son amie, Mme de Staël mettait au nombre des avantages qu'elle rencontrerait à Lyon, celui de la société d'un préfet homme de bonne compagnie: mais ce préfet, jusque-là en effet, homme du monde, d'esprit et de manières agréables, reçu, ainsi que sa femme, fréquemment et presque intimement chez Mme Récamier, se trouva être du nombre des fonctionnaires qui s'éloignaient d'une exilée. Une seule visite fut échangée entre la préfecture et la nouvelle venue, et le préfet, dans son zèle officiel, voulut en profiter pour donner à cette dernière des conseils qu'elle ne lui demandait pas et qu'elle aurait eu le droit de qualifier d'un autre nom. Presque en même temps eut lieu un autre désagrément du même genre, mais moins sérieux.

Il y avait peu de semaines que Mme Récamier était à Lyon, lorsque M. Eugène (depuis duc) d'Harcourt, homme d'un esprit aussi aimable que son caractère est indépendant, vint à traverser cette ville et s'y arrêta quelques jours, pour donner à une personne exilée, avec laquelle il était en relation, un témoignage de sa sympathie. Il se trouvait précisément chez Mme Récamier, où venait aussi d'arriver Mme Delphin, au moment où elle recevait la visite d'un Lyonnais, sorte de bel esprit fort prétentieux, très-démonstratif, à la fois ridicule et familier.

M. G. de B. avait été accueilli à Paris par M. Récamier avec la bienveillance cordiale qu'il témoignait à tous ses compatriotes. L'exil de Mme Récamier n'était point arrivé à sa connaissance, et il venait d'apprendre, en traversant la place de Bellecour, que cette femme célèbre était à Lyon et logée à l'hôtel de l'Europe. Sans perdre une minute, il y accourt et se fait annoncer. Après mille compliments, et force protestations de reconnaissance pour M. Récamier, cet importun personnage raconte qu'il donne le surlendemain une fête à la campagne, et supplie la belle Parisienne de lui accorder l'insigne faveur d'y assister. Mme Récamier résiste, objecte sa santé, la présence de M. d'Harcourt venu pour elle à Lyon, le tout en vain: le maudit homme n'en démordait point, et on n'en fut délivré qu'après qu'il eut arraché à Mme Récamier, à sa belle-soeur et à M. d'Harcourt la promesse que, le surlendemain, ils honoreraient sa fête champêtre de leur présence. M. G. de B., charmé du lustre que ne pourra manquer de donner à sa fête la présence d'une femme célèbre et d'un grand seigneur, annonce dans toute la ville cette bonne fortune, jusqu'à ce qu'enfin on l'avertît de l'exil de Mme Récamier. Son désespoir alors ne connut pas de bornes et il résolut de la recevoir de telle sorte qu'elle ne ferait pas un long séjour chez lui.

Au jour dit, Mme Récamier se met en route avec les deux personnes comprises dans la malencontreuse invitation. Quoique fort ennuyées de la perspective d'une corvée champêtre et littéraire, aucune d'elles ne croyait possible de manquer de parole à un homme si empressé, si obligeant et d'avance si profondément pénétré de gratitude pour la faveur qu'il avait sollicitée. On arrive; la grille du parc était ouverte, il y avait nombreuse compagnie de gens entièrement étrangers aux arrivants; ils s'informent du maître et de la maîtresse de la maison, on leur répond qu'ils sont dans le jardin; ils s'y rendent pour les chercher et les saluer, et aperçoivent enfin M. G. de B. dans une sorte de salle de verdure, grimpé sur la balustrade d'un jeu de bague dont il comptait les coups.

Sans daigner descendre en apercevant les trois invités dont la présence avait été sollicitée par lui avec tant d'opiniâtreté, il leur fait de la tête un petit salut protecteur, et continue de marquer les points. Un semblable accueil n'était point celui auquel étaient accoutumés de tels hôtes; ils échangèrent entre eux un regard de stupéfaction et remontèrent en voiture pour revenir à Lyon. L'aventure qui, au premier moment, les avait fort choqués, finit par leur sembler bouffonne. À quelques jours de là, on eut la clef de la conduite étrange de M. G. de B. Lui-même la donna à Mme Delphin qu'il alla voir: la candeur de sa platitude était si complète qu'il n'en faisait même pas l'apologie. Ce même G. de B. sollicita, au retour des Bourbons, la place de lecteur du roi, qui lui fut accordée sous Louis XVIII. Les antichambres de tous les régimes sont toujours peuplées des mêmes figures.

Le passage des voyageurs était fréquent à Lyon, et ce mouvement offrit quelques distractions à Mme Récamier; c'est ainsi qu'elle eut la visite du marquis de Catellan, comme elle avait eu celle de M. d'Harcourt. Le duc d'Abrantès, en se rendant en Illyrie, s'arrêta aussi quelques heures à l'hôtel de l'Europe. Talma vint, dans le courant de l'année 1812 à 1813, donner un certain nombre de représentations au Grand-Théâtre.

L'état de faiblesse de la duchesse de Chevreuse allait croissant d'une façon effrayante; elle ne se levait plus que quelques heures chaque jour, et d'ordinaire c'était vers le soir qu'elle se faisait habiller; elle assista néanmoins aux représentations de Talma avec Mme de Luynes et Mme Récamier. Cette dernière avait connu personnellement ce grand artiste chez Mme de Staël qui, passionnée pour le théâtre, professait la plus entière admiration pour le talent de Talma; Mme Récamier l'avait même reçu quelquefois chez elle. Talma, étant venu lui faire une visite, fut par elle engagé à dîner.

Qu'on ne se scandalise point de l'alliance des noms que les circonstances me forcent à rapprocher. Précisément à l'époque où Talma se trouvait à Lyon et y jouait au Grand-Théâtre devant un public électrisé, l'abbé de Boulogne, évêque de Troyes, prédicateur d'un grand talent et alors en butte à la persécution, était de passage dans la même ville. Un hasard singulier l'amena chez Mme Récamier le jour où Talma y dînait. L'évêque de Troyes, prêtre infiniment respectable, esprit cultivé et littéraire, avait l'usage du meilleur monde et son caractère était doux et modéré. Familier avec les chefs-d'oeuvre de la scène, et n'ayant de sa vie été au spectacle, l'occasion de rencontrer un tragédien du premier ordre lui parut une heureuse fortune.

Talma, que Mme Récamier lui présenta, mit de l'empressement et une bonne grâce respectueuse à réciter devant lui ceux de ses rôles où il avait à exprimer un sentiment religieux. Il le fit avec l'énergie et la supériorité de son admirable talent. L'abbé de Boulogne ravi exprimait naïvement l'émotion qu'il éprouvait. À son tour, Talma sollicita humblement la faveur d'entendre le prédicateur dans quelque morceau brillant de ses sermons. L'évêque ne s'y refusa pas. Après avoir écouté l'orateur avec un vif intérêt, Talma loua sa diction, fit quelques observations sur ses gestes et ajouta: «C'est très-bien jusqu'ici, Monseigneur (montrant le buste du prédicateur); mais le bas du corps ne vaut rien. On voit bien que vous n'avez jamais songé à vos jambes.»

Depuis que la nouvelle du départ de Mme de Staël était parvenue à Mme Récamier, et depuis qu'elle avait vu s'évanouir l'espérance toujours si chère de rejoindre l'amie dont la disgrâce l'avait enveloppée sans que le sort les réunît, elle éprouvait avec plus de vivacité l'amertume de son isolement. C'est en vain que Mme Delphin, faisant appel à toute la charité de sa belle-soeur, l'associait à ses visites aux malades et aux prisonniers. L'âme sympathique de Mme Récamier, facilement touchée à l'aspect de la souffrance d'autrui, oubliait un moment sa propre peine; mais ce poids soulevé retombait en l'accablant.

La tendresse et le babil de sa petite nièce Amélie, dont elle s'occupait avec une affection maternelle, amenaient quelquefois sur ce beau visage un sourire qui n'y paraissait plus guère, et le bon M. Ballanche, ému de la plus tendre pitié, lui écrivait:

«Je voudrais avoir une occasion de vous prouver à quel point je vous suis attaché, à quel point mon âme a connu la vôtre. Je ne sais nul être sur la terre qui vous égale; je n'en sais point, et je connais cependant quelques êtres bien éminents. On vous connaît mal, on ne vous connaît pas tout entière; ce qu'il y a de meilleur en vous se devine.»

Si Mme Delphin associa sa belle-soeur à beaucoup de ses bonnes oeuvres, il en fut, et en grand nombre, dont la générosité de Mme Récamier eut l'initiative; je ne puis me refuser à en rappeler une dont le succès fut trop complet pour qu'il soit permis de la passer sous silence.

Une petite Anglaise, enlevée par des saltimbanques, et qu'on employait à faire des tours sur la place publique, fut amenée dans la cour de l'hôtel de l'Europe où elle donna aux gens de l'auberge un échantillon de sa souplesse; Mme Récamier, à laquelle une dame Anglaise, retenue en France depuis la rupture de la paix d'Amiens, lady Webb, en avait parlé, la vit, fut attendrie par sa jolie figure et sa misérable condition, fit des démarches pour l'arracher à ce triste métier, et se chargea des frais de son apprentissage. En quittant Lyon, elle confia la suite de cette bonne oeuvre à Mme Delphin. Quelques années après, en 1821, lorsqu'un dernier revers de fortune avait contraint Mme Récamier à chercher un asile à l'Abbaye-aux-Bois, elle reçut de sa belle-soeur la lettre que voici, et eut la joie d'apprendre que le ciel avait couronné, dans sa pauvre protégée, la constance de son charitable intérêt.

Lyon, 16 juillet 1821.

«Vous apprendrez avec plaisir, ma bonne soeur, par la lettre que je joins à la présente que Dieu a béni tout ce que vous avez fait pour la jeune Anglaise que vous avait recommandée milady Webb: les excellents principes que lui a inculqués la maîtresse chez laquelle vous avez payé son apprentissage, l'ont amenée à un tel degré de vertu qu'elle à été trouvée digne d'être admise dans la communauté des soeurs du refuge de Saint-Michel. C'est à vous, après Dieu, à qui elle doit le bonheur d'avoir embrassé la religion catholique, et, par suite, d'être entrée dans un saint état, qui fait présager pour elle le bonheur des élus! Elle ne cessera, m'a-t-elle dit, de prier le Seigneur pour qu'il répande sur vous toutes ses grâces, pour vous récompenser du bien que vous lui avez procuré.

«Je suis privée depuis longtemps du plaisir de recevoir de vos nouvelles, j'aime à croire que votre santé est telle que je le désire; je serais charmée d'en avoir la confirmation. Si vous ne pouvez écrire, j'engage Amélie, que j'embrasse du meilleur de mon coeur, à y suppléer.

«M. Frayssinous, à son retour des eaux de Vichy, a passé par notre ville; j'ai eu l'avantage de me trouver dans une maison où il vint faire une visite. Je me rappelais qu'Amélie m'avait écrit qu'il habitait l'Abbaye-aux-Bois, ce qui m'autorisa à lui parler de vous. On aurait fort désiré le garder quelques jours ici dans l'espoir de l'entendre prêcher, mais il a répondu qu'il était attendu à Paris.

«Je vous renouvelle, mon aimable soeur, l'assurance de mon inviolable attachement.

«Veuve DELPHIN, née RÉCAMIER.»

À la fin de janvier 1813, M. Mathieu de Montmorency, que préoccupait la position de son amie, mais qui n'était point libre de voyager comme il le voulait, put enfin venir à Lyon. Il comprit que Mme Récamier avait besoin de changer de lieu, et l'encouragea dans la pensée d'un voyage d'Italie dont le projet plaisait à son imagination.

Le voyage fut résolu, et, dans les premiers jours du carême, Mme Récamier partit avec sa nièce et sa femme de chambre. M. de Montmorency l'accompagna jusqu'à Chambéry: elle voyageait à petites journées, dans une voiture à elle, avec des chevaux de voiturin. Cette façon d'aller, inusitée à présent, a bien son charme dans un pays où chaque étape offre un objet de nature à exciter vivement l'intérêt et la curiosité. La voiture renfermait une bibliothèque bien choisie, et comme Mme Récamier a toujours aimé la régularité et la méthode dans la distribution de son temps, elle s'était fait une sorte de règlement de vie que facilitait la ponctualité des repos obligés pour les chevaux. M. Ballanche s'était occupé du choix des livres, et avait joint l'Histoire des Croisades, qui venait de paraître, au Génie du Christianisme. On se nourrissait, d'ailleurs, des poëtes italiens. La petite caravane atteignit ainsi heureusement Turin, où Mme Récamier accepta pour quelques jours chez M. Auguste Pasquier, administrateur des droits réunis, et frère cadet du baron Pasquier, alors préfet de police, une bienveillante hospitalité dans un doux intérieur de famille.

M. Pasquier ne trouva point prudent pour sa belle compatriote de continuer sa route vers Rome, comme elle l'avait commencée, en compagnie d'un enfant et d'une femme de chambre: il insista fortement pour qu'elle consentît à associer à son voyage un compagnon, homme sûr et d'un âge déjà respectable. C'était un Allemand très-instruit, très-modeste, botaniste distingué, qui venait de terminer l'éducation d'un jeune homme de grande maison, et qui, libre désormais, voulait visiter Rome et Naples. L'association avec cet excellent homme ne laissa à Mme Récamier et à sa petite compagne qu'un souvenir tout à fait agréable. M. Marschall était extrêmement réservé, et le plus souvent se tenait sur le siége de la voiture. On se mettait en route à six heures et demie du matin; vers onze heures ou midi on s'arrêtait pour déjeuner et pour faire manger les chevaux; on repartait vers trois heures, et l'on marchait jusqu'à huit, qu'on atteignait la couchée.

Fréquemment à l'heure où le soleil s'était abaissé à l'horizon de telle sorte qu'on ne souffrît plus de la chaleur, Mme Récamier montait auprès du discret Allemand pour causer avec lui et pour jouir de la belle nature des pays qu'on traversait. Bien souvent, après avoir échangé quelques paroles gracieuses avec ce compagnon de voyage dont la discrétion, le respect et l'humeur toujours égale la touchaient fort, Mme Récamier saisie par le sentiment de sa situation, par le souvenir des amis éloignés, de la famille absente, perdue en quelque façon dans un pays étranger avec un enfant de sept à huit ans, sous la protection de cet inconnu, excellent sans doute, mais sans liens avec son passé comme avec son avenir, Mme Récamier tombait dans de longs et tristes silences. Un soir, entre autres, c'était au pied des murailles de la ville fortifiée d'Alexandrie, par un clair de lune splendide, on dut attendre le visa des passe-ports et l'abaissement du pont-levis plus d'une heure. La douceur de l'air, la transparence de la lumière, le silence des campagnes, la beauté de la nuit avaient plongé Mme Récamier dans une rêverie profonde, et ses compagnons de voyage s'aperçurent tout à coup que son visage était baigné de larmes. La petite Amélie essaya par ses caresses de consoler un chagrin dont elle ne comprenait pas la cause; pour M. Marschall, témoin respectueux de cette profonde mélancolie, jamais il ne la troubla, même par un mot de sympathie inopportun. Ce silence plein de délicatesse était une des choses dont la belle exilée lui avait conservé le plus de reconnaissance.

Après avoir successivement traversé Parme, Plaisance, Modène, Bologne, Mme Récamier s'arrêta huit jours à Florence et arriva enfin à Rome dans la semaine de la passion.

Ce fut à Rome qu'elle se sépara du bon M. Marschall auquel elle garda toujours un souvenir de gratitude, et qu'elle revit à Paris, avec un vrai plaisir, en 1814.

Descendue chez Serni, place d'Espagne, Mme Récamier, avant de s'établir dans son appartement, voulut prendre possession de la ville éternelle en visitant immédiatement Saint-Pierre et le Colisée.

Rome était veuve de son pontife, et cette capitale du monde chrétien n'était alors que le chef-lieu du département du Tibre. M. de Tournon, absent lors de l'arrivée de Mme Récamier, en était préfet; M. de Norvins était chargé de la police, et le général Miollis commandait les troupes françaises.—La douleur de la captivité du pape était générale et profonde dans la population romaine; l'aversion pour la domination française perçait en toute occasion et animait au même degré le peuple et l'aristocratie. Au milieu des circonstances si graves qui agitaient l'Europe, le nombre des étrangers était presque nul dans cette ville qui a le privilège d'attirer à elle les pèlerins et les curieux de l'univers entier. Ce deuil et cette tristesse donnaient encore peut-être quelque chose de plus saisissant à l'aspect de Rome.

Mme Récamier avait une lettre de crédit et de recommandation pour le vieux Torlonia, lequel était depuis longtemps en rapport d'affaires avec M. Récamier; il mit un extrême empressement à lui offrir ses services et à lui présenter sa femme.

Ce Torlonia, banquier le matin et dans son comptoir, duc de Bracciano le soir et dans son salon, qui a fait de ses fils des princes, et des grandes dames de toutes ses filles, était un personnage singulier. Doué d'une remarquable intelligence en affaires, avare comme un juif et somptueux comme le plus magnifique grand seigneur, il faisait, cette année-là même, arranger et meubler son beau palais du Corso; Canova exécutait pour lui le groupe d'Hercule et Lycas; et en même temps, non-seulement il faisait mille ladreries, mais il les racontait comme des traits d'esprit. Mme Torlonia, la duchesse de Bracciano, avait été admirablement belle; quoiqu'elle ne fût plus jeune en 1813, elle avait encore de la beauté. Elle était bonne, et comme les Italiennes de ce temps-là, faisait un étrange amalgame de galanterie et de dévotion. Un jour d'épanchement, elle racontait avec quel soin elle avait évité que le repos de son mari ne fût troublé par son fait, et elle ajoutait: «Oh! c'est lui qui sera bien étonné au jugement dernier!»

L'établissement de Mme Récamier chez Serni ne fut que passager; au bout d'un mois elle loua le premier étage du palais Fiano dans le Corso, et son salon y devint le centre du peu de Français et d'étrangers que Rome renfermait alors. De ce nombre était un M. d'Ormesson, Français doux et aimable, dont la société était sûre et ne manquait pas d'agrément. Le comte, alors baron de Forbin, artiste, homme de lettres, chambellan, homme à bonnes fortunes, très-bon gentilhomme, et de l'esprit le plus brillant, s'y trouvait en même temps. Sa conversation était étincelante de verve comique; il contait bien et mimait ses histoires de la plus piquante façon.

M. de Forbin avait été fort occupé de la princesse Pauline Borghèse, soeur de l'empereur, et voyageait en Italie un peu par ordre, pour expier ce qu'il y avait eu de trop affiché dans cette liaison. Son ami et son émule le peintre Granet était avec lui à Rome, et rien ne les a honorés davantage l'un et l'autre que l'amitié qui les unit jusqu'à la mort.

M. de Norvins venait aussi presque journellement chez Mme Récamier, quoique fonctionnaire; mais chargé de la police, il trouvait dans le seul salon de Rome qui fût ouvert, et chez une exilée, un intérêt de société auquel il était sensible, car il était homme d'esprit, et un intérêt de métier.

L'absence du souverain pontife ne permettait point que les cérémonies de la semaine sainte fussent accomplies à la chapelle Sixtine; ce fut dans la chapelle du chapitre de Saint-Pierre que le vendredi saint on exécuta le fameux Miserere d'Allegri.

On sait le prodigieux effet de cette musique, à la nuit tombante, et quel était le timbre de ces voix d'homme aiguës auxquelles on a depuis, renoncé, mais dont la qualité avait quelque chose de surnaturel. Mme Récamier, émue et comme transportée, entend auprès d'elle les sanglots qu'arrachait à un homme placé à très-peu de distance une impression musicale encore plus vive que celle qu'elle éprouvait: sa surprise ne fut pas médiocre en reconnaissant, dans ce mélomane si profondément attendri par la musique religieuse, le chef de la police française.

Une des premières visites de Mme Récamier à Rome avait été pour l'atelier de Canova; elle ne lui était pas particulièrement recommandée, mais tout étranger était admis à visiter les studi de l'illustre sculpteur. Après qu'elle eut parcouru toutes les salles où se trouvaient exposés, soit les plâtres des statues dont l'artiste ne possédait plus les originaux, soit les marbres qu'il venait d'achever, ou les ouvrages au point que les praticiens dégrossissaient, et qu'elle eut admiré à loisir les productions de ce gracieux ciseau, elle arriva à l'atelier réservé au travail personnel de Canova. Désireuse de lui témoigner sa très-sincère admiration, l'étrangère lui fit passer son nom. À l'instant même Canova sortit de son atelier. Il était en costume de travail et tenait à la main son bonnet de papier; il insista pour que Mme Récamier pénétrât dans le mystérieux réduit; il mit à cette proposition une simplicité et une bonne grâce auxquelles la mignardise de son accent vénitien très-prononcé allait bien. Là se trouvaient deux personnes, son frère, et l'abbé Cancellieri, antiquaire distingué, ami intime des deux frères.

Entre l'artiste éminent, admirateur passionné de la beauté, et Mme Récamier qui comprenait et sentait si vivement les arts et qui eut toujours le culte du talent, il devait s'établir une rapide sympathie: dès le même soir, Canova en compagnie de son frère l'abbé, vint rendre à l'étrangère la visite qu'il en avait reçue, et à partir de ce jour ne manqua plus de venir passer sa soirée chez elle. Il arrivait de bonne heure et se retirait toujours un peu avant dix heures. Mme Récamier allait très-fréquemment le voir travailler; il aimait à parler de son art et des compositions qu'il projetait. Chaque matin un billet de Canova, écrit de ce style caressant et un peu excessif, familier à la langue italienne, venait apporter le bonjour et le tribut de ses sentiments.

Les soins que Canova prenait de sa santé étaient minutieux et multipliés; ses journées étaient réglées aussi méthodiquement que celles d'un religieux. Il les commençait en assistant à la messe de son frère l'abbé. Ce frère ne le quittait pas plus que son ombre; rien n'était plus touchant que le rapport de tendresse, de déférence et de protection qui les unissait. L'abbé était beaucoup plus jeune et seulement frère de mère du célèbre sculpteur; il avait été élevé par lui. C'était un esprit fin et doux, défiant comme tous les Italiens, et d'un caractère très-timoré; il avait beaucoup d'instruction et servait de secrétaire et de lecteur à son frère aîné. Il faisait un sonnet par jour, et, pendant tout le séjour de Mme Récamier à Rome, le sonnet quotidien fut dédié à la belissima Zulieta.

L'existence de Canova était simple et large: il habitait au second étage du Corso un bel appartement, confortablement meublé, dont les murailles étaient ornées de très-belles gravures, reproduction de chefs-d'oeuvre. Ses gens ne portaient point de livrée; sa voiture n'avait point de recherche; sa table était abondante et bien servie, et il exerçait avec enjouement et cordialité une hospitalité étendue; mais là n'était point son luxe: il le réservait pour ses rapports avec les artistes et les hommes de lettres auxquels il était toujours prêt à donner de généreux secours, et avec ses ouvriers qu'il payait magnifiquement. Canova avait de très-beaux traits, sa figure était noble et grave, ses manières simples et affectueuses; il avait non-seulement de la bonté, mais de la bonhomie et de la gaieté, ce qui n'excluait chez lui ni la finesse, ni même une innocente ruse. Il ne parlait pas facilement le français et s'exprimait de préférence dans sa propre langue. Canova eut pour Mme Récamier une amitié tendre et sincère; il avait besoin d'affections, il aimait les habitudes et la paix, et dut apprécier vivement le charme de la société d'une femme dont la douceur et l'égalité d'humeur étaient inaltérables, dont l'esprit avait du mouvement, qui savait louer et admirer avec enthousiasme.

Les nouvelles que Mme Récamier recevait de Lyon confirmaient toutes les craintes qu'elle avait eues en quittant la duchesse de Chevreuse. Mme de Luynes, dans ces douloureux moments, sentait plus encore le vide de l'absence de celle qui, pendant une année, avait été pour elle et pour sa belle-fille une si douce compagnie. Elle écrivait à Mme Récamier:

LA DUCHESSE DE LUYNES À Mme RÉCAMIER.

«Lyon, ce 10 juin 1813.

«Combien j'aurais besoin, ma belle, de vous voir et de vous parler de mes chagrins! Depuis six semaines, la maladie de ma pauvre charmante a fait les progrès les plus alarmants. Dans l'intervalle, elle a voulu impérativement faire ce maudit voyage de Grenoble; on a donc cédé à sa volonté. La route, quoique avec deux repos, l'a fort fatiguée. Nous y avons loué deux appartements, nous nous y sommes établies, elle y a reçu cette compagnie qu'elle aime, qui était à ses ordres et lui montrait amitié et intérêt: elle se levait à sept heures pour la recevoir à huit, jusqu'à neuf heures et demie. Elle était extrêmement faible, les crachements de sang sont survenus, nous n'avions de ressources ni en médecin ni en apothicaire; elle a voulu s'en aller et se remettre sous la direction de M. Socquet.

«Nous sommes revenues ici le 5 mai. J'ai eu le bonheur de trouver un logement près de la maison où nous étions. Mais ma pauvre malade est plus souffrante que jamais; tout lui déplaît; il faut lui pardonner, car elle est bien à plaindre: elle crache le pus et a un commencement d'enflure aux pieds et aux mains. Elle voit son état sous les couleurs les plus noires; je crains qu'elle n'ait raison: je suis bien malheureuse. Elle a désiré voir ma fille[28], je l'ai mandée, elle sera ici à la fin de la semaine prochaine; elle la distraira peut-être, je ne puis en venir à bout. Ce qui me fait plaisir, c'est que ces Lyonnais dont elle a dit tant de mal viennent la voir tous les jours de huit heures jusqu'à neuf.

«En vous écrivant je regarde de temps en temps votre petit buste[29] qui m'a suivie et me suivra j'espère partout: je l'aime, je ne puis dire qu'il me console de votre absence, mais il me fait du bien. J'éprouverais un grand bonheur à vous embrasser, à vous parler de ma peine; vous vous entendez si bien à charmer que je serais soulagée en vous voyant. En attendant, je vous embrasse, ma belle, de tout mon coeur.»

LA MÊME.

«Lyon, ce 3 juillet 1813.

«S'il était possible que l'intérêt et l'amitié d'une personne aussi aimable que vous pussent consoler, ma belle, d'un malheur dont je suis menacée tous les jours, j'éprouverais cette consolation. Votre lettre du 25, qui m'est arrivée hier, m'a fait un vrai plaisir. Venons aux tristes détails de l'état de mon intéressante malade. Figurez-vous que cette figure, cet éclat, cette beauté est enveloppée du voile de la… je ne puis écrire ce mot. Elle est enflée depuis les pieds jusqu'à la ceinture; les mains jusqu'en haut du bras le sont de même; elle avale encore, mais parfois avec difficulté; elle souffre peu, elle a toute sa tête. Heureusement pour elle, elle a une insensibilité absolue pour tout ce qui l'entoure: son frère, qui est ici, est pour elle un objet d'indifférence; elle me supporte, mais pas plus. C'est une horrible maladie que celle qui brise des liens qui devraient presque vous survivre; je suis au désespoir. J'ai toute la journée le spectacle le plus déchirant, je la vois s'affaiblir tous les jours; Martin tous les jours prononce l'arrêt le plus funeste. Voilà près d'un mois que le danger existe; le voyage de Grenoble l'a tuée. Ma fille m'est d'un grand allégement: je lui parle au moins, cela me soulage. Je ne sais plus quand je vous verrai, cette idée m'afflige.

«Adieu, ma belle, plaignez-moi et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon coeur.»

LA MÊME.

«Dampierre, ce 18 juillet 1813.

«Vous aurez vu, ma belle, par la dernière lettre que je vous ai écrite de Lyon, l'horrible malheur qui m'était réservé. J'ai perdu celle que j'aimais de toute l'étendue de mes forces, de toute mon âme enfin, le 6 juillet dernier. Il n'est pas possible de peindre le chagrin que j'ai. Vous avez jugé vous-même comme elle était attachante, comme elle méritait que je l'appelasse ma charmante, comme elle m'aimait, comme elle était spirituelle, aimable! Qu'il est cruel de ne plus parler d'une si brillante personne qu'au passé! Je ne puis me faire à cette idée; c'est un arrêt solennel que je ne puis croire prononcé. Je la vois, je la soigne toujours; je trouve que ma raison me fait bien souffrir en me faisant sortir de cette illusion.

«Combien vous, qui avez de graves et aimables qualités, vous l'auriez encore plus appréciée que vous ne faites, si elle n'eût pas été si malade et si, de voir souvent une personne distinguée comme vous, pour qui elle voulait se montrer tout entière, ne l'eût pas fatiguée, au point qu'elle me disait: «Je la trouve charmante, je la verrais souvent; mais je l'ennuierais, je souffre trop.»

«Quel état et quelle maladie, chère belle! Elle a souffert presque tout son exil, et les trois dernières années ont été les plus douloureuses.

«Elle était, quelques jours avant le dernier, d'un changement à faire peur, décrépite et l'oeil hagard. Une fois qu'elle m'a été enlevée, c'était un ange, sa figure revenue et superbe. Je suis restée près d'une heure à la contempler, à baiser ses mains; j'étais absorbée au point que je n'ai pas pensé à la faire modeler, j'en suis au désespoir. Je n'ai d'elle qu'un portrait du temps qu'elle était enfant, peu ressemblant. Pensez à moi, et aimez-moi comme je vous aime.»

M. Ballanche vint dans les premiers jours de juillet passer une semaine à Rome pour y voir Mme Récamier. Il fit la route par le courrier, sans s'arrêter ni jour ni nuit, dans la crainte de perdre quelques-uns des moments dont il disposait. La joie de voir arriver ce parfait ami fut grande, et le soir même, après dîner, Mme Récamier voulut lui faire les honneurs de Rome. On était assez nombreux et on partit en trois voitures: il s'agissait de faire une promenade au Colisée et à Saint-Pierre. La soirée était resplendissante; chacun selon son humeur exprimait ou contenait ses impressions. Canova s'enveloppait de son mieux dans un grand manteau dont il avait relevé le collet, et tremblant que le serein ne lui fît mal, trouvait que les dames françaises avaient de singulières fantaisies de se promener ainsi à l'air du soir. Pour M. Ballanche, heureux de retrouver la personne qui disposait de sa vie, exalté par l'aspect des lieux et par les graves souvenirs qui s'y rattachent, il se promenait à grands pas sans mot dire, les mains derrière le dos. (Cette attitude lui était familière). Tout à coup Mme Récamier s'aperçoit qu'il a la tête nue: «Monsieur Ballanche, lui dit-elle, et votre chapeau?—Ah! répondit-il, il est resté à Alexandrie.» Il y avait en effet oublié son chapeau et n'avait pas depuis songé à le remplacer, tellement sa pensée s'abaissait peu à ces détails de la vie extérieure.

Rappelé par ses devoirs auprès de son père, M. Ballanche vit bien rapidement et avec désespoir s'écouler le temps de son séjour à Rome. Il écrivait de la route.

M. BALLANCHE À Mme RÉCAMIER.

«Ce 10 juillet 1813.

«Il ne faut pas que je me laisse gagner par l'ennui; je suis seul, le poids de la solitude me pèse horriblement. Permettez, Madame, que je me soulage de ce poids en m'entretenant un instant avec vous. Je n'ai rien pour ces sortes d'intervalles: je n'ai aucun goût à la lecture; la vue d'une belle nature et d'un monument est pour moi un mouvement machinal de mes yeux et une fatigue pour ma pensée; je ne m'y prends point. Je voudrais pouvoir ôter de ma vie ces moments de vide et de délaissement. Je suis entre Rome et Lyon, il me semble que je suis tout à fait hors de mon existence.

«Je ne trouve rien en moi, non-seulement qui puisse me suffire, mais même qui puisse m'aider à passer le temps. Pauvre et triste nature que je suis! ils sont passés ces jours de Rome, ils ne reviendront plus! que ne puis-je les recommencer. Au moins si je vous savais dans un lieu de repos, vous prenant aux choses de la vie, souriant aux distractions! mais j'ai trop lieu de croire que vous sentez aussi un poids qui vous fatigue. Je vous vois sur la triste terrasse du triste palais que vous habitez, véritable lieu d'exil.»

Le chagrin que M. Ballanche éprouvait à laisser Mme Récamier seule en pays étranger lui faisait voir sous des couleurs beaucoup trop mélancoliques l'existence qu'elle s'y était créée. Extrêmement sensible aux jouissances et aux distractions des arts, elle-même convenait que pendant la durée de son exil, le temps qu'elle avait passé en Italie était celui où elle avait le moins douloureusement senti la peine d'être arrachée à toutes ses habitudes.

Au reste, ces jours de Rome que M. Ballanche regrettait tant de voir disparus, se renouvelèrent pour lui. Onze ans plus tard, libre de tout lien, il visita l'Italie, il habita Rome avec celle à laquelle il s'était uniquement dévoué. Si dans ce second voyage, la vue des beautés de la nature continua à le laisser presque toujours indifférent, si les chefs-d'oeuvre des arts ne donnèrent que d'incomplètes jouissances à une imagination peu frappée des objets extérieurs, l'aspect des monuments de la Rome antique lui révélèrent tout un côté mystérieux de l'histoire. Ce fut à Naples en 1824 qu'à travers les difficultés d'une langue qu'il ne se donna jamais la peine d'apprendre à fond, M. Ballanche pénétra le génie de Vico si semblable au sien. De cette intime alliance entre la grandeur des souvenirs et la philosophie italique, naquit la Formule générale de l'Histoire romaine, une de ses conceptions les plus originales et les plus fécondes.

Je n'ai point encore parlé d'un Français fixé à Rome depuis un grand nombre d'années, et que Mme Récamier y vit très-habituellement. M. d'Agincourt était venu en Italie en 1779 avec l'intention d'y passer quelques semaines, et il n'en était plus sorti. Antiquaire passionné, il employa les quarante années de son séjour à Rome à composer le grand ouvrage sur l'Histoire de l'art par les monuments, qui a rendu son nom célèbre et le place en tête de ceux dont s'honore l'archéologie du moyen âge.

Il habitait à la Trinité-du-Mont une petite maison qui porte le nom de Salvator Rosa. Cette modeste demeure que précédait une espèce de jardin où les fragments de colonnes, de chapiteaux et de bas-reliefs se mêlaient aux fleurs, et que couronnaient les pampres et les grappes d'une vigne magnifique, offrait un coup d'oeil particulièrement riant et pittoresque. M. d'Agincourt avait la tournure et les manières d'un gentilhomme de l'ancienne cour, une politesse parfaite, une galanterie toute chevaleresque et une bienveillance expansive. Son grand âge (il avait quatre-vingt-trois ans) l'empêchait dès lors de faire aucune visite, et c'était Mme Récamier qui allait souvent le voir chez lui.

Cet aimable vieillard aimait fort à conter, et le faisait bien: le hasard de la destinée avait permis que Mme Récamier eût connu, à son entrée dans le monde, un assez grand nombre des contemporains de M. d'Agincourt, comme M. de Narbonne, le duc de Guines, la marquise de Coigny, et ne fut ainsi étrangère à presque aucun des souvenirs ou des noms que, dans ses récits, le spirituel antiquaire rappelait le plus volontiers. Aussi ne la voyait-il jamais partir qu'avec un grand regret; souvent dans la conversation il lui arrivait de lui dire: «Vous vous rappelez telle personne,» et puis par une prompte réflexion il ajoutait: «J'oublie toujours que vous êtes trop jeune, vous n'étiez pas née au temps dont je parle.» Au reste, cette pure et douce existence allait bientôt s'éteindre: M. d'Agincourt ne survécut que de quelques mois au départ de la personne qui avait charmé ses derniers jours.

Cependant la saison s'avançait; les chaleurs et les fièvres allaient faire déserter Rome, et Mme Récamier hésitait sur le lieu où elle irait avec sa nièce chercher un abri. Canova lui offrit de partager l'appartement qu'il habitait à Albano alla locanda di Emiliano. Cette proposition faite avec un vif désir de la voir accepter le fut en effet, et Mme Récamier devint pendant deux mois l'hôte de Canova, à la condition que toutes les fois que l'illustre sculpteur et son frère viendraient à la campagne, ils n'auraient point d'autre ménage que celui de la dame française. Canova en effet n'abandonnait jamais ses travaux et son atelier; il allait hors de Rome, pendant les grandes chaleurs, de temps à autre, chercher du repos, de la fraîcheur, pour se retremper plutôt que pour y faire un séjour prolongé, et il avait choisi Albano comme l'habitation la plus saine.

Son établissement y était des plus modestes: la locanda di Emiliano était une auberge située sur la place du Marché, en face de la rue assez rapide qui monte à l'église. Canova se réserva la partie de l'appartement qui donnait sur la place, et fit prendre à Mme Récamier celle dont les fenêtres s'ouvraient sur la campagne. L'appartement était au second étage; la villa de Pompée étendait à gauche ses magnifiques ombrages, la mer bornait l'horizon, et dans la vaste plaine qui se déroulait sous le grand balcon de la chambre habitée par Mme Récamier, mille accidents de terrain, de végétation, de lumière, variaient, selon l'heure et le temps, une des plus belles vues du monde. Cette pièce, qui servait de salon, avait des rideaux de calicot blanc, et les murs en étaient ornés de gravures coloriées des peintures d'Herculanum.

Le souvenir de ce séjour d'Albano s'est conservé dans le tableau d'un peintre romain, M. J.-B. Bassi, tableau que Canova envoya à Mme Récamier en 1816. L'artiste a rendu naïvement, et la vue magnifique dont on jouissait de cette chambre et l'extrême simplicité de l'ameublement. Mme Récamier est représentée assise près de la fenêtre, et plongée dans la lecture d'un livre qu'elle tient ouvert sur ses genoux.

Chaque matin, de très-bonne heure, Mme Récamier et sa petite compagne parcouraient ensemble les belles allées qui bordent le lac d'Albano, auxquelles on donne le nom de galeries. Ces ombrages merveilleux, l'aspect du lac et de ses rives s'éclairant à la lumière du matin, avaient une incomparable beauté. Dans ces heureux pays où la lumière a tant de magie, on peut contempler indéfiniment et sans se lasser le même point de vue: la lumière suffit à varier incessamment le spectacle et à le rendre toujours nouveau et toujours beau. Canova et l'abbé venaient de temps en temps respirer, pendant trois ou quatre jours, l'air salubre et parfumé de ces bois.

Dans cette vie douce et monotone, Mme Récamier, comme à Châlons, s'était mise en relation avec l'organiste, et chaque dimanche touchait les orgues à la grand'messe et à vêpres. Un dimanche du mois de septembre, la signora francese, car c'était sous cette dénomination que la belle exilée était connue à Albano, revenait chez elle après vêpres et descendait avec la jeune Amélie la rue qui conduit de l'église à la place. Une foule nombreuse d'hommes en grands chapeaux et en manteaux stationnait dans cette rue devant une porte basse. La foule paraissait morne et consternée; aux questions de la dame étrangère il fut répondu qu'on venait d'amener et de déposer dans la salle basse et grillée qui servait de prison, un pêcheur de la côte, accusé de correspondance avec les Anglais, et qui devait être fusillé le lendemain au point du jour. Au même moment, le confesseur du prisonnier, prêtre d'Albano que Mme Récamier connaissait, sortit du cachot: il était extrêmement ému, et apercevant la dame française dont les aumônes avaient plus d'une fois passé par ses mains, il imagina qu'elle pourrait avoir quelque crédit sur les autorités françaises de qui dépendait le sort du condamné. Il s'avança vers elle: le peuple, qui sans doute eut la même pensée que lui, s'ouvrit sur le passage de la prison et avant d'avoir échangé dix paroles avec le confesseur, Mme Récamier, sans se rendre compte de la manière dont elle était entrée, se trouva avec le prêtre dans le cachot du prisonnier.

Le malheureux avait les fers aux pieds et aux mains; il paraissait jeune, grand, vigoureux; sa tête était nue, ses yeux étaient égarés par la peur; il tremblait, ses dents claquaient, la sueur ruisselait de son front, tout décelait son agonie. En voyant l'état d'inexprimable angoisse de cet infortuné, Mme Récamier fut saisie d'une telle pitié que se penchant vers lui, elle le prit et le serra dans ses bras. Le confesseur lui expliquait que la signora était française, qu'elle était bonne et généreuse, qu'elle avait compassion de lui, qu'elle demanderait sa grâce. Au mot de grâce le condamné parut reprendre quelque peu sa raison: Pietà! pietà! s'écriait-il. Le prêtre lui fit promettre de se calmer, de prier Dieu, de prendre un peu de nourriture, pendant que sa protectrice irait à Rome solliciter un sursis.

L'exécution étant fixée au lendemain matin, il n'y avait pas un moment à perdre. Mme Récamier retourna chez elle, demanda des chevaux de poste, et partit une heure après, résolue à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour sauver le malheureux que la Providence n'avait pas vainement, du moins l'espérait-elle, mis sous ses yeux dans cet affreux état. Elle vit les autorités françaises de Rome et les trouva inflexibles; elle intercéda pour le pauvre pêcheur, mais ce fut en vain. Le général Miollis fut poli et affectueux; mais il ne pouvait rien. M. de Norvins se montra dur et presque menaçant: il répondit aux pressantes prières de Mme Récamier, en l'engageant à ne pas oublier dans quelle situation elle se trouvait elle-même, et en lui rappelant que ce n'était pas à une exilée à se mêler de retarder la justice du gouvernement de l'empereur. Le lendemain, elle revint à Albano dans la matinée, désespérée de l'insuccès de ses démarches, et l'imagination toujours poursuivie par la figure de l'infortuné qu'elle avait vu en proie à toutes les terreurs de la mort. Dans la journée, le confesseur du malheureux pêcheur vint la voir; il lui apportait la bénédiction du supplicié.

L'espoir de la grâce l'avait soutenu jusqu'au moment où on lui avait bandé les yeux pour le fusiller; il avait dormi dans la nuit; le matin avant de monter sur la charrette, car on l'avait exécuté sur la côte, il avait pris quelque nourriture et ses yeux se tournaient sans cesse du côté de Rome, où il croyait toujours voir apparaître la _signora francese _apportant sa grâce. Ce récit, sans diminuer les regrets de Mme Récamier, calma pourtant son imagination par la certitude que si son intervention n'avait pas sauvé le prisonnier, elle avait du moins adouci ses derniers moments.

Au mois d'octobre, Mme Récamier retourna à Rome. L'hiver n'amena pas beaucoup de voyageurs: les événements de la guerre, les revers de nos armées, l'ébranlement de la toute-puissance de Bonaparte sous l'effort de l'Europe coalisée, tenaient les coeurs dans une anxiété perpétuelle.

Victime du pouvoir arbitraire de Napoléon, Mme Récamier avait le droit de désirer sa chute; elle aurait pu considérer comme le signal de l'affranchissement du monde l'événement qui seul devait lui rouvrir les portes de la France; mais l'intérêt personnel ne la rendait insensible, ni à la gloire de nos armes, ni aux revers de nos soldats, et jamais elle ne permit qu'on prononçât devant elle un mot qui pût blesser le sentiment national.

M. Lullin de Chateauvieux fit un séjour passager à Rome. Genevois, homme d'un esprit vif, comique et brillant, lié intimement avec Mme de Staël, chez laquelle Mme Récamier l'avait connu à Coppet, sa présence fut très-agréable à celle-ci, et pour lui-même, et à cause des personnes qu'il lui rappelait et dont elle pouvait lui parler. En effet, une des privations dont Mme Récamier souffrait le plus, c'était la difficulté des correspondances avec Mme de Staël et avec ses autres amis.

M. de Montlosier, lui aussi, traversa Rome en se rendant à Naples, et s'y arrêta quelques jours. Il s'en allait visiter le Vésuve et l'Etna, et n'était alors occupé qu'à étudier les volcans: esprit remarquable, mais extravagant, sincère, mais excessif et mobile. Il était depuis longues années en relation avec Mme Récamier, et elle le retrouva plus tard à Paris.

Le prince de Rohan-Chabot arriva à Rome vers le commencement de l'hiver, et fut bientôt au nombre des visiteurs les plus assidus de sa belle compatriote. M. de Chabot était chambellan de l'empereur, et c'était encore un des grands seigneurs ralliés par prudence au gouvernement de Bonaparte. Il était dans toute la fleur de la jeunesse, et avait, en dépit d'une nuance de fatuité assez prononcée, la plus charmante, la plus délicate, je dirais presque la plus virginale figure qui se pût voir. La tournure de M. de Chabot était parfaitement élégante: sa belle chevelure était frisée avec beaucoup d'art et de goût; il mettait une extrême recherche dans sa toilette; il était pâle, sa voix avait une grande douceur. Ses manières étaient très-distinguées, mais hautaines. Il avait peu d'esprit, mais quoique dépourvu d'instruction, il avait le don des langues: il en saisissait vite, et presque musicalement, non point le génie, mais l'accent.

On engageait fort Mme Récamier à compléter son voyage d'Italie par un séjour à Naples; elle en avait bien le désir, mais elle hésitait encore, et se demandait quel accueil elle recevrait des souverains de ce beau pays, le roi Joachim et la reine Caroline, (M. et Mme Murat) qu'elle avait connus avant leur élévation au trône et chez lesquels elle arriverait exilée. Tandis qu'elle était dans cette incertitude, elle reçut de M. de Rohan-Chabot, qui l'avait précédée à Naples, la lettre suivante:

M. DE ROHAN-CHABOT À Mme RÉCAMIER.

«Naples ce 22 novembre 1813.

«Je me hâte de répondre à la lettre que j'ai reçue de vous hier, Madame, et je suis enchanté de voir que vous vous décidiez enfin à voir Naples. Soyez sûre que c'est la raison qui vous a inspiré cette pensée. J'ai fait part sur-le-champ au roi de votre détermination. Les ordres doivent être déjà donnés sur la route pour que vous y trouviez les escortes, si vous en aviez besoin; mais on assure que les chemins sont très-sûrs en ce moment.

     «Ma lettre, que je fais partir par l'estafette, vous arrivera
     demain mardi: je vous attends ici jeudi, à l'hôtel de la
     Grande-Bretagne, chez Magati.

«Songez, Madame, que le roi étant prévenu de votre arrivée prochaine, il y aurait mauvaise grâce à reculer, et, d'ailleurs, on dit que le roi part dans les premiers jours de décembre.

     «J'eusse été capable de retarder mon départ pour vous voir, mais
     mon projet n'a jamais été de partir avant le 6 ou le 8 décembre. Je
     vous engage, pour éviter l'ennui des auberges, à passer une nuit.
     Alors il faudrait partir de Rome à sept heures du matin.

     «Si j'osais, je vous prierais d'envoyer votre laquais porter une
     petite note ci-incluse, à mon logement à Rome, place des
     Saints-Apôtres. Je remercie beaucoup votre aimable secrétaire.
     Sera-t-il du voyage?

     «Veuillez agréer, Madame, l'hommage de mon dévouement et de mon
     attachement: l'un et l'autre sont bien sincères.

«ROHAN-CHABOT.»

«Il suffirait, en cas que vous eussiez besoin d'escorte, que vous vous nommassiez. Le général Miollis pourrait vous donner un ordre pour les gendarmes sur le territoire romain.»

Assurée par ce message de trouver à Naples une bienveillance empressée, Mme Récamier se décida à quitter Rome dans les premiers jours de décembre 1813. Comme les routes à cette époque étaient infestées de brigands, elle accepta de voyager de conserve avec un Anglais, célèbre collecteur d'antiquités, le chevalier Coghill[30]. L'Anglais était dans sa voiture avec ses gens. Mme Récamier dans la sienne avec sa nièce et sa femme de chambre; on voyageait en poste, mais on devait se rendre à Naples en deux jours. Au second relais, à la poste de Velletri, on trouva les chevaux nécessaires aux deux voitures tout harnachés, tout sellés, les postillons le fouet à la main; on relaya avec une promptitude féerique. Même chose se produisit aux postes suivantes; les voyageurs ne comprenaient rien à ce miracle. À un des relais pourtant on leur parla du courrier qui les précédait et qui faisait préparer leurs chevaux. Il devint évident qu'on profitait depuis le matin d'une erreur, et Mme Récamier s'amusa du mauvais tour qu'on jouait au voyageur victime du malentendu dont elle profitait.

Grâce à la façon dont on avait été servi et mené, on arriva de fort bonne heure à Terracine où l'on devait souper et coucher. Mme Récamier venait de refaire sa toilette en attendant que le repas fût servi, lorsqu'un grand bruit de grelots, de chevaux, et le claquement du fouet de plusieurs postillons attira la voyageuse à la fenêtre. C'étaient deux voitures avec le même nombre de chevaux que celles de la petite caravane anglo-française: ce ne pouvait être que les voyageurs auxquels on avait avec persistance enlevé les relais préparés; puis un bruit de pas se fait entendre dans l'escalier, et une voix d'homme haute et irritée se fait entendre: «Où sont-ils ces insolents qui m'ont volé mes chevaux sur toute la route?» À cette voix, que Mme Récamier reconnut à merveille, elle sortit de sa chambre, et répondit avec un éclat de rire: «Les voici, et c'est moi, monsieur le duc.»

Fouché, duc d'Otrante, car c'était lui, recula un peu honteux de sa fureur, en apercevant Mme Récamier; quant à elle, sans paraître se douter de l'embarras qu'il éprouvait, elle lui proposa d'entrer chez elle. Fouché se rendait à Naples en toute hâte, chargé d'une mission de l'empereur: il s'agissait de maintenir le roi Murat dans la fidélité à son beau-frère. La terre commençait à manquer sous les pas du conquérant; Joachim était vivement pressé par l'Angleterre d'entrer dans la coalition, et ne résistait plus qu'à demi et par un sentiment d'honneur; il était donc très-important pour Bonaparte de ne pas perdre cet allié, et Fouché avait raison d'être pressé. Il eut avec Mme Récamier une demi-heure de conversation assez vive, et lui demanda avec humeur ce qu'elle allait faire à Naples: il voulut lui donner quelques conseils de prudence. «Oui, Madame, lui disait-il, rappelez-vous qu'il faut être doux quand on est faible.—Et qu'il faut être juste quand on est fort,» lui fut-il répondu. L'ancien ministre de la police impériale poursuivit sa route, et les autres voyageurs arrivèrent tranquillement à Naples le lendemain.

À peine Mme Récamier était-elle installée à Chiaja, chez Magati, dans l'appartement que M. de Rohan lui avait retenu, qu'un page de la reine venait lui apporter les plus gracieuses félicitations sur son heureuse arrivée, s'informer de sa santé, et lui exprimer, au nom des deux souverains, le désir de la voir le plus tôt possible. Le page était accompagné d'une immense et magnifique corbeille de fruits et de fleurs: cette façon de souhaiter aux gens la bienvenue parut à la petite compagne de Mme Récamier la plus charmante du monde, et ne permettait guère qu'on tardât à en exprimer sa reconnaissance.

Le lendemain, Mme Récamier se rendait au palais et était reçue par le roi et la reine avec tous les témoignages d'un vif empressement et d'une affectueuse bienveillance.

Mme Murat, lorsqu'elle avait envie de plaire, était douée de tout ce qu'il fallait pour y réussir. Sa capacité pour le gouvernement et pour les affaires était réelle, et elle en donna des preuves dans toutes les occasions où elle fut chargée de la régence; elle avait de la décision, un esprit prompt et une volonté ferme. Susceptible d'affections vraies, son âme n'était pas dépourvue de grandeur, et plus qu'aucune des femmes de sa famille, elle eut le respect des convenances et le sentiment de la dignité extérieure.

Mme Murat avait, pour les personnes qui lui plaisaient des attentions extrêmement délicates; elle semblait en deviner les goûts, les habitudes, tant elle mettait de soin à les satisfaire avec promptitude et à s'y conformer. Cette disposition charmante, dans les rapports d'égal à égal, empruntait du rang suprême bien plus de prix encore et de grâce.

Ce qui est certain, c'est qu'elle combla Mme Récamier, et que celle-ci n'eut qu'à se défendre des témoignages de confiance et d'amitié qu'on lui donnait. Loges à tous les théâtres, hommages de toutes sortes, préférences marquées en toute occasion, fêtes, et mieux encore, intimité de tous les moments si elle l'eût acceptée, soins minutieux de sa santé, rien ne manquait, je le répète, à ce royal empressement. Mme Récamier en souffrait toutes les fois qu'elle en voyait souffrir la jalousie ou l'amour-propre des personnes de la cour qu'on lui sacrifiait. Ainsi la reine la faisait toujours passer devant toutes les dames. Un jour, à Portici, on se rendait du salon dans une galerie; la reine ayant ouvert la marche, Mme Récamier voulut réparer, en cette occasion, les blessures que tant de petites humiliations précédentes avaient faites: elle se retira en arrière pour laisser passer ces dames devant elle. Celles-ci se disposaient à le faire assez arrogamment, quand Mme Murat, se retournant et s'apercevant du manége, lança à ces malheureuses dames un regard foudroyant et leur dit d'une voix brève: «et Mme Récamier!»

Le nom et le rang de M. de Rohan-Chabot l'avaient fait accueillir à la cour de Naples avec beaucoup de distinction; ses agréments personnels lui valurent d'être particulièrement remarqué par la reine; mais il ne profita de cet avantage que dans une mesure très-innocente: la piété qui a couronné la fin de sa vie était déjà chez lui vive et sincère.

J'ai parlé de Portici; on y revint dîner après une matinée passée à Pompéï. Le roi sachant combien Mme Récamier aimait les arts, et l'intérêt qu'avaient à ses yeux les monuments de l'antiquité, voulut lui donner le divertissement d'une fouille. M. de Clarac et Mazois l'architecte reçurent l'ordre de la préparer, et, au jour désigné, Joachim, la reine et toute la cour se rendirent à Pompéï. Les ambassadeurs des diverses puissances, quelques étrangers de distinction, au nombre desquels se trouvaient Mme Récamier et M. de Rohan, avaient été convoqués à cette fête, que le roi mit beaucoup de galanterie à dédier à sa belle compatriote. Un déjeuner très-élégant fut servi dans les ruines; on parcourut, sous la direction de M. de Clarac, les principaux monuments de Pompéï, et la fouille donna quelques beaux objets en bronze. Ce bruit, ce mouvement, ces pompes d'une cour moderne au milieu d'une ville d'un âge si différent du nôtre, et qui semble attendre ses habitants, formaient un contraste unique au monde, et laissèrent aux assistants une impression qui n'a pu s'effacer de leur souvenir.

Mme Récamier était arrivée à Naples dans les circonstances les plus graves pour le sort de ce beau royaume et pour l'avenir du souverain que les hasards de la fortune avaient placé à sa tête.

Murat avait été longtemps, en effet, un fidèle allié de la France et un vassal soumis de Napoléon; il fit la campagne de Russie et y combattit avec sa brillante valeur, partagea les dangers de la retraite jusqu'à Wilna, et là, quittant l'armée, revint à Naples mécontent et humilié. Il avait noué alors quelques négociations avec l'Autriche; néanmoins il prit encore part à la campagne de 1813, et ne revint à Naples qu'après la bataille de Leipzig.

Il en coûtait à Joachim et à sa femme de se séparer de la France, mais les événements de la guerre ne leur laissaient presque plus d'autre choix. Murat fit plusieurs tentatives pour exhorter son beau-frère à une paix possible encore et honorable; mais Napoléon traitait avec une inconcevable hauteur les rois qu'il avait faits: il ne daigna même pas répondre aux lettres du roi de Naples. Pendant ce temps, l'Angleterre et l'Autriche redoublaient leurs instances pour faire entrer Murat dans la coalition. Il n'était pas difficile de lui démontrer que c'était là le seul moyen d'éviter d'être entraîné dans la chute imminente de Napoléon; il ne l'était pas davantage de lui prouver que l'intérêt de ses sujets devait passer avant ceux de l'empereur, et que ses devoirs de roi devaient l'emporter sur ses devoirs de citoyen français. C'était au moment où l'esprit de Murat balançait, agité par la lutte de tant de devoirs et d'intérêts opposés, que Mme Récamier, exilée, fut accueillie par lui avec un empressement et une bienveillance infinie.

Mme Murat avait confié à Mme Récamier les incertitudes cruelles dont l'âme de Murat était déchirée. L'opinion publique à Naples, et dans le reste du royaume, se prononçait hautement pour que Joachim se déclarât indépendant de la France; le peuple voulait la paix à tout prix.

Mis en demeure par les alliés de se décider promptement, Murat signa, le 11 janvier 1814, le traité qui l'associait à la coalition. Au moment de rendre cette transaction publique, Murat, extrêmement ému, vint chez la reine sa femme; il y trouva Mme Récamier: il s'approcha d'elle, et espérant sans doute qu'elle lui conseillerait le parti qu'il venait de prendre, il lui demanda ce qu'à son avis il devrait faire: «Vous êtes Français, sire, lui répondit-elle, c'est à la France qu'il faut être fidèle.» Murat pâlit, et ouvrant violemment la fenêtre d'un grand balcon qui donnait sur la mer: «Je suis donc un traître», dit-il, et en même temps il montra de la main à Mme Récamier la flotte anglaise entrant à toutes voiles dans le port de Naples; puis se jetant sur un canapé et fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine plus ferme, quoique peut-être non moins émue, et craignant que le trouble de Joachim ne fût aperçu, alla elle-même lui préparer un verre d'eau et de fleur d'oranger, en le suppliant de se calmer.

Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine montèrent en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par d'enthousiastes acclamations; le soir, au Grand-Théâtre, ils se montrèrent dans leur loge, accompagnés de l'ambassadeur extraordinaire d'Autriche, négociateur du traité, et du commandant des forces anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de sympathie. Le surlendemain, Murat quittait Naples pour aller se mettre à la tête de ses troupes, laissant à sa femme la régence du royaume.

Je reviens sur quelques détails. Le comte de Neipperg, chargé d'une mission extraordinaire de l'Autriche, se trouvait alors à Naples. Ce personnage, qui devait, si peu de mois après, jouer un rôle inattendu, était déjà borgne et cachait l'oeil qu'il avait perdu sous un bandeau noir; ce qui ne l'empêchait pourtant ni d'être agréable, ni même de plaire. Sa conversation était aimable et avait de l'attrait; ses manières étaient nobles; il aimait passionnément la musique, et était lui-même un musicien consommé. Il venait beaucoup chez Mme Récamier, et elle dut à son obligeance d'être tirée de l'inquiétude qu'elle éprouvait sur le voyage de Mme de Staël dont depuis plusieurs mois elle n'avait aucune nouvelle.

M. de Neipperg lui annonçait ainsi l'arrivée de son amie à Vienne.

LE COMTE DE NEIPPERG À Mme RÉCAMIER.

«Naples, ce 3 janvier 1814.

«Le général, comte de Neipperg, en présentant ses hommages respectueux à Mme Récamier, ose lui demander la permission de se présenter chez elle; il a reçu, il y a peu de temps, des nouvelles de Mme de Staël et de sa famille; il pense qu'elles pourront intéresser Mme Récamier, et il s'empresse de les lui communiquer, sachant combien Mme de Staël lui porte d'affection.»

Le ministre de France, M. Durand de Mareuil, venait également chez Mme Récamier toutes les fois qu'elle recevait; ces deux diplomates s'observaient avec beaucoup d'attention et peu de bienveillance. Un soir, c'était quelques jours avant la signature du traité avec l'Autriche, Mme Récamier proposa de faire, comme chez Mme de Staël en Touraine, une petite poste. Chacun se mit autour de la table pour écrire, et M. l'ambassadeur de France commit dans le jeu, en interceptant un billet, une indiscrétion qui eût pu devenir aisément une grosse affaire.

Pendant l'absence de Joachim et la régence de Mme Murat, un matin que la reine était un peu souffrante et gardait le lit, Mme Récamier arriva pour la voir, au moment où le ministre de la justice, debout auprès de son lit, lui faisait signer des papiers relatifs à son département. Mme Récamier s'assit à quelque distance, et la reine continua à expédier les affaires. Prête à apposer sa signature sur un acte, Mme Murat s'arrêta et dit: «Vous seriez bien malheureuse à ma place, chère Madame Récamier, car voilà que je vais signer un arrêt de mort.—Ah! Madame, répliqua celle-ci en se levant, vous ne le signerez pas; et puisque la Providence m'a conduite auprès de vous en ce moment, elle voulait sauver ce malheureux.»

La reine sourit, et se tournant vers le ministre: «Mme Récamier, lui dit-elle, ne veut pas que ce malheureux périsse; peut-on lui accorder sa grâce?» Après un court débat, le parti de la clémence remporta, et la grâce fut accordée.

Cette circonstance, que Mme Récamier considéra comme une des plus heureuses de sa vie, lui laissa un souvenir bien doux: c'était le dédommagement du crève-coeur éprouvé à Albano. Ce fut ainsi, qu'en toute occasion et à tous les moments de ce séjour à Naples, la reine donna à sa compatriote exilée les marques de la plus haute estime et de la plus affectueuse confiance; au reste, celle-ci les paya d'un bien reconnaissant attachement.

Les cérémonies de la semaine sainte rappelèrent les voyageurs à Rome où Mme Récamier retrouva avec grande joie ses amis les Canova.—Deux ou trois jours après le retour de l'étrangère, les deux frères dont l'accueil avait été très-affectueux, très-empressé, mais empreint d'un certain air de mystère, l'engagèrent à se rendre à l'atelier pour y voir les travaux exécutés pendant son absence.

Mme Récamier fut exacte au rendez-vous; l'atelier présentait peu de choses nouvelles: le groupe d'Hercule et Lycas était près d'être terminé, on avait mis au point certaines choses, achevé certaines autres; cependant Canova et l'abbé conservaient leur air radieux et mystérieux. On parvint enfin dans le cabinet particulier du sculpteur, et là encore, rien de neuf. Quand on se fut assis, Canova, qui avait eu grand'peine à se contenir jusque-là, tira un rideau vert qui fermait le fond de la pièce, et découvrit deux bustes de femme modelés en terre: l'un coiffé simplement en cheveux, et l'autre avec la tête à demi couverte d'un voile; l'un et l'autre reproduisaient les traits de Mme Récamier. Dans les deux bustes, le regard était levé vers le ciel.

«Mira, se ho pensato a lei,» dit Canova avec toute l'effusion de l'amitié et la satisfaction de l'artiste qui croit avoir réussi.

Je ne sais pas bien ce qui se passa dans l'esprit de Mme Récamier, mais quoique vivement touchée de la grâce que Canova avait mise à consacrer les trois mois de son absence à s'occuper d'elle et à reproduire ses traits, cette surprise ne lui fut pas très-agréable et elle n'eut pas le pouvoir de dissimuler assez vite et assez complétement ce qu'elle éprouvait.

En vain, s'apercevant que le coeur de l'ami et l'amour-propre de l'artiste étaient également froissés, essaya-t-elle de réparer la blessure que cette première impression avait faite, Canova ne la pardonna qu'à demi.

J'ignore ce qu'est devenu le buste coiffé en cheveux; pour celui qui portait un voile, Canova y ajouta une couronne d'olivier; et quand un peu plus tard, la belle Française lui demanda ce qu'il avait fait de son buste dont il n'était plus question, il répondit: «Il ne vous avait pas plu, j'en ai fait une Béatrice.» Telle est en effet l'origine de ce beau buste de la Béatrice du Dante que plus tard il exécuta en marbre et dont un exemplaire fut envoyé à Mme Récamier, après la mort de Canova, par son frère l'abbé, avec ces lignes:

     «Sovra candido vel, cinta d'oliva,
     Donna m'apparve…

«Dante.

«Ritratto di Giulietta Recamier modellato di memoria da Canova nel 1813 e poi consacrato in marmo col nome di Beatrice.»

Cependant le territoire français était envahi, les nouvelles devenaient de plus en plus sinistres pour Napoléon. Mme Murat en écrivant à Mme Récamier, et en lui peignant ses anxiétés, témoignait un vif désir de la revoir encore; celle-ci se résolut à retourner à Naples pour quelques jours, mais cette fois, et pour une course aussi rapide, elle partit sans emmener sa nièce; elle fit la route avec une famille anglaise et un officier de la flotte qu'elle avait connus à Naples quelques semaines auparavant, et que la curiosité avait amenés à Rome pour peu de jours. Elle trouva sa royale amie toujours chargée du poids de la régence, et préoccupée des plus tristes pensées. Sans doute le trône de Joachim semblait raffermi, et l'ébranlement de l'Europe le laissait debout et intact; mais la destinée de Napoléon était accomplie, les troupes alliées étaient entrées à Paris, et ce grand capitaine, ce frère que Mme Murat avait quitté tout-puissant, et pour lequel elle éprouvait, non pas seulement de l'admiration, mais de la superstition, partait pour l'Île d'Elbe!

Un matin la reine encore au lit décachetait et parcourait une masse de lettres, de journaux, de brochures venus de France: parmi tous ces papiers se trouvait l'écrit de Bonaparte et les Bourbons. «Ah! dit la reine, une brochure de M. de Chateaubriand! nous la lirons ensemble.» Mme Récamier la prit, en parcourut quelques pages, et la replaçant sur un guéridon, répondit: «Vous la lirez seule, Madame.» Deux ou trois jours après, Mme Récamier prit congé de la reine de Naples en lui exprimant une sympathie aussi vraie qu'elle devait rester fidèle. Elle reprit le chemin de Rome, et il est facile de comprendre combien elle avait hâte de revoir sa famille et Paris, dont la chute de Bonaparte lui rouvrait les portes.

Mme Murat voulut la faire accompagner dans sa route que la présence des brigands rendait périlleuse; elle confia ce soin à M. Mazois, homme résolu et dévoué, en même temps qu'architecte savant et plein de goût. Le retour de Mme Récamier s'accomplit sans encombre; M. Mazois fut moins heureux lorsqu'il regagna seul le royaume de Naples: il fut arrêté et dépouillé même de ses vêtements.

La Providence réservait à Mme Récamier, prête à quitter la ville éternelle, un de ces spectacles extraordinaires qui remplissent l'âme d'une émotion profonde et ineffaçable. Elle eut le bonheur d'assister à l'entrée de Pie VII dans sa capitale. Du haut de gradins placés sous les portiques que forment à l'ouverture du Corso les deux églises qui font face à la porte du Peuple, elle vit le pontife rentrer dans Rome. Jamais foule plus compacte, plus enivrée, plus émue, ne poussa vers le ciel les clameurs d'un enthousiasme plus délirant. Les grands seigneurs romains et tous les jeunes gens de bonne famille s'étaient portés au-devant du pape jusqu'à la Storta, dernier relais avant la ville. Là, ils avaient dételé ses chevaux; la voiture de gala du souverain pontife s'avançait ainsi traînée, précédée de ces hommes dont les figures étaient illuminées par la joie et animées par la marche. Pie VII se tenait à genoux dans la voiture; sa belle tête avait une indicible expression d'humilité; sa chevelure parfaitement noire, malgré son âge, frappait ceux qui le voyaient pour la première fois. Ce triomphateur était comme anéanti sous l'émotion qu'il éprouvait; et tandis que sa main bénissait le peuple agenouillé, il prosternait son front devant le Dieu maître du monde et des hommes, qui donnait dans sa personne un si éclatant exemple des vicissitudes dont il se sert pour élever ou pour punir. C'était bien l'entrée du souverain, c'était bien plus encore le triomphe du martyr.

Pendant que le cortège fendait lentement la foule qui se reformait toujours sur ses pas, Mme Récamier et sa nièce quittant l'estrade et montant en voiture gagnèrent Saint-Pierre par des rues détournées. Des gradins avaient aussi été préparés autour de la Confession. Après une longue attente, elles virent enfin le saint vieillard traverser l'église et se prosterner devant l'autel; le Te Deum retentissait sous ces immenses voûtes, et les larmes inondaient tous les visages.

Mme Récamier ne voulut point quitter Rome sans aller visiter le général Miollis. Quand elle était arrivée dans le chef-lieu du département du Tibre, le général y commandait les forces françaises. Il maintenait dans la garnison une discipline exacte, et sa mansuétude et son désintéressement dans ce poste militaire, s'ils n'avaient pas suffi à réconcilier les habitants avec la domination française, la leur rendaient pourtant moins odieuse. Il avait été fort attentif pour Mme Récamier, et n'avait pas redouté, comme certains fonctionnaires civils, de témoigner une bienveillance aimable à une femme exilée.

Les positions étaient bien changées: on trouva le général Miollis absolument seul, avec un vieux soldat qui lui servait de domestique, dans la villa qu'il avait acquise et qui porte encore son nom. Il ne se disposait point à regagner la France, et parut extrêmement touché et presque surpris de la visite de Mme Récamier: il lui dit que c'était la seule qu'il eût reçue depuis qu'il avait quitté le commandement de Rome.

Peu de jours après, la voyageuse et sa petite compagne se mirent joyeusement en route pour la France. Elles passèrent à Pont-de-Beauvoisin le jour de la Fête-Dieu. La veille on avait encore couché en terre étrangère, on y avait entendu la messe, et dans l'après-midi, en touchant le sol de la patrie, on rencontrait les processions: Mme Récamier tout émue dit à sa nièce que c'était là un bon augure.

Mme de Staël, revenue à Paris avant son amie, lui adressait, le 20 mai 1814, ce billet que Mme Récamier recevait à Lyon:

Paris, le 20 mai 1814.

«Je suis honteuse d'être à Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je vous demande vos projets; voulez-vous que j'aille au-devant de vous à Coppet où je veux passer quatre mois?

     «Après tant de souffrances, ma plus douce perspective, c'est vous,
     et mon coeur vous est à jamais dévoué.

     «J'attends un mot de vous pour savoir ce que je ferai; je vous ai
     écrit à Rome et à Naples.

«Je vous serre contre mon coeur.»

Mme Récamier s'arrêta quelques jours à Lyon pour y prendre un peu de repos, surtout pour y voir sa belle-soeur et jouir encore de l'intimité d'une personne pour laquelle elle avait une si tendre vénération. Elle retrouvait d'ailleurs, dans cette ville, M. Ballanche et Camille Jordan. Elle se fit mettre par eux au courant, non point seulement des événements qui changeaient la face de l'Europe, les gazettes et les lettres l'en avaient instruite, mais du mouvement de l'opinion. Alexis de Noailles était à Lyon avec le titre de commissaire royal. Il vint voir Mme Récamier, et l'ayant accompagnée dans une fête donnée au palais Saint-Pierre en l'honneur du retour des Bourbons, le commissaire royal et la belle exilée y furent l'objet d'une sorte d'ovation.

Le 1er juin, Mme Récamier arrivait enfin à Paris, après un exil de près de trois ans qui n'avait jamais été révoqué.

LIVRE III

Ici commence une phase nouvelle de la vie de Mme Récamier, et se placent quelques années d'une existence aussi animée que brillante. Elle revenait à Paris après une absence de trois ans, n'ayant rien perdu de l'éclat et, pour ainsi dire, de la fleur de sa beauté. La joie sans mélange que lui causait ce retour la rendait radieuse; elle joignait à ce prestige toujours si puissant l'auréole de la persécution et du dévouement; et si dans une société ordonnée où les rangs s'étaient de plus en plus marqués, elle n'eut plus, comme dans sa première jeunesse et au sortir de la révolution, des triomphes de foule et des succès de place publique, l'élite de la société européenne lui décerna l'empire incontesté de la mode et de la beauté.

C'est le moment où j'ai vu Mme Récamier mener le plus la vie du monde avec tout ce que cette vie offre de séduction, d'agrément et de bruit.

La situation financière de M. Récamier n'était pas sans doute ce qu'elle avait été avant la catastrophe qui l'avait frappé; néanmoins, tout en poursuivant la liquidation de sa première maison, il avait renoué beaucoup d'affaires, et la confiance d'aucun de ses anciens correspondants ne lui avait fait défaut. Mme Récamier était d'ailleurs en possession de la fortune de sa mère qui s'élevait à quatre cent mille francs. Elle avait des chevaux, objet pour elle de première nécessité, attendu qu'elle ne savait pas marcher à pied dans la rue; elle reprit une loge à l'Opéra, et recevait ce jour-là après le spectacle.

Mme Récamier retrouvait à Paris, avec tous les succès du monde, toutes les jouissances de l'amitié. Mme de Staël y avait attendu le retour de son amie; Mathieu de Montmorency, comblé de joie par le rétablissement de la monarchie et de la maison de Bourbon objet de son culte et de ses regrets, était attaché comme chevalier d'honneur à Mme la duchesse d'Angoulême, ce type auguste du malheur et de la bonté; il devait à ce retour des princes légitimes le bonheur de revoir à Paris les deux amies qui lui étaient le plus chères.

La même circonstance ramenait en France une autre femme, amie d'enfance de Mme Récamier, dont la proscription et l'exil l'avaient séparée depuis dix ans: Mme Moreau, veuve de l'illustre et malheureux général, rentrée en France avec la fille, dont après son procès, Moreau, par sa lettre de Chiclane, lui annonçait la naissance. Après la mort du général Moreau, frappé hélas! d'un boulet français dans les rangs de l'armée russe, l'empereur Alexandre avait accordé à sa veuve une pension de cent mille francs. Au retour des Bourbons en France, Louis XVIII, voulant donner un témoignage de son respect pour la mémoire du général républicain, fit offrir à Mme Moreau le titre de duchesse; elle le refusa et ne voulut accepter que la dignité qui aurait appartenu au guerrier, s'il eût été vivant. On lui conféra donc le titre de maréchale de France. C'est, je crois, la seule fois que ce titre ait été donné à une femme.

On voyait alors à la fois, dans le salon de Mme Récamier, trois générations de Montmorency-Laval: le vieux duc encore vivant, Adrien de Montmorency, prince de Laval, son fils, et Henri de Montmorency son petit-fils, aimable, bon et loyal jeune homme qui faisait son entrée dans le monde, et qui eût noblement porté un grand nom si la mort n'eût tranché trop tôt le fil de sa vie. Présenté à Mme Récamier, il ne tarda pas à éprouver pour elle un sentiment d'admiration passionnée. Adrien de Montmorency disait avec grâce, en badinant sur cette impression à laquelle n'échappait aucune des générations de sa race: «Ils n'en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.»

Le marquis de Boisgelin venait très-habituellement chez Mme Récamier, ainsi que sa fille Mme de Béranger dont le mari avait péri dans la campagne de Russie; elle devint, peu de temps après, Mme Alexis de Noailles. On y voyait aussi la marquise de Catellan, la même qui dans un mouvement généreux était venue rejoindre à Châlons une amie frappée par l'exil; la marquise d'Aguesseau et sa fille Mme Octave de Ségur; Mme de Boigne et son père le marquis d'Osmond qui fut nommé ambassadeur de France à Turin; la duchesse des Cars, sa fille, la charmante marquise de Podenas et le frère de celle-ci, Sigismond de Nadaillac; MM. de Chauvelin, de Broglie, Armand et Paul de Bourgoing. Au milieu de tous les noms de l'ancienne monarchie, restés fidèles à la maison de Bourbon ou ayant servi l'empire, ceux qui dataient de la révolution se trouvaient en assez grand nombre: au premier rang, la princesse royale de Suède, Mme Bernadotte, qui était revenue habiter Paris après avoir fait un essai du climat de son futur royaume, dont sa santé n'avait pu supporter la rigueur. Elle portait en France le titre de comtesse de Gothland; Mme Récamier avait pour elle une véritable amitié; c'était une personne bonne, sûre, modeste, uniquement sensible aux affections domestiques, que la nature n'avait point faite pour le rang suprême: car elle n'avait aucune ambition, et détestait la gêne et l'étiquette. J'aurai plus d'une fois occasion de parler d'elle. Nommons encore Sébastiani; la maréchale Marmont, duchesse de Raguse; Mme Regnault de Saint-Jean-d'Angély; j'en passe beaucoup d'autres.

En aucun temps, sous aucun régime, je n'ai vu Mme Récamier cesser de rechercher avec empressement les vaincus de toutes les opinions: aussi son salon a-t-il toujours été un terrain neutre sur lequel les hommes des nuances les plus opposées se sont rencontrés pacifiquement.

La société fut extrêmement animée toute cette année à Paris. Le sentiment national souffrait sans doute de la présence des étrangers dans la capitale de la France, mais on se consolait, en pensant que nos troupes avaient bivouaqué dans les palais de tous les rois du continent. D'ailleurs, la lassitude de la guerre, de la conscription et du régime impérial était telle, il faut bien le dire, que la chute de ce pouvoir illimité donnait au pays entier le sentiment de la délivrance. Le prestige de nos armes était encore alors si grand pour les étrangers vainqueurs, qu'ils semblaient étonnés eux-mêmes de leur victoire, et, dans l'attitude de leurs soldats comme dans celle de leurs souverains, il y avait, vis-à-vis de la nation française, une nuance très-sensible de déférence et de respect; elle disparut à la seconde invasion. Nous gardions encore en 1814 toutes les conquêtes des arts; nous les perdîmes après les Cent-Jours.

Ce fut chez Mme de Staël que Mme Récamier rencontra, pour la première fois, le duc de Wellington.

Ici je retrouve, non point un fragment achevé du manuscrit de Mme Récamier, mais un sommaire de ce qu'elle voulait écrire sur ses rapports avec le général anglais. Je crois devoir l'insérer, sauf à compléter par quelques explications les circonstances indiquées dans ces notes.

LE DUC DE WELLINGTON.
SOMMAIRE.

«Enthousiasme de Mme de Staël pour le duc de Wellington.—Je le vois chez elle pour la première fois.—Conversation pendant le dîner.—Une visite qu'il me fait le lendemain. Mme de Staël le rencontre chez moi. Conversation sur lui après son départ.—Les visites de lord Wellington se multiplient.—Son opinion sur la popularité. Je le présente à la reine Hortense.—Soirée chez la duchesse de Luynes. Conversation avec le duc de Wellington devant une glace sans tain.—M. de Talleyrand et la duchesse de Courlande. Empressement de M. de Talleyrand pour moi. Éloignement que j'ai toujours eu pour lui. Mme de Boigne m'arrête au moment où je sortais suivie du duc de Wellington.—Continuation de ses visites. Mme de Staël désire que je prenne de l'influence sur lui. Il m'écrit de petits billets insignifiants qui se ressemblent tous.—Je lui prête les lettres de Mlle de Lespinasse qui venaient de paraître. Son opinion sur ces lettres.—Il quitte Paris.—Je le revois après la bataille de Waterloo. Il arrive chez moi le lendemain de son retour. Je ne l'attendais pas: trouble que me cause cette visite.—Il revient le soir et trouve ma porte fermée. Je refuse aussi de le recevoir le lendemain.—Il écrit à Mme de Staël pour se plaindre de moi. Je ne le revois plus.—Sa situation et ses succès dans la société de Paris. On le dit très-occupé d'une jeune Anglaise, femme d'un de ses aides de camp.—Retour de Mme de Staël à Paris. Dîner chez la reine de Suède avec elle et le duc de Wellington que je revois alors. Sa froideur pour moi, son occupation de la jeune Anglaise. Je suis placée à dîner entre lui et le duc de Broglie. Il est maussade au commencement du dîner, mais il s'anime et finit par être très-aimable. Je m'aperçois de la contrariété qu'éprouve la jeune Anglaise placée en face de nous. Je cesse de causer avec lui et m'occupe uniquement du duc de Broglie.—Je ne vois plus le duc de Wellington que très-rarement. Il me fait une visite à l'Abbaye-aux-Bois à son dernier voyage à Paris.»

Mme Récamier avait été certainement flattée de l'hommage que lord Wellington lui rendait; mais toute la gloire militaire et toute l'importance politique du noble duc ne le lui faisaient trouver ni animé, ni amusant, et, quoi qu'en pût dire Mme de Staël, elle ne chercha point à exercer un empire que le général anglais eût sans doute facilement subi.

Lorsqu'au lendemain de la bataille de Waterloo, le duc de Wellington se présenta chez Mme Récamier, elle convient elle-même que cette visite inattendue la troubla. Ce trouble était l'effet d'un sentiment patriotique d'autant plus honorable que la personne qui l'éprouvait, proscrite par Bonaparte, était en droit de se réjouir de la défaite de celui qui avait été son persécuteur. Le duc de Wellington se méprit sur l'émotion de Mme Récamier; il crut qu'elle était causée par l'enthousiasme, et c'est alors qu'il lui dit, en parlant de Napoléon: «Je l'ai bien battu.»

Ce propos, dans la bouche d'un homme tel que lord Wellington, révolta Mme Récamier, et elle lui fit fermer sa porte. Les fanfaronnades n'étaient point, il faut le reconnaître, dans l'humeur et dans les habitudes du duc de Wellington; mais à ce moment de sa carrière, il n'échappa pas à l'enivrement du succès. On peut se rappeler qu'après la bataille de Waterloo, il se fit ouvrir à l'Opéra la loge royale dans laquelle il aurait, avec ses aides de camp, assisté au spectacle, si les murmures du parterre indigné ne l'eussent averti de l'inconvenance qu'il commettait.

Je trouve parmi les billets, qualifiés, à bon droit, d'insignifiants, du vainqueur de Waterloo, celui-ci où il est en effet question des lettres de Mlle de Lespinasse:

Paris, le 20 octobre 1814.

«J'étais tout hier à la chasse, Madame, et je n'ai reçu votre billet et les livres qu'à la nuit, quand c'était trop tard pour vous répondre. J'espérais que mon jugement serait guidé par le vôtre dans ma lecture des lettres de Mlle Espinasse, et je désespère de pouvoir le former moi-même. Je vous suis bien obligé pour la pamphlete de Mme de Staël.

«Votre très-obéissant et fidel serviteur

«WELLINGTON».

Le style et l'orthographe ne prouvent pas dans ce héros une grande habitude de la langue française: quant à ce qu'il appelle la pamphlete de Mme de Staël, ce ne peut être que son ouvrage sur l'Allemagne qui parut en effet en 1814.

Ce fut pendant les premiers mois de la Restauration, que Mme Récamier, d'après le désir que lui avait exprimé la reine Hortense d'être mise en rapport avec le généralissime de l'armée anglaise, lui présenta le duc de Wellington. L'impératrice Joséphine, non plus que sa fille, n'avait point quitté Paris après la chute de Napoléon; elle reçut même l'empereur Alexandre à la Malmaison. Elle était morte le 27 mai 1814 avant le retour de Mme Récamier à Paris. Quant à la reine Hortense, elle avait accepté du roi Louis XVIII l'érection en duché de sa terre de Saint-Leu, et elle en portait le titre. Mme Récamier avait connu la duchesse de Saint-Leu avant son élévation au trône; c'était une personne inoffensive, bonne et généreuse pour ceux qui l'entouraient, dont les goûts étaient aimables, les manières élégantes, et qui eut toujours plus d'ambition qu'elle n'en avoua. Dans le courant de ce même été, la duchesse de Saint-Leu désira réunir chez elle à la campagne Mme de Staël, Mme Récamier et le prince Auguste de Prusse.

J'ai sous les yeux le billet par lequel Mme de Staël s'entend avec son amie sur ce projet. Le voici:

«La reine de Hollande nous invite à déjeuner pour demain, chère amie; voulez-vous que nous y allions tête à tête? Mais il faudrait partir à dix heures.—Je serai chez vous ce soir à onze heures. Au reste, je pense que peut-être un autre jour vous conviendrait mieux, parce qu'elle nous inviterait à dîner, ce qui serait plus commode.

«À ce soir. Je vous ai attendue hier jusqu'à minuit.»

Ce fut en effet un dîner. Mme de Staël et Mme Récamier se rendirent ensemble à Saint-Leu, le prince Auguste les y rejoignit et on y trouva de plus M. de Latour-Maubourg, M. de Lascour et la duchesse de Frioul.

La duchesse de Saint-Leu proposa avant le dîner une promenade à ses hôtes en voiture découverte. Un point de vue de la vallée rappelant à Mme de Staël un paysage d'Italie, elle exprima avec sa vivacité accoutumée son admiration pour la nature et le soleil du midi. «Avez-vous donc été en Italie?» lui demanda la reine Hortense. «Et Corinne, Corinne!» s'écrièrent tout d'une voix les personnes présentes. La duchesse de Saint-Leu rougit en s'apercevant de sa distraction et la conversation prit un autre tour.

Après le dîner on fit de la musique: la reine chanta une romance qu'elle avait composée pour son frère Eugène. Puis on parla de l'empereur Napoléon. Mme de Staël interrogeait assez volontiers et parfois d'une façon intempestive. Elle adressa à la reine Hortense quelques questions de ce genre qui la déconcertèrent visiblement.

Mme de Staël, dont la santé était déjà fort ébranlée, alla passer l'automne à Coppet. Elle avait en 1811 contracté un mariage secret avec un jeune officier de vingt-sept ans, remarquablement beau, du caractère le plus noble, et qui (lorsqu'elle le connut à Genève) semblait mourant des suites de cinq blessures qu'il avait reçues. M. de Rocca, c'est le nom du jeune homme auquel elle s'était unie, l'avait accompagnée dans le long voyage que fit entreprendre à Mme de Staël le besoin d'échapper aux persécutions impériales, et lorsque la chute de Bonaparte lui permit de rentrer en France, elle y revint avec ses enfants et avec M. de Rocca; il se mourait de la poitrine. On ne pouvait voir sans attendrissement ce jeune homme qu'il fallait soutenir et presque porter dans les visites qu'il faisait avec Mme de Staël; il était pourtant destiné à lui survivre une année.

Depuis sa rentrée en France, Mme Récamier entretenait une correspondance suivie avec la reine de Naples (Caroline Murat). Au mois d'octobre de cette année 1814, les souverains qui formaient la Sainte-Alliance se réunirent en congrès à Vienne, pour y régler le sort du monde et y convenir des bases du nouvel équilibre de l'Europe. Murat n'était pas sans inquiétude sur les résolutions qui pourraient être prises au congrès relativement au royaume de Naples, et il désira, non sans raison, que dans cette réunion de souverains où ses droits à la couronne seraient attaqués, ces mêmes droits fussent exposés et défendus. La reine de Naples écrivit à Mme Récamier pour lui demander de la diriger dans le choix d'un publiciste qu'on chargerait de la rédaction d'un mémoire étendu, destiné à éclairer le congrès et à disposer les souverains en faveur du roi Joachim.

Cet écrivain de talent dont la reine de Naples réclamait les services, Mme Récamier le trouvait dans sa société la plus habituelle; parmi les personnes qu'elle voyait sans cesse: elle pensa tout de suite à Benjamin Constant et le proposa. Lorsqu'elle fut assurée que ce choix était accepté par la cour de Naples, elle indiqua à M. de Constant un rendez-vous, afin de lui expliquer ce qu'on demandait de lui, et de lui remettre les documents qui devaient le guider dans son travail.

Mme Récamier connaissait Benjamin Constant depuis plus de dix ans, et je trouve dans une lettre qu'il lui adressait le 18 février 1810 un passage qui exprime bien la nature du rapport qui existait entre eux avant la première restauration.

«Je suis venu passer quelque temps au milieu des neiges et de ma famille. Dans le temps où nous vivons on ne saurait trop s'enterrer. D'ailleurs tous mes voeux tendent au repos et les devoirs le donnent. Je travaille comme vous à devenir dévot, et je me crois plus avancé: il y a moins de gens qui aient intérêt à s'opposer à mes progrès dans ce genre.

«Dans les derniers temps de mon séjour à Paris, vous me traitiez bien en étranger. C'est mal, car je suis de vos amis le plus désintéressé peut-être, ce n'est pas un mérite, mais aussi celui qui aurait le plus vif désir de vous voir heureuse, et qui vous suit des yeux avec le plus d'émotion, quand vous planez, comme vous le faites encore, entre le ciel et la terre. Je crois que le ciel l'emportera, et n'ayant malheureusement rien à gagner à ce que vous soyez mondaine, je suis pour le ciel. Adieu, madame, mille voeux et mille hommages.

«BENJAMIN CONSTANT.»

Dans l'entretien que Mme Récamier assigna à Benjamin Constant et dont le trône de Murat était le sujet, elle eut envie de plaire et n'y réussit que trop.

Benjamin Constant était une créature très-mobile, très-inégale, chez laquelle une rare et brillante intelligence n'avait pas rendu les notions morales plus nettes ni plus puissantes. Les passions dans lesquelles il avait usé sa vie avaient beaucoup plus enflammé sa tête que touché son coeur, mais il y avait contracté le besoin et l'habitude des agitations; il les cherchait partout, même dans le jeu.

Après une conversation de deux heures, il sortit de chez Mme Récamier la tête follement montée. Tout l'hiver s'écoula pour Benjamin Constant dans le trouble de ce sentiment insensé, car il n'eut jamais la moindre espérance, et Mme Récamier, qui rendait une entière justice à la supériorité de son esprit, avait l'aversion de son scepticisme.

Les intérêts de Joachim et de Mme Murat, dont Mme Récamier s'occupait avec une active reconnaissance, exigeaient qu'elle conférât souvent avec l'écrivain chargé de faire valoir leur cause, et il est certain que Benjamin Constant se servait de ce prétexte pour obtenir de la voir plus souvent.

Lorsque la rédaction du mémoire fut terminée, le gouvernement napolitain fit offrir à Benjamin Constant vingt mille francs et une décoration; en même temps on lui proposait de se rendre à Vienne pour y défendre les intérêts et les droits qu'il avait exposés avec tant de talent, mais cette mission devait rester secrète. Benjamin Constant à son tour demandait, par l'entremise de Mme Récamier, à être envoyé avec un caractère ostensible. Cette prétention ne pouvait être admise, et voici la lettre par laquelle la reine de Naples expliquait les raisons de son refus.

LA REINE CAROLINE (MURAT) À MADAME RÉCAMIER.

«On ne peut faire tout ce que vous désirez pour l'auteur du manuscrit. Si je pouvais causer un quart d'heure avec vous, je vous en aurais bientôt convaincue. Mais si vous voulez y réfléchir seulement un instant, vous avez trop d'esprit, trop de sens, votre tête est trop parfaitement organisée pour ne pas sentir toute l'importance des raisons qui s'y opposent. D'abord le danger de mécontenter les ministres chargés de cette affaire; de plus, la nation tout entière qui regarderait comme un affront pour elle qu'un étranger fût chargé de ses intérêts; enfin jusqu'au roi de France qui pourrait dire qu'on offre un refuge, un asile, un point de ralliement à tout ce qui a été grand patriote, et en prendre prétexte pour tourmenter; et cela dans un moment où il nous faut absolument du calme.

«J'espère cependant que Benjamin Constant sera content des propositions[31] qui lui seront faites et qu'il ira là-bas, qu'il soutiendra nos intérêts, et que nous vous devrons l'attachement à notre cause d'un homme dont les talents nous seront très-utiles.»

Cependant Bonaparte avait quitté l'île d'Elbe, et la nouvelle de son débarquement à Cannes répandait la consternation dans Paris. J'ai encore le souvenir vif et présent du trouble que cet événement, qui remettait en question le sort de la France, causa parmi les amis de Mme Récamier, et de la matinée où Mme de Staël venant lui dire adieu et l'exhortant à partir comme elle, à ne point affronter leur commun persécuteur, rencontrait chez elle la maréchale Moreau qui, elle aussi, s'enfuyait en Angleterre, la duchesse de Mouchy, la duchesse de Raguse, etc., etc.

Dans l'émotion d'un pareil moment, la plupart de ces adieux se faisaient dans l'antichambre.

Il est certain, que pour tous ceux qui n'étaient point amis du despotisme militaire, la nouvelle du débarquement à Cannes fut reçue comme l'annonce d'un grand danger pour le pays et pour la liberté.

Benjamin Constant, dont les principes politiques avaient toujours été opposés au gouvernement despotique (son attitude dans le tribunat en témoigne assez; son beau livre de l'Esprit de conquête en témoigne plus encore), Benjamin Constant dont les amis les plus chers avaient été persécutés par Napoléon, devait voir avec aversion le retour de l'ordre de choses qu'il avait toujours combattu. Il fit paraître le 19 mars, dans le Journal des Débats, son fameux article, protestation éloquente du droit contre la force, dont la dernière phrase a été si souvent citée: «Parisiens! non, tel ne sera pas notre langage, tel ne sera pas du moins le mien. J'ai vu que la liberté était possible sous la monarchie, j'ai vu le roi se rallier à la nation. Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse.»

On a beaucoup dit, on a répété, on a imprimé que le désir de plaire à Mme Récamier avait été le seul motif qui fit écrire à Benjamin Constant cet article; on se trompe et on le calomnie.

Benjamin Constant avait été fidèle aux principes de sa vie entière en exprimant sa répugnance pour la tyrannie; ce qu'il faut regretter, c'est la faiblesse qui l'empêcha de quitter Paris, ou qui l'y fit revenir au bout de quelques heures. C'est en consentant à voir Napoléon, c'est en s'exposant à la séduction du génie par lequel il se laissa fasciner, c'est en se laissant nommer au conseil d'État pendant les cent jours, que Benjamin Constant donna la triste mesure de sa faiblesse.

«Depuis ce moment, a dit M. de Chateaubriand, Benjamin Constant porta au coeur une plaie secrète; il n'aborda plus avec assurance la pensée de la postérité; sa vie attristée et défleurie n'a pas peu contribué à sa mort. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures élevées ne sont point exemptes! Les faiblesses d'un homme supérieur sont ces victimes noires que l'antiquité sacrifiait aux dieux infernaux, et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer.»

Seule peut-être de tous les exilés, Mme Récamier ne voulut point quitter Paris: elle ne croyait pas devoir se condamner elle-même à se séparer une seconde fois de son pays et de ses amis.

Elle reçut presque en même temps le billet qu'on va lire, et une lettre de Naples.

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«23 mars 1815.

«J'espère que vous êtes tranquille, que vous ne quittez pas Paris où vous avez des amis, et que vous vous reposez sur moi du soin de vos intérêts. Je suis persuadée que je n'aurai même pas l'occasion de vous prouver combien je serais bien aise de vous être utile. C'est bien ce que je désire; mais dans toute circonstance, comptez sur moi et croyez que je serai heureuse de vous prouver les sentiments que je vous ai voués.

«HORTENSE.»

LA REINE DE NAPLES À Mme RÉCAMIER.

«Naples 1815, mars.

«Ma chère Juliette, voici encore une occasion de vous écrire particulièrement, quoique je sache que vous avez peu de temps, et que, brillante et recherchée, c'est faire crier tout Paris que de vous dérober quelques moments en vous forçant à lire et à répondre à mes longues lettres. J'ai besoin de compter à jamais sur votre amitié. Je désire aussi que votre petite Amélie se souvienne de moi; parlez-lui en quelquefois, afin que si jamais je la revois, je ne sois pas pour elle une étrangère.

«Je serais très-heureuse de posséder ici votre aimable amie[32]: à ce titre elle aura déjà droit à mon affection, et son esprit et son mérite lui assurent mon estime et ma considération. Pour vous, mon aimable Juliette, si quelques circonstances que je ne désire certainement pas, mais qui peuvent peut-être arriver, vous engageaient à voyager, venez ici, vous y trouverez dans tous les temps une amie bien sincère et bien affectionnée. On dit ici beaucoup de choses: mandez-moi ce qui est, parlez-moi longuement de tout. Nous sommes ici très-calmes, très-tranquilles, et il serait à désirer que tout le monde le fût autant.

«Je rouvre ma lettre. Je viens de recevoir des nouvelles bien alarmantes. On dit Paris tout en révolution, le roi perdu, etc., etc, enfin tout sens dessus dessous. N'oubliez pas que vous, votre famille, votre amie, avez ici des amis qui seront heureux de vous recevoir. Vous y trouverez amitié, service et protection. Dites à M. de Rohan qu'il sera reçu et traité ici avec sa famille, comme il l'a été quand il était seul.

«Nous sommes extrêmement tranquilles ici. L'état de la France et de tous les autres pays où sont rentrés les anciens souverains nous a fait grand bien. Le peuple nous aimait et nous aime franchement. Il a de plus les exemples des malheurs, des vengeances et des autres infortunes qu'entraîne un changement. Ils redoutent plus que jamais tout ce qui pourrait tendre à leur rendre Ferdinand. D'ailleurs, il faut le dire, les souverains actuels s'occupent du bien de leurs sujets; ils ont de bonnes troupes et un bon chef qu'il ne serait pas facile de déplacer; tout nous fait donc présager un avenir tranquille, et j'en suis d'autant plus heureuse, qu'il m'offre la certitude de pouvoir vous offrir un port assuré contre les orages de la vie. Il me serait doux de faire quelque chose qui puisse vous prouver, ainsi qu'à vos amis, l'étendue et la force de mon attachement.

«CAROLINE.»

Le succès fatal et passager qui, après le débarquement de Napoléon à Cannes, l'amena sans obstacle et presqu'en triomphe au palais des Tuileries, changea les dispositions de Murat. Il était depuis la paix avec son armée dans les Légations romaines, il en sortit pour faire une diversion en faveur de son beau-frère dont il embrassait de nouveau le parti. Sans cette résolution qui fut sa perte, il est bien présumable que Joachim serait resté roi de Naples comme Bernadotte est mort roi de Suède. Quoi qu'il en soit, les Autrichiens effrayés offrirent à Murat des conditions qu'il refusa; le baron de Frimont prit alors l'offensive, repoussa les troupes napolitaines et les mena tambour battant jusqu'à Macerata. Les Napolitains se débandèrent, Murat rentra seul et désespéré dans Naples. Le lendemain un bateau le mena vers l'île d'Ischia; rejoint en mer par quelques officiers de son état-major, il fit voile avec eux pour la France. Il abordait au Golfe Juan le 25 mai 1815, à dix heures du soir.

Napoléon, non-seulement ne voulut pas le voir et ne le laissa pas venir à Paris, mais il le relégua dans une maison de campagne auprès de Toulon en une sorte de captivité.

Après la bataille de Waterloo, et lorsque Napoléon eut pour la seconde fois perdu l'empire dans cette rapide et brillante aventure des cent jours qui coûta si cher à la France, Murat, passé d'abord en Corse avec des contrebandiers, y réunit quelques serviteurs et tenta avec eux un débarquement sur la côte de Naples. Jeté dans le golfe de Sainte-Euphémie par l'orage qui avait dispersé sa flottille le 8 octobre 1815, il essaya de soulever la population; mais trahi, entouré et pris, Murat fut conduit au château de Pizzo.

Une commission militaire le condamna à mort; et le 13 du même mois, cet homme d'une valeur héroïque terminait en soldat, et avec un noble courage, une destinée dont les circonstances extraordinaires semblent empruntées à quelque récit d'invention.

Mme Murat, qui était restée à Naples avec ses enfants lors du départ de son mari, montra une fermeté d'âme admirable. Les Autrichiens allaient paraître, on attendait la frégate qui ramenait de Sicile le roi Ferdinand; un intervalle entre les deux autorités pouvait livrer la ville à toutes les horreurs du désordre: la régente persista à y demeurer, et l'aspect du palais illuminé maintint le peuple dans le calme.

Au milieu de la nuit, Mme Murat rejoignit par une issue secrète la frégate qui devait l'emporter loin de ce beau royaume. Elle croisa dans le golfe le bâtiment qui portait Ferdinand.

Quelques années plus tard, Mme Récamier alla visiter à Trieste cette reine exilée dont le souvenir ne s'était point effacé de son coeur. Mais ne devançons pas les temps.

La Providence a infligé aux gens de notre génération le spectacle des plus tristes et des plus fréquentes révolutions. À chacun de ces changements nous avons été témoins de la violence des partis, de l'ardeur des réactions et de l'âpreté avec laquelle l'opinion triomphante cherche à flétrir les vaincus. Il n'en fut pas autrement en 1815, malgré la mansuétude et la magnanimité des princes de la maison de Bourbon.

Mme Récamier resta fidèle à la modération de son caractère; elle ne souffrit pas plus alors qu'elle ne le permit à aucune époque de nos troubles civils, que son salon eût une couleur exclusive. Royaliste, mais amie de la liberté, elle continua à recevoir tous ceux auxquels les portes de sa maison avaient été une fois ouvertes. Il lui arrivait alors ce qui arrive à tous les esprits impartiaux: chacune des opinions exagérées lui disait alternativement, en lui parlant du parti opposé, vos amis les libéraux ou vos amis les ultra.

Benjamin Constant lui écrivait le 19 juin 1815:

«Les nouvelles paraissent être affreuses pour nous, excellentes pour vos amis; d'après vos principes, c'est le cas d'une visite à la reine Hortense. C'est encore plus le cas d'être bonne pour moi, car je vais être dans une fâcheuse position, si tant est qu'une position soit mauvaise quand elle n'influe pas sur le coeur. Faites donc votre métier de noblesse et de générosité envers moi.»

Il est certain que la disgrâce et le malheur avaient pour Mme Récamier la même sorte d'attrait que la faveur et la fortune en ont d'ordinaire pour les âmes vulgaires, et chez elle cette disposition ne se démentit en aucune circonstance.

Avec les souverains alliés, revenus pour la seconde fois dans notre pauvre pays, était arrivée à Paris une femme qui jouissait à cette époque d'une faveur marquée auprès de l'empereur Alexandre. La baronne de Krüdner, dont la jeunesse avait été très-romanesque, mais qui n'était plus alors dominée que par un mysticisme aussi exalté que sincère, s'était trouvée à une époque antérieure en relation avec Mme Récamier; elle désira la revoir en 1815, et celle-ci, dont la curiosité n'était pas moindre, se rendit avec empressement à ce désir. Mme de Krüdner habitait un hôtel du faubourg Saint-Honoré, voisin de l'Élysée qu'occupait l'empereur de Russie. Chaque jour Alexandre, en traversant le jardin, se rendait incognito chez elle et échangeait avec elle des théories et des pensées où l'illuminisme religieux tenait plus de place encore que la politique; ces tête-à-tête se terminaient toujours par la prière.

Mme de Krüdner avait été fort jolie. Elle n'était plus jeune, mais elle conservait de l'élégance; la bonne grâce de sa personne la sauvait du ridicule que son rôle d'inspirée eût facilement pu lui donner. Sa bonté était réelle, sa charité et son désintéressement sans bornes.

Le crédit qu'on savait qu'elle exerçait sur l'esprit de l'empereur de Russie ajoutait à la curiosité qu'on avait de voir et d'entendre cette manière de prophétesse. Tous les soirs son salon s'ouvrait à la foule des adeptes, des curieux et des courtisans. Rien n'était plus singulier que ces réunions qui débutaient par la prière et s'achevaient dans le mouvement et les conversations mondaines.

L'action de Mme de Krüdner était conciliante et secourable. Elle prit en grande compassion Benjamin Constant qu'elle avait connu en Suisse et qu'elle retrouvait à Paris accablé sous le poids d'une réprobation universelle. Un soir, à l'une des réunions les plus nombreuses de ce bizarre sanctuaire, la prière était déjà commencée (c'était Mme de Krüdner qui habituellement l'improvisait et elle ne le faisait pas sans éloquence), tous les assistants étaient à genoux, Benjamin Constant comme les autres. Le bruit d'une personne qui survenait lui fait lever la tête, et il reconnaît Mme la duchesse de Bourbon accompagnée de sa suite. Les regards de la princesse tombent sur le publiciste, et le voilà qui, par embarras de l'attitude et du lieu où il est surpris, inquiet de l'impression que la duchesse de Bourbon ne pouvait manquer d'en recevoir, se prosterne bien davantage, de sorte que son front touchait quasi la terre; en même temps il se disait: À coup sur, la princesse doit penser et se dire: Que fait là cet hypocrite?

Benjamin Constant vint chez Mme Récamier en sortant de la réunion, et ce fut lui qui raconta très-gaîment son aventure. Un des défauts de ce rare esprit était de se moquer de tout et de lui-même.

Mme Récamier alla souvent chez Mme de Krüdner, et quelquefois son arrivée y donna des distractions à l'assemblée; Benjamin Constant fut chargé un jour de lui écrire ceci:

«Jeudi,

«Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Mme de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais ne le rehaussez pas.»

Mme de Krüdner tenait beaucoup pourtant à la présence de Mme Récamier, et une autre fois elle lui adressait ce billet:

«1815. Mardi soir.

«Chère amie, comme il ne viendra peut-être personne ce soir à la prière, puisqu'il pleut, remettriez-vous à demain de venir? Je crois que cela vous arrangera aussi à cause du temps. J'aurai le bonheur, j'espère, cher ange, de vous embrasser demain et de causer avec vous.

«Agréez mes hommages.

«B. DE KRÜDNER.»

En quittant Paris, Mme de Krüdner se rendit en Suisse; elle écrivit de Berne à la femme dont elle avait toujours apprécié la grâce et la bonté. Je donne ici sa lettre. Le jargon mystique dans lequel elle est écrite, s'il a tous les caractères de la sincérité, est au moins piquant dans la bouche de l'auteur de Valérie:

«Berne, le 12 novembre 1815.

«Qu'il me tarde, chère et aimable amie, d'avoir de vos nouvelles, et que je suis occupée de vous et de votre bonheur qui ne sera assuré que quand vous serez entièrement à Dieu.

«C'est ce que je lui demande quand, prosternée devant le Dieu de miséricorde, je l'invoque pour vous; il a touché votre coeur par sa grâce; et ce coeur, que toutes les illusions et tous les biens de la terre n'ont pu satisfaire, a entendu l'appel. Non, vous ne balancerez pas, chère amie. Les troubles que vous éprouvez souvent, le néant du monde, le besoin de quelque chose de grand, d'immense et d'éternel qui venait tour à tour vous faire peur, vous réclamer et vous agiter, tout cela me disait que vous vous prononceriez tout à fait.

«Je vous exhorte à être fidèle à ces grands mouvements que vous éprouviez, à ne pas vous laisser distraire; une amertume affreuse serait la suite de cette infidélité à la grâce. Demandez, aux pieds de Christ, la foi de l'amour divin, demandez et vous obtiendrez, et une sainte terreur vous dira combien la vie est grande, et combien est immense cet amour du Sauveur qui mourut pour nous arracher à la juste punition du péché que chacun de nous a méritée. Ah! puissions-nous voir notre Dieu qui se fit homme pour mourir pour nous, puissions-nous le voir avec un coeur brisé, et pleurer au pied de cette croix de ne l'avoir pas aimé. Loin de nous rejeter, ses bras s'ouvriront pour nous recevoir; il nous pardonnera, et nous connaîtrons enfin cette paix que le monde ne donne pas.

«Que fait ce pauvre Benjamin? En quittant Paris, je lui écrivis encore quelques lignes et lui envoyai quelques mots pour vous, chère amie; les avez-vous reçus? Comment va-t-il? Ayez beaucoup de charité pour un malade bien à plaindre, et priez pour lui. Notre voyage a été heureux. Dieu merci. La Suisse me repose, elle est si belle et si calme au milieu des troubles de cette Europe si bouleversée. J'ai le bonheur d'être avec mon fils à Berne, et nous faisons les plus belles promenades du monde en nous disant des choses bien tendres, car nous nous aimons beaucoup. Dieu l'a tellement guidé et protégé, qu'il a fait les plus belles affaires et les plus difficiles pour les autres, à merveille. Il est rare d'avoir à son âge tout ce qui distingue et tout ce qui convient aux autres, dans une place qui n'était pas facile; enfin je n'ai qu'à remercier le Seigneur. Je ne désespère pas de vous voir au milieu des Alpes qui valent mieux que tous les salons du monde. Je suis charmée d'apprendre par Mme de Lezay que vous la voyez. C'est un ange, elle vous aime beaucoup et pourra vous être utile, car elle a fait de grands pas dans la plus grande des carrières.

«Écrivez-moi à Bâle, chère amie, tout simplement mon adresse, puis, à remettre chez M. Kellner. Dites-moi bien tout, pensez que je vous aime si tendrement. Voyez-vous M. Delbel[33]? c'est un homme bien excellent. Je désire beaucoup que Benjamin le voie. Je vous recommande ma pauvre Polonaise, Mme de Lezay la connaît. Ma fille et moi vous prions d'agréer nos tendres hommages.

«Toute à vous,

«B. DE KRÜDNER.

«Encore une fois, chère amie, je recommande à votre âme charitable notre pauvre B., c'est un devoir sacré.»

M. Ballanche, retenu à Lyon par les devoirs de se piété filiale et par les intérêts de son imprimerie, vint dans le courant de l'été passer quelques semaines à Paris. Son désir le plus vif, son aspiration de tous les moments tendaient à le fixer dans la ville habitée par Mme Récamier. Il fut présenté par elle à toutes les personnes qui formaient sa société. L'apparition de ce philosophe alors inconnu, de cet écrivain dont la renommée n'avait point encore publié le nom, et dont l'extérieur un peu étrange, l'absence d'empressement et le peu de facilité à se faire valoir ne révélaient pas d'abord la supériorité, causa au premier aspect une certaine surprise dans ce monde élégant, éclairé, mais frivole. Toutefois il y fut mis promptement à la place qui lui appartenait, et il repartit résolu de hâter la conclusion du traité par lequel, son père et lui ayant cédé leur imprimerie à M. Rusand, il serait libre de s'établir dans la capitale.

M. Ballanche écrivait à Mme Récamier qu'il venait de quitter:

«Lyon, ce 30 septembre 1815.

«Vous avez la bonté de m'interroger sur mes affaires particulières. Tout est convenu entre M. Rusand et nous. Il a été obligé de faire encore un voyage à Paris; et nous sommes obligés de gérer en son absence. À son retour, il nous restera à régler nos comptes, à clore nos inventaires, à faire mille petites choses qui entrent dans l'ensemble d'un établissement aussi compliqué. Mon père et ma soeur ne sont éloignés ni l'un ni l'autre de transporter ailleurs nos pénates, pourvu que nous soyons réunis; c'est tout ce qu'ils désirent. J'avoue néanmoins que je n'envisage pas sans quelque inquiétude un tel changement d'habitudes pour eux.

«Parmi les motifs que vous avez la bonté de me présenter pour fixer mon séjour à Paris, je n'admets point du tout les intérêts de ce que vous appelez mon talent. À cet égard je n'ai pas les mêmes raisons que je trouve pour Camille Jordan. Je ne suis point un écrivain politique. Je ne suis pas non plus un érudit ni un peintre de moeurs. Je connais la nature de mon talent: il n'a besoin en aucune façon du séjour de la capitale. Il existe tout entier dans mes affections et dans mes sentiments. Paris n'est pas plus nécessaire à mon talent qu'à moi-même. C'est vous, et non point Paris, qui m'êtes nécessaire.»

Il n'était point facile en effet à M. Ballanche de se transplanter. Les affaires, les intérêts de famille la santé de sa soeur, la crainte de troubler les habitudes de son vieux père qu'il aimait tendrement, ces mille liens l'enchaînèrent jusqu'en 1817. La tristesse, en attendant, avait envahi son âme et ses lettres expriment un profond découragement.

Il s'exprime ainsi:

«Le 22 janvier 1816.

«Je vous remercie bien du tendre intérêt que vous avez la bonté de me conserver. Vous me demandez compte de ma manière d'être actuelle. Je vis au jour le jour, je laisse mon avenir se faire tout seul. Ce n'est point par désintéressement de moi-même, c'est par nécessité. La santé de ma soeur s'est améliorée sensiblement, mais elle est dans un état de tristesse et de susceptibilité qui me fait une peine infinie. J'ai tout lieu de craindre que cette crise de tristesse et de dégoût du monde ne conduise ma pauvre soeur dans un cloître. Si ma soeur se retire au cloître, ma place est auprès de mon père, et mon père vient d'entrer dans sa soixante-neuvième année. Ainsi, comme vous voyez, je ne dépends plus de moi, je ne puis former aucun projet, mon avenir ne m'appartient plus.

«Je vous le jure dans toute la sincérité de mon âme, il ne reste en moi de sentiment vif que l'amitié que je vous ai vouée. J'ai besoin de savoir par vous, le plus souvent qu'il sera possible, que ce sentiment ne fera pas encore mon malheur. J'avoue que, toutes les fois que j'y pense, j'en éprouve une sorte de terreur dont je ne suis pas le maître. Il me vient souvent dans l'idée que vous croyez avoir de l'attachement pour moi, mais que vous n'en avez réellement pas. Cette pensée est un tourment ajouté à tous mes autres tourments. Vos lettres me font un bien infini, mais ce bien ne dure pas. Vous êtes si bonne, et vous avez une telle bienveillance pour les êtres souffrants, que je me range tout de suite dans la classe de ces êtres souffrants vers lesquels vous aimez à descendre. C'est par pitié et par condescendance que vous me témoignez de l'intérêt; ensuite vous vous faites illusion à vous-même, parce que les bons coeurs sont sujets à cette sorte de duperie. Pardon et mille fois pardon, mais vous avez sollicité ma confiance; et même, il faut bien que je vous le dise, pour être vrai jusqu'au bout: en commençant cette lettre, je n'ai pas eu le projet de vous écrire tant de choses.

«La vie est pleine d'amertumes; heureusement le temps coule, et les douleurs s'en vont avec lui.

«Faites-moi toujours part de vos projets, pour que je puisse au moins m'y associer par la pensée. Je trouverai bien le moyen de faire une petite course pour vous entrevoir, si je ne puis vous voir tout à mon aise; il n'y a plus pour moi que cet espoir: sans cela je ne sais ce que je deviendrais.»

M. Ballanche n'avait raison qu'à demi lorsqu'il disait de lui-même qu'il n'était point «un écrivain politique.» Sans doute il ne fut jamais un publiciste: la disposition de son génie qui lui faisait tout généraliser s'opposait à ce qu'il s'appliquât à la controverse d'un fait actuel ou à une discussion pratique; mais il fut animé toute sa vie du plus sincère patriotisme; il avait pour les hommes un amour immense, et la France à ses yeux ne cessa jamais de personnifier l'humanité. Il la considérait comme chargée par la Providence d'une mission de civilisation et de progrès. Les problèmes de l'ordre social étaient ceux dont sa pensée se préoccupait le plus habituellement, et dans ces années de luttes et de discussions qui suivirent la Restauration et ouvrirent une si large carrière au libre mouvement des intelligences, la nécessité de fonder les institutions et le repos de la France sur l'alliance du passé et de la société nouvelle était devenue pour lui une sorte de conviction religieuse: cette généreuse passion du bien public et ce désir de l'apaisement des partis inspira successivement à M. Ballanche son beau livre des Institutions sociales, le Vieillard et le Jeune Homme, et enfin l'Homme sans nom.

Au milieu de ces préoccupations générales et de ces tristesses particulières, M. Ballanche perdit son père le 20 octobre 1816.

Il annonçait en ces termes cette mort à Mme Récamier.

«Ce 31 octobre 1816.

«Il s'est déjà passé douze jours depuis ce cruel événement. Le coup a été terrible sans doute, mais le courage ne m'a point manqué. Le devoir qui m'était imposé de surveiller l'effet de la douleur sur ma pauvre soeur a fait que j'ai moins senti ma propre douleur. C'est comme un rêve pénible, et je commence à me réveiller. Nos amis ont été parfaits. Mon père était aimé et vénéré; on le lui a bien montré, ou plutôt on l'a bien montré à ses enfants. L'homme le plus modeste et le plus dépourvu d'ambition a eu le cercueil le plus entouré d'hommages. Il avait vécu comme un homme de bien, il est mort comme un juste. Il s'est connu jusqu'au dernier moment; ainsi pour lui, les portes de l'éternité se sont ouvertes en même temps que celles de la vie se fermaient. Il est entré dans l'autre monde en continuant de prier pour ses enfants qu'il laissait dans celui-ci. Sa mort n'a point été douloureuse, son âme s'est détachée paisiblement.

«Je ne voulais pas vous écrire cette triste nouvelle. J'avais chargé Dugas-Montbel de vous l'annoncer de vive voix. L'intérêt que vous avez la bonté de me porter me faisait craindre de vous frapper trop vivement.

«La maladie de mon père a duré cinquante jours. Pas un de ces jours n'a été sans inquiétude; dès le premier moment, je fus frappé par l'aspect de la mort. Je cherchais bien à me dissimuler à moi-même le danger qui m'était évident, mais j'y réussissais peu. Je n'ai eu réellement de l'espoir que dans les derniers jours, c'est-à-dire lorsque la mort habitait déjà en lui. Il y a comme un dernier épanouissement de la vie qui trompe les plus habiles.»

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