Souvenirs militaires de 1804 à 1814
The Project Gutenberg eBook of Souvenirs militaires de 1804 à 1814
Title: Souvenirs militaires de 1804 à 1814
Author: duc de Raymond-Aymery-Philippe-Joseph de Montesquiou Fezensac
Release date: October 31, 2009 [eBook #30363]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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SOUVENIRS MILITAIRES DE 1804 À 1814
PAR
M. LE DUC DE FEZENSAC
GÉNÉRAL DE DIVISION.
Je dirai: J'étais là; telle chose m'avint.
(LA FONTAINE.)
Ouvrage honoré d'une souscription du Ministre de l'Instruction publique pour les Bibliothèques scolaires.
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE MILITAIRE.
J. DUMAINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR DE L'EMPEREUR, Rue et Passage Dauphine, 30.
1870
Le bienveillant accueil qu'a reçu mon Journal de la campagne de Russie m'encourage à publier la totalité de mes souvenirs militaires, depuis mon entrée au service en 1804, jusqu'à la fin de l'Empire. J'ai hésité longtemps à entretenir le public de tant de détails personnels; mais ces détails se rattachent à de grands événements militaires; ils peignent les mœurs et l'esprit du temps. Sans avoir la pensée de rien ajouter à l'Histoire du Consulat et de l'Empire, et moins encore la prétention de partager son éclatant et légitime succès, un volontaire de 1804, racontant ce qui s'est passé sous ses yeux, espère pouvoir réclamer du moins un peu d'indulgence!
LIVRE PREMIER[1].
CAMP DE MONTREUIL.—CAMPAGNES D'ALLEMAGNE ET D'ESPAGNE JUSQU'A LA PAIX DE TILSITT.
CHAPITRE PREMIER.
CAMP DE MONTREUIL.
PROJETS DE DESCENTE EN ANGLETERRE.—MON ARRIVÉE AU CAMP DU 59e
RÉGIMENT.—MON SERVICE DANS LES GRADES INFÉRIEURS.—JE SUIS NOMMÉ
SOUS-LIEUTENANT.—LEVÉE DES CAMPS.—DÉPART POUR L'ALLEMAGNE.
Je suis entré au service en 1804, à vingt ans. J'avais depuis longtemps le désir d'embrasser la carrière militaire; différentes circonstances empêchèrent mes parents d'y consentir plus tôt. Il s'agissait de savoir par où commencer. À vingt ans, l'École militaire ne pouvait me convenir. Je devais donc m'engager. Je pensais à la cavalerie, comme tous les jeunes gens. M. Lacuée, ami de ma famille, me proposa d'entrer au 59e régiment d'infanterie, dont il était colonel; j'acceptai sans savoir ce que je faisais, n'ayant aucune idée de la carrière que j'allais entreprendre, et je n'eus pas lieu de m'en repentir: car c'est à l'infanterie que j'ai dû tout mon avancement. Je partis de Paris en septembre 1804 pour me rendre à l'armée réunie sur les côtes de l'Océan et dont le 59e faisait partie. Je dois d'abord raconter la composition et l'emplacement de cette armée.
L'Empereur, pour frapper au cœur l'Angleterre, voulut l'attaquer chez elle, et ne recula pas devant les difficultés et les dangers d'une telle entreprise. Il réunit sur les côtes de l'Océan trois corps d'armée d'environ chacun vingt-cinq mille hommes et une réserve de quarante mille hommes.
Ces corps d'armée campaient de la droite à la gauche: à Ambleteuse, maréchal Davout; Boulogne, maréchal Soult; Étaples, maréchal Ney.
La réserve se composait de la garde impériale, d'une division italienne, de trois divisions de dragons. Indépendamment de ces différents corps, il y avait à l'extrême droite douze mille hommes au camp d'Utrecht; à l'extrême gauche dix mille à Brest. Ainsi le personnel de l'armée s'élevait au moins à cent cinquante mille hommes. On s'occupait d'armer et d'atteler quatre cents bouches à feu de campagne et un grand parc de siège. On fit venir de tous côtés d'immenses approvisionnements, des vivres de toute espèce pour trois mois. Il s'agissait de transporter en Angleterre une armée si nombreuse et son matériel en présence de la flotte ennemie. Après de nombreux essais, on résolut d'employer des chaloupes canonnières, des bateaux canonniers et des péniches. Celles-ci, plus légères ne portaient que de l'infanterie: les autres portaient de l'artillerie, des vivres et quelques chevaux. Douze à treize cents de ces bâtiments suffisaient pour transporter cent vingt mille hommes, avec l'artillerie de campagne, des vivres et des munitions pour quelques jours. Une autre flottille de transport, composée de bâtiments servant au cabotage et à la pêche, devait transporter les chevaux, l'artillerie de siège, la totalité des vivres et des munitions. Neuf cents ou mille bâtiments suffisaient. Plus tard, les divisions réunies à Utrecht et à Brest seraient embarquées sur les flottes française, hollandaise et espagnole.
Mais l'exécution de ce plan présentait des difficultés devant lesquelles aurait reculé le génie le plus aventureux et le plus intrépide. Il fallait construire les bâtiments dans tous les ports de France, les rassembler à Boulogne, à Ambleteuse, à Étaples, à travers les croisières anglaises, mettre ces trois ports en état de les recevoir, faire les expériences d'embarquement et de débarquement pour le matériel et pour le personnel; il fallait construire sur la côte les magasins nécessaires pour les vivres et les approvisionnements de l'armée, assurer les subsistances et le service des hôpitaux. On trouvera dans les historiens du temps, et principalement dans M. Thiers, les détails les plus intéressants sur tous ces objets. Je dirai plus tard par quels moyens et à quelle époque on comptait opérer le débarquement, les motifs qui firent successivement ajourner l'entreprise et qui forcèrent enfin d'y renoncer.
Au mois de septembre 1804, où commence ce récit, l'armée était réunie dans les camps; le matériel achevait de s'organiser. Je dois d'abord faire connaître la composition du camp de Montreuil dont le 59e régiment faisait partie, et qui formait la gauche de l'armée.
CAMP DE MONTREUIL.
MARÉCHAL NEY, COMMANDANT EN CHEF.
+—————+—————-+—————+————————+—————————-+ |DIVISIONS |GÉNÉRAUX |GÉNÉRAUX |RÉGIMENTS |OBSERVATIONS | | |de division|de brigade| | | +—————+—————-+—————+————————+—————————-+ |1e Divis. | |ROUGER |9e léger, |Les régiments | | |DUPONT. | |Colonel Meunier.|étaient de deux | | | +—————+————————|bataillons | | | |MARCHAND. |32e de |95e de |complétés à 800 | | | | |ligne |ligne |hommes. | | | | |DARRICAU|BARBOIS| | +—————+—————-+—————+————————+La cavalerie | |2e Divis. | |VILLATTE. |6e de |39e de |cantonnée dans les | | | LOISON. | |ligne |ligne |environs. | | | |—————+————————| | | | |ROGUET. |69e de |72e de |Le total, en y | | | | |ligne |ligne |comprenant | +—————+—————-+—————+————————|l'artillerie et le | |3e Divis. |PARTOUNEAUX|MARCOGNET |25e |27e de |génie, s'élevait à | | | | |Léger |ligne |20,500 hommes. | | | | |————————| | | |PUIS | |50e de |59e de | | | | | |ligne |ligne | | | | | |Colonel |Colonel| | | |MALHER |LABASSÉE |Lamarti-|Lacuée | | | | | |nière | | | +—————+—————-+—————+————————| | |Brigade | | |10e Chasseurs, | | |de | | |Colonel Colbert.| | |cavalerie.| | |————————| | | | | |3e Hussards, | | | | | |Colonel LEBRUN, | | | | | |Fils de | | | | | |l'architrésorier| | | | | |depuis duc de | | | | | |PLAISANCE. | | +—————+—————-+—————+————————+—————————-+
Le maréchal Ney est trop connu pour que j'aie à tracer ici son portrait, j'en parlerai à l'époque où j'ai eu l'honneur de servir près de lui; il prit au camp de Montreuil l'habitude de remuer des masses et de commander l'infanterie, arme pour laquelle il a témoigné tout le reste de sa vie une grande prédilection.
Le général Partouneaux, commandant la division dont mon régiment faisait partie, venait de quitter l'armée, à la suite d'une discussion qu'il eut avec le maréchal à propos d'une manœuvre. Les généraux de brigade Labassée et Marcognet, anciens militaires, le dernier fort original ainsi qu'on le verra plus tard.
Le colonel Gérard Lacuée, commandant le 59e régiment, réunissait à un excellent cœur beaucoup d'esprit et une imagination exaltée. Le premier consul, qui avait du goût pour lui, le prit pour aide-de-camp. Mais les principes républicains de Lacuée et l'intérêt qu'il témoigna au général Moreau à l'époque de son procès, lui attirèrent la disgrâce de son général; et ce fut pour lui témoigner son mécontentement qu'il lui donna le commandement du 59e régiment. Je vous donne, lui dit-il, un des plus mauvais régiments de l'armée, il faut le rendre un des meilleurs. Personne ne convenait moins que Lacuée à cette tâche. Homme du monde plus que militaire, il ignorait les détails du métier; il n'avait jamais servi dans l'infanterie; il succédait à un colonel qui avait pillé la caisse de son régiment, et qui ne craignait pas de dire que les compagnies du centre pouvaient être en guenilles, pourvu qu'il eût de beaux sapeurs, une belle musique et une belle compagnie de grenadiers. Le mauvais état de l'habillement valut même au 59e le surnom de Royal décousu. Lacuée, incapable de remettre l'ordre dans une pareille administration, disait avec raison qu'il laissait faire le quartier-maître parce que, quand il y regarderait, il n'en serait pas moins attrapé par lui. Les manœuvres lui plaisaient plus que l'administration, et au bout de peu de temps il apprit à bien commander son régiment. Quant à la partie morale, il y réussit comme on devait l'attendre d'un homme tel que lui. Cependant ses qualités mêmes lui furent quelquefois nuisibles. Il avait trop d'esprit pour ceux qu'il commandait et ne savait pas toujours se mettre à leur portée. Ses éloges étaient trop fins pour eux, ses reproches trop amers. Il n'en était pas moins aimé de plusieurs officiers, honoré et respecté de tous.
J'arrivai au camp au commencement de septembre 1804. J'allai rendre visite au colonel Lacuée, qui m'emmena avec lui à Montreuil pour passer quelques jours. Après avoir causé avec moi, il me dit qu'il était frappé de voir combien j'étais étranger au métier que j'allais faire. En effet, je conviens que mon ignorance était telle que je fus étonné d'apprendre qu'il y eût des grenadiers au régiment, parce que je croyais que les grenadiers formaient des corps à part. Il me dit que: s'il ne consultait que son attachement pour ma famille et pour moi, il me sauverait tous les ennuis du métier, que je lui servirais de secrétaire, et que ce serait pour lui une société agréable et bien douce au milieu de l'exil où il était condamné; mais qu'il s'agissait de moi, de mon avenir militaire, qu'il fallait apprendre à connaître ceux que j'étais destiné à commander un jour, que le moyen d'y parvenir était de vivre avec eux. En vivant avec les soldats, ajouta-t-il, on apprend à connaître leurs vertus; ailleurs on ne connaît que leurs vices. Parole d'un grand sens et dont j'ai bien reconnu la justesse. Il fallait donc me résoudre à être entièrement soldat, à faire mon service dans tous les grades sans que rien me distinguât des autres. Il fit appel à mon courage, à ma patience, à ma résignation pour cette cruelle épreuve qui devait être longue. Je l'assurai de ma soumission et je partis pour le camp, n'ayant aucune idée de ce qui m'attendait, mais décidé à tout braver et à aller jusqu'au bout.
J'ai dit que le camp de Montreuil formait la gauche de l'armée de l'Océan. Il aurait dû s'appeler le camp d'Étaples, car on avait établi les baraques près de cette petite ville sur la rive droite de la Canche et près de son embouchure, à 12 kilomètres de Montreuil: la première division derrière le village des Camiers, faisant face à la mer; la deuxième par brigade à droite et à gauche d'Étaples; la troisième à quinze cents mètres en arrière. Cette division, qui est la nôtre, campait dans l'ordre suivant: de la droite à la gauche le 25e léger, le 59e et le 50e. Le 27e détaché sur la rive gauche de la Canche, au village de Saint-Josse, formant par conséquent l'extrême gauche de toute l'armée. On voit que l'ordre de bataille n'était point rigoureusement observé; mais quelques régiments ayant été changés, on n'avait pas voulu opérer de déplacements pour reprendre l'ordre des numéros, ce qui était raisonnable.
Les trois régiments campaient sur une seule ligne, et les camps étaient tracés d'après les principes de l'ordonnance. J'entre ici dans, quelques détails pour les personnes auxquelles les règlements militaires ne sont point familiers.
Il y avait par compagnie quatre baraques construites sur deux rangs, chacune pouvait contenir seize hommes, en tout soixante-quatre; c'était peu pour des bataillons complétés à huit cents hommes, ce qui faisait près de quatre-vingt-dix pour chacune des neuf compagnies; mais plusieurs hommes ayant la permission de travailler en ville, d'autres se trouvant absents pour différentes causes, ce nombre était suffisant. Les cuisines, au nombre d'une par compagnie, étaient placées derrière; ensuite les baraques des sous-officiers et des cantiniers sur la même ligne, et puis celle des officiers, enfin des chefs de bataillon derrière leur bataillon respectif, et du colonel derrière le centre du régiment. Le règlement veut que les armes soient placées sur des chevalets en avant du premier rang des baraques. On avait dérogé à cette règle en les plaçant dans les baraques mêmes, ce qui valait mieux pour ne pas exposer les fusils à toutes les intempéries pendant la longue durée du camp. Le règlement veut aussi que les sous-officiers soient logés avec la troupe. Au camp de Montreuil, on les avait logés en arrière, le sergent-major, le fourrier et les quatre sergents de chaque compagnie occupant une même baraque. Cela était convenable, car le sergent-major, dépositaire des fonds de la compagnie, avait besoin d'une grande table pour tenir les écritures. Quant à la discipline, cette disposition avait son bon et son mauvais côté. Les sergents étant séparés des soldats, ne pouvaient pas exercer une surveillance aussi active; dans mon apprentissage de simple soldat et de caporal, j'ai vu bien des choses leur échapper. Mais on les respectait davantage en les voyant moins souvent, et je crois, en définitive, que cela vaut mieux. Les baraques étaient creusées à un mètre sous terre, ce qui les rendait fort humides. Le coucher se composait d'un grand lit de camp sur lequel on étendait de la paille; par dessus, une couverture de laine. Chaque homme se couchait sur cette couverture, enveloppé dans un sac de toile, le havre-sac servant d'oreiller; on étendait ensuite sur eux une autre couverture de laine. C'était coucher ensemble, et pourtant séparément. Souvent un soldat abrégeait les longues nuits d'hiver en racontant une histoire. Pour s'assurer qu'on l'écoutait, il s'interrompait de temps en temps pour dire cric, ceux qui ne dormaient pas répondaient crac; si tout le monde se taisait, le conteur s'endormait lui-même. Les soldats recevaient les vivres de campagne, le pain de munition et le pain blanc de soupe, la viande, les légumes secs, l'eau-de-vie et le vinaigre. Ils n'achetaient au marché que les légumes frais et les pommes de terre. Ils mangeaient avec les caporaux dans des gamelles de six à sept portions. Les sergents, dans chaque compagnie, mangeaient entre eux. Les sergents-majors seuls avec les adjudants vivaient en pension chez un cantinier. Le repas de midi se composait d'une excellente soupe grasse avec des légumes, et d'une petite portion de bœuf; celui du soir, de pommes de terre accommodées au mauvais beurre avec des oignons et du vinaigre. Le pain de munition était noir; le seigle qui entrait dans sa composition lui donnait un goût acide et désagréable; l'eau-de-vie servant à corriger l'eau, ne devait pas être bue à part, défense souvent enfreinte, comme on le peut croire.
La tenue était bizarre et irrégulière; on arrivait à une époque de transition. La grande tenue était celle de l'ancien régime, sauf la couleur: habit bleu à revers blancs et passe-poils rouges, coupé à la Française; longue veste blanche à basques, culotte blanche à long pont sans bretelles, guêtres noires montant au-dessus du genou, comme les bas roulés des vieillards de la Comédie française, chapeau à trois cornes coiffé droit, cheveux coupés en brosse avec une queue sans poudre. Les officiers remplaçaient les grandes guêtres par des bottes à revers; singulière mode pour l'infanterie. Cette tenue, contraire à toutes les habitudes du temps, ne pouvait pas être la tenue habituelle. En petite tenue on portait une mauvaise capote de drap l'hiver, et l'été un sarrau de toile, un bonnet de police, un pantalon de toile ou de gros drap, suivant la saison, attaché par des bretelles, des guêtres de toile blanche ou grise. On tolérait, hors du service, quelques effets de fantaisie et même des bottes à ceux qui pouvaient s'en procurer. Enfin, la tenue du sergent-major le plus élégant d'alors ferait honte au dernier soldat d'aujourd'hui[2].
Voilà quels devaient être mon logement, ma toilette, mes repas, ma société.
M. Lacuée me plaça dans la compagnie d'un bon capitaine, et mon début fut assez ridicule. Après m'être engagé, mon capitaine eut la complaisance de me mener au magasin pour me faire habiller. Je recommandai au maître tailleur de m'envoyer mes effets le plus tôt possible. Il ne me répondit que par un sourire. Vous ignorez que nous avons ici une habitude, me dit le capitaine; on ne porte point les habits aux soldats; ce sont eux qui vont les chercher. En retournant au camp, je lui dis qu'avec un pareil costume, je croirais jouer la comédie; plaisanterie fort déplacée à faire à un officier, lui-même ancien soldat. Je le conçois, me répondit-il, mais j'ai peur que le spectacle ne vous semble long; et vous savez que les billets une fois pris, on n'en rend pas la valeur. Je suis bien aise d'établir ainsi la réputation d'esprit de mon premier capitaine, fût-ce même à mes dépens.
Je m'installai ensuite dans ma baraque, où l'on me reçut fort bien; et ma belle montre, mon linge fin, ma bourse assez bien garnie, furent l'objet de l'admiration générale. Le bruit se répandit tout de suite dans la compagnie que j'avais un louis à manger par jour. C'est la manière des soldats d'exprimer la fortune. Comme l'heure de la soupe était passée, on m'avait gardé ma portion dans un petit pot de terre. Je fis l'éloge du cuisinier, ne sachant pas encore que l'usage des militaires est de crier contre tout le monde et de trouver mauvais tout ce qu'on leur donne. Dès le lendemain ma métamorphose était complète. Habillé de pied-en-cap, j'avais mangé à la gamelle et couché avec mes camarades; je commençai à apprendre l'exercice pour lequel j'éprouvai quelques difficultés, le fusil me semblant lourd par manque d'habitude, et parce que j'ai eu toujours les bras assez faibles. Je réussissais mieux à la théorie qui semblait un jeu à mon intrépide mémoire; aussi mes progrès dans ce genre me valurent de grands éloges. Le colonel affectait de ne me distinguer en rien; il ne m'invitait point à venir le voir, quoiqu'en me recevant toujours très-bien. Docile à ses instructions, je faisais mon métier de soldat sans murmure; excepté deux choses, qu'il ne put obtenir; la première était de faire les corvées. Je comprenais l'avantage de faire moi-même l'exercice, de démonter et de remonter mon fusil, d'en connaître toutes les pièces, et d'apprendre la théorie; mais balayer les rues du camp, nettoyer la baraque, faire la cuisine, et sans doute si mal que personne n'aurait pu la manger, à quoi cela pouvait-il me servir? Je résistai donc et mes camarades en furent charmés, car pour quelques sous chacun d'eux me remplaçait volontiers. Ma seconde résistance fut de couper mes cheveux en brosse et de prendre une queue. Je n'osai pourtant pas résister ouvertement; ma coquetterie de vingt ans n'aurait pas trouvé grâce. Il fut donc convenu que l'on attendrait que mes cheveux fussent assez longs, mais le perruquier de la compagnie, d'accord avec moi, me les coupait tous les huit jours. Si je me révoltais contre les corvées ennuyeuses, j'allais au-devant de celles qui auraient pu paraître plus pénibles. Peu de jours après mon arrivée, il fallut transporter des pierres au camp; je sollicitai la faveur de me joindre à ceux qui étaient commandés de corvée à ce sujet, et je m'attelai, comme les autres, aux petites charrettes préparées pour ce transport. Deux jours après, il fut question d'une autre corvée plus pénible, dont je rendis compte, ainsi qu'il suit, dans une lettre à ma mère: «Il s'agissait de partir à l'entrée de l'a nuit, et d'aller dans un bois à deux lieues d'ici couper des perches très-longues, très-épaisses, par conséquent très-lourdes, et les rapporter au camp sur nos épaules; j'étais dispensé de cette corvée, mais je me la suis imposée volontairement, et d'abord rien ne m'a paru si pénible que de marcher avec un pareil poids sur les épaules. Cependant, à peine arrivé au camp, je n'ai ressenti ni douleur, ni fatigue, et j'ai recueilli l'avantage de prouver à mes camarades mon courage et mon zèle, de trouver la nuit ma paille excellente, et le lendemain mon sac très-léger. Lorsque l'on est condamné par sa position à mener une vie dure, ce qu'il y a de mieux à faire est de s'imposer volontairement quelque chose de plus dur encore; alors, ce qui devait fatiguer repose, et ce que l'on appelait un sacrifice devient un dédommagement.»
Cette lettre eut beaucoup de succès dans ma famille, et M. Molé m'écrivit à cette occasion le billet le plus aimable; il m'assurait qu'il aurait suivi mon exemple, si les souvenirs de sa famille ne l'eussent point destiné à la magistrature.
Je ne montai la garde qu'une seule fois comme soldat; on me mit en faction à la porte du magasin d'habillement, et je quittai mon poste. J'ajoute tout de suite que j'étais dans mon droit, car mon caporal y était et le trouvait bon. Ma deuxième faction a été, près d'un demi-siècle plus tard, comme garde national, à l'entrée de la caserne de la rue de la Pépinière, après 1848; et cette fois-là, je n'ai pas déserté mon poste.
Avec ma réputation de fortune, il était assez naturel de payer ma bien-venue. Le colonel me dit que ce serait de bonne grâce de ma part, mais qu'il ne fallait pas me le laisser imposer. Les soldats m'en parlèrent, je répondis que nous verrions plus tard; et, au moment où l'on y pensait le moins, je donnai un grand repas. J'invitai les soldats de ma baraque et tous les caporaux de la compagnie. Le repas se composait de quelques plats de grosse viande, d'une salade, d'un plat de pommes de terre, de la bière à discrétion, et de mauvais vin d'ordinaire, dont j'offrais dans de petits verres. Le vin, qui coûtait vingt-cinq sous la bouteille, était un objet du plus grand luxe. Un verre d'eau-de-vie termina le repas. Nous étions quatorze et j'en fus quitte pour 21 francs. Mais un déjeuner que j'offris souvent à la chambrée se composait d'un petit pain avec un verre d'eau-de-vie pour chacun; des soldats qui faisaient ce commerce nous les apportaient avant que nous fussions levés, et nous prenions ce premier repas en causant, chacun renfermé dans son sac. Rien au monde ne leur faisait plus de plaisir.
Un jeune caporal se chargeait particulièrement de mon instruction. Ce caporal, me trouvant fort novice pour l'état militaire, croyait apparemment mon ignorance égale en toutes choses. Un jour, nous promenant ensemble sur les bords de la mer, il voulut m'apprendre ce que c'était que le flux et le reflux; pour le coup, ce fut à moi de prendre ma revanche, et je lui dis que je me rappelais très-bien que lorsque César conduisit les légions romaines sur les bords de l'Océan, les soldats furent étonnés de ce phénomène qui n'a point lieu dans la Méditerranée. Il resta stupéfait.
Je fus nommé, le 18 octobre, caporal dans la même compagnie. Il n'y eut rien de changé dans ma manière de vivre, puisque je connaissais tout le monde et que j'en étais connu. Ce fut cependant alors que je subis mes plus fortes épreuves. Mes premiers débuts avaient été encouragés par beaucoup d'indulgence, mais on est nécessairement plus sévère pour un caporal qui doit répondre des autres. Or, j'étais négligent, souvent mal tenu, sans ordre dans ma dépense et dans l'emploi de mon temps, remettant tout au dernier moment, et souvent quand il était trop tard. Ces défauts me firent punir plus d'une fois et réprimander plus souvent encore. Mon colonel partit pour Paris vers le milieu de novembre, afin d'assister au couronnement de l'Empereur. Le colonel se garda bien de me donner la moindre espérance sur mes chances d'avenir, de me dire quand il comptait me nommer sergent, quand je pourrais me flatter de devenir officier. C'est un temps d'épreuves à passer, me disait-il, il faut cacher les avantages de votre situation personnelle, oublier et faire oublier aux autres que vous devez les commander un jour, enfin remplir jusqu'au bout votre rôle de soldat et de caporal. Vous saviez bien jouer la comédie au Marais et à Méréville, que ne la jouez-vous ici! Je lui répondais qu'ici le spectacle était long, la pièce ennuyeuse, les costumes affreux, les acteurs sans talent, et qu'enfin il n'y avait pas d'actrices.
Je restai donc seul au milieu de tant d'hommes dont aucun ne pouvait m'entendre; aucun ne savait même le nom des personnes qui m'étaient chères, des lieux où j'avais passé ma vie. J'ai raconté comment nous étions nourris, vêtus, logés. La mauvaise saison rendait la vie matérielle plus pénible encore. À peine pouvions-nous sortir, et n'ayant pas la permission d'avoir de la lumière, il fallait nous coucher quand le jour finissait. J'avais plus de vingt ans; depuis deux ans j'étais mon maître. Quel contraste avec la vie que l'on menait à Paris, et que j'avais menée moi-même l'hiver précédent. La chute du jour me causait une tristesse inexprimable; c'était le moment où finissait notre journée et où commençaient les soirées de Paris, et depuis cette époque je n'ai jamais entendu battre la retraite sans un serrement de cœur. Un soir, je portais à souper à un sergent de garde, c'était un des derniers beaux jours de l'automne. Je m'assis à moitié chemin, je regardai le coucher du soleil, dont les derniers rayons allaient disparaître; je pensai à la vie du monde, à l'élégance des toilettes, à l'agrément de la conversation, mes yeux se fixèrent sur mes souliers ferrés, mon pantalon et mon sarrau de grosse toile, le pot de terre qui renfermait le triste souper de mon sergent, et je me mis à fondre en larmes.
Pourtant j'étais loin de me sentir découragé. D'abord la légèreté de l'âge rendait mes impressions mobiles. La gaîté succédait à la tristesse, les plaisanteries et les chansons des soldats m'amusaient comme le premier jour. Mon emploi de caporal me donnait une petite importance; j'étais fier du parti que j'avais pris, et je tenais à honneur de ne pas céder. J'appris à cette époque que plusieurs jeunes gens de mes amis venaient de jouer la comédie à Paris, et presqu'en public, avec des femmes qui se destinaient au théâtre. En présence de pareils divertissements je ne me plaignais pas d'être caporal et de manger à la gamelle.
On m'avait nommé caporal d'ordinaire, emploi bien pénible l'hiver; il fallait par tous les temps aller à Étaples, à près de deux kilomètres du camp, pour acheter des légumes. On sait qu'un soldat accompagne toujours le caporal d'ordinaire pour être témoin des marchés. L'usage est que le caporal et le soldat boivent la goutte ensemble aux dépens de la compagnie; je donnai le bel exemple, fort peu suivi depuis, de payer cette dépense, et la compagnie m'en sut beaucoup de gré. Les soldats ne se faisaient aucun scrupule de tromper les marchands, et des hommes, fort honnêtes d'ailleurs, trouvaient cela très-simple. Persuadés que chacun les volait, depuis le ministre jusqu'à leur sergent-major, depuis les fournisseurs de l'armée jusqu'aux paysans, les petits vols qu'ils pouvaient faire à leur tour leur semblaient une revanche très-légitime.
Le colonel Lacuée revint au commencement de janvier, parut satisfait de ma conduite et ne me parla point d'avancement. Chaque régiment fournissait pour la garde des bateaux canonniers à Étaples un détachement qu'on renouvelait tous les mois. Je fus désigné pour le détachement qui s'embarquait le 1er pluviôse (22 janvier). Les militaires connaissent leur tour, et ce n'était pas le mien.
Je réclamai auprès de l'adjudant, qui me reçut fort mal. Je m'en plaignis au colonel, en lui représentant que j'étais caporal depuis trois mois, que j'avais rempli ce grade dans la saison la plus rigoureuse et de la manière la plus pénible, que je ne pouvais comprendre l'avantage de passer un mois sur des bateaux où l'on était plus mal encore, sans aucune utilité pour ma carrière, et que s'il fallait rester caporal, je désirerais au moins que ce fût au camp, où l'on pouvait apprendre quelque chose. Vous apprendrez, me dit-il, à être contrarié. Je l'assurai qu'à cet égard, depuis quatre mois, il avait bien complété mon éducation.
Je partis donc pour Étaples avec le détachement, et l'on nous installa dans une canonnière par un temps affreux, exposés à la pluie, à la neige et aux vents; nous couchions dans des hamacs où l'on pouvait à peine se garantir du froid. La marine se chargeait de nous nourrir et s'en acquittait avec de mauvais fromage et des pois durs fricassés dans l'huile. Les soldats, très-mécontents, s'en vengeaient par des murmures entremêlés d'histoires plaisantes et de chansons. Pour ma part j'étais peu sensible à tout cela, et j'écrivais à ma mère: Je ne crains ni le froid, ni la neige, ni le vent qui désolent ici les soldats que je commande. Les peines physiques, qui sont tout pour le commun des hommes, ne sont rien pour celui qui veut se distinguer et qui a l'espérance d'y réussir; on a toujours assez de santé et de force quand on a du courage. Je plains bien plus les soldats de l'équipage que moi; ils ont moins de ressources et moins de motifs d'encouragement. J'aime à retrouver les mêmes sentiments exprimés à peu près de même dans des occasions plus graves pendant la durée de ma carrière.
Mais je m'affligeais d'une situation qui me rendait toute occupation impossible, et je ne pouvais comprendre par quelle manie mon colonel me condamnait à une corvée aussi inutile. J'en eus bientôt l'explication, car au bout de cinq jours on vint m'apprendre que j'étais nommé sergent et que je devais rentrer au camp. C'était donc une malice, une épreuve de patience pour mon caractère. J'aurais dû m'en douter, connaissant mon colonel; si j'avais été aussi fin que lui, et que j'eusse accepte cette corvée gaiement et sans réclamation, je me serais fait à ses yeux un honneur infini.
La compagnie dans laquelle j'entrai était commandée par un capitaine, très-bon homme, insouciant dans son service, et ne sachant pas faire servir les autres, ayant pour sergent-major un mauvais sujet accablé de dettes, un fourrier qui ne valait pas mieux, des sergents fort braves gens, d'un caractère doux. Nous logions dans la même baraque, et nous mangions ensemble.
Je pris la semaine en arrivant au camp, et comme c'était jour d'inspection je passai en revue, pour la première fois de ma vie, toute la compagnie, ce qui me flatta beaucoup. Je passai près de deux mois dans ce nouveau grade et ils furent fort employés; le sergent-major étant en prison et suspendu de ses fonctions, un sergent détaché, un autre embarqué, un troisième à l'hôpital, je me trouvai seul dans une compagnie aussi mal commandée que mal administrée. C'était de la besogne pour un débutant, je m'en tirai le moins mal possible.
Ce fut à cette époque qu'on me chargea de défendre devant le conseil de guerre un soldat prévenu de désertion, homme très-borné, et qui réellement n'avait pas su ce qu'il faisait; je fis valoir auprès du Conseil son peu d'intelligence qui l'empêchait d'avoir la conscience de sa faute, et je terminai par la péroraison suivante:
L'accusé, Messieurs, n'a rien à ajouter aux explications que vous venez d'entendre; c'est dans le simple exposé de sa conduite qu'il trouvera sa justification. S'il était coupable, il tâcherait d'émouvoir votre pitié en faveur de trois années de service et dune conduite irréprochable jusqu'à ce moment. Mais il est innocent; il est accusé d'un crime qu'il n'a jamais eu l'intention de commettre, et comment n'espérerait-il pas, lorsqu'au lieu d'implorer votre clémence, il réclame votre justice. L'accusé fut acquitté, et le capitaine-rapporteur, en lui lisant son jugement, eut la bonté d'ajouter qu'il lui conseillait de ne pas recommencer, de peur de ne pas trouver un aussi bon défenseur. Cet événement fit beaucoup d'effet dans la division, les soldats accusés voulaient tous être défendus par moi. J'en acceptai quelques-uns, et je réussis toujours quand la cause n'était pas trop mauvaise.
Mon sergent-major sortit de prison et reprit ses fonctions; mais ce ne fut pas pour longtemps, et je fus la cause involontaire d'un nouveau malheur qui acheva de le perdre. Dans les premiers jours de mars, ce malheureux sergent-major m'invita à un dîner que donnait un de ses amis à Étaples; il y avait ce jour-là exercice des sous-officiers, le colonel demanda pourquoi je n'y étais pas, l'adjudant répondit que j'étais de service, et j'étais en effet de planton au magasin d'habillement. Mais un capitaine m'avait vu à Étaples avec mon sergent-major. Le lendemain, mon colonel me fit venir, et après un long sermon sur ce que je sortais étant de service, je répondis qu'il ignorait apparemment ce qu'était le service de planton au magasin; qu'après avoir défilé la parade, le sergent se présentait chez le capitaine d'habillement pour lui demander ses ordres, que le capitaine répondait qu'il n'en avait point, qu'alors le sergent rentrait au camp et se promenait pendant vingt-quatre heures, qu'enfin cela durait ainsi depuis mon arrivée, et que je n'avais fait que suivre l'exemple général. Le colonel avait la prétention de savoir tout ce qui se passait dans son régiment, et rien ne l'impatientait plus que d'être pris en faute à ce sujet; il fut donc fort en colère, il cassa le sergent qui m'avait précédé dans ce poste malencontreux, et qui ne m'avait pas attendu pour me donner la consigne. Il fallait aussi me casser en compagnie de tous les sergents du régiment, car j'ai déjà dit qu'on ne faisait pas autre chose depuis un an. Quelque temps après le sergent-major fut cassé, et placé comme sergent dans une autre compagnie. Pour moi, je ne fus pas même consigné; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que, quinze jours après, on me donna la place du sergent-major, dont j'avais involontairement complété la disgrâce.
Avant de parler de ce nouveau grade, je veux faire quelques observations sur le régiment que je commençais à bien connaître. Le 59e s'était distingué dans les guerres de la Révolution, et faisait partie de la division Desaix à Marengo; dix sous-officiers et soldats reçurent des fusils d'honneur pour leur conduite pendant cette journée. En 1802, ce régiment tenait garnison à Clermont-Ferrand, lorsque le nouvel évêque, M. de Dampierre, y fut installé solennellement en vertu du concordat. Nous ne pouvons pas comprendre aujourd'hui combien alors des cérémonies religieuses, des honneurs accordés à un évêque semblaient étranges. Aussi le capitaine de musique imagina de faire jouer à la cathédrale les airs les plus ridicules, tels que: Ah! le bel oiseau, maman, en choisissant de préférence le moment de l'entrée de l'évêque; le régiment fut envoyé à Luxembourg, où le dépôt se trouvait encore. J'ai dit dans quel désordre le dernier colonel avait laissé l'administration; l'instruction militaire n'avait pas été moins négligée, et tout était à refaire, ou plutôt à créer. On a vu dans l'état de la composition du camp que les régiments avaient deux bataillons complétés à huit cents hommes. Les deux chefs de bataillon étaient MM. Savary, frère du duc de Rovigo, vif, animé, colère, inégal dans sa manière de servir; et Silbermann, Alsacien, froid, méthodique, d'une tenue parfaite. Tous deux, devenus à leur tour chefs de corps, moururent au champ d'honneur, comme leur colonel. Lacuée voulait avoir une police, exemple que je n'ai pas cru devoir suivre quand j'ai eu moi-même l'honneur de commander un régiment. Les rapports de cette nature sont quelquefois faux, toujours exagérés; on donne trop d'importance à des propos irréfléchis, et il est à craindre que le colonel ne puisse se défendre de quelque injustice envers de bons officiers. Il y a des paroles que l'on ne doit point entendre, des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir. Je pourrais donner l'état nominatif des officiers du 59e, avec des notes sur chacun d'eux; mais cette liste serait fastidieuse, et je me contenterai d'observations générales en citant quelques noms. Les officiers sortaient des rangs des sous-officiers; tous avaient fait la guerre, la plupart étaient des gens de peu d'éducation. Quelques-uns, pour réparer ce désavantage, s'étaient donné une demi-instruction assez confuse. Leurs manières étaient communes, leurs politesses, des politesses de soldats. Le plus distingué de tous, le capitaine Baptiste, devint le colonel du 25e léger. Le plus original, le capitaine Villars, gascon de naissance et de caractère, exagérait outre mesure le nombre de ses actions d'éclat et de ses blessures, quoique plusieurs des unes et des autres fussent très-réelles. Saint-Michel, mon premier sous-lieutenant, devint général de division commandant la division militaire de Toulouse.
Les sergents-majors avec qui j'ai vécu dans l'intimité pendant cinq mois ne se distinguaient pas des officiers. Ceux-ci avaient été sergents; les sergents pouvaient devenir officiers. Plusieurs auraient pu s'élever au-dessus des autres, mais ils n'avaient qu'un commencement d'éducation, aucune fortune, quelques-uns contractèrent l'habitude de boire, et arrivèrent à peine au grade de lieutenant ou de capitaine. Rester plusieurs années soldat ou sous-officier est toujours une épreuve pour un homme bien élevé. Décours, jeune homme de mon âge, sergent comme moi dans la même compagnie, m'amusa beaucoup par son originalité. D'une famille noble de Castillonès (ce dont il se vantait beaucoup), je n'ai connu que lui au régiment qui eût une véritable instruction. Il aimait la littérature, et nous avons fait bien des lectures ensemble. Aussi gascon que son origine, il eût dû être le sergent-major de Villars. On n'imagine pas toutes les histoires qu'il inventait sur lui et sur les autres. Mais la bravoure n'était pas en lui une gasconnade: brillant à la guerre, je pourrais ajouter querelleur et duelliste en temps de paix, s'il m'appartenait de m'appesantir sur les défauts d'un camarade qui m'a toujours témoigné une véritable amitié.
Les plus malheureux au camp étaient sans contredit les sergents-majors dépositaires des fonds de la compagnie, que le capitaine aurait dû garder dans sa baraque, où ils auraient été plus en sûreté. Aujourd'hui, le règlement défend avec raison aux capitaines de s'en dessaisir. Le capitaine, toujours responsable, aurait payé en cas de déficit, mais il s'en serait vengé en faisant casser le sergent-major. Celui-ci craignait donc sans cesse d'être victime d'un vol, et le plus léger déficit semblait grave à un militaire qui n'avait que sa faible solde. Ils étaient encore exposés à des dangers d'une autre nature, au danger des tentations. À cette époque, on payait la solde pour les hommes de la compagnie censés présents, et au dernier prêt du trimestre on retenait la solde de toutes les journées d'absence. Ainsi le sergent-major avait en sa possession, pendant trois mois, une somme d'argent souvent considérable pour un soldat, et dont il ne devait compte qu'à la fin du trimestre; et ayant de l'argent à sa disposition, souvent accablé de fatigue, par le froid, par la grande chaleur, ou après une journée de pluie, il fallait se refuser, non pas une bouteille de vin, qui était un grand luxe, mais une bouteille de bière ou un petit verre d'eau-de-vie. Ceux qui n'avaient point cette vertu se trouvaient embarrassés au moment du règlement des comptes. Ainsi l'on convenait généralement que les sergents-majors ne pouvaient se tirer d'affaire avec leur faible solde, et c'est bien à eux que s'appliquait le mot de M. de Talleyrand: qu'il ne connaissait personne qui pût vivre avec son revenu. Plusieurs capitaines le disaient franchement, en ajoutant qu'ils voulaient connaître les petites ressources que le sergent-major se procurait. C'étaient quelques hommes absents que l'on comptait comme présents, quelques journées d'hôpital que l'on cherchait à dissimuler. On se montrait plus sévère pour les manœuvres dont le soldat aurait été victime; par exemple, un conscrit qui ne savait pas ce qui lui était dû et au compte duquel on portait des effets ou de l'argent qu'il n'avait pas reçus. Ainsi, voler les particuliers était criminel; voler l'État n'était qu'une faute vénielle: singulière morale à laquelle on était conduit par l'insuffisance de la solde. Les soldats connaissaient ces tours de passe-passe et en faisaient justice. Le sergent-major connaît l'arithmétique, disaient-ils; pose zéro et retiens neuf. D'ailleurs le mauvais exemple porte toujours ses fruits? La quantité de bois accordée pour la construction des baraques paraissant insuffisante, on permettait aux soldats d'aller la nuit couper des arbres dans les forêts voisines; et pour mettre un terme à un pareil abus, il fallut les ordres les plus sévères de l'Empereur. Comment ensuite pouvait-on exiger des sergents-majors et des caporaux d'ordinaire de la probité soit envers les soldats soit envers les marchands. On a pris le parti de payer convenablement les militaires, et alors on a le droit d'être sévère. Pendant que j'étais sergent-major on me vola 300 francs. Mes camarades m'en témoignèrent leurs regrets, en me demandant seulement la permission d'ajouter qu'ils étaient charmés que ce malheur fût tombé sur moi plutôt que sur l'un d'eux; 300 francs étaient un léger sacrifice pour ma famille et aucun autre sergent-major n'eût pu supporter une pareille perte.
Le camp de Boulogne, dont celui de Montreuil formait la gauche, a laissé de profonds souvenirs dans notre histoire contemporaine. L'avantage des réunions de troupes dans les camps est connu de tous les militaires. On attribue au camp de Boulogne l'honneur des succès que nous avons obtenus dans les campagnes suivantes: et l'on nous voit toujours occupés de travaux militaires, d'exercices de tous genres. J'étonnerai donc mes lecteurs en leur disant combien, au camp de Montreuil, nos chefs s'occupaient peu de notre instruction, comme ils profitaient mal d'un temps si précieux. Le maréchal Ney commanda deux grandes manœuvres dans l'automne de 1804 et autant en 1805, j'y assistai comme simple soldat puis comme officier. C'était un grand dérangement et une excessive fatigue; nous partions avant le jour, après avoir mangé la soupe, et on rentrait à la nuit, n'ayant eu pendant la journée qu'une distribution d'eau-de-vie. Le général Malher, qui remplaça le général Partouneaux, réunit à peine la division trois fois et l'on manœuvra mal, il n'y eut point de manœuvre de brigade, le général ne venait même jamais au camp. Chaque colonel instruisait son régiment comme il voulait; on faisait quelques théories, on instruisait les conscrits, et au printemps de chaque année, on recommençait l'instruction pratique de tous les sous-officiers, depuis la position du soldat sans armes. Le général Malher annonça même un jour l'intention de faire prendre un fusil aux officiers et de les faire exercer comme un peloton; on lui représenta que les soldats se moqueraient d'eux et heureusement ce projet ne fut pas mis à exécution. Je trouvais déjà assez ridicule de vouloir instruire les sous-officiers comme des conscrits, de leur apprendre ce qu'ils savent et ce qu'ils doivent enseigner aux autres; aussi rien ne les impatientait davantage. Un jour l'adjudant-major désignait un vieux sergent pour instruire des recrues, celui-ci répondit avec son accent provençal: Je ne suis pas dans le cas, monsieur. L'exercice, je ne la sais pas. Si je la savais, on ne me la montrerait pas; si je ne la sais pas, je ne peux pas la montrer[3]. L'instruction ainsi commencée pour toutes les classes se prolongeait jusqu'à l'école de bataillon. Le régiment fut rarement réuni pour manœuvrer en ligne; on fit quelques promenades militaires qui n'étaient qu'une simple marche, comme une petite journée d'étape; quelques tirs à la cible, sans aucune méthode, point d'école de tirailleurs, point d'escrime à la bayonnette, point de salle d'armes. On n'imagina pas une fois de construire le plus simple ouvrage de campagne. Aucun officier ne fut chargé du moindre travail de connaissance. Je ne parle pas d'écoles régimentaires, qu'il était si facile d'établir et auxquelles on ne pensait point alors. Faire faire l'arithmétique aux soldats ou leur apprendre l'orthographe eût paru bien étrange. Il valait mieux s'enivrer quand on avait de l'argent, ou bien dormir quand on n'en avait pas. Les régiments nos voisins n'en faisaient pas davantage, et je crois pouvoir en dire autant de la première et de la deuxième division, dont l'exemple nous eût entraînés malgré nous. Il est fort heureux qu'une si longue oisiveté n'ait pas enfanté de plus grands désordres.
Au commencement de mars, on donna à chaque compagnie un petit jardin à cultiver; très-bon moyen pour occuper les soldats et pour leur procurer sans frais des légumes. Cependant ils s'en plaignirent, tant la paresse a de charmes. Les soldats sont comme les enfants, hélas! comme la plupart des hommes, il faut leur faire du bien malgré eux.
Ce fut à une des promenades militaires dont je viens de parler, que mon sous-lieutenant me dit d'un ton dégagé, en jouant avec son épée: Sergent, nous fons là une belle promenade.—Oui, mon lieutenant, répondis-je, mais moi qui ai un sac et un fusil à porter je trouve que nous vons un peu loin.
Qu'est-ce donc qui occupait toute cette jeunesse dans les moments non employés à l'exercice, au nettoiement des armes, aux soins de propreté pour lesquels on se montrait du moins assez sévère? Rien du tout, je puis le dire. Dormir une partie du jour, après avoir dormi toute la nuit, chanter des chansons, conter des histoires, quelquefois se disputer sans savoir pourquoi, lire quelques mauvais livres que l'on parvenait à se procurer; c'étaient leur vie, l'emploi de la journée des sergents comme des soldats, des officiers comme des sergents. Les mœurs étaient meilleures qu'on n'aurait pu le croire. D'abord on ne voyait pas de femmes, nous n'allions jamais à Montreuil distant de trois lieues. Si la ville d'Étaples offrait des ressources, elles étaient prises par la deuxième division, qui y campait. Sans doute on trouvait quelques paysannes aux environs, mais ces paysannes avaient leurs parents, leurs maris ou leurs amoureux et leurs confesseurs, et l'on ne pouvait les compter que comme de rares exceptions. Je suis persuadé que pendant toute la durée du camp, à peine un homme sur cinquante a-t-il eu le moindre rapport avec une femme. Dira-t-on que cette privation devait engendrer des désordres d'une autre nature? Il y en avait sans doute, mais en très-petit nombre. Je puis affirmer ce que j'avance; car quand on est aussi rapproché les uns des autres, on sait ce qui se passe. Le fait est qu'on n'y pensait guère. Cette expérience m'a fait croire bien exagéré ce que l'on raconte des mauvaises mœurs des couvents; d'autant plus que les moines regardent comme un devoir d'éloigner toutes les idées que nous nous plaisions à entretenir. En effet, si nous étions sages, c'était par manque d'occasions; quand par hasard une seule femme venait à paraître, on n'imagine pas l'excitation que causait sa présence; et ces soldats, si tranquilles au camp, auraient tous voulu en garnison avoir une maîtresse.
Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'était pas question de religion. Les régiments n'allaient à la messe que dans les villes; car par une singulière contradiction, l'Empereur pensait que la piété convenait aux femmes et non aux hommes. Je n'aurais pas voulu, disait-il, avoir une armée bigotte; assurément, il devait être satisfait à cet égard. Mais j'ai eu lieu de remarquer combien il est fâcheux de ne jamais parler religion à une nombreuse réunion d'hommes. Rien ne leur rappelle aucun de leurs devoirs; et l'oubli de la piété amène bientôt l'oubli de la morale.
Cependant quelqu'incomplets que fussent les travaux vaux du camp, l'armée ne retira pas moins de grands avantages du long séjour qu'elle y fit. Le plus important de tous fut de s'accoutumer à vivre ensemble, d'apprendre à se connaître. D'abord la vie du camp nous préparait aux marches et aux campements. Un établissement aussi incommode ne nous rendait pas difficiles; et j'ai connu tel bivouac bien supérieur à nos baraques. Ensuite les généraux, officiers d'état-major, officiers supérieurs des différents corps, étant depuis longtemps ensemble, se connaissaient, s'appréciaient mutuellement. Si dans une brigade les colonels étaient faibles, le général surveillait plus attentivement l'exécution de ses ordres; si au contraire traire le général était peu capable, les colonels s'entendaient entre eux, pour lui indiquer très-respectueusement ce qu'il fallait faire; et celui-ci, en suivant leur direction, croyait commander. Les manies, les défauts de caractère qui, de la part d'un nouveau venu, auraient pu blesser ou inquiéter, étaient appréciés à leur valeur. Le général est un peu criard, disait-on, il faut le laisser dire, tout à l'heure il n'y pensera plus. Le maréchal Ney mit lui-même à profit cette connaissance dans les campagnes suivantes. Il savait que tel poste était confié à un général sur lequel il pouvait compter; il ne s'en occupait plus, et portait son attention sur des points occupés par des généraux ou des chefs de corps qui lui inspiraient moins de confiance. Des liens de fraternité, ainsi qu'une noble émulation existaient entre les divers corps. Les 6e et 9e légers, 59e et 96e de ligne s'étaient distingués à Marengo. L'Empereur avait dit un jour, en parlant du 32e: J'étais tranquille; la 32e était là. Les uns voulaient justifier de si belles renommées, les autres en acquérir à leur tour. Ce sont cette union, cette confiance, cette appréciation du mérite et du talent, des qualités, des défauts même de chacun, qui ont contribué à nos succès; et c'était le résultat du long séjour de l'armée dans les camps.
J'ai interrompu mon récit pour faire quelques réflexions générales sur le régiment et sur la vie que l'on menait au camp; elles seront mieux comprises après ce qui a précédé, et en même temps elles éclairciront ce qui va suivre.
Je continuai donc mon apprentissage de soldat et de sous-officier, et je dois convenir que si cette situation m'a causé quelquefois de l'embarras, j'en ai recueilli l'avantage dans la suite de ma carrière. En vivant avec les soldats, j'ai appris des choses que j'aurais toujours ignorées et qui m'ont été utiles quand j'ai été appelé à les commander.
J'ai dit que je venais d'être nommé sergent-major, et malheureusement dans la même compagnie, la plus mauvaise du régiment. Un capitaine insouciant et ne s'occupant d'aucuns détails, point de lieutenant, un sous-lieutenant vieux troupier, le sergent-major cassé pour sa mauvaise conduite, le fourrier paresseux, un très-mauvais caporal gâtant tous les autres, des sergents, mes camarades de chambrée, bonnes gens, sans caractère, le plus distingué de tous, Décours, dont j'ai parlé plus haut, d'une société agréable, mais embarrassant par sa mauvaise tête: voilà tout ce qui me secondait. Je fus nommé le 1er germinal (22 mars). Il fallait régler le trimestre; mon prédécesseur devait à toute la compagnie, et niait une partie de ses dettes; c'étaient des réclamations perpétuelles, et le capitaine ne savait interposer son autorité ni pour imposer silence aux soldats, ni pour leur faire rendre justice. Si l'on eût voulu remettre de l'ordre dans cette compagnie, il eût fallu y dépenser 500 francs. Quel début pour un jeune sergent-major, dont l'avancement est déjà un sujet de mécontentement et d'envie! Tant de difficultés et de mécomptes me rendaient désagréable ce nouveau grade, que j'avais tant désiré et qu'au fond j'étais très-fier d'avoir obtenu. Je dois donc le dire ici en toute vérité, je n'ai point été un bon sergent-major, et le quartier-maître le dit un jour très-nettement au colonel, que cela mécontenta beaucoup. La vie de soldat et de sous-officier commençait à me fatiguer. On m'avait fait espérer d'être officier au bout de quelques mois; et plus j'approchais du terme, plus je voyais combien cela était difficile. Je n'avais pas d'argent, et je n'en demandais pas; il est vrai que je faisais des dettes. Cette situation m'attristait, me mécontentait; au lieu de faire effort pour vaincre les difficultés, j'étais négligent dans mon service, et mon malheureux capitaine ne savait ni me diriger, ni m'encourager, n me réprimander. Pourtant je touchais au moment le plus grave et qui eût dû stimuler tout mon zèle. Il y avait une place de sous-lieutenant vacante au régiment, au tour du choix des officiers par suite d'une loi républicaine que l'Empire n'avait point encore abolie. Les sous-lieutenants désignaient au scrutin trois candidats parmi les sous-officiers, et les lieutenants choisissaient un des trois. De même pour le grade de lieutenant, les lieutenants désignaient trois sous-lieutenants, et les capitaines en choisissaient un. Le colonel avait toujours désiré me faire nommer de cette manière, elle était en effet plus flatteuse; mais comment l'obtenir d'officiers déjà jaloux d'un avancement que je n'avais pas trop bien justifié, surtout dans ces derniers temps, et quand ces officiers avaient parmi les sous-officiers des amis, d'anciens camarades qui attendaient depuis longtemps cette distinction, si importante pour leur avenir, et qui tous la méritaient mieux que moi? Cependant l'autorité du colonel, le désir de lui être agréable, surtout la crainte de lui déplaire dans un temps où la puissance des chefs de corps était immense; tous ces motifs vainquirent l'opposition, et je fus nommé sous-lieutenant le 26 mai. Mais avant d'être reçu, il fallait la confirmation de l'Empereur, et jusque-là je devais continuer mon service de sergent-major. En ce moment parut un décret qui exigeait quatre ans de service avant d'être nommé officier. Ce décret, qui combla de joie les vieux militaires, me donna de vives inquiétudes. Ma nomination serait-elle confirmée? Elle avait eu lieu avant la promulgation du décret fatal; mais l'Empereur comptait pour rien les règles, et peut-être voudrait-il faire exécuter tout de suite un décret qu'il avait rendu pour flatter les anciens. Mon colonel fut d'avis d'attendre; au bout d'un mois, cependant, il se décida à me faire recevoir. L'inspecteur aux revues consentit à me payer avant le décret de confirmation. Tout se préparait pour la descente en Angleterre; on parlait en même temps de rupture avec l'Autriche; la guerre était donc imminente, et il pensa avec raison que l'on ne m'ôterait point mon grade en présence de l'ennemi. Je fus donc reçu à la tête du régiment, le 2 juillet, et cette nomination fut généralement mieux accueillie qu'on n'aurait pu le croire. D'abord on s'y était toujours attendu; mon service de soldat et de sergent était un jeu, et l'on savait très-bien que je n'étais entré au régiment que pour devenir officier. Cette nomination faisait plaisir au colonel, que l'on voulait se rendre favorable. Quelques sous-lieutenants, mieux élevés que les autres, étaient bien aises de m'avoir pour camarade. Enfin, malgré la jalousie que j'inspirais, malgré quelques reproches que l'on pouvait me faire, j'étais aimé au régiment. On me savait gré d'avoir supporté de bonne grâce l'épreuve que je subissais depuis dix mois, et l'on savait que ce noviciat, bien court pour les autres, avait dû me paraître terriblement long. Mon bonheur était donc parfait, lorsque ce même soir il fut troublé par un événement bien funeste.
Le lendemain il devait y avoir un simulacre d'embarquement pour tout le corps d'armée. Le 27e régiment, détaché au camp de Saint-Josse, sur la rive gauche de la Canche, vint passer la nuit dans nos baraques. Officiers et soldats, chacun s'empressa de bien accueillir ces nouveaux hôtes, et ce fut un jour de fête pour les deux régiments. Le soir nous nous réunîmes tous au café, grande baraque construite à l'extrémité du camp, et en entrant le bruit et la chaleur me portèrent à la tête, je n'eus donc pas de peine à achever de me griser, et nous y étions encore à minuit au nombre de sept ou huit seulement. M. Lafosse, capitaine de police, qui nous tenait compagnie, fit observer alors que le colonel se promenait dans les rues du camp, que peut-être il trouverait mauvais que l'on restât si tard au café, que d'ailleurs on prenait les armes de grand matin et qu'il serait temps de nous retirer; je répondis qu'il n'avait point d'ordres à nous donner, qu'étant officier je n'étais plus soumis à l'appel, que nous étions bien les maîtres de rester au café toute la nuit, et que si nous étions prêts pour la prise d'armes, on n'avait rien à nous dire. Le capitaine répliqua et moi aussi. Un de mes camarades me fit de la morale, et au bout d'un instant m'emmena sans résistance. Après mon départ, quelques officiers blâmèrent ma conduite avec une vivacité qu'eux-mêmes avaient oubliée le lendemain. Mais le colonel avait tout entendu. On ne peut se figurer sa colère. C'était donc là la récompense de tant de soins; il m'avait reçu dans son régiment; il m'avait fait rapidement franchir les différents grades; lorsqu'il fallut remettre de l'ordre dans l'administration d'une compagnie, il m'avait presque imposé au capitaine comme sergent-major. J'avais répondu à sa confiance en servant négligemment et en faisant des dettes. Loin de se décourager, il avait obtenu des officiers de me nommer sous-lieutenant; et, le soir même de ma réception, je commençais par un acte d'insubordination, par la désobéissance envers le capitaine de police. Aussi, plus il m'avait témoigné de bonté, plus il devait maintenant se montrer sévère. Ce n'était plus pour m'apprendre mon métier, pour me faire le caractère, c'était pour me punir et se justifier lui-même auprès des officiers. J'appris donc, à ma grande surprise, après le profond sommeil qui suit toujours l'ivresse, j'appris que j'étais aux arrêts forcés avec un factionnaire à ma porte; l'officier aux arrêts paye ce factionnaire trois francs par jour; voilà comment on m'aidait à acquitter mes dettes. Cette rigueur dura quinze jours et fut suivie de huit jours d'arrêts simples. Dans cette occasion, comme en d'autres, on manqua le but en le dépassant. La punition attira l'attention sur la faute, qui n'était rien par elle-même, rien que quelques propos d'homme ivre sans valeur, puisqu'après avoir refusé de m'en aller, j'étais sorti de moi-même l'instant d'après. Le capitaine Lafosse, à qui j'en ai parlé depuis, quand nous étions, lui chef de bataillon et moi général, m'a assuré qu'il ne m'aurait pas même mis aux arrêts.
Je logeais dans ma nouvelle baraque avec trois officiers. Ces baraques, aussi malsaines que celles des soldats, étaient au moins plus spacieuses et plus commodes.
Les officiers aux arrêts de rigueur ne reçoivent personne, mais on ne pouvait pas punir mes compagnons de chambrée pour ma prétendue faute et je profitais des visites qu'on leur faisait. L'un d'eux eût été très-bon homme, s'il n'eût eu pour son malheur un peu d'éducation qui l'avait rendu un savantasse, mêlant à tort et à travers du latin à tout ce qu'il disait, devant les ignorants comme devant les savants, à peu près comme Partridge dans Tom Jones. L'autre, jeune homme sortant du Prytanée, paresseux d'esprit et de corps, passant la moitié de sa vie à garder les arrêts, l'autre à les mériter. Le troisième, bon militaire, ne sachant que dormir, chasser et commander l'exercice, parvenu enfin à force de travail au grade de sous-lieutenant, son nec plus ultrà. Ces trois hommes, si différents d'esprit et de caractère, n'en vivaient pas moins en bonne intelligence, et j'eus également à me louer d'eux. J'employai cette longue captivité à étudier mon métier, sans oublier la littérature. Je me souviens encore combien m'intéressaient les commentaires de Voltaire sur Corneille. Je cherchais à lutter d'esprit avec l'auteur, en faisant moi-même dans ma tête un commentaire sur les passages qu'il cite; et ma témérité se trouvait assez punie, quand je comparais les notes de Voltaire avec mes réflexions.
Mes arrêts furent enfin levés et je me présentai chez mon colonel avec moins de crainte encore que de douleur de l'avoir affligé. Son accueil fut froid, triste et sévère: il ne voulait plus être que mon colonel, puisque l'amitié qu'il me témoignait réussissait si mal; il avait cessé toute correspondance avec ma famille, ne pouvant pas dire du bien de moi, et n'en voulant pas dire de mal; sans doute cette affaire le brouillerait avec mes parents, parce qu'on lui donnerait tort et il regretterait de renoncer à une société aussi aimable. Je fus charmé de pouvoir le rassurer à cet égard, en lui disant que loin d'excuser ma conduite, dont j'avais déjà instruit mes parents, ils penseraient sans doute que j'étais coupable, puisqu'il me punissait, et que jamais rien ne pourrait ni à leurs yeux ni aux miens diminuer la reconnaissance que nous lui devions. Je me gardai bien d'ajouter combien sa rigueur me semblait excessive. Au bout de peu de temps je retrouvai toute son ancienne bonté.
Au mois de juillet je fis partie d'un détachement à Montreuil, et, le 1er fructidor (22 août), j'embarquai sur les canonnières, cette fois comme sous-lieutenant. Ce fut un plaisir pour moi de sortir du camp, de voir d'autres objets que cette plaine sur laquelle nous étions campés, et d'autres figures que celles de nos soldats. D'ailleurs, j'étais si content, si fier de mon nouveau grade, que tout me semblait bon et beau. Le moment le plus important dans la carrière d'un militaire est celui où il devient sous-lieutenant. L'armée est divisée en deux classes: les officiers et la troupe, et un intervalle immense les sépare. Or un adjudant, le premier sous-officier du régiment, fait partie de la troupe, comme le dernier tambour; un sous-lieutenant fait partie des officiers comme le doyen des maréchaux de France. Si cette différence est sensible en garnison, elle l'était bien plus encore au camp, où nous vivions entre nous, réunis dans un petit espace et sans autre société que nous-mêmes; aussi ces deux classes semblaient séparées par un abîme. Plusieurs sous-lieutenants, qui désiraient m'avoir pour camarade, n'auraient pas pu me faire la plus simple politesse, avant que je fusse devenu leur égal. J'ai vu des sous-officiers amis, anciens camarades, compagnons de plaisir; l'un était nommé sous-lieutenant, tout rapport cessait entre eux. Quelquefois un mot de bonté d'un côté, un remercîment respectueux de l'autre: voilà tout ce qui restait de leur ancienne intimité. C'est donc après avoir passé dix mois sans sortir du camp et dans une telle infériorité vis-à-vis des officiers, que je me suis trouvé tout d'un coup leur égal, et que j'ai vu au-dessous de moi tout le reste du régiment, où j'avais si longtemps connu des camarades ou des supérieurs. Ainsi sans parler même de l'avancement auquel ce premier pas donne des droits, c'est pour le présent un avantage incalculable et l'on en jouirait tous les jours de sa vie, si l'on devait toute sa vie rester sous-lieutenant.
Cependant, au mois d'août 1805, l'expédition tant annoncée ne partait point encore. J'ai dit au commencement de ce récit avec quel bonheur et quelle habileté tous les moyens de transport avaient été réunis sur la côte; mais comment transporter cette immense flottille en Angleterre? Pouvait-on risquer le passage en présence de la croisière ennemie? Fallait-il attendre l'arrivée de notre flotte qui eût occupé les Anglais pendant que nous aurions passé? Ces deux partis furent longuement discutés.
Il ne fallait que quarante-huit heures pour faire sortir des ports notre flottille, traverser le détroit. Il y a dans la Manche, en été, de longs calmes pendant lesquels la croisière anglaise ne pouvait agir. Ainsi des bâtiments construits pour marcher à la rame comme à la voile pouvaient passer, même en présence de l'escadre anglaise. Les brumes de l'hiver offraient le même avantage. Dans ces deux cas on pouvait risquer la descente sans le secours de notre flotte; mais, à l'aide de la flotte, on pouvait la risquer dans toutes les saisons. Ainsi l'Angleterre était toujours tenue en alarme. On se croyait prêt dès le mois de septembre 1803; la nécessité de compléter l'équipement et l'armement, ainsi que mille difficultés qui se rencontrent toujours au dernier moment, firent remettre l'expédition jusqu'en août 1804.
Napoléon se décidait enfin à attendre l'arrivée de nos flottes; ce parti plus prudent promettait un succès presque infaillible. La mort des amiraux Latouche-Tréville et Brueys causèrent de nouveaux retards. L'amiral Villeneuve, qui remplaçait Latouche-Tréville, partit de Toulon en janvier 1805; il devait se joindre aux flottes de Brest et de Rochefort, attirer les Anglais dans la mer des Antilles et revenir ensuite dans la Manche. Mais Villeneuve était inquiet du mauvais état du matériel de la flotte et de l'inexpérience des équipages. Une tourmente dispersa les bâtiments, et causa de grands dommages. Après avoir fait soixante-dix lieues, Villeneuve rentra dans Toulon, et le projet échoua encore. L'Angleterre commençait à ne plus croire à la descente, et le voyage de l'Empereur à Milan, pour son couronnement comme roi d'Italie, continua à entretenir cette illusion. Cependant Napoléon ne pouvait pas sans une nécessité absolue abandonner un plan qui, depuis deux ans, occupait toutes ses pensées, et dont il attendait de si immenses résultats. L'Espagne venait de déclarer la guerre à l'Angleterre et sa flotte allait joindre la nôtre; le moment était donc venu de tenter un dernier effort.
Villeneuve repartit de Toulon le 30 mars, rallia à Cadix l'amiral Gravina et arriva à la Martinique, mais la flotte commandée par Ganteaume ne paraissait pas. Les vents contraires la retenaient à Brest, toujours bloquée par la flotte anglaise. Alors Villeneuve, au lieu d'attendre à la Martinique la jonction de toutes les escadres, reçut l'ordre de venir débloquer celles du Ferrol et de Brest, pour les conduire enfin dans la Manche. Un combat naval eut lieu au Ferrol, il fut indécis; le découragement de Villeneuve s'en augmenta. Personne ne peut révoquer en doute le courage personnel de ce malheureux amiral, mais son caractère indécis et inquiet le disposait toujours à exagérer les inconvénients et les dangers. Les Espagnols n'étaient pour lui qu'un embarras: «ce sont eux, dit-il, qui nous ont conduits au dernier degré des malheurs.» Villeneuve ne croyait pas même les Français capables de se mesurer en mer avec les Anglais, et il avouait au ministre de la marine qu'avec ses vingt-neuf vaisseaux il craindrait de rencontrer vingt vaisseaux ennemis. Villeneuve ignorait qu'en toute affaire, il ne faut pas trop craindre les chances défavorables, et qu'à la guerre principalement, qui ne risque rien n'a rien. Il partit donc de la Corogne ayant l'ordre d'aller à Brest, mais ne sachant pas bien lui-même ce qu'il voulait faire.
Pendant ce temps Napoléon, à Boulogne, préparait le départ de l'armée. Tout le matériel était embarqué et l'on avait fait plusieurs essais d'embarquement du personnel; chaque régiment, chaque compagnie connaissait son emplacement, et le départ pouvait avoir lieu sans le moindre embarras. En même temps, on continuait à construire des baraques et le bruit d'une guerre continentale prenait quelque consistance. Irions-nous en Angleterre, en Allemagne; ou bien serions-nous condamnés à passer encore un hiver dans ce malheureux camp? Cette dernière hypothèse était la seule qui nous effrayât. Napoléon, étonné de ne pas voir arriver Villeneuve, commençait à concevoir de l'inquiétude, que le ministre augmentait encore en lui faisant part des irrésolutions de cet amiral. Enfin, on apprit, le 26 août, que Villeneuve, au lieu de marcher sur Brest, se décidait à retourner à Cadix; et l'époque de la saison, la réunion des flottes anglaises empêchaient alors de rien entreprendre.
Heureusement, la nouvelle coalition de l'Europe permit à Napoléon de remplacer cette expédition, si souvent et si inutilement annoncée, par une grande guerre européenne. Aussi, dès le lendemain 27 août, après une violente explosion de colère contre l'incapacité de l'amiral Villeneuve, qui faisait manquer le plus beau plan du monde, il y renonça sur-le-champ, donna des ordres de départ pour l'Allemagne et dicta le plan de la campagne de 1805.
Ainsi se terminèrent nos incertitudes. Les trois divisions du camp de Montreuil, toujours sous le commandement du maréchal Ney, partirent pour Strasbourg le 1er septembre. J'étais ravi de faire la guerre comme officier, et les fatigues de l'infanterie me semblaient légères, n'ayant plus que mon épée à porter. L'Empereur n'avait point confirmé ma nomination; mais j'étais tranquille, bien persuadé qu'on ne me dégraderait pas sur le champ de bataille.
CHAPITRE II.
CAMPAGNE DE 1805.
Ire PARTIE.
MARCHE EN ALLEMAGNE.—COMBAT DE GUNTZBOURG.—PRISE D'ULM.
La troisième division partit du camp de Montreuil le 1er septembre[4]. Les deux premières nous avaient précédés à un jour de distance. Ces deux jours furent précieux au moment d'un départ si précipité. Nous marchions par division, la gauche en tête; ainsi les 59e régiment, 50e, 27e et 23e léger. Rien ne fatigue plus les troupes que la marche par division. Il faut de la place pour loger huit mille hommes, et, après une longue route, les compagnies se trouvaient souvent obligées d'aller chercher par des chemins de traverse et à d'assez grandes distances le village qu'on leur assignait.
Le 59e étant tête de colonne, M. le chef de bataillon Silbermann commandait l'avant-garde, dont je faisais partie le jour du départ avec un autre sous-lieutenant. J'étais en retard, et mon camarade m'avait imité. L'avant-garde se trouvait bien loin quand nous allâmes présenter nos excuses au commandant, qui nous répondit avec son sang-froid alsacien: Messieurs, je ne me fais jamais attendre et je n'attends jamais personne; vous garderez les arrêts. Rien ne me contraria plus que cette punition au début d'une campagne. Elle me parut un triste souvenir du passé, un sinistre présage pour l'avenir.
En vingt-six jours, la division atteignit les bords du Rhin à Seltz, au-dessous de Strasbourg, en passant par Arras, La Fère, Reims, Châlons, Vitry, Saint-Dizier, Nancy et Saverne. Nous marchions dans le plus grand ordre par le flanc, sur trois rangs, les officiers constamment avec leurs compagnies. Un jour que j'étais resté en arrière un quart d'heure pour achever de déjeuner à la halte, mon capitaine me dit que lui-même ne se serait pas permis ce que je venais de faire. Quand les officiers donnent un pareil exemple, on peut être sûr que tout va bien. Aussi le passage d'une armée aussi nombreuse ne donna lieu à aucune plainte. Il y avait dans nos régiments beaucoup de conscrits qui supportèrent admirablement cette longue marche; il y eut peu de malades, point de traînards, et les hommes à qui l'on accorda des congés pour aller voir un instant leur famille, rentrèrent tous avant le passage du Rhin.
J'avais espéré moi-même une permission pour revoir mes parents après un an d'absence et au moment d'entrer en campagne. Mon colonel l'avait promis à ma mère, et je le vis avec surprise, le second jour de route, partir pour Luxembourg, dépôt du régiment, sans me parler de rien. Il nous rejoignit, le 15, à Saint-Dizier, et j'appris la cause de cette rigueur. Le second jour de marche j'étais de service à l'arrière-garde, corvée fort ennuyeuse, car on doit faire filer devant soi tous les bagages. Je causais avec une cantinière à la fin d'une longue étape, et comme elle me dit qu'elle se sentait fatiguée et un peu souffrante, je lui offris mon bras sans y penser et comme à une dame de Paris. Le général Malher nous vit et félicita mon colonel sur la galanterie des officiers qui donnaient le bras aux cantinières. Il n'en fallait pas tant pour exciter sa colère. Après m'avoir vivement reproché mon étourderie, il me dit que cette sottise l'avait empêché de me donner plus tôt une permission, mais que mes parents ne pouvaient pas être punis pour ma faute; que j'allais partir pour Paris, à la condition d'être de retour pour le passage du Rhin, le 26. Ainsi, en douze jours, il fallait faire deux cents lieues en poste, car je ne pouvais pas perdre un des instants consacrés à ma famille. N'ayant point de voiture, je prenais à chaque poste un cabriolet, une carriole, une petite charrette, où l'on attelait un cheval; le postillon assis à côté de moi, courant ainsi jour et nuit sans arrêter, prenant à peine le temps de manger. Mon arrivée à Paris fut un jour de fête pour ma famille et pour moi.
Il faudrait avoir passé un an au camp pour comprendre ce que j'éprouvai à Paris. Ce séjour me parut enchanté, je croyais rêver; et pourtant, en me retrouvant dans le lieu où j'avais passé mon enfance, je me demandais quelquefois si le camp de Montreuil n'était pas plutôt un mauvais rêve. Quelqu'un disait qu'en lisant Homère, les hommes lui paraissaient avoir six pieds de haut. On peut dire aussi que les gens bien élevés semblent des êtres d'une autre nature, des espèces de génies supérieurs aux hommes. La toilette des femmes, la conversation, le ton, les manières me transportaient dans un nouveau monde. On avait fort approuvé le parti que j'avais pris, et qui était déjà couronné de succès, puisque j'étais officier. D'ailleurs, M. Lacuée étant l'ami de la maison, le numéro du régiment augmentait encore l'affection qu'inspirait le jeune sous-lieutenant. Ces moments de bonheur durèrent peu. Arrivé à Paris le 17 septembre, j'en devais partir de manière à arriver sur le Rhin le 26.
Mon voyage eut lieu, comme je l'ai dit, en charrette de poste, jour et nuit; il fallait mon âge et ma santé pour supporter de pareilles épreuves. On attendait l'Empereur, et c'est à peine si je pouvais obtenir le seul cheval dont j'avais besoin. Quelquefois un voyageur demandait la permission de monter avec moi; j'y consentais, pourvu qu'il donnât quelque chose au postillon et que la rapidité de la course ne fût point ralentie.
J'arrivai à Seltz le 26, veille du passage du Rhin; mais dans quel équipage! J'avais acheté à Paris tout ce dont j'avais besoin; on le mit à la diligence. La, rapidité de notre marche et notre changement de direction m'empêchèrent de le recevoir. Je passai le Rhin avec une épaulette et une épée d'emprunt. C'est ainsi que j'ai toujours manqué de tout dans le cours de ma carrière. J'ai été sergent-major sans argent pour payer le prêt, voyageur en poste sans voiture, officier sans épaulette ni épée, aide de camp sans chevaux. Je suis venu à bout de toutes ces difficultés, en les bravant hardiment, en ne doutant jamais ni de moi ni de la Providence. La division passa le Rhin le 27 sur un pont de bateaux, entre Seltz et Lauterbourg. Ce passage fut une véritable fête. Les soldats portaient de petites branches d'arbres à leurs habits, en guise de lauriers. Nous défilâmes de l'autre côté du Rhin, devant les généraux, au cri de: Vive l'Empereur!
Le 30, le corps d'armée se réunit à Stuttgard, en passant par Carlsruhe et Prorsheim. Nous y séjournâmes jusqu'au 3 octobre.
Il faut maintenant raconter la position de l'ennemi, expliquer les projets de Napoléon. On verra ensuite quelle part fut réservée au sixième corps, dans leur exécution, quel rôle joua le 59e dans les opérations du corps d'armée, enfin la part très-minime que j'ai prise aux exploits de ce régiment.
La coalition formée par les Anglais, les Autrichiens, les Russes, les Suédois et les Napolitains, espérait attirer les Bavarois, tout le reste de l'Allemagne et la Prusse elle-même. Plusieurs attaques se préparaient par la Poméranie, la Lombardie et le midi de l'Italie. La seule dont j'aie à m'occuper devait suivre la vallée du Danube; elle était confiée aux Autrichiens et aux Russes, mais les Russes étaient en arrière. Si l'armée autrichienne se fût portée à leur rencontre, elle eût découvert l'Allemagne, que Napoléon aurait envahie et forcée de se joindre à lui. Le général Mack, qui commandait l'armée autrichienne, résolut de le prévenir; il traversa la Bavière et vint prendre position, la droite à Ulm, la gauche à Memmingen, couvert par l'Iller. Il supposait que Napoléon l'attaquerait de front par les défilés de la forêt Noire, entre Strasbourg et Schaffouse; il comptait pouvoir se défendre avantageusement dans la forte position qu'il avait prise; et, en supposant même qu'il fût vaincu, il opérerait sa retraite en se rapprochant des Russes. Il avait détaché le général Kienmeyer à Ingolstadt pour observer les Bavarois et se lier avec les Russes qu'on attendait par la route de Munich.
Mais Napoléon forma un tout autre plan. Il ne se proposait pas de battre les Autrichiens, mais de les envelopper et de les détruire, pour marcher lui-même au-devant des Russes. Il organisa son armée en sept corps, et lui donna pour la première fois le nom de Grande Armée, ce nom devenu si célèbre. Chaque corps d'armée se composait de deux ou trois divisions d'infanterie, d'une brigade de cavalerie et d'un peu d'artillerie. Le maréchal Bernadotte commandait le premier, Marmont le deuxième, Davout le troisième, Soult le quatrième, Lannes le cinquième, Ney le sixième, Augereau le septième. La grosse cavalerie, composée de carabiniers, de cuirassiers et de dragons, était réunie en un seul corps, que commandait habituellement le prince Murat; la garde impériale formait la réserve. La Grande Armée présentait une masse de cent quatre-vingt-six mille combattants, à laquelle allaient bientôt se joindre vingt-cinq mille Bavarois, huit mille Badois et Wurtembergeois, car l'électeur de Bavière, après beaucoup de perplexité, avait fini par s'unir franchement à la France.
Voici les dispositions que prit Napoléon pour exécuter son plan:
Le 23 septembre, Murat avec une partie de la cavalerie et quelques bataillons du cinquième corps, paraissant faire l'avant-garde de l'armée, passa le Rhin à Strasbourg et se présenta aux défilés de la forêt Noire, pour faire croire au général Mack qu'il allait être attaqué de ce côté; les fausses nouvelles, les achats de vivres, rien n'avait été négligé pour confirmer son erreur. Pendant ce temps, les corps de la Grande Armée franchissaient le Rhin de la droite à la gauche: le sixième à Lauterbourg; le quatrième à Spire; le troisième à Manheim; les premier et deuxième arrivèrent de la Hollande et du Hanovre à Wurtzbourg. Tous ces corps se dirigeaient sur le bas Danube, pour le passer à Donauwerth, s'emparer du pays situé entre le Lech et l'Iller, forcer le passage de cette rivière, afin d'investir Ulm par la rive droite; le maréchal Ney, avec le sixième corps, devait rester sur la gauche et s'approcher d'Ulm le plus possible.
Ainsi, nous partîmes de Stuttgard le 3 octobre pour suivre la grande route d'Ulm. La troisième division logea pendant deux jours dans de mauvais villages. Le 5, au soir, avant d'arriver à Geislinigen, elle tourna à gauche pour suivre le mouvement des autres corps, sur le bas Danube. Nous marchâmes la nuit et la journée suivante avec quelques moments de repos, et sans manger. L'Empereur avait ordonné de faire porter aux soldats du pain pour quatre jours, et d'avoir pour quatre jours de biscuit dans les fourgons. Je ne sais ce qui avait lieu dans les autres corps, mais, quant à nous, nous n'avions rien; et comme le 59e marchait le dernier par son ordre de numéro, il n'arriva qu'à l'entrée de la nuit au bivouac près de Giengen, ville où logeait le général Malher. Le colonel lui dit que son régiment arrivait après une marche de trente-six heures, et lui demanda la permission de faire une réquisition de vivres. Le général refusa, parce qu'il avait promis de ménager la ville, mais c'était autoriser tous les désordres: aussi les villages environnants furent saccagés; et le premier jour de bivouac devint le premier jour de pillage. Le colonel, qui mourait de faim lui-même, trouva les grenadiers faisant rôtir un cochon. Sa présence causa d'abord de l'embarras; au bout d'un instant, un grenadier plus hardi lui offrit de partager leur repas, ce qu'il fit de grand cœur, et le pillage se trouva autorisé.
Le lendemain 7 nous bivouaquâmes près d'Hochstedt. Ce même jour, le maréchal Soult passait le Danube à Donauwerth. Le maréchal Ney reçut l'ordre de revenir sur ses pas pour se rapprocher d'Ulm, et de s'emparer des ponts de Guntzbourg et de Leipheim, afin de resserrer la place et de faciliter la communication entre les deux rives.
La troisième division fut chargée de cette opération. Il fut impossible d'aborder le pont de Leipheim, à cause des marais impraticables qui l'entouraient. Le général Marner, avec la brigade Marcognet, entreprit l'attaque du grand pont de Guntzbourg en face de la ville. Le lit du Danube, en cet endroit, est coupé par différentes îles; elles furent toutes enlevées avec résolution. Mais il fut impossible de franchir le grand bras du Danube, qui touche à la ville. Une travée du pont avait été détruite, et les travailleurs, exposés aux coups des Autrichiens placés de l'autre côté du fleuve, ne purent réussir à rétablir le pont. Il fallut se retirer dans les îles boisées et renoncer à cette opération, qui avait déjà coûté près de trois cents hommes.
Le général Labassée, avec le 59e, reçut l'ordre d'enlever un autre pont situé au-dessous de Guntzbourg[5]. Le régiment arriva, le 8, fort tard à la petite ville de Gundelfingen. La journée fut pénible; plusieurs soldats, fatigués par les marches précédentes, restèrent en arrière. Le colonel assembla les sergents-majors et leur parla vivement sur le devoir pour des militaires de supporter sans se plaindre la fatigue, le manque de nourriture et tous les genres de souffrances. Il ne suffit pas d'être braves, ajouta-t-il, nous le sommes tous, et moi-même, je puis être tué demain; paroles, hélas! bien tristement prophétiques. Le lendemain 9, le deuxième bataillon marchait en tête; le soir, pour la première fois, nos conscrits parurent devant l'ennemi; les tirailleurs chassèrent les Autrichiens des bois qui sont en avant du pont; ce pont lui-même fut enlevé au pas de charge. Le colonel plaça en réserve à l'entrée du pont les trois dernières compagnies du premier bataillon: c'étaient les sixième, septième et huitième[6]; la mienne était la septième. Nous gardâmes longtemps cette position, fort impatientés de ne pouvoir partager la gloire et les dangers de nos camarades. Lefèvre, adjudant du bataillon, nous tenait compagnie. Vous me voyez à mon poste, me dit-il, au demi-bataillon de gauche. C'est en effet la place de l'adjudant; mais je ne pus m'empêcher de penser que lorsqu'il y avait en avant un bon château, l'adjudant ne gardait pas si scrupuleusement son poste[7]. Là, nous vîmes quelques blessés et un assez bon nombre de prisonniers, que la huitième compagnie fut chargée de conduire à Gundelfingen. À l'entrée de la nuit, nous eûmes enfin l'ordre de rejoindre le régiment. Le pont étant à moitié coupé, on ne pouvait passer qu'homme par homme. Quand vint notre tour de suivre la sixième compagnie, mon capitaine passa et se mit à courir sans regarder derrière lui; le premier sergent, les soldats le suivirent comme ils purent. Pour moi, j'oubliai en cette occasion que le premier soin d'un jeune officier qui débute devant l'ennemi doit être d'établir sa réputation; je ne pensai qu'au succès de l'affaire, et au lieu d'agir en sous-lieutenant, je me mis à faire le général. Je crus qu'il fallait, avant tout, faire passer les soldats, et comme la nuit venait, que la compagnie se trouvait la dernière, beaucoup d'hommes pouvaient rester en arrière; je les fis donc tous passer devant moi, et je passai ainsi moi-même le dernier du régiment. Aussi, quand je rejoignis mon capitaine sur le terrain, il se mit à rire, et ce rire voulait dire: Vous voilà, j'y comptais; mais il commençait à être temps. Je n'ai compris cela que longtemps après.
Nous trouvâmes le régiment assez en désordre. Il avait résisté aux charges de cavalerie, comme au feu de l'infanterie, et cette journée lui fit beaucoup d'honneur. Pour dire la vérité, je ne crois pas que les attaques de l'ennemi aient été bien vives. Je trouvai les officiers agités et inquiets, s'occupant d'encourager les soldats et de tâcher de remettre de l'ordre, les compagnies se trouvant mêlées; car, comme je l'ai dit, il avait fallu passer le pont un à un, et en arrivant dans la plaine recevoir les coups de l'ennemi avant d'avoir le temps de se mettre en défense. Je suis persuadé qu'il y eut un moment où une attaque à la baïonnette et une charge de cavalerie sur nos flancs nous eussent ramenés et précipités dans le Danube. Dans cette situation, nos deux compagnies de réserve auraient pu être d'un grand secours. Mais les capitaines, pressés de se rendre sur le champ de bataille, n'avaient point voulu se donner le temps de les former après le passage du pont, et le régiment les eût entraînées dans sa déroute. Heureusement, il faisait nuit, les Autrichiens ignoraient notre petit nombre, et je crois même qu'ils ne combattirent que pour assurer leur retraite. Le feu cessa bientôt; le 50e vint nous rejoindre, et il est à regretter qu'il ne soit pas venu plus tôt. Nous passâmes la nuit sous les armes, sans allumer de feu. J'ai appris alors que le colonel avait reçu une blessure grave; il mourut quand on le transportait de l'autre côté du pont. Son dernier mot fut d'ordonner à l'officier qui le conduisait de le laisser mourir et de retourner au combat. Au point du jour, nous entrâmes dans Guntzbourg, que l'ennemi avait évacué; nous y prîmes quelques heures de sommeil.
La perte du colonel Lacuée fut vivement sentie dans l'armée et particulièrement dans son régiment. Ceux qui l'aimaient le moins, ceux que lui-même traitait le plus sévèrement, rendaient justice à ses belles et nobles qualités. Il fut enterré le jour même dans le cimetière de Guntzbourg: les régiments qui se réunissaient dans cette ville y assistèrent; mon capitaine prononça un petit discours que je regrette de n'avoir pas conservé. Le colonel Colbert, ami particulier de Lacuée, voulut avoir sa dragonne, et par un souvenir tout militaire de son affection il se promit bien de donner avec elle un bon coup de sabre, et il a bien tenu parole. Pour moi, je n'ai pas besoin de dire que j'en éprouvai une vive douleur. Il m'avait témoigné la tendresse d'un père; je lui devais ma nomination d'officier, et la lettre que j'écrivis ce jour-là même à ma mère fut souvent interrompue par mes larmes.
Dans cette première affaire, chacun donna des preuves de son caractère, de sa bravoure et quelquefois de sa faiblesse. Le capitaine Villars ne manqua pas l'occasion de faire une gasconnade; nous le retrouvâmes blessé dans une maison de Guntzbourg. Il nous raconta qu'il avait été renversé par terre et qu'on lui donnait des coups de sabre et de baïonnette. Je riais en moi-même, ajoutait-il, et je me disais: Ils sont bien attrapés; ils croient que je vais me rendre, et je ne me rendrai pas. On le fit prisonnier cependant, mais comme le général Cambronne à Waterloo, lorsqu'il ne fut plus en état de se défendre. Le sergent Décours, mon ancien camarade, alors sergent-major, se conduisit de la manière la plus brillante. Il reçut une légère blessure et fut nommé légionnaire. La première affaire est une épreuve pour les jeunes gens. Un sergent de ma connaissance se cacha, et ne fut pas le seul[8]. Chaque compagnie avait à cet égard une histoire à raconter. Les affaires de nuit sont commodes; on se perd dans les bois, on tombe dans un ruisseau, et j'ai admiré dans le cours de ma carrière militaire le talent de gens qui s'esquivent toujours au moment du danger, et toujours sans se compromettre.
Le régiment eut à l'affaire de Guntzbourg douze hommes tués, en comptant le colonel et deux sous-lieutenants, et une quarantaine de blessés, y compris le capitaine Villars. M. Silbermann, le plus ancien des deux chefs de bataillon, prit le commandement du régiment.
Pendant ce temps les autres corps d'armée passaient le Danube sur plusieurs points, occupaient le pays compris entre l'Iller et le Lech. Un brillant combat eut lieu, le 8, à Westingen; le maréchal Soult entra le même jour à Augsbourg: le maréchal Bernadotte, ayant terminé sa longue marche, s'approchait de Munich. Napoléon, qui était resté plusieurs jours à Donauwerth (les 7, 8 et 9), se rendit à Augsbourg, pour apprendre des nouvelles de l'armée russe et diriger les mouvements de tous les corps d'armée. Il laissa dans les environs d'Ulm le maréchal Ney, le maréchal Lannes et le prince Murat, en donnant le commandement à ce dernier. Cette faveur, que Murat devait à son titre de prince et à l'honneur d'être beau-frère de l'Empereur, déplut beaucoup aux deux maréchaux, qui ne s'entendirent point avec lui. Depuis la prise du pont de Guntzbourg, nous nous trouvions maîtres des deux rives du Danube; le général Dupont occupait seul la rive gauche, en position à Albeck. Le maréchal Ney voulait le soutenir avec les deux autres divisions du 6e corps; et bientôt l'événement lui donna raison. Dupont, qui avait ordre de s'approcher d'Ulm, et qui se croyait appuyé, se trouva avec six mille hommes en face de soixante mille Autrichiens; il eut l'audace de commencer l'attaque, ce qui fit croire aux Autrichiens que sa division formait l'avant-garde de l'armée. Après avoir soutenu toute la journée un combat inégal, il se retira le soir à Albeck, emmenant quatre mille prisonniers. Mais les Autrichiens pouvaient renouveler l'attaque avec toutes leurs forces, écraser la division Dupont et nous échapper en se retirant en Bohême. Si l'Empereur avait ordonné de s'emparer des ponts de Guntzbourg, il n'avait point prescrit au 6e corps de rester sur la rive droite. Cette rive était assez bien gardée par tous les corps d'armée; toutefois le prince Murat s'obstina à nous laisser sur la rive droite, et l'Empereur, arrivant d'Augsbourg le 13 au matin, donna raison au maréchal Ney. Il lui reprocha seulement d'avoir laissé la division Dupont s'engager témérairement sur les hauteurs d'Ulm. Maintenant, pour réparer la faute commise et repasser sur la rive gauche, l'Empereur ordonna au maréchal Ney de s'emparer du pont et des hauteurs d'Elchingen situés au-dessus de Guntzbourg, à environ 7 kilomètres d'Ulm. Cette opération offrait le double avantage de resserrer la place et de frapper le moral des ennemis par un nouveau triomphe. Mais l'entreprise offrait des difficultés. Les travées du pont avaient été enlevées. Il fallait les rétablir sous un feu meurtrier, enlever ensuite le village et le couvent situés sur une hauteur. Le maréchal Ney entreprit cette opération avec la plus grande vigueur. Il était mécontent de quelques reproches de l'Empereur, plus mécontent encore d'un propos du prince Murat, qui, quelques jours auparavant, ennuyé de ses explications, lui avait dit qu'il ne faisait jamais de plans qu'en présence de l'ennemi. Le matin, le maréchal Ney, au moment de l'attaque, lui prit le bras et lui dit en présence de l'Empereur et de tout l'état-major: Prince, venez faire avec moi vos plans en présence de l'ennemi; et il se précipita au milieu du feu. La 1re division, qui n'avait rien fait encore, fut chargée de cette opération et s'en acquitta de la manière la plus brillante. Le pont fut réparé tant bien que mal, et franchi aussitôt; le village et le couvent enlevés, la cavalerie dispersée, les carrés enfoncés. L'ennemi se retira sur les hauteurs du Michelsberg, qui défendent les approches de la place d'Ulm.
Nous marchions en réserve ce jour-là, et nous voyions revenir les blessés, soit à pied, soit sur des charrettes. Ce spectacle est pénible pour un régiment qui compte beaucoup de conscrits, et le dispose mal à entrer en ligne à son tour. Un vieux soldat les amusait en leur disant que nous étions loin encore, puisque les musiciens se trouvaient à notre tête. Au même instant, nous en vîmes revenir deux; ce fut une joie générale.
Le même jour, le général Dupont avait rencontré le corps du général Werneck, sorti d'Ulm pour tâcher de trouver une direction par laquelle l'armée autrichienne pût opérer sa retraite. Le général Dupont le battit et l'empêcha de rentrer dans la place.
Le lendemain 15 vit compléter l'investissement. Le maréchal Ney enleva les hauteurs du Michelsberg, le maréchal Lannes celles du Frauenberg, qui toutes deux dominent la place. On s'avança jusque sur les glacis, et même un bastion fut un instant occupé; mais l'attaque était prématurée, et il fallut se retirer. L'Empereur remit au lendemain la capitulation ou l'assaut.
Qu'aurait donc pu faire le général Mack pour éviter d'être réduit aune pareille situation? Il est certain qu'en s'y prenant à temps, il aurait pu essayer de gagner le Tyrol par la rive droite du Danube, ou mieux encore la Bohême par la rive gauche. L'archiduc Ferdinand, qui commandait une division de l'armée, le voulait. Il obtint du moins la permission de sortir pour son compte; et le 14 au soir, jour de la bataille d'Elchingen, il alla joindre le général Werneck, ce qui privait le général Mack de vingt mille hommes, et le réduisait à trente mille. Murat fut chargé de les poursuivre avec la division Dupont, les grenadiers Oudinot et la réserve de cavalerie. En quatre jours il dépassa Nuremberg, en passant par Meustetten, Heidenheim, Neresheim et Nordlingen; chaque jour fut marqué par un combat, ou plutôt par un triomphe. Le général Werneck fut forcé de capituler; l'archiduc Ferdinand se sauva en Bohême avec deux mille chevaux. Jamais on ne vit une telle rapidité, jamais une suite de succès si éclatants.
Il ne restait plus au malheureux général Mack qu'à capituler avec ses trente mille hommes. Mack ne pouvait obtenir d'autre condition que celle de mettre bas les armes. Les soldats devaient être conduits en France, les officiers rentreraient en Autriche avec parole de ne pas servir. Tout le matériel était livré à l'armée française. Le général Mack conservait jusqu'au dernier moment l'espoir d'être secouru, soit par l'armée russe, soit par l'archiduc Charles, opposé en Italie au maréchal Masséna. Il ne pouvait renoncer à cette pensée, qui l'avait engagé à se tenir enfermé dans Ulm, sans essayer de se faire jour à travers l'armée française, quand il en était temps encore. À peine les assurances les plus positives et la parole donnée par le maréchal Berthier furent-elles suffisantes pour lui prouver que, d'après les positions respectives des armées, tout secours était impossible. Il fut donc convenu que la place serait remise le 25 octobre à l'armée française, si elle n'était pas secourue à cette époque; cela faisait huit jours depuis le 17, époque de l'ouverture des négociations. Mais le 19, Napoléon, ayant appris la capitulation du général Werneck, représenta au général Mack que ce délai était parfaitement inutile et ne faisait que prolonger les souffrances et les privations des deux armées. Il obtint que la place fût rendue le lendemain 20, à condition que les troupes du maréchal Ney ne sortiraient point d'Ulm avant le 25. Ce fut une coupable faiblesse et bien inexcusable, car on ne pouvait, exiger de lui que d'exécuter la capitulation; et avec un adversaire tel que Napoléon, il n'était pas indifférent de gagner quatre jours. Quoi qu'il en soit, cette clause nous a privés de l'honneur d'être à Austerlitz.
Ainsi, le 20 octobre, la garnison d'Ulm, au nombre de vingt-sept mille hommes, dont deux mille de cavalerie, sortit avec les honneurs de la guerre, et défila entre l'infanterie et la cavalerie françaises. Napoléon était en avant de l'infanterie, et assista pendant cinq heures à ce beau triomphe. Il fit appeler successivement tous les généraux autrichiens, conversa avec eux, leur témoigna beaucoup d'égards, mais en s'exprimant durement et avec menaces sur la politique de l'empereur d'Autriche.
J'ai toujours regretté de n'avoir point assisté à cette belle journée. J'avais été envoyé, deux jours auparavant, dans un village pour une réquisition de bestiaux, et c'est à peine si je pus arriver à Ulm le 22.
Tel fut le résultat de cette campagne si courte et si brillante. On croit rêver quand on pense que le 1er septembre nous étions encore au camp de Boulogne, et que, le 20 octobre, soixante mille Autrichiens se trouvaient en notre pouvoir, avec dix-huit généraux, deux cents bouches à feu, cinq mille chevaux et quatre-vingts drapeaux.
Je n'ai pas voulu interrompre ce récit très-succinct des opérations, et j'y ajoute maintenant quelques réflexions.
Cette courte campagne fut pour moi comme l'abrégé de celles qui suivirent. L'excès de la fatigue, le manque de vivres, la rigueur de la saison, les désordres commis par les maraudeurs, rien n'y manqua; et je fis en un mois l'essai de ce que j'étais destiné à éprouver dans tout le cours de ma carrière. Les brigades et même les régiments étant quelquefois dispersés, l'ordre de les réunir sur un point arrivait tard, parce qu'il fallait passer par bien des filières. Il en résultait que le régiment marchait jour et nuit, et j'ai vu pour la première fois dans cette campagne dormir en marchant, ce que je n'aurais pas cru possible; on arrivait ainsi à la position que l'on devait occuper, sans avoir rien mangé et sans y trouver de vivres. Le maréchal Berthier, major général, écrivait: Dans la guerre d'invasion que fait l'Empereur, il n'y a pas de magasins, c'est aux généraux à se pourvoir des moyens de subsistance dans les pays qu'ils parcourent. Mais les généraux n'avaient ni le temps ni les moyens de se procurer régulièrement de quoi nourrir une si nombreuse armée. C'était donc autoriser le pillage, et les pays que nous parcourions l'éprouvèrent cruellement. Nous n'en avons pas moins bien souffert de la faim pendant la durée de cette campagne. À l'époque de nos plus grandes misères, une colonne de prisonniers traversa nos rangs; l'un d'eux portait un pain de munition, un soldat du régiment le prit de force; un autre lui en fit des reproches, et il s'établit une discussion entre eux pour savoir s'il était loyal d'ôter les vivres à un prisonnier; le premier alléguant le droit de la guerre, nos propres misères, le besoin de nous conserver; l'autre le droit de possession et l'humanité. La discussion fut longue et très-vive. Le premier, impatienté, finit par dire à l'autre: Ce qui arrivera de là, c'est que le ne t'en donnerai pas.—Je ne t'en demande pas, répondit celui-ci, je ne mange point de ce pain-là. Pour apprécier la beauté de cette réponse et la noblesse de ce sentiment, il faut penser que celui qui l'exprimait était lui-même accablé de fatigue et mourant de faim.
Un autre jour, un petit soldat de la compagnie, à qui j'avais rendu quelques services, me donna en cachette un morceau de pain de munition et la moitié d'un poulet, qu'il avait enveloppé dans une chemise sale. Je n'ai de ma vie fait un meilleur repas.
Le mauvais temps rendit nos souffrances plus cruelles encore. Il tombait une pluie froide, ou plutôt de la neige à demi fondue, dans laquelle nous enfoncions jusqu'à mi-jambes, et le vent empêchait d'allumer du feu. Le 16 octobre en particulier, jour où M. Philippe de Ségur porta au général Mack la première sommation, le temps fut si affreux que personne ne resta à son poste. On ne trouvait plus ni grand'garde ni factionnaire. L'artillerie même n'était pas gardée: chacun cherchait à s'abriter comme il le pouvait, et, à aucune autre époque, excepté la campagne de Russie, je n'ai autant souffert, ni vu l'armée dans un pareil désordre. J'eus occasion de remarquer alors combien il importe que les officiers d'infanterie soient à pied et s'exposent aux fatigues aussi bien qu'aux dangers. Un jour, un soldat murmurait; son capitaine lui dit: De quoi te plains-tu? tu es fatigué, je le suis aussi. Tu nos pas mangé, ni moi non plus. Tu as les jambes dans la neige, regarde-moi. Avec un pareil langage, il n'est rien qu'on ne puisse exiger des soldats, rien qu'on ne soit en droit d'attendre d'eux. C'est la célèbre réponse de Montézuma: Et moi! suis-je donc sur un lit de roses?
Toutes ces causes développèrent l'insubordination, l'indiscipline et le maraudage. Lorsque par un temps pareil des soldats allaient dans un village chercher des vivres, ils trouvaient tentant d'y rester. Aussi le nombre d'hommes isolés qui parcouraient le pays devint-il considérable. Les habitants en éprouvèrent des vexations de tous genres, et des officiers blessés qui voulaient rétablir l'ordre furent en butte aux menaces des maraudeurs. Tous ces détails sont inconnus de ceux qui lisent l'histoire de nos campagnes. On ne voit qu'une armée valeureuse, des soldats dévoués, rivalisant de gloire avec leurs officiers. On ignore au prix de quelles souffrances s'achètent souvent les plus éclatants succès. On ignore combien, dans une armée, les exemples d'égoïsme ou de lâcheté s'unissent aux traits de générosité et de courage.
La prompte reddition d'Ulm mit bientôt fin à tant de désordres. Les soldats isolés rentrèrent à leurs corps, et quelques-uns reçurent de leurs camarades une punition militaire. J'ai même vu dans l'occasion les capitaines donner quelques coups de canne. Il est certain qu'il y a des hommes dont on ne peut pas venir à bout autrement; mais il faut être sobre de ce moyen de correction, et surtout savoir à qui l'on s'adresse: car il y a tel soldat qui se révolterait à moins; il est vrai que ceux-là n'ont pas besoin de pareilles leçons.
Le 6e corps passa six jours à Ulm en vertu des capitulations. Ce séjour, bien long pour cette époque, nous reposa de nos fatigues, en nous préparant à celles qui devaient suivre.
CHAPITRE III.
CAMPAGNE DE 1805.
IIe PARTIE.
CONQUÊTE DU TYROL.—MARCHE SUR VIENNE.—PAIX DE PRESBOURG.—CANTONNEMENTS SUR LES BORDS DU LAC DE CONSTANCE EN 1806.
Après avoir détruit l'armée autrichienne, l'Empereur se hâta de marcher au-devant des Russes. Il voulait les prévenir à Vienne, que les Autrichiens ne pouvaient plus défendre, et leur livrer ensuite bataille. On sait avec quelle rapidité il exécuta ce plan, et combien la fortune seconda encore son génie. Vienne fut occupée, et, le 2 décembre, à Austerlitz, l'armée russe détruite comme l'armée autrichienne l'avait été à Ulm. Je n'ai point à raconter de brillants succès auxquels le 6e corps ne prit aucune part, mais on va voir qu'en d'autres lieux sa coopération ne fut pas inutile.
En effet, plus l'armée dans sa direction sur Vienne s'avançait entre les montagnes de la Styrie et le cours du Danube, plus il convenait d'assurer sa marche en couvrant ses flancs. Le maréchal Ney fut donc chargé de la conquête du Tyrol. Le 6e corps ne se composait plus que de deux divisions, la deuxième (général Loison), la troisième (général Malher), la division Dupont ayant reçu une autre destination; j'ignore même pourquoi la division Loison se trouvait alors réduite à sa seconde brigade (69e et 76e). En y ajoutant cent cinquante chevaux des 3e hussards et 10e chasseurs, ainsi que quelque artillerie, le tout ne s'élevait pas à neuf mille hommes. Il fallait la confiance qu'inspirait l'audace du maréchal Ney, pour lui confier cette opération avec d'aussi faibles moyens. Vingt-cinq mille Autrichiens occupaient le Tyrol, sans compter la milice; car, dans ce pays, la guerre était nationale, les habitants, dévoués à l'Autriche, craignant d'être donnés à la Bavière, ce qui eut lieu en effet. Ils étaient commandés par l'archiduc Jean, le général Jellachich et le prince de Rohan.
Pour pénétrer dans le Tyrol, on n'avait que le passage de Fuessen, celui de Scharnitz et celui de Kufstein. Le maréchal choisit Scharnitz, point intermédiaire entre les deux autres et que traverse la route directe d'Insbrück.
Nous partîmes d'Ulm le 26 octobre, et dès le premier jour de marche, je ne reconnus plus le régiment. La capitulation d'Ulm ayant mis à la disposition de l'armée un grand nombre de chevaux, on permit aux capitaines d'infanterie d'en prendre, et ce fut un malheur. Les chevaux ne marchant pas du même pas que les hommes, les capitaines se trouvaient à la tête ou à la queue du bataillon. Un capitaine ne doit jamais quitter ses soldats; plus les marches sont longues et fatigantes, plus sa présence est nécessaire. Il soutient leur courage par son exemple; il apprend à les connaître en écoutant leurs conversations. Un mot de lui peut prévenir une querelle; la gaieté augmente si le capitaine s'en amuse. Les lieutenants et sous-lieutenants, toujours à pied, remplaçaient les commandants de compagnie, mais avec moins d'autorité.
Le 4 novembre, nous étions devant Scharnitz. Le fort qui porte ce nom est une demi-couronne taillée dans le roc, avec un large fossé appuyé à sa droite par le fort de Leutasch. On devait enlever ces deux postes pour pénétrer dans le Tyrol et les enlever promptement, afin de cacher à l'ennemi notre petit nombre et ne pas lui laisser le temps de se réunir. Le 69e régiment de la division Loison attaqua le fort Leutasch. La colonne, guidée par des chasseurs de chamois, s'engagea dans des sentiers qu'on jugeait impraticables. Surpris par cette attaque imprévue, le commandant se rendit avec trois cents hommes. Alors le général Loison envoya le 76e à Seefeld, pour tourner Scharnitz. En même temps, le 69e gravit les hauteurs presque inaccessibles du côté de Leutasch, malgré les balles et les pierres lancées par les chasseurs tyroliens. Les soldats, en s'accrochant aux arbustes, aux racines, en enfonçant les baïonnettes dans les fentes des rochers, parvinrent au sommet où ils plantèrent l'aigle du régiment. À cette vue, la troisième division commença l'attaque de front; en peu d'instants le 25e léger, soutenu par le 27e, emporta le fort d'assaut.
La seconde brigade (50e et 59e) restait en réserve. On prit dans Scharnitz mille huit cents hommes et seize pièces de canon. Le maréchal Ney se hâta d'arriver à Insbrück, où l'on trouva beaucoup de pièces d'artillerie, seize mille fusils et un grand approvisionnement de poudre. Par une heureuse circonstance, le 76e y reprit ses drapeaux qu'il avait autrefois perdus dans le pays des Grisons.
La veille de l'attaque de Scharnitz fut l'époque de la création des compagnies de voltigeurs. On en avait fait l'essai au camp de Montreuil, sous le commandement de M. Mazure, mon capitaine. À ce titre le commandement de la nouvelle compagnie lui appartenait dans le premier bataillon. On choisit les hommes les plus petits, les plus lestes, et le bataillon se trouva encadré entre deux compagnies d'élite, les grenadiers à droite, les voltigeurs à gauche. Dès les premiers instants on sentit l'avantage de cette création: aussi, tout le monde sait les services qu'ont rendus les voltigeurs, la réputation qu'ils ont acquise.
Je ne regrettai point le capitaine Mazure, dont j'avais à me plaindre et qui ne me comprenait point. Je dois dire que c'était un des meilleurs officiers du régiment. La vivacité de son caractère, son extrême activité faisaient oublier sa petite taille, son air chétif. L'étude et l'application suppléaient tant bien que mal à l'éducation qui lui manquait. Prétentieux, susceptible, jaloux des avantages qu'il n'avait pas, il ne voyait en moi qu'un jeune homme de Paris que la faveur de notre pauvre colonel avait fait nommer officier et pour lequel on devait se montrer sévère[9]. Je gagnai au change de toutes manières. M. Jacob, lieutenant, détaché depuis longtemps pour une mission, revint prendre le commandement de la compagnie. Fils d'un bourgeois de Paris, il avait fait lui-même son éducation et il portait toujours avec lui un recueil d'extraits de nos meilleurs auteurs, qu'il avait choisis avec intelligence et qu'il aimait à relire. Jacob, d'un caractère froid, sérieux, mais doux et bienveillant, me témoigna toujours une grande amitié. Son extérieur réservé cachait assez d'ambition; je le revis en 1813 très-content d'être devenu officier supérieur. Il fut tué peu après à Lutzen, à la tête du bataillon qu'il était bien digne de commander.
Les trois dernières compagnies du 1er bataillon, 6e, 7e et 8e, furent chargées de la garde des forts de Scharnitz et Leutasch. J'ai déjà dit que la 7e compagnie était la mienne. Le sous-lieutenant de la 6e Lonchamps, élevé au Prytanée, faisait partie du petit nombre d'officiers qui ne sortaient pas des rangs de l'armée (j'ai parlé de lui dans mon journal du camp de Montreuil, p. 41); son excessive paresse nuisait à son avancement, et dans un moment d'humeur il donna sa démission. Plus tard il voulut reprendre du service, et m'écrivit à ce sujet. L'Empereur, qui n'aimait pas les démissionnaires, refusa net. En 1813, à Dresde, Lonchamps s'estimait heureux d'un emploi dans les vivres. M. Isch, son ancien capitaine, alors lieutenant-colonel dans la garde impériale, l'engagea à venir me voir. Le pauvre garçon n'osa jamais se présenter chez son ancien camarade devenu général de brigade.
Chautard, sous-lieutenant de la 6e, pouvait passer pour un des meilleurs officiers du régiment. Sa belle figure, sa force et sa tournure militaire le faisaient remarquer, et chez lui les qualités morales répondaient aux avantages physiques. Il a passé dans la garde impériale, et la douleur que lui a causée la chute de l'Empereur l'a rendu fou. Je lui croyais la tête plus forte.
J'ai dit que ces trois compagnies gardèrent les deux forts que nous venions de conquérir. Les 6e et 8e à Scharnitz, la 7e à Leutasch.
Nous passâmes dix jours dans ce triste lieu, où je restai même seul à la fin avec vingt-cinq hommes. Jamais je ne me suis tant ennuyé; je n'avais pour société qu'un gardien qui pouvait à peine nous procurer de quoi vivre. Le moindre livre m'aurait paru un chef-d'œuvre; le premier ou la première venue, un homme aimable, une femme charmante. Ne sachant pas l'allemand, j'avais pour interprète un vieux sergent de la compagnie qui répondait à tout: ma foi oui, ma foi non. On l'eût pris pour le type de Pandore dans la chanson des Deux gendarmes. Toutefois j'aimais tant mon métier que je ne pouvais me trouver à plaindre, et j'écrivais à ma mère que, quelque ennui que j'éprouvasse, mieux valait commander un fort que danser une contredanse.
Le lendemain de notre arrivée au fort de Leutasch, une femme vêtue de deuil, et dont le mari, officier dans l'armée autrichienne, avait été tué dans l'attaque de la ville, vint nous demander la permission de rechercher son corps. Quelques renseignements indiquaient l'endroit où il avait été enterré. Nous lui rendîmes volontiers ce triste service, et les soldats aidèrent les paysans qu'elle avait amenés pour ce travail. Les morts étaient enterrés assez près les uns des autres et ce fut un spectacle cruel que de la voir chercher à distinguer parmi tous ces cadavres celui de son mari. Aussitôt qu'elle l'eut reconnu, elle l'embrassa, lui parla comme s'il pouvait l'entendre, et tomba évanouie en le tenant encore serré dans ses bras. Les soldats restèrent silencieux et vivement émus. Au bout d'un instant, l'un d'eux hasarda une plaisanterie sur cette tendresse si extraordinaire, et tous se mirent à rire, oubliant que l'instant d'auparavant ils étaient près de pleurer.
Je reprends le récit des opérations militaires.
Après la prise du fort de Scharnitz et l'occupation d'Insbrück, capitale du Tyrol, nous étions maîtres de la grande route de Trente, et l'ennemi se trouvait rejeté ou par sa gauche sur le Voralberg, ou par sa droite sur le Tyrol italien. L'archiduc Jean, sans attendre les autres corps, se hâta de suivre cette dernière direction. L'archiduc Charles, commandant l'armée d'Italie, commençait sa retraite sur la Hongrie par Laybach. L'archiduc Jean se joignit à lui. Le maréchal Ney manœuvra dans le Tyrol pour empêcher le général Jellachich et le prince de Rohan de prendre la même route et pour les rejeter par leur gauche dans le Voralberg, où ils allaient rencontrer le maréchal Augereau qui suivait les bords du lac de Constance. Le général Malher prit la grande route de Trente sur Brixen, et se porta ensuite sur Menan, dans la vallée de l'Adige. Le 50e régiment alla jusqu'à Landeck sur l'Inn. Le général Jellachich se retirait devant eux, et comme en ce moment le maréchal Augereau, avec le 7e corps, hâtait sa marche par Landau et Brégentz, Jellachich n'eut d'autre ressource que de se retirer dans le camp retranché de Feldkirck. Il y fut cerné par Augereau, et capitula le 16 novembre avec six cents hommes. Les troupes rentrèrent en Bohême avec promesse de ne point servir contre nous pendant un an. Au moment où la troisième division combattait avec succès le général Jellachich, la deuxième avait à son tour la mission de couper la retraite au prince de Rohan. Le général Loison, qui avait été rejoint par sa première brigade, devait porter six bataillons à Botzen, sur la route de Trente, lieu où se réunissent les grandes vallées de l'Adige, de l'Eisack, et par lequel l'ennemi devait nécessairement passer. J'ignore quelle méprise ou quelle négligence fut cause que Loison n'en envoya que deux. Le prince de Rohan, après une marche hardie autant que rapide, tomba, le 27 novembre, sur ces deux bataillons, les força de rétrograder, et s'ouvrit ainsi la route de l'Italie, en se dirigeant sur Venise.
Le maréchal Masséna, qui poursuivait l'archiduc Charles, avait laissé le général Saint-Cyr devant Venise. Celui-ci se porta au-devant du prince de Rohan, et après un combat très-vif, le fit prisonnier avec six mille hommes, sept drapeaux et douze pièces de canon. Enfin, la place de Kuffstein, qui ferme l'entrée du Tyrol à droite comme Feldkirck et Brégentz à gauche, se rendit sans combat au général bavarois Deroy. La garnison conserva ses armes et alla rejoindre l'armée autrichienne. Ainsi, en un court espace de temps, le Tyrol était conquis, les troupes qui l'occupaient faites prisonnières. La faute du général Loison troubla le bonheur que ce triomphe causait au maréchal Ney. Il ne pouvait lui pardonner d'avoir laissé échapper le prince de Rohan, et par ce moyen d'avoir procuré à d'autres l'honneur qui devait nous appartenir.
Quant à l'Empereur, sa joie fut sans mélange. Le succès était complet, et pourvu que ses ennemis fussent détruits, peu lui importait celui de ses généraux qui en avait le mérite. Un ordre du jour très-flatteur récompensa le 6e corps et son illustre chef.
Pour nous, soldats du 59e nous prîmes notre part d'une gloire qui nous avait peu coûté à acquérir: le régiment ne tira pas un coup de fusil. On a vu que nous étions en réserve à la prise de Scharnitz, nous restâmes de même en observation aux environs de Brixen pendant le reste de la campagne. Ma compagnie occupa Sterzingen du 21 novembre au 3 décembre; et sans parler de la gloire, nous aurions volontiers échangé un peu de fatigue contre tant d'ennui. Telle fut souvent la destinée du 59e. On le remarquera dans les campagnes suivantes. Il était par son rang de numéro le dernier de la dernière division; et quoi qu'on fasse pour égaliser entre les régiments les dangers comme les fatigues, ceux qui marchent habituellement les premiers se trouvent plus souvent en face de l'ennemi.
Après la conquête du Tyrol, si heureusement, si brillamment terminée, le 6e corps se rapprocha de la Grande Armée. Il prit la direction de Vienne, en passant par Insbrück, Sell, Saint-Jean, Lauffen, Rastadt, Klagenfurth et Judenbourg. Cette marche dura depuis le 4 décembre jusqu'à la fin de l'année. Par ce moyen, le 6e corps liait l'armée d'Allemagne à l'armée d'Italie, et quoique, dès les premiers jours, la nouvelle de la bataille d'Austerlitz fît juger que notre concours ne serait pas nécessaire, on n'en continua pas moins la marche, pour appuyer par des forces imposantes les négociations déjà entamées. Cette longue route n'aurait eu rien de remarquable pour moi sans un événement singulier arrivé le dernier jour de l'an.
Nous logions, avec la huitième compagnie, dans le petit village de Unsmarck. Le soir je jouais aux cartes avec les deux officiers de cette compagnie. Une discussion sur le jeu survint entre eux, je ne sais à quel propos; mais ce que je sais, c'est qu'à la troisième phrase ils en étaient à se dire les injures les plus grossières et à se jeter à la figure tout ce qu'ils trouvaient sous la main. Il fallut me ranger, pour ne pas avoir moi-même un flambeau à la tête. M. Isch, leur capitaine, qui se chauffait tranquillement, accourut, et leur imposa silence. Le lendemain matin, comme de raison, il fut question de se battre; mais le capitaine leur défendit de sortir. Les compagnies se mirent en route, et le capitaine me témoigna sa surprise d'une pareille lubie, de la part d'officiers d'un caractère doux et vivant très-bien ensemble. Il ajouta qu'il y avait bien de quoi se battre, mais que lui ne permettrait pas à ces messieurs d'en parler en sa présence, son devoir comme supérieur étant de l'empêcher. Cet exemple aurait dû servir de leçon à des officiers d'un grade plus élevé que j'ai vus avec surprise, non-seulement permettre, mais autoriser, mais ordonner des duels. Il faut que l'autorité militaire soutienne la loi, et il est scandaleux de voir des généraux ordonner ce que le ministre de la guerre défend. On peut tolérer, fermer les yeux plus ou moins suivant les circonstances, sans jamais aller au delà. Au reste, ces messieurs ne se sont point battus; ils n'en avaient envie ni l'un ni l'autre, et je crois qu'ils ont fait sagement. Ils devaient être honteux d'un pareil accès de folie, et tous deux, également coupables, pouvaient également se pardonner.
Cette aventure m'en rappelle une autre du même genre, que j'aurais pu raconter plus tôt, mais qui trouve ici sa place. Quand j'étais caporal au camp de Montreuil, je fus témoin d'une querelle entre un sergent-major de grenadiers et son fourrier avec qui il vivait assez mal. Nous étions à boire avec le sergent-major de ma compagnie, et quand l'autre fut un peu gris, il se mit à dire à son fourrier les choses les plus désagréables en le menaçant d'une calotte, ce qui, dans la langue des soldats, veut dire un soufflet. L'autre l'en défia, et le sergent-major ne le manqua pas. Je suis convaincu qu'ils ne se battirent pas; car ni l'un ni l'autre n'eut une égratignure, et ils continuèrent à vivre mal ensemble. Or, dans les usages des soldats, un coup de sabre raccommode tout, et quelle qu'ait été l'irritation, on se retrouve bons amis. Rien n'est plus bizarre que les histoires de duel. On en voit pour des motifs frivoles, lorsque quelquefois les offenses les plus graves n'ont point de suite.
La paix fut signée à Presbourg le 26 décembre. L'Autriche donnait au royaume d'Italie, et par conséquent à Napoléon, les États de Venise, le Frioul, l'Istrie et la Dalmatie; à la Bavière, les Tyrols allemand et italien. Elle recevait comme dédommagement la principauté de Saltzbourg, donnée en 1803 à l'archiduc Ferdinand, ancien grand-duc de Toscane, et que ce prince échangeait alors contre Wurtzbourg, que lui cédait la Bavière. L'Autriche payait quarante millions de contributions, au lieu de cent millions que l'on voulait d'abord exiger d'elle. Elle cédait deux mille canons et dix mille fusils contenus dans l'arsenal de Vienne. Ce traité de paix avait été précédé d'un traité d'alliance entre la France et la Prusse, traité qui, en ôtant à l'Autriche l'espoir d'être secourue de ce côté, l'avait forcée de souscrire à de si dures conditions.
Ainsi, au 1er septembre, nous quittions à peine les côtes de la Manche, l'Autriche et la Russie nous déclaraient la guerre; la Prusse, mal disposée, pouvait suivre leur exemple; les États d'Allemagne hésitaient encore, et à peine au bout de quatre mois, la Prusse s'alliait à nous, l'armée autrichienne tombait tout entière en notre pouvoir, l'Autriche s'estimait heureuse d'obtenir la paix en perdant quatre millions de sujets sur vingt-quatre, et quinze millions de florins de revenu sur cent trois. Enfin, ce qui était plus cruel encore, l'Autriche, par l'abandon de Venise et du Tyrol, perdait son influence en Suisse et en Italie; Bade, le Wurtemberg, la Bavière, devenus nos alliés, s'agrandissaient à ses dépens; la Russie, dont l'armée avait été détruite, se préparait à traiter elle-même. De pareils succès, obtenus en aussi peu de temps, tiennent du prodige, et l'histoire n'en offrait pas d'exemple.
La paix étant faite, nous nous arrêtâmes à Judenbourg, distant de Vienne d'environ trente-cinq lieues. Dès le 1er janvier 1806, nous rétrogradâmes pour occuper la principauté de Saltzbourg, qui d'après le traité devait appartenir à l'Autriche. Le 59e arriva à Saltzbourg le 16 janvier, en passant par Rotenmann, Ischl et Saint-Gillain; la division cantonna aux environs. Le 39e faisait partie de la garnison de la ville où se trouvait le maréchal Ney. Nous y restâmes six semaines, jusqu'au 27 février. M. Dalton vint à Saltzbourg prendre le commandement du régiment. Ce nouveau colonel n'avait servi que dans les états-majors; mais il annonçait de l'aptitude, du goût pour l'état militaire, de l'activité, du zèle; il devint bientôt un excellent colonel, et plus tard il se fit remarquer comme général par ses connaissances en manœuvres et son habileté à commander l'infanterie à la guerre. À part de ses qualités militaires, Dalton, bon, obligeant, d'une humeur facile, obtenait tout de son régiment. Dans l'état militaire, plus que partout ailleurs, la raison, la justesse d'esprit, l'égalité de caractère et la suite dans les idées sont les qualités les plus importantes. L'esprit est un avantage sans doute, mais pourvu que le caractère soit bon et que l'esprit lui-même ne soit pas trop dominé par l'imagination.
MM. Savary et Silbermann, nos chefs de bataillon nommés colonels, nous quittèrent à cette époque, et eurent pour successeurs MM. Rousselot et Beaussin, officiers de mérite, surtout le dernier. Le capitaine Renard arrivant du dépôt vint prendre le commandement de notre compagnie. C'était un petit noir, comme il se désignait lui-même, manquant également d'esprit et d'instruction, bon homme, quoique colère sans savoir pourquoi, quand le sang lui montait à la tête; il ne signait rien qu'avec répugnance, de crainte de se compromettre, parce que, disait-il, les paroles sont des femelles et les écrits des mâles.
Nous nous amusâmes beaucoup à Saltzbourg. Il y avait un bon opéra allemand et des bals par souscription. Ma nomination de juge au conseil de guerre me donna des occupations moins frivoles. Pourtant ces graves fonctions devenaient pour nous des parties de plaisir. La division occupant des cantonnements étendus, il fallait faire un voyage dans de fort beaux pays pour se rendre au lieu où siégeait le conseil. Là nous étions reçus, même fêtés par les officiers qui y logeaient, et, comme toujours, nourris et hébergés aux frais du pays.
Le 27 février, le 6e corps quitta Saltzbourg pour se rendre à Augsbourg. Le territoire autrichien se trouvait complètement évacué, et nous rentrions dans les États de la Confédération du Rhin, en nous rapprochant de la France. Nous arrivâmes à Augsbourg le 7 mars, en passant par Aibling et Landsberg. La route par Munich que nous laissions à droite aurait été plus courte, mais on voulait éviter le passage des troupes par la capitale du roi de Bavière notre allié. J'ignore quels arrangements l'Empereur avait pris avec les princes de la Confédération du Rhin; ce qu'il y a de certain, c'est que nous vivions là comme en pays ennemi, logés et nourris aux frais des habitants, usant et souvent abusant de leur bonne volonté. Le 89e régiment tint encore garnison à Augsbourg jusqu'au 24 mars. Nous partîmes le 25, et nous étions le 29 à Ravensbourg après avoir passé par Memmingen. Je crois qu'alors l'intention de l'Empereur était de ramener l'armée en France. On le disait du moins généralement, et le lendemain, nous devions partir pour Stokach. On assurait que nous passerions le Rhin à Neuf-Brisach pour tenir garnison dans les départements voisins de la rive gauche du fleuve. Quoi qu'il en soit, à peine étions-nous partis le 30 mars, qu'un nouvel ordre nous fit rentrer dans la ville et reprendre nos logements. Nous avions été reçus la veille à merveille dans cette petite ville, et jamais le régiment n'a été mieux traité nulle part. Mais quand les habitants virent que cette occupation qui ne devait durer qu'un jour allait se prolonger, ils se montrèrent un peu moins généreux; ce qui mécontenta tellement les soldats qu'il faillit y avoir une révolte.
L'état-major du régiment passa tout le mois d'avril à Ravensbourg, et les compagnies aux environs; la mienne occupait l'ancienne abbaye de Weissenau. Le 6e corps cantonna ainsi dans la Souabe méridionale pendant six mois, et jusqu'au moment de la déclaration de guerre de la Prusse, qui eut lieu à la fin de septembre. On s'étendit dans le pays pour ménager les habitants; et au bout de quelque temps les compagnies allaient loger dans les villages qui n'avaient point encore été occupés. L'état-major du régiment fut placé successivement à Mersbourg, Lindau, et enfin Uberlingen, sur les bords du lac de Constance. Le régiment, formant l'extrême gauche, occupait tous les bords du lac et les villages environnants. Les autres régiments s'étendaient dans la direction d'Ulm. Des cantonnements ainsi disséminés n'étaient pas favorables à l'instruction. La réunion des régiments, même des bataillons, devenait difficile. La brigade fut réunie une seule fois pour une revue. C'est alors que l'on eut la singulière idée de faire exécuter ensemble les différents mouvements de la charge à volonté, comme passer l'arme à gauche, bourrer, porter l'arme. Il est ridicule de faire à l'exercice ce qu'on ne pourrait pas faire à la guerre. Le nom même de charge à volonté indique qu'elle doit être exécutée librement et par chaque homme comme s'il était seul.
L'instruction se bornait donc à l'école de peloton, que chaque capitaine dirigeait à sa volonté, car les chefs de bataillon nous visitaient rarement. Ce n'est que le 1er juin que les cantonnements parurent décidément fixés. Ma compagnie fut placée à l'ancienne abbaye de Salmansweiler, où nous passâmes près de quatre mois, et c'est ici le lieu d'entrer dans quelques détails sur notre établissement, sur la vie que nous menions, sur nos rapports avec les habitants.
* * * * *
L'abbaye de Salmansweiler est située à neuf lieues du lac de Constance. L'abbé, qui portait le titre de prélat, exerçait une petite souveraineté. On voit dans le cloître de l'abbaye les portraits des abbés avec une notice en latin sur leurs règnes. Le dernier s'appelait Constantin. C'était un prélat de mérite qui employa tous ses efforts à adoucir pour ses sujets les maux des guerres de la Révolution; et, par une hyperbole un peu forte, sa notice se termine par ces mots: Hic fuit Constantinus verè magnus. Son successeur, atteint par la sécularisation, habitait alors une ville du voisinage. L'abbaye et ses domaines appartenaient au grand-duc de Bade, et un bailli l'administrait en son nom. L'église était fort belle et l'établissement princier. On y trouvait une magnifique bibliothèque, un cabinet de physique, plusieurs corps de logis et un petit hameau pour les dépendances de l'abbaye. C'est dans ce lieu que j'ai passé quatre mois avec mon capitaine, et je dois faire connaître la famille avec laquelle j'ai vécu dans une douce intimité.
M. de Seyfried avait été chancelier des États de Souabe. Agé de plus de soixante ans à cette époque, il passait pour avoir été fort aimable, avant que la douleur de la mort de sa femme eût détruit sa gaieté sans altérer la douceur de son caractère. Ses deux fils vivaient avec lui ainsi que ses deux petites-filles, dont la mère était mariée à Ulm. Le bailli, son fils aîné, instruit et bien élevé, s'est fait remarquer depuis dans la chambre des députés de Bade. Il avait épousé sa nièce, l'aînée des deux sœurs dont j'ai parlé. M. de Seyfried le cadet, assez misanthrope, chagrin et morose, n'avait jamais voulu se marier par goût d'indépendance autant que par la mauvaise opinion qu'il avait des femmes. Il n'en connaissait pas une bonne, disait-il, et sa sévérité n'épargnait pas ses deux nièces. Catherine, la cadette, par une combinaison malheureuse, avait peu d'esprit et une grande exaltation. Ses parents contrarièrent un attachement qu'elle avait eu pour un jeune homme du pays. Le chagrin qu'elle en ressentit la rendait inégale, rêveuse, capricieuse, quoique toujours douce et bonne. Elle avait alors vingt ans, et j'ai appris depuis que sa raison s'était même altérée et qu'après quelques années de traitement elle avait fini par se marier en Bavière, où elle menait une vie triste et décolorée.
Nanette, sa sœur aînée, âgée de vingt-deux ans, avait épousé son oncle. Plus jolie et plus spirituelle que sa sœur, elle aurait pu être une femme du monde très-aimable; mais leur manière de vivre, leur manque absolu de toilette, l'isolement de toute cette famille, qui ne recevait personne et qui n'allait nulle part, tout cela déparait un peu les deux sœurs à mes yeux. Je leur ai souvent reproché tant de négligence. Les mœurs patriarcales du pays le voulaient ainsi. Le grand-père, blâmait la moindre recherche de toilette, disant qu'une femme mariée ne devait pas chercher à plaire.
Nous vivions avec eux en famille, dînant à midi et soupant le soir; les visites étaient rares et toujours en grande cérémonie. Si les chemins de fer s'établissent dans l'intérieur de la Souabe, ils en changeront bien les habitudes. Le vieux chancelier avait une fille mariée à quinze lieues de là sur les bords du lac de Constance. Elle venait voir son père deux fois par an et à époques fixes; le grand voyage se composait de trois semaines, le petit voyage de cinq jours: jamais moins, jamais plus. Les doctrines philosophiques avaient pénétré dans ce pays, et j'ai vu tel homme aller à l'église avec Voltaire pour livre de prières. Je ne puis comprendre cette conduite de la part d'un honnête homme, cette imprudence de la part d'un homme d'esprit, dont la femme avait besoin de bons conseils et de bons exemples. L'irréligion, blâmable en tous lieux, m'a toujours choqué en Allemagne plus qu'ailleurs. Elle s'accorde mal avec la simplicité de mœurs et la vie de famille qui distinguent encore ce pays.
Le long séjour de l'armée française en Souabe rompit la monotonie de leurs habitudes. Pour ménager les habitants, on avait fort étendu les cantonnements, chaque régiment occupant près de vingt-cinq lieues. Les officiers allaient se voir souvent et portaient dans les logements de leurs camarades des nouvelles de leurs hôtes. Ils se chargeaient de lettres, de commissions, de paquets, et ces voyages perpétuels entretenaient des relations entre les gens du pays. Ces rapports leur étaient agréables, et j'ai su qu'après notre départ l'isolement dans lequel ils étaient retombés leur avait semblé plus pénible qu'auparavant.
Mais le séjour prolongé de l'armée en Allemagne eut pour le pays des inconvénients de plus d'un genre. À la fin de mars, l'armée rentrait en France, lorsque l'attitude menaçante de la Prusse décida l'Empereur à la laisser en Allemagne. On vivait aux frais de ses hôtes et à peu près à discrétion. Il eût mieux valu donner aux soldats des rations, aux officiers des frais de table, et acquitter exactement la solde; ce que l'on ne faisait point. Par ce moyen, on eût pu réunir les troupes dans un plus petit espace, ce qui valait mieux pour la discipline et pour l'instruction. Au lieu de cela, les soldats mangeaient chez leurs hôtes, et l'on peut comprendre avec quelles exigences, quand on connaît le caractère des Français, leur avidité, leur gourmandise, qui n'exclut pas la friandise, leur goût pour le vin et le dédain qu'ils ont toujours témoigné aux étrangers. La dépense pour l'habillement n'était pas plus payée que la solde, afin que l'armée, en rentrant en France, trouvât des économies et des habillements neufs. En attendant, le soldat n'était pas vêtu, et l'on répondait aux réclamations des chefs de corps qu'ils devaient y pourvoir le mieux possible. Voici ce que nous fîmes à cet égard. Dans les commencements, l'habitant donnait au soldat par jour une petite bouteille de vin du pays. Les capitaines en demandèrent la valeur en argent, à la condition de faire savoir aux habitants qu'ils n'étaient plus tenus de donner de vin. L'argent fut employé à acheter des pantalons dont les soldats avaient grand besoin. Mais ils n'y perdirent rien. Quelques-uns assez tapageurs se faisaient craindre de leurs hôtes. D'autres en plus grand nombre, très-bons enfants, travaillaient aux champs, faisaient la moisson, dansaient avec les filles, et le paysan, le soir, leur donnait à boire. Nous avions donc à la fois l'argent et le vin. Les officiers trop éloignés des soldats ne pouvaient pas réprimer les abus; d'ailleurs, la plupart d'entre eux donnaient l'exemple de l'exigence et de l'indiscrétion. Quand on voulait sortir, on demandait une voiture et des chevaux que l'on ne payait jamais. On recevait des visites, on donnait à dîner à ses amis, toujours aux frais du pays. Pendant la durée des cantonnements, j'ai été faire un voyage à Constance et un autre à Schaffouse, sans autre dépense que des pourboires aux postillons. Si chacun de nous faisait l'historique de tout ce qui est à sa connaissance dans ce genre, on pourrait en remplir des volumes. Un officier d'un grade élevé voulut aussi aller à Schaffouse; il lui fallait quatre chevaux, que l'on relayait de distance en distance. Dans un de ces relais, où on le fit attendre, il envoya par punition vingt-cinq hommes de plus loger au village.
Un autre voulût donner un grand dîner le jour de la fête de l'Empereur. Il fit demander dans toutes les maisons du vin de Champagne et du vin de liqueurs. Il invita ensuite les autorités de la ville, auxquelles il offrait leur vin. Il porta lui-même la santé de l'Empereur: Puisse-t-il vivre longtemps, dit-il, pour la gloire de la France, le repos de l'Europe et la sûreté de nos alliés. L'ironie paraîtra forte, mais il le disait bonnement, trouvant cela tout simple.
Le général Marcognet commandait en ce moment notre brigade. J'ai parlé de son originalité; en voici un exemple. Le jour de la prise du fort de Scharnitz, que sa brigade attaquait de front, il ordonna à un tambour de rester près de lui en portant une tête de chou au haut d'une perche et de l'abattre s'il était tué. Il dit ensuite à haute voix au 25e léger, qui allait escalader le rempart: Tant que vous verrez la tête de chou, vous direz: Pierre Marcognet est là; si vous ne la voyez plus, le colonel prendra le commandement.
Je n'ai pas raconté plus tôt ces anecdotes, pour ne pas interrompre la narration de la courte campagne du Tyrol. Je reprends maintenant le récit de nos cantonnements en Souabe.
À part même des vexations pour la nourriture et pour le logement, les autorités locales étaient souvent traitées sans aucun égard. S'il survenait une discussion, le soldat avait toujours raison, l'habitant toujours tort. Un soldat de la 6e compagnie prétendit qu'on lui avait volé trente francs, et, sans examen, son capitaine exigea que cette somme lui fût rendue. Les femmes seules savaient adoucir tant de rudesse. Malheur aux habitants si le chef du cantonnement n'était pas amoureux! et le capitaine ne l'était pas.
En effet, on pense bien que la galanterie ne fut point oubliée, et qu'avec un si long séjour et une telle intimité elle devait même jouer un grand rôle. On peut dire que presque dans chaque logement il y avait quelque intrigue de ce genre; il en résulta des querelles de ménage, des scènes de jalousie. Quelques maris plus sages, plus heureux si l'on veut, ne voyaient ou ne voulaient rien voir. Ainsi l'on craignait à la fois et l'on désirait notre départ. On le craignait, parce que beaucoup d'entre nous se faisaient aimer, soit d'amour, soit d'amitié, soit quelquefois d'amitié et d'amour; on le craignait, parce que nous apportions dans ces intérieurs froids et solitaires un mouvement, une gaieté, une animation inconnue, et auxquels les femmes surtout paraissaient fort sensibles. On désirait notre départ, parce qu'au fait les habitants ne se sentaient plus maîtres chez eux, parce que nous avions émancipé les femmes, en exigeant des frères et des oncles une politesse et des égards dont ils n'avaient aucune habitude. On le désirait surtout, parce que le pays ne pouvait plus supporter une charge si lourde et si longtemps prolongée. Dans les premiers temps de notre séjour à Salmansweiler, quelques rapports donnèrent lieu de craindre un soulèvement. M. de Seyfried, le bailli, me rassura à cet égard; mais, au bout de trois mois, ce fut lui qui me témoigna de vives inquiétudes. Les paysans étaient poussés à bout; on ne pouvait les calmer qu'en les assurant que l'occupation touchait à son terme, et ce terme n'arrivait pas. L'époque des vendanges approchait, c'était la plus grande ressource du pays. Rien ne pourrait empêcher les soldats de manger le raisin, et qui oserait répondre alors de paysans réduits au désespoir?
L'Empereur n'ignorait pas cela, et il aurait peut-être pris un parti sans la déclaration de guerre de la Prusse, à laquelle il s'attendait, et qui arriva vers la fin de septembre. Nous le savions d'une manière vague, comme des gens qui ne lisent point les journaux, qui n'ont point de correspondances et qui quittent peu leurs cantonnements. L'ordre du départ arriva donc brusquement le 25 septembre pour le lendemain. Ce ne fut pas sans regret que je quittai une maison où j'avais vécu quatre mois comme dans ma famille. Nos hôtes eux-mêmes ne parurent sensibles qu'au chagrin de nous quitter. Le vieux chancelier m'embrassa comme un petit-fils, quand j'allai prendre congé de lui. Il s'enferma ensuite dans sa chambre, pour ne pas nous voir partir, ne voulant pas, disait-il, recommencer son sacrifice. C'était assurément bien de la bonté.
Je suis resté quelque temps en correspondance avec cette famille, particulièrement avec Mme de Seyfried. Elle est morte en 1810, à vingt-cinq ans, laissant une fille. Le chancelier l'avait précédée d'un an. Son mari, qui s'était remarié, est mort lui-même longtemps après.
En partant de Salmansweiler, la 7e compagnie se rendit au cantonnement de la 8e pour se réunir à elle. Là, je fus encore témoin d'adieux mêlés de larmes. Le capitaine avait adouci pendant tout ce temps-là la fierté de son caractère. Il ménagea le pays, et sa compagnie ne donna lieu à aucune plainte. Il logeait aussi chez une baillive, et les baillives étaient toutes-puissantes.
Le premier jour de marche, le régiment se trouva pour la première fois réuni. Les moments de halte furent employés à faire le récit de ce long temps passé dans les cantonnements. Chacun voulait raconter son histoire, ses relations dans le pays, la bienveillance ou la mauvaise grâce de ses hôtes, ses bonnes fortunes vraies ou fausses, et d'autant plus suspectes qu'on en parlait davantage. En dix jours de marche nous atteignîmes Nuremberg, le 6 octobre. Ce jour fut marqué par un grand changement dans ma position.
La mort du colonel Lacuée, en affligeant ma famille, lui avait inspiré de vives inquiétudes sur mon sort. D'abord on m'avait cru tué avec lui, le bruit s'était répandu que le régiment avait été écrasé; et l'ignorance naturelle aux femmes pour tout ce qui tient à l'état militaire faisait qu'on ne savait plus même comment m'adresser des lettres. Après que mes parents furent rassurés à ce sujet, ils se tourmentèrent de me voir sans protecteur. On fit des démarches auprès du maréchal Bernadotte et du général Nansouty, pour obtenir d'eux de me prendre pour aide de camp. Ils répondirent poliment, mais sans rien annoncer de positif. J'aurais regretté moi-même de quitter le régiment tout de suite après la mort du colonel, ne voulant pas qu'on crût que j'avais besoin d'appui dans un régiment où je servais depuis un an, et où j'étais généralement aimé. Mais on avait aussi parlé de moi au maréchal Ney, dont la réponse bienveillante parut plus positive. En effet, le 6 octobre, en arrivant à Nuremberg, mon colonel reçut l'ordre de m'envoyer à son quartier général pour faire auprès de lui le service d'aide de camp non commissionné, mais comptant toujours à mon régiment, ce que l'on nomme aujourd'hui officier d'ordonnance. Mon premier sentiment fut le regret de quitter un régiment que j'aimais, avec lequel je m'étais presque identifié, dont la gloire était devenue la mienne. Au moins, je restais au 6e corps, mon apprentissage d'aide de camp me serait plus facile dans une armée qui m'était connue, et je ne serais pas éloigné du régiment dont je continuais à porter l'uniforme. Restait une grave difficulté; je n'avais pas de chevaux, pas d'équipages, fort peu d'argent. M. Baptiste, ancien capitaine au 59e, alors chef de bataillon au 50e, qui dans la campagne précédente avait fait le même service auprès du maréchal, m'engagea à le rejoindre sur-le-champ. Le maréchal me saurait gré de mon empressement. Si je n'avais pas de chevaux, j'en trouverais. L'Empereur ne connaissait pas d'obstacle, il fallait que chacun l'imitât. Cette témérité était assez de mon goût. Je partis donc pour le quartier général, comme l'année précédente pour le camp de Montreuil, sans savoir ce qui m'attendait, sans aucune idée du service que j'allais faire, sans comprendre comment je me procurerais ce qui m'était nécessaire, mais, cette fois-là encore, bien décidé à braver les obstacles et à aller jusqu'au bout. Comme alors aussi, je n'eus point à m'en repentir.
CHAPITRE IV.
CAMPAGNE DE PRUSSE ET DE POLOGNE.—1806-1807.
1e PARTIE.
GUERRE AVEC LA PRUSSE.—JE SUIS NOMMÉ OFFICIER D'ORDONNANCE DU MARÉCHAL
NEY.—SON ÉTAT-MAJOR.—BATAILLE DE IÉNA.—PRISE DE MAGDEBOURG.—LE 6e
CORPS À BERLIN.
Rien ne se ressemble moins que le service d'un officier d'état-major et le service d'un officier de troupe. Chacun des deux sait ce que l'autre ignore, chacun ignore ce que l'autre sait. L'officier d'infanterie (je parle de mon arme) sait diriger les soldats dans les marches, dans les camps, dans les combats. Habitué à vivre au milieu d'eux, il leur parle la langue qui leur convient, il les soutient, les encourage, leur ménage le repos dont ils ont besoin; mais dans les grades inférieurs surtout, l'officier de troupe comprend peu les opérations militaires; son régiment marche sans qu'il sache pourquoi. Le moindre mot d'un général l'inquiète. Il ne sait pas qu'il y a tel ordre qui ne doit être exécuté qu'à moitié; il a peine à saisir le moment où l'officier livré à lui-même doit prendre sur lui d'agir.
L'officier d'état-major, au contraire, vivant avec les généraux, les connaît comme le commandant de compagnie connaît ses soldats; il voit l'ensemble des mouvements, il comprend la portée des ordres qu'il est chargé de transmettre; il apprend à atténuer la sévérité d'un reproche, à modifier un ordre quelquefois inexécutable; mais il ignore à son tour les détails intérieurs d'un corps, et la partie morale si importante surtout dans l'armée française. À ses yeux, un régiment est une machine que l'on fait mouvoir à son gré, en tout temps comme en tout lieu. Une opération militaire ne représente qu'une partie d'échecs; aussi, pour devenir un bon général, même un bon chef de corps, il faut avoir servi dans un régiment, et dans un état-major. J'aurais peine à dire lequel des deux m'a été le plus utile dans la suite de ma carrière. À l'époque dont je fais le récit, je pouvais regarder mon apprentissage d'officier de troupe comme terminé, après deux ans passés sans interruption dans le 59e régiment. C'était le moment d'apprendre le service d'état-major, et j'ai dû à la bienveillance de M. le maréchal Ney de commencer cette nouvelle école sous ses ordres et dans un moment aussi important.
J'ai eu d'abord, en arrivant au quartier général, une nouvelle espèce d'hommes à connaître. Les officiers d'état-major sont généralement supérieurs aux officiers de troupe. D'abord un officier qui a de l'éducation ou de la fortune cherche toujours à entrer à l'état-major. Le service y est plus agréable; les généraux sont disposés à traiter favorablement leurs aides de camp, à s'occuper de leur avancement. Ensuite, vivant familièrement avec des officiers d'un grade plus élevé, ils profitent de l'instruction que ces derniers ont acquise. Je vais faire connaître la composition actuelle du 6e corps, et spécialement des aides de camp du maréchal Ney, avec lesquels j'ai eu le plus de rapports.
MARÉCHAL NEY, COMMANDANT EN CHEF.
GÉNÉRAL DUTAILLES, CHEF D'ÉTAT-MAJOR.
+——————-+———————-+———————+————————————-+ |DIVISIONS | BRIGADES | RÉGIMENTS | OBSERVATIONS. | |et noms des | et noms des | | | |généraux | généraux | | | +——————-+———————-+———————+————————————-+ | | 1re brigade. | 6e Léger, |Le général Maucune | | | Liger-Belair. | Colonel |commandait d'abord le | |1re Division | Maucune. | Laplane. |6e léger. | |d'infanterie.| +———————+ | | | | 39e de ligne.| | | +———————-+———————| | | | | 69e de ligne.| | |Marchand. | 2e brigade. +———————+ | | | Villatte. | 76e de ligne,| | | | Roguet. | Colonel | | | | | Lajonchère | | +——————-+———————-+———————+————————————-+ | | | |Le général Malher, en | | | 1re brigade. | 25e Léger |congé pendant les | | | +———————+cantonnements, ne revint | |2e Division. | Marcognet. | 27e de ligne.|plus. | | +———————-+———————+ | | | | | Le général Marcognet | | Malher. | | 50e de ligne,|commandait par interim. | | | | | | | | | Colonel |Le général Vandamme | | Vandamme. | | Lamartinière.|commanda pendant le siége| | | | |de Magdebourg seulement. | | | | |Son orgueil et la | | Gardanne. | | |violence de son caractère| | | 2e brigade. +———————+ne permettaient pas de le| | | | |laisser longtemps sous | | Bisson. | Labassée. | 59e de ligne,|les ordres du maréchal | | | | |Ney. | | | | Colonel | | | | | Dalton. |Le général Gardanne, | | | | |ancien officier de | | | | |l'armée d'Égypte, était | | | | |usé au physique comme au | | | | |moral et devenu tout à | | | | |fait incapable. Le | | | | |maréchal Ney le renvoya | | | | |d'autorité. Il alla se | | | | |plaindre à l'Empereur, | | | | |qui l'envoya se reposer à| | | | |Paris et ne reprocha pas | | | | |même au maréchal une | | | | |conduite aussi étrange. | +——————-+———————-+———————+————————————-+ | | | 3e hussards, | | | | Brigade | Colonel |Depuis général de | | | de cavalerie. | Lebrun. |division et grand | | | +———————+chancelier de la Légion | | | Colbert. |10e chasseurs,|d'honneur. | | | | Colonel | | | | | Subervic. | | +——————-+———————-+———————+————————————-+ | | | | Note sur l'infanterie.| | | | | | | | Artillerie. | |Il y avait de plus | | | | |un bataillon de | | | | |grenadiers et un de | | | Génie. | |voltigeurs formés des | | | | |compagnies d'élite des | | | | |troisièmes bataillons des| | | | |régiments du corps | | | | |d'armée. | | | | | | | | | |Le tout s'élevait au plus| | | | |à 20,000 hommes. | +——————-+———————-+———————+————————————-+
On voit que la composition était la même qu'au camp de Montreuil[10]: seulement, la première division (général Dupont), en avait été retirée, et le 6e corps réduit à deux divisions d'infanterie et une brigade de cavalerie.
Le long séjour au camp de Montreuil avait établi des rapports de confiance entre les régiments. Plusieurs officiers s'étaient liés d'amitié, on jugeait le mérite des généraux et des officiers d'état-major avec cette sagacité qui distingue le militaire français. La campagne d'Autriche avait redoublé les liens qui unissaient cette grande famille. Après avoir vécu longtemps ensemble dans les baraques du camp de Montreuil, nous venions de faire la campagne la plus brillante, nous en avions partagé la gloire, les fatigues, les dangers, nous nous étions mutuellement appréciés sur le champ de bataille. Il faut dire que cette appréciation n'avait pas été également favorable à tous nos chefs. Nous comptions d'excellents colonels, entre autres Maucune, du 6e léger; Lamartinière, du 50e; Dalton, du 59e; mais il y avait des généraux bien faibles. Ils n'en étaient ni moins aimés, ni moins estimés, et, par une espèce de convention tacite, les colonels dirigeaient la brigade, et le général lui-même suivait cette direction sans s'en rendre compte. Je regarde cette confiance mutuelle, cette union entre les régiments, entre les officiers de tous grades, comme une des grandes causes de nos succès.
Le changement de situation du maréchal Ney s'étendit à son entourage, et ses aides de camp d'alors ne ressemblaient pas plus à leurs prédécesseurs que le maréchal de l'Empire au général républicain.
Parmi son état-major je citerai:
Labrume, chef d'escadron, amusant, spirituel, fin, d'un caractère agréable[11]; Saint-Simon, lieutenant, que sa fortune mettait au-dessus des autres et qui contribua par son exemple à donner à cet état-major une tenue et des manières plus distinguées. Il est aujourd'hui sénateur; d'Albignac, faisant le service d'aide de camp, quoiqu'il ne fût encore qu'adjudant, comptant dans un régiment de dragons. Son écorce un peu rude cachait un excellent cœur et des qualités distinguées[12]; Cassin, secrétaire intime du maréchal, et, depuis, intendant militaire, homme rempli d'esprit et de cœur, et dont les sages conseils ont souvent été utiles. Il a été secrétaire général du ministère de la guerre sous le maréchal Saint-Cyr, en 1817.
Tel était cet état-major au moment où j'allai le rejoindre, le 6 octobre, en avant de Nuremberg. On sait que nous étions en pleine marche contre la Prusse; et avant de continuer mon journal, il faut raconter très-sommairement la situation des deux armées, et le plan de campagne qui commençait à s'exécuter.
La Prusse, après avoir gardé la neutralité dans les guerres précédentes, venait de prendre son parti de nous attaquer. Elle choisissait le moment où l'Autriche, vaincue, ne pouvait se joindre à elle. Elle comptait sur l'alliance de la Russie; mais l'armée russe était éloignée, et la Prusse allait seule affronter la puissance de Napoléon. C'est la faute qu'avait faite l'Autriche l'année précédente, faute plus grave encore, car on avait vu à Ulm et à Austerlitz de quoi l'armée française était capable.
Le croirait-on cependant? une pareille imprudence n'inquiétait nullement la cour du roi Frédéric-Guillaume. L'armée française, disait-on, avait dû ses succès à une valeur téméraire et au peu d'habileté de ses ennemis; mais elle était hors d'état de se mesurer avec l'armée prussienne, avec des généraux héritiers de la tactique du grand Frédéric. Je me souviens que, peu de jours avant la bataille d'Iéna, mon hôte me parlait avec un éloge pompeux de l'armée prussienne, qu'il portait à cent cinquante mille hommes, dont cent mille d'élite; en ajoutant ironiquement que si nous finissions par la vaincre, cela serait long et difficile.
Toutefois ces généraux auraient dû sentir qu'ils étaient restés étrangers aux progrès que la guerre avait faits depuis quinze ans. Déjà, malgré leur jactance, le nom de Napoléon commençait à leur inspirer quelque inquiétude: aussi la discussion sur le plan de campagne s'éleva-t-elle tout de suite entre les vieux, représentés, par le duc de Brunswick, neveu et élève de Frédéric, qui recommandait la prudence; et les jeunes, tels que le prince de Hohenlohe, qui voulaient payer d'audace.
Voici quelle était la composition des deux armées.
La Grande Armée française se composait de six corps:
1er corps, maréchal Bernadotte 20,000 hommes.
3e — — Davout 27,000 —
4e — — Soult 32,000 —
5e — — Lannes 22,000 —
6e — — Ney 20,000 —
7e — — Augereau[13] 17,000 —
Réserve de cavalerie, commandée par le prince Murat, alors grand-duc de Berg 28,000 —
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Total 166,000 hommes.
Ces six corps, avec la réserve, s'élevaient à 170,000 combattants; en y ajoutant la garde impériale, qui n'était pas arrivée en entier, on pouvait porter le total à 190,000 hommes.
Le point important était de passer l'Elbe, afin d'enlever la Saxe à la Prusse et de pénétrer au cœur du pays. Pour y parvenir, Napoléon avait à choisir entre les défilés qui conduisent de la Franconie dans la Saxe, en laissant à droite la forêt de Thuringe, ou bien la direction à gauche de la forêt par Fulde, Weimar et Leipzig. Il choisit la première, parce que ses troupes s'y trouvaient naturellement portées, et puis, parce qu'en appuyant à droite, il espérait tourner la gauche des Prussiens, les séparer de la Saxe et les prévenir sur l'Elbe. Mais il employa tous ses soins à laisser les Prussiens dans l'incertitude à cet égard, et les démonstrations qu'il fit faire sur sa gauche, ainsi que de faux rapports d'espions, donnèrent lieu de croire aux ennemis qu'il prendrait la route de Weimar; ce qui contribua encore à augmenter leur irrésolution et l'inquiétude qu'ils commençaient à éprouver.
L'armée prussienne se composait de cent soixante mille hommes, que les réserves allaient porter à cent quatre-vingt mille. Dans ce nombre figuraient vingt mille Saxons. Elle était donc inférieure en nombre à l'armée française. Le duc de Brunswick commandait en chef. Mais le prince de Hohenlohe, à la tête d'un corps à part, se prétendait indépendant du généralissime. La sagesse aurait conseillé de faire à Napoléon une guerre défensive, de se retirer d'abord derrière l'Elbe, ensuite, s'il le fallait, derrière l'Oder, pour en défendre les passages. Par ce moyen, on se rapprochait de l'armée russe, on fatiguait l'armée française, on l'attirait dans des pays difficiles, surtout pour la mauvaise saison. Telle était l'opinion de Dumouriez, qui écrivait dans ce sens. Napoléon lui-même n'en doutait pas, et qualifia d'extravagance la marche des Prussiens sur la rive gauche de l'Elbe. Mais se retirer sans combattre, abandonner la Saxe, livrer Dresde et peut-être Berlin, cela n'était pas possible après tant de jactance.
Ce n'est qu'en 1813 que l'Europe a compris qu'elle ne pouvait vaincre un ennemi si redoutable qu'en l'écrasant de ses forces réunies.
L'expérience de l'Autriche en 1805 fut alors perdue pour la Prusse, comme l'exemple de la Prusse elle-même fut encore perdu pour l'Autriche en 1809.
On se décida donc à prendre l'offensive et à marcher au-devant, de l'armée française. Les Prussiens se concentrèrent sur la haute Saale, en plaçant en avant un corps pour observer les trois défilés qui y conduisent. Notre droite, composée des corps des maréchaux Stult et Ney (4e et 6e), devait déboucher par le chemin de Bayreuth à Hof; le centre, formé des corps de Bernadotte et Davout (1er et 3e), ainsi que la réserve de cavalerie, se dirigeait de Kronach sur Schleitz. La gauche (5e et 7e corps), maréchaux Lannes et Augereau, revenait de Cobourg pour déboucher sur Saalfeld.
Telle était la situation au moment où je rejoignis le maréchal Ney pour commencer près de lui mon service d'aide de camp. Je reprends maintenant mon journal, en priant mes lecteurs de ne jamais oublier qu'il s'agit du 6e corps.
Je trouvai le maréchal le 6 octobre dans un château près de Nuremberg. Il me reçut bien, sans s'informer si j'avais rien de ce qui m'était nécessaire pour commencer mon nouveau service. J'ai dit que j'étais sans chevaux, sans équipage, presque sans argent. Il m'aurait fallu huit jours de repos et les ressources qui me manquaient pour me procurer le nécessaire, et c'était pendant des marches continuelles qu'il fallait me mettre en état de devenir aide de camp. Enfin, je trouvai un cheval isabelle, qui heureusement ne me coûta pas cher; je le bridai et le sellai, Dieu sait comment. Ce fut mon compagnon fidèle pendant les marches comme à la bataille d'Iéna. On eût dit que le pauvre animal sentait combien il m'était nécessaire. Médiocrement soigné, mal nourri dans ce brillant état-major où chacun ne pensait qu'à soi, jamais il ne me fit défaut, et je lui dois d'avoir pu faire, tant bien que mal, un service improvisé dans de telles circonstances.
Le 6e corps marchait sans s'arrêter. L'avant-garde se composait du 25e léger, des deux bataillons de grenadiers et de voltigeurs réunis, et de la brigade de cavalerie (10e chasseurs, 3e hussards). On y avait joint quelques pièces d'artillerie légère, le tout commandé par le général Colbert. Rien n'égalait l'ardeur de ces régiments, leur émulation, leur désir de se distinguer. Le général Colbert, ancien colonel du 10e chasseurs, qui faisait partie de sa brigade, se trouvait fier à juste titre d'exercer un commandement important, qui eût fait honneur à un général plus ancien d'âge et de services. Il est vrai que ce commandement ne pouvait être en meilleures mains. Le 6e corps marchait derrière le 4e, tous deux formant, ainsi que je l'ai dit, la droite de la Grande Armée. Nous arrivâmes le 8 à Bayreuth, le 10 à Hoff, sur la Saale, première ville de Saxe, et nous devions suivre le 4e corps à Plauen, pour nous diriger sur l'Elbe dans la direction de Dresde ou de Leipzig; mais, à peine arrivés à Hoff, nous reçûmes l'ordre d'en repartir sur-le-champ pour prendre à gauche la direction de Schleitz. Nous pûmes à peine y arriver le 11 au soir. À Schleitz, la route se partage: celle de droite conduit à Leipzig par Géra, celle de gauche à Weimar par Iéna. Nous devions suivre la direction de droite, et déjà le général Colbert, avec l'avant-garde, était établi en avant, près d'un village qui conduit à Auma, route de Géra. J'étais de service à Schleitz; à peine arrivé, le maréchal me donna un ordre de mouvement à porter au général Colbert. Je voulus demander où je devais aller. Point d'observations, me répondit-il, je ne les aime pas. On ne nous parlait jamais de la situation des troupes. Aucun ordre de mouvement, aucun rapport ne nous était communiqué. Il fallait s'informer comme on pouvait, ou plutôt deviner, et l'on était responsable de l'exécution de pareils ordres. Pour moi en particulier, aide de camp d'un général qui ne s'était pas informé un instant si j'avais un cheval en état de supporter de pareilles fatigues, si je comprenais un service si nouveau pour moi, l'on me confiait un ordre de mouvement à porter au milieu de la nuit, dans un moment où tout avait une grande importance, et l'on ne me permettait pas même de demander où je devais aller. Je partis donc avec mon fidèle cheval isabelle, que tant de fatigues ne décourageaient pas plus que son maître, et qui avait de moins l'inquiétude morale de ne pouvoir bien accomplir des missions si singulièrement données. On m'avait indiqué un village dans la direction d'Auma, je n'y trouvai que des cendres et des ruines; enfin, par un rare bonheur, je rencontrai un chasseur qui portait aussi des dépêches au général Colbert, et qui savait où il était campé. Je le suivis, et après avoir remis mon ordre, je retournai à Schleitz, bien fier d'avoir réussi dans ma première mission. Deux heures après, je fus envoyé de nouveau pour faire marcher le général Colbert, et toujours avec mon isabelle; mais, cette fois du moins, je connaissais ma route. Le 12, nous arrivâmes à Auma.
L'Empereur en était parti la veille et arrivait à Géra. Nous venions de prendre cette direction le 13, lorsque l'ordre arriva d'appuyer encore à gauche et de marcher sur Iéna. Voici la cause de ces divers mouvements.
L'armée française traversait ces trois déniés qui conduisent en Saxe, ainsi que je l'ai dit. Le centre et la gauche rencontrèrent l'ennemi, et remportèrent sur lui d'éclatants succès à Schleitz[14] et surtout à Saalfeld[15]. La droite, dont nous faisions partie (4e et 6e corps), arrivait sans obstacle à Plauen et à Hoff. Ces deux affaires portèrent le trouble au quartier général prussien, non-seulement à cause des pertes que l'on avait essuyées, mais surtout à cause du désordre avec lequel les colonnes prussiennes s'étaient retirées, du découragement et de la terreur dont les soldats prussiens et surtout les Saxons semblaient être frappés. Le prince de Hohenlohe, découragé de tenter l'offensive, se retira derrière la Saale; Napoléon se hâta d'en occuper les passages à Iéna, Dornburg, Naumbourg, soit pour empêcher l'ennemi de la traverser dans son mouvement de retraite sur l'Elbe, soit pour livrer bataille sur la rive gauche si l'on osait l'y attendre. Mais le duc de Brunswick crut voir Napoléon marcher lui-même sur l'Elbe, le tourner, l'envelopper et le prendre comme le général Mack l'année précédente à Ulm. Il partit de Weimar avec la grande armée et se dirigea sur Naumbourg, où il comptait forcer le passage de la Saale et atteindre les bords de l'Elbe de Torgau à Magdebourg suivant les circonstances. Il chargea le prince de Hohenlohe de défendre le passage de l'Elbe à Iéna et de le suivre ensuite. Le général Rüchel ferait l'arrière-garde en partant le dernier de Weimar. Napoléon, instruit de tous ces mouvements, rapprocha du centre sa droite et sa gauche pour les concentrer vers Iéna. Voilà pourquoi nous avions quitté successivement la direction de Plauen et de Géra pour prendre la route de cette dernière ville. Le 13, nous étions en marche; le maréchal, impatient d'apprendre des nouvelles, devançait son avant-garde, que les deux divisions suivaient à une grande distance. Dans un petit village, à deux lieues de Roda, il reçut la lettre suivante du major général:
«Au bivouac devant Iéna, le 13 octobre, à 4 heures du soir.
«L'ennemi a réuni ses forces entre Iéna et Weimar; faites porter ce soir votre corps d'armée en avant de Roda, le plus près possible d'Iéna, afin d'y arriver demain matin. Tâchez vous-même de venir à Iéna ce soir, afin d'être présent à la reconnaissance que l'Empereur fera dans la nuit sur l'ennemi. Je compte sur votre zèle.
«Le prince de Neufchâtel,
«ALEXANDRE BERTHIER.»
Le maréchal envoya des copies de cette lettre aux généraux Colbert, Marchand et Marcognet, et partit sur-le-champ pour Iéna, avec deux officiers qui seuls avaient d'assez bons chevaux pour le suivre.
Je remis moi-même au général Colbert, à son passage au village où j'étais resté, la copie qui lui était destinée. Il marcha sans s'arrêter, traversa Roda, arriva la nuit à Iéna, et campa en avant de la ville. Les aides de camp du maréchal Ney couchèrent à Roda; le 14, à deux heures du matin, nous étions à cheval. Quel que fût notre empressement de rejoindre notre général, nous marchâmes au pas jusqu'à Iéna, pour ménager des chevaux qui, dans la journée, devaient avoir fort à faire.
Pendant que l'armée prussienne cherchait à passer la Saale pour gagner l'Elbe, Napoléon songeait à s'établir sur la rive gauche, pour vaincre des ennemis qu'il trouvait enfin réunis. Les maréchaux Bernadotte et Davout (1er et 3e corps) devaient défendre le passage de la Saale contre la grande armée, à Dornburg et Naumbourg. L'Empereur lui-même passait la Saale à Iéna pour combattre le prince de Hohenlohe. Arrivé de sa personne le soir du 13 à Iéna, il reconnut la position avec le maréchal Lannes, qui l'y avait devancé. Déjà les tirailleurs du 5e corps s'étaient emparés des hauteurs principales qui, de ce côté, dominent la ville d'Iéna. On y plaça le 5e corps et la garde impériale; on travailla toute la nuit à élargir une route étroite et escarpée, pour transporter l'artillerie. L'armée prussienne, placée entre Iéna et Weimar, pouvait les précipiter dans la Saale; mais le prince de Hohenlohe croyait n'avoir affaire qu'aux 5e et 7e corps (Lannes et Augereau), dont il comptait avoir bon marché le lendemain. Le duc de Brunswick et lui, persuadés que Napoléon se dirigeait sur l'Elbe, ne craignaient aucune attaque sérieuse sur la rive gauche de la Saale. Le matin du 14, le maréchal Lannes repoussa le général Tauenzien, commandant l'avant-garde, et conquit sur les plateaux l'espace nécessaire pour déployer l'armée. Le prince Murat accourait avec la cavalerie. On attendait les maréchaux Ney et Soult. De son côté, le prince de Hohenlohe, jugeant l'affaire plus sérieuse qu'il ne l'avait cru d'abord, arrivait de Weimar avec toute son armée. Le combat fut interrompu quelque temps.
Le maréchal Ney étant arrivé à Iéna de sa personne très-tard dans la soirée du 13, ses aides de camp, venus de Roda au point du jour, le cherchaient en vain au milieu d'un épais brouillard. Saint-Simon, ayant rencontré un escadron prussien, vint à bout de lui échapper par sa bravoure et son adresse; il nous rejoignit avec deux blessures. Nous fûmes plus heureux, nous retrouvâmes notre général à la tête de son avant-garde. Celle-ci, grâce à l'activité du général Colbert, traversa Iéna dans la nuit, et vint camper sur les hauteurs, près de la garde impériale, placée au centre de la position, entre le 5e corps à droite et le 7e à gauche. C'était le moment où le prince de Hohenlohe arrivait avec toutes ses troupes. Le maréchal l'attaqua vers dix heures, avant même, dit-on, d'en avoir reçu l'ordre de l'Empereur. On sait que l'avant-garde ne se composait que du 25e léger, de deux bataillons de compagnies d'élite, et de la brigade de cavalerie légère. Cette troupe fit des prodiges de valeur. Le 3e hussards et le 10e chasseurs chargèrent à plusieurs reprises une cavalerie bien plus nombreuse, et qui ne put jamais entamer nos faibles carrés. Jamais aussi le maréchal ne s'exposa davantage. Deux officiers d'ordonnance furent blessés à ses côtés; et j'admire encore que nous n'ayons pas tous été tués par le feu des tirailleurs, au milieu duquel il s'élança comme un caporal de voltigeurs. L'affaire étant engagée un peu précipitamment, nous restâmes pendant quelque temps exposés seuls aux efforts de l'ennemi. Mais bientôt nous fûmes soutenus par le maréchal Lannes, appuyés à droite par le maréchal Soult, à gauche par le maréchal Augereau. L'armée prussienne commença à fléchir. Napoléon alors ordonna une attaque générale, soutenue par la garde impériale. La déroute devint complète. Les efforts héroïques des généraux prussiens ne purent l'arrêter. Le corps du général Rüchel, qui arrivait un peu tard de Weimar, fut entraîné à son tour, deux brigades saxonnes obligées de mettre bas les armes. Quinze mille prisonniers, deux cents pièces de canon furent le prix de la victoire. Pourtant la moitié de l'armée française était encore en arrière. À peine cinquante mille hommes avaient combattu contre soixante-dix mille Prussiens.
Le prince Murat entra dans Weimar pêle-mêle avec les fuyards; il logea au palais où la grande-duchesse était restée. Le maréchal le suivit de près, mais ne voulut pas loger au palais, où il y avait de la place pour tout le monde. Il conservait une ancienne rancune contre Murat, dont la qualité de prince l'offusquait un peu. Il s'établit dans une auberge à l'extrémité de la ville. Un général, qui nous accompagnait dans ce moment, proposa quelques mesures pour empêcher le pillage. Mais, à vrai dire, de pareils désordres sont presque inévitables dans une ville ouverte, avec des soldats fiers de leur victoire et affamés. D'ailleurs le premier besoin pour nous était celui du repos. J'ai dit que nous étions montés à cheval à Roda à deux heures du matin; nous en descendîmes à Weimar à sept heures du soir. Ayant à peine la force de manger, et déjà à moitié endormi, je me couchai sur une planche, et ne me réveillai de mon premier somme que le lendemain à midi. Mon cheval isabelle avait supporté cette fatigue avec un courage digne de lui. Heureusement, au milieu de la bataille, je trouvai dans un ravin un caisson qui renfermait de l'avoine. Je lui en fis manger, et je dus à cette rencontre la vie de mon compagnon et peut-être la mienne. J'ai dit que l'avant-garde seule du 6e corps prit part à la bataille; les deux divisions ne purent arriver à Weimar que dans la nuit. On le comprendra sans peine, en se rappelant que le 13 elles campaient dans la direction de Géra, et que, dans la nuit du 14, elles arrivaient à Weimar, après avoir fait plus de quinze lieues. Les officiers du 59e m'ont raconté qu'ils n'avaient jamais vu les soldats si à bout de leurs forces. Il fallut une demi-heure pour les décider à allumer du feu et à chercher des vivres.
On se rappelle que la grande armée prussienne marchait sur Naumbourg pour y passer la Saale et continuer sa retraite, et que le maréchal Davout (3e corps) était chargé de lui en disputer le passage. Le maréchal Bernadotte devait occuper Dornbourg, entre Iéna et Naumbourg, mais avec l'ordre de seconder le maréchal Davout. Il se trouvait à Naumbourg, lorsque l'on reçut l'avis que la grande armée prussienne se dirigeait tout entière de ce côté. Mais, malgré les instances de son collègue, il voulut absolument se rendre à Dornbourg, où il était évident qu'il n'avait rien à faire. Il prétexta l'ordre de l'Empereur, qui pourtant était subordonné aux circonstances; et, s'il est vrai que sa jalousie pour Davout, qu'il détestait, ait été la cause de sa détermination, il en a été bien puni, car il a procuré à son rival l'occasion d'acquérir une gloire immortelle. Le maréchal Davout n'avait que trois divisions d'infanterie et trois régiments de cavalerie légère, qui s'élevaient à peine à vingt-six mille hommes. Il prit position sur les plateaux qui dominent la rive gauche de la Saale, autour du village de Hassenhausen; il repoussa constamment les attaques de l'infanterie, les charges de la cavalerie ennemie, et finit par les forcer à la retraite. Elle se fit en bon ordre, protégée par deux divisions prussiennes qui n'avaient pas combattu. Il était question de recommencer le combat. Mais le roi de Prusse, qui avait bien payé de sa personne dans cette journée, effrayé des pertes que lui avait fait éprouver un ennemi si inférieur en nombre, découragé par la mort du duc de Brunswick et du maréchal Mollendorf, tués à ses côtés, jugea plus prudent de se retirer. Il comptait, en marchant sur Weimar, se réunir au prince de Hohenlohe, qu'il croyait vainqueur à Iéna, ou du moins en état de protéger sa retraite. Mais il rencontra bientôt les débris de l'armée du prince, qui cherchaient eux-mêmes un abri auprès de l'armée du roi. Toutes deux se retirèrent dans un désordre inexprimable, partie à Erfurt, partie plus à droite, dans la direction de Sommerda. Dans cette journée, qu'on appelle la bataille d'Auerstadt, vingt-six mille Français avaient combattu contre soixante-dix mille Prussiens, dont dix mille étaient hors de combat, et trois mille prisonniers, ainsi que cent quinze canons.
Napoléon attendit la veille de cette grande journée pour répondre à la sommation de repasser le Rhin, que lui avait adressée le roi de Prusse au commencement des hostilités. Sire, disait-il, cette lettre n'est pas de vous; des intrigants, des brouillons l'ont dictée. Faisons la paix, il en est temps encore. Votre Majesté sera vaincue; qu'elle se rappelle que j'ai donné le même conseil à l'empereur de Russie la veille d'Austerlitz. Jamais on ne vit de prédiction plus promptement et plus complètement vérifiée. Le 25 septembre, nous étions cantonnés en Souabe, sans ordre de départ, et le 15 octobre l'armée prussienne était détruite, la monarchie sans défense. On comprend que l'armée française, conduite par Napoléon, l'emportât sur l'armée prussienne; mais la destruction de cette armée semble incompréhensible. Cela tient d'abord à la supériorité de Napoléon en manœuvres, à son adresse à tromper l'ennemi sur la direction qu'il devait suivre, à la rapidité avec laquelle les différents corps de son armée placés à d'énormes distances, se réunissaient sur le champ de bataille pour se disperser ensuite dans diverses directions, s'il s'agissait de poursuivre un ennemi vaincu. L'armée prussienne, héritière des traditions de la guerre de Sept ans, manœuvrait bien, mais lentement, méthodiquement, avec un nombre infini de bagages; cinq ou six lieues semblaient une forte journée. L'armée française ne s'embarrassait ni des distances, ni des vivres; il est vrai qu'elle ravageait le pays, mais je ne parle que du succès sans justifier les moyens. L'ennemi apprenait avec surprise qu'un corps d'armée, qu'il croyait à dix lieues, arrivait sur le champ de bataille. Il ne savait pas que ce n'étaient que des têtes de colonne portant le nom du 6e corps; l'impression était produite. Enfin l'armée prussienne avait perdu l'habitude de la guerre, et l'armée française, enflammée par ses victoires, avait acquis le droit de se croire invincible.
Le 15, Napoléon se rendit à Weimar, où la grande-duchesse, dont le mari servait dans l'armée prussienne, le reçut avec courage et dignité. Il assembla les officiers saxons prisonniers, et leur témoigna le désir de faire la paix avec leur souverain. Il traita plus sévèrement l'électeur de Hesse, et s'empara de ses États. Après avoir ainsi privé la Prusse de ses deux alliés, il s'occupa de tirer parti des éclatantes victoires qu'il venait de remporter, et de poursuivre les débris de l'armée prussienne avec assez d'activité pour les empêcher de se réorganiser nulle part.
Les 3e corps (Davout), 5e (Lannes) et 7e (Augereau), qui avaient le plus souffert, prirent quelques jours de repos. Le 1er corps (Bernadotte) se dirigea vers l'Elbe, par Halle et Dessau, formant ainsi la droite de l'armée. Le 5e corps (Soult) poursuivit l'armée vaincue à travers la Thuringe, par Sommade et Nordhausen. Le prince Murat, suivi du maréchal Ney, arriva le 15 au soir devant Erfurt, et somma la place. Le maréchal témoigna beaucoup d'humeur de se trouver encore avec le prince Murat, qui allait lui ravir l'honneur de la prise d'Erfurt. Cette conquête lui appartenait, car il commandait l'infanterie. Aussi fit-il nommer gouverneur le général Dutaillis, son chef d'état-major, qui, en cette qualité, devait régler les conditions. Mais l'Empereur y envoya sur-le-champ le général Clarke avec tous les pouvoirs. Nous passâmes du moins une bonne journée, dans d'excellents logements. On prit à Erfurt quinze mille Prussiens, dont six mille blessés, un matériel et un butin considérables.
J'ai dit avec quelle rapidité l'on poursuivait l'armée prussienne dans toutes les directions. Le 4e corps se dirigeait sur Magdebourg en passant par Langensalza, Nordhausen, Halberstadt et Wansleben. Le 6e corps le suivait à un jour de distance. Jamais on n'a poursuivi plus vivement une armée plus complètement battue. Un général habile n'aurait pas pu rallier dix mille Prussiens, et l'Empereur, bien supérieur à Annibal, a su également vaincre et profiter de la victoire. Jamais aussi le pillage ne fut porté plus loin que pendant cette route, et le désordre alla jusqu'à l'insubordination. À Nordhausen en particulier, le colonel Jomini[16] et moi pensâmes être tués par des soldats dont nous voulions réprimer les excès. Il fallut mettre le sabre à la main et courir ainsi la ville. Le maréchal en rendit compte à l'Empereur, en demandant l'autorisation de faire dans l'occasion des exemples sévères. Cela prouve combien il est dangereux de laisser les soldats secouer le joug de la discipline et difficile de les arrêter quand ils ont fait le premier pas. Notre subordination n'est pas appuyée sur des bases aussi solides que celles de quelques armées étrangères. Dans celles-ci, le soldat est un esclave et l'officier son maître. Chez nous, au contraire, le soldat obéit à l'officier comme à son chef; il sait le respect qu'il lui doit en cette qualité, mais il n'ignore pas que l'officier lui doit à son tour au moins des égards. Il est homme comme lui; l'officier a été soldat, le soldat peut devenir officier, tout cela établit entre eux une sorte d'égalité de droit; presque comme entre le colonel et l'officier. Voilà ce qu'il ne faut jamais perdre de vue avec nos soldats. On doit les traiter avec fermeté sans dureté, avec bonté sans faiblesse. La dureté les irrite, la faiblesse excite leurs moqueries. C'est cette mesure, ce juste milieu, cette fraternité paternelle, si l'on peut s'exprimer ainsi, que nos officiers observent tous plutôt par instinct que par calcul et dont les étrangers seraient incapables. Des Français peuvent seuls commander à des Français.
En partant de Nordhausen le 19 pour nous porter sur Halberstadt, le 6e corps marcha sur deux colonnes, l'état-major et la première division par Hasefeld, la deuxième division par Benneckenstein. La première route est remplie de défilés; dix mille hommes y arrêteraient facilement une armée nombreuse, mais les Prussiens n'eurent ni le temps, ni peut-être la prévoyance de chercher à s'y défendre. Ils n'étaient occupés qu'à fuir à toutes jambes pour se jeter dans Magdebourg. Le corps d'armée se réunit le 20 à Halberstadt, et marcha réuni le 21 à Hamersleben, le 22 à Groswantzleben. Le maréchal Soult, qui était parti avant nous de Nordhausen, se trouvait déjà dans cette ville, et commençait à entourer Magdebourg. À notre arrivée, nous restâmes chargés du siége; le maréchal Soult passa l'Elbe à Tangermünde, au nord de Magdebourg, pour prendre la route de Berlin. Le maréchal Ney porta son quartier général à Schonebeck, à deux lieues de Magdebourg, et commença, le 25 novembre, l'investissement de la place. Le général Kleist, vieillard octogénaire, infirme, et pouvant à peine monter à cheval, répondit pourtant à la première sommation qu'il ne pouvait se rendre qu'après avoir acquis la preuve que l'on possédait les moyens de l'y contraindre; mais la garnison affaiblie et découragée, le nombre des blessés et des malades qui remplissaient la ville, le mécontentement des habitants, qui craignaient de se voir sacrifiés à une cause déjà perdue, tous ces motifs n'annonçaient pas une défense longue et opiniâtre. Le maréchal Ney n'en fit pas moins ses dispositions, comme s'il eût eu affaire à l'ennemi le plus redoutable. Bientôt l'investissement fut complet. Les deux divisions occupaient la rive gauche de l'Elbe depuis Farmersleben jusqu'à Barleben, et communiquaient par un pont de bateaux avec la rive droite occupée par le général Colbert et l'avant-garde. On manquait d'artillerie de siége; quelques mortiers envoyés d'Erfurt en tinrent lieu; on menaça la ville d'un bombardement, en commençant par incendier le village de Krakau, que les assiégés occupaient sur la rive droite. Le gouverneur se voyant investi, sachant que Berlin était en notre pouvoir, calculant qu'une plus longue résistance ne sauverait pas la Prusse, et n'aurait d'autre résultat que de faire maltraiter la ville, peut-être d'obtenir de plus dures conditions pour ses troupes et pour lui-même, prit enfin le parti de capituler; faiblesse sans doute condamnable, les travaux du siége n'étant pas même commencés. Mais la déroute d'Iéna, la conquête de la Prusse, avaient entièrement découragé les Prussiens; peut-être doit-on les blâmer moins que les plaindre. On convint de remettre la ville aux Français, les officiers et feld-webels ayant la permission de retourner dans leur pays sur parole, en conservant leurs armes, les soldats prisonniers de guerre. La veille du jour de notre entrée dans la place, le maréchal passa en revue le corps d'armée. Les troupes étaient parfaitement belles. Après la revue, nous allâmes rendre visite au gouverneur, qui nous reçut avec politesse. La conversation roula sur les malheurs de la guerre, l'imprudence du gouvernement prussien et, en particulier, de la reine, qui avait provoqué cette fatale campagne, l'éloge des troupes prussiennes et de la sagesse du gouverneur, qui ne s'obstinait point à prolonger une défense inutile. Le lendemain, jour de notre entrée à Magdebourg, l'armée prit les armes de bonne heure. Les deux divisions d'infanterie, formées en bataille, faisaient face aux remparts, la gauche du 59e vis-à-vis la porte par laquelle devait sortir la garnison. La brigade Colbert avait sa gauche appuyée à cette même porte. Le maréchal avec son état-major, à la droite de la brigade dans la même direction, et formant le côté du carré avec l'infanterie, toute l'armée dans la plus grande tenue. À l'heure marquée, la garnison sortit, les généraux et colonels à la tête de leurs troupes. Le général Kleist, placé à côté du maréchal, lui nommait chaque officier supérieur qui le saluait en passant. La garnison défilait en portant les armes au son de la musique française, et, après avoir passé devant la cavalerie et l'état-major, faisait un changement de direction à gauche, passait devant l'infanterie et déposait les armes à la droite de la ligne. La cavalerie suivit l'infanterie. Le tout se montait à dix-huit mille hommes. Jamais je n'ai assisté à un plus magnifique triomphe, que l'éclat du soleil embellissait encore. Les officiers prussiens paraissaient accablés de tristesse, et, pour comble d'humiliation, quelques-uns furent insultés par leurs soldats, au moment où ceux-ci déposaient les armes en se séparant d'eux. Les prisonniers, divisés en trois colonnes, partirent sur-le-champ pour Mayence. Des compagnies tirées de tous les régiments, et commandées par le général Roguet, furent chargées de les conduire. Les malheureux firent plus de douze lieues ce même jour.
Nous entrâmes dans Magdebourg, dont les 50e et 59e régiments formèrent la garnison, le reste logeant aux environs.
Le sixième corps se rendit bientôt après à Berlin, en laissant le 59e en garnison à Magdebourg. L'Empereur passa successivement en revue les différentes brigades, qu'il combla d'éloges et de récompenses. Saint-Simon, aide de camp du maréchal, à peine rétabli des blessures reçues à Iéna, fut nommé capitaine.
Pendant le siége de Magdebourg, les autres corps d'armée complétaient la destruction de l'armée prussienne et la conquête du pays. Il ne m'appartient pas de raconter en détail ces marches rapides, ces brillants succès. J'en dirai seulement deux mots, selon mon habitude, pour que ceux qui voudront lire ce journal puissent suivre l'ensemble des opérations.
Le 20 octobre, six jours après la bataille d'Iéna, le maréchal Bernadotte (1er corps) passait l'Elbe à Barby; Lannes (5e corps) à Dessau; Davout (3e corps) à Wittemberg. L'honneur d'entrer le premier à Berlin fut réservé à Davout, en récompense de la bataille d'Auerstadt[17]. Les historiens racontent qu'il refusa les clefs de la ville et un logement au palais pour en faire hommage à l'Empereur. On m'a assuré qu'il accepta le don d'un million, mais pour en faire don lui-même aux hôpitaux de Berlin. Cette conduite serait digne de lui. Le même jour, Spandau se rendait sans résistance.
Quelque morcelée que fût l'armée prussienne, elle eût pu encore combattre, si on lui eût laissé le temps de se réunir. Ce n'est pas en quelques jours que l'on détruit une armée de cent soixante-dix mille hommes. Les débris des différents corps, commandés par le prince de Hohenlohe, s'élevaient à cinquante mille hommes, qui cherchaient à gagner l'Oder pour le passer à Stettin et se rapprocher de l'armée russe. Poursuivi à outrance par la cavalerie de Murat, par l'infanterie de Lannes, qui semblait fatiguer les chevaux, le prince de Hohenlohe fut cerné à Prenzlow et forcé de mettre bas les armes. Plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie eurent le même sort à Passewalk. Pendant ce temps, la place de Stettin se rendait à un régiment de cavalerie légère commandé par le général Lasalle. Restait le général Blücher, qui, poursuivi de tous côtés dans le Mecklembourg, finit par entrer de vive force dans la ville neutre de Lubeck, espérant embarquer ses troupes pour les transporter dans la Prusse orientale, non occupée par les Français. Cette dernière ressource lui fut encore enlevée. Le 7 novembre, les 1er et 3e corps (Bernadotte et Davout) occupèrent de vive force les ouvrages qui défendaient la ville, et, après un combat acharné dans les rues, les Prussiens furent chassés et se retirèrent vers les frontières danoises. Là, le manque de vivres et de munitions força Blücher de capituler à son tour avec quatorze mille hommes. Il avait laissé à Lübeck mille morts et six mille prisonniers.
J'ajoute, pour compléter le tableau, que, pendant que Stettin se rendait à un régiment de cavalerie légère, un bataillon d'infanterie faisait capituler Cüstrin.
Ainsi en un mois de campagne une armée de cent soixante-dix mille hommes avait disparu, vingt mille Saxons rentraient dans leurs foyers. On comptait vingt-cinq mille Prussiens tués ou blessés, cent mille prisonniers; le reste était dispersé, sans armes, errant dans le pays. Huit capitulations avaient eu lieu, les unes en rase campagne, les autres dans des places fortes sans livrer de combat. Tout le matériel en armes, munitions, chevaux, approvisionnements, appartenait à l'armée française. Cüstrin, Stettin nous rendaient maîtres de la ligne de l'Oder.
Napoléon visita Postdam, et enleva l'épée du grand Frédéric, qu'il envoya aux Invalides. Il fit ensuite son entrée triomphale à Berlin. Ainsi fut terminée la première partie de la campagne de 1806.
Avant de parler de la campagne d'hiver contre les Russes, je veux entrer dans quelques détails sur notre service d'aides de camp. Ils s'appliqueront également à la campagne qui venait de se terminer et à celle qui va suivre.
Le maréchal Ney nous tenait à une grande distance de lui. Dans les marches, il était seul en avant et ne nous adressait jamais la parole sans nécessité. L'aide de camp du jour n'entrait jamais dans sa chambre que pour affaire de service, ou bien quand il était appelé, et c'était la chose la plus rare que de voir le maréchal causer avec aucun d'entre nous. Il mangeait seul, sans inviter une fois aucun de ses aides de camp. Cette fierté tenait à sa nouvelle situation, au désir de garder son rang. Les premiers maréchaux nommés en 1804 étaient des généraux de la République. La transition était brusque. En 1796, à l'époque du 18 fructidor, le général Augereau reprochait aux officiers de s'appeler Monsieur. Et quelques années plus tard, les généraux républicains devenaient eux-mêmes maréchaux, ducs et princes. Ce changement embarrassa quelquefois le nouveau maréchal, qui d'ailleurs croyait avec raison que son élévation excitait l'envie. Il crut ne pouvoir se faire respecter qu'à force de hauteur, et il alla quelquefois trop loin à cet égard. Toutefois la familiarité aurait eu de plus graves inconvénients, et, à défaut de la juste mesure, toujours difficile à observer, peut-être a-t-il pris le meilleur parti. Les aides de camp ne s'en plaignaient pas; ils se trouvaient plus à leur aise en vivant ensemble, et se livraient sans contrainte à la gaieté qui caractérise la jeunesse, la jeunesse française, la jeunesse militaire. Nous faisions très-bonne chère, car suivant les circonstances on ne manquait ni de force pour s'emparer des vivres, ni d'argent pour les payer. J'ai souvent admiré comment, en arrivant le soir dans une misérable cabane, le cuisinier trouvait moyen, au bout de deux heures, de nous donner un excellent dîner de Paris. Mais cette manière de vivre avait de grands inconvénients pour notre service. Restant étrangers à tout ce qui se passait, n'ayant communication d'aucun ordre, nous ne pouvions ni nous instruire de notre métier, ni bien remplir les missions dont nous étions chargés. Plusieurs causes diverses rendaient quelquefois ces missions difficiles à exécuter. En voici un exemple:
Au commencement du siège de Magdebourg, je fus envoyé un matin au général commandant une division de dragons momentanément attachée au 6e corps. Il devait être à Egeln, distant de quatre lieues du quartier général de Schonebeck. En arrivant, j'appris qu'il avait quitté Egeln depuis trois jours pour s'établir à Kloster-Meyendorf, à six lieues au nord. Je m'y rendis sur-le-champ; j'y arrivai le soir. Le général en était parti le matin pour aller à Gros-Salza, à six lieues au sud, du côté opposé de Magdebourg. Mon cheval avait besoin de repos, et je passai deux heures à Kloster-Meyendorf, grand couvent de femmes qui, par parenthèse, venait d'être ravagé par une centaine de soldats français. J'y ai cependant trouvé un assez bon souper, et j'en suis parti à l'entrée de la nuit. Je passai par Gros-Wantsleben et Sulldorf, et j'arrivai à Gros-Salza, où je trouvai enfin le général que je cherchais. Ainsi un général changeait trois fois de cantonnement à de grandes distances sans en prévenir. Pourtant il ne fut ni réprimandé ni puni. À mon retour, le maréchal se contenta de dire, en haussant les épaules: «Quelle manière de servir!»
Les grandes missions se faisaient en voiture, avec des frais de poste que quelques-uns mettaient dans leur poche, en se servant de chevaux de réquisition, mauvaise manière à tous égards; car, à part du peu de délicatesse, on était plus mal servi et l'on perdait un temps précieux. Quant aux missions à cheval, j'ai déjà dit qu'on ne s'informait pas si nous avions un cheval seulement en état de marcher quand il s'agissait d'aller au galop, si nous connaissions le pays, si nous avions une carte (et nous en manquions toujours). L'ordre devait être exécuté, et l'on ne s'embarrassait pas des moyens. Je le ferai remarquer dans des occasions importantes. Cette habitude de tout tenter avec les plus faibles ressources, cette volonté de ne rien voir d'impossible, cette confiance illimitée dans le succès qui avait d'abord été une des causes de nos avantages, ont fini par nous devenir fatales.
Comme je me rendis seul de Magdebourg à Berlin, j'eus l'occasion d'aller à Postdam visiter la demeure du grand Frédéric, et j'en profitai d'autant plus volontiers que les voyages de plaisir sont rares à la guerre. Nous nous reposâmes quelques jours à Berlin avant d'entreprendre la nouvelle campagne dont je vais faire le récit.