← Retour

Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)

16px
100%

Après la mort de son père, M. Ballanche ne fut point libre encore de quitter Lyon; il passa plusieurs mois auprès de sa soeur, et ne suivit enfin le voeu de son coeur, en venant se fixer irrévocablement à Paris, qu'après avoir assuré autant qu'il était en lui, sinon le bonheur, au moins le repos de cette soeur. Il arriva à Paris dans le courant de l'été de 1817.

Mme de Staël avait passé l'hiver de 1816 en Italie. Elle était vivement inquiète de la santé de M. de Rocca, et avait été chercher pour lui un climat plus doux que celui de la France ou de la Suisse. Sa santé à elle-même déclinait visiblement.

Ce fut à Pise que s'accomplit le mariage de sa fille, Albertine de Staël, avec le duc de Broglie. Elle parlait de cet événement de famille avec une touchante émotion à l'amie dont le dévouement s'était toujours associé à ses joies et à ses douleurs, dans une lettre datée de Pise le 17 février 1816.

«Combien je suis touchée, chère et belle, de la lettre que mon fils m'a apportée, et plus encore de la lettre qui m'est arrivée ce matin! Ce qui rend impossible de ne pas vous aimer, c'est cette source d'amitié qui renaît toujours dans le désert, c'est-à-dire quand vos amis ont plus besoin de vous que de coutume. Mon fils et M. de Broglie sont arrivés, et c'est mardi prochain à midi que nous faisons la double cérémonie catholique et protestante en italien et en anglais.

«Le coeur me bat de la cérémonie: Albertine est heureuse, lui s'y attache tous les jours plus vivement, et moi j'ai pris une estime toujours croissante pour son caractère.

«Je vous écrirai mardi en sortant de la cérémonie. Et puis-je être émue, sans que votre image m'apparaisse? Adieu.»

Et dans une autre lettre écrite quelques jours plus tard:

«Notre mariage s'est extrêmement bien passé, chère Juliette; aucune émotion de la vie ne peut se comparer à celle-là, surtout avec la liturgie anglaise.

«Mais ce qui vaut mieux que des impressions, c'est qu'il n'est pas un moment où je ne m'attache plus à M. de Broglie. Toute sa conduite a été d'une délicatesse et d'une sensibilité véritables. Son caractère est vertueux, et je bénis Dieu et mon père, qui m'a obtenu de ce Dieu de toute bonté un ami pour ma fille aussi digne d'estime et de sentiment.»

Revenue à Paris à la fin de 1816, Mme de Staël effraya ses amis par le spectacle de son changement. Sa faiblesse était excessive; elle n'obtenait le sommeil et on ne calmait ses douleurs que par l'opium.

Mme Récamier, profondément inquiète pour la santé de son amie, n'était pas moins alarmée par l'état de maladie de sa cousine, Mme de Dalmassy. Elle n'eût consenti en pareille situation à s'éloigner ni de l'une ni de l'autre; cependant elle désirait donner à sa cousine le calme de la campagne et la vue d'un jardin, en conservant la possibilité de voir Mme de Staël tous les jours. C'est alors qu'on lui indiqua à Montrouge le pavillon de La Vallière, qui appartenait à M. Amaury Duval, de l'Académie des inscriptions, et dont le parc était encore presque intact; elle le loua pour la saison. On conservait peu d'espérance de sauver Mme de Staël, mais la mort la plus prévue surprend toujours.

Le 14 juillet vers midi, le duc de Laval (Adrien de Montmorency) et sa tante, la duchesse de Luynes, arrivèrent au pavillon de La Vallière. Cette visite, à une heure inaccoutumée, donna à Mme Récamier la pensée qu'un malheur l'avait frappée; en effet Mme de Staël avait cessé de vivre.

Le duc de Laval fit alors lire à l'amie qui voulait douter de son malheur le billet par lequel M. de Schlegel avait deux heures auparavant annoncé à M. Mathieu de Montmorency cette irréparable perte.

M. SCHLEGEL À M. DE MONTMORENCY.

«Monsieur, je suis chargé de vous apprendre une funeste nouvelle. Votre illustre et immortelle amie s'est endormie pour toujours ce matin à cinq heures. Si vous venez chez nous, vous verrez une maison remplie de deuil et de désolation.

«SCHLEGEL.»

Mathieu de Montmorency avait fait passer ce billet à son cousin Adrien et y avait ajouté ces mots:

«Reçu sur les neuf heures ce fatal 14 juillet. Cher ami! quelle nouvelle! Hier à onze heures j'ai quitté sa maison et sa pauvre fille; on espérait une nuit tranquille. Je suis bouleversé! J'ai absolument besoin de solitude, je ne veux voir que toi, et te parler de Mme Récamier.

«Viens et rapporte-moi cela.»

Je n'essaierai pas de peindre la douleur de Mme Récamier; dans ce coeur capable d'affections si profondes, la mort ne pouvait affaiblir la vivacité du dévouement; l'amie enlevée à sa tendresse devenait pour elle l'objet d'un culte. La mort la consacrait par une sorte d'apothéose, et la pensée de Mme Récamier ne cessait de s'attacher à tout ce qui pouvait faire vivre et perpétuer la mémoire qui lui était chère. C'est ainsi qu'elle inspira au prince Auguste de Prusse l'idée de consacrer par le tableau de Corinne, dont nous vous avons déjà parlé, une des créations de Mme de Staël.

Le prince héréditaire de Saxe-Weimar, que Mme Récamier avait rencontré à Ems, étant venu à Paris en 1845, vint la chercher à l'Abbaye-au-Bois, et, ne l'ayant pas rencontrée, prêt à retourner en Allemagne, lui fit demander à lui adresser ses adieux. Le comte de Grave, attaché par le roi Louis-Philippe à la personne du prince pendant son séjour à Paris, écrivait, au nom de Son Altesse Royale, le billet suivant à Mme Récamier:

«Élysée-Bourbon, 21 mai 1845.

«Madame,

«S. A. R. le prince héréditaire de Saxe voudrait, avant de quitter Paris, vous faire ses adieux; vous voyez que le souvenir de vos bontés et de votre gracieuse réception à Ems a fait sur son esprit l'impression la plus durable. Le prince, qui assistera aujourd'hui à une séance de la chambre des pairs, compte profiter de ce bon voisinage pour se rendre chez vous vers cinq heures. Je m'empresse de vous en prévenir cette fois, en vous priant d'agréer avec votre bienveillance ordinaire, Madame, l'expression bien sincère de mon plus respectueux hommage.

«Le comte DE GRAVE.»

Les souvenirs du séjour de Mme de Staël à Weimar sont encore vivants dans la noble famille du grand-duc, et le jeune prince, fidèle aux traditions de sa maison, avait été heureux de connaître l'amie de la femme illustre à laquelle sa grand'mère avait inspiré une reconnaissance respectueuse. Il s'entretint avec Mme Récamier, comme il l'avait déjà fait à Ems, de ces souvenirs et voulut bien prendre avec elle un engagement qu'il a daigné tenir avec fidélité, celui d'envoyer à Mme Récamier, lorsqu'il serait rentré à Weimar, une copie de la correspondance de la grande-duchesse, sa grand'mère, la même qui fut l'amie de Schiller, de Goethe et de Herder, avec Mme de Staël.

Voici la lettre dont Son Altesse Royale accompagnait l'envoi de cette correspondance:

LE GRAND-DUC HÉRÉDITAIRE DE SAXE-WEIMAR À Mme RÉCAMIER.

«Weymar, ce 28 octobre 1846.

«Madame,

«Ce n'est pas sans une sorte d'inquiétude et d'embarras que je prends de nouveau la liberté de vous importuner d'une lettre accompagnant l'envoi de la correspondance de Mme de Staël. Il y a si longtemps que je vous ai annoncé ces papiers, que je ne trouve pas de paroles pour exprimer la confusion que me fait éprouver ce retard. Tout en espérant en votre indulgence, Madame, je me permettrai cependant de remarquer qu'outre le temps exigé pour une copie très-exacte, la personne chargée de ce travail, désirant le rendre aussi complet que possible, a tâché de ranger les lettres d'après leurs dates. Ce soin, très-nécessaire sans doute parce qu'elles étaient en désordre, nécessita des recherches étendues, et c'est ainsi que plusieurs mois s'écoulèrent. Je tenais enfin ces copies et j'allais vous les expédier, lorsqu'une indisposition survint et me retint. Comme tout le monde a sa dose d'égoïsme, je ne me fais pas de scrupule d'avouer franchement la mienne, en vous disant que je ne voulais ni ne pouvais me refuser le plaisir de vous écrire, Madame, en expédiant les lettres.

«J'éprouve une joie sincère en vous communiquant ces documents qui vous retraceront le souvenir d'une tendre amie et d'une des gloires de notre siècle. Quant à moi, à qui a été refusé le bonheur d'approcher ce génie immortel, j'ai parcouru ces papiers avec un respect que m'inspiraient à la fois ses traces et l'image de ma grand'mère chérie que je retrouvais sans cesse. Les lettres vous parleront de cette Allemagne que Mme de Staël a aimée et appréciée, elles vous parleront de Weimar aussi. Le contentement qu'elle exprime, et qu'elle paraît y avoir éprouvé, semble avoir été tout réciproque. Si la lecture des lettres de Mme de Staël, si votre premier séjour d'Allemagne, vous inspiraient le désir, Madame, de revoir ce pays, veuillez ne pas oublier que si à Weimar nous sommes fiers d'éprouver les sentiments que je viens d'exprimer, nous serions heureux de vous en offrir le témoignage. Laissez-moi penser, Madame, quoique bien peu connu de vous, que je puis cependant espérer que vous croirez à toute la joie que m'a causée la réception de votre lettre; laissez-moi du moins vous l'exprimer en y ajoutant l'assurance de ma plus profonde reconnaissance. Je ne puis terminer cette lettre sans vous prier de vouloir bien me rappeler au souvenir de M. de Chateaubriand, et d'accepter les compliments dont le chancelier de Müller m'a chargé pour vous. Mais surtout, Madame, je désirerais demander pour moi la continuation de vos bontés et de votre bienveillant intérêt qui m'a rendu si heureux et, j'ose dire, si fier.

«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

«CHARLES-ALEXANDRE,

«Grand-duc héréditaire de Saxe.»

Les regrets que la mort de Mme de Staël inspira à Mathieu de Montmorency ne furent ni moins profonds ni moins durables. J'en retrouve une trace touchante dans les papiers que la duchesse Mathieu de Montmorency, après la mort de son mari et dans le désespoir de cette perte, donna à Mme Récamier.

Je reproduis ici cette note, témoignage admirable de sollicitude religieuse et de fidélité aux affections.

NOTE TROUVÉE DANS LES PAPIERS DE M. DE MONTMORENCY.

«Au Val, 14 juillet 1823, 6e anniversaire de la mort de Mme de Staël; été où j'ai joui de toute la liberté que me donnaient ma sortie du ministère et le voyage de Madame.

«Elle écrivait de Suède à son amie intime qui est aussi la mienne, en parlant de moi:

     «Il n'y a point d'absence pour les êtres religieux, parce qu'ils se
     retrouvent dans le sentiment de la prière.»

«Elle a dit à sa fille:

«Le mystère de l'existence, c'est le rapport de nos fautes avec nos peines. Je n'ai jamais eu un tort, qu'il n'ait été la cause d'un malheur.»

«Elle a écrit dans son dernier ouvrage:

«La prière est la vie de l'âme…»

«Elle a écrit dans les Dix années d'exil, en parlant de moi:

«Je ne lève jamais les yeux au ciel sans penser à mon ami, et j'ose croire aussi que dans ses prières il me répond.»

«Durant les longues insomnies de sa dernière maladie, elle répétait sans cesse l'Oraison dominicale pour se calmer; elle avait appris à goûter l'Imitation de Jésus-Christ.

«Mme Necker a dit dans son intéressante notice:

«Le juge suprême évaluera tout. Il sera clément envers le génie.»

C'est auprès du lit de douleur de Mme de Staël, et bien peu de mois avant la mort de cette femme illustre, que M. de Chateaubriand rencontra Mme Récamier; mais ce ne fut qu'en 1818, au retour des eaux d'Aix-La-Chapelle, où Mme Récamier avait retrouvé le prince Auguste de Prusse, que M. de Chateaubriand commença à venir assidûment chez elle.

L'admiration enthousiaste que lui inspirait le talent de l'écrivain, le prestige d'une gloire éclatante et pure, ajoutaient à la séduction que la grâce et la distinction des manières de M. de Chateaubriand ont constamment et partout exercée: il eut bientôt conquis la première place dans le coeur, ou tout au moins dans l'imagination de Mme Récamier. Les amis plus anciens, plus dévoués, plus désintéressés, comme M. de Montmorency et M. Ballanche, ne virent pas sans ombrage l'ascendant d'une affection dont la prudente amitié de Mathieu redoutait les orages et les inégalités. M. Ballanche en vrai poëte, en homme que la Muse seule pouvait distraire ou consoler, voulait que Mme Récamier entreprît un travail littéraire. Il proposa une traduction de Pétrarque, et ce travail fut commencé.

Les fragments de cette traduction, qui occupa plusieurs soirées de l'été de 1819, se trouvent dans les papiers de Mme Récamier, écrits par elle-même pour la plupart et quelques-uns de la main de l'auteur de la Palingénésie sociale.

Quoiqu'il n'eût point quitté Paris, M. Ballanche écrivait à cette époque presque chaque matin à Mme Récamier, chez laquelle il dînait tous les jours, et près de laquelle s'écoulaient toutes ses soirées. Je donne ici quelques-uns des billets écrits à cette date; ils feront mieux pénétrer que tout ce que je pourrais dire dans l'intimité des personnages que j'essaie de peindre.

M. BALLANCHE À Mme RÉCAMIER.

«1818. Jeudi.

«Oui, j'espère encore pour vous de beaux jours, mais point de ceux que vous sembliez regretter, des jours de calme, de repos, de douces occupations. La poésie et la musique charmeront les loisirs que vous vous serez faits. La renommée apprendra à raconter de vous des choses nouvelles. Vous révélerez cette partie de vous-même qui jusqu'à présent est restée inconnue au monde. Peut-être aussi parviendrez-vous à faire trouver en moi des choses qui y sont enfouies. Avec quel bonheur j'accueillerais la pensée de léguer un nom à l'avenir, si c'était à vous que je le devrais! J'en suis certain, s'il y a quelque chef-d'oeuvre de caché dans le secret de mon âme, c'est vous seule qui pouvez faire qu'il se réalise. J'ai, comme vous, besoin de calme et de repos: j'ai besoin d'études tranquilles, de paisibles loisirs. C'est vous qui me procurerez tout cela. Votre présence si pleine de charme, les doux reflets de votre âme seront pour moi une inspiration puissante; vous êtes une poésie tout entière, vous êtes la poésie même. Votre destinée à vous est d'inspirer, la mienne est d'être inspiré. Une occupation vous fera du bien; votre imagination souffrante et rêveuse a besoin d'un aliment. Soignez votre santé, méfiez-vous de vos nerfs: vous êtes un ange qui s'est un peu fourvoyé en venant sur une terre d'agitation et de mensonge.

«Je vous écrirai tous les jours, vous me ferez un plaisir infini toutes les fois que vous pourrez me répondre. Je ne vous parlerai pas de moi, parce que vous connaissez tous mes sentiments, mais je vous parlerai beaucoup de vous, parce que je veux enfin vous faire connaître à vous-même, vous révéler les trésors que vous avez et que vous ignorez.»

LE MÊME

«Mercredi.

«Je ne puis assez vous engager à persister dans les bonnes dispositions où vous êtes relativement à un travail littéraire: seulement je voudrais que vous prissiez sur vous de lutter un peu plus contre les difficultés de Pétrarque. Les deux véritables monuments poétiques de l'Italie sont le Dante et Pétrarque. Je dis les deux véritables monuments, dans ce sens, qu'il y a à déchiffrer et à expliquer. Il y a là des choses à révéler et qui ne sont pas vues par tous. Avec la connaissance de la langue, on parvient à connaître l'Arioste, le Tasse, Métastase; cela ne suffit pas pour Pétrarque ni pour le Dante. On trouve dans ces deux poëtes, outre la langue italienne, une autre langue poétique dont l'intelligence est quelquefois refusée aux Italiens eux-mêmes. Le travail que je voudrais que vous fissiez pour Pétrarque a été fait pour le Dante, mais nul n'a osé encore lutter contre les difficultés du premier. Ce travail vous ferait un honneur infini. Je voudrais plus, je voudrais que vous-même vous fissiez le discours préliminaire. Je ne me réserverais qu'un travail d'éditeur, qui, tout modeste qu'il serait, ne laisserait pas de me faire un grand honneur, sans parler même de la portion de gloire qui résulterait pour moi d'une telle association avec vous. Non, vous ne vous connaissez pas; nul ne sait l'étendue de ses facultés avant d'en avoir usé.»

LE MÊME.

«Vendredi.

«[…]

«… J'ai été quatorze ans de ma vie persuadé qu'il n'y avait en moi aucun talent réel, et alors non-seulement je me tenais fort en arrière, mais même je ne faisais aucun effort pour sortir de cette nullité. Ce n'était point du découragement, c'était la conviction intime et complète que je manquais des facultés nécessaires. Après Antigone, j'ai été persuadé de même que ma pauvre petite carrière littéraire était finie; je croyais avoir trouvé cela par hasard. C'était une révélation que j'avais été assez heureux pour saisir, mais que j'aurais pu laisser échapper. Maintenant je suis tout prêt à retomber dans le même état, et vous seule pouvez m'en tirer. L'étude et le travail me pèsent, il faut que vous m'y accoutumiez. Les encouragements que je vous donne doivent me profiter à moi-même; ce n'est qu'avec vous que je puis prendre le goût de l'étude et du travail.

«Comment voulez-vous, en effet, que j'aie quelque confiance en moi, si vous n'en avez pas en vous, vous que je regarde comme si éminemment douée? Le genre de mon talent, je le sais, ne présente aucune surface: d'autres bâtissent un palais sur le sol, et ce palais est aperçu de loin; moi, je creuse un puits à une assez grande profondeur, et l'on ne peut le voir que lorsqu'on est tout auprès. Votre domaine à vous est aussi l'intimité des sentiments; mais, croyez-moi, vous avez à vos ordres le génie de la musique, des fleurs, des longues rêveries et de l'élégance. Créature privilégiée, prenez un peu de confiance, soulevez votre tête charmante et ne craignez pas d'essayer votre main sur la lyre d'or des poëtes.

«Ma destinée à moi tout entière consiste peut-être à faire qu'il reste quelque trace sur cette terre de votre noble existence. Aidez-moi donc à accomplir ma destinée. Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et appréciée lorsque vous ne serez plus. Ce serait un vrai malheur qu'une si excellente créature ne passât que comme une ombre charmante. À quoi servent les souvenirs, si ce n'est pour perpétuer ce qui est beau et bon?»

LE MÊME.

«Lundi.

«Je ne sais, mais il me semble que je dois paraître en ce moment comme un homme préoccupé d'une idée fixe. Mes lettres vous disent toujours la même chose. J'ai, il faut l'avouer, bien de la peine à vous inspirer, au point où je l'ai moi-même, le sentiment de votre supériorité. Cependant il est très-vif en moi, et surtout très-vrai. Il est des femmes qui ont une grande puissance d'imagination, d'autres une grande finesse de tact, d'autres un esprit très-délicat; mais de toutes les femmes qui ont écrit, nulle n'a réuni à la fois toutes ces qualités diverses. Tantôt c'est la raison qui manque, tantôt c'est l'étendue et la profondeur du sens moral; en vous la rêverie, la grâce, le goût, seraient toujours d'accord: je suis séduit d'avance par une harmonie si parfaite. Je voudrais que mille autres connussent ce qu'il m'est si facile de deviner. Il vous sera donné de faire comprendre ce qu'est en soi la beauté; on saura que c'est une chose toute morale: il ne sera plus permis de douter que c'est un reflet de l'âme. Voilà ce qui explique ce qu'il y a d'immortel dans la beauté. Si Platon vous eût connue, il n'aurait pas eu besoin d'une métaphysique si subtile pour exprimer ses idées à ce sujet; vous lui auriez rendu sensible une vérité qui fut toujours mystérieuse pour lui. Ce rare génie aurait eu un titre de plus à l'admiration des hommes.»

À la même époque, dans les mêmes circonstances et sous l'empire des mêmes inquiétudes, M. de Montmorency écrivait à Mme Récamier:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Lundi soir, à minuit.

«J'ai ouvert avec une grande émotion ce billet qui vaut mieux que cet incroyable silence, cette froideur subite que je ne savais ni qualifier ni expliquer. Pourquoi vous dire tout ce que j'en ai éprouvé? Il me semble que ce n'était pas un mauvais sentiment qui me faisait craindre de provoquer moi-même une explication et me plaindre le premier. Mais quel droit n'avais-je pas cependant de détester les premiers fruits de ces choses mauvaises que je ne veux pas caractériser, soit coquetterie ou sentiment? Avec quelle promptitude elles vous donnent, j'ose le dire, un véritable tort envers un ami vrai et sincère! Ces regards d'hier au soir ont sûrement été involontaires, ils ont échappé à un vif intérêt d'inquiétude, à une profonde occupation de ce qui vous intéresse. Pardon de ces regards, de ces paroles qu'il y a de la bonté à vous à vouloir bien craindre, et dont je me dis quelquefois que je n'ai nullement le droit. Mais je me trompe, j'ai la conscience d'avoir tous les droits, au nom du plus pur des sentiments, au nom d'une amitié qui voudrait être aussi constante que vive, et qui ne désire que votre bonheur sur cette terre et au delà. Peut-être cette affection pure et inaltérable vaut-elle bien toutes ces illusions passagères qui vous fascinent en ce moment.

«J'accepte toutes les promesses que vous daignez me faire, si vous voulez réellement les exécuter; mais je ne sais pas même ajourner mon amitié: que dites-vous de l'avoir déjà perdue?

«Il m'en coûterait, si vous le vouliez absolument, plus que je ne pourrais vous le dire. Mais ce sentiment, qui a plus qu'aucun autre le privilége de quelque chose de constant et d'invariable, ne doit pas connaître ces suspensions, ces variations trop communes dans certaines occupations fugitives.

«J'étais tout peiné, tout honteux aujourd'hui, et vis-à-vis des autres et vis-à-vis de moi-même, de ce changement subit dans vos manières. Ah! Madame, quel rapide progrès a fait en quelques semaines ce mal qui vous fait craindre vos plus fidèles amis! Cette pensée ne vous fait-elle pas frémir? Ah! recourez, il en est toujours temps, à Celui qui donne la force, quand on le veut bien, de tout guérir, de tout réparer. Dieu et un coeur généreux peuvent tout ensemble. Je le supplie du fond de mon âme, et par l'hommage de tous mes voeux, de vous soutenir, de vous éclairer, de vous empêcher, par un secours puissant, d'enlacer de vos propres mains un lien malheureux qui en ferait d'autres encore que vous.»

Il ne faudrait point voir dans le langage attristé et presque sévère des deux amis dont le coeur était si profondément dévoué, une simple jalousie d'affection; leur inquiétude était plus noble et plus désintéressée.

Ce qu'ils redoutaient l'un et l'autre, c'était que le repos de Mme Récamier ne fût troublé par le contact d'une existence sans cesse agitée; ils s'effrayaient des inégalités de caractère d'un homme que les succès mêmes de son talent n'avaient jamais défendu de la plus incroyable mélancolie. Objet d'une sorte d'idolâtrie pour ses contemporains, et plus particulièrement encore gâté par l'enthousiasme des femmes, M. de Chateaubriand, souverain par le génie, avait subi les inconvénients de tous les pouvoirs absolus: on l'avait enivré de lui-même.

Mais ces nuages ne devaient point durer: la parfaite droiture de l'âme de Mme Récamier, les trésors de sympathie et de dévouement dont le ciel l'avait douée, rétablirent la bonne harmonie; j'en trouve le témoignage dans cette lettre écrite quelques semaines après celle que nous avons citée plus haut.

M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Château de la Forest, ce 27 juillet.

«S'il a jamais été pressant de réparer ses torts, de retirer et d'abjurer ses reproches, c'est lorsqu'on a reçu une lettre aussi parfaite que la vôtre, aimable amie. La mienne était à peine partie par notre courrier ordinaire, que j'ai vu arriver cette charmante petite écriture. Un premier remords m'a saisi; il a augmenté, et s'est emparé de mon âme tout entière, quand j'ai lu les touchantes confidences de votre amitié, les triomphes de votre raison et toutes les pensées mélancoliques que je n'ai pas le courage de vous reprocher, quand elles n'aboutissent qu'à vous faire aimer notre pauvre Val, et à me faire accorder un privilége exclusif d'admission et de consolation. J'en suis fier pour l'amitié, et il me tarde d'aller exercer ce doux privilége. Je vous ai mandé aujourd'hui même que lundi sûrement j'irais vous voir où vous seriez, et je suis ravi que ce soit au Val. Encore une fois, pardonnez ma lettre de ce matin. Mais convenez qu'elle était bien naturelle. Pas un mot de vous, pas un mot de ce qui m'intéressait si vivement. Je n'ai écouté que ces sentiments d'intérêt et de jalousie, que vous pardonnerez à l'amitié. Adieu. Mille hommages à vos pieds, sans oublier Amélie, que je me représente partageant votre solitude. Adieu, adieu. Persistez dans vos généreuses résolutions et adressez-vous à celui qui seul peut les fortifier et les récompenser.»

On peut dire hardiment que Mme Récamier a été l'amie par excellence. Privée par la destinée des affections qui d'ordinaire remplissent et absorbent le coeur des femmes, elle porta dans le seul sentiment qui lui fût permis une ardeur de tendresse, une fidélité, une délicatesse sans égales. La véracité de son caractère et en même temps sa profonde discrétion donnaient à son commerce une sécurité pleine de charmes. Consultée dans les affaires les plus importantes et souvent les plus délicates, son avis était toujours empreint de modération autant que de dignité. Son action sur les esprits fut toujours adoucissante, et le rôle qu'elle voulut constamment remplir fut celui de calmer, au lieu d'exciter ou d'aigrir. Quelquefois irrésolue dans les petites choses, elle avait dans les grandes circonstances une promptitude de décision singulière.

L'automne de 1818 et tout l'été de 1819 s'écoulèrent pour Mme Récamier dans la gracieuse solitude de la Vallée-aux-Loups, qu'elle avait louée de moitié avec M. de Montmorency. Je trouve, dans une lettre de la duchesse de Broglie du 19 juillet 1819, un passage relatif à cette association:

«Je me représente votre petit ménage du Val-de-Loup comme le plus gracieux du monde. Mais quand on écrira la biographie de Mathieu dans la Vie des saints, convenez que ce tête-à-tête avec la plus belle et la plus admirée femme de son temps sera un drôle de chapitre. Tout est pur pour les purs, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste; il devine le fond des coeurs. Il ajoute au mal, mais il ne l'invente jamais; aussi je crois que l'on perd toujours sa réputation par sa faute.»

M. de Chateaubriand en était réduit à vendre cette petite maison d'Aulnay qu'à son retour de la Terre Sainte il avait pris plaisir à bâtir, ce parc dont il avait planté tous les arbres; et, à la honte du parti auquel son dévouement avait été si profitable, non-seulement les royalistes ne surent pas s'entendre pour les lui conserver, mais il avait grand'peine à trouver un acheteur. En attendant, M. de Chateaubriand avait été heureux de voir ce riant asile, que malgré son peu d'importance il ne lui était pas possible de garder, occupé par Mme Récamier. Elle-même, charmée de ce lieu, formait le projet d'en devenir propriétaire de moitié avec le vicomte de Montmorency, mais un dernier revers de fortune devait l'atteindre cette même année.

M. Récamier, qui avait recommencé les affaires, n'y fut pas heureux, et cette fois la fortune de sa femme, qu'elle avait engagée généreusement, mais imprudemment, dans ces nouvelles spéculations, subit un échec de cent mille francs. Peu de mois auparavant, confiante dans une position qui, pour être moins considérable que celle dont M. Récamier l'avait fait jouir dans le passé, lui semblait par là même assurée, car elle ne la tenait que de la fortune de sa mère, elle avait acheté un hôtel de la rue d'Anjou et s'y était établie avec son père et le vieil ami de son père, avec M. Récamier et sa jeune nièce Amélie. Cette maison élégante et nullement somptueuse avait un jardin; M. de Chateaubriand en parle en ces termes dans ses Mémoires. «Dans ce jardin, il y avait un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune lorsque j'attendais Mme Récamier: ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi, et que, si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais? Je ne me souviens guère du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.»

Mme Récamier n'habita que bien peu de mois cette maison, sa première propriété personnelle, où sa pensée s'était complue et où elle avait cru se préparer tout un long avenir d'existence calme au milieu d'heureuses amitiés. L'impression qu'elle reçut de ce nouveau revers de fortune, à une époque de sa vie qui n'était plus la jeunesse, fut sombre; mais elle ne s'en laissa point abattre et prit immédiatement un parti héroïque.

Elle visitait quelquefois une très-ancienne amie, la baronne de Bourgoing, dont le mari, après avoir été successivement ambassadeur de France à Madrid, à Stockholm et à Dresde, était mort laissant sans fortune, une veuve, et quatre enfants, deux fils sous les drapeaux dont la valeur était chevaleresque, un dans la diplomatie, et une fille non mariée qui devint, en 1825, la maréchale Macdonald. Mme de Bourgoing s'était logée avec sa fille Ernestine dans un appartement à l'extérieur du couvent de l'Abbaye-au-Bois. Ce fut là que Mme Récamier résolut de chercher un asile.

Lorsqu'après avoir généreusement et bien vainement sacrifié une partie de sa propre fortune pour prévenir une seconde catastrophe dans les affaires de son mari, elle eut la cruelle certitude de n'y avoir pas réussi; elle sentit qu'il fallait prendre un parti décisif et se faire désormais une existence personnelle et séparée. En rompant avec le monde, en acceptant résolument une vie de retraite, en s'établissant dans une communauté religieuse, elle se trouvait autorisée à ne plus habiter la même maison que M. Récamier. Elle devait désormais, avec les débris de sa fortune personnelle, le faire vivre, et elle exigeait absolument qu'il n'affrontât plus les chances des affaires qui lui avaient été si fatales. Elle continua à se montrer pour lui l'amie la plus fidèle et la plus sûre, elle pourvut à ses besoins avec une prévoyante et filiale affection, et, jusqu'au dernier moment, fut occupée à lui rendre la vie douce et agréable: résultat que facilitaient singulièrement, d'ailleurs, l'optimisme et la bienveillance de son caractère. C'est donc à partir du jour où elle se fixa à l'Abbaye-au-Bois que commence pour Mme Récamier une existence toute nouvelle, entièrement personnelle et plus exceptionnelle encore, s'il est possible, que ne l'avait été la situation que les événements lui avaient faite jusqu'alors.

Il n'y avait en ce moment à l'Abbaye-au-Bois de vacant qu'un petit appartement au troisième étage, carrelé, incommode, dont l'escalier était rude, et la distribution fabuleuse. La belle Juliette n'hésita point à s'en arranger. Elle établit les trois vieillards dont elle était le bon ange dans le voisinage de l'abbaye, et s'installa elle-même dans cette cellule que tout autre eût trouvée inhabitable. Voici la description qu'en fait M. de Chateaubriand:

«La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Mme de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'étais ravi: la plongée des fenêtres était sur le jardin de l'abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'oeil, des clochers pointus coupaient le ciel, et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées. Je rejoignais au loin le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.»

L'Abbaye-au-Bois a pris, depuis trente ans, une grande notoriété, chacun aujourd'hui sait ce que c'est; mais, en 1819, ce couvent était si peu connu, au moins des personnes du monde, que la maréchale Moreau, voulant aller voir son amie dans sa retraite aussitôt que Mme Récamier y fut installée, crut devoir avancer son dîner d'une heure pour être en mesure d'accomplir ce voyage en pays lointain.

Le monde eut bien vite appris le chemin de la retraite de Mme Récamier. Mais si le monde vint l'y chercher, la courageuse recluse, fidèle à la résolution qu'elle avait prise, se refusa constamment à paraître dans aucune réunion du soir. Elle alla encore quelquefois, mais rarement, au spectacle, principalement pour entendre de la musique; elle assista à quelques-unes des dernières représentations de Talma et aux débuts de Mlle Rachel, qui, ayant tenu à grand honneur d'être présentée à Mme Récamier, lui inspira une très-vive admiration et un intérêt réel. Mais, sauf ces exceptions en petit nombre, elle ne sortit plus que le matin.

Du moment où M. de Chateaubriand s'était lié avec Mme Récamier, il prit, je l'ai déjà dit, le premier rang dans ses affections. Personne n'a jamais eu le goût des habitudes méthodiques et réglées au point où le portait cet écrivain de génie chez lequel l'imagination était si brillante et si dominante; ainsi chaque matin il adressait de bonne heure un billet à Mme Récamier, chaque jour invariablement il arrivait chez elle à trois heures; il y venait le plus souvent à pied, et son exactitude était telle, qu'il prétendait que les gens réglaient leurs montres en le voyant passer. M. de Chateaubriand, sauvage par nature et exclusif, n'admettait à son heure qu'un très-petit nombre de personnes; c'était donc après dîner que Mme Récamier recevait, mais sa porte était ouverte tous les soirs. Le dîner réunissait autour d'elle la famille, c'est-à-dire avec sa nièce MM. Récamier et Bernard, leur vieil ami M. Simonard, M. Ballanche et M. Paul David, neveu de M. Récamier, qui dans la bonne et la mauvaise fortune ne sépara jamais son existence de celle de son oncle et chez lequel Mme Récamier trouva le plus entier dévouement.

Le premier dîner fut horriblement triste: toute la petite colonie, comme autant de naufragés après cette nouvelle tempête, n'envisageait le ciel et l'avenir qu'avec effroi. Mme Récamier, bien qu'elle ne fût pas la moins émue, s'efforça sans beaucoup de succès de ranimer les courages. Après le dîner, il vint un certain nombre d'amis fidèles, et la soirée se termina comme elle se terminait chaque jour, par l'arrivée tardive de Mathieu de Montmorency que son service auprès de Madame retenait assez tard aux Tuileries. Dès les jours suivants, l'impression lugubre de l'arrivée au couvent s'était effacée. Mme Récamier recueillait non-seulement l'expression de l'entière approbation de ses amis, mais l'empressement très-vif et général des personnes les plus haut placées dans l'opinion lui prouvait que sa conduite était comprise et appréciée. Ce fut encore un moment heureux dans cette vie si souvent troublée.

Tous ces hommages du monde, ce concours des indifférents qui laissent l'âme bien vide, parce qu'ils s'adressent d'ordinaire à la situation, au rang ou à la fortune, prenaient par la circonstance la signification d'un véritable témoignage d'estime uniquement offert à la personne et au caractère; Mme Récamier devait en être aussi touchée que flattée; et comme la mode se mêle à tout dans notre pays, il devint à la mode d'être admis dans la cellule de l'Abbaye-au-Bois.

Les arts ont consacré le souvenir du séjour de Mme Récamier dans la petite chambre de cette communauté: un peintre de talent, Dejuinne, a, très-fidèlement et d'un pinceau plein de délicatesse, reproduit l'intérieur de cette cellule où les moindres détails portent l'empreinte de l'habitation d'une femme élégante, avec un aspect sérieux qu'on retrouverait difficilement ailleurs. Le spirituel écrivain dont la critique à la fois sûre et bienveillante apprécie les productions des arts dans le Journal des Débats, M. Delécluze a rendu, à son tour, dans un dessin à l'aquarelle, avec une gracieuse exactitude, la petite chambre de Mme Récamier.

L'établissement dans la petite chambre du troisième dura six ou sept ans; puis, à la mort de la marquise de Montmirail, belle-mère du duc de Doudeauville, qui habitait le grand appartement du premier, Mme Récamier, à laquelle les religieuses de l'Abbaye-au-Bois avaient cédé la propriété à vie de cet appartement, fut logée d'une manière plus large et plus commode, et eut enfin la possibilité de s'entourer des objets qui retraçaient à son souvenir les amis qu'elle avait perdus. Elle plaça dans le grand salon le tableau de Corinne, le portrait de Mme de Staël, et plus tard le portrait de M. de Chateaubriand, par Girodet.

Les murs de la petite chambre virent donc tous les anciens amis français et étrangers de Mme Récamier lui apporter le tribut de leur fidélité. On y rencontra successivement la duchesse de Devonshire, son frère le comte de Bristol, le duc d'Hamilton, qui avait accueilli la belle voyageuse avec un chevaleresque empressement, en 1803, lorsqu'il n'était encore que le marquis de Douglas; lady Davy et son illustre époux sir Humphry Davy avec lesquels elle était montée au Vésuve; miss Maria Edgeworth; Alexandre de Humboldt; sans compter tout ce que chaque année apportait d'éléments nouveaux dans une société qui ne cessa de se recruter parmi les personnages distingués ou célèbres de tous les partis et de tous les rangs. M. de Kératry, M. Dubois du Globe, Eugène Delacroix, David d'Angers, Augustin Périer, M. Bertin l'aîné, s'y trouvaient avec M. de Chateaubriand et Benjamin Constant, comme nous y vîmes plus tard M. Villemain, le comte de Montalembert, Alexis de Tocqueville, le baron Pasquier. M. de Salvandy, Augustin Thierry, Henri Delatouche, M. Sainte-Beuve et M. Mérimée.

Parmi les jeunes arrivants, introduits dans ce cercle, il en est un auquel je dois une mention distincte, parce qu'il y conquit une place particulière, et qu'il devint, pour ainsi dire, un membre de la famille de Mme Récamier. L'établissement de celle-ci à l'Abbaye-au-Bois ne datait guère que d'une année, lorsque l'illustre géomètre M. Ampère, qu'elle voyait souvent, comme le compatriote et l'ami le plus cher de M. Ballanche, demanda la permission d'amener son fils.

M. J.-J. Ampère avait alors vingt-et-un ans, puisqu'il est de l'âge du siècle; il avait achevé de brillantes études, et la vocation de son talent semblait le porter plus particulièrement vers la poésie, et vers la poésie dramatique. Mais, dès cette époque, l'universalité de ses aptitudes, la curiosité insatiable de sa vive intelligence, le don de saisir vite et nettement, d'exposer avec élégance les conceptions les plus diverses de la science soit philologique, soit historique, étaient le privilége et le caractère le plus frappant de son esprit. L'animation, l'entrain, l'enthousiasme de ce jeune homme qui, grâce aux plus heureuses facultés naturelles et grâce aussi au milieu dans lequel il avait vécu, n'était étranger à aucune des connaissances humaines; la noblesse de ses sentiments, sa tendresse pour son père dont le génie l'enorgueillissait à juste titre, tout cet ensemble donnait à sa conversation un attrait singulier. Mme Récamier accueillit d'abord le fils d'un homme supérieur, celui que M. Ballanche considérait presque comme un fils; mais bientôt elle s'attacha d'une affection vraie à M. J.-J. Ampère, et il prit dans son coeur et à son foyer la place d'un ami, dont les succès et la carrière ne cessèrent d'exciter sa plus vive sollicitude. Je suis sûre de n'être pas démentie par lui, si je rappelle tout ce que M. Ampère a dû à ses conseils et à son amitié.

Ce fut dans cette cellule de l'Abbaye-au-Bois qu'on lut et qu'on admira, avant que le public n'y fût initié, les premières Méditations de M. de Lamartine; là, qu'une jeune fille d'un talent plein d'élégance, d'un esprit fin et mordant, et dont la beauté avait alors un éclat éblouissant, Delphine Gay, récita ses premiers vers.

Le souvenir de cette soirée m'est resté fort présent; le cercle était
nombreux: Mathieu de Montmorency, la maréchale Moreau, le prince
Tufiakin, la reine de Suède, M. de Catellan, M. de Forbin,
Parseval-Grandmaison[34], Baour-Lormian[35], MM. Ampère, de Gérando,
Ballanche, Gérard, se trouvaient avec beaucoup d'autres chez Mme
Récamier.

Parmi les sujets de conversation qu'on avait successivement parcourus, on était arrivé à parler d'une petite pièce de vers, vrai chef-d'oeuvre de sensibilité, alors dans la fleur de sa nouveauté, la Pauvre Fille, de Soumet. Mme Récamier demanda à Delphine Gay, assise auprès de sa mère, de vouloir bien, pour les personnes qui ne la connaissaient pas, réciter cette pièce d'un poëte, leur ami. Elle le fit avec une grâce, une justesse d'inflexions, un sentiment vrai et profond qui charmèrent l'auditoire. Mme Gay ravie du succès de sa fille se pencha vers la maîtresse de la maison et lui dit à demi-voix: «Demandez à Delphine de vous dire quelque chose d'elle.» La jeune personne fit un signe de refus, la mère insistait; Mme Récamier, n'ayant pas la moindre idée du talent de Mlle Gay, craignait, en la pressant davantage, et en lui faisant réciter ses vers en public, de l'exposer à des critiques plus ou moins malveillantes; mais Mme Gay persistant, toutes les personnes présentes joignirent leurs instances à celles de la maîtresse de la maison. La jeune muse se leva; elle récita d'une façon enchanteresse les vers sur les Soeurs de Sainte-Camille, que nous vîmes couronner par l'Académie française quelque temps après. Delphine Gay était grande, blonde, fraîche comme Hébé; sa taille élancée était alors celle d'une nymphe; ses traits étaient forts et son profil tourna plus tard au grand-bronze romain, mais à l'époque dont je parle, la grâce de la jeunesse prêtait à cet ensemble un charme infini. On remarqua combien elle s'embellissait en disant des vers, et combien il y avait d'harmonie entre ses gestes et les inflexions de sa voix.

Voici encore une anecdote des premiers temps de l'Abbaye-au-Bois: j'ai dit quelle était la simplicité, et je devrais dire plus exactement la modestie de la reine de Suède, femme de Bernadotte, que sa santé obligeait à habiter la France, et qui abandonnait sans regrets les pompes du trône pour mener en France la vie privée la plus monotone et la plus solitaire.

Miss Berry était à Paris; c'était une Anglaise qui avait passé la seconde jeunesse, mais belle encore; très-spirituelle, parfaitement amusante, bonne et naturelle, et d'un entrain à tout animer. Miss Berry a dû la célébrité dont elle a joui en Angleterre au sentiment qu'elle inspira, presque au sortir de l'enfance, à Horace Walpole qui avait atteint un âge avancé. Il était dans la destinée de cet homme éminent, et qui craignait tant le ridicule, d'exciter, quand il était jeune, une affection passionnée chez une très-vieille femme, Mme du Deffand, et à son tour, d'éprouver un penchant vif et romanesque pour une très-jeune fille, alors qu'il était lui-même un vieillard. Horace Walpole légua à miss Berry tous ses papiers et une partie de sa fortune; elle ne se maria point, et jusqu'à plus de quatre-vingt-dix ans conserva une existence entourée de considération et de respect.

Miss Berry venait souvent chez Mme Récamier; elle y arrive un soir, et la trouvant seule avec sa nièce, se met à lui conter une aventure arrivée le matin même et dont elle riait encore.

Entre quatre et cinq heures du soir, à la chute du jour (on était à la fin de janvier), miss Berry faisait une visite à lady Charles Stuart, femme de l'ambassadeur d'Angleterre à Paris; elles causaient au coin du feu, sans lumières; l'ambassadrice attendait une gouvernante dont elle avait besoin et qu'on lui avait recommandée. La porte s'ouvre, un nom quelconque est prononcé par un domestique anglais, et une femme de taille moyenne, un peu ronde et simplement vêtue, se glisse dans le salon.

Lady Stuart se persuade que cette dame est la personne qu'elle attend; elle indique de la main un fauteuil à la nouvelle arrivée, et avec toute la politesse d'une femme comme il faut, qui sait rendre à chacun ce qui lui est dû, adresse quelques questions à la gouvernante supposée.

La dame interrogée, qui n'était autre que la reine de Suède, s'aperçoit d'une erreur, et pour y mettre un terme, dit tout à coup: «Il fait un froid très-rigoureux; le roi mon mari me mande…» Et l'ambassadrice de se confondre, et miss Berry de rire.

À l'instant où elle faisait ce récit, la porte s'ouvre (on n'annonçait pas chez Mme Récamier), et une dame, petite, ronde, se glisse auprès d'elle.

La rieuse et spirituelle anglaise continuait à s'amuser de son histoire et répétait: «C'était la reine de Suède, comprenez-vous?»

Mme Récamier avait beau lui dire: «De grâce, taisez-vous, c'est encore elle.» Miss Berry en riait plus fort: «Charmant, charmant! s'écriait-elle, vous voulez compléter l'aventure en me faisant croire que c'est la reine.»

Il fut extrêmement difficile de lui rendre son sérieux et de lui faire comprendre qu'elle se trouvait de nouveau et réellement en présence de la reine Désirée de Suède. Heureusement, cette majesté avait autant de bonté que de modestie, elle ne se choqua point.

Avant d'aller plus loin, je demande la permission de revenir en arrière et d'introduire dans l'intimité de Mme Récamier un ami, un parent qui fut toujours étroitement uni d'affection avec elle et avec son mari, quoique ses occupations multipliées, et la rigidité avec laquelle il remplissait les devoirs de sa profession, ne lui permissent guère de se mêler au monde.

Le docteur Récamier, cousin et compatriote du riche banquier dont il portait le nom, après avoir fait ses études à Paris, vint, en 1801, se fixer dans la capitale et y exercer la médecine.

La sincérité de sa foi religieuse, à une époque où les âmes étaient encore ravagées par le doute, inspira même à ses condisciples et sur les bancs de l'école un véritable respect. Passionné pour la science et pour son art en particulier, il était en même temps animé du plus ardent désir de soulager la souffrance. D'autres ont dit les progrès que cet homme de génie fit faire à l'art de guérir, mais il doit être permis à ceux que les liens du sang et de l'affection rapprochèrent de lui, de parler de l'originalité de son esprit, de la douceur et de la tendresse qu'il savait mettre dans ses rapports avec ses parents et ses amis. La nature impétueuse, indépendante, primesautière du docteur Récamier, vraie nature de montagnard, dont l'écorce était parfois rude, renfermait des trésors de dévouement et de fidélité, et sa cousine qui sut apprécier de bonne heure sa supériorité, même quand elle revêtait une autre forme que celle d'un monde frivole, avait pour lui un attachement fondé sur la plus haute estime.

Dans l'été de 1816, Mme Récamier voulut aller voir sa cousine Mme de Dalmassy, dans la terre que celle-ci possédait dans la Haute-Saône; elle venait d'y arriver, lorsqu'elle reçut du docteur Récamier la lettre suivante. Cette lettre donne une assez juste idée de la tournure d'esprit de l'éminent praticien et de ses rapports avec sa parente.

«6 juin 1816.

«Madame,

«La promptitude de votre départ, semblable à celui du zéphyr, m'a privé d'avoir l'honneur de vous voir; il a fallu me consoler en attendant votre retour. Mais ce dont je ne me consolerais pas, c'est que vous négligeassiez de profiter du voisinage de Plombières pour en prendre les eaux, en bains surtout. Vous connaissez ma façon de penser à cet égard, puisque je vous en ai parlé plusieurs fois; je vous engage à lever tous les obstacles qui pourraient contrarier ce conseil que je regarde comme d'une haute importance pour vous.

«Profitez de votre séjour à la campagne pour faire de l'exercice au grand air: c'est là que le corps se revivifie et reprend les forces que lui enlève le séjour de la ville; c'est aussi là que la contemplation de la nature ramène l'esprit à la douce et satisfaisante philosophie qui en fait aimer et admirer l'auteur.

«Si, comme je vous le conseille de nouveau, vous allez à Plombières, vous aurez occasion d'y réfléchir sur un des phénomènes les plus singuliers et les plus extraordinaires de notre globe, je parle de la température des sources d'eaux chaudes qui s'y trouvent. Si vos méditations sur les merveilles de la nature vous laissent quelques instants pour méditer les phénomènes moraux, je vous prie d'essayer de deviner quelles peuvent être les bases les plus délicates, les plus flatteuses et les plus solides des sentiments d'un homme pour une femme; et lorsque vous aurez résolu le problème, je vous serai obligé de vouloir bien y rapporter les sentiments d'estime, d'admiration et de respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

«RÉCAMIER.»

Le conseil du docteur fut suivi; Mme Récamier se rendit à Plombières avec sa nièce.

Elle y était depuis une quinzaine de jours, objet de l'empressement et des hommages de tous les baigneurs français ou étrangers, lorsqu'un matin on lui remet la carte d'un Allemand qui, en se présentant chez elle à une heure où elle ne recevait pas, avait vivement insisté pour que Mme Récamier daignât, en l'admettant à la voir, lui accorder un honneur qu'il ambitionnait au plus haut titre.

Mme Récamier était assez accoutumée à l'empressement d'une curieuse admiration pour que la démarche et l'insistance de cet étranger lui parussent naturelles; elle indique une heure dans la matinée du lendemain, et voit entrer un jeune homme de fort bonne mine qui, après, l'avoir saluée, s'assied et la contemple en silence.

Cette muette admiration, flatteuse mais embarrassante, menaçait de se prolonger; Mme Récamier se hasarde à demander au jeune Allemand si parmi ses compatriotes il s'en est trouvé qui l'eût connue et qu'elle eût elle-même rencontré, et si c'est à cette circonstance qu'elle doit le désir qu'il a manifesté de la voir.

«Non, Madame, répond le candide jeune homme, jamais on ne m'avait parlé de vous, mais en apprenant qu'une personne qui porte un nom célèbre était à Plombières, je n'aurais, pour rien au monde, voulu retourner en Allemagne sans avoir contemplé une femme qui tient de près à l'illustre docteur Récamier et qui porte son nom.»

Ce petit échec d'amour-propre, cette admiration qui, dans sa personne, cherchait autre chose qu'elle-même, amusa beaucoup Mme Récamier, qui contait fort gaiement sa mésaventure.

Dès l'instant que M. de Chateaubriand eut été introduit dans la société de Mme Récamier, l'apparition de ce roi de l'intelligence, ainsi que le qualifiait M. Ballanche dans les inquiétudes de son amitié, eut pour résultat de lui donner sur ce théâtre intime la place prépondérante que son génie lui assurait partout. Avec le besoin de dévouement qui remplissait l'âme de Mme Récamier, dévouement qu'elle portait dans toutes ses affections et dont elle avait donné des preuves si touchantes à Mme de Staël, on comprendra facilement qu'à dater de cette époque, et toutes les fois que M. de Chateaubriand quitta Paris, l'intérêt de la vie dut se concentrer pour la belle recluse de l'Abbaye-au-Bois dans la correspondance de l'ami qui, par son caractère agité, la disposition mélancolique de son imagination et les vicissitudes de son existence, excitait sans cesse chez elle l'inquiétude et la perplexité. Il est certain que l'enthousiaste amitié que Mme Récamier voua à M. de Chateaubriand mit souvent beaucoup de trouble dans son âme. Ses efforts constants, sa préoccupation journalière, avaient pour but de calmer, d'apaiser, d'endormir en quelque sorte l'irritation, les orages, les susceptibilités d'une nature noble, généreuse, mais personnelle, et que l'admiration du public avait trop occupée d'elle-même.

Mais l'amie dont la tendresse avait assumé ce rôle bienfaisant ne le remplissait qu'aux dépens de son propre repos et, sous ce rapport, les prévisions de Mathieu de Montmorency et de M. Ballanche furent trop justifiées.

La persistance, la fidélité d'une affection si profonde et si pure finirent par dominer M. de Chateaubriand; en lisant les lettres qu'il adressa à Mme Récamier, on sera frappé combien le langage va s'en modifiant: le respect, la vénération, on peut le dire, pénètrent son coeur à mesure que l'affection y jette de plus profondes racines; la préoccupation personnelle cède petit à petit, et on sent qu'il dit vrai lorsqu'il lui écrit ces mots: «Vous avez transformé ma nature.»

Une révolution s'était donc opérée dans les sentiments de Mme Récamier. L'intérêt nouveau qui la dominait devait la pousser à prendre une part plus vive que par le passé à la marche des événements. La phase où nous entrons imprimera désormais plus d'unité à ces souvenirs.

LIVRE IV

De graves événements s'étaient accomplis et avaient modifié la politique de Louis XVIII. Le 13 février 1820, M. le duc de Berry périssait sous le couteau d'un assassin; le 29 septembre de la même année, le ciel accordait à la maison de France plongée dans le deuil la naissance d'un héritier; M. le duc de Bordeaux venait au monde, et, comme le dit M. de Chateaubriand: «Le nouveau-né fut nommé l'enfant du miracle en attendant qu'il devînt l'enfant de l'exil.»

L'assassinat du duc de Berry avait amené la chute de M. Decazes, qui ne se lit pas sans déchirements. Le duc de Richelieu ne consentit à affliger son vieux maître que sur une promesse de M. Molé de donner à M. Decazes une mission importante: il partit pour l'ambassade de Londres. Une combinaison ministérielle fit entrer dans le conseil les deux hommes placés à la tête du parti royaliste dans la chambre des députés, MM. de Villèle et Corbière; le premier sans portefeuille, le second comme président de l'instruction publique. M. de Chateaubriand avait trop contribué à ce triomphe de ses amis pour être laissé par eux en dehors; et cependant la répulsion que le roi éprouvait pour lui était si forte, qu'il n'était pas encore possible de lui donner l'entrée au conseil. On négocia pour lui obtenir une ambassade; M. de Montmorency se mêla avec un grand zèle aux démarches qui devaient assurer ce résultat. Il écrivait à Mme Récamier, le 20 novembre 1820:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Lundi, 20 novembre 1820, 1 heure.

«Je suis sorti de chez vous hier soir, aimable amie, bien touché d'abord de votre charmante amitié à laquelle la mienne répond bien parfaitement; et puis frappé, comme cela m'arrive souvent, de cette justesse d'esprit et noblesse de caractère qui font que vous saisissez tout de suite le véritable intérêt de vos amis à travers toutes les nuances d'opinions, et même à travers toutes les petites passions. Plus je réfléchis aux idées qui doivent rester entre nous, plus j'ai la conviction qu'elles peuvent seules nous tirer, et lui[36] surtout, d'une position embarrassante. J'ai du reste, revu ce matin Jules[37] qui m'a donné la certitude que celui que nous appelons notre général[38] approuve tout à fait cette idée, et verrait avec peine qu'elle fût rejetée. Il a aussi des raisons très-fortes de ne pas douter du succès.

«Mille tendres hommages. Je serai chez vous avant cinq heures.»

Ici commencent les confidences presque journalières de M. de
Chateaubriand.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Novembre 1820, mercredi matin.

«Voilà la Quotidienne qui parle de mon départ pour Berlin. Les insinuations répétées vont bientôt amener une crise: tant mieux, il faut que cela finisse.»

LE MÊME.

«Vendredi matin, 30.

«Mme de Chateaubriand s'oppose. Elle dit qu'elle a pensé mourir à Bruxelles et à Gand; que moi-même j'y ai été extrêmement malade; et qu'au moins, puisqu'il s'agit d'un exil, il faut que cet exil soit agréable. Je ne crois pourtant pas impossible de la ramener, mais alors ce sont nos amis qui doivent se charger de ce travail. Quant à moi, je n'y puis rien, et je ne veux pas même insister puisqu'il s'agit d'une autre destinée que la mienne.

«Vous sentez bien que de mon côté je n'ai pas la tête tournée de la proposition; mais je ferai ce que voudront ma femme et mes amis. Cependant il y a un point sur lequel je ne serai jamais d'accord. Je veux, si la chose a lieu, que le ministère d'État me soit rendu le jour que l'on me donnera l'ambassade, et que les deux ordonnances paraissent ensemble dans le Moniteur. Je regarde mon honneur engagé à cela. Je ne demande pas que le ministère d'État soit rendu le premier, ce qui devrait être (je sens bien que les ministres seraient embarrassés de la réparation), mais je demande que la place arrive avec l'autre place, parce que j'ai le droit de vouloir que le ministère d'État ne soit pas une conséquence de l'ambassade, mais simplement une chose que l'on me rend comme on me l'avait ôtée. J'ai bien réfléchi à ce que vous m'avez dit, si je refusais tout. Plus j'y pense, moins je m'effraie. Je trouve la place que j'ai excellente; je consens très-volontiers à n'être jamais autre chose que ce que je suis. Je ne demande rien, je ne sollicite rien; je ne veux mettre ni passion, ni orgueil, ni taquinerie à refuser, mais aussi je sentirai une vraie joie le jour où il sera arrêté que je ne suis bon à rien et qu'il faut me planter là. Voilà bien de longs raisonnements; mille excuses et mille hommages.»

LE MÊME.

«Samedi matin.

«Comment avez-vous passé la nuit? souffrez-vous encore? Que je voudrais savoir tout cela! J'irai l'apprendre à quatre heures. Je voudrais que vous fussiez aussi charmée que moi de notre plan pour cet été. Depuis que cette maudite ambassade est allée à vau-l'eau, je me sens déchargé du poids d'une montagne. J'ai maintenant Mme de Chateaubriand pour moi, parce qu'elle a vu hier M. de Serre pour une affaire de l'Infirmerie[39] et qu'elle en a été très-mécontente; de sorte qu'elle dit que tous les ministres sont des menteurs, des gueux et des scélérats! Moi je défends les ministres et soutiens qu'ils ont du bon, ce qui la met encore plus en fureur. Voilà pourtant ce que je deviens avec vous. Je ne vis que quand je crois que je ne vous quitterai de ma vie. À quatre heures.»

LE MÊME.

«Lundi matin.

«Vous aurez vu Mathieu de Montmorency hier soir. Il vous aura dit qu'il n'y a encore rien de décidé; cela me fait mourir d'impatience.

«Nous avons aujourd'hui chambre des pairs. Je ne sais à quelle heure nous sortirons. J'ai bien peur de ne pas vous voir à 5 h. 1/2, et cependant je n'ai que ce bonheur dans le monde entier.»

Malgré les impatiences que les lenteurs de la négociation causaient à M. de Chateaubriand, l'affaire marchait pourtant et arriva enfin à sa conclusion. Mathieu de Montmorency, qui en suivait la solution avec persistance et dévouement, écrivait:

M. MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce mardi 10 novembre 1820.

«Je crois être sûr de notre succès, aimable amie; je dis nôtre, car vous y avez mis un sentiment très-aimable dont le premier intéressé doit être touché. Vos conseils nous ont parfaitement guidés, et je m'associe de tout mon coeur à cet intérêt commun d'amitié. M. Pasquier, préparé sûrement à cette idée, m'a déclaré vouloir la suivre comme sienne: je dois à la justice de vous dire qu'il y a mis très-bonne grâce et se fait honneur en y mettant de l'intérêt, ne doutant pas du succès, ce qui prouve qu'il a tâté la disposition du roi sur l'idée générale. Mais pour aller plus vite, il a désiré que j'allasse sur-le-champ chez M. de Richelieu, et que je forçasse sa porte avant qu'il allât au château. J'ai trouvé la même disposition, le même désir d'obliger notre ami, et surtout d'opérer la réconciliation avec le roi, ce qui est l'essentiel. Tous deux ont dit que la place de ministre d'État ne devait pas faire difficulté, qu'elle serait rendue; que pour l'époque précise, on ne disputerait pas, mais qu'il fallait ménager une certaine répugnance d'en haut à défaire précisément ce qu'on avait fait.

«Mais tout semble indiquer que les procédés seront assez gracieux pour que le reste s'arrange et se simplifie. Tous deux sentent la nécessité de ne pas perdre un moment, et de finir d'ici à huit jours.

«Vous serez contente, je crois, de ces détails. Dites à Chateaubriand que je m'estimerai toujours heureux d'avoir rendu tout à la fois au roi et à lui un véritable service, en les replaçant dans des rapports convenables.

«Recevez tous mes hommages.»

M. de Chateaubriand avait donc enfin cause gagnée.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER

«Paris, 21 décembre 1820, 11 heures et demie.

«Tout est fini. J'ai accepté selon vos ordres. Je vais à Berlin; on promet le ministère d'État. Dormez donc. Au moins le tourment de l'incertitude est fini. À demain matin.»

LE MÊME.

«Vendredi.

«L'affaire est arrangée. Monsieur m'a dit lui-même hier que je ne serai absent que quelques mois. Mathieu m'a dit la même chose. Soyez donc tranquille. Je passerai ma vie près de vous à vous aimer, et cette courte absence nous laissera sans souci de l'avenir.

«Je serai chez vous entre quatre et cinq heures, peut-être plus tôt.»

LE MÊME.

«Samedi matin.

«Corbière est venu me dire adieu hier au soir; il et resté si tard, et il m'a dit tant de choses qui m'ont fait mal, que je n'ai pu vous écrire. Je m'en désole en pensant que vous vous en serez monté la tête, et cette idée m'a empêché de dormir. Je vous verrai ce soir entre huit et neuf heures. Vous seule remplissez ma vie, et quand j'entre dans votre petite chambre, j'oublie tout ce qui m'a fait souffrir.

«La parure a tourné la tête à Mme de Chateaubriand, elle nage dans la joie; mais la forme du chapeau est trop étroite: nous le changerons.»

Le nouvel ambassadeur quitta Paris le 1er janvier.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Mayence, 6 janvier 1821.

«Je suis arrivé ici hier au soir. Je crains d'y être arrêté quelques jours par le Rhin dont le passage n'est pas en ce moment praticable. J'ai employé une partie de la matinée à visiter la ville; elle en vaut la peine par ses souvenirs et ses antiquités gothiques. Voilà au reste un jour des Rois bien triste pour moi; je le passe seul, loin de ce qui m'est cher. Quand finirai-je mes pèlerinages sur la terre? Je suis comme le vieux voyageur Jacob: Mes jours ont été courts et mauvais, et n'ont point égalé ceux de mes pères. Une seule chose m'a fait grand plaisir, c'est de très-beaux chants que j'ai entendus ce matin dans une vieille église, à la messe. De vieilles femmes allemandes, couvertes de manteaux d'indienne à grandes fleurs, et des soldats, chantaient beaucoup mieux que nos belles dames des salons de Paris. Au reste, tout ce pays me paraît calomnié. J'ai trouvé de très-bons chemins, des postes très-bien servies, d'excellentes auberges. Il est vrai que la France s'est étendue jusqu'ici; nous verrons de l'autre bord du Rhin. Les Allemands feraient mieux d'y établir des ponts; car, dans l'état actuel des moeurs, ce fleuve les défend moins de la guerre que de la civilisation. Ils ont toujours bien fait de commencer, comme les Thraces, par Orphée; le reste viendra après.

     «Si je passe le Rhin ce soir, je vous le dirai avant de fermer
     cette lettre. N'oubliez pas de tourmenter nos amis pour le retour.
     Je voudrais déjà être à Berlin: la moitié du chemin serait faite.

     «Je pars et vais passer le Rhin, à quatre lieues d'ici, à
     Oppenheim; je coucherai à Francfort. Je vous écrirai mieux de là,
     tout me manque ici.»

LE MÊME.

«Francfort, 7 janvier 1821.

«Le roi de Prusse part pour Laybach; je l'avais prévu, et je l'avais dit même au ministre des affaires étrangères. Au lieu de m'arrêter ici un moment, où je comptais vous écrire à loisir, je remonte en voiture, je me rends à Berlin où je saurai ce que j'ai à faire. Si je puis aller à Laybach, je vous le dirai de suite; mais je ne puis maintenant vous écrire que de Berlin.»

LE MÊME.

«Berlin, samedi 13 janvier 1821.

«Je suis arrivé jeudi matin ici: j'ai été désolé de ne pas pouvoir vous écrire de la route aussi longuement que je l'aurais voulu. La crainte que le roi ne fût parti pour Laybach avant mon arrivée à Berlin m'a fait précipiter mon voyage, et ne m'a pas laissé un moment. J'ai passé entières les quatre dernières nuits. Me voilà arrivé au milieu des plaisirs du carnaval; quand ce temps sera passé tout retombera dans le silence, et comme je souffre beaucoup, ces joies d'un moment n'existeront pas même pour moi.

«J'attends les promesses de mes amis, et c'est sur vous que je compte pour les obliger de les remplir. D'ailleurs, s'ils manquaient de parole, j'aurais bientôt pris mon parti.

«Je crains bien d'être peu utile ici: il n'y point d'affaires; j'ai écrit hier ma première lettre officielle. Vous devez croire avec quelle impatience j'attends de vos nouvelles: je me figure des choses étranges. Me voilà dans l'ombre! tant mieux si l'on a beaucoup de gens qui servent mieux que moi.

«Je n'ai point encore vu M. d'Alopéus[40] à qui j'ai porté votre lettre. Il donne ce soir une grande fête où se trouve la famille royale, mais je ne puis y assister parce que je n'ai point encore vu le roi. Je lui serai présenté lundi ou mardi. Je vais écrire à Mathieu.

«Le courrier est arrivé, mais il était du 2, lendemain de mon départ, et il ne m'a rien apporté de vous.»

LE MÊME.

«Berlin, 20 janvier 1821.

«Enfin j'ai reçu un premier petit mot de vous! Que vous êtes loin de la vérité. Je vous assure, sans aucune de mes modesties, que cette révolution que vous voyez est une chimère. S'il est vrai que nul n'est prophète dans son pays, il est vrai aussi qu'on n'est bien apprécié que dans son pays. Sans doute on me connaît ici, mais la nature des hommes est froide, ce que nous appelons enthousiasme est inconnu. On a lu mes ouvrages; on les estime plus ou moins; on me regarde un petit moment avec une curiosité fort tranquille, et on n'a nulle envie de causer avec moi et de me connaître davantage. M. d'Alopéus ne vous dira pas autre chose; c'est la pure vérité, et je vous assure encore que cela me convient de toute façon. Il n'y a ici nulle société hors des grandes réunions de carnaval qui cessent au commencement du carême, après quoi on vit dans la plus entière solitude. Le corps diplomatique n'est reçu nulle part, et je serais Racine et Bossuet, que cela ne ferait rien à personne. Si j'ai été un peu distingué, c'est par la famille royale qui est charmante et qui m'a comblé d'égards et de prévenances. J'eus l'honneur mardi, à une grande fête chez le ministre d'Angleterre, d'être choisi par la grande-duchesse Nicolas, fille chérie du roi, et par S. A. R. Mme la duchesse de Cumberland pour leur donner la main dans une marche polonaise. Hier j'ai eu une longue conversation avec le grand-duc Nicolas. Voilà mes honneurs et ma vie dans toute sa vérité. Tous les jours je vais me promener seul au parc, grand bois à la porte de Berlin; quand il n'y a pas de dîners ou de réunions, je me couche à neuf heures. Je n'ai d'autre ressource que la conversation d'Hyacinthe[41]; nous parlons des petites lettres; que puis-je dire autre chose? Je suis à ma troisième dépêche diplomatique. Tâchez de savoir par Mathieu si on est content. Le congé est sûr au mois d'avril, mais c'est à vous de le presser. Je n'ai pas cessé de vous écrire par tous les courriers. C'est ici ma troisième lettre de Berlin; les deux premières ont dû vous être remises par mon bon Lemoine[42]; je vous adresse celle-ci directement.

«Les quatre petites lignes ont parfaitement réussi; elles n'étaient pas du tout visibles, et elles ont paru au feu comme par enchantement. Vous verrez que tout ce que j'ai prévu s'accomplira. Je reviendrai au printemps et vous me retrouverez avec le même dévouement.»

LE MÊME.

«Berlin, 23 janvier 1821

«Depuis que je suis parti, je n'ai reçu qu'une lettre de vous… mais que servent les plaintes? Laissons donc le passé et parlons de l'avenir.

«Au moment où je vous écris, l'affaire de Laybach doit être décidée pour moi, et l'on doit avoir résolu affirmativement ou négativement la question de mon voyage à la suite du roi. Si le voyage n'a pas lieu, songez au congé. Le temps marche; nous serons déjà au mois de février, lorsque vous recevrez cette lettre. Je suis absolument perclus. Le climat me fait un mal affreux. Tout est toujours et sera toujours ici comme je vous l'ai mandé dans ma dernière lettre: même grâce de la cour, même bienveillance au dehors, rien de plus. Excepté les jours de réunions obligées diplomatiquement, je vis dans la plus profonde solitude; et comme je souffre, je ne puis même travailler. Au reste, je sais déjà mon métier, et je vous assure que c'est chose aisée. Je connais trente imbéciles qui seraient d'excellents ambassadeurs. Dites souvenirs et amitiés à Mathieu. Mme de Chateaubriand se plaint qu'elle ne voit aucun de mes prétendus amis, c'est son mot, tandis que la petite opposition la soigne et ne la quitte pas. C'est une gaucherie et une ingratitude de nos amis, mais je m'y attendais. J'espère demain une lettre de vous.»

LE MÊME.

«Berlin, 27 janvier 1821.

«J'ai reçu votre petit billet avec la lettre de Mathieu. Je souffre horriblement; occupez-vous avec Mathieu de mon congé. Je n'irai pas à Laybach: cela paraît certain par le peu de bonne volonté de nos ministres. Le roi de Prusse, s'il va au congrès, n'ira que dans les premiers jours du mois prochain. Quand il sera parti, tout deviendra désert à Berlin, et j'y serai fort inutile. Je n'ai pas fait une seule connaissance ici. Le jour je me promène au parc, le soir je vais à des bals obligés où je suis tout aussi solitaire que sous les arbres. Je m'occupe de mon métier que je tiens par amour-propre à bien faire, précisément parce qu'il est commun. Le reste du temps je rêve à la France et j'attends les beaux jours.»

LE MÊME.

«Berlin, 10 février 1821.

«Voilà que je suis obligé de vous trouver légère et un peu étourdie. Je reçois ce matin votre n° 5 (c'est toujours un numéro de perdu). Dans ce n° 5, vous grondez dans une page, et vous faites amende honorable dans une autre, parce que vous venez de recevoir une lettre de moi; et puis vous dites que vous ne pouvez pas tout lire. Cependant mon écriture est belle comme vous voyez, et quoique ma dernière encre fût pâle, vous auriez dû pourtant avec vos beaux et bons yeux me lire à merveille. Autre chicane: vous me dites que vous recevez une lettre de moi, mais vous ne me dites pas de quelle date; de sorte que je ne puis juger s'il vous manque une lettre. Je vous répète pour la dernière fois que je vous ai écrit et que je continuerai à vous écrire chaque courrier. Ainsi, en comptant ma lettre d'aujourd'hui 10 février, voilà dix lettres de Berlin: seriez-vous capable de cela?

«Passons à autre chose: je viens d'écrire vivement au ministre au sujet de cette chicane dont vous me parlez, ainsi que mes autres amis. Je n'ai pas écrit un mot au prince de Hardenberg, et je ne sais ce que signifie cette tracasserie. J'ai déjà de tout ceci cent pieds sur la tête. On ne m'a pas tenu une seule des paroles qu'on m'avait données. On n'a rien fait pour les royalistes. On n'a pas voulu m'envoyer à Laybach, où nos grands diplomates ont fait de belles oeuvres; le ministère d'État qui devait me suivre ici s'est perdu en chemin. Comme toute la loyauté a été de mon côté, comme j'ai fait tous les sacrifices personnels et amené les royalistes au ministère, je suis dans la position la plus noble pour me retirer. Tous les royalistes et même tous les libéraux m'appellent. Qu'on me fasse encore une tracasserie, et vous me verrez quinze jours après. Je suis d'ailleurs très-inquiet de Mme de Chateaubriand: elle vient de m'apprendre par une lettre fort triste qu'elle a été très-malade. Elle l'est peut-être encore. Ah! il n'y a de bon que de vivre dans sa patrie au milieu de ses amis. Si je suis quelque chose, une ambassade n'ajoute rien à ce que je suis.

«Voilà une lettre pour Mathieu. Je vous en ai envoyé une de M. d'Alopéus.»

Des devoirs et des intérêts de famille ayant obligé la marquise de Catellan, cette amie qui la première avait visité Mme Récamier à Châlons lors de son exil, à passer l'hiver à la campagne, celle-ci s'était résolue à lui consacrer le mois de février: elle le passa en effet avec Mme de Catellan à sa terre d'Angervilliers. C'est là que lui fut adressée la lettre de M. de Montmorency qu'on va lire; il ne redoutait pas moins que M. de Chateaubriand que Mme Récamier y prolongeât son séjour.

M. MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 12 février 1821.

«Vous avez été bien aimable de m'écrire, vous qui n'aimez pas beaucoup l'écriture: je suis aussi bien touché de votre occupation relative à moi dans cette triste affaire. Elle nous a occupés samedi d'une manière bien grave et affligeante sous quelques rapports. Je ne sais si je dois vous dire que j'ai voté dans le sens que vous pouviez désirer, après un discours très-remarquable d'un jeune duc de vos amis. Ma conscience l'a permis, ou plutôt ordonné[43]. Car positivement je ne veux rien accorder à la condescendance, ni même à un motif, le plus propre à influer sur moi, le désir de vous plaire. Adieu, on a de bonnes nouvelles de Berlin; le roi n'était pas parti, mais on en parlait encore.

«Adieu, voilà l'heure qui me presse. Je vous regrette chaque jour, à chaque moment. La meilleure nouvelle à me donner, c'est le jour de votre retour. Ne vous laissez pas engager par vos perfections de générosité ou d'amitié.»

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Berlin, 20 février 1821.

«Vous allez à Angervilliers: et mes pauvres lettres! je vous y ai trop accoutumée, et vous n'en faites plus de cas; j'ai envie de les supprimer, puisque vous les traitez si légèrement; qu'en pensez-vous? L'hymne de M. d'Alopéus est un compliment pour vous et mes amis, pas autre chose: on a ici beaucoup de bontés pour moi, mais l'admiration ne met personne à mes pieds. Je ne la demande pas; je ne la mérite point, et l'on me traite comme je le désire, car je suis un bon garçon. Je suis parfaitement tranquille, parce que j'ai pris mon parti. Que j'aie le congé ou non, je vous verrai au printemps; peu m'importe le reste. Je vous ai envoyé une nouvelle lettre pour Mathieu; j'ai peur qu'elle n'arrive pendant votre séjour à Angervilliers; elle est assez pressée. Je suis en querelle[44].

«Je ne sais si on est content de mes dépêches, mais moi j'en suis très-content. Ce n'est pas là de l'amour-propre, mais un juste orgueil: car, dans ces dépêches, je n'ai cessé de défendre les libertés des peuples européens et celles de la France, et de professer invariablement les opinions que vous me connaissez; vos libéraux en feraient-ils autant dans le secret de leur vie? J'en doute.

«J'ai dû insister pour aller à Laybach, par honneur et parce qu'on me l'avait promis, mais c'est ma bonne étoile qui m'a empêché de faire ce voyage. Je vous dirai un succès: j'avais écrit certaines choses et blâmé certains hommes dans une dépêche à propos de ce congrès; il s'est trouvé que dans le conseil de nos ministres, on avait aussi été mécontent. En croira-t-on mieux ma politique? Pas davantage.

«J'attends bientôt une lettre de vous.»

LE MÊME.

«Berlin, 27 février 1821.

«Voilà enfin une bonne lettre écrite sur les quatre pages et jusqu'au bas! Vous ne voulez rien devoir à mes vertus; mais je croyais qu'un attachement profond, sincère, durable, était une vertu. Je suis en grande querelle. Vous savez tout. J'ai reçu une réponse vive à un post-scriptum très-franc dont j'avais envoyé copie à Mathieu dans une lettre mise sous votre adresse. Cette lettre sera arrivée lorsque vous étiez encore à la campagne, et cela aura occasionné quelque retard. Il est assez clair que nous nous brouillerons. Nous ne nous entendons sur rien. J'ai aussi des vertus en politique: je veux les libertés publiques, un système noble et généreux, l'accord de tous les sentiments indépendants avec la fidélité au trône légitime, toutes choses qui déplaisent aux uns et ne sont pas du goût des autres. Joignez à cela toutes les paroles que l'on a violées, tout ce qu'on m'avait promis et tout ce qu'on n'a pas tenu.

«Le congé, je l'aurai, car je suis mon maître, et Mme de Chateaubriand m'a écrit hier qu'elle me laissait maître de reprendre, si je le jugeais à propos, mon indépendance. J'agirai avec modération et jugement. Je ne briserai rien que dans le cas où on me refuserait tout. Mathieu est d'avis qu'on ne demande le congé qu'au moment. Il a raison; mais il faut calculer les distances et le temps que les courriers mettent à porter les lettres et à rapporter les réponses. Pour avoir un congé le 15 avril ou le 1er mai, il faut le demander au plus tard le 20 mars. Faites connaître cela à Mathieu. Il doit être bien effarouché de ma querelle.

«Dans votre n° 8 daté d'Angervilliers, 14 février, vous me dites que vous passerez encore huit jours à la campagne; ainsi vous devez être à Paris depuis huit jours quand vous recevrez cette lettre. Dites-moi donc encore une fois si vous m'avez écrit à Francfort. Nous sommes ici dans les dernières fêtes du carnaval, après quoi silence et solitude; c'est ce qui me convient.»

LE MÊME.

«Berlin, 3 mars 1821.

«Nous touchons au dénoûment. Le 15 de ce mois, je vais demander le congé pour le 15 d'avril ou le premier mai. Si on me le refuse, je donnerai ma démission motivée. J'ai reçu une lettre de Villèle, fort triste et fort découragée; il a fait, selon moi, de grandes fautes, surtout en ne se déclarant pas pour mon système de la Charte et des honnêtes gens, en ne se prononçant pas à la fois pour les libertés publiques et contre les pervers de la Révolution; mais comme je suis comme don Quichotte, l'homme aux justices, j'ai pris le parti de Villèle dans une lettre que j'ai écrite à Fiévée sur son ouvrage qu'il m'avait envoyé. Vous voyez tout ce que je retire de cette loyauté. Je vais répondre à Villèle, et lui dire que c'est à lui à obtenir le congé. Au reste, comme mon parti est pris, c'est comme ils voudront; et je désire plus pour eux que pour moi que tout se passe poliment, gracieusement, sans éclat, sans rupture.

«J'ai vu chez le prince Auguste le dessin d'une femme appelé l'Exil, d'après votre portrait. Ce n'est pas vous, mais il y avait assez de vous pour me faire faire des réflexions tristes sur l'exil.»

LE MÊME.

«Berlin, 10 mars 1821.

«Votre lettre me tourmente; elle m'apprend que vous souffrez. Je suppose que vous êtes maintenant à Paris, et je le désire, car il me semble que vous vous êtes rapprochée de moi.

«Nous touchons au dénoûment. Il est assez singulier que Mathieu parle de l'humeur que prennent certaines gens quand je leur parle comme je dois leur parler. A-t-il cru que c'était à moi à tout supporter? Je n'ai besoin de personne, on a besoin de moi. Il faut bien que je pense à ce que je puis, quand on l'oublie. Cela serait aussi trop fort que l'on m'eût trompé aussi grossièrement, et que je fusse encore le très-humble serviteur de ces messieurs. Mes ennemis sont bien ignobles, et mes amis bien faibles. Au reste, il est possible qu'a la fin du mois je me décide à envoyer Hyacinthe à Paris; alors tout s'expliquera mieux et plus clairement.

«J'attends avec bien de l'impatience une lettre de vous pour m'apprendre que vous ne souffrez plus. Je suis bien aise que mon exactitude vous prouve au moins que je suis homme de parole et ami fidèle.»

LE MÊME.

«Berlin, 17 mars 1821.

«Vous grondez et vous avez tort: mes lettres vous l'ont prouvé. J'ai reçu toutes les vôtres et je vous en remercie. C'est ma seule joie dans mon exil. J'ai su aussi officiellement qu'on était content de mes dernières dépêches; mais ce sera, comme de coutume, un contentement stérile. Je ne m'attends à rien. Je ne demande rien, sauf le congé. Je n'ai point fait encore la demande officielle, parce que je veux attendre la nouvelle de l'entrée des Autrichiens à Naples. La principale affaire étant alors terminée, on ne pourra pas m'objecter l'importance des événements. J'expédierai alors Hyacinthe, à moins, comme je vous l'ai déjà dit, que la chose ne soit décidée en ma faveur par le crédit de nos amis; ce qui n'est nullement probable. Si vous êtes, comme vous le comptiez, arrivée le 7 à Paris, et que vous m'ayez écrit le 8, le 9 ou même le 10 au matin, je recevrai votre lettre lundi par le prochain courrier.

     «Nous voilà déjà au 17 mars! le temps marche vite; je le trouve
     pourtant bien long!

     «M. d'Alopéus me parle toujours de vous. Dites-moi donc quelque
     chose d'aimable pour lui.»

LE MÊME.

«Berlin, 20 mars 1821.

«Pour vous éviter la politique, je vous envoie ouverte la lettre pour Mathieu. Vous pourrez la lire ou ne pas la lire comme il vous plaira, mais cependant vous y trouverez l'explication de cette bête d'idée que je compte revenir sans congé. En vérité, je n'aurais pas cru que mes amis fussent si sots ou me crussent si fou.

«Vous dites que je ne vous parle pas de mes succès. En voici un. Il y a ici un prédicateur morave qui a fait dimanche dernier l'éloge le plus pompeux de moi en chaire. Qu'en dites-vous? Il m'a opposé à Voltaire qui habita comme moi ce pays; lui pour le corrompre, moi pour réparer le mal qu'il a fait.

«Je vous ai dit cent fois que je vous lis à merveille, malgré votre petite écriture. Soyez donc tranquille sur ce point.

«Vous ne sauriez croire la joie dont je suis en apprenant que vous êtes rentrée dans votre cellule. Avant deux mois, je vous verrai, cette idée me rend le courage et la vie.»

LE MÊME.

«Berlin. 24 mars 1821.

«Le gant est jeté. Voilà une lettre que vous remettrez sur-le-champ à Mathieu, où je le prie formellement de demander un congé. Je me suis déterminé à agir d'après les nouvelles que j'ai reçues par estafette de l'affaire de Turin[45]. Il est de toute nécessité que, dans des circonstances aussi graves, j'aille chercher des instructions à Paris. J'espère qu'on fera droit à ma demande, car on est content de mes dépêches, et on doit aussi avoir besoin de m'entendre. Dans tous les cas, si mes amis refusent de demander, ou que le ministre rejette la demande, comme je vous l'ai dit, mon parti est pris. Je vous quitte, ayant aujourd'hui à écrire une longue et importante dépêche.

«Si on m'avait écouté sur le congrès de Laybach, on n'en serait pas là. Que sert de louer mes dépêches, si l'on ne fait rien de ce que je dis?»

LE MÊME.

«Berlin, 27 mars 1821.

«Mme de Chateaubriand va vite en besogne. Elle a demandé elle-même le congé à M. Pasquier[46], et, ce qu'il y a de plus singulier, elle en a obtenu la promesse immédiate. Ainsi je vais vous revoir. J'écris à M. Pasquier aujourd'hui pour fixer l'époque. Je demanderai le congé pour le 20 avril, avec la réserve de ne l'employer que le 1er mai, si le bien du service du roi l'exige. Je ne vous parle point de politique; je sais toute l'affaire d'Italie. J'écris par le courrier à Mathieu pour lui dire que Mme de Chateaubriand a prévenu la demande que je le chargeais de faire. Je suis au désespoir de la maladie de Fontanes[47]. Je tremble de l'arrivée du prochain courrier. J'aimais tendrement Fontanes. Il avait l'air de devoir me survivre de longues années. Que nous sommes peu de chose! et que cela va vite! À bientôt.»

LE MÊME.

«Berlin, 3 avril 1821.

«Point de lettres de vous par le courrier d'hier. Je ne ferai pas comme vous; je ne vous accuserai pas, mais je souffre.

«Je vous ai mandé par mes dernières lettres que j'espérais un congé pour le 20 d'avril; je l'attends; s'il arrive, je vous verrai à la fin du mois. Cela me semble une espèce de rêve.

«Je n'entends plus parler de Mathieu ni de Jules[48], mais je vais bientôt me retrouver avec eux, et tout s'éclaircira.

«Vos libéraux ont-ils été bien odieusement triomphants? ils se sont bien grossièrement trahis. Il est fâcheux après cela, pour eux, de voir ce qui se passe en Italie. Comment avaient-ils jamais compté sur l'héroïque Naples? Pauvres gens! Quelle misère aussi de notre côté! Quelle faiblesse! quelle pusillanimité à l'apparence du péril! Il faut sortir de tout cela.

«Je pleure encore tous les jours la mort de mon pauvre ami. C'est le dernier talent littéraire que la France possédât. À présent il n'y a plus personne; mais je suis sûr que l'on ne pense plus à Fontanes, et que j'ai l'air de radoter en vous en parlant. Quelle folie de ne pas vivre pour soi dans une vie si courte!»

LE MÊME

«Berlin, 7 avril 1821.

«Je serais un peu inquiet, si je ne connaissais votre défaut de mémoire. La lettre que j'ai reçue hier de vous porte le n° 15; or je n'avais précédemment que le n° 12, ce qui supposerait qu'il me manque deux numéros, 13 et 14; mais, comme dans le n° 15, vous avouez que vous avez reçu cinq lettres de moi sans me répondre que quelques lignes, il faut que cela soit inexact, et que vous vous soyez trompée sur les numéros.

«Comment vos libéraux vous disaient-ils qu'il était impossible d'aller à Naples? Les insensés! Ils voulaient faire des lazzaroni des Spartiates. Vos amis ont perdu la cause de la liberté par leurs folies et par les crimes des révolutionnaires. La partie est perdue pour eux en Europe. En voilà pour 50 ans; nous n'y serons plus. Mes pauvres amis sont bien pauvres, le danger les abat, mais au moindre succès, ils ne doutent plus de rien. C'est la légèreté et la mobilité la plus complète.

«J'attends le congé presque sans y croire. Mais qu'importe puisque mon parti est pris? Je suis d'un calme parfait. Voilà le baptême de M. le duc de Bordeaux: l'occasion est belle pour le ministère d'État; on n'y pensera seulement pas. Tout cela m'est égal. J'ai reçu une lettre très-amicale de Villèle. Toutes les lettres me redemandent à genoux et me disent de tout quitter.

«Cette lettre vous arrivera le 16 ou le 17. Ne m'écrivez plus après avoir reçu cette lettre; c'est moi qui irai chercher la réponse.

«Qui vous a donc rendue si malheureuse? Vous ne voulez pas me le dire; serait-ce quelque propos, quelque histoire[49]? Moquez-vous-en.»

LE MÊME.

«Berlin, 14 avril 1821.

«J'ai reçu les deux petites lettres retardées n° 13 et 14. Elles sont de vieille date, l'une est du 15, l'autre du 22 mars; elles ont été évidemment gardées, surtout votre n° 13 qui est passablement indiscret pour vos amis les libéraux. Vous nommez Benjamin[50] en toutes lettres, et vous dites qu'il vous avait dit six semaines auparavant que le Piémont se soulèverait. Je le crois bien; il était prophète à coup sûr! Le prince de la C*** était à Paris où il faisait imprimer ses proclamations et machinait toute son affaire. Il voyait Benjamin et compagnie. Et ce vaillant conspirateur, ce prince qui voulait l'indépendance de l'Italie, a été le premier à fuir et à laisser ceux qu'il avait séduits dans l'abîme, lors même que ceux-ci n'étaient pas dispersés et se battaient encore. Tout cela est d'une canaillerie abominable, et les libéraux sont désormais déshonorés. L'indépendance de l'Italie peut être un rêve généreux, mais c'est un rêve, et je ne vois pas ce que les Italiens gagneraient à tomber sous le poignard souverain d'un carbonaro. Le fer de la liberté n'est pas un poignard, c'est une épée. Les vertus militaires qui oppriment souvent la liberté sont pourtant nécessaires pour la défendre; et il n'y a qu'un béat comme Benjamin et un fou comme le noble pair qui ouvre votre porte[51], qui aient pu compter sur les exploits du polichinelle lacédémonien. Qu'ont fait vos incorrigibles amis? Ils ont attiré 120 mille Autrichiens et 100 mille Russes dans le pays qu'ils prétendaient délivrer, c'est-à-dire livrer à toutes les horreurs révolutionnaires. Croyez-moi, voyez si je vous ai jamais trompée, si je ne vous ai pas constamment dit que tout ce bruit n'était rien, lors même qu'à Paris tout semblait perdu à mes pauvres amis. Ah! ceux-ci sont bien pauvres, j'en conviens, bien faibles, mais au moins ce sont d'honnêtes gens.

«Voilà une terrible lettre politique. Je l'ai écrite de colère.»

LE MÊME.

«Berlin, 17 avril 1821.

«J'ai reçu le congé. Je partirai à la fin de la semaine; je vous verrai à la fin de l'autre, peu de jours après que vous aurez reçu ce billet qui est le dernier que je vous écrirai d'ici. C'est comme un rêve; j'y crois à peine. Pourtant combien de fois vous l'ai-je dit! Mathieu sera-t-il bien aise de me voir? J'en doute.»

M. MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vallée-aux-Loups, ce 27 avril 1821.

«J'en étais aux excuses, surtout aux regrets de ne pas vous voir ces deux jours-ci, aimable amie. J'étais hier, comme je vous en avais prévenue, livré à une petite fête de proverbes où je rencontrai un ami de Chateaubriand, qui ne soupçonnait pas même son arrivée. Pour plus d'extraordinaire, j'étais à cinq heures de l'après-midi chez Mme de Duras, qui calculait le nombre de jours après lesquels elle espérait cette même arrivée. Je pars ce matin pour la Vallée avec mes lettres qu'on venait de me remettre et le journal que je n'avais pas encore lu.

«Je ne voulais pas croire d'abord à cette nouvelle du noble ami arrivé. Le doute commence, quand je lis une lettre de Berlin qui avait l'air d'être apportée par lui. Enfin ma mère qui vient d'arriver pour dîner me donne la certitude et le regret que j'aurais pu voir ce matin mon illustre voisin chez lui. C'est vraiment piquant! car on m'ajoute qu'il a été hier au soir chez vous, où j'aurais été bien étonné de le trouver.

«Dites-lui d'avance, aimable amie, tous mes tendres compliments et mes regrets de ne le voir que demain: car je reste ici ce soir pour profiter de mes seuls congés avant les fêtes et le procès.

«Le printemps est ravissant! Mais vous pensez à bien autre chose. Je voudrais savoir comment vous avez supporté la surprise, la joie, etc. Il faudra vous voir pour en avoir le récit. Une autre personne qui aimerait mieux écrire à ses amis m'aurait adressé un petit billet dès hier au soir. Je vous ferais bien d'autres questions, mais à demain soir.

«Fauteuil ou chaise, je meurs d'envie d'avoir quelque chose de vous ici. Adieu, aimable amie.»

On sait quel fut le nombre des procès politiques pendant les années 1821 et 1822. Le fléau du carbonarisme avait envahi la France, et l'armée était plus particulièrement travaillée par les sociétés secrètes: on ne compta pas moins de cinq conspirations militaires dans ce court espace de temps.

Qu'il nous soit permis de condamner avec toute l'énergie de la conscience les hommes importants, les chefs de l'opposition dans la chambre qui, manquant de foi dans l'exercice légal des institutions de leur pays, et emportés par la passion, s'affilièrent à de ténébreuses associations et contribuèrent à entraîner à leur perte des jeunes gens obscurs, lesquels, pour la plupart, n'avaient point conscience de leur crime.

Mais en même temps nous ne saurions assez regretter et déplorer la rigueur que le gouvernement crut devoir déployer dans ces tristes circonstances. Mme Récamier, dont le coeur était sympathique à toutes les infortunes, avait horreur de la peine de mort en matière politique. On eut recours à elle en faveur des condamnés Roger, Coudert et Sirejean; elle mit tout en oeuvre pour adoucir leur sort, et elle eut le bonheur de contribuer à sauver la vie des deux premiers, mais elle échoua pour le troisième.

Coudert et Sirejean étaient compromis l'un et l'autre dans le premier complot de Saumur qui éclata au mois de décembre 1821. L'affaire fut jugée en février 1822 par le second conseil de guerre de la 4e division militaire siégeant à Tours. Les accusés étaient au nombre de onze: trois furent condamnés à la peine de mort, les huit autres furent acquittés. Le principal accusé dans ce procès, celui qui semblait le chef du complot, Delon, était en fuite. L'accusation reposait principalement sur les révélations des deux sous-officiers, Duzas et Alix, et sur les aveux de la plupart des accusés qui déclaraient avoir été initiés par Delon et Sirejean à un complot destiné à rappeler Napoléon II, et à rétablir la constitution de 1791. Sirejean lui-même reconnaissait avoir été reçu chevalier de la liberté par Delon, mais il croyait, ajoutait-il, n'entrer que dans une société analogue à la franc-maçonnerie. Les deux maréchaux des logis condamnés à mort se pourvurent en révision, et dans l'intervalle qui sépara les deux jugements, les familles des condamnés essayèrent quelques démarches. Coudert fut le premier pour lequel on eut la pensée d'invoquer l'assistance de Mme Récamier. Dès le commencement de mars, M. Eugène Coudert, frère aîné du sous-officier compromis, se présenta à l'Abbaye-au-Bois sans autre recommandation que le malheur de son frère Charles, et Mme Récamier, émue de la plus sincère pitié, la fit partager à tous ses amis et usa de leur crédit pour obtenir en faveur du condamné l'indulgence du conseil de révision. Ces effort furent couronnés de succès: le conseil, cassant l'arrêt des premiers juges, condamna seulement Coudert à cinq ans de prison, comme non révélateur.

Quant au malheureux Sirejean, le plus intéressant sans aucun doute des deux accusés, et par son extrême jeunesse et par sa candeur, ce ne fut que beaucoup plus tardivement que ses parents atterrés par sa condamnation cherchèrent à lui susciter des protecteurs.

Il appartenait à une très-honorable famille de la bourgeoisie de Châlons, famille royaliste, et c'est avec une lettre de Mme de Jessaint, femme de l'inamovible et respectable préfet de la Marne, que Mme Chenet, tante du jeune sous-officier condamné à mort, vint implorer l'appui et la sympathie de Mme Récamier. L'avocat du prévenu écrivait à Mme Chenet, le 3 avril:

«Je vous ai laissée jusqu'ici dans l'incertitude du jour où le 1er conseil statuerait sur le sort de M. Sirejean; maintenant je crois pouvoir vous assurer que le conseil sera convoqué le 15 de ce mois. Hier, M. le rapporteur est parti pour Saumur où il doit faire une nouvelle information. Les élèves de l'école licenciée qui doivent être entendus comme témoins, ont reçu l'ordre de séjourner à Tours indéfiniment. S'il était possible de faire savoir aux juges qui composent le conseil que le gouvernement ne tient pas à avoir une condamnation capitale, cela nous aiderait beaucoup, mais il faudrait que cet avis fût donné d'une manière semi-officielle. Il me semble que maintenant vous pourriez borner vos sollicitations à engager messieurs les ministres dans une démarche de ce genre.

«M. Julien et moi, nous sommes toujours convaincus qu'il serait bon que les accusés fussent entourés de quelques personnes de leurs familles. Nous n'assurons pas que cette démarche aura quelque résultat, mais il suffit que nous pensions qu'elle pourrait en avoir, pour que nous ayons dû en faire part aux familles de nos malheureux clients.

«M. Coudert s'est déterminé à se rendre ici pour assister au jugement. Je ne puis que vous réitérer les observations que je vous ai adressées: vous verrez si la présence de M. Coudert au jugement n'est pas un motif de plus pour vaincre les répugnances bien fondées que vous éprouvez à l'imiter.

«Recevez, Madame, etc.

«FAUCHEUX,

«Avocat.»

Le malheureux enfant qu'un entraînement irréfléchi avait fait entrer dans le complot, Sirejean, à son tour, écrivait à Mme Récamier le 8 avril:

«Madame,

«Comment trouver des termes assez significatifs pour vous exprimer le vif sentiment de reconnaissance que je ressens pour l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à un malheureux qui n'est pour vous qu'un étranger, et qui s'est rendu coupable d'un crime que la confiance du vil Delon m'avait fait considérer comme un devoir. Mon âge, mon inexpérience ont été cause que je n'ai pas aperçu le piége qui m'était tendu, et je suis tombé dans un abîme d'où je ne pourrai jamais me retirer.

«Ce qui me console et m'aide à soutenir mes remords, c'est de savoir qu'il y a encore des âmes comme la vôtre, Madame, qui connaît ma faute involontaire et qui ne doute pas de mon repentir.

«SIREJEAN.

«Prison de Tours, ce 8 avril.»

«P. S. Le conseil s'assemblera lundi prochain.»

Je n'ai pas besoin de dire avec quel zèle, quel actif dévouement Mme Récamier s'employa à sauver cette tête de vingt et un ans, et en même temps à soutenir le courage d'une famille anéantie sous le coup qui la frappait. Sirejean avait deux soeurs à peine sorties de l'enfance; son père et sa mère étaient vivants, et leur désespoir était tel qu'il leur avait enlevé même la faculté de faire les démarches nécessaires au salut de leur fils. Mais on avait déjà épuisé en faveur de Coudert tous les moyens d'influence dont on disposait, et peut-être était-il impossible de réussir pour les deux condamnés. Le conseil de révision, réuni le 18 avril, confirma l'arrêt de mort de Sirejean.

Le pauvre jeune homme écrivit encore, après sa seconde condamnation, une lettre à sa protectrice. Malgré la fermeté dont il fit preuve, l'écriture de cette lettre est visiblement altérée. Il annonce qu'il vient de signer un pourvoi en cassation fondé sur l'adhérence qu'il y avait entre son affaire et celle de l'apparition de Berton et Delon qui devait se juger à Poitiers; il implore un sursis afin qu'on ait le temps de former un recours en grâce; il termine en disant: «Le frère de Coudert va se rendre à Paris, il sera porteur de la demande en grâce qu'il remettra à ma tante. Veuillez, je vous prie, faire ce qui dépendra de vous pour qu'elle ne soit pas infructueuse. Je vous supplie encore d'avoir la tâche pénible d'apprendre à ma malheureuse tante mon arrêt fatal.

«Je suis soutenu par mon courage, par un espoir (pas très-grand à la vérité), et par les démarches et les sollicitations que vous voulez bien faire pour un malheureux qui vous devra une éternelle reconnaissance.

«Agréez l'assurance de mon respectueux hommage.

«SIREJEAN.

«Ce 20, à 10 heures du soir.»

Le sursis promis à Mme Chenet avant son départ de Paris, dans les bureaux de la guerre, ne fut pas expédié, et le 2 mai 1822, à quatre heures et demie du matin, Sirejean terminait courageusement et religieusement sa courte vie.

Mme Récamier, confiante dans le sursis promis à la famille, s'occupait encore de cet infortuné jeune homme quand déjà il avait cessé de vivre.

M. de Montmorency avait fait le 20 une démarche personnelle auprès du garde des sceaux. Il rendait compte en ces termes de l'inutilité de ses efforts:

M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Ce 21 avril 1822.

«Je n'ai rien de bon à vous mander, aimable amie, quoique j'aie fait scrupuleusement toutes vos commissions. Le garde des sceaux a fait tout ce qu'il avait promis, a parlé au roi, a remis la supplique. Le roi me semble n'avoir pas été plus décidé dans aucune occasion. Il a dit que son devoir l'obligeait. Il n'a renvoyé aucune décision ni consultation au conseil et ne m'en a pas parlé à moi personnellement.

«Je suis triste pour vous, pour cette malheureuse tante que vous êtes destinée à affliger et à consoler, pour toute cette famille. Adieu, mille tendres hommages.»

Mme Récamier reçut la plus douloureuse impression de cette cruelle affaire, et on verra par les lettres de M. de Chateaubriand, combien elle avait peine à se consoler de n'avoir pas, en sauvant ce jeune homme, épargné au gouvernement royal une rigueur inutile.

Roger faisait avec Caron partie du complot de Béfort; il fut jugé par la cour d'assises de la Moselle, et condamné à mort, le 20 février 1823. Recommandé à la clémence royale, il vit sa peine commuée en vingt années de travaux forcés.

Il écrivait à Mme Récamier, dont l'active compassion avait beaucoup contribué à obtenir la commutation de sa peine:

«Madame,

«Mon frère, qui est accouru près de moi pour déplorer mon infortune et me donner des consolations dont j'ai tant besoin, ne m'a pas laissé ignorer le vif intérêt que vous avez daigné prendre à mon terrible sort. Je sais, Madame, que c'est à vos démarches et à votre persévérante bonté que je dois de n'être pas tombé sous le couteau fatal; et je serais digne du supplice dont le roi m'a fait grâce, si je ne conservais dans mon coeur, et tant que je vivrai, la reconnaissance la plus vive pour ma bienfaitrice.

«En me conservant la vie, le roi m'a condamné à en passer vingt années, c'est-à-dire le reste, dans l'opprobre et dans l'ignominie, confondu avec les plus vils fléaux de la société; c'est une douloureuse et bien longue agonie à laquelle la mort qui ne frappe qu'un instant serait sans doute préférable. Mais je suis soutenu par l'espoir consolant que vous daignerez un jour vous souvenir de votre bienfait, et saisir l'occasion favorable de le couronner d'un succès complet.»

Roger ne se trompait pas dans son espérance: en 1824, sous le ministère de M. de Chateaubriand, il lui fut fait remise entière de sa peine.

Pendant le ministère de M. de Montmorency, et dans cette même année 1822, la comtesse de Survilliers, femme de Joseph Bonaparte et soeur de la reine Désirée de Suède, maria sa fille aînée Zénaïde au fils aîné de Lucien. Ce jeune homme portait alors le titre de prince de Musignano, et a été depuis le prince de Canino. Le mariage fut célébré à Bruxelles, le 29 juin 1822.

Les traités de 1815 avaient mis la famille Bonaparte en dehors de toutes les législations; aucun membre de cette famille ne pouvait voyager, changer de résidence, être autorisé à séjourner dans aucun État de l'Europe, sans l'autorisation collective des cinq grandes puissances. Beaucoup d'entre eux trouvèrent un refuge en Italie, la plupart s'établirent à Rome, ville d'asile, où, en tous temps, les royautés déchues ont trouvé, sous la bienveillante protection du chef de l'Église, une noble hospitalité!

Joseph Bonaparte avait cherché un asile aux États-Unis d'Amérique. Sa femme, la comtesse de Survilliers, devait conduire le nouveau ménage auprès de lui dans le courant de l'année suivante. Mais auparavant, elle désirait garder quelques semaines encore auprès d'elle son gendre et sa fille; et en même temps elle craignait d'exposer Charles-Napoléon Bonaparte à quelque désagrément pour rupture de ban, si son séjour à Bruxelles se prolongeait sans autorisation.

Mme Récamier fut invoquée: elle reçut, à deux jours de distance, une lettre d'Aix-la-Chapelle où la reine Désirée avait été voir son fils, le prince Oscar qui maintenant règne en Suède, et la communication d'une autre lettre, sur le même sujet, écrite par l'ex-reine d'Espagne.

Je donne ces deux lettres, et je consigne ici le succès de la négociation dont on priait Mme Récamier de se charger, non point pour enregistrer un acte d'obligeance de plus de la part d'une personne dont la bonté était sans limites, mais parce que ces lettres et les circonstances qui les motivèrent sont curieuses par les noms des personnes intéressées, et comme détail de moeurs. Dans la sorte d'interdit que les souverains de l'Europe faisaient peser sur les Bonaparte, ces lettres constatent que la maison de Bourbon et les hommes d'État qui se succédèrent dans les conseils de ces princes, mirent toujours de l'empressement à adoucir, vis-à-vis des membres de la famille de Napoléon, la rigueur des traités. À cet égard, M. de Montmorency, quand il arriva aux affaires, ne fut pas moins facile que ne se montra plus tard M. de Chateaubriand.

LA REINE DE SUÈDE À Mme RÉCAMIER.

«Aix-la-Chapelle, le 28 juin 1822.

«Madame,

«C'est avec bien du regret que j'ai dû quitter Paris sans vous voir, mais je reçus un courrier de mon fils qui me prévenait de sa prochaine arrivée à Aix-la-Chapelle, et je n'eus que le temps de me préparer au départ. Depuis ce moment, je suis occupée des chagrins des autres: c'est un délassement qui n'est pas trop salutaire à la santé, aussi je suis très-souffrante depuis quelques jours. Je suis bien fâchée que le hasard ne vous ait pas amenée ici cette année; quel plaisir j'aurais eu de vous y voir et de vous présenter mon fils qui réunit quelques avantages d'esprit et de caractère, et qui aurait été bien charmé de faire votre connaissance! Quant à sa figure et à sa tournure, c'est son père à vingt-trois ans; il n'a rien voulu de moi, il a bien fait, car il n'y aurait pas gagné grand'chose. En venant ici, j'ai passé quelques jours à Bruxelles, et j'ai trouvé ma soeur dans un état de santé effrayant et dans un chagrin qui, je le crains bien, la mènera au tombeau. L'idée de quitter sa fille la tue, et elle est dans un état de faiblesse tel qu'elle ne pourrait certainement pas atteindre Rome sans danger. Jugez de mon désespoir d'être forcée de la quitter dans ce moment, de ne pouvoir même pas assister au mariage de sa fille. Dans cette anxiété, je viens vers vous; comme tous ceux qui souffrent sont toujours sûrs d'y trouver des consolations, je vous prie de faire en sorte que ma soeur jouisse tranquillement de ses enfants jusqu'au moment où ils doivent se rendre à Rome, et ce sera pour les premiers jours d'août, à cause des neiges du Tyrol qu'ils doivent traverser pour se rendre en Italie.

«Ce terme, si court pour l'amitié, doit l'être aussi pour la politique, et il me semble que M. de Montmorency pourrait bien prendre sur lui de fermer les yeux là-dessus: car ce ne serait pas la peine d'assembler le grand congrès pour un si petit séjour. Le roi de Hollande ne dira rien si on ne le presse pas, et je voudrais du moins pouvoir être auprès de ma soeur et tâcher d'adoucir sa douleur, si c'est possible, au moment d'une séparation si cruelle; c'est ce qui me serait impossible en ce moment, étant retenue auprès de mon fils. Je me repose entièrement sur votre amitié et sur la bonté aimable que M. le vicomte de Montmorency a bien voulu me témoigner quelquefois. Je réclamerais aussi l'intérêt de M. le duc de Laval qu'il a eu la grâce de m'offrir, et je vous prie de lui dire mille choses aimables.

«Adieu, Madame, donnez-moi de vos nouvelles, conservez-moi votre amitié: j'en attends une bien grande preuve en ce moment. Je vous prie de croire que je me trouverais heureuse de vous prouver la mienne dans toutes les occasions.

«DÉSIRÉE.»

LA COMTESSE DE SURVILLIERS (Mme JOSEPH BONAPARTE) À SA SOEUR LA COMTESSE
DE VILLENEUFRE.

«Bruxelles, ce 30 juin 1822.

«Ma chère soeur, le mariage de Zénaïde a eu lieu hier; tu conçois que j'ai eu une journée qui a été pour mon coeur toute d'émotion et d'anxiété en pensant à la séparation prochaine de ma fille. Son départ sera le 15 d'août. Elle ne peut l'entreprendre plus tard, voulant passer les Alpes avant les neiges; cette époque est si rapprochée qu'il me semble inutile de faire des démarches à Paris pour qu'on autorise Charles à passer ce peu de temps près de moi. Cependant comme je tiens beaucoup à le conserver jusqu'au 15 août, je voudrais savoir s'il ne sera pas inquiété jusqu'à cette époque. Dans le cas contraire, je suis disposée à faire ce qu'on me conseillera. Rends-moi le service, ma chère soeur, d'entretenir les personnes qui peuvent par leur avis me diriger dans cette circonstance: j'aime à croire qu'elles jugeront comme moi que, pour si peu de semaines, il est inutile d'occuper de nous les ministres des cinq puissances à Paris. Je désirerais me ménager leur intérêt pour le printemps prochain, époque à laquelle Charles et Zénaïde doivent venir me prendre pour nous embarquer tous les trois pour les États-Unis. Si tu pouvais me donner la certitude qu'on ne s'y opposera pas, je passerais l'hiver plus calme, puisque je serais assurée de revoir mes enfants au commencement du printemps prochain pour les conduire à mon mari.

«Je crois inutile de te recommander ces deux affaires, connaissant l'intérêt que tu prends à tout ce qui a rapport à moi; tu dois sentir le prix que j'attache à posséder encore mes enfants pendant quelques semaines et à conserver l'espérance de les revoir après l'hiver.

«La reine[52] m'écrit d'Aix-la-Chapelle; elle me paraît fort contente d'être auprès de son fils qu'elle a trouvé à merveille sous tous les rapports.

«Embrasse pour moi l'aimable Juliette[53]. Zénaïde lui a écrit il y a deux jours. Adieu, ma chère soeur, tu connais mes sentiments pour toi, ils sont inaltérables.

«JULIE.»

Le prince Charles-Napoléon Bonaparte, dont il est ici question, est le même qui périt dans l'insurrection de la Romagne en 1831. Il était frère aîné du prince Louis-Napoléon, aujourd'hui empereur des Français.

Les détails dans lesquels nous avons cru nécessaire d'entrer sur les circonstances où le généreux intérêt de Mme Récamier trouva à s'exercer, nous ont fait devancer le temps; il faut revenir à l'époque du retour de M. de Chateaubriand à Paris, après son ambassade à Berlin.

Un nouveau changement de ministère amenait définitivement les royalistes au pouvoir.

Une ordonnance du 15 décembre 1821 donnait à M. de Villèle les finances, l'intérieur à M. de Corbière, la justice à M. de Peyronnet, les affaires étrangères à M. Mathieu de Montmorency.

M. de Chateaubriand, nommé, dans le courant de janvier, ambassadeur à Londres en remplacement du duc Decazes, partit pour son poste le 2 avril 1822.

Ici commence une nouvelle série de ses lettres.

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Mardi matin, 2 avril.

«Vous trouverez ce mot à votre réveil, comme de coutume. Vous verrez que rien ne changera, si vous ne changez pas.

«Je monte en voiture à l'instant: il est huit heures et demie.

«À bientôt; j'écrirai de Calais.»

LE MÊME.

«Calais, mercredi 3 avril.

«Me voilà à Calais. Demain je serai à Douvres. Vous connaissez mon exactitude, vous savez que je tiens ma parole et que je n'ai jamais trompé personne. Ce petit mot, mis à la poste tout simplement, vous arrivera vite. À Berlin, l'éternité se passait avant que l'on reçût des nouvelles de ses amis. Je vous écrirai de Douvres, et puis de Londres, à l'adresse de M. Lemoine.»

LE MÊME.

«Douvres, ce vendredi.

«Vous voyez que j'ai passé la mer. Je serai ce soir à Londres. Je vous écrirai. Je ne me vois pas dans ce pays où j'ai été si malheureux et si jeune sans avoir le coeur serré.»

LE MÊME.

«Londres, mardi 9 avril 1822.

«J'ai grand besoin de recevoir une ligne de vous. Je vous ai écrit de Calais et de Douvres. Me voilà à Londres, où je n'ai que de bien tristes souvenirs, et où je suis bien seul, quoi que vous en pensiez et en disiez. Je ne fais pas un pas ici sans reconnaître quelque chose qui me rappelle mes souffrances et ma jeunesse, les amis que j'ai perdus, le monde qui a passé, les espérances dont je me berçais, mes premiers travaux, mes rêves de gloire, et enfin tout ce qui compose l'avenir d'un jeune homme qui se sent né pour quelque chose. J'ai saisi quelques-unes de mes chimères, d'autres m'ont échappé, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis donnée. Une chose me reste et tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m'a manqué sur la longue route que j'ai parcourue depuis trente années.

«Je ne puis rien vous dire de la société et de la politique, car je ne sais rien encore. Je n'ai vu personne et je suis au milieu des embarras d'une maison que l'on meuble et que l'on peint. Je suis un peu souffrant de la peinture, du charbon et du brouillard.

«J'attends un billet de vous. Vous n'écrivez que des mots. Mandez-moi pourtant tout ce que vous saurez. On parle fort de guerre et de congrès. Vous voyez mon exactitude, c'est comme à Berlin. Soyez sûre aussi que tout s'accomplira comme je vous l'ai dit.»

LE MÊME.

«Londres, 12 avril 1822.

«Depuis que j'ai quitté Paris, je n'ai pas reçu un mot de vous. Je vous ai constamment écrit, et vous aurez reçu toutes mes lettres. M. Lemoine vous aura porté les dernières. C'est le lundi et le jeudi avant une heure qu'il faut envoyer vos lettres chez Mathieu. Mais peut-être ne voulez-vous pas envoyer vos lettres chez lui. Dans ce cas, écrivez-moi simplement par la poste. Mais souvenez-vous alors qu'il faut affranchir vos lettres jusqu'à Calais.

«Je suis plongé dans les affaires. J'ai vu lord Londonderry, et j'ai mandé à Mathieu la conversation importante que j'ai eue avec lui. Je serai présenté au roi le 19. Au milieu de tout cela, je suis bien triste. Je n'entends pas parler de vous, je ne sais ce que deviennent mes amis, ce qu'ils font. Hélas! il est trop vrai qu'il n'y a de bonheur que dans une vie indépendante, et auprès de ceux à qui le coeur est attaché. Écrivez-moi. Vous êtes bien coupable et vous avez bien à réparer.»

LE MÊME.

«Londres, ce mardi 16 avril 1822.

«Enfin voilà un billet de vous. Vous avez reçu ceux que je vous ai écrits de Calais et de Douvres. Ceux que je vous ai écrits de Londres vous seront sans doute aussi parvenus par l'entremise de ce bon M. Lemoine. Vous retrouvez là mon ancienne exactitude et cette parole qui n'est jamais violée. Je viens d'écrire à M. de Montmorency. Je n'ai pas été étonné de ce qu'on lui avait dit. Les gens qui aiment à brouiller sont fort communs. J'espère qu'il sera content de ma lettre.

«Je suis sur les nouvelles du jour comme j'étais à Berlin. Vos amis les libéraux n'ont qu'une fausse joie. Nous les battrons, et si nous ne nous désunissons pas, notre triomphe est certain.

«Je commence à voir des symptômes de faveur ici dans les hauts cercles politiques; je ne sais rien encore de la société. Elle va commencer. Ce sera mon tourment.

«Pensez à moi, écrivez-moi. Vos lettres m'arriveront par la poste, si elles sont affranchies jusqu'à Calais.»

LE MÊME.

«Londres, ce 19 avril.

«Mille remercîments de votre billet du 14. Je ne vous écris aujourd'hui que deux mots. Je sors de l'audience royale. J'ai été reçu avec une rare bienveillance. Je commence à réussir, politiquement parlant, dans ce pays. J'y fais beaucoup de bien à nos amis, et je pense que de leur côté ils doivent être assez contents de ma correspondance.

«Maintenant la société va s'ouvrir pour moi. Mais c'est là que je vais sentir ce que j'ai perdu en vous quittant. Écrivez-moi.

«À l'avenir numérotez vos billets.»

LE MÊME.

«Londres, 23 avril 1822.

«Deux petits billets de vous valent mieux que les éternelles lettres dont je vous ennuie. Les affaires m'accablent si fort ici, que je n'ai pas le temps de respirer. Je commence à réussir en politique, et j'ai donné à notre diplomatie un caractère qui convient à ce beau nom de Français que je porte. Je ne m'occupe qu'à nous relever. On nous avait mis bien bas. J'exerce autant que je puis l'hospitalité. Je fais rechercher tous les voyageurs français qui arrivent, quelle que soit leur opinion, et je les invite chez moi. J'ai fait hier mon entrée dans le monde. Je me suis fort ennuyé à un rout. Je n'ai pas cessé de souffrir depuis que je suis ici. J'ai des nuits affreuses. Le climat est détestable. S'il n'y a pas guerre, il y aura congrès: vous savez que c'est là notre secret et notre espérance. Je vous ai dit que le roi m'a reçu merveilleusement. J'attends jeudi un mot de vous. Puisque vous ne pouvez pas me dire tout ce que je voudrais, dites-moi au moins des nouvelles de votre monde de France. Lord Bristol n'est pas encore arrivé. Du moins il me parlera de vous.»

LE MÊME.

«Londres, ce 25 avril.

«Je suis ici uniquement occupé d'affaires. Elles sont graves et immenses. Une partie de mon rôle consiste à aller dans le monde, et quand j'ai travaillé toute la journée, il faut que je m'habille pour sortir à onze heures et demie du soir. Jugez quel tourment pour moi. Je presse les arrangements de mon ménage afin de pouvoir ouvrir ma maison le 1er mai. Je doute encore de tout mon succès, car tout me manque.

«Je devine aisément qui vous a fait votre ministère. Cela n'a pas le sens commun, et quand nous tomberions, ce ne seraient pas les hommes que vous nommez qui nous remplaceraient. Mais croyez-moi, nous battrons nos ennemis, si toutefois on veut m'écouter. J'ai écrit fortement à Paris. Je regrette tous les jours la petite cellule. Si j'y rentre jamais, je n'en sortirai plus.

«J'ai fait ma paix avec Mathieu.»

LE MÊME.

«30 avril 1822.

«Vous ne m'écrivez que de petits mots froids. Cela me désole. Ne pouvez-vous au moins me parler de ce que vous faites, de ce que vous dites! moi, je vous raconte longuement mes journées. Elles sont en effet bien longues sans vous. Je m'occupe à gagner les suffrages anglais pour les royalistes. Je crois que je réussirai. On m'annonce MM. de Broglie, de Staël et d'Argenson. Cela est assez amusant. Je les comblerai de politesses, surtout les deux premiers. C'est une innocente malice que vous me pardonnerez. Je trouve, ne vous en déplaise, que le plaisir d'avoir sauvé Coudert devrait vous rendre moins cruel le sort de Sirejean.

«Tâchez donc de m'écrire un peu plus longuement. Songez au congrès et à tout ce qui peut me rappeler. J'ai grande envie de savoir ce que voulait la dame mystérieuse. Elle pourrait puissamment nous servir.»

LE MÊME.

«3 mai 1822.

«Je suis réellement désolé de vous voir si affligée du sort de cet infortuné jeune homme[54] que vous en oubliez tous vos amis. Hélas! nous avons assez de causes de souffrance à nous, sans y joindre encore des causes étrangères. Je vois par ce que vous me dites et par ce que m'écrivent tous mes amis, que tandis que j'arrange les affaires des royalistes au dehors, on les défait au dedans. J'y fais cependant ce que je puis. J'ai écrit à Mathieu, à Villèle, à Corbière. Je les ai avertis du danger; ma conscience est en paix. S'ils tombent, j'en serai très-fâché pour eux. Quant à moi, je rentrerai avec joie dans la vie privée et je vous promets de n'en sortir de ma vie. Ce sera du moins le moyen de ne plus vous quitter.

«On parle toujours d'un congrès pour le mois de septembre, veillez bien à cela. Il faut que j'y aille pour revenir à Paris. Tous nos plans, comme vous le savez, sont établis sur le congrès.

«Je continue à être très-bien vu ici. Je voudrais que mes amis de Paris sentissent un peu le prix de mes services, non pour ce que ces services valent en eux-mêmes, mais parce qu'ils auraient moins d'envie de me tenir éloigné.»

LE MÊME.

«7 mai 1822.

«On attend demain, ici, M. de Broglie et M. de Staël. Ils me donneront de vos nouvelles. Je vous en prie, soyez un peu discrète avec Adrien. Vous n'avez pas d'idées des lettres que m'écrit Mme de D…

«Je suis accablé de travail. Nos affaires vont merveilleusement ici; si elles allaient aussi bien en France, vos amis les libéraux ne seraient pas si hargneux. Quoi qu'il en soit, ma prédiction s'accomplira, et ils seront battus par le pauvre petit ministère royaliste qui n'a l'air de rien du tout. Cependant ce ministère a fait bien des sottises depuis mon départ, et les royalistes ont raison de se plaindre. J'ai écrit pour tout raccommoder. Les correspondances privées qu'on imprime dans les journaux anglais me font aussi sans cesse rappeler en France pour être premier ministre. Je ne sais ce qui peut donner naissance à ces sots bruits.

«Je vous quitte; je tombe de fatigue. J'ai écrit aujourd'hui une longue dépêche de la plus haute importance.

«Que ne suis-je dans la petite cellule!»

LE MÊME.

«Londres, ce 10 mai 1822.

     «Je vous envoie copie de la lettre que j'écris par ce courrier à
     Laborie. Vous la montrerez à la personne que je devine aisément.
     Cet homme (Laborie) est très-bon, mais c'est un tripotier éternel.

«Je ne sais ce qui a pu vous blesser dans mon billet. Je n'aime point les explications différées. Si c'est vous blesser que d'être malheureux et à plaindre loin de vous, alors vous devez être très-blessée.

«Je n'ai plus rien à vous dire de ce pays. La première impression est faite, et comme elle m'est, je crois, favorable, je suis maintenant hors de danger. Je porte bonheur aux royalistes. Je ne puis m'empêcher de remarquer que leurs affaires s'arrangent partout où je vais et se dérangent partout où je ne suis pas. Cela ne tient nullement à mon mérite, mais à un sort qui semble s'attacher pour eux à ma personne. Et ce qu'il y a de très-malheureux pour moi, c'est que je ne les sers qu'aux dépens de la paix de ma vie; je suis à contre-sens de toutes mes habitudes et de tous mes goûts pour les servir.

«Votre billet m'a rendu triste. Je vous quitte pour ne pas vous ennuyer de mes lamentations.»

LE MÊME.

«14 mai 1822.

«Voulez-vous aussi me faire maudire les courriers? Toutes les lettres que je reçois de Paris sont des plaintes; tandis que je reçois parmi les étrangers un bon accueil que je n'ai recherché que pour mes amis de France, ces amis semblent d'accord pour me désoler. Les amis politiques m'écrivent des fureurs, et veulent que je quitte tout pour les sauver. Mme de D. est à moitié folle. Mme de Chateaubriand grogne, et voilà que vous vous mettez à gémir. Allons, il ne me reste plus qu'à me noyer.

«C'est pourtant dommage. Je commençais à être en pleine fortune. J'ai donné hier mon premier dîner diplomatique avec plein succès. Le 26, le duc d'York vient dîner chez moi, et le roi en meurt d'envie. Je calcule cette faveur croissante avec plaisir, parce que tout ce qui m'élève me rend nécessaire, et qu'en devenant nécessaire, j'ai une chance plus prochaine de vous revoir.

«Vous ne méritez pas tous ces calculs, puisque vous grondez aussi. Au nom du ciel, ne vous mettez pas dans la foule, et écrivez-moi de manière à me consoler.»

LE MÊME.

«17 mai 1822.

«Le courrier d'hier ne m'a point apporté de lettre de vous. Il n'y a que moi dans le monde dont l'attachement soit toujours le même, et dont l'amitié soit toujours exacte. On me fait, quand on m'oublie, une peine que je ne veux faire à personne.

«Voilà les élections à peu près finies. Les libéraux sont battus, et en vérité ils avaient bien des chances pour eux! Croient-ils encore qu'ils sont populaires, qu'ils sont les plus nombreux et les plus habiles? Le petit ministère triomphera; je l'ai prédit.

«Je suis toujours très-bien ici, et je prends chaque jour plus d'empire. J'espère pourtant, quoi qu'il arrive, vous voir bientôt, soit en congé, soit en allant au congrès, s'il y a congrès, soit en devenant ministre; enfin je vous verrai quand vous voudrez. M. de Staël et M. de Broglie sont venus me voir. Je les ai priés à dîner pour mercredi prochain. J'espère que dimanche j'aurai un mot de vous. J'en ai grand besoin.»

LE MÊME.

«Londres, ce 20.

«J'ai adressé par le dernier courrier une lettre pour vous à M. Lemoine. Je vous envoyais dans cette lettre la copie d'une autre longue lettre que j'écrivais à M. de Montmorency relativement au congrès, et je vous priais d'appuyer ma demande.

«Je crois savoir aujourd'hui que M. Lemoine est allé faire un voyage en Champagne, et j'ai grand peur que mon paquet arrivant pendant son absence, ce qui était pour vous ne vous soit pas parvenu.

«Je meurs d'envie d'apprendre que vous avez reçu la lettre et la copie dont je vous parle. Vous ne m'avez pas dit si vous aviez dit à Mme de Boigne ce que j'ai eu le bonheur de faire pour elle.

«Je suis très-bien avec M. de Staël, mais je n'aime pas à me souvenir de ce château des bords de la Loire.»

LE MÊME.

«31 mai 1822.

«Avec quelle joie j'ai revu la petite écriture. Tous les courriers qui arrivaient sans un seul mot de vous me crevaient le coeur. Suis-je assez fou de vous aimer ainsi, et pourquoi abusez-vous tant de votre puissance! Pourquoi avez-vous cru un moment ce qu'on a pu vous dire? Je hais mortellement ceux qui m'ont fait tant de mal, quels qu'ils soient. Nous nous expliquerons; mais, en attendant, aimons-nous, c'est le moyen de nous défaire de nos ennemis. Si vous étiez allée en Italie, je vous y aurais suivie.

«À propos d'Italie, le congrès paraît plus probable que jamais. Je vais avoir besoin de vous pour attaquer Mathieu. Je vous donnerai le signal. Le prince d'Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, ira au congrès. Vous sentez combien nous pourrons faire valoir cette circonstance. Ce congrès a l'immense avantage de me ramener à Paris; et toute cette politique ne signifie autre chose, sinon que je meurs du besoin de vous voir. Je ne vous ai point écrit par le dernier courrier, j'étais trop triste et trop malheureux de votre silence; vous le verrez bien par les lettres que vous aurez reçues avant celle-ci.

«Je tiens toujours que nos amis triompheront malgré leurs innombrables fautes. J'aime beaucoup l'abbé Frayssinous, mais je crois que l'opinion n'est pas encore mûre pour mettre un prêtre à la tête de l'éducation publique. On mécontente Delalot, et Delalot est une puissance dans la chambre. Une division dans le côté droit peut seule perdre nos amis.»

Qui ne se rappelle, comme d'un tableau exquis, la peinture que M. de
Chateaubriand fait, dans ses Mémoires, de l'intérieur du révérend M.
Ives, de Bungay, ministre du saint Évangile, grand helléniste et grand
mathématicien?

La chaste et gracieuse figure de sa fille unique Charlotte, âgée de quinze ans, esquissée en quelques traits, est un des portraits les plus vrais et les plus aimables que l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe ait montré à ses lecteurs.

Présenté dans cette maison pendant une excursion dans le comté de Suffolk, le jeune émigré y fut mieux reçu que partout ailleurs. Il se laissa aller, fort imprudemment sans doute, à la séduction du sentiment qu'il inspirait et qu'il éprouvait lui-même: la main de miss Ives lui fut offerte. Il faut lui laisser raconter cette scène.

«Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec Mme Ives; elle était dans un embarras extrême, je crus qu'elle m'allait faire des reproches sur une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion. Je ne sais si Charlotte vous plaît; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi, nous nous sommes consultés: nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait vous rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous.»

[…]

«Je me jetai aux genoux de Mme Ives, je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette, elle appela son mari et sa fille. «Arrêtez, m'écriai-je; je suis marié!» Elle tomba évanouie.»

Vingt-sept ans plus tard, le proscrit obscur devenu le premier écrivain de son siècle, et remplissant, en Angleterre, les fonctions d'ambassadeur du roi de France, revit cette Charlotte dont le souvenir avait dû lui rester charmant et sacré: elle était belle encore, et selon la poétique expression de M. de Chateaubriand «les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leurs printemps;» elle était mariée, mère de deux beaux jeunes hommes, et réclamait pour l'un d'eux la protection de l'ambassadeur de France.

Lady Charlotte Sutton a adressé deux lettres à M. de Chateaubriand: la première, pendant qu'il était encore ambassadeur en Angleterre, la seconde au mois de juin 1825. Avant de lui écrire cette seconde lettre, lady Sutton avait fait un voyage en France, et nous devons fixer l'époque de ce voyage à l'année 1824, quoique M. de Chateaubriand dans ses Mémoires le place en 1823, et pendant son ministère. La disposition d'esprit dans laquelle Charlotte le trouva devait être sombre, puisqu'elle reçut de son accueil une impression pénible, et que lui-même, dans ses Mémoires, il exprime un regret et presque un remords de la froideur dont elle fut blessée.

En laissant ces deux lettres à Mme Récamier, M. de Chateaubriand voulait certainement rendre un témoignage de respect à la personne dont il avait paru imparfaitement accueillir le noble et touchant souvenir; si nous les reproduisons ici à la date de la première, c'est que nous croyons répondre à l'intention de M. de Chateaubriand. L'essai de traduction dont nous accompagnons le texte anglais de ces lettres ne rend sans doute qu'imparfaitement la simplicité pénétrante de l'original.

PREMIÈRE LETTRE.

Ditchingham Lodge near Bungay, 17th June 1823.

«Occupied with the fate of empires, and stationed on so lofty an eminence that the petty concerns of humbler life can scarcely be visible, your Excellency cannot easily imagine how much the mind of a private individual may dwell on a single thought until it becomes painful from intensity.

«Unwilling to be guilty of intrusion (especially on you), yet equally reluctant to appear ungrateful, you perhaps would smile, could you fully know the embarrassment even this letter has occasioned me. But your kind words: «puis-je être bon à quelque chose pour vous?» and the kind tone in which they were attended, have echoed in my heart, until perhaps they have disturbed my head. Twelve long months have now elapsed since I heard them, during which time I have often painfully regretted having very inadequately expressed my deep-felt sense of your kindness; but in truth, it was so blended with other feelings, that I could not dwell on the subject. The hope too, which your Excellency permit to entertain of seeing you here (a hope so pleasing that I overlooked the impossibilities of its accomplishment), awakened my maternal vanity to fancy that my sons might win some portion of your approbation for themselves.

«When I had last the honor of seeing you, you were proceeding to Gloucester Lodge, with the kind intention of speaking in favor of one of my sons to M. Canning, whose accession to the ministry gives him perhaps as much influence with respect to India now, as his own personal destination thither would have done. Assuredly, my own feelings would not lead me to desire such a banishment for any of my children; but my eldest son, Samuel Ives Sutton, now in his seventeenth year, has expressed so decided and steady a wish for some civil appointment in India, that it is my duty to do all in my power to promote it.

«A writer-ship to Madras, for next year, is the summit of his ambition. It is not in itself a very great thing, yet so numerous are the competitors, that it is absolutely unattainable, excepting by the hand of power.

«This then, Mylord, is the point; and how much it has cost me to come to it, you can never know.

«With the most earnest wishes for your health and happiness, and with every sentiment of the highest consideration and respect, in which admiral Sutton begs to be permitted to join, I have the honor to be Your Lordship's most obedient humble servant,

«CHARLOTTE SUTTON.»
LADY CHARLOTTE SUTTON À M. DE CHATEAUBRIAND.

«Ditchingham Lodge, près Bungay, 7 juin 1822.

«Occupée du sort des empires et placée à une telle hauteur qu'elle peut à peine s'apercevoir des soucis d'une existence plus humble, Votre Excellence ne saurait aisément concevoir avec quelle douloureuse intensité l'esprit d'une personne privée peut s'absorber dans une seule pensée.

«Je ne voudrais pas me rendre coupable d'indiscrétion, surtout auprès de vous; je crains également de me montrer ingrate, et vous souririez peut-être si vous connaissiez à quel degré cette lettre elle-même me cause d'embarras.

«Mais vos bienveillantes paroles, «puis-je être bon à quelque chose pour vous?» et le ton plein de bonté avec lequel vous les avez prononcées, ont retenti dans mon coeur, assez peut-être pour troubler ma tête. Depuis que j'ai entendu ces paroles, il s'est écoulé douze longs mois pendant lesquels j'ai souvent et amèrement regretté d'avoir exprimé d'une façon si incomplète l'émotion profonde que m'avait causée votre bienveillance. Mais, à dire vrai, tant d'autres sentiments se mêlaient à celui-là qu'il m'eût été impossible de m'appesantir sur ce sujet.

«L'espoir, que Votre Excellence m'avait permis de nourrir, de vous voir ici, espoir si doux qu'il m'empêchait d'apercevoir toutes les impossibilités qui s'opposeraient à son accomplissement, avait éveillé ma vanité maternelle, et je rêvais que mes fils pourraient gagner pour eux-mêmes une part dans votre estime.

«La dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, vous partiez pour Gloucester Lodge avec la bienveillante intention de parler à M. Canning en faveur de l'un de mes fils: l'avènement au ministère de cet homme d'État lui donne aujourd'hui une influence non moins grande sur les affaires de l'Inde que ne l'aurait fait son envoi sur les lieux mêmes.

«Sans nul doute, mes sentiments personnels ne me pousseraient pas à souhaiter un semblable exil pour aucun de mes enfants; mais mon fils aîné, Samuel-Ives Sutton, qui est maintenant dans sa dix-septième année, a exprimé un désir si formel et si invariable d'obtenir un emploi civil dans l'Inde, qu'il est de mon devoir de faire tout ce qui dépend de moi pour l'aider à y parvenir. Une place d'expéditionnaire à Madras, obtenue pour l'année prochaine, serait l'objet de toute son ambition. C'est peu de chose en soi; cependant les compétiteurs sont si nombreux, qu'on n'y saurait atteindre que soutenu par une main puissante.

«Voilà, mylord, ce dont il s'agit; et vous ne saurez jamais ce qu'il m'en a coûté pour en arriver là.

«J'ai l'honneur d'être, avec les voeux les plus ardents pour votre santé et votre bonheur, et avec les sentiments de la plus haute et la plus respectueuse considération, dans lesquels l'amiral Sutton se joint à moi, de Votre Seigneurie, la très-humble et obéissante servante,

«CHARLOTTE SUTTON.»
SECONDE LETTRE.

«14th June 1825.

«Mylord,

«Permit me to assure your Lordship that I am not guilty of the presumption of intending to inflict an annual letter upon you; and sincerely do I regret that my thoughts cannot be open to your view instead of these lines; as, could you know them, I venture to believe, you would readily forgive what otherwise may appear intrusive. Once, since I left Paris, I have presumed to trouble your Lordship with a few lines, requesting that the manuscript I had so cherished during twenty seven years might be returned to me. But as it has not been your pleasure to comply with this request, I suppose I ought to forbear a repetition of it.

«Mylord, I may perhaps not again intrude on you, never perhaps I see you more on this side of the grave; forgive me then this once, if I avail myself of the opportunity afforded by admiral Sutton, who is going to Paris with the intention of leaving my eldest son there, in order that he may attain some facility in speaking the French language, an acquirement which will perhaps be useful to him whatever may be his future destiny. When I had the honor of seeing you at Paris, I felt the impropriety of trespassing upon your Lordship's occupied time, and therefore could not venture to explain myself on some points, in which I saw by your glance (which language it is impossible to misunderstand) what your politeness would kindly have concealed.

«But if, in the endeavour to promote the welfare of her child, a mother should say a few words too much, it is, I trust, an error that in some measure pleads its own excuse, particularly in time like the present, when interest is every thing, and scarcely any situation in which a young man may struggle through life can be obtained, even by purchase, unless patronage smooth the way.

«But I will not presume further to detain your attention. Let it be permitted me only to say, Mylord, that feelings too keen to be controled rendered the first few minutes I passed under your roof most acutely painful. The events of seven and twenty previous years all rushed to my recollection; from the early period when you crossed my path like a meteor, to leave me in darkness, when you disappeared, to that inexpressibly bitter moment, when I stood in your house an uninvited stranger, and in a character as new to myself as perhaps unwelcome to you.

«Farewell, Mylord. May you be happy! is the deeply felt, the earnest wish of Your Lordship's devoted and obedient servant,

«CHARLOTTE SUTTON.»
LADY CHARLOTTE SUTTON À M. DE CHATEAUBRIAND.

«14 juin 1825.

«Mylord,

«Permettez-moi de donner à Votre Seigneurie l'assurance que je ne suis pas coupable de la présomptueuse pensée de lui infliger une lettre annuelle.

«Je regrette sincèrement qu'au lieu de parcourir ces lignes, vos yeux ne puissent pas pénétrer dans ma pensée. Si elle vous était connue, j'ose croire que vous pardonneriez volontiers ce qui peut en ce moment vous sembler indiscret.

«Déjà depuis que j'ai quitté Paris, je me suis permis d'importuner Votre Seigneurie par quelques mots où je sollicitais que le manuscrit, auquel j'ai attaché tant de prix pendant vingt-sept ans, me fût rendu. Mais puisque votre bon plaisir n'a point été de satisfaire à cette requête, je pense que je dois m'interdire de la renouveler.

«Mylord, je ne vous importunerai sans doute jamais plus, jamais peut-être je ne vous reverrai de ce côté de la tombe. Pardonnez-moi donc, si cette seule fois je me prévaux de l'occasion qui m'est offerte par le départ de l'amiral Sutton qui va à Paris, dans l'intention d'y laisser mon fils aîné, pour qu'il y acquière quelque facilité à parler le français, ce qui peut offrir un avantage pour son avenir, quel qu'il soit.

«Lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir à Paris, j'ai trop senti combien il eût été inconvenant d'abuser des moments si occupés de Votre Seigneurie, pour me permettre de m'expliquer sur quelques points, au sujet desquels je lisais dans votre regard, dont le langage ne saurait être méconnu, tout ce que votre gracieuse politesse cherchait à me cacher.

«Si dans ses efforts pour assurer le bonheur de son enfant, une mère avait prononcé quelques paroles de trop, cette faute, j'en ai la confiance, porterait en elle-même son excuse: et surtout dans un temps comme celui-ci, où les protections sont tout, où l'on ne peut obtenir, même à prix d'argent, aucune des fonctions dans lesquelles un jeune homme a chance de faire son chemin, si un puissant patronage ne lui aplanit les voies.

«Mais je ne veux pas occuper plus longtemps votre attention. Qu'il me soit seulement permis de vous dire, milord, combien des sentiments trop vifs pour être maîtrisés me rendirent douloureusement pénibles les premières et courtes minutes que j'ai passées sous votre toit. Les souvenirs d'événements antérieurs de vingt-sept années se pressaient dans ma pensée, depuis le premier instant où, semblable à un météore, vous traversâtes mon chemin, pour me laisser dans les ténèbres lorsque vous disparûtes, jusqu'à ce moment d'inexprimable amertume où je me trouvai chez vous, étrangère non conviée, et jouant un rôle aussi inaccoutumé pour moi qu'il était peut-être importun pour vous!

«Adieu, milord. Puissiez-vous être heureux! c'est le voeu profondément senti, le voeu ardent de la très-humble et dévouée servante de Votre Seigneurie,

«CHARLOTTE SUTTON.»

Nous avons encore anticipé sur l'ordre des temps pour épuiser ce qui concerne la touchante miss Ives: il faut maintenant reprendre la correspondance de l'ambassadeur de France en Angleterre.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«4 juin 1822.

«Je ne vous demande plus d'explication, puisque vous ne voulez pas en donner. Je vous ai écrit par le dernier courrier (31 mai) une lettre dont vous aurez dû être contente, si vous m'aimez encore. Nous nous reverrons, et bientôt, quoique vous en disiez. Ne dites pas que ce que vous appelez de misérables tracasseries d'amitié doivent n'être rien dans ma vie actuelle. Les tracasseries sont tout, et il n'y a de sérieux dans la vie que ce qui la rend heureuse. Pouvez-vous croire que je suis ébloui, occupé même du rôle que le ciel me fait jouer presque malgré moi? Vous me connaissez alors bien peu. J'aurais été fâché pour mon parti de ne pas réussir ici. J'aime à faire aussi bien que je le puis tout ce que j'entreprends, mais quant à ce qui me regarde, je n'attache aucun prix à tout cela. Être aimé de vous, vivre en paix dans une petite retraite avec vous et quelques livres, c'est là tout le fond de mes voeux et de mon coeur. Écrivez-moi donc un peu plus longuement, si vous pouvez. Songez au congrès: il en sera question bientôt.»

LE MÊME.

«Jeudi 6 juin 1822.

«Je pars pour Windsor où je suis invité à coucher et à dîner chez le roi. Je ne puis vous écrire qu'un mot pour vous dire que le courrier ne m'a rien apporté de vous. Mais j'espère que vous m'écrirez bientôt. Le moment du congrès approche. Quel bonheur si je pouvais vous voir dans un mois!»

LE MÊME.

«Londres, ce 11 juin 1822.

«Voici la grande affaire commencée. Je vous envoie copie de la lettre que j'écris à Mathieu.

«J'espère presque qu'il se rendra. Il n'y a pas une objection raisonnable à faire, et certainement la lettre est d'un bon ami. J'ai soigné les blessures de son amour-propre comme celles de son coeur. Vous pouvez maintenant lui dire tout franchement que je parais avoir un vif désir d'aller au congrès, et vous conduirez cela avec votre prudence et votre empire accoutumés. Jugez quel bonheur si nous réussissons, et comme cela arrange tout! J'ai de l'espoir, car j'ai toujours réussi dans un plan suivi, et vous savez que j'ai toujours cru que pour accomplir nos destinées, il fallait passer d'abord par l'Angleterre et ensuite par le congrès. Alors j'aurai devant moi la retraite la plus honorable, ou le ministère le plus utile à la France. J'ai toujours pensé que je n'étais pas mûr pour les sots, tant que je n'avais pas occupé une grande place hors du ministère. En montant par échelons, je suis bien plus sûr de rester au sommet. Déjà mon séjour de trois mois en Angleterre m'a fait, politiquement, un bien immense. À propos d'Angleterre, savez-vous que j'ai donné à dîner à Carle et à Horace Vernet, et que ces deux enragés libéraux paraissaient très-contents de moi? M. de Broglie est maintenant à Paris. M. de Staël nous est resté. Dites-moi donc quelques douces paroles.»

M. DE CHATEAUBRIAND AU VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY.

«11 juin 1822.

«Je viens vous demander, noble vicomte, ce qui est le but de mon ambition diplomatique, et ce que j'aimerais à obtenir de vous.

«Je désire aller au congrès. Je pense qu'il est bon pour vous et pour moi que vous me mettiez en rapport direct avec les souverains de l'Europe; vous compléterez ainsi ma carrière, et vous m'aurez toujours sous la main pour vous faire des amis et pour repousser vos ennemis. Voici mes raisons plus générales.

«Vous devez savoir maintenant par l'examen des cartons de votre ministère que toute la diplomatie de vos prédécesseurs est ennemie. M. de Caraman est un des membres les moins bienveillants de l'ancien corps diplomatique, et à ce grand inconvénient il en joint un autre, celui d'être l'instrument de M. de Metternich. La Ferronnays, excellent d'ailleurs, n'a pas du tout réussi au congrès, et il avait surtout déplu à son empereur. Des trois plénipotentiaires français à Laybach, il n'y a que M. de Blacas qui ait été agréable aux souverains, et si le congrès a lieu en Italie, il est naturel que M. de Blacas s'y trouve. Si je suis auprès de lui, je l'empêcherai de tomber dans la politique obséquieuse où il avait été entraîné.

«Vous savez peut-être que vos prédécesseurs m'auraient eux-mêmes envoyé à Laybach, si l'obstination et en même temps l'hésitation du roi de Prusse à rester ou à ne pas rester à Berlin, n'avaient fait perdre un temps qui amena la fin du congrès. Je vous demande de faire pour moi ce que vos prédécesseurs auraient fait, et ma position pour obtenir cette faveur est bien meilleure aujourd'hui qu'elle ne l'était alors.

«Je suis ambassadeur auprès de la première puissance de l'Europe; j'ai acquis une prépondérance que je n'avais pas, lorsque je n'étais que ministre à Berlin. Il est très-utile pour vous que vous ayez au congrès un homme qui connaisse la politique anglaise, et qui puisse découvrir quelle est enfin l'espèce de relation secrète qui existe entre la cour de Vienne et la cour de Londres. Pendant le congrès, je vous serai en Angleterre d'une parfaite inutilité. Tous les rapports arriveront à Paris avant d'arriver à Londres, et la cour de Londres ne m'apportera pas les dépêches officielles à lire et à extraire, comme le faisait la cour de Berlin. Dans un mois, vous savez que toutes les affaires cessent à Londres; les ministres mêmes s'en vont à la campagne, on ne peut plus les joindre. Cet état de mort dure presque huit mois; aussi à cette époque, presque tous les ambassadeurs s'en vont en congé sur le continent, ou voyagent en Angleterre. On ne peut pas m'objecter l'éloignement des lieux et la longueur du chemin. Vienne pour M. de Caraman est aussi loin de Florence que Londres l'est de cette ville, et quant à M. de La Ferronnays, aller de Pétersbourg à Florence, c'est aller d'un bout de l'Europe à l'autre.

«Je ne vois donc, noble vicomte, aucune objection raisonnable. Nous pouvons et nous devons avoir trois ambassadeurs au moins au congrès de Florence, comme nous en avions trois au congrès de Laybach. On y agitera les plus grandes questions du monde, et un seul ambassadeur n'oserait prendre sur lui de les décider. Alors pourquoi ne serais-je pas un de ces trois ambassadeurs? Pourquoi donneriez-vous la préférence sur moi à M. de Caraman? Ne suis-je pas votre ami, le représentant au dehors de votre ministère, l'homme qui connaît votre politique, et qui peut vous faire des amis au congrès, comme je vous en fais à Londres? Peut-être penserez-vous au duc de Laval? Eh bien, je vous demande d'y aller avec lui, et de remettre ainsi en rapport d'amitié deux hommes entre lesquels un nuage politique s'est si malheureusement élevé. Voici mon calcul: pour le roi, M. de Blacas, pour vous, le duc de Laval, et pour votre opinion et votre ministère, moi. Si vous jugiez qu'on peut être quatre, je vous demanderais Rayneval, comme sachant bien le matériel et répondant à une autre partie de l'opinion. Pour ma nomination au congrès, vous aurez un antécédent remarquable: le prince d'Esterhazy y va; il est ambassadeur comme moi à Londres.

«Noble vicomte, j'agis toujours avec franchise: quand on vous a dit que je n'étais pas bien pour vous et que je voulais votre place, je vous ai écrit pour vous dire que c'était un ignoble mensonge. Je n'abandonne point mes amis dans la disgrâce, et je ne les envie jamais dans la prospérité. Restez où vous êtes; je suis heureux et fier de servir sous vous. Avec la même loyauté, je vous demande d'aller au congrès, et je ne vous cache point une prétention raisonnable. Vous devez chercher à m'élever; je dois être votre bras droit. Il n'y a point d'arrière-pensée dans ma demande. Je veux aller au congrès pour revenir plus fort en Angleterre, où je me plais et où j'ai réussi au delà de mes espérances.

«Si un jour vous jugez que je vous suis utile dans l'intérieur, vous trouverez toujours bien où me placer; mais, quant à présent, je ne demande qu'à suivre et parcourir ma carrière diplomatique. J'ai détruit à Berlin et à Londres les préjugés qu'on nourrissait contre nous; vous ne pouvez pas m'envoyer passer trois mois dans toutes les cours; il faut donc saisir l'occasion d'un congrès, pour me faire faire d'un seul coup, pour notre cause, ce que je n'ai pu faire que séparément et imparfaitement. Enfin, il importe que vos représentants au congrès ne soient pas ceux du vieux ministère.

«En voilà bien long, noble vicomte, et j'en aurais encore bien plus à dire. J'ai examiné à fond la chose, parce que je l'ai très à coeur et la désire vivement. Je me suis fait toutes les objections possibles, et je vous l'avouerai, pas une ne m'a paru raisonnable. Si le roi d'Angleterre allait sur le continent, raison de plus: je le suivrais comme MM. de Caraman et de La Ferronnays ont suivi les empereurs d'Autriche et de Russie.

«J'attends, noble vicomte, votre décision. Vous ne me refuserez pas ce que je vous demande au nom de l'amitié et de la politique.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Londres, ce 21 juin 1822.

«Il me serait impossible, sans la plus inexcusable inconvenance, de demander un congé dans ce moment; les affaires sont trop graves pour que je puisse les quitter. La longue lettre que m'a écrite Mathieu est bien peu raisonnable, et il me dit des choses bien faciles à réfuter. Mais il y avait un mouvement d'humeur dans son fait, et quoiqu'il ne dise pas oui, il ne dit pourtant pas non. Ainsi, avec de l'adresse et de la prudence, nous pouvons venir à bout de notre affaire. Dans tous les cas, je serai en mesure de demander un congé dans six semaines, après le renvoi du parlement et le départ du roi. Je vois que Mathieu a envie lui-même d'aller au congrès. Il aurait grand tort. Un ministre, dans un gouvernement représentatif, ne peut assister à un congrès où il s'agirait de laisser l'Italie au pouvoir des Autrichiens. Mathieu se perdrait et deviendrait impopulaire dans les chambres et en France. Je suis très-mécontent d'Adrien, sa vanité blessée l'a rendu méchant; je me repens d'avoir été si bien pour lui; je sais qu'il fait cent paquets et cent tripotages.

«N'allez pas vous mettre en tête que vous pouvez me fuir. J'irai vous chercher partout. Mais si je vais au congrès, ce sera l'occasion de vous mettre à l'épreuve, et de voir enfin si vous voulez tenir vos promesses.»

LE MÊME.

«23 juin 1822.

«J'avais appris la démission de M. de Blacas[55] par la voie la plus prompte, avant tout le monde, et il m'avait été aisé de deviner que le duc de Laval le remplacerait. Ainsi, vous voyez que je sais la destination de ce dernier. Mathieu même me l'a écrit; et dans sa lettre, qui est fort amicale, il me dit gracieusement en parlant de Blacas: Vous voilà délivré d'un puissant concurrent pour le congrès. D'après ces mots, ma nomination serait certaine, si Mathieu lui-même ne voulait pas aller au congrès: il le voudra peut-être, si lord Londonderry y va. Il aurait grand tort et se compromettrait beaucoup, mais je ne puis pas lui dire cela, et s'il y veut aller, il n'y a plus qu'une ressource, c'est qu'il m'emmène avec lui. Ou bien voici une contre-idée que je vous confie dans le plus grand secret, pour en faire ce que vous voudrez. Si Mathieu va à Vienne ou à Florence, pourquoi dans son absence ne me confierait-on pas le portefeuille des affaires étrangères par interim? Mathieu doit connaître ma loyauté, et il sait que rien au monde ne m'empêcherait de lui remettre le portefeuille à son retour. Peut-il en dire et en penser autant d'un des ministres ses collègues à qui ce portefeuille serait confié? Cette preuve d'amitié et de confiance de la part de Mathieu me toucherait sensiblement, et il doit savoir quel ami politique je suis.

«Voilà mon idée. Pensez bien à cela; mais j'aimerais mieux le congrès.»

LE MÊME.

«5 juillet 1822.

«Ne pourriez-vous écrire d'une manière un peu moins sèche? J'aimerais mieux un mot de vous, comme autrefois, que toute votre politique. Cependant je tiens au congrès, parce que je vous reverrais, s'il y a lieu, dans six semaines. Ainsi, si vous êtes comme autrefois, c'est autant votre affaire que la mienne; soignez donc cela, et c'est pour cela qu'il faut bien ménager Sosthènes et ses amis. Il faut bien leur mettre dans la tête que si Mathieu lui-même ne va pas au congrès (et il aurait tort politiquement d'y aller), il n'y a personne à y envoyer que moi. Mais si Mathieu allait au congrès, pourquoi n'aurais-je pas le portefeuille des affaires étrangères par interim?

«Voilà une idée à jeter en avant auprès de Sosthènes et de ses amis, en recommandant la discrétion et le secret. Mais il ne faudrait pas en dire un mot à Mathieu; il prendrait l'épouvante, et tout cela ne veut dire autre chose, sinon que je meurs d'envie d'être dans votre cellule.

«Remerciez pour moi M. Arnault; quand j'aurai lu sa tragédie, je vous en écrirai.

«Je ne conçois pas comment on vous a fait arriver l'affaire de M. Laffon-Ladébat. Tout le monde m'assomme de cette affaire à laquelle je m'emploie très-volontiers et à laquelle je ne peux rien. Mais sûrement, si ce que vous voulez est possible, cela sera fait.»

LE MÊME.

«Ce 9 juillet 1822.

«Point de billet de vous par le dernier courrier. Vous m'accoutumez à cette manière. Quatre lignes vous coûteraient tant? Me voilà arrivé à une époque où il me semble que les obstacles sont surmontés et que je me rapproche de vous. J'ai donné cette nuit même mon dernier bal de la saison; aujourd'hui, ma porte est fermée. Je ne recevrai plus personne; tout le monde s'en va, et en voilà pour huit mois. Les affaires vont également finir. Le parlement est au moment de se séparer. Que ferais-je donc en Angleterre? C'est à vous de me rappeler. Mon dernier billet vous a tout dit sur le congrès et l'interim. Il y a trois mois que je vous ai quittée: ces trois mois m'ont vieilli de trois siècles. Que ne suis-je pour toujours dans la petite cellule!

LE MÊME.

«Vendredi 12 juillet 1822.

«Allons! j'aime mieux savoir votre folie que de lire des billets mystérieux et fâchés. Je devine ou je crois deviner maintenant. C'est apparemment cette femme dont l'amie de la reine de Suède vous avait parlé? Mais, dites-moi, ai-je un moyen d'empêcher Vernet, Mlle Levert qui m'écrit des déclarations, et trente artistes, femmes et hommes, de venir en Angleterre pour chercher à gagner de l'argent? Et si j'avais été coupable, croyez-vous que de telles fantaisies vous fissent la moindre injure, et vous ôtassent rien de ce que je vous ai à jamais donné? On vous a fait mille mensonges; je reconnais là mes bons amis. Au reste, tranquillisez-vous: la dame part et ne reviendra jamais en Angleterre; mais peut-être allez-vous vouloir que j'y reste à cause de cela? Soin bien inutile, car quel que soit l'événement, congrès ou non congrès, ministère ou non ministère, je ne puis vivre si longtemps séparé de vous, et je suis déterminé à vous voir à tout prix.

«Je n'écris jamais à Bertin; Laborie quelquefois remet une lettre de moi à Villèle, et je ne m'explique de rien avec lui. Je désire toujours le congrès, quelle que soit la chose traitée, parce que je suis sûr de m'y faire honneur, et de n'agir que dans l'opinion de la France. Je suis sûr que c'est la meilleure marche pour moi; c'est par là que je puis arriver au ministère. Vous vous flattez en vain, et on se trompe, et on vous trompe, si l'on vous fait entrevoir qu'il y a un moyen plus prompt d'arriver. Je veux certes bien le moyen le plus prompt, mais je n'y crois pas. Enfin, je suis sur tout cela fort paisible. J'ai un plan fixe dans ma tête: à présent que j'ai montré que je pouvais réussir sur un grand théâtre d'affaires et de politique, mon amour-propre est en sûreté, et je n'aspire qu'à vivre en paix auprès de vous. À la moindre chicane, je prendrai mon parti. Je ne dis pas cela; je ne menace pas, je suis cordial et ami dans ma correspondance, mais je guette l'occasion; si on me l'offre, je la saisirai.

«Tandis que vous me faites une querelle d'Allemand pour je ne sais qui, Mme de D… me tourmente pour l'Abbaye. Sur ce point, je me sens coupable. Récompensez-moi donc, par de douces paroles et un aveu de vos injustices, des maux que vous me faites souffrir. Tant que je vivrai, je vivrai pour vous.»

LE MÊME.

«Londres, ce vendredi 2 août 1822.

«Toutes mes lettres du 23 ont retardé d'un jour, et vous n'avez reçu que le samedi 27 juillet la lettre que vous auriez dû recevoir le vendredi 26; mais tout cela est déjà une vieillerie. Votre lettre du 20 ne m'a point surpris, et vous aurez vu par mes deux lettres subséquentes à celles du 23, que j'avais prévu toutes les objections de Mathieu. Il ne me reste qu'une chance, c'est que Villèle et vos amis l'emportent, et ils paraissent très-décidés. Dans tous les cas, je ne prendrai, moi, de parti sur mon avenir que quand je connaîtrai la dernière résolution relative à ce congrès. Je ne suis nullement choqué que Mathieu prétende y aller. C'est son droit; je pense seulement qu'il ferait une faute et une telle faute qu'elle pourra le renverser: le renverser dans l'opinion nationale de la France, le renverser par les intrigues qui vont s'ourdir pendant son absence. Mais quand Mathieu parle de M. de Caraman, je suis choqué, blessé. Il me paraît inconcevable qu'on craigne plus de blesser un ennemi médiocre qu'un ami capable; c'est là une véritable infatuation.

«Attendons. Mais souvenez-vous que je veux vous voir bientôt.»

LE MÊME.

«Mardi, 6 août 1822.

«Nous touchons à la conclusion de toutes parts. Lord Londonderry part le 15 pour Vienne, et passera par Paris. Il faut donc que le conseil à Paris fasse la nomination, et peut-être, au moment où je vous écris, est-elle faite. Le parti que prend Mathieu est très-noble, mais il se présente pourtant une chance: lord Londonderry emmène avec lui le sous-secrétaire d'État, lord Clanwilliam. Ce serait un exemple pour Mathieu, s'il allait au congrès et s'il voulait m'emmener avec lui. Je n'ai que le temps de vous dire ces deux mots. J'arrive de la séance royale pour la clôture du parlement, et le courrier part. Enfin nous allons sortir des incertitudes. Je saurai au moins, quel que soit l'événement, ce que j'aurai à faire. Votre première lettre m'apprendra peut-être mon sort.»

LE MÊME.

«Londres, vendredi 9 août 1822.

«Cela me fait un certain plaisir de penser qu'au moment où vous recevrez cette lettre, l'affaire du congrès est décidée. On supporte tout, hors l'incertitude. J'ai toujours cru, malgré vos espérances, que la décision serait contre moi et que Mathieu irait à Vienne. M'a-t-on adjoint à lui comme on a adjoint ici lord Clanwilliam à lord Londonderry? Je ne le crois pas. Ainsi je me retrouve tout simplement ambassadeur à Londres. Reste à savoir ce que j'ai à faire, et c'est à vous à me le dire.

«Voulez-vous venir me rejoindre ici ou voulez-vous que j'aille vous trouver? Donnerai-je ma démission? demanderai-je un congé ou une simple permission? resterai-je où je suis? Tout cela a mille ennuis et mille inconvénients. Il n'y a de bon que d'être avec vous. Si je me retire, j'ébranle tout le système royaliste; si je demeure patient sous le traitement qu'on me fait essuyer, je mourrai du spleen et de chagrin ici. Conseillez-moi donc, ou plutôt commandez: je suis votre humble esclave.»

LE MÊME.

«Le mardi 13 août 1822

«Voilà une étonnante nouvelle et un grand changement de fortune[56]! Hyacinthe est plus heureux que moi; il vous aura vue! Ce moment, si vous l'employez bien, peut arranger tout. Il est probable que la mort de lord Londonderry aura changé les dispositions de Mathieu pour le congrès: car le nouveau ministre ici n'est pas près d'être nommé, et, quand il le serait, il est plus que probable qu'il n'ira pas à Vienne. Il ne resterait plus aucune objection contre moi, ni aucun rival, si Mathieu à son tour se désistait. Vous me direz: vous avez donc une terrible fureur de ce congres? Pas du tout. Mais c'est le chemin qui me ramène le plus naturellement, sans démission, sans scène, dans la petite cellule. Voilà tout mon secret. Je vais attendre le coeur bien ému vos premières nouvelles. Écrivez! écrivez!

«Prenez garde à l'objection que je suis utile en Angleterre dans ce moment. Je ne suis bon à rien du tout. Les étrangers ici n'influent en rien sur le choix des ministres, et Marcellus[57] et les journaux raconteront les on dit et les nouvelles aussi bien que moi.»

LE MÊME.

«Londres, vendredi 16 août 1822.

«Quand je pense que je suis peut-être au moment de vous voir, je suis ravi de joie; puis toutes les craintes et les incertitudes reviennent, et je me désole. Avec le caractère de nos amis, la chose la plus difficile à prendre, c'est une résolution. Ce qui devrait les décider à m'envoyer est peut-être ce qui les décidera à ne rien faire. Ils diront: il faut voir ce que fera l'Angleterre. C'est comme si je les entendais d'ici.

«Mais l'Angleterre, que fera-t-elle? Qui enverra-t-elle au congrès? Très-certainement pas le nouveau ministre des affaires étrangères, qui n'est pas nommé et qui ne le sera pas de longtemps. Cependant l'empereur de Russie arrive à Vienne, et il est plus que temps que l'on se décide à Paris à nommer promptement l'ambassadeur au congrès.

«J'attends de vos nouvelles dimanche. Il y a des siècles que je n'ai rien reçu de vous. Travaillez pour moi, et ramenez-moi dans la petite cellule!»

LE MÊME.

«Mardi 20 août 1822.

«Hyacinthe ne revient pas. On le garde peut-être pour m'apporter une réponse définitive. Ah! puisse-t-elle me rappeler auprès de vous. J'ai reçu du roi de Prusse une lettre et une boîte avec son portrait enrichi de diamants. Voici ce que M. de Bernstorff m'écrit en même temps: si la perspective que votre cour vous nommât pour le prochain congrès venait à se réaliser, le roi aurait un plaisir très-véritable à vous y rencontrer. Je ne crois pas avoir besoin de dire à Votre Excellence que ma satisfaction en serait extrême; il n'est point d'augure qui me paraîtrait plus favorable pour le succès des travaux de ce congrès.

«Faites usage de cela selon votre sagesse. Vous savez que Pozzo va au congrès; c'est encore en ma faveur. Si la Russie envoie au congrès son ambassadeur en France, la France peut bien envoyer à ce même congrès son ambassadeur en Angleterre. Les chances sont ici pour le duc de Wellington, mais il paraît lui-même faire des difficultés ou imposer des conditions. On vous dira que je suis utile ici; repoussez cela comme une absurdité. Jamais ambassadeur étranger n'a influé sur un choix en Angleterre, et les gazettes diront tout ce que je puis dire.

«Vraiment, je rabâche, et je vous assomme de ce congrès. Mais, dans le fond, tout est là pour moi. Villèle est toujours très-bien dans la question; il me fait dire qu'il ne pense qu'à moi. Cela est-il vrai? Je ne suis pas dans le coeur de l'homme et je ne puis dire que ce que je vois. Ah! si je vous voyais dans huit jours! Cela se peut, quel bonheur!

«Quelle horreur que cette mort! J'ai assisté ce matin aux funérailles[58]. Vos amis les radicaux ont insulté le cadavre. Le peuple a été très-décent. J'ai vu pleurer le duc de Wellington.»

LE MÊME.

«Mercredi soir 1822.

«J'envoie Marcellus à Paris porter deux nouvelles agréables: la nomination du duc de Wellington au congrès et la remise de vaisseaux que j'ai obtenue.

«Hyacinthe est arrivé ce soir même. La lettre de Mathieu et la lettre…[59] disent oui et non. C'est comme on veut. Si Marcellus ne finit pas cette affaire, il est très-possible qu'à son retour j'envoie ma démission. Mieux vaut n'être rien que de servir des hommes aussi peu capables de juger des événements et d'apprécier des amis. Votre petit mot m'a consolé, parce que c'est au moins votre écriture! Écrivez-moi.»

LE MÊME.

«Londres, 27 août 1822.

«Vous ne m'avez point écrit par le dernier courrier, et moi je ne vous ai point écrit! Dans ce moment où mon sort se décide ou est décidé, tous les raisonnements, les suppositions, les conjectures sont inutiles. Je n'ai pour ma part aucun doute sur le fait: je n'irai point au congrès. Ce n'est pas un homme comme moi que l'on veut, et Mathieu et Villèle m'auront également trompé. Je les plains, car je leur prédis qu'avec ces manières ils ne se soutiendront pas; ils tomberont aux applaudissements de toutes les opinions et de tous les partis. Soit jalousie, soit confiance dans leur propre force, ils ont mal compris ce que j'étais pour eux; ils ne savent pas que, tous les courriers, je reçois des lettres de la gauche et de la droite qui me pressent de les abandonner. J'ai loyalement résisté à tout, et vous voyez ce qui m'arrive.

«Je désirais vivement aller au congrès, et je l'ai dit franchement et hautement. J'avais deux raisons pour cela: une raison de parti et une raison personnelle!

«Une raison de parti: je sais, par ce que j'ai vu à Berlin et à Londres, comment les royalistes ont été traités en Europe, et je croyais être sûr d'effacer, dans l'esprit des souverains et des ministres étrangers, la trace des calomnies si souvent répandues sur nous. J'ai réussi à Berlin et à Londres; ma tâche n'eût pas été plus difficile au congrès, et je pouvais raisonnablement espérer obtenir quelque succès auprès de l'empereur Alexandre: car il ménage les hommes qui peuvent diminuer ou augmenter sa renommée. Il restera toujours incompréhensible qu'un parti remette ses intérêts au congrès entre les mains de ceux qui, comme M. de Caraman, ont détruit, calomnié ce même parti pendant six ans; l'absurde ne va pas plus loin.

«Je désirais pour moi-même aller au congrès, parce que cela achevait ma carrière diplomatique. J'en serais revenu grandi dans l'opinion publique, et conséquemment plus utile à mes amis, en France ou en Angleterre, si on avait jugé à propos de m'y envoyer.

«Voilà mes raisons d'affaires pour désirer le congrès. Vous savez ma raison secrète. Le voyage me ramenait auprès de vous, et c'est là l'idée qui m'occupe éternellement.

«Je vous écris tout ce fatras, pendant que Marcellus est encore à Paris, tant je doute peu de ce qu'il va m'apporter. Quant à ma résolution, elle n'est pas encore tout à fait prise. Elle dépendra de ce que m'apprendra Marcellus. Vous savez que, dans de pareilles circonstances, un mot de plus, une blessure de plus, décident des plus grandes questions. Je sais qu'en donnant ma démission, j'amène inévitablement dans quelques mois la chute du ministère, et je suis trop honnête homme pour jouer légèrement le sort de ces mêmes hommes qui s'embarrassent si peu de m'offenser. D'un autre coté, l'idée qu'ils sont si peu loyaux pour moi, précisément parce qu'ils comptent sur ma loyauté, me met malgré moi en colère, et me donne envie de leur rendre procédé pour procédé. Mais si je ne donne pas ma démission, que ferai-je? Ah! si vous vouliez venir à Londres, mon parti serait bientôt pris! Allons, encore quelques jours de tourment, cela ne peut pas passer la semaine, et il est possible que dans huit ou dix jours je sois dans la petite cellule.»

«Samedi 27, 3 heures du soir.

«Une lettre que je reçois de Paris me donne quelques espérances, mais je n'y crois pas. J'attends jeudi une lettre de vous.»

LE MÊME.

«Londres, mardi 3 septembre.

«L'affaire est faite; mais avec quelle mauvaise grâce de la part de Mathieu[60]! Villèle a été excellent et par conséquent tout votre côté. Je ne puis plus partir que dimanche prochain 8 septembre. Je ne vous verrai donc que le 11 ou le 12. Mais, dites, ne pourriez-vous venir au-devant de moi à Chantilly? J'aurai soin de vous faire connaître juste le jour et l'heure auxquels je pourrais y arriver. Je vous verrais avant tout le monde, nous causerions! Que j'ai de choses à vous dire, et que de sentiments je renferme dans mon coeur depuis cinq mois! L'idée de vous voir me fait battre le coeur.»

Au moment où M. de Chateaubriand arrivait à Paris, ayant enfin obtenu la mission, qu'il ambitionnait si vivement, de se rendre au congrès, M. de Montmorency en était parti pour aller à Vienne, et le roi donnait à M. de Villèle la présidence du conseil.

Les souverains alliés, d'abord réunis en effet à Vienne, ne tardèrent pas à se transporter à Vérone où notre ministre des affaires étrangères les suivit; il y fut l'objet d'une faveur toute particulière de la part de l'empereur de Russie, et mit une bonne grâce, une courtoisie, une bienveillance extrême à présenter aux souverains étrangers l'illustre écrivain dont le séjour à Vérone devait se prolonger après que lui-même serait retourné en France. M. de Chateaubriand écrit, le 3 décembre, après le départ de M. de Montmorency: «J'ai hérité de ses succès ici.»

Nous laisserons aux lettres des deux diplomates à faire connaître leur situation respective.

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vienne, le 15 septembre 1822.

«J'ai des torts à réparer envers vous, aimable amie: je ne vous ai pas écrit par les premières occasions d'ici. La terrible quantité de lettres d'affaires qui m'étaient imposées avait presque mis ma main hors d'état de tenir la plume.

«Je viens de recevoir votre aimable lettre du 11, datée de cette Vallée où j'aurais tant aimé à aller passer quelques moments avec vous, au lieu de courir les grandes aventures de la politique et des voyages.

«Vous deviez donc revenir pour voir l'arrivant, dont j'ai reçu aussi une lettre datée de Paris, et m'annonçant, vers le 25 au plus tard, son départ pour Vérone.

«Il est dans l'ordre des choses possibles que j'aille passer une quinzaine de jours avec lui dans cette ville, bien à mon corps défendant, je vous assure. Moi-même, je ne sais pas précisément à quel point cela lui plaira; mais il est des considérations plus hautes que celles-là qui doivent me décider à faire ce sacrifice de mes goûts, s'il est nécessaire; et j'attends pour cela le retour d'un courrier envoyé à Paris, d'après le désir formel des souverains. Ils partent d'ici le 1er et le 2 octobre, et décidément sans avoir vu le duc de Wellington qui ne pouvait plus arriver que le 30, et au-devant duquel on a envoyé pour le diriger sur Vérone. C'est là ce qui a jeté de l'incertitude dans ma marche, parce que l'absence de ce plénipotentiaire anglais a tout réduit ici à de simples conversations, qui peuvent avoir leur utilité réelle, mais qui sont moins positives que des conférences.

«Vous voyez, aimable amie, qu'il y a des chances pour que je vous arrive quinze jours, un mois plus tard.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, ce mardi 8 octobre 1822.

«Me voilà arrivé. On assure que le congrès sera fini dans les premiers jours de décembre. Je le crois, d'après ce que je sais déjà de la besogne faite et à faire. Maintenant quelle sera votre résolution? C'est un grand tourment de ne pouvoir s'expliquer. Si vous venez, je reste; si vous restez, je ferai en sorte de partir à peu près avec Mathieu qui ne doit rester que quinze jours à Vérone. Au fond je n'ai rien à faire ici où tout va très-bien. Écrivez-moi, soit par la poste qui part tous les jours (mais en ayant soin de faire affranchir vos lettres jusqu'à la frontière d'Italie), ou par les courriers des affaires étrangères. Mathieu n'est pas encore ici, il arrive ce matin. J'ai reçu plusieurs lettres très-amicales de lui. J'attends un mot de vous pour régler tout.»

MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vicence, 15 octobre 1822.

«Je veux vous écrire, aimable amie, le jour même où j'ai quitté Venise, cette fameuse, curieuse et triste Venise dont j'aurais beaucoup d'impressions à vous transmettre; mais il vaut mieux vous renvoyer aux vôtres, si vous y avez passé, ou à Corinne que j'ai relue en cet endroit, admirant la vérité du tableau. J'ai besoin avant tout de vous entretenir du sentiment profond de tristesse qui est venu me saisir dans cette ville même, en le rapportant à vous, à vos récits, à l'amitié que vous aviez inspirée, que vous rendiez à ce grand et intéressant Canova. Il était arrivé malade deux jours avant dans cette Venise, voisine de sa modeste patrie qu'il s'occupait de doter d'une belle église, dernier don de son génie. Venise le réclamait bien comme un de ses anciens citoyens; il est venu y mourir après deux jours de maladie. Le dimanche matin 13, la nouvelle s'en répandit dans la matinée, et m'arriva dans un lieu tout plein au moins des copies de ses chefs-d'oeuvre. Ce qui vous peindra tout à la fois les regrets personnels qu'il inspire, et le vif sentiment des arts répandu dans toutes les classes de ce peuple, c'est qu'un domestique de place attaché à nos Français s'est mis à fondre en larmes en apprenant cette nouvelle; elle faisait dire à d'autres avec un grand soupir: Notre Canova est mort. Pour moi, sans négliger de prendre une part réelle à l'immense perte des arts, que l'on apprend à mieux apprécier ici qu'ailleurs, j'ai pensé d'abord à vous, à la peine que vous éprouveriez, à celle que j'aurais de vous la causer. Vous ne doutez pas, aimable amie, que mes sentiments ne tendent toujours à s'associer aux vôtres. Votre pensée m'a été souvent présente dans le voyage très-intéressant qui m'a amené à Venise, à travers les montagnes du Tyrol. J'ai employé en conscience à ce voyage de curiosité le temps seulement que les souverains avaient fixé pour le leur, et qui devenait ma règle, puisque je vais à Vérone.

«Je vous écrirai en y arrivant.»

M. DE VILLÈLE À Mme LA VICOMTESSE DE MONTMORENCY.

«Paris, le 14 octobre 1822.

«Madame la vicomtesse,

«Nous recevons à l'instant des nouvelles de M. de Montmorency, d'Inspruck, sous la date du 9 de ce mois: il venait de recevoir une lettre du 4; ainsi voilà une correspondance bien servie et dont il a été fort content.

«Il avait très-bien fait son voyage jusque-là. Il savait que lord Wellington avait ordre d'aller à Vérone, il allait continuer lui-même sa route pour y arriver avec les souverains; il ne compte y rester que le temps absolument nécessaire et nous revenir dans les premiers jours de novembre.

«Il est satisfait de sa mission. Nous le sommes beaucoup ici de la manière dont il l'a remplie, et nous sommes d'accord avec lui et avec vous pour désirer qu'elle lui permette bientôt de nous revenir.

«Recevez, madame la vicomtesse, l'hommage du sincère et profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,

«J. DE VILLÈLE.»

M. DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, 17 octobre au matin.

«Je suis arrivé hier ici: j'y avais été précédé de deux jours par M. de Chateaubriand avec qui le premier abord a été fort gracieux. J'espère que nous nous maintiendrons sur le même pied; c'est tout à fait mon projet qui, j'imagine, entre dans les siens. Ce n'est pas que nos diplomates français de différentes classes ne le trouvent singulièrement renfrogné et renfermé dans un excès de réserve politique. Vous savez qu'il lui arrive souvent d'être peu aimable pour ceux à qui il ne désire pas immédiatement plaire. J'imagine qu'il réserve tous ses frais de coquetterie, en l'absence de certaine dame, pour les souverains qui sont déjà ici nombreux; surtout pour un empereur[61] qu'il doit voir incessamment. Je serais curieux de savoir ce qu'il mandera d'ici à l'Abbaye-au-Bois; mais vous ne voudriez pas que je fisse usage des priviléges de la diplomatie au point de satisfaire complétement ma curiosité. J'ai toujours l'espérance de le laisser d'ici à une quinzaine de jours s'évertuer seul, ou du moins avec ses deux collègues, et d'aller moi-même vous porter de ses nouvelles. Il a bien fallu lui demander des vôtres, quoique nous goûtions peu tous les deux ce sujet de conversation. Il m'a dit que vous étiez assez bien portante, lorsqu'il est parti le 5. J'ai beaucoup approuvé en moi-même que vous n'eussiez pas quitté votre séjour champêtre de la belle Vallée[62], et que vous fussiez seulement venue lui faire quelques visites à Paris.

«Adieu, bien aimable amie; j'imagine que c'est chez vous que Sosthènes, qui me parle de lui, l'aura rencontré. Confirmez-lui la nouvelle de nos bons rapports ensemble.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, 18 octobre 1822.

«Je vous ai écrit en arrivant ici. J'attends votre réponse. Le congrès ne paraît pas devoir durer au delà du mois prochain. Ainsi je vous attends à cette époque, ou je vais vous rejoindre à Paris. Vous ne vous intéressez guère à la politique. Tout ce qu'il vous importe de savoir c'est comment je suis avec votre ami: nous sommes fort poliment. Il parle de nous quitter dans huit ou dix jours, mais j'en doute; et le congrès étant court, il prendra vraisemblablement le parti d'en attendre la fin. Votre première lettre fera époque dans ma vie. Au reste l'Italie ne m'a rien fait du tout. Je suis bien changé: les lieux sans les personnes ont perdu sur moi tout empire.»

LE MÊME.

«Vérone, ce 25 octobre 1822.

«Je n'ai pas reçu un seul mot de vous. Je vous ai écrit de tous les points de la route et deux fois depuis que je suis ici. Si vous n'avez pas envoyé vos lettres chez Mathieu, ou si vous les avez mises à la poste sans être affranchies, elles ne me parviendront pas. Vous devez juger cependant dans quelle impatience je dois être d'apprendre votre résolution. Elle décidera de la mienne.

«Il est très-certain que le congrès finira dans les derniers jours du mois prochain, ou au plus tard dans la première semaine de décembre. Si vous ne venez pas, je serai dans un mois à Paris; car il n'y a pas de raison pour que j'assiste à la clôture même du congrès. Vous verrez Mathieu avant moi. Il partira dans les premiers jours de novembre. Nous sommes très-bien ensemble. Il s'était élevé un petit nuage qui a promptement passé. J'ai rencontré, comme vous deviez bien le croire, quelques difficultés au début; mais quand on a vu que j'étais bonhomme, on m'a pardonné le reste. J'ai vu l'empereur de Russie, j'ai été charmé de lui. C'est un prince plein de qualités nobles et généreuses. Mais je suis fâché de vous le dire, il déteste vos amis les libéraux. En tout, je crois que nous ferons de bonne besogne. Le prince de Metternich est un homme de très-bonne compagnie, aimable et habile.

«Au milieu de tout cela, je suis triste et je sais pourquoi. Je vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me séparent de ce que j'aime, et je pense, comme Caraccioli, qu'une petite chambre à un troisième étage à Paris vaut mieux qu'un palais à Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune; mais enfin je ne suis plus ce que j'étais, et vivre dans un coin tranquille auprès de vous est maintenant le seul souhait de ma vie.»

LE MÊME.

«Vérone, 7 novembre 1822.

«Le départ subit d'un courrier me laisse à peine le temps de vous dire que j'ai enfin reçu un mot de vous daté du 28 octobre. Il est bon et me console de ce long silence; c'est à vous de prononcer. Le congrès sera court, mais je reste si vous faites le voyage. Ainsi, décidez.»

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, ce 12 novembre 1822.

«J'ai reçu votre petite lettre, aimable amie, et l'expression de votre juste douleur sur la mort de ce grand talent si simple et si honnête homme. J'ai encore pensé à lui à cause de vous, et il me revient de tous côtés, et spécialement par le duc de Laval, des détails intéressants sur les profonds regrets qu'il inspire.

«Je vous envoie un éloge italien qui a été prononcé à Venise, le jour même de ses funérailles.

«J'avais espéré le porter moi-même, et du moins je comptais le suivre de près; mais rien n'est désolant comme ces lenteurs perpétuelles des affaires. Il me tarde de causer avec vous de bien des choses qui ne peuvent se traiter en correspondance. Mes rapports avec le dernier arrivant sont toujours bons et, dans tout ce qui tient à moi, je ne puis pas m'en plaindre: je lui ai montré constamment de la confiance, et il y a répondu par des manières et une conversation assez abandonnée, qui ne me permettent pas d'admettre le soupçon qu'il puisse écrire, à vous ni à personne, dans un autre sens; ce serait un acte de fausseté dont je le crois incapable. Mais je n'aime pas beaucoup la position générale où il s'est placé ici: de la roideur et de la sauvagerie qui mettent les autres mal à l'aise avec lui et compliquent des rapports qu'il faudrait au contraire simplifier. Je ne néglige rien pour qu'à mon départ surtout, il s'en établisse de plus faciles entre ses collègues et lui. Mais encore une fois, nous nous quitterons aussi amis que nous l'étions avant ceci. J'ai idée qu'il doit beaucoup s'ennuyer, d'après le genre de vie qu'il s'est arrangé, et je ne sais s'il trouve son grand désir de venir au congrès parfaitement justifié par le succès. Du reste, nous parlons peu de vous: c'est notre usage, comme vous savez; cependant je lui ai dit ce matin que je vous envoyais un éloge de Canova, et il m'a répondu qu'il vous avait aussi écrit.

«Je serai plus heureux que lui en vous revoyant plus tôt. Je voudrais bien en être là. Adieu, aimable amie; je suis très-touché, très-reconnaissant de ce que vous me dites de votre aimable amitié; la mienne y répond profondément.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, le 12 novembre 1822.

«Je reçois votre lettre du 1er novembre; l'irrégularité des postes est désolante. Très-certainement le congrès finira dans les premiers jours de décembre, et avant un mois je puis être avec vous dans la petite cellule; mais si vous voulez venir en Italie, j'y reste à tout prix. C'est à vous à prononcer, à dire: venez ou restez; j'attends votre réponse. Le temps presse, et il n'y a pas un moment à perdre. M. de Montmorency partira lundi 18, ou mardi prochain 19.»

LE MÊME.

«Vérone, ce 19 novembre 1822.

«M. de Montmorency nous quitte après-demain, et j'espère le suivre dans une quinzaine de jours, si vous ne me mandez pas que vous venez en Italie. M. de Bourgoing[63] ne m'a rien apporté de vous. Il m'a dit que vous étiez revenue de la campagne, mais que vous étiez allée à Angervilliers. Que j'ai de choses à vous dire et que j'ai grand besoin de vous revoir! C'est un supplice de ne pouvoir s'expliquer. Ce supplice heureusement va finir, et dans une quinzaine de jours vous m'attendrez ou je vous attendrai. Je ne vous parle point de Vérone. J'y suis très-bien à présent, mais j'ai eu d'abord des difficultés à vaincre. Vous savez que je m'y attendais. À jamais à vous.»

LE MÊME.

«Vérone, ce 20 novembre 1822.

«Quoique je vous aie écrit hier par un courrier anglais, je ne puis me résoudre à laisser partir un de mes attachés, sans vous dire que j'attends un mot de vous avec la plus vive impatience pour régler ma marche et ma destinée. Mathieu part demain. Le congrès finira du 5 au 10 du mois prochain. Cinq jours après sa clôture, je serai à vos pieds dans la petite cellule, ou sur le chemin de Milan à vous attendre. Je vous le répète, prononcez. Je suis à vous pour la vie. J'ai été charmé de voir M. de Bourgoing à cause de vous. Il a prononcé votre nom et m'a fait battre le coeur.

«Je ne donnerai point de lettre pour vous à Mathieu.»

LE VICOMTE MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vérone, ce 21 novembre 1822.

«Je n'ai jamais eu plus de plaisir, aimable amie, que de vous dire que, d'ici à dix jours, j'espère être à l'Abbaye-au-Bois. Ce sera un vrai bonheur pour l'amitié! Je laisse ici un autre de vos amis qui continuera les grandes aventures, que je crois avoir pour ma part conduites aussi bien que possible dans la circonstance, mais de manière cependant à demander un peu de confiance aux bien intentionnés. Je crois que vous êtes du nombre, au moins pour moi. Adieu, adieu, aimable amie. J'ai de bonnes nouvelles d'Adrien, et je me sépare des restants dans de fort bons rapports.»

Chargement de la publicité...