Souvenirs militaires de 1804 à 1814
CHAPITRE II.
RETRAITE DE MOSCOU À VIASMA.
PROJETS DE L'EMPEREUR.—DÉPART DE MOSCOU.—MARCHE DU 3e CORPS JUSQU'A
BOWROSK.—OPÉRATIONS DES AUTRES CORPS D'ARMÉE.—COMBAT DE
MALOJAROSLAVETS.—LA RETRAITE EST DÉCIDÉE PAR LA GRANDE ROUTE DE
SMOLENSK.—MARCHE DE BOWROSK À MOJAISK.—DE MOJAISK À VIASMA.—SITUATION
DE L'ARMÉE.—AFFAIRE DE VIASMA.
L'Empereur, ayant perdu tout espoir de paix, ne pouvait plus songer qu'à la retraite. Il fallait repasser la Dwina et le Dniéper, se remettre en communication sur la gauche avec les 2e et 6e corps, et sur la droite avec le 7e et les Autrichiens, qui défendaient le grand-duché de Varsovie. La route de Smolensk, entièrement ravagée, n'offrait plus aucune ressource; on résolut de prendre la direction de Kaluga, et de tourner, par la route de Bowrosk et Malojaroslavets, la position du camp retranché de l'ennemi. Ainsi l'imprudence de notre long séjour à Moscou pouvait se réparer. La victoire allait nous ouvrir la route des provinces du sud, ou du moins nous permettre de nous retirer sur Mohilow, par Roslawl, ou sur Smolensk, par Médyn et Elnïa, en traversant des pays que la guerre avait épargnés.
Déjà le 4e corps occupait Fominskoé, sur la vieille route de Kaluga; il faisait l'avant-garde et devait porter les premiers coups. Cependant, au moment de son départ, l'Empereur voulut laisser à Moscou des traces de sa vengeance, en achevant de détruire ce qui avait échappé au désespoir des Russes. Le maréchal Mortier fut chargé d'y rester quelques jours avec la jeune garde, pour protéger la marche des autres corps d'armée contre les détachements ennemis placés sur la route du nord. Il devait, en même temps, faire sauter le Kremlin et mettre le feu à tout ce qui existait encore. Ainsi acheva de s'anéantir cette malheureuse ville, incendiée par ses propres enfants, ravagée et détruite par ses vainqueurs. La manière avec laquelle le maréchal adoucit cet ordre rigoureux, les soins qu'il prit des blessés et des malades, au milieu de ces affreux ravages, honorent son cœur autant que son caractère.
Dans la nuit du 18 octobre, les équipages du 3e corps se rendirent au couvent de Seminof, lieu de rassemblement. Jamais nous n'avions traîné autant de voitures à notre suite. Chaque compagnie avait au moins une charrette ou un traîneau pour porter ses vivres; la nuit fut à peine suffisante pour les charger et les mettre en ordre. Une heure avant le jour, toutes les compagnies se réunirent devant mon logement et nous partîmes. Cette marche avait quelque chose de lugubre. Les ténèbres de la nuit, le silence de la marche, les ruines encore fumantes que nous foulions sous nos pieds, tout semblait se réunir pour frapper l'imagination de tristesse. Aussi chacun de nous voyait avec inquiétude commencer cette mémorable retraite; les soldats eux-mêmes sentaient vivement l'embarras de notre situation; ils étaient doués de cette intelligence et de cet admirable instinct qui distinguent les soldats français, et qui, en faisant mesurer toute l'étendue du danger, semblent aussi redoubler le courage nécessaire pour le braver.
Le couvent de Seminof, situé près de la barrière de Kaluga, était en flammes quand nous y arrivâmes. On brûlait les vivres que l'on ne pouvait emporter; et, par une négligence bien digne de ce temps-là, les colonels n'avaient point été prévenus. Il restait de la place dans plusieurs fourgons, et nous vîmes bruler sous nos yeux des provisions qui nous auraient peut-être sauvé la vie.
Le 3e corps, étant réuni, se mit en marche par la nouvelle route de Kaluga, ainsi que le 1er corps et la garde impériale. Mon régiment était, à cette époque, de 1,100 hommes, et le 3e corps ne s'élevait pas à plus de 11,000. Je pense que l'on peut évaluer en tout à 100,000 hommes la force de l'armée sortie de Moscou.
Rien n'était plus curieux que la marche de cette armée, et les longues plaines que l'on trouve en quittant Moscou permettaient de l'observer dans tous ses détails. Nous traînions à notre suite tout ce qui avait échappé à l'incendie de la ville. Les voitures les plus élégantes et les plus magnifiques étaient pêle-mêle avec les fourgons, les drouskis et les charrettes qui portaient les vivres. Ces voitures, marchant sur plusieurs rangs dans les larges routes de la Russie, présentaient l'aspect d'une immense caravane. Parvenu au haut d'une colline, je contemplai longtemps ce spectacle qui rappelait les guerres des conquérants de l'Asie; la plaine était couverte de ces immenses bagages, et les clochers de Moscou, à l'horizon, terminaient le tableau. On nous fit faire halte en ce lieu, comme pour nous laisser contempler une dernière fois les ruines de cette antique ville, qui bientôt acheva de disparaître à nos regards.
Le 3e corps arriva en deux jours de marche à Tschirkovo, et y prit position en gardant l'embranchement des routes de Podol et de Fominskoé, tandis que le 1er corps et la garde se portaient successivement, par une marche de flanc, sur la vieille route de Kaluga, pour soutenir le 4e. Le 3e corps, destiné à suivre ce mouvement le dernier, resta trois jours en position à Tschirkovo, et en partit le 23 à minuit. Cette marche de nuit fut affreuse; la pluie tombait par torrents, les chemins de traverse que nous suivions étaient entièrement défoncés. Nous n'arrivâmes à Bowrosk que le 26 au soir. Dans cette marche, nous fûmes sans cesse harcelés par les Cosaques, qui n'osaient cependant rien entreprendre de sérieux contre nous. Je mettais tous mes soins à maintenir dans mon régiment l'ordre, la discipline et l'exactitude du service; je n'eus que des éloges à donner aux officiers comme aux soldats. Un seul sergent, bon sujet d'ailleurs, ayant mis de la négligence dans le commandement d'un poste avancé qui lui était confié, j'ordonnai qu'il fût cassé, malgré les prières de son capitaine. Les généraux Girardin et Beurmann flanquaient notre marche avec la cavalerie légère. Ils avaient reçu l'ordre de mettre le feu à tous les villages.
Nous rejoignîmes le grand quartier général à Bowrosk; ce fut là que nous apprîmes les derniers événements. Le général Kutusow, instruit de la marche de l'armée française par la vieille route de Kaluga, avait quitté son camp de Taroutino; une marche de flanc parallèle à la nôtre le conduisit à Malojaroslavets, où il rencontra et attaqua le 4e corps. Dans ce brillant combat, l'avantage demeura aux Français, malgré l'infériorité du nombre; mais Kutusow avait pris à six lieues en arrière une position défendue par des redoutes; déjà une de ses divisions cherchait à déborder notre droite par la route de Médyn. Il fallait donc livrer bataille ou se retirer. La situation était grave, l'instant décisif. Le maréchal Bessières et d'autres généraux furent d'avis de la retraite; ce n'est pas qu'ils doutassent de la victoire, mais ils redoutaient les pertes que causerait le combat, la désorganisation qui en serait la suite. Les chevaux de la cavalerie et de l'artillerie étaient affaiblis par la fatigue et la mauvaise nourriture. Comment remplacer ceux que nous allions perdre? comment transporter l'artillerie, les munitions, les blessés? Dans cette situation, une marche sur Kaluga était bien téméraire, et la prudence conseillait de se retirer sur Smolensk. Le comte de Lobau déclara même, à plusieurs reprises, qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour regagner le Niémen. Napoléon hésita longtemps; il passa toute la journée du 25 à étudier le champ de bataille et à discuter avec les généraux. Enfin, il se décida pour la retraite, et l'on doit ajouter, à son éloge, qu'un des motifs qui le déterminèrent fut la nécessité où l'on aurait été d'abandonner les blessés après la bataille. Toute l'armée reprit la route de Smolensk par Mojaisk, et le mouvement était commencé quand le 3e corps arriva à Bowrosk. Le 1er corps faisait l'arrière-garde. Les Cosaques continuaient à nous harceler avec leur activité ordinaire; ils attaquèrent les équipages du 4e corps, puis ceux du grand quartier général, et enfin l'Empereur lui-même, dont l'escorte les mit en fuite. Les chemins étaient encombrés de voitures de toute espèce qui nous arrêtaient à chaque pas; nous trouvions des ruisseaux débordés qu'il fallait passer tantôt sur une mauvaise planche, tantôt au milieu de l'eau. Le 28 au matin, le 3e corps occupait Véréya, le soir du même jour, Ghorodock-Borisow; le 29 enfin, laissant à droite les ruines de Mojaisk, nous atteignîmes la grande route au-dessous de cette ville.
On peut aisément se figurer quelles souffrances attendaient notre armée dans des lieux que les Russes et les Français avaient ravagés à l'envi. Si quelques maisons subsistaient encore, elles étaient sans habitants. Nos premières ressources devaient être à Smolensk, distant de nous de quatre-vingts lieues. Jusque-là il fallait s'attendre à ne trouver dans aucun lieu ni farine, ni viande, ni fourrages. Nous étions réduits aux provisions que nous avions emportées de Moscou; mais ces provisions, peu considérables en elles-mêmes, avaient encore l'inconvénient d'être inégalement réparties, comme tous les produits du pillage. Un régiment avait conservé quelques bœufs et manquait de pain; un autre avait de la farine et manquait de viande. Jusque dans le même régiment, cette inégalité se faisait remarquer. Quelques compagnies mouraient de faim, tandis que d'autres étaient dans l'abondance. Les chefs ordonnaient le partage, mais l'égoïsme employait tous les moyens pour tromper leur surveillance et se soustraire à leur autorité. D'ailleurs, pour conserver nos vivres, il fallait conserver les chevaux qui les traînaient, et le manque de nourriture en faisait mourir tous les jours un grand nombre. Les soldats qui s'écartaient de la route pour trouver à manger tombaient entre les mains des Cosaques et des paysans armés. Le chemin était couvert de caissons que l'on faisait sauter, de canons et de voitures abandonnés quand les chevaux n'avaient plus la force de les traîner. Dès les premiers jours enfin cette retraite ressemblait à une déroute. L'Empereur continuait à exercer sa vengeance sur les maisons. Le prince d'Eckmühl, commandant l'arrière-garde, était chargé de mettre partout le feu, et jamais ordre ne fut exécuté avec plus d'exactitude et même de scrupule. Des détachements envoyés à droite et à gauche de la route incendiaient les châteaux et les villages, à d'aussi grandes distances que le permettait la poursuite de l'ennemi. Le spectacle de cette destruction n'était pas le plus horrible de ceux que nous avions sous les yeux; une colonne de prisonniers russes marchait en avant de nous, conduite par les troupes de la Confédération du Rhin. On leur distribuait à peine un peu de chair de cheval, et les soldats chargés de les conduire massacraient ceux qui ne pouvaient plus marcher. Nous rencontrions sur la route leurs cadavres, qui tous avaient la tête fracassée. Je dois aux soldats de mon régiment la justice de dire qu'ils en furent indignés; ils sentaient d'ailleurs à quelles cruelles représailles le spectacle de cette barbarie exposerait ceux d'entre eux qui tomberaient entre les mains de l'ennemi.
En traversant le village de Borodino, plusieurs officiers allèrent visiter le champ de bataille de la Moskowa. On trouvait encore tous les débris épars sur le terrain, les morts des deux armées étendus sur la place où ils avaient été frappés. On a dit qu'on y avait vu des blessés vivant encore; je ne puis le croire, et l'on n'en a jamais donné la preuve. Nous étions, le 29 au soir, à l'abbaye de Kolotskoé, transformée d'abord en un hôpital, et qui n'était plus alors qu'un grand cimetière. Un seul bâtiment, conservé sur les ruines de la ville de Gyat, servait aussi d'hôpital à nos malades. Les colonels reçurent l'ordre d'aller y reconnaître les hommes de leur régiment. On avait laissé les malades sans médicaments, sans vivres, sans aucun secours. Je pus à peine y pénétrer, au milieu des ordures de toute espèce qui encombraient les escaliers, les corridors, et le milieu des salles. J'y trouvai trois hommes de mon régiment que je me fis un vrai plaisir de sauver.
Le 1er novembre, nous arrivâmes à Viasma. Quelques cabanes, situées dans le faubourg de Moscou[32], nous servirent de logement; cet abri, tout misérable qu'il était, nous parut bien doux après quinze jours de bivouac.
Cependant, aussitôt que le général Kutusow s'était aperçu du mouvement rétrograde de l'armée française, il avait détaché à sa poursuite le général Miloradowitsch avec un nombreux corps de troupes et tous les Cosaques de Platow, tandis que lui-même conduisait la grande armée russe par la route d'Elnïa pour arriver avant nous sur le Dniéper. Le général Miloradowitsch, dont l'avant-garde serrait de près le 1er corps, marchait parallèlement à la grande route, et faisait vivre ses troupes dans des pays moins ravagés que ceux que nous parcourions; les chemins de traverse que prenait ce corps d'armée avaient encore l'avantage d'être plus courts que la grande route et de donner à l'ennemi la possibilité de déborder notre arrière-garde et de nous prévenir à Viasma. Dans cette situation, l'on a reproché à l'Empereur de n'avoir point marché assez vite, et pourtant les hommes et surtout les chevaux étaient épuisés de fatigue. Pour hâter notre marche, il eût fallu sacrifier tous les bagages. Sans doute, ce parti eût évité de grands malheurs; mais l'on ne pouvait encore se résoudre à une telle extrémité. Enfin le 3 novembre le général Miloradowitsch déboucha sur la grande route, à une lieue de Viasma, et attaqua vivement le 4e corps, qui marchait sur la ville. Par cette manœuvre, le 4e corps et le 1er, qui le suivait, se trouvaient coupés et obligés de se faire jour à travers un ennemi supérieur en cavalerie et en artillerie. Une autre division russe cherchait en même temps à s'emparer de Viasma par la route de Médyn. Heureusement, le maréchal Ney, qui occupait encore la ville, avait pris ses mesures pour faire échouer cette tentative. Les petites rivières de Vlitza et de Viasma forment comme un demi-cercle autour de la ville, du côté de la route de Médyn, et en rendent la défense facile. La division Ledru prit position sur le plateau qui domine ces deux rivières, et rendit inutiles les efforts de l'ennemi pour en forcer le passage. La division Razout se porta en avant sur la route de Moscou pour secourir les 1er et 4e corps. Après un combat acharné et qui dura cinq heures, ces deux corps d'armée percèrent la ligne ennemie et rouvrirent leurs communications avec nous.
Nous rentrâmes dans le faubourg, et j'appris que le 3e corps devait relever le 1er à l'arrière-garde. Cette mission si importante et si difficile ne pouvait pas être confiée à un général plus capable de la remplir que le maréchal Ney, et je ne crains pas de dire qu'il était secondé de tout notre zèle. Les bonnes dispositions que mon régiment venait de montrer dans cette journée me remplissaient de confiance. Je fis connaître aux officiers la tâche pénible et glorieuse qui nous était imposée; et, tandis que les 1er et 4e corps traversaient Viasma et nous laissaient en présence de l'ennemi, nous nous préparâmes à les remplacer dignement, puisqu'il s'agissait de notre honneur, de la réputation de nos troupes et du salut de toute l'armée.
CHAPITRE III.
RETRAITE DE VIASMA À SMOLENSK.
LE 3e CORPS CHARGÉ DE L'ARRIÈRE-GARDE.—DÉPART DE VIASMA.—MARCHE
JUSQU'A DOROGOBUJE.—AFFAIRE DE DOROGOBUJE.—AFFAIRE DE
SLOBNÉVO.—RIGUEUR DU FROID. ARRIVÉE À SMOLENSK.—OPÉRATIONS DES AUTRES
CORPS.
Jusqu'à ce moment, le 3e corps, éloigné de l'arrière-garde, et à peine harcelé par les troupes légères de l'ennemi, n'avait eu à combattre que la fatigue et la faim; maintenant on va le voir soutenir seul les efforts de l'armée russe, en luttant à la fois contre tous les genres de mort, et l'on pourra juger si jamais la patience et le courage avaient été mis à de pareilles épreuves.
Dans la journée du 4 novembre, le 3e corps sortit de Viasma pour prendre position le long d'une forêt qui borde la rivière de ce nom et que traverse la route de Smolensk. L'heureux choix de cette position et la bonne contenance des troupes empêchèrent l'ennemi de passer la Viasma; il dirigea ses attaques toute la journée sur notre droite, par la route de Médyn; le général Beurmann, détaché de ce côté, s'y maintint jusqu'au soir: deux compagnies de mon régiment participèrent à l'honneur de cette belle défense. Cependant les 4e et 1er corps traversaient nos rangs dans le plus grand désordre; j'étais loin de croire qu'ils eussent autant souffert, et que leur désorganisation fût aussi avancée. La garde royale italienne presque seule marchait encore en bon ordre; le reste paraissait découragé et accablé de fatigue. Une immense quantité d'hommes isolée marchaient à la débandade, et la plupart sans armes; beaucoup d'entre eux passèrent la nuit au milieu de nous, dans la forêt de Viasma. Je m'efforçai de leur persuader de partir sans attendre l'arrière-garde. Il était important pour eux de gagner quelques heures de marche; et d'ailleurs nous ne pouvions pas souffrir, qu'ils se mêlassent dans nos rangs pour gêner nos mouvements. Ainsi leur propre intérêt se trouvait d'accord avec le bien du service; mais la fatigue ou la paresse les rendaient sourds à nos conseils. Le jour paraissait à peine, quand le 3e corps prit les armes et se mit en marche. En ce moment, tous les soldats isolés quittèrent leurs bivouacs, et vinrent se joindre à nous. Ceux d'entre eux qui étaient malades ou blessés restaient auprès du feu en nous conjurant de ne les point abandonner à l'ennemi. Nous n'avions aucun moyen de transport, et il fallait faire semblant de ne pas entendre les plaintes que nous ne pouvions soulager. Quant à cette troupe de misérables qui avaient abandonné leurs drapeaux, quoiqu'ils fussent encore en état de combattre, j'ordonnai qu'on les repoussât à coups de crosse et je les prévins que, si l'ennemi nous attaquait, je ferais tirer sur eux au moindre embarras qu'ils causeraient.
La 1re division marcha en tête, la 2e à l'arrière-garde, chaque division formée la gauche en tête. Ainsi mon régiment faisait l'extrême arrière-garde. Des pelotons de cavalerie et d'infanterie couvraient nos flancs; au sortir de la forêt une vaste plaine leur permit de s'étendre et de marcher à notre hauteur; les officiers et les généraux, tous présents à leur poste, dirigeaient les mouvements. L'ennemi, qui nous avait suivis toute la journée sans rien entreprendre, essaya le soir d'attaquer l'arrière-garde au défilé de Semlévo; mon régiment contint seul l'avant-garde russe, soutenue de deux pièces de canon, et donna ainsi le temps aux autres corps de passer le défilé; nous le passâmes à notre tour en laissant en présence de l'ennemi deux compagnies de voltigeurs, qui ne rentrèrent qu'au milieu de la nuit, et le 3e corps bivouaqua sur les hauteurs opposées. À peine commencions-nous à prendre quelque repos, que les Russes lancèrent des obus sur nos bivouacs; l'un d'eux atteignit un arbre au pied duquel je dormais. Personne ne fut blessé, et il y eut à peine un instant de désordre dans quelques compagnies du 18e. J'ai toujours remarqué que les coups tirés la nuit font peu de mal; mais ils frappent l'imagination en donnant aux soldats l'idée d'une prodigieuse activité de la part de l'ennemi.
La marche du lendemain fut à peine interrompue par la tentative inutile que firent les Cosaques contre nos équipages; au bout de trois lieues, le 3e corps prit position près de Postnïa-Dwor. L'Empereur voulait marcher lentement pour conserver les bagages; en vain le maréchal Ney lui écrivait-il qu'il n'y avait pas de temps à perdre, que l'ennemi serrait de près l'arrière-garde, que l'armée russe marchait sur nos flancs à grandes journées, et qu'on devait craindre qu'elle ne nous prévînt à Smolensk ou à Orcha. Au reste, cette journée nous reposa des fatigues de la veille; nous campâmes sur la lisière d'un bois qui fournissait abondamment nos bivouacs. Le temps était beau et assez doux pour la saison, et nous espérions arriver heureusement à Smolensk, qui devait être le terme de nos fatigues. Pendant la marche du lendemain, le temps changea tout à coup et devint très-froid[33]. Il était tard quand nous arrivâmes à Dorogobuje. La 1re division fut placée sur les hauteurs de la ville; la 2e s'arrêta à un quart de lieue pour en défendre les approches. La nuit fut la plus froide que nous eussions encore éprouvée; la neige tombait en abondance, et la violence du vent empêchait d'allumer du feu; d'ailleurs, les bruyères sur lesquelles nous étions campés nous offraient peu de ressources pour nos bivouacs.
Cependant le maréchal Ney forma le projet d'arrêter l'ennemi devant Dorogobuje pendant toute la journée suivante. Nous étions encore à vingt et une lieues de Smolensk, et à moitié chemin de cette ville il fallait passer le Dniéper; il importait donc d'éviter l'encombrement sur ce point, et de donner à l'armée que nous protégions le temps d'emmener son artillerie et ses bagages.
Le 8, à la pointe du jour, le 4e et le 18e régiment, sous les ordres du général Joubert, quittèrent leurs bivouacs pour venir prendre position à Dorogobuje; les Cosaques, à la faveur d'un épais brouillard, nous harcelèrent jusqu'à notre entrée dans la ville.
Dorogobuje, placé sur une hauteur, est appuyé au Dniéper. La 2e division, chargée de le défendre, fut établie ainsi qu'il suit: deux pièces de canon en batterie à l'entrée de la rue basse, soutenues par un poste du 4e régiment; à gauche, une compagnie du 18e sur le pont du Dniéper; à droite sur la hauteur, en avant d'une église, 100 hommes du 4e, commandés par un chef de bataillon; le reste de la division dans la cour du château, sur la même hauteur; la 1re division, en réserve derrière la ville. Bientôt l'infanterie ennemie arriva et commença l'attaque; le pont du Dniéper fut pris, le poste de l'église repoussé. Le général Razout, renfermé dans la cour du château avec le reste de la division et livré à son indécision ordinaire, allait être cerné quand il nous donna enfin l'ordre de marcher. Il n'y avait pas un moment à perdre; j'enlevai mon régiment au pas de charge, et nous nous précipitâmes sur les ennemis qui occupaient les hauteurs de la ville. L'affaire fut très-vive; la nature du terrain, la neige, dans laquelle nous enfoncions jusqu'aux genoux, forçaient tout le régiment de se disperser en tirailleurs et de combattre corps à corps. Les progrès des Russes furent arrêtés; mais bientôt l'ennemi pénétra de nouveau dans la ville basse, et le général Razout, craignant d'être coupé, ordonna la retraite. Je me repliai lentement, en reformant les pelotons et en tenant toujours tête à l'ennemi; le 18e, qui avait secondé nos efforts, suivit ce mouvement. Les deux régiments, laissant l'ennemi maître de la ville, vinrent se reformer derrière la 1re division.
Le maréchal Ney, mécontent du mauvais succès de son plan, s'en prit au général Razout, au général Joubert, à tout le monde; il prétendit que l'ennemi n'était pas en forces suffisantes pour nous avoir ainsi chassés de Dorogobuje, et me demanda combien j'en avais vus; je me permis de répondre que nous étions trop près d'eux pour pouvoir les compter. Avant de se décider à partir, il ordonna encore au général d'Hénin de rentrer avec le 93e dans la ville basse pour reprendre quelques caissons. À peine ce régiment se fut-il mis en mouvement, que l'artillerie russe porta le désordre dans ses rangs et le fit rétrograder. Le maréchal Ney, forcé de renoncer à toute autre tentative, reprit la route de Smolensk.
Cependant les privations auxquelles nous étions condamnés depuis le commencement de la retraite devenaient plus rigoureuses; le peu de vivres que nous avions achevait de s'épuiser; les chevaux qui les traînaient mouraient de faim et de fatigue, et étaient eux-mêmes dévorés par les soldats. Depuis que nous étions à l'arrière-garde, tous les hommes qui s'écartaient de la route pour chercher des vivres tombaient entre les mains de l'ennemi, dont la poursuite devenait de plus en plus active. La rigueur du froid vint augmenter nos embarras et nos souffrances; beaucoup de soldats, épuisés de fatigue, jetaient leurs armes et quittaient leurs rangs pour marcher isolément. Ils s'arrêtaient partout où ils trouvaient un morceau de bois à brûler pour faire cuire un quartier de cheval ou un peu de farine, si toutefois leurs camarades ne venaient pas leur enlever cette dernière ressource; car nos soldats, mourants de faim, s'emparaient de force des vivres de tous les hommes isolés qu'ils rencontraient, heureux encore s'ils ne leur arrachaient pas leurs vêtements. Après avoir ravagé tout le pays, nous étions réduits à nous entre-détruire, et cette extrémité était devenue nécessaire. Il fallait à tout prix conserver les soldats fidèles à leur drapeau et qui soutenaient seuls à l'arrière-garde l'effort de l'ennemi; les soldats isolés, n'appartenant plus à aucun régiment et ne pouvant plus rendre aucun service, n'avaient droit à aucune pitié. Aussi la route que nous parcourions ressemblait-elle à un champ de bataille. Ceux qui avaient résisté au froid et à la fatigue succombaient au tourment de la faim; ceux qui avaient conservé quelques provisions se trouvaient trop faibles pour suivre la marche et restaient au pouvoir de l'ennemi. Les uns avaient eu les membres gelés et mouraient étendus sur la neige, d'autres s'endormaient dans les villages et étaient consumés par les flammes que leurs compagnons avaient allumées. Je vis à Dorogobuje un soldat de mon régiment en qui le besoin avait produit les effets de l'ivresse; il était auprès de nous sans nous reconnaître, il nous demandait son régiment, il nommait des soldats de sa compagnie, et leur parlait comme à des étrangers; sa démarche était chancelante, son regard égaré. Il disparut au commencement de l'affaire, et je ne le revis plus. Quelques cantinières ou femmes de soldats appartenant aux régiments qui nous précédaient se trouvaient au milieu de nous. Plusieurs de ces malheureuses traînaient avec elles des enfants; et, malgré l'égoïsme, si commun alors, chacun s'empressait de les secourir. Le tambour-major porta longtemps un enfant sur les bras. Les officiers qui avaient conservé un cheval le partageaient avec ces pauvres gens. Je fis conduire aussi pendant quelques jours une femme et son enfant sur une charrette que j'avais encore; mais qu'était-ce que de si faibles secours contre tant de souffrances, et comment pouvions-nous adoucir des maux que nous partagions nous-mêmes?
De Dorogobuje nous arrivâmes en deux jours à Slobpnévo, sur les bords du Dniéper. Le chemin était tellement glissant, que les chevaux mal ferrés pouvaient à peine se soutenir. La nuit nous bivouaquions dans les bois au milieu de la neige. Chaque régiment faisait à son tour l'extrême arrière-garde, que l'ennemi suivait et harcelait sans cesse. L'armée continuait à marcher si lentement, que nous allions atteindre le 1er corps, qui nous précédait immédiatement. L'encombrement sur le pont du Dniéper à Slobpnévo avait été extrême; la route à un quart de lieue en avant était encore couverte de voitures et de caissons abandonnés. Le 10 au matin, avant de passer le fleuve, on s'occupa de débarrasser le pont et de brûler toutes ces voitures. On y trouva quelques bouteilles de rhum qui furent d'un grand secours. J'étais d'arrière-garde, et mon régiment défendit toute la journée la route qui mène au pont. Le bois que traverse cette route était rempli de blessés qu'il fallait abandonner, et que les Cosaques massacraient presque au milieu de nous. M. Rouchat, sous-lieutenant, s'étant approché imprudemment d'un caisson que l'on faisait sauter, fut mis en pièces par l'explosion. Vers le soir les troupes passèrent le Dniéper; on détruisit le pont.
Il devenait important d'arrêter l'ennemi au passage du fleuve, nous n'étions plus qu'à onze lieues de Smolensk. Il fallait laisser aux troupes qui nous précédaient le temps d'arriver dans cette ville et de se remettre en état de défense. L'Empereur n'attendait même le 3e corps à Smolensk que dans quatre ou cinq jours, tant il avait peu l'idée de la situation de l'armée et principalement de l'arrière-garde.
Le maréchal Ney fit ses dispositions pour défendre le passage. Le 4e régiment fut placé sur le bord de la rivière, le 18e en seconde ligne. Le maréchal établit son quartier général à la gauche du 4e, dans un blockhaus construit pour protéger le pont et fort bien palissadé. Il plaça le général d'Hénin avec le 93e au village de Pnévo, à un quart de lieue sur la gauche, et la 1re division le long du Dniéper, à l'extrême droite. Le soir il se promena longtemps devant le front de mon régiment avec le général Joubert et moi. Il nous fit observer les malheureuses suites de la journée de Dorogobuje. L'ennemi gagnait un jour de marche, il précipitait notre retraite, il nous forçait d'abandonner nos caissons, nos bagages, nos blessés; tous ces malheurs pouvaient s'éviter si l'on eût défendu Dorogobuje pendant vingt-quatre heures. Le général Joubert parla de la faiblesse des troupes, de leur découragement. Le maréchal reprit vivement qu'il ne s'agissait que de se faire tuer, et qu'une mort glorieuse était trop belle pour qu'on en dût fuir l'occasion. Quant à moi je me contentai de répondre que je n'avais quitté les hauteurs de Dorogobuje qu'après en avoir reçu deux fois l'ordre.
Le 11 au matin, l'infanterie ennemie s'approcha de la rive opposée et engagea le combat avec le 4e régiment. L'attaque fut si vive et si imprévue, que les balles tombaient au milieu de nos bivouacs avant que les soldats eussent eu le temps de prendre les armes. Les voltigeurs se portèrent sur le bord de la rivière pour répondre au feu de l'ennemi; mais la nature du terrain, couvert de broussailles du côté opposé et entièrement découvert du nôtre, rendait le combat trop inégal. Le second bataillon entra dans le blockhaus, le premier s'appuya à un bouquet de bois qui le mettait à l'abri; la fusillade continua entre l'infanterie russe et le bataillon placé dans le blockhaus. Le maréchal y passa toute la journée; il dirigea le feu des soldats et tira lui-même quelques coups de fusil; je m'y établis aussi, croyant de mon devoir de commander directement la portion de mon régiment la plus exposée. Vers le soir, les Russes passèrent le Dniéper auprès du village qu'occupait le 93e, et manœuvrèrent pour l'envelopper. Le général d'Hénin quitta sa position et revint auprès du blockhaus, ce qui lui valut une forte réprimande du maréchal Ney. C'était bien de la sévérité. À la guerre un officier détaché doit savoir prendre un parti sans attendre des ordres qui souvent ne lui parviennent pas. On l'accuse de faiblesse s'il se retire; on l'accuserait de témérité s'il compromettait les troupes qui lui sont confiées. Supporter l'injustice est un des devoirs de l'état militaire, et assurément un des plus pénibles. Au reste, le souvenir que le général d'Hénin conserva de cette réprimande faillit un jour nous être bien funeste, ainsi que je le dirai plus tard.
Le lendemain 12, à cinq heures du matin, le 3e corps se remit en marche. Je continuai de défendre le blockhaus jusqu'à sept heures, et je rejoignis ensuite la colonne après y avoir mis le feu, selon l'ordre exprès que j'en reçus. La rage de tout brûler s'étendit jusqu'à cette palissade et nous porta malheur; car l'ennemi, à qui l'incendie fit connaître notre départ, lança des obus qui atteignirent quelques hommes.
Il restait encore deux jours de marche pour arriver à Smolensk; ces deux jours furent pour le moins aussi pénibles que les précédents. Les Cosaques ne cessèrent de nous harceler, et tentèrent même inutilement une attaque sérieuse contre le 18e régiment. Le 13, il fallut faire sept lieues sur le verglas et par le froid le plus rigoureux; la violence du vent était telle, que dans les haltes on ne pouvait rester en place; le repos n'était qu'une fatigue de plus. Nous arrivâmes enfin le soir à une demi-lieue de Smolensk, où nous prîmes position derrière les ravins qui en défendent les approches. La nuit mit le comble à nos souffrances, et termina dignement cette cruelle retraite. Plusieurs soldats moururent de froid au bivouac, d'autres eurent les membres gelés. Au point du jour, nous découvrîmes avec joie les tours de Smolensk, que nous regardions depuis longtemps comme le terme de nos misères, puisque l'armée devait s'y reposer et y trouver en abondance des vivres dont elle était privée depuis si longtemps.
Il s'en fallait bien pourtant que ces espérances dussent être réalisées; de tous côtés la fortune semblait favoriser les Russes. Sur la Dwina, le général Wittgenstein, après avoir enlevé Polotzk le 18 octobre, cherchait à rejeter les 2e et 6e corps sur la grande route de Smolensk. Le 9e partait de cette dernière ville pour leur porter secours. À l'autre extrémité du théâtre de la guerre, la paix conclue avec la Turquie avait permis à l'amiral Tchitchagoff, commandant l'armée de Moldavie, de se réunir au corps de Tormasow. Les Autrichiens s'étaient retirés derrière le Bug, et l'amiral s'avançait à grandes journées pour s'emparer de Minsk, où nous avions d'immenses magasins, et pour nous prévenir au passage de la Bérézina.
Pendant ce temps la grande armée russe manœuvrait toujours sur nos flancs, interceptait les communications, enlevait les corps détachés, et ne nous permettait plus de nous écarter de la route. Sur la gauche, la brigade du général Augereau, cernée aux environs d'Elnia, avait mis bas les armes. Sur la droite, le 4e corps, qui de Dorogobuje marchait sur Witepsk, venait d'éprouver les plus grands désastres par le froid, la difficulté des chemins et la poursuite de l'ennemi. Son artillerie presque entière avait été détruite au passage du Wop, et ce corps d'armée revenait en toute hâte à Smolensk, où il arriva le même jour que le 3e. Il devenait impossible de s'arrêter à Smolensk; il fallait se hâter de prévenir l'ennemi sur la Bérézina, en se réunissant aux 2e et 3e corps. L'ordre fut donné de continuer la marche, malgré la rigueur de la saison, malgré la déplorable situation des troupes. Le 3e corps, fidèle à remplir sa noble tâche, resta chargé de l'arrière-garde, et nous nous préparâmes à opposer de nouvelles forces à de nouvelles fatigues, et un nouveau courage à de nouveaux dangers[34].
CHAPITRE IV.
SÉJOUR À SMOLENSK ET RETRAITE JUSQU'À KRASNOI.
DÉPART DE L'ARMÉE.—CONDUITE DU MARÉCHAL NEY À SMOLENSK.—AFFAIRE DU 4e
RÉGIMENT DANS LE FAUBOURG DE LA RIVE DROITE.—DÉVASTATION DE LA
VILLE.—DÉPART DU 3e CORPS.—AFFAIRES DE KRASNOI AVEC LES 1er ET 4e
CORPS ET LA GARDE IMPÉRIALE.—LE 3e CORPS SÉPARÉ DU RESTE DE
L'ARMÉE.—ARRIVÉE DE CE CORPS À KRASNOI DEVANT L'ENNEMI.
Smolensk était, ainsi que Minsk, un des grands dépôts de l'armée; on comptait, pour pourvoir aux premiers besoins, sur les magasins qu'on y avait rassemblés, et en effet ils auraient bien dû suffire: mais lorsque la désorganisation s'est mise dans une armée aussi nombreuse, il devient impossible d'en arrêter les progrès. Les administrations, les employés de toute espèce qui sont chargés de maintenir la régularité du service, ne sont plus alors que des éléments de désordre, et le mal s'augmente de tous les efforts que l'on fait pour l'arrêter. Le passage de l'armée à Smolensk en offrit un triste exemple. Depuis la prise de cette ville, le général Charpentier, gouverneur, et M. de Villeblanche, intendant de la province, n'avaient rien négligé pour rendre quelque confiance aux habitants. Grâce à leurs soins, secondés par la bonne discipline du 9e corps, on commençait à rétablir les maisons et l'on faisait venir de tous côtés des vivres que l'on mettait en magasin, quand nos soldats arrivant en foule se précipitèrent aux portes, croyant trouver à Smolensk le repos et l'abondance. Napoléon, qui craignait le tumulte qu'allaient occasionner tous ces soldats isolés et les régiments presque aussi indisciplinés qu'eux, s'était hâté d'arriver avec la garde impériale. Il défendit de laisser entrer personne, et ordonna aux régiments de se reformer dans les faubourgs. La garde reçut abondamment des distributions de toute espèce, et quand on voulut songer aux autres troupes, le désordre de l'administration, qui était égal à celui de l'armée, empêcha de rien faire d'utile. Les abus de tous genres s'exercèrent impunément, les magasins furent forcés et livrés au pillage, et comme il arrive toujours, on détruisit en vingt-quatre heures les ressources de plusieurs mois; on pilla et l'on mourut de faim.
Le 3e corps, arrivant le dernier sous les murs de Smolensk et tout occupé encore à en défendre les approches, fut oublié par ceux qu'il avait protégés. Pendant que nous tenions tête à l'ennemi, les autres corps d'armée achevaient de piller les magasins. Lorsque j'entrai à mon tour dans la ville, je n'y pus rien trouver ni pour mon régiment ni pour moi. Il fallut donc se résoudre à continuer notre retraite sans avoir reçu aucun secours. On ajouta seulement au 3e corps le 129e régiment et un régiment d'Illyriens, qui furent partagés entre les deux divisions. Ce renfort était bien nécessaire; car, depuis Moscou, les 11,000 hommes du 3e corps étaient réduits à moins de 3,000. La division wurtembergeoise ainsi que la cavalerie n'existaient plus; l'artillerie conservait à peine quelques canons; et c'était avec d'aussi faibles moyens qu'il fallait tenir tête à l'avant-garde russe. Déjà l'armée prenait la route d'Orcha, et le maréchal Ney, resté seul, se disposait à défendre la ville le plus longtemps possible pour retarder la poursuite de l'ennemi.
J'ai parlé de Smolensk au commencement de ce récit; j'ai dit que cette ville était située sur la rive gauche du Dniéper, et qu'un faubourg seul s'élevait en amphithéâtre sur la rive droite. Les routes de Pétersbourg et de Moscou traversent ce faubourg. Il était, à l'époque où nous sommes, presque entièrement brûlé. Un pont jeté sur le Dniéper conduisait dans la ville, et une forte tête de pont construite sur la rive droite en défendait le passage.
Le 14 au matin, le 3e corps quitta les approches de Smolensk, et fut placé de la manière suivante: la 2e division dans le faubourg de la rive droite; la 1re, en réserve, dans la tête de pont; le 4e régiment gardait la barrière de Moscou, et le régiment d'Illyrie celle de Pétersbourg; on occupa le petit nombre de maisons que l'incendie avait épargnées. Le froid était si violent que, la nuit suivante, les soldats placés aux postes avancés menacèrent de les quitter et de rentrer dans les maisons. J'envoyai de bons officiers pour les rappeler à leurs devoirs, bien décidé moi-même à les suivre si ma présence était nécessaire, et à m'établir au bivouac avec tous les officiers de mon régiment. Il y allait de notre honneur, puisque la défense de l'entrée du faubourg était confiée à mon régiment, et qu'une surprise aurait compromis la division tout entière. L'ordre fut bientôt rétabli. Les soldats ne pouvaient être insensibles à la voix de l'honneur, et ceux à qui la souffrance arracha quelques murmures indignes de leur courage les expièrent bientôt par une mort glorieuse.
Le lendemain 15 fut le jour d'une affaire où mon régiment se trouva seul engagé. La 2e division reçut dans la matinée l'ordre d'abandonner le faubourg de la rive droite, de traverser la ville et de s'établir sur la route de Wilna, laissant ainsi la 1re division en première ligne pour défendre la tête de pont. Le 4e régiment, qui occupait l'entrée du faubourg, se trouvait le plus éloigné du lieu de rassemblement; le rappel des postes demanda du temps, et le général Razout, pressé d'exécuter l'ordre qu'il avait reçu, se mit en marche sans vouloir m'attendre. Je partis le plus tôt possible pour rejoindre la division, lorsque l'ennemi, trouvant les postes extérieurs évacués, pénétra dans le faubourg; les soldats isolés qu'il poursuivait vinrent se réfugier dans nos rangs. Je pressai la marche, et quand nous eûmes gagné la tête de pont, j'en trouvai le passage tellement obstrué par les voitures qui s'y précipitaient, qu'il était impossible d'y faire passer un seul homme. Il fallut donc attendre; mais l'embarras croissait à chaque instant. Les Russes établirent deux pièces de canon sur les hauteurs et commencèrent à tirer sur les voitures et sur mon régiment. Alors le désordre fut porté au comble; les conducteurs abandonnèrent les voitures fracassées par les boulets; l'infanterie russe et les Cosaques s'avançaient. Cette situation devenait très-critique; il fallait à tout prix repousser une attaque qui pouvait rendre l'ennemi maître de la tête de pont; mais, me trouvant seul dans le faubourg, je n'osais engager une affaire quand j'avais l'ordre de me retirer. Heureusement le maréchal Ney, que le bruit du canon attirait toujours, parut sur le parapet et m'ordonna de marcher à l'ennemi pour le chasser entièrement du faubourg et donner le temps de débarrasser le passage. J'enlevai mon régiment au pas de charge, au milieu de la neige et des décombres des maisons. Les soldats, fiers de combattre sous les yeux du maréchal et des régiments de la 1re division, qui les contemplaient du haut du rempart, s'élancèrent sur l'ennemi avec la plus grande ardeur; les Russes se retirèrent précipitamment en emmenant l'artillerie; leurs tirailleurs furent chassés des maisons; en peu d'instants nous étions maîtres du faubourg entier. Le maréchal Ney me fit dire alors de ne point trop m'avancer, recommandation bien rare de sa part. Je formai mon régiment derrière la barrière de Pétersbourg, et un combat très-vif s'engagea sur ce point, avec les Russes qui étaient placés dans le cimetière d'une église voisine, dont ils n'osèrent plus sortir. Ce combat se soutint longtemps, quoique les Russes eussent sur nous l'avantage de la position, du nombre et de l'artillerie. Ce ne fut qu'après avoir reçu l'ordre de rentrer que je commençai ma retraite. Elle se fit en bon ordre, et je ramenai mon régiment dans la tête de pont. Tous les officiers avaient rivalisé de zèle en cette occasion; aucun d'eux ne fut blessé, et je perdis peu de soldats. Le sergent que j'avais cassé en commençant la retraite, et à qui je venais de rendre son grade le matin même, fut frappé à côté de moi d'une balle qui m'était peut-être destinée; il tomba mort à mes pieds[35].
Pendant que la 1re division défendait la ville à son tour, la 2e employa la journée du 16 à nettoyer les armes et à prendre quelque repos. Un détachement de 200 hommes venant de France nous attendait à Smolensk; je le passai en revue et l'incorporai dans mon régiment, qui, par ce renfort, se trouva porté à plus de cinq cents hommes. Je vis avec peine combien les jeunes gens qui composaient ce détachement avaient déjà souffert de la fatigue de la route et de la rigueur de la saison. Les équipages, qui avaient pris depuis longtemps les devants, nous attendaient à Smolensk; je leur ordonnai de nous suivre; d'autres colonels envoyèrent les leurs en avant, et l'on en sauva quelques-uns.
Ce même soir, je reçus les témoignages les plus flatteurs de la satisfaction du maréchal Ney pour notre affaire de la veille. J'en fis part aux officiers de mon régiment; je les exhortai à s'en rendre toujours dignes. Je pensais avec plaisir que leur tâche allait être bientôt remplie; car l'Empereur saisirait certainement la première occasion de nous relever à l'arrière-garde par des troupes fraîches. Aucun officier n'avait été dangereusement blessé; 500 soldats restaient encore, et combien ce petit nombre d'hommes était éprouvé! Quel intérêt, quelle confiance ne devaient pas inspirer ces braves soldats, qui, au milieu de si rudes épreuves, étaient restés fidèles à leurs drapeaux, et dont le courage semblait s'accroître avec les dangers et les privations! J'étais fier de la gloire qu'ils avaient acquise; je jouissais d'avance du repos dont j'espérais les voir bientôt jouir. Cette illusion fut promptement détruite; mais j'aime encore à en conserver le souvenir, et c'est le dernier sentiment doux que j'ai éprouvé dans le cours de cette campagne.
Beaucoup d'officiers blessés et malades étaient renfermés dans l'hôpital de Smolensk. J'appris qu'il y avait parmi eux un officier de mon régiment qui avait eu une cuisse emportée; je l'envoyai chercher sur-le-champ pour l'emmener avec nous. Ses compagnons d'infortune restèrent exposés aux dangers de l'incendie, de la chute des remparts et de la vengeance des Russes, car c'était le lendemain que le 3e corps devait quitter cet affreux séjour, après avoir fait sauter les remparts, ainsi qu'un grand nombre de caissons que l'armée ne pouvait emmener. Déjà cette ville n'offrait plus qu'un amas de décombres. Les portes et fenêtres des maisons qui restaient étaient brisées, les chambres remplies de cadavres; on voyait au milieu des rues les carcasses des chevaux dont toutes les chairs avaient été dévorées par les soldats et par quelques habitants confondus avec eux dans la même misère. Je n'oublierai jamais surtout l'impression de tristesse que j'éprouvai la nuit dans les rues désertes, à la lueur de l'incendie qui se réfléchissait sur la neige et contrastait singulièrement avec la douce clarté de la lune. J'avais vu quelques années auparavant cette ville dans tout l'éclat de la richesse, et ce souvenir me rendait plus pénible encore le spectacle de sa destruction. Le lendemain, au moment de notre départ, plusieurs fortes détonations nous apprirent que Smolensk avait cessé d'exister.
Nous marchâmes tranquillement sur la route d'Orcha. Le canon se fit seulement entendre dans le lointain, et l'on pensa que c'était le 9e corps qui se rapprochait de la grande route; car comment supposer que l'ennemi fût sur notre chemin, sans que les corps d'armée qui nous précédaient songeassent à nous en prévenir? Il n'était cependant que trop certain que l'armée russe, à la faveur de sa marche de flanc, avait atteint Krasnoi, tandis que les Français occupaient encore Smolensk, et qu'elle se préparait à les arrêter au passage. L'Empereur, avec la garde, le 4e et enfin le 1er corps furent attaqués successivement les 15, 16 et 17 à Krasnoi. Outre la supériorité du nombre, on peut juger quel avantage avaient les Russes sur des troupes épuisées et presque entièrement dépourvues de cavalerie et d'artillerie. Cependant la valeur triompha de tous les obstacles; la garde impériale, ayant forcé le passage, resta près de Krasnoi pour secourir les 4e et 1er corps. Le vice-roi, ainsi que le maréchal Davout, rejetèrent avec indignation les propositions de capitulation qu'on osa leur faire. Ils percèrent à leur tour la ligne ennemie, mais en perdant presque toute leur artillerie, leurs bagages et un grand nombre de prisonniers.
L'Empereur, n'ayant plus un moment à perdre pour arriver sur la Bérézina, se vit forcé d'abandonner le 3e corps, et précipita sa marche sur Orcha. Pendant trois jours que dura cette affaire, aucun avis ne fut donné au maréchal Ney du danger qui allait le menacer à son tour.
L'Empereur a beaucoup reproché au maréchal Davout de ne s'être pas arrêté un jour à Krasnoi pour attendre le 3e corps. Le maréchal assura qu'il ne l'avait pas pu; au moins eût-il dû prévenir le maréchal Ney. Peut-être aussi la communication était-elle interceptée. Quoi qu'il en soit, le général Miloradowitsch se contenta d'envoyer quelques troupes légères à la poursuite de l'Empereur, et réunit toutes ses forces contre le 3e corps, qu'il comptait prendre en totalité.
Le 18 au matin, nous partîmes de Koritnya et marchâmes sur Krasnoi; quelques escadrons de Cosaques harcelèrent, en approchant de cette ville, la 2e division qui marchait en tête. Cette apparition des Cosaques n'avait aucune importance; nous y étions accoutumés, et quelques coups de fusil suffisaient pour les écarter. Mais bientôt l'avant-garde rencontra la division du général Ricard, appartenant au 1er corps, qui était restée en arrière et qui venait d'être repoussée après un combat inégal qu'elle avait soutenu avec la plus grande bravoure. Le maréchal rallia les restes de cette division, et, à la faveur d'un brouillard qui favorisait notre marche en cachant notre petit nombre, il approcha de l'ennemi jusqu'à ce que le canon le forçât de s'arrêter. L'armée russe, rangée en bataille, fermait le passage de la route; nous apprîmes seulement alors que nous étions séparés du reste de l'armée, et que nous n'avions de salut que dans notre désespoir.
CHAPITRE V.
RETRAITE DE KRASNOI À ORCHA.
DÉROUTE DU 3e CORPS À KRASNOI.—HARDI PROJET DU MARÉCHAL NEY.—PASSAGE
DU DNIÉPER.—MARCHE SUR LA RIVE DROITE DE CE FLEUVE.—SITUATION CRITIQUE
DU 4e RÉGIMENT.—ARRIVÉE À ORCHA.
L'affaire du 3e corps à Krasnoi est une des plus belles qui aient illustré cette campagne; jamais on ne vit de lutte plus inégale; jamais le talent du général et le dévouement des troupes ne parurent avec plus d'éclat. À peine le maréchal Ney avait-il mis son avant-garde à l'abri du feu de l'artillerie, qu'un parlementaire envoyé par le général Miloradowitsch vint le sommer de mettre bas les armes. Ceux qui l'ont connu comprendront avec quel dédain cette proposition dut être accueillie; mais le parlementaire l'assura que la haute estime dont le général russe faisait profession pour ses talents et pour son courage l'empêcherait de lui rien proposer qui fût indigne de lui; que cette capitulation était nécessaire; que les autres corps d'armée l'avaient abandonné; qu'il était en présence d'une armée de 80,000 hommes, et qu'il pouvait, s'il le désirait, envoyer un officier pour s'en convaincre. Le 3e corps, avec les renforts reçus à Smolensk, ne s'élevait pas à 6,000 combattants; l'artillerie était réduite à six pièces de canon, la cavalerie à un seul peloton d'escorte. Cependant le maréchal, pour toute réponse, fit le parlementaire prisonnier; quelques coups de canon tirés pendant cette espèce de négociation servirent de prétexte, et, sans considérer les masses des ennemis et le petit nombre des siens, il ordonna l'attaque. La 2e division, formée en colonnes par régiments, marcha droit à l'ennemi. Qu'il me soit permis de rendre hommage au dévouement de ces braves soldats et de me féliciter de l'honneur d'avoir marché à leur tête. Les Russes les virent avec admiration s'avancer vers eux dans le meilleur ordre et d'un pas tranquille. Chaque coup de canon enlevait des files entières; chaque pas rendait la mort plus inévitable, et la marche ne fut pas ralentie un seul instant. Enfin nous approchâmes tellement de la ligne ennemie, que la 1re division de mon régiment, écrasée tout entière par la mitraille, fut renversée sur celle qui la suivait et y porta le désordre. Alors l'infanterie russe nous chargea à son tour, et la cavalerie, tombant sur nos flancs, nous mit dans une déroute complète. Quelques tirailleurs avantageusement placés arrêtèrent un instant la poursuite de l'ennemi; la division Ledru fut mise en bataille, et six pièces de canon répondirent au feu de la nombreuse artillerie des Russes. Pendant ce temps, je ralliai ce qui restait de mon régiment sur la grande route, où les boulets nous atteignaient encore. Notre attaque n'avait pas duré un quart d'heure, et la deuxième division n'existait plus; mon régiment perdit plusieurs officiers et fut réduit à 200 hommes; le régiment d'Illyrie et le 18e, qui perdit son aigle, furent encore plus maltraités; le général Razout blessé, le général Lenchantin fait prisonnier[36].
Aussitôt le maréchal fit rétrograder sur Smolensk la 2e division. Au bout d'une demi-lieue, il la dirigea à gauche à travers champs, perpendiculairement à la route. La 1re division, ayant longtemps épuisé ses forces à soutenir le choc de toute l'armée ennemie, suivit ce mouvement, avec les canons et quelques bagages; tous les blessés qui pouvaient encore marcher se traînèrent à leur suite. Les Russes se cantonnèrent dans les villages, en envoyant une colonne de cavalerie pour nous observer.
Le jour baissait; le 3e corps marchait en silence; aucun de nous ne pouvait comprendre ce que nous allions devenir. Mais la présence du maréchal Ney suffisait pour nous rassurer. Sans savoir ce qu'il voulait ni ce qu'il pourrait faire, nous savions qu'il ferait quelque chose. Sa confiance en lui-même égalait son courage. Plus le danger était grand, plus sa détermination était prompte; et quand il avait pris son parti, jamais il ne doutait du succès. Aussi, dans un pareil moment, sa figure n'exprimait ni indécision ni inquiétude; tous les regards se portaient sur lui, personne n'osait l'interroger. Enfin, voyant près de lui un officier de son état-major, il lui dit à demi-voix: Nous ne sommes pas bien.—Qu'allez-vous faire? répondit l'officier.—Passer le Dniéper.—Où est le chemin?—Nous le trouverons.—Et s'il n'est pas gelé?—Il le sera.—A la bonne heure, dit l'officier. Ce singulier dialogue, que je rapporte textuellement, révéla le projet du maréchal de gagner Orcha par la rive droite du fleuve, et assez rapidement pour y trouver encore l'armée qui faisait son mouvement par la rive gauche. Le plan était hardi et habilement conçu; on va voir avec quelle vigueur il fut exécuté.
Nous marchions à travers champs sans guide, et l'inexactitude des cartes contribuait à nous égarer. Le maréchal Ney, doué de ce talent d'homme de guerre qui apprend à tirer parti des moindres circonstances, remarqua de la glace dans la direction que nous suivions, et la fit casser, pensant que c'était un ruisseau qui nous conduirait au Dniéper. C'était réellement un ruisseau; nous le suivîmes et nous arrivâmes à un village[37] où le maréchal fit mine de vouloir s'établir. On alluma de grands feux; on plaça des avant-postes. L'ennemi nous laissa tranquilles, comptant avoir bon marché de nous le lendemain. À la faveur de ce stratagème, le maréchal s'occupa de suivre son plan. Il fallait un guide, et le village était désert; les soldats finirent par trouver un paysan boiteux; on lui demanda où était le Dniéper et s'il était gelé. Il répondit qu'à une lieue de là se trouvait le village de Sirokowietz, et que le Dniéper devait être gelé en cet endroit. Nous partîmes conduits par ce paysan; bientôt nous arrivâmes au village. Le Dniéper, très-encaissé, était en effet assez gelé pour que l'on pût le traverser à pied. Pendant qu'on cherchait un passage, les maisons se remplissaient d'officiers et de soldats blessés le matin, qui s'étaient traînés jusque-là et auxquels les chirurgiens pouvaient à peine donner les premiers soins; ceux qui n'étaient point blessés s'occupaient de chercher des vivres. Le maréchal Ney seul, oubliant à la fois les dangers du jour et ceux du lendemain, dormait d'un profond sommeil.
Vers le milieu de la nuit, on prit les armes pour passer le Dniéper en abandonnant à l'ennemi l'artillerie, les bagages, les voitures de toute espèce et les blessés qui ne pouvaient marcher. M. de Briqueville[38], dangereusement blessé la veille, passa le Dniéper en se traînant sur les genoux; je le confiai à deux sapeurs, qui vinrent à bout de le sauver. La glace était si peu épaisse, qu'un très-petit nombre de chevaux purent passer; les troupes se reformèrent de l'autre côté du fleuve.
Déjà le succès venait de couronner le premier plan du maréchal; le Dniéper était passé, mais nous étions à plus de 15 lieues d'Orcha. Il fallait y arriver avant que l'armée française en fût partie; il fallait traverser des pays inconnus et résister aux attaques de l'ennemi avec une poignée de fantassins épuisés de fatigue, sans cavalerie ni artillerie. La marche commença sous d'heureux auspices. Nous trouvâmes des Cosaques endormis dans un village[39]; ils furent faits prisonniers. Le 19, aux premiers rayons du jour, nous suivîmes la route de Liubavitschi. À peine fûmes-nous arrêtés quelques instants par le passage d'un torrent, et par quelques postes de Cosaques qui se replièrent à notre approche; à midi, nous avions atteint deux villages situés sur une hauteur, et dont les habitants eurent à peine le temps de se sauver en nous abandonnant leurs provisions. Les soldats se livraient à la joie que cause un moment d'abondance, lorsque l'on entendit crier: Aux armes! L'ennemi s'avançait et venait de replier nos avant-postes. Les troupes sortirent des villages, se formèrent en colonne, et se remirent en marche en présence de l'ennemi. Mais ce n'étaient plus quelques Cosaques comme ceux que nous avions rencontrés jusqu'à ce moment; c'étaient des escadrons entiers manœuvrant en ordre, et commandés par le général Platow lui-même. Nos tirailleurs les continrent; les colonnes pressèrent le pas en faisant leurs dispositions contre la cavalerie. Quelque nombreuse que fût cette cavalerie, nous ne la craignions guère, car jamais les Cosaques n'ont osé charger à fond un carré d'infanterie; mais bientôt plusieurs pièces de canon en batterie ouvrirent leur feu sur nos colonnes. Cette artillerie suivait le mouvement de la cavalerie, et se transportait, sur des traîneaux, partout où elle pouvait agir utilement. Jusqu'à la chute du jour, le maréchal Ney ne cessa de lutter contre tant d'obstacles, en profitant des moindres accidents du terrain. Au milieu des boulets qui tombaient dans nos rangs, et malgré les cris et les démonstrations d'attaque des Cosaques, nous marchions du même pas. La nuit approchait, l'ennemi redoubla d'efforts. Il fallut quitter la route et se jeter à gauche le long des bois qui bordent le Dniéper. Déjà les Cosaques s'étaient emparés de ces bois; le 4e et le 18e, sous la conduite du général d'Hénin, furent chargés de les en chasser. Pendant ce temps, l'artillerie ennemie prit position sur le bord opposé d'un ravin que nous devions passer. C'était là que le général Platow comptait nous exterminer tous.
Je suivis mon régiment dans le bois. Les Cosaques s'éloignèrent; mais le bois était profond et assez épais, il fallait faire face dans toutes les directions pour se garantir des surprises. La nuit vint, nous n'entendions plus rien autour de nous; il était plus que probable que le maréchal Ney continuait de se porter en avant. Je conseillai au général d'Hénin de suivre son mouvement; il s'y refusa pour éviter les reproches du maréchal, s'il quittait sans son ordre le poste où il l'avait placé. Dans ce moment, de grands cris qui annonçaient une charge se firent entendre en avant de nous et déjà à quelque distance; il devenait donc certain que notre colonne continuait sa marche, et que nous allions en être coupés. Je redoublai mes instances, en assurant au général d'Hénin que le maréchal, dont je connaissais bien la manière de servir, ne lui enverrait point d'ordre, parce qu'il s'en rapportait à chaque commandant de troupes pour agir selon les circonstances; que d'ailleurs il était trop éloigné pour pouvoir maintenant communiquer avec nous, et que le 18e était déjà sûrement parti depuis longtemps. Le général persista dans son refus; tout ce que je pus obtenir fut qu'il nous conduisît au point où devait être le 18e pour réunir les deux régiments. Le 18e était parti, et nous trouvâmes à sa place un escadron de Cosaques. Le général d'Hénin, convaincu trop tard de la justesse de mes observations, voulut enfin rejoindre la colonne. Mais nous avions parcouru le bois dans des directions si diverses, que nous ne pouvions plus reconnaître notre chemin; les feux que l'on voyait allumés de différents côtés servaient encore à nous égarer. Les officiers de mon régiment furent consultés, et l'on suivit la direction que le plus grand nombre d'entre eux indiqua. Je n'entreprendrai point de peindre tout ce que nous eûmes à souffrir pendant cette nuit cruelle. Je n'avais pas plus de 100 hommes, et nous nous trouvions à plus d'une lieue en arrière de notre colonne. Il fallait la rejoindre au milieu des ennemis qui nous entouraient. Il fallait marcher assez rapidement pour réparer le temps perdu, et assez en ordre pour résister aux attaques des Cosaques. L'obscurité de la nuit, l'incertitude de la direction que nous suivions, la difficulté de marcher à travers bois, tout augmentait notre embarras. Les Cosaques nous criaient de nous rendre, et tiraient à bout portant au milieu de nous; ceux qui étaient frappés restaient abandonnés. Un sergent eut la jambe fracassée d'un coup de carabine. Il tomba à côté de moi, en disant froidement à ses camarades: Voilà un homme perdu; prenez mon sac, vous en profiterez. On prit son sac, et nous l'abandonnâmes en silence. Deux officiers blessés eurent le même sort. J'observais cependant avec inquiétude l'impression que cette situation causait aux soldats, et même aux officiers de mon régiment. Tel qui avait été un héros sur le champ de bataille, paraissait alors inquiet et troublé; tant il est vrai que les circonstances du danger effrayent souvent plus que le danger lui-même. Un très-petit nombre conservaient la présence d'esprit qui nous était si nécessaire. J'eus besoin de toute mon autorité pour maintenir l'ordre dans la marche, et pour empêcher chacun de quitter son rang. Un officier osa même faire entendre que nous serions peut-être forcés de nous rendre. Je le réprimandai à haute voix, et d'autant plus sévèrement que c'était un officier de mérite, ce qui rendait la leçon plus frappante. Enfin après plus d'une heure nous sortîmes du bois, et nous trouvâmes le Dniéper à notre gauche. La direction était donc assurée, et cette découverte donna aux soldats un moment de joie dont je profitai pour les encourager et leur recommander le sang-froid, qui seul pouvait nous sauver. Le général d'Hénin nous remit en marche le long du fleuve pour empêcher l'ennemi de nous tourner. Nous étions loin d'être hors d'affaire; nous n'avions plus de doutes sur notre direction, mais la plaine dans laquelle nous marchions permettait à l'ennemi de nous attaquer en masse et de se servir de son artillerie. Heureusement il faisait nuit, l'artillerie tirait un peu au hasard. De temps en temps, les Cosaques s'approchaient avec de grands cris; nous nous arrêtions alors pour les repousser à coups de fusil, et nous repartions aussitôt. Cette marche dura deux lieues dans des terrains difficiles, en franchissant des ravins si escarpés, qu'il fallait les plus grands efforts pour remonter le bord opposé, et en passant des ruisseaux à demi gelés où l'on avait de l'eau jusqu'aux genoux. Rien ne put ébranler la constance des soldats; le plus grand ordre fut toujours observé, aucun homme ne quitta son rang. Le général d'Hénin, blessé d'un éclat de mitraille, n'en voulut rien dire pour ne pas décourager les soldats, et continua de s'occuper du commandement avec le même zèle. Sans doute on peut lui reprocher de s'être obstiné trop longtemps à défendre le bois de Dniéper; mais dans des moments si difficiles l'erreur est pardonnable. Ce qu'on ne contestera pas du moins, c'est la bravoure et l'intelligence avec lesquelles il nous a guidés tant qu'a duré cette marche périlleuse. La poursuite de l'ennemi se ralentit; enfin, on découvrit quelques feux sur une hauteur en avant de nous. C'était l'arrière-garde du maréchal Ney, qui avait fait halte en cet endroit, et qui se remettait en marche; nous nous réunîmes à elle, et nous apprîmes que le maréchal avait marché la veille sur l'artillerie ennemie et l'avait forcée de lui céder le passage.
Ce fut ainsi que le 4e régiment se tira d'une position presque désespérée. La marche continua encore une heure. Les soldats, épuisés, avaient besoin de repos; on fit halte dans un village, où l'on trouva quelques provisions.
Nous étions encore à huit lieues d'Orcha, et le général Platow allait sans doute redoubler d'efforts pour nous enlever. Les moments étaient précieux; à une heure du matin on battit la générale et l'on partit. Le village était en flammes; l'obscurité de la nuit, éclairée seulement par la lueur de l'incendie, répandait autour de nous une teinte lugubre. Je regardai tristement ce spectacle. La fatigue de la journée précédente et l'eau qui remplissait mes bottes m'avaient rendu toutes les souffrances que j'avais éprouvées précédemment. Pouvant à peine marcher, je m'appuyais sur le bras de M. Lalande, jeune officier de voltigeurs. Sa conduite avait mérité quelques reproches au commencement de la campagne, et on lui avait même refusé le grade de capitaine, auquel son ancienneté de lieutenant lui donnait des droits. Je l'observais avec attention, et, comme j'étais fort content de lui, je crus le moment venu de lui promettre un dédommagement. Je lui témoignai donc ma satisfaction et mes regrets sur le retard qu'avait éprouvé son avancement, en lui donnant ma parole qu'il serait le premier capitaine nommé dans mon régiment. Il me remercia avec la plus grande sensibilité, et continua de redoubler de zèle tant que ses forces répondirent à son courage. Ce malheureux jeune homme a fini par succomber; mais j'aime à penser que l'espérance que je lui avais donnée aura soutenu quelque temps son courage et peut-être adouci l'horreur de ses derniers moments.
Nous marchâmes jusqu'au jour sans être inquiétés. Aux premiers rayons du soleil, les Cosaques reparurent, et bientôt le chemin que nous suivions nous conduisit dans une plaine. Le général Platow, voulant profiter de cet avantage, fit avancer sur des traîneaux cette artillerie que nous ne pouvions ni éviter ni atteindre; et, quand il crut avoir mis le désordre dans nos rangs, il ordonna une charge à fond. Le maréchal Ney forma rapidement en carré chacune de ses deux divisions; la 2e, commandée par le général d'Hénin, se trouvant d'arrière-garde, était la première exposée. Nous fîmes prendre rang de force à tous les hommes isolés qui avaient encore un fusil; il fallut employer les menaces les plus fortes pour en tirer parti. Les Cosaques, faiblement contenus par nos tirailleurs, et chassant devant eux une foule de traînards sans armes, s'efforçaient d'atteindre le carré. Les soldats précipitaient leur marche à l'approche de l'ennemi et sous le feu de son artillerie. Vingt fois je les vis sur le point de se débander et de fuir chacun de leur côté, en se livrant avec nous à la merci des Cosaques; mais la présence du maréchal Ney, la confiance qu'il inspirait, son attitude calme au moment d'un tel danger, les retinrent dans le devoir. Nous atteignîmes une hauteur. Le maréchal ordonna au général d'Hénin de s'y maintenir, en ajoutant qu'il fallait savoir mourir là pour l'honneur de la France. Pendant ce temps, le général Ledru marchait sur Jokubow[40], village adossé à un bois. Quand il y fut établi, nous allâmes l'y joindre: les deux divisions prirent position en se flanquant mutuellement. Il n'était pas encore midi, et le maréchal Ney déclara qu'il défendrait ce village jusqu'à neuf heures du soir. Le général Platow tenta vingt fois de nous enlever; ses attaques furent constamment repoussées, et, fatigué de tant de résistance, il prit position lui-même vis-à-vis de nous.
Le maréchal avait envoyé dès le matin un officier polonais, qui parvint à Orcha et y donna de nos nouvelles. L'Empereur en était parti la veille, le vice-roi et le maréchal Davout occupaient encore la ville.
À neuf heures du soir, nous prîmes les armes et nous nous mîmes en marche dans le plus grand silence. Les postes de Cosaques placés sur la route se replièrent à notre approche. La marche continua avec beaucoup d'ordre. À une lieue d'Orcha, l'avant-garde rencontra un poste avancé. On lui répondit en français. C'était une division du 4e corps qui venait à notre secours avec le vice-roi. Il faudrait avoir passé trois jours entre la vie et la mort pour juger de la joie que nous causa cette rencontre. Le vice-roi nous reçut avec une vive émotion. Il témoigna hautement au maréchal Ney l'admiration que lui causait sa conduite. Il félicita les généraux et les deux colonels qui restaient[41]. Ses aides de camp nous entourèrent en nous accablant de questions sur les détails de ce grand drame et sur la part que chacun y avait prise. Mais le temps pressait; au bout de peu d'instants il fallut repartir pour Orcha. Le vice-roi voulut faire notre arrière-garde; à trois heures du matin, nous entrâmes dans la ville. Quelques maisons assez misérables du faubourg nous servirent d'asile. On promit des distributions pour le lendemain, et il nous fut enfin permis de prendre un peu de repos.
Ainsi se termina cette marche hardie, l'un des plus curieux épisodes de la campagne. Elle couvrit de gloire le maréchal Ney, et le 3e corps lui dut son salut, si l'on peut donner le nom de corps d'armée à 8 ou 900 hommes qui arrivèrent à Orcha, reste des 6,000 qui avaient combattu à Krasnoi.
CHAPITRE VI.
RETRAITE D'ORCHA À LA BÉRÉSINA.
MOUVEMENTS DES AUTRES CORPS.—PROGRÈS DE LA DÉSORGANISATION DANS
L'ARMÉE.—MARCHE D'ORCHA À VÉZÉLOVO.—MOUVEMENTS DES TROIS ARMÉES
RUSSES.—RÉUNION DES 2e, 6e ET 9e CORPS À LA GRANDE ARMÉE.—PASSAGE DE
LA BÉRÉSINA.—AFFAIRE DU 28 NOVEMBRE.
Pendant que le 3e corps soutenait la terrible lutte que je viens de raconter, l'Empereur avait marché rapidement sur Orcha, toujours poursuivi par les troupes légères des Russes. Le détail de ce mouvement n'offre d'intéressant que la mort funeste de 300 hommes du 1er corps, brûlés à Lyady dans une grange où ils avaient passé la nuit. Ces malheureux, en voulant se sauver, s'accrochèrent tellement les uns aux autres, qu'aucun d'eux ne put sortir. Tous périrent; un seul respirait encore, et l'on fut obligé, pour l'achever, de lui tirer deux coups de fusil.
J'ai dit, à la fin du troisième chapitre, dans quelle situation se trouvait l'armée, et combien il était nécessaire de prévenir les Russes au passage de la Bérézina; aussi Napoléon, sans s'arrêter à Orcha, suivit la route de Borisow. Cette ville est située sur la Bérézina, à trente lieues d'Orcha; la division de Dombrowski y était établie pour garder le pont.
Ici commence pour le 3e corps une époque nouvelle. On vient de voir ce corps d'armée chargé seul de l'arrière-garde depuis Viasma, c'est-à-dire pendant un intervalle de dix-huit jours et une distance de soixante lieues. Réuni maintenant à la Grande Armée et marchant dans ses rangs, le 3e corps n'aura plus à partager que les fatigues et les privations communes.
À peine avions-nous pris trois heures de repos à Orcha, qu'on voulut songer aux distributions; mais nous devions encore être privés de cette faible ressource. Les Russes, parvenus sur l'autre bord du Dniéper, commencèrent à incendier la ville avec des obus; les bâtiments où étaient les magasins se trouvaient fort en vue et servaient de points de mire. Il devint impossible de faire aucune distribution régulière; quelques soldats rapportèrent de l'eau-de-vie et de la farine au péril de leur vie; et le maréchal Davout, maintenant chargé de l'arrière-garde, pressa notre départ. À huit heures du matin, nous étions sur la route de Borisow.
Cette route est une des plus belles que l'on puisse voir, et sa largeur permettait de faire marcher de front plusieurs colonnes. Pour la première fois, n'ayant point à songer à l'ennemi, j'observai la situation de mon régiment; à peine me restait-il 80 hommes, et comment espérer de conserver ce petit nombre de soldats, auxquels on ne pouvait donner un instant de repos? Je remarquais avec douleur le mauvais état de leur habillement et de leur chaussure, leur maigreur et l'air d'abattement répandu sur leur visage. Les autres régiments du 3e corps étaient peut-être encore en plus mauvais état que le mien. Le manque de vivres seul aurait suffi pour détruire l'armée, quand toutes les autres calamités ne s'y seraient pas jointes. Depuis longtemps les provisions de Moscou étaient consommées, les charrettes qui les portaient abandonnées, les chevaux morts sur la route. On a vu jusqu'à présent quelle part nous avions eue aux distributions, qui d'ailleurs n'eurent lieu qu'à Smolensk et à Orcha. Quant aux ressources du pays, on peut juger de ce qui restait dans les lieux que les troupes qui nous précédaient venaient de traverser. Aussi vivions-nous d'une manière miraculeuse, tantôt avec de la farine détrempée dans l'eau sans sel, tantôt avec un peu de miel ou quelques morceaux de chair de cheval, et sans autre boisson que la neige fondue. En approchant de Wilna, nous trouvâmes une espèce de boisson faite avec des betteraves. La rigueur du froid était fort diminuée; on se rappelle que nous avions trouvé le Dniéper à peine gelé, et pourtant ce changement de température ne nous fut d'aucun avantage, car le demi-dégel ne faisait que rendre le terrain glissant, ce qui usait la chaussure et augmentait la fatigue. Je rencontrai, à quelque distance d'Orcha, M. Lanusse, capitaine de mon régiment, qui avait perdu la vue par un coup de feu à la prise de Smolensk; une cantinière de sa compagnie le conduisait et en prenait le plus grand soin. Il me raconta qu'après avoir été pris et pillés par les Cosaques à Krasnoi, ils avaient trouvé moyen de s'échapper et qu'ils allaient s'efforcer de nous suivre. Peu de temps après, on les trouva sur la route morts et dépouillés.
Les autres corps d'armée avec lesquels nous marchions avaient perdu moins d'hommes que nous; mais leur misère était aussi grande et leur désorganisation aussi complète. À cet égard, la jeune garde ne se distinguait pas du reste de l'armée. Depuis longtemps la cavalerie n'existait plus. Napoléon réunit les officiers qui avaient encore un cheval pour en former autour de lui des espèces de gardes du corps, dont les colonels étaient sous-officiers et les généraux officiers. Ce corps, auquel il a donné le nom d'escadron sacré, était lui-même sous les ordres immédiats du roi de Naples; mais les malheurs de la retraite empêchèrent d'en tirer parti; il fut dispersé aussitôt que réuni.
En cinq jours de marche, l'armée atteignit les bords de la Bérézina. Nous retrouvâmes à Tolotschin le grand quartier général. L'Empereur félicita le maréchal Ney sur son expédition du Dniéper; il lui parla ensuite avec beaucoup de calme des dangers qui attendaient l'armée au passage de la Bérézina et dont il ne se dissimulait pas l'étendue. Nous passâmes deux nuits à couvert dans les petites villes de Bobr et de Natcha. Je n'en dirai pas autant de Némonitsa, village à une lieue en arrière de Borisow; le voisinage de la Bérézina y causait un grand encombrement, et les soldats de tous les corps d'armée s'entassaient pêle-mêle avec les blessés. Un général, dont j'ignore le nom, logeait dans une assez bonne maison. Le major de mon régiment imagina de lui demander l'hospitalité pour nous; il la refusa, ce qui était immanquable, et le major, très-mécontent de son refus, s'emporta au point de menacer de mettre le feu à la maison, tant l'indiscipline était poussée loin à cette époque. Je réprimandai fortement mon major, et après avoir fait en son nom des excuses au général, je passai la nuit avec les officiers de mon régiment entre les quatre murs d'une chaumière, dont la toiture avait été enlevée.
Avant de raconter le passage de la Bérézina, il est nécessaire de dire un mot de la situation générale de l'armée et de celle de l'ennemi.
On a vu, à la fin du troisième chapitre, que le général Wittgenstein avait pris Polotzk le 18 octobre, et que le 2e corps, chassé de sa position sur le Dniéper, se rapprochait de la route que nous suivions. Aussitôt que le duc de Bellune fut arrivé avec le 9e et eut relevé le 2e, le duc de Reggio vint prendre position à Bobr. Le duc de Bellune, après une affaire indécise à Tchasniki, le 14 novembre, contint le général Wittgenstein jusqu'au 22, et commença ensuite son mouvement rétrograde pour se rapprocher de la Grande Armée.
D'un autre côté, l'amiral Tchitchagoff, venant de la Moldavie, surprit la ville de Minsk le 16 novembre, et s'empara de tous les magasins qu'on y avait réunis. Son avant-garde enleva le pont de Borisow le 21, malgré la vive résistance du général Dombrowski, passa la Bérézina, et se porta au-devant de l'Empereur sur la route d'Orcha. Le duc de Reggio marcha à la rencontre des Russes, les repoussa jusqu'à Borisow, et les rejeta de l'autre côté de la Bérézina, dont ils brûlèrent le pont. Enfin le général en chef Kutusow, qui nous suivait depuis Moscou avec la grande armée, continuait son mouvement sur notre flanc gauche, et combinait ses opérations avec celles des autres corps. Ainsi trois armées russes se préparaient à cerner l'armée française sur les bords de la Bérézina: l'armée de Moldavie, placée sur la rive opposée, en empêchant le passage; le corps du général Wittgenstein, en pressant l'arrière-garde par la droite et la repoussant sur le centre; la grande armée, en appuyant le même mouvement par la gauche. À des attaques aussi formidables se joignaient l'impossibilité de faire vivre les troupes françaises réunies dans un très-petit espace, la nécessité de construire un pont sur la Bérézina en présence de l'ennemi, enfin la fatigue et l'épuisement de notre armée. Cependant la réunion des 2e et 9e corps, celui-ci presque intact, celui-là beaucoup mieux conservé que les nôtres, devait nous être d'un grand secours; il nous restait encore 50,000 combattants, 5,000 cavaliers, une artillerie nombreuse, le génie de l'Empereur et le courage que donne le désespoir. D'ailleurs la lenteur de la poursuite de la grande armée russe la mettait hors de ligne, puisque le général Kutusow passait seulement le Dniéper à Kopis le 26 novembre, tandis que dès le 25 toute l'armée française se trouvait réunie sur les bords de la Bérézina, à trois jours de marche en avant de lui. Il s'agissait donc de forcer le passage de la rivière assez rapidement pour ne point être atteint par le général Kutusow, et n'avoir, par conséquent, à combattre que deux armées au lieu de trois. Le 2e corps, placé à Borisow, devait tenter le passage; le 9e, retarder la marche du général Wittgenstein sur la rive gauche; les autres corps, trop épuisés pour pouvoir rien entreprendre, reçurent l'ordre de marcher entre le 2e et le 9e; la garde impériale était la dernière ressource.
Dès le 24, l'Empereur s'occupait de chercher un passage. On ne pouvait le tenter à Borisow même, car il eût fallu construire et traverser un pont sous le feu des batteries ennemies qui bordaient la rive opposée. Au-dessous de Borisow, à Ucholoda, nous nous serions rapprochés du général Kutusow, qu'il était si important d'éviter. À trois lieues au-dessus de Borisow, au contraire, au village de Vésélovo, le terrain nous favorisait; les hauteurs de notre côté dominaient la rive opposée, et le passage pouvait être tenté sur ce point, d'autant mieux qu'on trouvait de l'autre côté la route de Zembin, par laquelle on ramènerait l'armée à Wilna. Napoléon prit ce dernier parti. La journée du 25 fut employée à faire des démonstrations de passage à Ucholoda et surtout à Borisow. L'amiral Tchitchagoff, n'ayant en tout que 20,000 hommes d'infanterie, ne pouvait occuper en force tous les points du passage; il porta sa principale attention sur Borisow et sur les points au-dessous de cette ville, par où le général Kutusow l'assurait que l'armée française devait se diriger. Cependant, dans la nuit du 25 au 26, le 2e corps se porta à Vésélovo; l'Empereur y arriva le 26 à la pointe du jour. Quelques cavaliers avec des voltigeurs en croupe passèrent à la nage et attaquèrent les avant-postes russes. Aussitôt 30 pièces de canon furent établies sur les hauteurs qui dominaient la rive opposée pour empêcher l'ennemi de s'y établir. Sous la protection de cette artillerie, les pontonniers, enfoncés dans l'eau glacée, travaillèrent à la construction de deux ponts qu'ils terminèrent avant la nuit. Le 2e corps passa et repoussa les Russes sur la route de Borisow; les autres corps d'armée le suivirent. Le 3e corps arriva le soir à Vésélovo, et passa la Bérézina un peu avant le jour. Beaucoup d'hommes restèrent sur la rive gauche, croyant passer plus facilement le lendemain matin; les autres se dispersèrent sur les marais à demi gelés qui bordaient la rive droite, cherchant vainement un abri contre la rigueur du froid.
Au point du jour, le 3e corps se reforma et prît position derrière le 2e, dans un bois que traverse la route. La journée se passa tranquillement. Tchitchagoff, instruit du passage de notre armée, réunissait ses troupes pour nous attaquer, pendant que les 1er, 4e et 5e corps, l'Empereur et la garde impériale, les parcs d'artillerie et les bagages, passaient sans discontinuer sur les ponts qui se rompaient à chaque instant. Le passage s'effectua d'abord avec assez d'ordre; mais la foule grossissait sans cesse, et la confusion devint bientôt telle, que les troupes se virent obligées d'employer la force pour se faire jour.
Le froid avait repris de nouveau; la neige tombait avec violence, et les feux que nous allumions pouvaient à peine nous réchauffer. Je n'en résolus pas moins d'employer utilement cette journée. Depuis Smolensk, je n'avais eu ni le temps ni le courage d'observer de près la destruction de mon régiment. Ce jour-là, je me décidai à entrer dans ces tristes détails. J'appelai près de moi les officiers, et j'en fis l'appel avec la liste que j'avais apportée de Moscou; mais que de changements depuis cette époque! De 70 officiers à peine en restait-il 40, et la plupart étaient malades ou épuisés de fatigue. Je m'entretins longtemps avec eux de notre situation présente; je donnai à plusieurs les éloges que méritait leur conduite vraiment héroïque; j'en réprimandai d'autres qui montraient plus de faiblesse, et je leur promis surtout de chercher toujours à les encourager par mon exemple. Presque tous les cadres de compagnies avaient été détruits à Krasnoi, ce qui rendait la discipline beaucoup plus difficile. Je formai deux pelotons des soldats qui restaient, le premier composé de grenadiers et voltigeurs, le second des compagnies du centre. Je désignai les officiers qui devaient les commander, et j'ordonnai aux autres de prendre chacun un fusil et de marcher toujours avec moi à la tête du régiment. J'étais moi-même au bout de mes dernières ressources: je n'avais plus qu'un cheval; mon dernier porte-manteau fut perdu au passage de la Bérézina, il ne me resta que ce que j'avais sur le corps, et nous étions encore à 50 lieues de Wilna, à 80 du Niémen: mais je comptais pour peu mes souffrances et mes privations personnelles au milieu de tant de malheurs. Le maréchal Ney avait tout perdu comme nous, ses aides de camp mouraient de faim, et je me souviens avec reconnaissance qu'ils eurent plus d'une fois la bonté de partager avec moi le peu de vivres qu'ils pouvaient se procurer[42].
Ce même soir, le 9e corps éprouva sur la rive droite un événement bien funeste. Le duc de Bellune était arrivé le 26 à Borisow, toujours suivi par le général Wittgenstein. Il vint prendre position le 27 sur les hauteurs de Vésélovo pour protéger le passage et l'effectuer lui-même. La division Partouneaux, qui faisait son arrière-garde, fut laissée à Borisow, avec ordre de venir le joindre la nuit. Ce général, n'ayant point de guide et trompé, à ce qu'il paraît, par les feux de l'ennemi, prit une fausse route, tomba au milieu des troupes du général Wittgenstein, et fut pris avec toute sa division forte de 4,000 hommes. Wittgenstein, n'ayant plus rien qui l'arrêtât, marcha rapidement sur Vésélovo.
Le lendemain 28, le combat s'engagea vivement des deux côtés de la rivière. L'amiral Tchitchagoff sur la rive gauche, le général Wittgenstein sur la rive droite, réunirent leurs efforts pour repousser nos troupes et les précipiter dans la Bérézina. On ne pouvait opposer aux attaques de l'amiral que le 2e corps et une partie du 5e; trois faibles bataillons placés sur la grande route servaient de réserve; c'était ce qui restait des 1er, 3e et 8e corps. Le combat se soutint quelque temps; mais le 2e corps, pressé par des forces supérieures, commençait à plier. Nos réserves, atteintes de plus près par les boulets, se portèrent en arrière. Ce mouvement fit fuir tous les isolés qui remplissaient le bois, et qui, dans leur frayeur, coururent jusqu'au pont. La jeune garde elle-même fut ébranlée. Bientôt il n'y avait plus de salut que dans la vieille garde; nous étions prêts à vaincre ou à mourir avec elle. En un instant tout changea de face, et les lieux qui devaient être le tombeau de la Grande Armée furent les témoins de son dernier triomphe. Le duc de Reggio, après une héroïque résistance, venait d'être blessé; le maréchal Ney le remplaça aussitôt. L'illustre guerrier, qui avait sauvé le 3e corps à Krasnoi, sauva sur les bords de la Bérézina l'armée tout entière et l'Empereur lui-même. Il rallia le 2e corps et reprit hardiment l'offensive. Son expérience guidait les généraux, comme son courage animait les soldats. Les cuirassiers de Doumerc enfoncèrent les carrés, enlevèrent des pièces de canon. L'infanterie française et polonaise seconda leurs efforts; 4,000 prisonniers et 5 pièces de canon furent le prix de la victoire. Nous accueillîmes avec transports les braves soldats qui conduisaient ces brillants trophées. Leur valeur décida de la journée. Tchitchagoff, qui ne s'attendait plus à trouver des ennemis si redoutables, ne renouvela pas ses attaques. La nuit vint; le 2e corps garda sa position, les autres corps rentrèrent dans le bois et reprirent leurs bivouacs. Cette nuit fut aussi pénible que les précédentes; mais ce n'étaient plus nous qu'il fallait plaindre, c'étaient les malheureux restés sur l'autre rive.
Le désordre avait été toujours en croissant pendant la journée et la nuit du 27. Le 28 au matin, le pont destiné aux voitures se rompit tout à fait; l'artillerie et les bagages se portèrent sur le pont destiné à l'infanterie et s'y ouvrirent de force un passage. Il ne restait de troupes sur cette rive que les deux divisions du 9e corps; mais une multitude innombrable de fourgons, de voitures de toute espèce, de soldats isolés et d'individus non combattants, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de femmes et d'enfants. On avait ordonné expressément que le passage fût d'abord réservé aux troupes; les voitures ainsi que les blessés, les malades et autres individus que l'armée traînait après elle, devaient passer ensuite, protégés par le 9e corps, qui fermait la marche. Mais le général Wittgenstein, ayant, comme on l'a dit, enlevé la division Partouneaux tout entière, attaqua le duc de Bellune, le 28 au matin, près de Vésélovo, et renouvela de ce côté les efforts que faisait l'amiral sur l'autre rive. Le duc de Bellune déploya dans sa résistance tout ce que peuvent inspirer le talent et la valeur; mais, pressé par des forces supérieures, il ne pouvait empêcher les progrès de l'ennemi. Vers le soir, l'artillerie russe, prenant une position avantageuse, fit feu sur cette masse confuse qui couvrait la plaine. Le désordre fut alors à son comble; les chevaux et les voitures passaient sur le corps des hommes qu'ils renversaient. Chacun, ne pensant qu'à son propre salut, cherchait, pour se frayer un passage, à abattre son voisin à ses pieds ou à le jeter dans la rivière. Au milieu de cette confusion, les boulets de canon frappaient ceux qui se soutenaient encore et brisaient les voitures; un grand nombre d'hommes périrent sur le pont; d'autres essayant de passer à la nage se noyèrent au milieu des glaçons. Il était nuit; le 9e corps se défendait encore. Bientôt, repliant successivement ses troupes, le duc de Bellune se fit jour jusque sur le pont, le passa précipitamment et y mit le feu. Les morts et mourants qui le couvraient furent engloutis dans les flots, et tous ceux qui étaient sur l'autre bord tombèrent au pouvoir de l'ennemi, ainsi que les bagages, beaucoup d'artillerie, les voitures des particuliers, les trophées de Moscou, enfin tout ce qui avait échappé aux désastres précédents. Plus de 15,000 hommes périrent ou furent pris dans cette affreuse journée.
CHAPITRE VII
RETRAITE DE LA BÉRÉZINA À WILNA.
PREMIERS JOURS DE MARCHE.—IMPOSSIBILITÉ DE FORMER UNE
ARRIÈRE-GARDE.—LES RESTES DU 3e CORPS REJOIGNENT LE QUARTIER
GÉNÉRAL.—DÉPART DE L'EMPEREUR.—NOUVELLE RIGUEUR DU FROID.—L'ARMÉE
ARRIVE À WILNA.
La Bérézina était passée et le projet des Russes avait échoué; mais la déplorable situation de l'armée rendait de plus en plus difficile de résister à de nouvelles attaques. Les 2e et 9e corps, qui s'étaient sacrifiés pour nous ouvrir le passage de la Bérézina, se trouvaient presque en aussi mauvais état que nous, et le salut de l'armée ne dépendait que de la rapidité de sa fuite. Aussi cette partie de la retraite, la plus désastreuse de toutes, n'offre-t-elle qu'une marche précipitée ou plutôt une longue déroute sans aucune opération militaire. On espérait rallier l'armée à Wilna, sous la protection de quelques troupes qui s'y trouvaient. Nous en étions encore à cinquante-quatre lieues par le chemin de traverse de Zembin, qui rejoint la grande route à Molodestchno; l'on suivit cette direction.
Dès le 28, lorsque l'attaque de Tchitchagoff eut été repoussée, Napoléon quitta les bords de la Bérézina, et se porta à Zembin avec la garde et les 1er, 4e et 5e corps. Le 29 au matin les 2e et 9e commencèrent leur retraite, suivis par le 3e. La route de Zembin est une chaussée élevée sur des marais et construite en bois, comme plusieurs autres de ce pays; quelques ponts très-longs traversent des courants d'eau qui se jettent dans la Bérézina. Cette disposition de terrain rendait la marche pénible et lente; car les marais n'étant qu'à demi gelés, il fallait que la colonne entière défilât sur cette chaussée souvent très-étroite; mais on se consolait de cet inconvénient en pensant que si l'ennemi, moins occupé de défendre la route de Minsk, eût porté plus d'attention sur celle de Wilna, il lui aurait suffi de brûler un des ponts pour nous engloutir tous dans les marais. Après avoir passé un de ces défilés, le 3e corps s'arrêta quelque temps pour se rallier. Là je vis passer pêle-mêle des officiers de tous grades, des soldats, des domestiques, quelques cavaliers traînant avec peine leurs chevaux, des blessés et écloppés se soutenant mutuellement. Chacun racontait la manière miraculeuse dont il avait échappé au désastre de la Bérézina, et se félicitait d'avoir pu sauver sa vie en abandonnant tout ce qu'il possédait. Je remarquai un officier italien respirant à peine et porté par deux soldats que sa femme accompagnait. Vivement touché de la douleur de cette femme et des soins qu'elle rendait à son mari, je lui donnai ma place auprès d'un feu qu'on avait allumé. Il fallait toute l'illusion de sa tendresse pour ne pas s'apercevoir de l'inutilité de ses soins. Son mari avait cessé de vivre, et elle l'appelait encore jusqu'au moment où, ne pouvant plus douter de son malheur, elle tomba évanouie sur son corps. Tels étaient les tristes spectacles que nous avions journellement sous les yeux, quand nous nous arrêtions un instant, sans compter les querelles des soldats qui se battaient pour un morceau de cheval ou un peu de farine; car depuis longtemps le seul moyen de conserver sa vie était d'arracher de force les provisions à ceux qui les portaient ou de profiter d'un moment de sommeil pour les leur enlever. Ce même jour, j'appris la mort de M. Alfred de Noailles, aide de camp du prince de Neufchâtel, qui avait été tué la veille auprès du duc de Reggio. Jusqu'à ce moment je n'avais perdu aucun de mes amis, et j'en éprouvai une douleur bien vive. Le maréchal Ney, à qui j'en parlai, me dit pour toute consolation que c'était apparemment son tour, et qu'enfin il valait mieux que nous le regrettions que s'il nous regrettait. Dans de pareilles occasions il témoignait toujours la même insensibilité; une autre fois je lui entendis répondre à un malheureux blessé qui lui demandait de le faire emporter: Que veux-tu que j'y fasse? tu es une victime de la guerre; et il passa son chemin. Ce n'est pas assurément qu'il fût méchant ni cruel; mais l'habitude des malheurs de la guerre avait endurci son cœur. Pénétré de l'idée que tous les militaires devaient mourir sur le champ de bataille, il trouvait tout simple qu'ils remplissent leur destinée, et l'on a vu d'ailleurs dans ce récit qu'il ne faisait pas plus de cas de sa vie que de celle des autres.
Le 3e corps arriva le 29 à Zembin, et le 30 à Kamen. À peine la marche était-elle commencée, que le duc de Bellune déclarait ne pouvoir plus faire l'arrière-garde. Il essaya même de passer en avant, et de laisser le 3e corps exposé aux attaques de l'avant-garde russe, ce qui causa une discussion assez vive entre lui et le maréchal Ney. On eut recours à l'autorité de Napoléon, qui ordonna au duc de Bellune[43] de rester à l'arrière-garde et de protéger la retraite. Mais ce qui venait de se passer donnait peu de confiance en l'appui du 9e corps; aussi le maréchal Ney voulut-il éloigner du danger les restes du 3e, c'est-à-dire quelques officiers et les aigles des régiments. On réunit, sous le commandement d'un capitaine[44], les soldats en état de combattre; à peine s'en trouva-t-il cent. Cette troupe fut destinée à servir d'escorte au maréchal. Tout le reste partit de Kamen à minuit, sous les ordres du général Ledru, pour s'efforcer de rejoindre l'Empereur, afin de marcher avec la garde impériale et sous sa protection. Il fallait d'autant plus se hâter, que le quartier général avait un jour d'avance sur nous, et marchait à grandes journées. Aussi, pendant deux jours et trois nuits, nous marchâmes presque sans nous arrêter; et quand l'excès de la fatigue nous forçait de prendre un peu de repos, nous nous réunissions tous dans une grange avec les aigles des régiments et quelques soldats encore armés qui veillaient à leur défense. Bientôt on donna l'ordre de briser les aigles et de les enterrer. Je ne pus y consentir. Je fis brûler le bâton et mettre l'aigle dans le sac d'un des porte-aigles, à côté duquel je marchais constamment. On avait en même temps renouvelé l'ordre déjà donné aux officiers de s'armer de fusils. Cet ordre était inexécutable; les officiers, malades et exténués, n'avaient plus la force de se servir d'une arme. Plusieurs succombèrent pendant ce trajet; l'un d'eux, qui venait de se marier en France, fut trouvé mort auprès d'un feu, tenant le portrait de sa femme fortement serré contre son cœur. Peu s'en fallut même que nous ne fussions tous enlevés par les Cosaques dans la petite ville d'Ilïa. Un bataillon de la vieille garde, qui heureusement était resté avec le comte de Lobau pour garder la position, nous aida à nous en débarrasser. Le 3, nous rejoignîmes le quartier général entre Ilïa et Molodetschno; mais ce quartier général, si brillant au commencement de la guerre, était devenu méconnaissable. La garde marchait en désordre; on lisait sur la figure des soldats le mécontentement et la tristesse. L'Empereur était en voiture avec le prince de Neufchâtel; un petit nombre d'équipages, de chevaux de main et de mulets échappés à tant de désastres suivaient la voiture. Les aides de camp de l'Empereur, ainsi que ceux du prince de Neufchâtel, menaient par la bride leurs chevaux, qui se soutenaient à peine. Quelquefois, pour prendre un peu de repos, ils s'asseyaient derrière la voiture. Au milieu de ce triste cortége, une foule d'écloppés de tous les régiments marchaient sans aucun ordre, et la forêt de sapins que nous traversions, en répandant une couleur sombre sur tout ce tableau, semblait encore en augmenter l'horreur. Au sortir de la forêt, nous arrivâmes à Molodetschno, lieu de l'embranchement de la grande route de Minsk à Wilna.
Il était de la plus grande importance pour nous d'atteindre ce point avant que les Russes eussent pu s'en emparer et nous fermer le passage. La rapidité de notre marche prévint ce malheur; mais l'ennemi ne cessait de nous harceler dans toutes les directions. Depuis la Bérézina, leurs trois armées avaient continué de marcher sur trois routes différentes. Tchitchagoff, avec l'armée de Moldavie, faisait l'avant-garde et suivait la même route que nous; Kutusow marchait sur notre flanc gauche; Wittgenstein sur notre flanc droit.
Le 6e corps, commandé par le général de Wrède, s'était, après l'affaire de Polotzk, retiré successivement jusqu'à Doksistzy; il continua son mouvement par Vileika et Nemenczin sur Wilna. Cette marche couvrait le flanc droit de l'armée; mais le 6e corps était tellement détruit que l'on n'en pouvait attendre qu'un faible secours. Les Cosaques, tombant à l'improviste au milieu de notre colonne, massacraient presque sans défense tout ce qui se trouvait sous leur main. À Plechtchnitsy, le duc de Reggio, blessé, fut attaqué dans une maison de bois où il était logé; un boulet de canon brisa le lit sur lequel il reposait et dont un des éclats, lui fit une seconde blessure. Il ne dut son salut qu'à quelques officiers, également blessés, qui soutinrent un siège dans la maison jusqu'à l'arrivée des premières troupes françaises. À Chotaviski, à Molodetschno, le 9e corps, qui faisait l'arrière-garde, fut vivement attaqué et mis dans une déroute complète. Le duc de Bellune déclara même que ce serait là son dernier effort, et que, dans l'état où étaient les troupes, il allait hâter sa marche, en évitant toute espèce d'engagement[45]. Napoléon, ne pouvant plus rien entreprendre avec une armée tellement détruite, et craignant d'ailleurs l'effet qu'allait produire en Allemagne la nouvelle de ce désastre, se décida à quitter l'armée et à retourner en France, afin de demander de nouveaux secours pour continuer la guerre. Le moment était favorable, car l'occupation de Molodetschno venait de rouvrir la communication avec Wilna. Le 5 décembre, il écrivit à Smorghoni le fameux 29e bulletin et partit le soir même en traîneau avec le grand maréchal, le grand écuyer et le comte de Lobau, son aide de camp, laissant au roi de Naples le commandement de l'armée. Ce départ fut jugé diversement. Les uns crièrent à l'abandon; d'autres se consolèrent en pensant que l'Empereur reviendrait bientôt, à la tête d'une nouvelle armée, pour nous venger. Plusieurs se contentèrent de dire qu'ils voudraient bien pouvoir s'en aller comme lui.
Dans la situation de l'armée, cet événement était pour elle une nouvelle calamité. L'opinion que l'on avait du génie de l'Empereur donnait de la confiance; la crainte qu'il inspirait retenait dans le devoir. Après son départ chacun fit à sa tête, et les ordres que donna le roi de Naples ne servirent qu'à compromettre son autorité. J'ai raconté que les cadres du 3e corps avaient rejoint la garde impériale et marchaient sous sa protection. Dès le lendemain du départ de Napoléon, le roi de Naples voulut les envoyer à l'arrière-garde. Le général Ledru, qui nous commandait, n'en continua pas moins sa marche. La division Loison, forte de 10,000 hommes, ainsi que deux régiments napolitains, étaient venus de Wilna prendre position à Oszmiana pour protéger la retraite de l'armée. En deux jours de bivouac, sans un seul combat, le froid les réduisit presque au même point que nous; le mauvais exemple des autres régiments acheva de les désorganiser; ils furent entraînés dans la déroute générale, et tous les débris de l'armée vinrent se jeter pêle-mêle dans Wilna.
Il est inutile, à cette époque, de raconter en détail chaque journée de marche; ce ne serait que répéter le récit des mêmes malheurs. Le froid, qui semblait ne s'être adouci que pour rendre plus difficile le passage du Dniéper et de la Bérézina, avait repris avec plus de force que jamais. Le thermomètre baissa d'abord à 15° et 18°, ensuite à 20° et 25°, et la rigueur de la saison acheva d'accabler des hommes déjà à demi morts de faim et de fatigue. Je n'entreprendrai point de peindre les spectacles que nous avions sous les yeux. Qu'on se représente des plaines à perte de vue couvertes de neige, de longues forêts de pins, des villages à demi brûlés et déserts, et à travers ces tristes contrées une immense colonne de malheureux, presque tous sans armes, marchant pêle-mêle et tombant à chaque pas sur la glace auprès des carcasses des chevaux et des cadavres de leurs compagnons. Leurs figures portaient l'empreinte de l'accablement ou du désespoir, leurs yeux étaient éteints, leurs traits décomposés et entièrement noirs de crasse et de fumée. Des peaux de mouton, des morceaux de drap leur tenaient lieu de souliers; ils avaient la tête enveloppée de chiffons, les épaules revêtues de couvertures de chevaux, de jupons de femme, de peaux à demi brûlées. Aussi, dès que l'un deux tombait de fatigue, ses camarades le dépouillaient avant sa mort pour se revêtir de ses haillons. Chaque bivouac ressemblait le lendemain à un champ de bataille, et l'on trouvait morts à côté de soi ceux auprès desquels on s'était couché la veille. Un officier de l'avant-garde russe, témoin de ces scènes d'horreur que la rapidité de notre fuite nous empêchait de bien observer, en a fait un tableau après lequel il n'y a rien à ajouter: «La route que nous parcourions, dit-il, était couverte de prisonniers que nous ne surveillions plus, et qui étaient livrés à des souffrances inconnues jusqu'alors; plusieurs se traînaient encore machinalement le long de la route avec leurs pieds nus et à demi gelés; les uns avaient perdu la parole; d'autres étaient tombés dans une sorte de stupidité sauvage et voulaient, malgré nous, faire rôtir des cadavres pour les dévorer. Ceux qui étaient trop faibles pour aller chercher du bois, s'arrêtaient auprès du premier feu qu'ils trouvaient; là, s'asseyant les uns sur les autres, ils se tenaient serrés autour de ce feu, dont la faible chaleur les soutenait encore, et le peu de vie qui leur restait s'éteignait en même temps que lui. Les maisons et les granges auxquelles ces malheureux avaient mis le feu, étaient entourées de cadavres; car ceux qui s'en approchaient n'avaient pas la force de fuir les flammes qui arrivaient jusqu'à eux; et bientôt on en voyait d'autres avec un rire convulsif se précipiter volontairement au milieu de l'incendie qui les consumait à leur tour[46].»
Au milieu de si horribles calamités, la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C'était là ma véritable souffrance, ou pour mieux dire, la seule; car je n'appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l'idée de Dieu, par l'espérance d'une autre vie; mais j'avoue que le courage m'abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d'armes, qu'on appelle à si juste titre la famille du colonel, et qu'il semble n'avoir été appelé à commander que pour présider à leur destruction. Rien n'attache autant que la communauté de malheurs; aussi ai-je toujours retrouvé en eux le même attachement et le même intérêt qu'ils m'inspiraient. Jamais un officier ou un soldat n'eut un morceau de pain sans le venir partager avec moi. Cette réciprocité de soins n'était point particulière à mon régiment; on la retrouvait dans l'armée entière, dans cette armée où l'autorité était si paternelle, et où la subordination se fondait presque toujours sur l'attachement et la confiance. On a dit qu'à cette époque les supérieurs étaient méconnus et maltraités; cela ne doit s'entendre tout au plus que des étrangers: car dans l'intérieur d'un régiment, jamais un colonel n'a cessé d'être respecté autant qu'il avait droit de l'être. Le seul moyen d'adoucir tant de maux était de marcher réunis, de s'aider et de se secourir mutuellement. C'est ainsi que nous avancions vers Wilna, comptant chaque pas qui nous en rapprochait, logeant tous entassés dans de misérables cabanes près du quartier général, arrivant la nuit, partant avant le jour. Un tambour du 24e régiment marchait à notre tête; c'était tout ce qui restait des tambours et des musiciens des régiments du 3e corps. Le 8 décembre, cinq jours après le départ de Napoléon, nous arrivâmes sous les murs de Wilna[47]. J'avais pris, ce jour-là, les devants avec la permission du général Ledru, pour tâcher d'apprendre ce qu'on voulait faire de nous dans cette ville et quelles ressources elle offrirait. En arrivant à la porte, j'y trouvai un encombrement et une confusion comparables au passage de la Bérézina. Aucune précaution n'avait été prise pour mettre de l'ordre; et, pendant que l'on s'étouffait à la porte, il y avait à côté des passages ouverts que l'on ne connaissait point et que personne n'indiqua. Je vins à bout d'entrer en me débattant dans la foule. Parvenu au milieu de la ville, il me fut impossible d'apprendre où l'on allait établir le 3e corps. Tout était en confusion chez le gouverneur et à la municipalité. La nuit vint; j'ignorais ou était mon régiment. Excédé de fatigue, j'entrai dans le logement du prince de Neufchâtel, dont tous les domestiques étaient dispersés; et après avoir soupe avec un pot de confitures sans pain, je m'endormis sur une planche en remettant au lendemain mes recherches.
CHAPITRE VIII.
RETRAITE DE WILNA À KOWNO.
SITUATION DE L'ARMÉE DANS WILNA.—INCERTITUDE DU ROY DE NAPLES.—ATTAQUE DES RUSSES.—DÉPART PRÉCIPITÉ.—LE MARÉCHAL NEY CHARGÉ DE L'ARRIÈRE-GARDE.—MARCHE JUSQU'A KOWNO.
À la pointe du jour, je parcourus de nouveau la ville pour apprendre des nouvelles de mon régiment. Le coup d'œil qu'offrait alors Wilna ne ressemblait à rien de ce que nous avions vu jusqu'alors. Tous les pays que nous venions de parcourir portaient l'empreinte de la destruction dont nous étions les auteurs et les victimes. Les villes étaient brûlées, les habitants en fuite; le peu qu'il en restait partageait notre misère, et la malédiction divine semblait avoir frappé de mort autour de nous la nature entière. Mais à Wilna, les maisons étaient conservées; les habitants se livraient à leurs occupations ordinaires; tout offrait l'image d'une ville riche et peuplée; et au milieu de cette ville, on voyait errer nos soldats déguenillés et mourants de faim. Les uns payaient au poids de l'or la plus chétive nourriture, d'autres imploraient un morceau de pain de la pitié des habitants. Ces derniers, considéraient avec terreur les restes de cette armée jadis si formidable, et qui cinq mois auparavant excitait leur admiration. Les Polonais s'attendrissaient sur des malheurs qui ruinaient leurs espérances; les partisans de la Russie triomphaient; les Juifs ne voyaient que l'occasion de nous faire payer largement tout ce dont nous avions besoin. Les boutiques, les auberges et les cafés, ne pouvant suffire à la quantité d'acheteurs, furent fermés dès le premier jour, et les habitants, craignant que notre avidité n'amenât bientôt la famine, cachèrent leurs provisions. L'armée avait à Wilna des magasins de toute espèce; on fit quelques distributions à la garde; le reste de l'armée était trop en désordre pour y prendre part. Quant aux dispositions militaires, il n'y en eut point. Que faire en effet? chercher à défendre Wilna, c'était tenter l'impossible; se retirer, c'était agir contre l'intention de l'Empereur. Dans cette extrémité, le roi de Naples ne fit aucuns préparatifs, soit, pour la défense, soit pour l'évacuation de la ville, dont le général Loison occupait encore les approches.
À force de recherches, je trouvai le logement du maréchal Ney, et j'appris de lui que l'on avait établi les 2e et 3e corps dans un couvent au faubourg de Smolensk; je m'y rendis aussitôt, c'est-à-dire aussi vite que l'encombrement toujours croissant des rues pouvait le permettre. L'ennemi, faiblement contenu par le général Loison, s'approchait de la ville; le bruit du canon se faisait entendre, et la porte de Smolensk était encombrée de fuyards, plusieurs déjà percés de coups de lance, et qui s'étouffaient pour trouver un passage. Il me fallut les plus grands efforts pour pénétrer dans le faubourg. Le 3e corps avait en effet occupé la veille le couvent que l'on m'avait indiqué; mais tous les officiers, ainsi que les généraux, s'étaient dispersés; il ne restait qu'un sergent et dix hommes de mon régiment, qui ne connaissaient le logement d'aucun officier. Croirait-on qu'en ce moment deux aides de camp du général Hogendorp, gouverneur de Wilna, vinrent transmettre l'ordre aux 2e et 3e corps de prendre les armes, et de se porter sur la ligne pour soutenir le général Loison? ils trouvèrent quelques hommes désarmés, gelés et malades, sans officiers, sans généraux. Bien loin d'obéir à un ordre si étrange, je prescrivis au sergent de rentrer dans la ville, si l'ennemi arrivait jusqu'au faubourg. J'y rentrai moi-même aussitôt en risquant pour la troisième fois de me faire étouffer. Le bruit du canon qui s'approchait mettait tout en alarmes; on battait la générale; le maréchal Lefebvre et plusieurs généraux parcouraient les rues en criant: Aux armes! Quelques pelotons réunis marchaient vers la porte de Smolensk; mais le plus grand nombre des soldats, couchés dans les rues et dans les maisons où on voulait les souffrir, déclaraient qu'ils ne pouvaient plus combattre et qu'ils resteraient là. Les habitants, craignant le pillage, se hâtaient de fermer leurs maisons et d'en barricader les portes. La vieille garde, seule encore en assez bon ordre, se réunissait sur la place d'armes, et je me joignis à elle. À l'entrée de la nuit, le calme se rétablit, le canon cessa de se faire entendre, et la division Loison resta en position sur les hauteurs qui entourent la ville. Le roi de Naples, ne voulant pas courir une seconde fois le risque d'être enlevé de vive force, s'établit le soir même au faubourg de Kowno, pour en partir avant le jour. Je retournai alors chez le maréchal Ney, où je reçus l'ordre de départ. Le 3e corps partait le lendemain à six heures du matin, commandé par le général Marchand; le maréchal Ney, destiné jusqu'au dernier moment à sauver les restes de l'armée, reprenait le commandement de l'arrière-garde, composée des Bavarois (6e corps) et de la division Loison.
Un officier de mon régiment vint ensuite me chercher et me conduisit au logement du major, et je retrouvai mon régiment, dont j'étais séparé d'une manière si bizarre depuis deux jours, tant il est vrai qu'on se repent toujours à la guerre d'avoir quitté son poste, même avec l'autorisation de ses chefs, même avec l'intention de bien faire! Les officiers du 4e, semblables au reste de l'armée, avaient passé la journée assez tranquillement dans les maisons, en s'inquiétant peu de la générale et de l'approche de l'ennemi. Un capitaine venait d'arriver de Nancy (dépôt du régiment) avec des effets d'habillement et de chaussure. On en distribua aux officiers et aux soldats présents; le reste allait être abandonné faute de moyens de transport. Je voulus les vendre à un Juif, et j'ordonnai à l'officier qui les avait conduits de rester jusqu'au départ de l'arrière-garde pour tâcher de conclure ce marché. Celui-ci, très-effrayé de la situation de Wilna, ne se souciait pas d'y prolonger son séjour; et, après plusieurs objections que je trouvai très-mauvaises, il ne craignit pas de me désobéir, et partit même avant nous. Cet officier s'était perdu pour toujours dans mon esprit; je dois à sa mémoire d'ajouter qu'il est mort depuis sur le champ de bataille.
Le roi de Naples partit à quatre heures du matin avec la vieille garde; les débris des corps d'armée les suivirent successivement. On assure que le maréchal Mortier apprit par hasard le départ, et se mit en marche avec la jeune garde sans avoir reçu d'ordre. Nous partîmes à six heures avec le général Marchand; quelques heures après, le maréchal Ney évacua la ville, qui fut sur-le-champ occupée par l'avant-garde russe. On y abandonna les magasins de vivres, d'armement et d'habillement. Plusieurs généraux, beaucoup d'officiers, plus de 20,000 hommes, presque tous malades, tombèrent au pouvoir de l'ennemi; ces malheureux avaient rassemblé toutes leurs forces pour arriver à Wilna, croyant y trouver le repos. Au moment du départ de l'arrière-garde, les Juifs massacrèrent et dépouillèrent tous ceux qui tombèrent sous leurs mains; le reste mourut de misère dans les hôpitaux ou fut traîné dans l'intérieur de la Russie. Ainsi fut perdue cette ville conquise si brillamment au commencement de la campagne.
Il restait vingt-six lieues à faire pour repasser le Niémen à Kowno, et il n'y avait pas un moment à perdre; car un jour passé à Wilna donnait aux Russes une grande avance. Cette journée n'avait été employée qu'à frapper aux portes des maisons pour demander un morceau de pain, et le peu de vivres qu'on avait trouvés ayant été consommés, nous n'avions rien à emporter, quand même les moyens de transport n'auraient pas manqué; aussi les mêmes calamités dont j'ai fait précédemment le récit continuèrent-elles à nous poursuivre, et nos forces épuisées ne permettaient pas d'espérer de les supporter longtemps.
À une lieue de Wilna se trouve une haute montagne dont la pente rapide était couverte de verglas; cette montagne fut aussi fatale à nos équipages que l'avait été le passage de la Bérézina. Les chevaux firent d'inutiles efforts pour la gravir, et l'on ne put sauver ni une voiture ni une pièce de canon. Nous trouvâmes au pied de la côte toute l'artillerie de la garde, le reste des équipages de l'Empereur et le trésor de l'armée. Les soldats, en passant, enfonçaient les voitures et se chargeaient de riches habits, de fourrures, de pièces d'or et d'argent. C'était un singulier spectacle que de voir des hommes couverts d'or et mourant de faim, et de trouver étendus sur les neiges de la Russie tous les objets que le luxe a fait inventer à Paris. Ce pillage continua jusqu'au moment où les Cosaques tombèrent sur les pillards et s'emparèrent de toutes ces richesses.
Mes compagnons s'étaient dispersés au milieu des voitures et des chevaux abandonnés pour gravir cette montagne; quand je fus au sommet, je n'en trouvai pas un seul autour de moi; plusieurs me rejoignirent pendant la marche. Un de mes chefs de bataillon, malade et porté sur un traîneau, disparut pour toujours. La première journée fut de neuf lieues; la deuxième de sept jusqu'à Zismory. J'avais perdu le général Marchand, et je conduisais seul mon régiment. Les officiers me demandèrent d'arrêter à une lieue en arrière; mais il y avait dix lieues de Zismory à Kowno, et le canon de l'arrière-garde, en se rapprochant, m'avertissait qu'il fallait atteindre Kowno dans la journée suivante. J'exigeai donc qu'on allât jusqu'à Zismory, où quelques huttes remplies de blessés nous servirent d'asile.
Le lendemain 12, il était à peine cinq heures du matin quand je me remis en marche; l'obscurité de la nuit, le verglas qui couvrait la route, rendaient cette marche bien pénible. Au point du jour, un officier vint me dire que le maréchal Ney avec l'arrière-garde avait traversé Zismory la nuit, qu'il était en avant de nous, et que rien ne nous séparait plus des ennemis. Ce moment fut peut-être pour moi le plus cruel de toute la campagne. Je jetai les yeux autour de moi: vingt officiers malades, un pareil nombre de soldats, dont la moitié sans armes, voilà tout ce qui composait mon régiment, tout ce qui pouvait encore défendre notre liberté et notre vie. Nous touchions au Niémen, et nous allions peut-être perdre en un instant le fruit de deux mois de souffrances, de tant de dévouement, de si grands sacrifices. Cette idée faillit m'ôter tout mon courage. Je pressai la marche, sans consulter ni ma fatigue ni celle de mes compagnons, sans songer au terrain glissant sur lequel nous tombions à chaque pas. J'avais fait plusieurs fois cette même route au mois de juin, après le passage du Niémen. Alors, dans la plus belle saison de l'année, elle était couverte de troupes nombreuses et plus admirables encore par leur ardeur et leur enthousiasme que par leur magnifique tenue. Et maintenant dans les mêmes lieux, par une saison rigoureuse, une foule de fuyards déguenillés, sans force comme sans courage, succombaient à chaque pas à la fatigue, en cherchant à fuir un ennemi qu'ils ne pouvaient plus combattre. Cet affreux contraste me frappa vivement; et, quoique mes forces fussent bien épuisées, j'en retrouvai encore pour sentir tant de malheurs.
Nous étions à moitié chemin de Kowno, quand j'appris d'une manière positive que le maréchal Ney était encore derrière nous avec l'arrière-garde. Cette nouvelle, en calmant mes inquiétudes, me permit de donner à mon régiment quelques instants de repos sur les ruines du village de Rikonti, et nous nous efforçâmes ensuite d'atteindre Kowno, qui semblait fuir devant nous. Deux officiers, conduits sur un traîneau, voulurent m'emmener avec eux; je les refusai pour encourager jusqu'à la fin mes compagnons par mon exemple. Mais j'avoue que j'eus quelque mérite à ne pas profiter de cette occasion; jamais je n'avais été si fatigué, et peu s'en fallut plus d'une fois que je restasse en chemin. Enfin, nous revîmes le Niémen et nous entrâmes dans Kowno. Pendant que les soldats allaient chercher du rhum et du biscuit, je tombai de lassitude au coin d'une borne. On ne pouvait trouver un logement; il fallut m'établir de, force avec mes officiers dans une maison occupée par le 4e corps, où l'on refusait de nous recevoir, et où nous couchâmes tous sur le carreau.
Le maréchal Ney venait d'arriver après avoir laissé une partie de l'arrière-garde en avant de la ville; le général Marchand nous rejoignit aussi le soir même avec les autres régiments; il donna l'ordre de départ pour le lendemain à cinq heures. Nous allions passer le Niémen et quitter pour toujours cette terre de malheur. Mais, au moment du départ, le maréchal décida que nous resterions avec lui à l'arrière-garde: dernière épreuve de courage et de dévouement que nous étions appelés à subir, et qui ne fut pas la moins pénible. Depuis longtemps il était permis aux restes du 3e corps de croire leur tâche remplie; ils avaient atteint le Niémen, et, quoiqu'ils ne fussent plus en état de combattre, on exigeait d'eux de rester dans Kowno pour tenter encore de le défendre ou plutôt pour s'ensevelir honorablement sous ses ruines. Il faut le dire pourtant à la louange des officiers et des soldats, tous obéirent sans murmures, aucun ne quitta son poste dans une situation si critique. Pour moi, qui voyais avec admiration la constance héroïque du maréchal Ney, je me félicitai d'être appelé à l'honneur de seconder ses derniers efforts; nous rentrâmes dans nos logements, attendant de nouveaux ordres et prêts à tout événement.
CHAPITRE IX.
RETRAITE DE KOWNO SUR LES BORDS DE LA VISTULE.
SITUATION DE KOWNO.—DÉFENSE DE LA VILLE.—PASSAGE DU NIÉMEN.—DERNIÈRE
ATTAQUE DES RUSSES DE L'AUTRE COTÉ DU FLEUVE.—PRÉSENCE D'ESPRIT DU
MARÉCHAL NEY.—MARCHE JUSQU'A KŒNIGSBERG.—RÉPARTITION DE L'ARMÉE EN
CANTONNEMENTS SUR LA VISTULE.—ARRIVÉE DU 3e CORPS AMARIENBOURG.
Kowno, de même que Wilna, était rempli de magasins, et l'on pense bien que les distributions n'y furent pas plus régulières. Mais les soldats n'eurent pas la patience de mourir de faim au milieu de l'abondance. Les magasins, que l'on avait respectés à Wilna, furent enfoncés à Kowno, et ce nouveau genre de désordre amena de nouveaux malheurs; beaucoup d'hommes ayant bu du rhum sans modération furent engourdis de froid et moururent. Cette liqueur était pour eux d'autant plus dangereuse, qu'ils en ignoraient les effets, et que, n'étant accoutumés qu'à la mauvaise eau-de-vie du pays, ils croyaient boire impunément du rhum en aussi grande quantité. On brisa les tonneaux, le rhum coulait dans les magasins et presque au milieu des rues; d'autres soldats enlevaient les biscuits ou partageaient entre eux les sacs de farine. Les portes des magasins d'habillement étaient ouvertes, les habits jetés pêle-mêle; chaque soldat prenait ceux qu'il trouvait sous la main et s'en revêtait au milieu de la rue; mais la plupart, traversant Kowno sans arrêter, ne songeaient qu'à fuir. Accoutumés à suivre machinalement ceux qui marchaient devant eux, on les voyait risquer de s'étouffer en se pressant sur le pont, sans songer qu'ils pouvaient facilement passer le Niémen sur la glace.
Cependant le maréchal Ney cherchait encore à défendre Kowno pour donner à tous ces malheureux le temps d'échapper à la poursuite de l'ennemi et pour protéger la retraite du roi de Naples, qui avait pris la veille la route de Kœnigsberg par Gumbinnen. Un ouvrage en terre construit à la hâte, en avant de la porte de Wilna, lui parut une défense suffisante pour arrêter l'ennemi toute la journée. Dans la matinée, l'arrière-garde rentra dans la ville; deux pièces de canon soutenues par quelques pelotons d'infanterie bavaroise furent placées sur le rempart, et ce petit nombre de troupes se disposait à soutenir l'attaque qui déjà se préparait. Le maréchal Ney, ayant pris ces dispositions, avait été se reposer dans son logement; à peine était-il parti, que l'affaire s'engagea. Les premiers coups de canon des Russes démontèrent une de nos pièces; l'infanterie prit la fuite, les canonniers allaient la suivre. Bientôt les Cosaques pouvaient pénétrer sans obstacle dans la ville, quand le maréchal parut sur le rempart. Son absence avait pensé nous perdre; sa présence suffit pour tout réparer. Il prit lui-même un fusil, les troupes revinrent à leur poste, le combat se rétablit et se soutint jusqu'à l'entrée de la nuit, que commença la retraite. Ainsi ce dernier succès fut dû à la bravoure personnelle du maréchal, qui défendit lui-même en soldat la position qu'il mettait tant de prix à conserver.
Je n'appris qu'ensuite le danger que nous venions de courir, et j'aurais regretté de n'avoir point combattu auprès du maréchal, si mon premier devoir, n'eût été de rester avec mon régiment; nous passâmes la journée, ainsi que le 18e chez un juif où nous trouvâmes quelques vivres et beaucoup d'eau-de-vie. Cette espèce d'abondance avait aussi son danger, car après une aussi longue disette, le moindre excès pouvait être mortel. Malgré les recommandations du colonel Pelleport et les miennes, plusieurs hommes s'enivrèrent et furent hors d'état de nous suivre. Les officiers trouvèrent à Kowno leurs porte-manteaux; il n'y avait aucun moyen de les emporter; chacun prit dans le sien ce qui pouvait lui servir et abandonna le reste, trop heureux de sauver sa vie pour songer à rien regretter.
Vers le soir, l'ordre du départ arriva; le 3e corps devait ouvrir la marche, suivi des Bavarois et des restes de la division Loison. Nous traversâmes Kowno au milieu des morts et des mourants. On distinguait, à la lueur des feux des bivouacs encore allumés dans les rues, quelques soldats qui nous regardaient passer avec indifférence; et quand on leur disait qu'ils allaient tomber au pouvoir de l'ennemi, ils baissaient la tête et se serraient auprès du feu sans répondre. Les habitants, rangés sur notre passage, nous regardaient d'un air insolent. L'un d'eux s'était déjà armé d'un fusil, je le lui arrachai. Plusieurs soldats, qui s'étaient traînés jusqu'au Niémen, tombèrent morts sur le pont, au moment où ils touchaient au terme de leur misère. Nous passâmes le fleuve à notre tour; et, tournant nos regards vers l'affreux pays que nous quittions, nous nous félicitâmes du bonheur d'en être sortis, et surtout de l'honneur d'en être sortis les derniers.
De l'autre côté du Niémen, la route de Gumbinnen traverse une haute montagne. À peine étions-nous au pied, que les soldats isolés qui nous précédaient revinrent précipitamment sur leurs pas et nous annoncèrent qu'ils avaient rencontré les Cosaques. À l'instant même un boulet de canon tomba dans nos rangs, et nous acquîmes la certitude que les Cosaques, ayant passé le Niémen sur la glace, s'étaient emparés du sommet de la hauteur avec leur artillerie et nous fermaient le chemin. Cette dernière attaque, la plus imprévue de toutes, fut aussi celle qui frappa le plus vivement l'esprit des soldats. Pendant la retraite, l'opinion que les Russes ne passeraient point le Niémen s'était fortement établie dans l'armée. Tous, de l'autre côté du pont, se croyaient en parfaite sécurité, comme si le Niémen eût été pour eux ce fleuve des anciens qui séparait l'enfer de la terre. On peut juger de quelle terreur ils durent être saisis, en se voyant poursuivis sur l'autre bord et surtout en trouvant la route occupée par l'artillerie ennemie. Les généraux Marchand et Ledru parvinrent à former une espèce de bataillon en réunissant au 3e corps tous les isolés qui se trouvaient là. On voulut en vain essayer de forcer le passage; les fusils des soldats ne portaient pas, et eux-mêmes n'osaient avancer. Il fallut renoncer à toute tentative et rester sous le feu de l'artillerie, sans oser faire un pas en arrière; car c'eût été nous exposer à une charge, et notre perte alors était certaine. Cette situation acheva de désespérer deux officiers qui avaient été l'exemple de mon régiment pendant toute la retraite, mais dont les forces épuisées depuis longtemps avaient fini par ébranler le courage. Ils vinrent me dire que, ne pouvant plus ni marcher ni combattre, ils allaient tomber entre les mains de Cosaques qui les massacreraient, et qu'ils étaient forcés de rentrer dans Kowno pour se rendre prisonniers. Je fis d'inutiles efforts pour les retenir; je leur rappelai les sentiments d'honneur dont ils étaient pénétrés, le courage dont ils avaient donné tant de preuves, leur attachement pour le régiment qu'ils voulaient abandonner; et, si leur mort était inévitable, je les conjurai du moins de mourir avec nous. Pour toute réponse ils m'embrassèrent en pleurant et rentrèrent dans Kowno. Deux autres officiers subirent le même sort: l'un s'était enivré avec du rhum et ne put nous suivre; l'autre, que j'aimais particulièrement, disparut peu après. Mon cœur était déchiré, j'attendais que la mort vînt me rejoindre à mes malheureux compagnons, et je l'aurais peut-être désirée sans tous les liens qui, à cette époque, m'attachaient encore à la vie.
Le maréchal Ney parut alors et ne témoigna pas la moindre inquiétude d'une situation si désespérée. Sa détermination prompte nous sauva encore et pour la dernière fois. Il se décida à descendre le Niémen et à prendre la route de Tilsitt, espérant regagner Kœnigsberg par des chemins de traverse. Il ne se dissimulait pas l'inconvénient de quitter la route de Gumbinnen, et de laisser ainsi le reste de l'armée sans arrière-garde, inconvénient d'autant plus grave qu'il était impossible d'en prévenir le roi de Naples; mais il ne restait plus d'autre ressource, et la nécessité en faisait un devoir. L'obscurité de la nuit favorisa ce mouvement. À deux lieues de Kowno, nous quittâmes les bords du Niémen pour prendre à gauche dans les bois un chemin qui devait nous mener dans la direction de Kœnigsberg. On perdit beaucoup de soldats qui, n'étant pas prévenus et marchant isolément, suivirent le Niémen jusqu'à Tilsitt. Pendant la nuit et toute la journée suivante, on prit à peine quelques instants de repos. Un cheval blanc que nous montions à poil les uns après les autres nous fut d'un grand secours. Le 14 au soir, un assez bon village nous servit d'abri. Là je perdis encore deux officiers: l'un mourut la nuit dans la chambre que j'habitais, l'autre disparut le lendemain. Ce furent nos derniers malheurs, car à dater de cette journée notre situation changea de face. La rapidité de notre marche nous avait donné une grande avance; d'ailleurs les Cosaques s'occupaient à poursuivre les autres corps sur la grande route; depuis la montagne de Kowno nous cessâmes de les rencontrer. Les pays que nous traversions n'avaient point été ravagés; on y trouvait des vivres et des traîneaux. Le maréchal Ney se rendit alors directement à Kœnigsberg[49], où nous le rejoignîmes le 20, toujours conduits par le général Marchand.
Il faut se rappeler ce que nous avions souffert pour juger combien ces premiers jours d'abondance nous rendirent heureux; car, en nous voyant, on nous eût trouvés plus dignes de pitié que d'envie. Le 3e corps se composait d'environ 100 soldats à pied, conduits par quelques officiers, et d'un pareil nombre d'écloppés de tous les grades, portés sur des traîneaux. Le froid était excessif, et tout nous semblait bon pour nous en garantir. Aussi les habitants, et surtout les Juifs, nous vendaient au poids de l'or les vêtements les plus communs; ils nous croyaient chargés des trésors de Moscou. En traversant la vieille Prusse, il ne fut pas difficile de juger des dispositions des habitants à notre égard. C'était une curiosité maligne dans leurs questions, c'étaient des plaintes ironiques sur ce que nous avions souffert ou de fausses nouvelles sur la poursuite des Cosaques, que nous ne voyions jamais et que l'on nous annonçait toujours. Si un soldat s'écartait de la route, il était désarmé par les paysans et renvoyé avec des menaces et des mauvais traitements. Un ministre protestant alla même jusqu'à me dire que nos malheurs étaient une juste punition de Dieu pour avoir pillé et ravagé à notre passage la Prusse, dont nous étions les alliés. Je dois avouer que nous étions peu sensibles à ce mauvais accueil; le bonheur de trouver des vivres et de passer les nuits dans des chambres bien chaudes nous consolait de tout.
Le roi de Naples, croyant le maréchal Ney à son arrière-garde, s'était dirigé de Kowno sur Kœnigsberg par la grande route de Gumbinnen. Un officier, qu'il avait envoyé en mission auprès du maréchal, tomba entre les mains des Cosaques, et, s'en étant échappé par miracle, vint annoncer que l'arrière-garde était détruite, et que rien ne s'opposait à la marche de l'ennemi. Le roi de Naples hâta sa marche et arriva à Kœnigsberg avant nous. Cette ville était déjà remplie de généraux, d'officiers, d'employés, de soldats isolés qui y arrivaient pêle-mêle, empressés de mettre à profit les ressources qu'elle leur offrait. Les aubergistes et les cafés ne pouvaient suffire à la quantité des consommateurs; on vit des officiers passer les nuits à table, et succomber à l'intempérance après avoir résisté à la disette; les boutiques étaient assiégées par les acheteurs. On s'empressa de vendre les pierreries et autres objets précieux que l'on avait rapportés de Moscou, et la valeur en était si considérable, que tout l'or de la ville fut bientôt enlevé, quoique les habitants, dont l'insolence envers nous était extrême, profitassent de tous les moyens pour abuser de notre situation. Le premier soin du roi de Naples, en arrivant à Kœnigsberg, fut de chercher à remettre un peu d'ordre dans une armée livrée à une telle confusion. La circonstance semblait favorable, car le maréchal Macdonald, avec le 10e corps, ayant évacué la Courlande, avait pris position à Tilsitt sur le Niémen, et couvrait ainsi le reste de l'armée; il avait encore 30,000 hommes, en comptant les Prussiens. Le roi de Naples dirigea donc les débris des corps d'armée sur la Vistule, avec ordre de se reformer dans les cantonnements suivants: le 1er corps à Thorn, les 2e et 3e à Marienbourg, le 4e à Marienwerder, le 5e à Varsovie, le 6e à Plotzck, le 7e à Wengrod, le 9e à Dantzick, et les Autrichiens à Ostrolenka, la cavalerie à Elbing, la garde et le quartier-général à Kœnigsberg. Dès que ces cantonnements furent désignés, un ordre très-sévère fit partir de Kœnigsberg, en vingt-quatre heures, les généraux et les officiers qui s'y trouvaient sans autorisation, et dont plusieurs, par leur air découragé et leurs mauvais propos, contribuaient à attirer sur nous le mépris des habitants. Un second ordre fit considérer comme déserteur à l'ennemi tout militaire qui passerait la Vistule.
J'ai dit que le 3e corps arriva le 20 à Kœnigsberg; il continua sa marche le lendemain. Le maréchal Ney demeura au quartier général; le général Marchand, auquel on destinait un autre commandement, ne nous suivit pas; et comme le peu de généraux et de colonels qui restaient encore avaient pris les devants, je conduisis seul le 3e corps en cinq jours à Marienbourg[50]. À peine trente hommes de mon régiment et cent vingt du 3e corps arrivèrent-ils réunis à cette destination. Nous rejoignîmes à Marienbourg les généraux Ledru, Joubertet et d'Hénin, ainsi que des officiers et soldats venus isolément. Plusieurs avaient encore l'air effrayés des dangers auxquels ils venaient d'échapper, quoiqu'ils nous eussent quittés depuis longtemps pour s'y soustraire plus vite. On assigna des cantonnements dans les villages de l'île de la Nogat. Les régiments s'y rendirent dès le lendemain 26, et nous nous préparâmes à mettre à profit ce temps de repos pour rassembler les débris de ce grand naufrage et réparer autant que possible les maux qu'il avait causés.
CHAPITRE X.
SÉJOUR DANS LES CANTONNEMENTS DE LA VISTULE.—DÉFECTION DES PRUSSIENS DU 10e CORPS.—RETRAITE SUR L'ODER.—DISSOLUTION DE L'ARMÉE, DONT LES CADRES RENTRENT EN FRANCE.—RÉSULTATS DE LA CAMPAGNE.—CONCLUSION.
L'île de la Nogat est une espèce de delta formé par les deux bras de la Vistule et par la mer; ce pays est rempli de bons villages, et nous y étions très convenablement placés pour travailler à la réorganisation des régiments. Les premiers jours de repos nous parurent bien doux après deux mois et demi de privations et de fatigues, et rien ne fut négligé pour mettre à profit des moments aussi précieux. On s'occupa sur-le-champ des réparations qu'exigeaient l'habillement et la chaussure. Chaque jour, on voyait arriver des soldats isolés qu'on avait crus perdus; mon chirurgien-major, que j'avais eu le bonheur de conserver, désigna ceux qui étaient incapables de continuer à servir; ils furent renvoyés sur les derrières. Quant aux autres, quelques jours de repos rétablirent leurs forces. En même temps, je repris la correspondance, si longtemps interrompue, avec le major à Nancy. Le froid était toujours aussi violent, mais nous ne le craignions plus; renfermés dans de bonnes chambres de paysans et partageant avec eux une nourriture grossière, nous croyions jouir de toutes les douceurs et de tous les agréments de la vie. Les longues soirées d'hiver se passaient à raconter les anecdotes de la campagne et à écrire à nos familles, dont nous étions encore séparés de plus de 500 lieues, et à qui la lecture du 29e bulletin avait dû causer de si justes alarmes.
Pendant la durée de ces cantonnements, j'allai à Dantzick, distant seulement de douze lieues; on y trouva abondamment tout ce que nous n'avions pas eu le temps de nous procurer à Kœnigsberg. Le général Rapp préparait sa défense dans le cas où l'armée continuerait sa retraite. En peu de temps, la place fut approvisionnée et les remparts armés.
Quinze jours s'étaient passés dans les cantonnements, et les régiments commençaient à se reformer; le 4e avait réuni 200 hommes, lorsqu'un événement inattendu changea de nouveau la face des affaires. Le général Yorck, qui faisait avec un corps prussien l'arrière-garde du maréchal Macdonald devant Tilsitt, capitula, le 30 décembre, avec les Russes et garda la neutralité. Le maréchal Macdonald, perdant par cette défection plus de la moitié du 10e corps, fut obligé de se replier sur Kœnigsberg, où les Russes le poursuivirent. 11 n'était plus possible de conserver la ligne de la Vistule, que nous n'étions pas en état de défendre; déjà plusieurs partis de Cosaques avaient donné l'alarme à Marienbourg et à Marienwerder; quelques-uns passèrent même la Vistule sur la glace et cherchèrent à inquiéter nos cantonnements. Le roi de Naples quitta Kœnigsberg le 4 janvier et se réunit à Elbing. La retraite sur la ligne de l'Oder et de la Wartha fut décidée; le 10e corps fit partie de la garnison de Dantzick, qui se trouva ainsi portée à 30,000 hommes, et les corps d'armée commencèrent leur retraite en se dirigeant le 1er sur Stettin, les 2e et, 3e sur Custrin, les 4e et 6e sur Posen. Dans la nuit du 10 janvier, le 3e corps se réunit à Dirschau et passa le bras occidental de la Vistule. Sur les 200 hommes qui composaient mon régiment, à peine 40 étaient-ils armés, et l'officier qui avait été chercher des fusils à Dantzick ne devait arriver que le lendemain dans nos cantonnements. Heureusement il apprit notre mouvement, et vint nous rejoindre le 11 sur la route, après avoir habilement évité la rencontre des Cosaques.
Le premier jour de marche, le 3e corps réuni se montait à près de 1,000 hommes armés et dont l'habillement avait été remis en assez bon état. Le maréchal Ney reparut alors à notre tête, et témoigna sa satisfaction des soins que nous nous étions donnés; il nous quitta peu après pour rentrer en France. Le 3e corps arriva le 20 janvier à Custrin[51]; en longeant les frontières du grand-duché de Varsovie. Le général Ledru dirigeait la marche et commandait en chef; le général d'Hénin commandait la 2e division; il ne restait pas d'autres généraux. Les dispositions des habitants nous étaient partout défavorables; mais ils les témoignaient moins ouvertement, depuis que nous étions devenus un peu plus redoutables. Quelques-uns, pour nous faire leur cour, affectaient de blâmer hautement la défection du général York; d'autres cherchaient à nous effrayer par les fausses nouvelles qu'ils nous débitaient sur la poursuite des Russes. Cet artifice réussit peu; nous savions que l'infanterie ennemie n'était pas en mesure de nous atteindre, et quant aux Cosaques, nous avions cessé de les craindre en reprenant nos armes. Une seule fois cependant un général, étant averti que les Cosaques se trouvaient en force près de lui, crut par prudence devoir quitter le village qu'il occupait avec un régiment. On assure que c'était un faux avis donné par le maître du château où il logeait, et qui voulait se débarrasser de lui. Je me rappelle aussi qu'en approchant de Custrin, mon régiment logea dans un village avec un régiment illyrien et un régiment espagnol; singulier hasard qui réunissait dans le même lieu quelques hommes de trois nations si diverses et pour une cause si étrangère aux intérêts de leur patrie.
La retraite des autres corps s'effectua aussi tranquillement que la nôtre. En arrivant à Posen, le vice-roi prit le commandement de toute l'armée, devenu vacant par le départ du roi de Naples. L'aile droite, composée des Autrichiens et du 7e corps, défendait encore la Vistule près de Varsovie; mais déjà le prince de Schwartzemberg faisait ses dispositions pour rentrer en Galicie, en gardant la neutralité, et le roi de Prusse n'attendait que l'entrée des Russes à Berlin pour se joindre à eux. Le vice-roi, allait être bientôt forcé de se retirer derrière l'Oder et même derrière l'Elbe, jusqu'à l'arrivée des renforts qui venaient de France et d'Italie.
Cependant l'Empereur s'occupait à Paris de la réorganisation des régiments; mais les ordres qu'il donna prouvaient qu'il ignorait combien ces régiments étaient détruits. Il voulut d'abord renvoyer en France les cadres des 4e bataillons et garder à l'armée ceux des trois autres, ensuite renvoyer les 3e et 4e en gardant les deux premiers. Les colonels observèrent que rien de tout cela n'était exécutable; et, sur leurs représentations, on se décida à envoyer tous les cadres dans les dépôts et à ne laisser à l'armée que les hommes encore en état de combattre. Chaque régiment forma des compagnies de cent hommes valides, commandées par trois officiers; ces compagnies devaient être réunies en bataillons provisoires pour défendre les forteresses de l'Oder, telles que Custrin, Stettin, Spandau. Le 3e corps fournit de cette manière un bataillon de 600 hommes, destiné à faire la garnison de Spandau. Il m'en coûta beaucoup de me séparer des 100 hommes de mon régiment qui en firent partie. Je leur promis en les quittant que si la paix ne les ramenait pas en France, ils nous verraient bientôt revenir les délivrer; prédiction que l'événement ne justifia guère. Le lendemain de cette opération, tout ce qui restait des régiments se remit en marche pour la France. 100 hommes du 4e, en y comprenant les officiers, sous-officiers et soldats malades, partirent de Custrin pour se rendre au dépôt du régiment à Nancy. Cette époque, qui est celle de la réorganisation des régiments, termine tout ce qui est relatif à la campagne de 1812. Je ne pensai plus alors qu'à me rapprocher de ma famille; et laissant au major en second le soin de conduire le régiment, je me rendis en poste à Mayence, en passant par Berlin et Magdebourg. Le maréchal Kellermann, qui commandait à Mayence, me donna la permission d'aller à Nancy visiter le dépôt de mon régiment.
Je n'essayerai pas de peindre mon bonheur en me retrouvant en France, en entendant autour de moi parler français; il faut pour le comprendre être revenu d'aussi loin.
Je reçus à Nancy l'accueil le plus touchant. Les officiers du bataillon de dépôt me témoignèrent leur reconnaissance des soins que j'avais pris du régiment pendant cette fatale retraite; tous m'exprimèrent le regret qu'ils avaient éprouvé d'être séparés de leurs camarades, et de ne pouvoir partager leur gloire et leurs honorables revers. Je trouvai le bataillon fort instruit et dans la meilleure tenue; l'administration, confiée aux soins d'un excellent quartier-maître[52], ne laissait rien à désirer; je n'eus en tout que des éloges à donner au major[53], officier très-distingué et à l'avancement duquel je me félicite d'avoir pu contribuer par la suite. Trois jours s'étaient passés dans ces occupations, lorsque je reçus l'autorisation de me rendre à Paris. On peut croire que je ne perdis pas de temps; mais pour qu'il ne manquât rien à la fatalité qui poursuivait nos équipages, ma calèche cassa à quelques lieues de Paris, et j'arrivai seul, la nuit, sur une charrette de paille et couvert d'une peau de loup, dans la maison d'où j'étais parti neuf mois auparavant, au milieu de si immenses préparatifs et de tant d'espérances de succès et de gloire.
Tous ceux qui en eurent comme moi la possibilité vinrent se reposer quelque temps auprès de leurs familles; mais ils n'y trouvèrent pas le bonheur. D'horribles souvenirs troublaient leur mémoire; l'image des victimes de cette campagne ne cessait de les poursuivre, et leur cœur était rempli d'une tristesse sombre que les soins de l'amitié furent longtemps à dissiper.
Ainsi finit cette entreprise gigantesque, qui avait commencé sous de si heureux auspices. Ses résultats furent la destruction totale d'une armée de 500,000 hommes, de toutes ses administrations et de son immense matériel. À peine 70,000 hommes repassèrent la Vistule; le nombre des prisonniers ne s'éleva qu'à 100,000, d'où il résulte que 300,000 périrent[54]. Cet affreux calcul s'accorde avec les rapports des autorités russes, qui, étant chargées de faire brûler les cadavres de notre armée, en ont compté près de 300,000. L'artillerie entière, composée de 1,200 bouches à feu et de leurs caissons, fut prise ou abandonnée, ainsi que 3,000 fourgons, les équipages des officiers, les magasins de toute espèce. L'histoire n'offre pas d'exemple d'un semblable désastre, et ce journal n'en peut donner qu'une bien faible idée; mais j'en ai dit assez pour conserver au moins le souvenir des événements dont j'ai été le témoin et dont plusieurs sont encore peu connus. Je ne demande à ceux qui me liront que de partager les sentiments que j'éprouve en terminant ce récit: je leur demande de s'unir à moi pour admirer tant de courage et plaindre tant de malheurs.
NOTA. On me permettra de copier ici l'extrait d'une lettre du maréchal Ney au duc de Feltre, dont je conserve l'original; et l'on comprend le prix que j'attache à un pareil suffrage.
Berlin, le 23 janvier 1813.
Monsieur le duc, je profite du moment où la campagne est, sinon terminée, au moins suspendue, pour vous témoigner toute la satisfaction que m'a fait éprouver la manière de servir de M. de Fezensac. Ce jeune homme s'est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s'y est toujours montré supérieur. Je vous le donne pour un véritable chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder comme un vieux colonel.
Signé:
Maréchal duc d'ELCHINGEN.
NOTES DU LIVRE II.
NOTE A.
TABLEAU DU PARTAGE ET DÉNOMBREMENT DES FORCES CONDUITES PAR NAPOLÉON DANS L'EMPIRE DE RUSSIE EN 1812.
NAPOLÉON, EMPEREUR DES FRANÇAIS.
MARÉCHAL BERTHIER, CHEF DE L'ÉTAT-MAJOR.
+———————————————————————-+—————-+—————+ | |INFANTERIE.|CAVALERIE.| +———————————————————————-+—————-+—————+ |PREMIER CORPS | | | | | | | |MARÉCHAL PRINCE D'ECKMÜHL. | | | | | | | |Divisions françaises: Morand, Friand, Gudin, | | | |Desaix et Compans | 65,000 | | |Brigades légères: Bordesoulle et Pajol | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |DEUXIÈME CORPS. | | | | | | | |MARÉCHAL DUC DE REGGIO | | | | | | | |Divisions françaises: Legrand, Verdier et Merle| 32,000 | | |Brigades légères: Castex et Corbineau | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |TROISIÈME CORPS. | | | | | | | |MARÉCHAL DUC D'ELCHINGEN. | | | | | | | |Divisions françaises: Ledru et Razout; division| | | |wurtembergeoise: Marchand | 35,000 | | |Brigades légères: Mouriez et Beurmann | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |QUATRIÈME CORPS. | | | | | | | |VICE-ROI D'ITALIE. | | | | | | | |Divisions françaises: Delzons et Broussier; | | | |garde royale italienne; division italienne Pino| 38,000 | | |Cavalerie de la garde italienne; brigade légère| | | |italienne Villata | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |CINQUIÈME CORPS. | | | | | | | |PRINCE PONIATOWSKI. | | | | | | | |Divisions polonaises: Dombrowski, Zayonschek et| | | |Ficher | 36,000 | | |Cavalerie légère | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |SIXIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL, PUIS MARÉCHAL GOUVION-SAINT-CYR | | | | | | | |Divisions bavaroises: Deroy et de Wrède | 25,000 | | |Brigades légères bavaroises: Seidewitz et | | | |Pressing | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |SEPTIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL COMTE REYNIER. | | | | | | | |Divisions saxonnes: Lecocq et Zeschau | 24,000 | | |Cavalerie légère: Funck et Gablentz | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |HUITIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL DUC D'ABRANTÈS. | | | | | | | |Divisions westphaliennes: Ochs et de Dareau | 18,000 | | |Cavalerie légère | | 2,400 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |NEUVIÈME CORPS. | | | | | | | |MARÉCHAL DUC DE BELLUNE. | | | | | | | |Divisions Partouneaux, Daendels et Girard | 30,000 | 2,500 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |DIXIÈME CORPS. | | | | | | | |MARÉCHAL DUC DE TARENTE. | | | | | | | |Division française: Grandjean; corps prussien: | | | |Yorck, composé des divisions Kleist et Grawert,| | | |de 20 bataillons d'infanterie | 26,000 | | |Cavalerie légère prussienne: Massenbach | | 3,000 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |GARDE IMPÉRIALE. | | | | | | | |Vieille garde, commandée par le maréchal duc de| | | |Dantzick; jeune garde, commandée par le | | | |maréchal duc de Trévise | 32,000 | | |Cavalerie de la garde, commandée par le | | | |MARÉCHAL DUC D'ISTRIE | | 3,800 | +———————————————————————-+—————-+—————+ | RÉSERVE DE CAVALERIE. | +———————————————————————-+—————-+—————+ |PREMIER CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL NANSOUTY. | | | | | | | |Divisions Bruyères, Saint-Germain et Valence | | 7,200 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |DEUXIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL MONTBRUN. | | | | | | | |Divisions Watier, Sébastiani et Defrance | | 7,200 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |TROISIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL GROUCHY. | | | +———————————————————————-+—————-+—————+ |QUATRIÈME CORPS. | | | | | | | |GÉNÉRAL LATOUR-MAUBOURG. | | | | | | | |Ces deux corps éprouvèrent quelques changements| | | |dans leur organisation pendant la campagne, ce | | | |qui fait qu'on les porte en bloc; ils étaient | | | |composés des divisions Kellermann, Lahoussaye, | | | |Chastel, Rosnictzky (polonaise), et Thielmann | | | |(saxonne); en tout | | 12,000 | | | | | |La division Doumerc (5e de cuirassiers) fut | | | |détachée avec le 2e corps | | 2,300 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |CORPS AUTRICHIEN | | | | | | | |(que l'on peut compter comme 44e corps) | | | | | | | |GÉNÉRAL, PUIS | | | |MARÉCHAL PRINCE DE SCHWARTZEMBERG. | | | | | | | |Divisions autrichiennes: Sicgenthal, | | | |Trantenburg et Bianchi | 24,000 | | | | | | |Division de cavalerie: Frimont | | 6,000 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |Total | 385,000 | 62,000 | +———————————————————————-+—————-+—————+ |Total général | 447,000 | +———————————————————————-+—————-+—————+
NOTE B.
Détail exact des pertes du 4e régiment.
SOLDATS
2,150 hommes ont passé le Rhin; un détachement de 400 hommes rejoignit à Moscou; un autre de pareille force à Smolensk; enfin, un de 50 à Wilna; total, 3,000 hommes qui ont fait la campagne. Or, de ces 3,000 hommes, 200 seulement sont revenus avec moi sur la Vistule, et environ 100 sont rentrés de prison; il y a donc eu une perte de 2,700 hommes sur 3,000, c'est-à-dire des neuf dixièmes.
OFFICIERS.
109 officiers de tous grades ont fait la campagne en tout ou en partie.
40 ont été tués, ou sont morts dans la retraite, ou dans les prisons de l'ennemi.
20 sont restés prisonniers, la plupart blessés.
35 ont été blessés, plusieurs à deux reprises.
14 n'ont pas été blessés.
Ainsi, 49 officiers sont rentrés, dont 35 blessés ou l'ayant été dans le cours de la campagne.
NOTE C.
Itinéraire du 3e corps pendant la retraite.
Octobre, 19. Départ de Moscou.—Bivouac sur la route de Tschirkovo.
—20. Tschirkovo.
—23. Départ à minuit.
—24. Bivouac sur la route de Bowrosk.
—25. Suite de la marche.
—26. Bowrosk.
—27. Départ le soir.
—28. Le matin à Véreya.—Le soir à Ghorodosk, Borisow.
—29. Abbaye de Kolotskoi.—Route de Moscou à Smolensk.
—30. Gyat.
Novembre, 1. Viasma.
—5. Semlévo.
—6. Postnia.—Dwor.
—7. Dorogobuge.
—8. Combat de Dorogobuge.—Bivouac à deux lieues en arrière.
—9. Bivouac.
—10-11 Slopnévo. (Combat le 11.)
—12. Bivouac sur la route de Smolensk.
—13. Bivouac aux approches de Smolensk.
—14. Faubourg de Smolensk.
—15-16. Smolensk. (Combat le 15.)
—17. Koritnya.
—18. Arrivée devant Krasnoi. (Combat.)—Passage du Dniéper.
—10-20. Marche sur la rive droite du Dniéper.
—21. Le matin à Orcha, le soir à Kochanow.
—22. Tolostchin.
—23. Bobr.
—24. Natcha.
—25. Némonitsa.
—26. Vésélovo. (Passage de la Bérézina dans la nuit.)
—27-28. Bivouac sur la rive droite du fleuve. (Combat de la Bérézina le 28.)
—29. Zembin.
—30. Kamen.
Décembre, 1. Bivouac dans la direction de Molodetschno.
—2. Ilïa. (Départ la nuit.)
—3. Molodetschno
—4. Biénitza.
—5. Smorghoni.
—6. Oszmiana.
—7. Miédnicki.
—8-9. Wilna.
—10. Bivouac sur la roule de Kowno.
—11. Zismory.
—12. Kowno.
—13. Départ le soir.—Marche de nuit.
—14. Village dans la direction de Neustadt.
—15. Neustadt
—16. Pillkahlen.
—17. Rohr.
—18. Saliau.
—19. Tapiau.
—20. Kœnigsberg.
—21. Braunsberg.
—22. Heiligenbeil.
—23. Neuenkirschen.
—24. Aux environs d'Elbing.
—25. Marienbourg.
—26. Cantonnement dans l'île de la Nogat.
LIVRE III[55].
CAMPAGNE DE SAXE EN 1843.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
RÉORGANISATION DE L'ARMÉE.—MA NOMINATION DE GÉNÉRAL DE BRIGADE ET MA DESTINATION POUR L'ARMÉE DE HAMBOURG.
Le peu de temps que j'ai passé à Paris pendant l'hiver de 1813 m'a laissé de tristes et profonds souvenirs. Je trouvai ma famille, mes amis et la société tout entière frappés de terreur. Le fameux 29e bulletin avait appris brusquement à la France la destruction de la Grande Armée. L'Empereur n'était plus invincible. Pendant que nous succombions en Russie, une autre armée périssait lentement en Espagne, et, à Paris même, un obscur conspirateur avait pensé s'emparer du pouvoir. La campagne de 1813 allait s'ouvrir, et dans quelles circonstances! La défection de la Prusse n'était plus douteuse, l'alliance de l'Autriche au moins bien incertaine, et l'épuisement de la France s'accroissait avec le nombre de ses ennemis. Les récits des officiers, échappés aux désastres de la retraite, contribuaient à augmenter l'effroi. Paris, accoutumé depuis quinze ans à des chants de victoire, apprenait chaque jour avec une douloureuse surprise le détail de quelque nouvelle calamité publique ou particulière. Les divertissements du carnaval cessèrent; chacun se renferma dans son intérieur, occupé des malheurs présents et des inquiétudes futures. Au milieu de cette consternation générale, on fut choqué de voir l'Empereur donner des fêtes aux Tuileries. C'était insulter à la douleur publique, et témoigner une insensibilité cruelle pour tant de victimes. Je me souviendrai toujours de l'un de ces bals lugubres, où je crus voir danser sur des tombeaux.
Au reste l'Empereur employa son séjour à Paris d'une manière admirable et digne de son génie. L'histoire dira quelle nouvelle armée parut à sa voix, et quels brillants succès suivirent tant de revers. Dès le mois de février, un sénatus-consulte mit à la disposition du ministre de la guerre trois cent cinquante mille hommes, tant sur les conscriptions de plusieurs années que sur le premier ban de la garde nationale, qui avait été formée en cohortes au commencement de 1812, et avec lesquels on créa trente-quatre nouveaux régiments d'infanterie. À cette immense levée se joignirent des dons volontaires en hommes et en chevaux. Les grandes villes et les provinces rivalisèrent de zèle, car on ne doit pas mettre toutes ces offres sur le compte de la peur ou de la flatterie. Nos revers avaient réveillé l'orgueil national; la France voulut faire un dernier effort pour obtenir une paix honorable. Dix mille jeunes gens, équipés à leurs frais, composèrent la réserve de la cavalerie, sous le nom de gardes d'honneur; quatre corps d'observation furent formés sur l'Elbe, en Illyrie et sur le Rhin. On y dirigea les bataillons de dépôt, soit en totalité, soit isolément par compagnies; des cadres de bataillons ou d'escadrons furent rappelés d'Espagne, ainsi que quelques régiments de la jeune garde; trois mille officiers et sous-officiers de gendarmerie passèrent dans la ligne; les régiments d'artillerie de marine devinrent des régiments d'infanterie; on fit venir des arsenaux et des places de guerre le matériel dont on put disposer; on ordonna des remontes en France et en Allemagne.
Au milieu de ce grand mouvement militaire, mon régiment occupait toutes mes pensées. Mes journées étaient employées à solliciter des récompenses pour mes officiers, qui tant de fois les avaient méritées sous mes yeux, des retraites avantageuses à ceux qui ne pouvaient plus servir. Je faisais remplir les nombreuses vacances par des officiers qui m'étaient connus et sur lesquels je comptais, et je me préparais à retourner à mon dépôt à Nancy, pour présider à cette réorganisation.
Un jour, M. le comte de Narbonne, aide de camp de l'Empereur, dit au duc de Feltre qu'il fallait profiter de l'occasion pour me faire nommer général de brigade. Mon beau-père lui répondit qu'il n'y avait pas six mois que j'étais colonel et qu'il ne se permettrait jamais une demande aussi indiscrète. M. de Narbonne ne se tint pas pour battu; il alla droit à l'Empereur, et lui dit que, puisqu'il avait paru content de moi, il fallait m'essayer dans un poste plus élevé, en ajoutant gaiement: «qu'on ne risquait pas grand'chose, et qu'un mauvais général de brigade de plus ne perdrait pas l'armée.» Le maréchal Ney, qu'on appela en témoignage, voulut bien assurer qu'on ne courait pas même ce risque-là. Peu de jours après, mon beau-père m'apprit ma nomination, dont il était aussi surpris que moi-même. Ceux qui ont connu le désintéressement du duc de Feltre ne seront pas surpris de sa conduite. Il est rare de voir un ministre de la guerre laisser à d'autres le soin de l'avancement de son gendre. Je fus flatté de la noble récompense accordée à mon zèle, mais ce ne fut pas sans un vif regret que je renonçai sitôt à mon régiment et que je quittai un uniforme qui m'était bien cher.
Je fus employé au 5e corps, que le général Lauriston commandait à
Magdebourg, et je partis aussitôt pour l'aller joindre.
Je m'arrêtai à Nancy, au dépôt du 4e régiment. Les cadres que j'avais laissés à Custrin venaient d'y arriver; les officiers me donnèrent un dîner pour célébrer ma nomination et pour me faire leurs adieux. Je quittai avec attendrissement ces nobles compagnons de gloire et d'infortune, car je ne prévoyais que trop que, pour beaucoup d'entre eux, cet adieu serait éternel.
Je laissai au 4e régiment 45,000 fr. d'économies. À cette époque, le grand nombre d'hommes qui passaient dans les régiments, la quantité d'achats et de confections dont les conseils d'administration étaient chargés, permettaient de faire des économies considérables sans nuire aux intérêts du soldat. Ces masses secrètes ont toujours été défendues, et jamais on n'a pu les détruire. Lorsqu'elles étaient administrées avec loyauté et intelligence, c'était une ressource immense. Je n'en ai disposé, pendant ma courte administration, que pour faire donner 100 fr. à chaque officier qui revenait de Russie, et 200 fr. à chaque officier supérieur.
Ces économies si précieuses ont été dilapidées en totalité par un de mes successeurs; je lui en garde en silence une rancune éternelle, pour me consoler de ne pas le nommer ici.
Je continuai ma route par Mayence, Cassel et Brunswick, et je rejoignis le général Lauriston à Magdebourg.
Il n'est point de mon sujet de raconter en détail les mouvements de l'armée pendant mon absence. Après le départ du roi de Naples, au mois de janvier, le vice-roi prit à Posen le commandement de ces tristes débris, rendus plus faibles encore par les garnisons qu'il fallut laisser dans les places et par l'abandon des Autrichiens, qui rentrèrent en Gallicie.
Le vice-roi fit preuve de courage et d'habileté en continuant sa retraite sans se laisser entamer et en contenant jusqu'au bout les dispositions hostiles de la Prusse, à qui sa faible armée en imposait à peine. Il abandonna successivement la ligne de la Wartha, celle de l'Oder, Berlin et toute la Prusse, pour prendre position derrière l'Elbe. Là, 50,000 hommes se trouvaient réunis. Les Russes, que le typhus dévorait depuis plusieurs mois, en avaient au plus 60,000; mais les Prussiens venaient de se joindre à eux. Leurs renforts et les nôtres arrivaient à marches forcées; l'Empereur était attendu, nous touchions au moment des plus grands événements. C'était sur les bords de l'Elbe ou de la Saale qu'allait se décider le sort de l'Europe.
Le général Lauriston me plaça dans la division du général Maison, première de son corps d'armée.
Cette division n'était composée que de trois régiments, les 151e, 152e et 153e de nouvelle formation; encore le 152e avait-il été détaché à Brême.
J'allais donc me trouver sans emploi, si je n'avais pas obtenu du vice-roi d'aller moi-même à Brême pour prendre le commandement du 152e et le ramener dès qu'on n'en aurait plus besoin de ce côté.
Cette mission, en m'éloignant momentanément de la Grande Armée, me fit faire la campagne de Hambourg, que je vais raconter.
CHAPITRE II.
INSURRECTION DE LA 32e DIVISION MILITAIRE; ÉVACUATION DE HAMBOURG.—LE
GÉNÉRAL VANDAMME ET LE PRINCE D'ECHMUHL ARRIVENT À BRÊME.—AFFAIRES
D'AVANT-POSTES.—PRISE DE HAMBOURG.—NÉGOCIATIONS AVEC LE DANEMARCK.
Dès l'année 1810, Napoléon avait réuni à l'Empire le territoire des villes anséatiques, sous le nom de 32e division militaire. Cette mesure était nécessaire pour compléter le blocus continental; mais elle indigna tous les habitants. Leur fierté en fut blessée. Le blocus continental et la confiscation des marchandises anglaises ruinaient le commerce. Nulle part le joug de Napoléon n'était plus odieux, et sa puissance colossale ôtait l'espoir de jamais s'y soustraire.
Les désastres de 1812, si rapides et si imprévus, parurent un miracle de la Providence en leur faveur. La renommée les exagéra; les nouvelles les plus absurdes furent accueillies par ceux dont elles comblaient les espérances; l'armée était détruite; l'Empereur s'était sauvé seul, déguisé en paysan; la Prusse et l'Autriche se joignaient à la Russie; l'Allemagne entière se soulevait.
Ces récits causèrent une fermentation générale. Ce n'était rien encore tant que l'ennemi ne paraissait pas, et la position de l'armée sur l'Elbe devait mettre Hambourg à l'abri de ce danger; mais, au lieu de protéger ce point si important, le vice-roi dégarnit entièrement le Bas-Elbe et plaça ses troupes entre Dresde et Magdebourg. Quels qu'aient pu être ses motifs, le résultat en devint bien funeste. Le général Tettenborn marcha sur Hambourg par la rive droite de l'Elbe, en chassant devant lui le général Morand; qui occupait la Poméranie suédoise. Le corps de Tettenborn se recruta bientôt de paysans insurgés, de Mecklembourgeois et de quelques Prussiens, qui n'attendirent pas la déclaration de guerre de leur roi. En même temps, les Anglais débarquèrent à l'embouchure de l'Elbe et du Veser, s'emparèrent des forts et des batteries de Bremerlehe et de Blexen; et firent soulever le pays. L'insurrection devint générale et éclata jusqu'au milieu de Hambourg, où commandait le général Carra-Saint-Cyr; elle fut réprimée, et les chefs la payèrent de leurs têtes. L'irritation s'en accrut, et le général Carra-Saint-Cyr, entouré de dangers, ne crut pas pouvoir conserver Hambourg. On le lui a reproché; mais il n'avait que 1,000 hommes, presque point d'artillerie, rien de préparé pour la défense. Tout avait été envoyé à la Grande Armée. Et qui aurait pu prévoir, au mois d'octobre, quand l'Empereur était maître de Moscou, qu'il faudrait, au mois de février suivant, combattre sur l'Elbe et le Veser! Carra-Saint-Cyr abandonna donc Hambourg, le 12 mars 1813; Morand passa l'Elbe à Zollenspicker et le joignit à Altenbourg. Il s'arrêta à Lunebourg, et Carra-Saint-Cyr à Brème. À peine tous les deux avaient-ils pu réunir 2,000 hommes.
Tottenborn entra à Hambourg, et l'on peut juger de sa réception. On vit des femmes embrasser les chevaux des Cosaques et les Cosaques eux-mêmes, ce qui était bien aussi extraordinaire. On se disputait l'honneur de loger les officiers et jusqu'aux soldats. L'ancien gouvernement fut rétabli, le port ouvert aux marchandises anglaises; les habitants donnèrent tout ce qu'ils possédaient pour subvenir aux frais de la guerre: une légion anséatique fut formée, et les jeunes gens s'y enrôlèrent tous.
Le général Carra-Saint-Cyr, retiré à Brème, essaya de prendre sa revanche. Une colonne, qu'il envoya entre l'Elbe et le Veser, chassa les Anglais de Blexen; plus de deux cents paysans armés y perdirent la vie; mais, en même temps, le général Morand fut enveloppé à Lunebourg par les généraux Dornberg et Berkendorf, et fait prisonnier avec toutes ses troupes.
Il est facile à 4,000 hommes d'en détruire 1,000; mais, pour nous, la perte était considérable, et l'effet moral plus fâcheux encore. Nos troupes furent intimidées, la confiance des ennemis et des insurgés s'en augmenta. Déjà cette guerre prenait de la part des alliés le caractère d'une guerre de principes.
Les habitants de Hanovre avaient pris les armes; on préparait contre eux des mesures sévères. Le général Dornberg écrivit aux généraux français que les Hanovriens n'avaient fait qu'obéir aux ordres de l'empereur de Russie, en s'armant pour leur légitime souverain le roi d'Angleterre, et que les prisonniers français répondraient de la manière dont nous les traiterions. La Russie avait oublié un peu vite le traité d'Erfurth, par lequel elle avait reconnu le roi de Westphalie comme souverain du Hanovre.
Cet échec rendait notre position à Brême aussi critique qu'elle l'avait été à Hambourg, et peu s'en fallut qu'on ne fût obligé de l'abandonner. Ce parti eût été plus déplorable encore; l'insurrection aurait gagné le Hanovre, la Westphalie tout entière; la ligne de communication de la Grande Armée avec le Rhin allait être coupée. Les conséquences de cet acte de faiblesse étaient incalculables. Un autre général vint à propos en empêcher l'exécution.
Dès les premiers moments du danger, l'Empereur avait dirigé sur Brême tout ce qui se trouvait dans les départements du Nord. Le corps d'armée qui se formait à Wesel reçut la même destination, et le général Vandamme en prit le commandement.
Personne ne convenait mieux à une guerre de cette nature. Dès les premières campagnes de la Révolution, il s'était fait remarquer par une bravoure brillante, une activité infatigable, des connaissances militaires, de l'esprit et beaucoup d'ambition. À ces qualités se joignait malheureusement un caractère violent et insubordonné. On lui reprocha même des actes bien rigoureux dans les premières guerres de la Révolution. Je crois pourtant qu'il était plus colère que méchant; je lui ai même connu des qualités attachantes: il était bon mari, bon père, ami fidèle. Son avancement n'avait répondu ni à ses talents ni à ses services. Son caractère indomptable lui nuisait auprès de l'Empereur. Vraiment, disait-il, je ne pourrais pas avoir deux Vandamme; ils se battraient jusqu'à se que l'un eût tué l'autre. Vandamme n'attribuait qu'à l'injustice et aux intrigues les avantages accordés à ses camarades, ce dont il se montrait fort irrité. En 1812, il commandait les Westphaliens sous les ordres du roi Jérôme, dont il partagea la disgrâce. À son retour à Paris, l'Empereur le rappela, le traita à merveille et lui donna le commandement des troupes destinées pour la 32e division militaire. Cet emploi si important lui rendit son ancienne ardeur; il crut le moment arrivé de conquérir le bâton de maréchal et le titre de duc qu'il ambitionnait depuis si longtemps.
Ce fut dans ces heureuses dispositions que je le trouvai à Brême, où nous arrivâmes en même temps.
Je passai une soirée à causer avec lui ou plutôt à l'entendre, car c'est à quoi se réduisait toujours la conversation: conserver Brême à tout prix, en imposer par notre contenance, tenir hardiment la campagne, suppléer par notre activité et notre audace au petit nombre, jusqu'à ce que l'arrivée de nos renforts nous permît d'attaquer Hambourg; tel était son plan. On va voir avec quelle vigueur il l'exécuta. Je dois d'abord dire un mot de ma situation personnelle et de la composition des troupes.
Le corps d'armée du général Vandamme devait être composé des divisions Carra-Saint-Cyr, Dufour et Dumonceau, au nombre de plus de 20,000 hommes. En ce moment, à peine 4,000 hommes se trouvaient réunis à Brème; en voici la composition:
Le 152e régiment, réduit à trois bataillons, le quatrième ayant été pris avec le général Morand. Ce régiment, formé de cohortes, se composait de soldats dans la force de l'âge, généralement grands et bien constitués; mais, pour organiser à la fois tant de nouveaux corps, il avait fallu prendre des officiers de tous grades, à la retraite ou en réforme. On peut juger de la composition d'un pareil corps d'officiers au physique et au moral. Les sous-lieutenants, sortant de Fontainebleau, étaient novices, et, sauf quelques exceptions honorables, les autres officiers ignorants, usés ou abrutis.
Deux bataillons de douaniers, excellents soldats, un bataillon de marins remarquables par leur discipline autant que par leur bravoure.
Enfin, deux bataillons de marche, formés de compagnies prises dans les dépôts de divers régiments: mauvaise organisation, qui manque d'ensemble et à laquelle la nécessité avait forcé de recourir.
Le général Carra-Saint-Cyr commandait cette petite division, ayant pour généraux de brigade le prince de Reuss et moi. Le prince de Reuss, de la maison souveraine de ce nom, jeune colonel au service de France, à qui son mérite militaire très-remarquable avait fait donner cet emploi supérieur à son grade, avait servi dans l'armée autrichienne comme aide de camp de l'archiduc Charles, et l'on retrouvait bien un peu d'habitudes allemandes dans la lenteur de ses dispositions. Mais, le moment de l'exécution arrivé, rien n'égalait son activité, son intelligence et la justesse de son coup d'œil. Ses manières étaient agréables, son caractère aimable et facile; cette rencontre fut pour moi une bonne fortune. Dès le premier jour, il me témoigna de la bienveillance et de l'intérêt. Je mettais du prix à cultiver cette amitié naissante, formée aux avant-postes, et dont sa mort glorieuse interrompit trop tôt le cours.
Ma nomination de général avait été si imprévue, et mon départ pour l'armée si rapide, que je n'eus pas le temps de chercher un aide de camp. Madame d'Houdetot, ma cousine, me demanda avant mon départ de Paris de prendre son fils, M. France d'Houdetot[56], jeune officier déjà fort distingué, qui avait fait la campagne de Russie comme capitaine à l'état-major du 1er corps, et qui était resté à l'armée auprès du prince d'Eckmühl. Je partis avec sa commission, et je le trouvai à Brème. Malheureusement le prince d'Eckmühl l'avait demandé en même temps; je le lui cédai à regret, et les circonstances ont fait que d'Houdetot a perdu lui-même à cet arrangement, car je l'aurais incontestablement fait nommer chef d'escadron à la revue de l'Empereur, au mois de juillet, pendant l'armistice, et il aurait fait la campagne suivante dans son nouveau grade, tandis qu'ayant été renfermé dans Hambourg avec le prince d'Eckmühl, son avancement s'est trouvé fort retardé.
Je pris provisoirement pour aide de camp un sous-lieutenant du 152e, nommé Chabrand, d'une excellente famille de Pignerol, et qui sortait de l'école. Je n'ai jamais rien vu de si novice au monde, et rien de si plaisant que le contraste de son ignorance de toute chose avec sa vivacité piémontaise. Il me fut d'abord peu utile, et ne servit qu'à m'impatienter; mais son bon cœur et sa bonne volonté m'attachèrent à lui, et je finis par le garder auprès de moi.
Notre petite armée sortit de Brême le 2 avril, et passa quinze jours en marches et contre-marches. Le 7, Carra-Saint-Cyr était à Rothembourg, et moi aux avant-postes, à Schessel, à dix lieues de Hambourg; nous y passâmes trois jours sans que l'ennemi parût. Ce calme trompeur présageait une attaque sérieuse. Le général Carra-Saint-Cyr en eut l'avis et se décida à la retraite, dont je fis toujours l'arrière-garde. Aussitôt après son départ, trente gendarmes qu'il avait laissés imprudemment à Rothembourg, furent enlevés par les Cosaques, qui ne cessèrent de me harceler les jours suivants. On sait que les Cosaques n'attaquent jamais une troupe qui est sur ses gardes. Mais ils savent profiter de la moindre négligence, et devant eux une faute n'est pas longtemps impunie. Je connaissais cette petite guerre, et je ne les craignais pas. Ils en furent quittes pour m'accompagner jusqu'aux portes de Brême.
La division prit position le 15, la droite à Achim, appuyant au Weser, la gauche à Tonover, sur la route de Hambourg, ayant devant son front les marais que traverse cette route.
Le général Vandamme s'emporta contre le général Carra-Saint-Cyr et lui fit des reproches sévères. Je n'ai rien vu de plus incompatible que ces deux généraux; la valeur bouillante du premier ne pouvait s'accommoder de la prudence un peu craintive du second. Il faut dire pourtant en cette circonstance que le mouvement de retraite était convenable. Le général Benkendorf partait de Hambourg avec la légion anséantique, un corps nombreux de Cosaques et quelques pièces de canon; en même temps, le général Dornberg rentrait à Lunebourg, occupait Celle et poussait son avant-garde jusqu'à Werden. Le général Carra-Saint-Cyr se trouvait seul lancé sur la route de Hambourg avec 3,000 hommes, à douze lieues de Brême. Une retraite valait mieux qu'un échec, surtout dans la situation du pays.
Le 16, le prince de Reuss chassa les Cosaques de Werden, après une affaire assez vive. Bientôt le général Sébastiani, qui faisait la gauche de la Grande Armée, rentra à Celle et repoussa Dornberg derrière l'Aller. À l'appui de ce mouvement, Vandamme ordonna une forte reconnaissance sur Rothembourg; le général Saint-Cyr me fit marcher en avant avec quatre bataillons en me recommandant de ne pas trop m'avancer. Le 22, je rencontrai les Cosaques en avant d'Ottersberg; je les rejetai sur leur infanterie établie en arrière de la ville, et qui elle-même se replia sur le Wyster. Là un feu de tirailleurs s'engagea, et l'ennemi se retira ensuite en bon ordre jusqu'à une forte lieue de Rothembourg. L'ennemi s'arrêta alors; il montrait plus de 2,000 hommes d'infanterie, deux escadrons de cavalerie et quelques pièces de canon. J'en rendis compte au général Saint-Cyr, qui avait arrêté la brigade de Reuss à Sottrum, à deux lieues en arrière (cette brigade se composait de quelques bataillons de marins et de douaniers). Je l'assurai qu'une attaque faite par la division tout entière réussirait et nous rendrait maîtres de Rothembourg. C'était aussi l'avis du prince de Reuss, mais le général ne le voulut pas. Il pensait qu'avec le mauvais esprit des populations, le moindre échec nous serait funeste et qu'il fallait attendre des renforts pour combattre à coup sûr. Peu de temps après, il quitta l'armée; je n'ai eu qu'à me louer de mes rapports avec lui.
Cependant les renforts nous arrivaient de tous côtés; les mesures du gouvernement répondaient au déploiement des forces militaires. Le 10 avril, un sénatus-consulte suspendit le régime constitutionnel dans la 32e division militaire. Le général commandant en chef fut chargé de la haute police, avec les pouvoirs les plus étendus. Faire les règlements nécessaires, avec l'application des peines du Code pénal; suspendre et remplacer provisoirement les autorités civiles; imposer des contributions extraordinaires; prendre au besoin des otages et autres mesures autorisées par la guerre, tout était de son ressort. Le choix du prince d'Eckmühl mit le comble à tant de rigueurs. Personne plus que lui n'était propre à exécuter scrupuleusement des instructions aussi sévères et à interpréter largement ce qu'elles avaient d'arbitraire. Il se hâta d'arriver à Brême. Le général Vandamme resta chargé du commandement des troupes. On pense bien avec quel mécontentement Vandamme se vit sous les ordres d'un maréchal. Il en résulta des froissements continuels, qui auraient nui au bien du service sans la patience du prince d'Eckmühl. Un jour, Vandamme arriva chez lui rouge de colère et sans le saluer, en présence du prince de Reuss et de moi. Il commença une scène violente sur ce que le maréchal avait écrit directement à un des généraux sous ses ordres. Il lui dit que: «quand un maréchal avait l'honneur de commander un général comme lui, il lui devait des égards; qu'il ne prétendait pas servir ainsi; que dès ce moment il n'était plus sous ses ordres.»
Le prince d'Eckmühl put à peine ouvrir la bouche pour s'expliquer. Il envoya le général Laville, son chef d'état-major, pour tâcher d'apaiser Vandamme, et se contenta de nous dire avec embarras: «Messieurs, il faut savoir souffrir pour le service de l'Empereur.» Quelque temps auparavant, Napoléon lui avait écrit: «Ayez soin de ménager Vandamme; les hommes de guerre deviennent rares.» La recommandation arrivait à point, et elle avait profité.
Le moment était venu de prendre sérieusement l'offensive, et la réunion des troupes qui avait lieu à Brême devait rendre le succès certain. Outre notre division, dont le commandement fut donné à un vieux général hollandais, la division Dufour occupait Brême, et la division Dumonceau entrait en ligne à notre droite. Toutes ces troupes s'élevaient à environ 18 ou 20,000 hommes.
Le 26, nous nous portâmes en avant. Le prince de Reuss prit l'avant-garde; ma brigade marcha en seconde ligne, notre nouveau général nous suivit plutôt qu'il ne nous commanda. C'était un soldat hollandais, ignorant et grossier, hors d'état de rien faire. Je ne puis comprendre qu'on ait remplacé le général Carra-Saint-Cyr par un homme qui lui était si inférieur à tous égards.
Les tirailleurs ennemis défendirent faiblement Ottersberg et le ruisseau de la Wiste à Sottrum. En débouchant dans la plaine, nous trouvâmes l'infanterie rangée en bataille avec quelques pièces de canon. J'entrai en ligne et pris la gauche de la route; à peine avions-nous 4,000 hommes sans cavalerie. Nous les formâmes, en colonnes d'attaque, et dédaignant de répondre à l'artillerie ennemie, nous marchâmes sur elle au pas de charge. L'ennemi n'attendit pas ce choc, et nous le poursuivîmes jusqu'à Rothembourg, où nous entrâmes le soir en combattant. Nous perdîmes peu de monde, et ce premier succès combla de joie nos jeunes soldats. J'eus bien à me louer du prince de Reuss, qui, pendant toute cette journée, me témoigna autant de déférence que si j'avais commandé la division. De mon côté, je ne cherchais point à lui faire sentir la supériorité de mon grade; nous agissions fraternellement, sans prétention ni amour-propre, et satisfaits de partager l'honneur de cette journée. J'ose dire qu'il est à regretter que cette conduite n'ait pas servi de modèle à d'autres généraux dans des occasions plus importantes.
Rothembourg fut un peu pillé. C'est un désordre difficile à empêcher dans une ville où l'on entre de vive force après une journée fatigante et dans l'ivresse d'un premier succès. Quoi qu'il en soit, le désordre durait encore le lendemain matin, lorsque le prince d'Eckmühl et le général Vandamme arrivèrent. Ce dernier n'y prit pas garde; mais le prince d'Eckmühl, qui avait l'horreur du pillage, nous fit de sévères reproches, et, ayant pris sur le fait un conscrit et un douanier, il dit: «qu'il fallait faire des exemples, et qu'il était indispensable d'en faire fusiller un.» On tira au sort; il tomba sur le douanier, qu'on fusilla à l'instant même. Il était père de famille et avait rejoint l'armée la veille. La nécessité du rétablissement de la discipline ne suffirait point pour justifier une exécution sans jugement, la volonté de l'homme mise à la place de celle de la loi. Quelquefois la révolte, la lâcheté, la cruauté envers les habitants, peuvent l'autoriser; mais les généraux ne doivent jamais oublier qu'une pareille action est un crime quand elle n'est pas un devoir.
Le 27, la division fut à Schessell, le 28 à Tostedt. Le prince de Reuss poursuivit l'ennemi jusque devant Harbourg, situé sur la rive gauche de l'Elbe. Une compagnie de voltigeurs du 152e arriva la première devant le rempart. M. Roulle, sous-lieutenant, passa le fossé à l'aide d'une vergue qu'il trouva sous la main, et abattit le pont-levis. Le fort fut enlevé. Notre division et la division Dufour se réunirent à Harbourg. La division Dumonceau arrivait en même temps sur notre droite, à Zollenspicker. Deux bâtiments anglais furent pris, et la rapidité de ces premiers succès nous garantissait la prise de Hambourg, qui ne fut en effet retardée que par les ménagements qu'exigeait notre situation politique avec le Danemark.
Le Danemark, lié à la France par un traité de garantie réciproque, était suspect aux alliés. À la prise de Hambourg, sa position devint embarrassante. Le roi la soumit à Napoléon, qui lui répondit loyalement que, ne pouvant en ce moment le protéger, il l'autorisait à céder à toutes les exigences nécessaires au salut de ses États. La Russie demanda d'abord que le Danemark défendît Hambourg contre la France, et une division danoise entra dans la ville; mais le but des alliés était d'obtenir la cession de la Norwége, et ils n'hésitèrent pas à la demander. La France, de son côté, ouvrit avec le Danemark des négociations pour une alliance offensive et défensive. Or, il était dans l'intérêt de ces négociations d'éviter d'agir contre la division danoise qui était à Hambourg. Ce temps de repos fut employé à faire venir l'artillerie, à mettre Harbourg en état de défense, et à préparer les moyens d'attaque contre les îles qui séparent Hambourg de Harbourg.
La division Dumonceau resta à la droite, le long de l'Elbe, jusqu'à
Veinse; la division Dufour et la brigade de Reuss à Harbourg, avec le
général en chef. Je fus placé en observation à Marbourg, à une lieue de
Harbourg sur la gauche.
CHAPITRE III
MA BRIGADE OCCUPE STADE ET CHASSE LES ANGLAIS DE COXHAVEN.—PRISE DE L'ÎLE DE WILLEMSBOURG.—TRAITÉ AVEC LE DANEMARK.—CAPITULATION DE HAMBOURG.—AFFAIRE DE BERGSDORF.—AFFAIRE DE GESTACHE.—ARMISTICE.—LUBECK.—JE PASSE AU PREMIER CORPS DE LA GRANDE ARMÉE.
Malgré ces premiers succès, le pays situé entre le Weser et l'Elbe était loin d'être soumis. Les Anglais occupaient les forts de Cuxhaven, à l'embouchure de l'Elbe. Quelques bandes d'insurgés parcouraient les villages; la contrebande s'exerçait impunément; les contributions n'étaient point payées. Il fallait mettre un terme à tous ces désordres. Le général Vandamme m'en chargea. Il me donna 2,000 hommes et deux pièces de canon, avec lesquels je devais parcourir le pays et reprendre Cuxhaven.
Le premier point était d'occuper Stade, chef-lieu de l'insurrection. Je pris toutes les précautions possibles pour déguiser ma marche, et le troisième jour, au lever du soleil, j'entrai dans la ville, où cette arrivée si inattendue causa la plus grande terreur. L'insurrection n'avait été nulle part aussi violente qu'à Stade, et les habitants craignaient une vengeance qu'ils avaient bien méritée.
En effet, mes instructions portaient de les traiter sévèrement. À cette époque, ce mot voulait tout dire. Je reçus les magistrats et les principaux notables, et je me montrai sévère en paroles, pour me dispenser de l'être en actions. Je fis saisir partout les marchandises anglaises et les denrées coloniales, mais avec tous les ménagements que permettaient les ordres de l'Empereur. Chaque famille conserva sa provision de sucre et de café pour trois mois. Je défendis expressément toute contrebande et même toute communication avec la rive droite de l'Elbe. Mes postes, placés le long du fleuve, arrêtaient les bateaux qui voulaient aborder, les visitaient scrupuleusement, confisquaient les marchandises et ouvraient les lettres. Ces vexations augmentaient l'animosité des habitants et la terreur que nous leur inspirions; aussi, dans notre marche depuis Harbourg, les populations fuyaient à mon approche. J'en éprouvai pendant toute la route une tristesse inexprimable. La beauté du pays, le coup d'œil enchanteur qu'offrent les bords de l'Elbe dans cette saison, me donnaient l'idée d'un voyage de plaisir. J'aurais voulu n'inspirer que des sentiments de bienveillance aux habitants des charmantes maisons que l'on trouve à chaque pas sur cette route, et cette impression me rendait plus pénible encore le ministère rigoureux qui m'était confié.
Je me souviens surtout qu'un dimanche, en passant à Neunfeld, on me remit une lettre qu'on avait saisie sur un bateau qui venait du Danemark. Elle était adressée au ministre du village, et ses expressions entortillées la rendaient suspecte. Le ministre était à l'église; mais je ne pouvais m'arrêter. Je le fis mander; il vint avec toute la population. Je le pris à part la lettre à la main, et je ne doute pas que tout le village ne s'attendît à le voir fusiller. Les explications qu'il me donna furent satisfaisantes. Il me promit de renoncer à ces correspondances. Je suis sûr qu'il aura tenu parole, et surtout qu'il aura achevé son office de bon cœur.
Un autre jour, en visitant les bords de l'Elbe, je vis un bateau qui levait précipitamment l'ancre. J'appelai les hommes qui le montaient; ils ne prirent le large qu'un peu plus vite. Après avoir crié inutilement d'aborder et tiré plusieurs coups de fusil en l'air, je fis tirer tout de bon, et du premier coup un homme fut tué. C'étaient de pauvres habitants du pays, qui allaient tranquillement à la pêche. Ce malheur m'affligea, et, pour en prévenir de nouveaux, je recommandai aux magistrats de Stade de bien faire connaître aux habitants qu'ils devaient se soumettre aux consignes de l'armée française, et que cette soumission empêcherait toujours qu'on ne leur fît du mal. Je dois dire que personnellement, pendant le cours de cette mission sévère, je ne reçus que des marques de reconnaissance des principaux habitants; ils me savaient gré des soins que je prenais pour adoucir ce que leur position avait de pénible. Il est vrai que je pouvais leur faire beaucoup de mal sans crainte d'être désavoué; j'étais même en querelle à leur sujet avec le général Vandamme, qui, dans sa correspondance, me reprochait constamment de ménager ces gens-là et d'être leur dupe.
Au bout de trois jours, je reçus l'ordre de continuer mon mouvement jusqu'à l'embouchure de l'Elbe. Je transcris ici cet ordre:
Harbourg, le 5 mai 1813.
«Monsieur le général,
«L'Empereur met le plus grand prix à la position de Stade, comme poste militaire. Ordonnez de suite que cette ville soit mise à l'abri d'un coup de main. Je vais y envoyer un major de confiance pour y commander, et le chef de bataillon Vinache, directeur du génie, va s'y rendre. Ordonnez que mille ouvriers y soient requis et réunis pour demain et après.
«Aussitôt que vous aurez donné vos premiers ordres, partez pour faire une très-rapide excursion, afin de vous rendre maître du pays entre le Weser et l'Elbe; mettez-vous en correspondance avec M. le préfet de l'Elbe[57], qui sera établi demain ou après à Bremerworde.
«Faites exécuter ses ordres et appuyez de vos forces toute son autorité. Suivez la route de l'Elbe par Assel, Freyburg, Neuhans et Ottendorf, pour aller reprendre Cuxhaven, que l'on assure évacué par et les Anglais. Nous avons du monde à Carlsbourg, sur la rive droite du Weser; il faut agir avec célérité, mais toujours avec prudence.
«Poussez le capitaine Ducouëdick fort en avant, car tout semble nous annoncer qu'il n'y a plus de troupes ennemies dans le pays et qu'il ne s'y trouve que quelques restes de rebelles à faire passer par les armes. Quelques recruteurs et contrebandiers anglais sont tout ce qu'il y a à détruire, et ce ne saurait être ni long ni difficile.
«Chargez M. Pyonnier, directeur des douanes, de suivre de très-près le capitaine Ducouëdick, afin de faire de bonnes prises. Qu'il mette son monde sur des chariots; il a sans doute aussi quelques employés à cheval.
«Mettez à toutes ces dispositions une grande célérité, afin d'être de suite de retour sur Stade, si cela devenait nécessaire au bien du service. Laissez dans cette place une pièce de 4, un bataillon de marche et un demi-bataillon du 152e. Ils se garderont militairement tout autour d'eux, et bientôt ils seront renforcés. Ne dites à personne où et vous allez; annoncez aux magistrats qu'une colonne française, qui occupe Bremerlée, marche sur Cuxhaven, et qu'elle remontera l'Elbe vers Neuhans; que vous êtes chargé de la reconnaître et de la rallier; que vous ne serez absent que quarante-huit heures.
«Prenez avec vous un bataillon et demi du 152e avec le meilleur bataillon de marche, deux pièces de canon et tout ce que vous avez de cavalerie, ainsi que ce qui est à Zeven et à Bremerworde.
«Rendez-vous maître de tout le cours de l'Elbe, afin que les Anglais et les Hambourgeois soient de plus en plus gênés. Ils ne tarderont pas à être informés des succès de l'Empereur. Déjà la crainte et l'agitation règnent chez eux.
«Établissez pour notre correspondance des relais sous la responsabilité des magistrats et principaux notables. Faites prendre des otages au moindre retard ou à la première apparition de l'ennemi, si l'on ne vous prévenait pas.
«J'attends tout de votre âge et de votre zèle. On m'avait envoyé un autre général ici pour cette expédition; j'ai voulu vous donner la préférence. Vous répondrez à ma confiance, et je suis tranquille.
Signé: VANDAMME.
Je suivis ces instructions. En arrivant à Ottendorf, les rapports du capitaine Ducouëdick m'apprirent que les Anglais étaient encore maîtres des forts de Cuxhaven; les gens du pays assuraient même qu'ils paraissaient disposés à s'y défendre. Un lancier, que la peur troublait sans doute, prétendit qu'il avait vu les Anglais débarqués. Pour ne rien compromettre, je demandai au général Vandamme de m'envoyer un officier du génie dont les conseils pouvaient être utiles, et je marchai sur les forts. Rien n'annonçait la présence de l'ennemi; la route suit les bords de la mer, et la garnison anglaise pouvait apercevoir la marche de notre colonne, que j'avais formée sur deux rangs pour la faire paraître plus nombreuse. Les Anglais n'attendirent pas l'attaque et s'embarquèrent précipitamment sur deux bâtiments de guerre, d'où ils firent un feu très-vif sur nos troupes. Au milieu de ce feu, les voltigeurs du 152e s'élancèrent dans les forts, et je plaçai l'infanterie à l'abri derrière la berge, en défendant que personne se montrât. Nous restâmes sous les armes une grande partie du jour, jusqu'à ce que les Anglais fussent éloignés. Cette conquête n'aurait pas coûté un seul homme, si un capitaine de voltigeurs, dans l'ardeur de son zèle, n'eût été arborer au haut du fort trois mouchoirs de couleur en guise de drapeau tricolore. Cette bravade fut aperçue des Anglais, et un coup de mitraille mit en pièces le capitaine.
Le lendemain, l'officier du génie arriva. Je le chargeai de rétablir les forts dans leur premier état, de fermer les gorges du côté de la terre, de rouvrir les anciennes qui donnaient sur la mer, enfin de les mettre en état complet de défense. La garnison de chacun d'eux fut formée de quelques douaniers et de 100 hommes d'infanterie. Les rapports de ma cavalerie et ceux des autorités du pays m'apprirent que tout était tranquille entre l'Elbe et le Weser, et il n'était pas vraisemblable que les Anglais cherchassent à reprendre des forts qu'ils avaient abandonnés si promptement. Cependant je crus convenable de rester sur les bords de l'Elbe au lieu d'aller à Bederkesa, comme mes instructions m'y autorisaient, et j'échelonnai mes troupes entre Ritzebuttel et Neuhans. Je fis fort bien, car, au bout de deux jours, je reçus l'ordre de revenir en toute hâte à Harbourg. J'avais trente lieues à faire. Pourtant l'impatience du général Vandamme était telle qu'il s'étonnait de ne pas me voir arriver en vingt-quatre heures. Impatienté moi-même de ses continuels messages, et un peu inquiet de ce qui se passait à Harbourg, je quittai mes troupes; j'y arrivai seul dans la soirée du 12, et je compris alors le motif de tant d'empressement.
Après quelques jours employés en reconnaissances dans les îles de Harbourg, le général Vandamme fit enlever Wilhemsbourg, la plus grande et la plus importante de toutes. La brigade Gengoult s'y établit à la hâte le 11, et y fut laissée seule un peu légèrement peut-être. La position était trop importante pour que l'ennemi y renonçât aussi vite. Le 12 au matin, Tettenborn débarqua 1,200 hommes au nord de l'Elbe, et culbuta la brigade Gengoult. Le reste de la division Dufour rétablit le combat, qui se soutenait avec avantage, lorsque l'ennemi opéra un autre débarquement plus considérable à la gauche de l'île, à Rehersteig, et la division Dufour se trouvait fort compromise, si le prince de Reuss, qui était entré le matin dans l'île, ne fût arrivé à son secours. L'affaire durait depuis longtemps et nous perdions du terrain, quand le général Vandamme, saisissant habilement ce moment de crise si fugitif et si important à la guerre, fit cesser la fusillade et battre la charge sur toute la ligne. L'ennemi fut renversé en un instant. On prit six pièces de canon et 400 hommes; 400 autres, qui s'étaient jetés dans les barques, furent noyés ou tués. Cette journée nous assura la possession de Wilhemsbourg et la prompte reddition de Hambourg.
J'arrivai donc le soir même. Le succès avait ramené la gaieté; j'en fus quitte pour quelques plaisanteries sur ma paresse, comme s'il eût été possible de faire trente lieues en un jour.
Je continuai à rester chargé du commandement de l'aile gauche, et le lendemain je retournai à Marbourg. Cette position était défensive; elle avait pour but d'occuper les îles d'Hohenscham, d'Altenwarder et de Finkenwarder, d'empêcher toute communication entre les deux rives et de surveiller l'Elbe jusqu'à l'embouchure de l'Este. Ce service était pénible à cause du peu de troupes que j'avais à ma disposition. J'occupais les îles en camp volant, tantôt avec des postes, tantôt avec de simples patrouilles, dont la retraite était protégée par des troupes placées en banquettes derrière les digues. Malgré cette surveillance et la menace de fusiller les habitants qui iraient à Hambourg, les communications entre les deux rives étaient fréquentes. Si je ne réussis pas toujours à l'empêcher, je réussis du moins à me défendre des surprises que tentaient journellement les Suédois et les Anglais, et je ne perdis pas un seul homme. Le temps était affreux et mes troupes harassées. Je ne faisais pas cependant la moitié de ce que me prescrivait le général Vandamme. C'est un grand bonheur que d'avoir affaire à des chefs qui ne vous commandent que ce qui est possible, et une des difficultés de la guerre consiste à savoir obéir jusqu'à un certain point, sans compromettre ses troupes ni engager sa propre responsabilité.
Le Danemark, mécontent des exigences des alliés, avait déjà retiré ses troupes de Hambourg. Bientôt on lui demanda formellement la cession de la Norwége et un corps de 25,000 hommes, en lui offrant un dédommagement éventuel à prendre sur la 32e division militaire. Depuis nos nouveaux succès, ce dédommagement était devenu bien problématique, et le Danemark répondit aux alliés par un traité d'alliance offensive et défensive avec la France. Un général danois, que nous reçûmes à Harbourg avec les plus grands honneurs, vint aussitôt mettre la division du général Schuttembourg à la disposition du prince d'Eckmühl. Son assistance ne fut point inutile. C'était beaucoup d'empêcher les Hambourgeois de rien tirer du Danemark. Un corps de Suédois venait d'entrer dans la ville au départ des Danois. Notre flottille mit le feu à un vaisseau sur lequel ils étaient embarqués. Un assez grand nombre périt, et le prince royal de Suède, toujours occupé de ménager ses troupes, se hâta de les rappeler. L'animosité des Hambourgeois contre nous avait seule prolongé cette lutte inégale; mais les efforts ont un terme, et ce terme était arrivé. Dans la nuit du 28 au 29 mai, notre armée, maîtresse des îles et du cours de l'Elbe, commença le bombardement, et Hambourg capitula. Le 29, Tettenborn se retira sur Bergsdorf et Lunebourg avec 3,000 hommes de la légion anséatique, 1,000 Prussiens, 1,200 Mecklembourgeois et environ 2,000 Russes.
Pendant le bombardement, je fus chargé, conjointement avec le prince de Reuss, d'attaquer l'île d'Ochsenvarder, à la droite de Hambourg. Ce mouvement était bien combiné; il empêchait les troupes ennemies, qui occupaient ce point, de porter secours à la place, et il nous conduisait sur la direction que devait suivre le général Tettenborn en quittant Hambourg. Je traversai Harbourg, passai l'Elbe à Bullenhauss, et, le matin du 29, je rejoignis le prince de Reuss, déjà maître d'une partie de l'île d'Elbe. Dans la journée, l'ennemi l'abandonna entièrement et se retira sur Altegam. Le lendemain, je reçus l'ordre de me diriger sur Kirchemberg et Zollenspicher, et de marcher ensuite sur Bergsdorf, pour seconder l'attaque du prince de Reuss sur la gauche de cette ville, et couper la retraite à la garnison de Hambourg. Malheureusement, je me trouvais alors séparé du prince de Reuss, et nous ne pûmes concerter ensemble cette opération. J'avais de mauvaises cartes, et les renseignements du pays ne servaient souvent qu'à nous égarer. Au lieu donc de prendre la route de Curslach, qui mène droit à Bergsdorf, je remontai l'Elbe par Altegam, d'où je chassai l'ennemi après une affaire de tirailleurs. Il se retira en combattant jusque derrière le bras oriental de l'Elbe, où s'établit une fusillade qui dura toute la soirée. Les postes de la division Dumonceau, placés le long de la rive gauche, pouvaient, à l'aide des sinuosités du fleuve, observer l'ennemi; ils m'en rendaient compte et répondaient à mes questions. Cette communication de vive voix d'une rive à l'autre donnait à cette journée un caractère particulier que je n'ai jamais oublié. C'est dommage que ce fût une fausse manœuvre et une affaire qui n'aboutît à rien. Je couchai à Altegam, et, le lendemain, je pris enfin la route de Curslach, dont il fallut réparer le pont, que l'ennemi avait rompu en se retirant.
Tous ces contre-temps me firent arriver à Bergsdorf vingt-quatre heures trop tard. Le prince de Reuss y était depuis la veille, et la ville n'avait été défendue que le temps nécessaire pour assurer la retraite de la garnison de Hambourg, qui prit la route de Lauenbourg. L'affaire aurait été plus complète et le succès plus brillant si j'eusse été en mesure d'y coopérer. Les routes étaient couvertes de jeunes gens que le général Tettenborn avait forcés de marcher, et qui se sauvaient en jetant leurs armes. On voyait parmi eux des enfants de douze à treize ans. Nos soldats en eurent pitié: il y eut peu de victimes. Nos nouveaux alliés, les Danois, étaient déjà à leurs postes, et, en traversant la plaine, mon avant-garde, trompée par leur uniforme rouge, les prit pour des Anglais et leur tira des coups de fusil. Pour des alliés un peu douteux, le début n'était pas encourageant.
Le même jour, je fis mon entrée dans Hambourg à la tête de mes troupes en grande tenue. La ville était calme; la discipline bien observée. Nous mettions de l'amour-propre à montrer de si belles troupes aux habitants d'une ville qui avait cru la puissance de l'Empereur à jamais détruite. Aussi l'étonnement des habitants égalait-il leur tristesse. Le général Vandamme était rayonnant; à peine eut-il le courage de me reprocher ma fausse manœuvre de Bergsdorf. Le succès justifiait tout. Il donna le lendemain un déjeuner magnifique aux généraux et colonels de son corps d'armée chez Rinville, à Altona. La maison de ce restaurateur domine le cours de l'Elbe; c'est une des plus belles positions et une des vues les plus ravissantes qu'il y ait en Europe.
Le général Dumonceau s'établit à Bergsdorf; sa division était assez forte, et, comme il n'y avait pas de général de brigade, je fus envoyé près de lui. Cette mission me déplut, et j'aurais préféré passer à Hambourg ce temps de repos; mais les convenances personnelles comptent peu à la guerre. J'arrivai donc à Bergsdorf le 2 juin. Les troupes du prince de Reuss quittèrent les avant-postes avant d'être relevées par les miennes; il en résulta que les Cosaques donnèrent un peu la chasse aux vedettes danoises. Cette négligence, qui n'était pas de mon fait, me valut pourtant une réprimande du général Vandamme avec ce ton amical qu'il conservait toujours dans nos relations. S'il me grondait, c'était par intérêt pour moi; mais il n'y avait pas de négligences légères dans notre métier. Un seul instant pouvait faire perdre le fruit de plusieurs années de bons services. La réflexion était juste, et, trois mois après, il en offrit lui-même un triste exemple.
La division Dumonceau était composée de régiments provisoires; chacun de ces régiments, formé de deux bataillons, pris dans divers régiments et commandés par des majors. Cette formation, qui n'est pas régulière, est pourtant moins vicieuse que celle des bataillons de marche, car, au moins, toutes les compagnies d'un bataillon appartiennent au même régiment. Il y avait aussi des bataillons isolés et deux bataillons du 152e. Le total de la division pouvait s'élever à 8,000 hommes. Le général Dumonceau était un Hollandais au service de France depuis le commencement de la révolution. Le roi Louis l'avait nommé maréchal. L'Empereur, après la réunion de la Hollande, ne confirma pas ces nominations, et Dumonceau redevint général de division. Ce désagrément aurait irrité un caractère moins doux que le sien, mais on ne pouvait remarquer en lui un instant d'humeur ou de mécontentement. C'était un militaire instruit; du reste excellent homme, bon, obligeant et de la loyauté la plus scrupuleuse.
Nos avant-postes, placés le long du bras oriental de l'Elbe, s'étendaient jusqu'à Gestacht. Nous gardions aussi sur la gauche les bords de la Bille et les débouchés de la forêt de Sachsen. Je passais mes matinées à parcourir toute cette ligne pour apprendre le service à de jeunes soldats qui n'en avaient aucune idée. Cette ignorance n'était pas sans danger; un jour, en revenant à Bergsdorf avec le général Dumonceau, le poste avancé nous prit pour des généraux russes, et nous tira plusieurs coups de fusil sans même nous crier qui vive. Deux jours après je faisais une visite d'avant-postes avec une escorte assez nombreuse; les deux factionnaires de l'avancée me virent tranquillement passer devant eux, et se gardèrent bien de me dire qu'une vedette ennemie était à quelques pas de là, masquée par des broussailles. Cette vedette voyant une troupe à cheval s'avancer sur elle, tira un coup de carabine, et M. de Chabrand, mon aide de camp, reçut une blessure qui, heureusement, ne fut pas grave. Ce qui est impardonnable, c'est que l'officier de garde et le major qui m'accompagnait ne connaissaient ni l'un ni l'autre la position des avant-postes ennemis.
Après avoir mis Hambourg en état de défense, le prince d'Eckmühl se disposa à prendre l'offensive et à entrer dans le Mecklembourg pour menacer Berlin et appuyer le mouvement, de la Grande Armée qui avait pénétré en Silésie. Le général Dumonceau fut chargé d'attaquer l'ennemi en avant de Gestacht. Nos troupes se placèrent de bonne heure sur le terrain; les dispositions de l'ennemi annonçaient une forte résistance; les tirailleurs commençaient à s'engager sur toute la ligne, et je me préparais à faire avancer les colonnes et à placer l'artillerie, lorsque je remarquai un mouvement extraordinaire parmi les tirailleurs: le feu cessait, les pelotons paraissaient se réunir. J'y courus aussitôt; deux officiers, l'un français, l'autre russe, parcouraient au galop la ligne et se jetaient au milieu des combattants au péril de leur vie, en agitant des mouchoirs blancs et criant: «Armistice!» Ces officiers venaient du grand quartier général et apportaient la nouvelle de la suspension des hostilités. Je n'essaierai pas de peindre ce que fait éprouver un changement de situation si rapide et si inattendu. Passer du danger pour soi et pour les siens à la sécurité la plus complète, de l'agitation au repos; voir son but atteint, sa tâche remplie, le sort de la France fixé; s'attendre à retrouver bientôt son pays, ses enfants, ses liens les plus chers, au moment où l'on pouvait en être séparé pour toujours, et tout cela en un clin d'œil: c'est une impression à laquelle le cœur peut à peine suffire et que les paroles doivent renoncer à exprimer! Qu'on ne dise pas que ce n'était qu'un armistice; un armistice pour nous, c'était la paix, la paix assurée. L'Empereur avait annoncé que la paix était nécessaire, et qu'il traiterait après la première victoire. Cette victoire avait été obtenue; nous comptions sur une promesse que l'intérêt de l'Empereur lui-même devait garantir; enfin, les alliés désiraient la paix, et nous étions en mesure d'en dicter presque les conditions.
Avant de quitter le champ de bataille, je voulus aller rendre visite à ceux qui n'étaient plus nos ennemis. Je dépassai la ligne des avant-postes et je m'avançai vers les Cosaques. M. Allouis, chef d'escadron d'état-major, m'accompagnait. Comme il n'avait pas fait les dernières campagnes, il était moins accoutumé que moi à leurs étranges figures; il me conjura de ne pas aller plus loin, prétendant qu'il était impossible que ces gens-là sussent ce que c'était qu'une armistice et qu'ils allaient nous mettre en pièces. À peine se rassura-t-il en voyant nos soldats paisiblement à côté d'eux. Nous n'en fûmes pas moins très-bien reçus; après mille politesses réciproques, nous bûmes l'eau-de-vie ensemble, et, comme avec les peuples à demi sauvages, il n'y a pas de bon accueil sans présents, j'y laissai ma dragonne et j'en rapportai un très-beau fouet.
Nous retournâmes à Bergsdorf, et quelques jours furent employés à la ligne de démarcation des deux armées conformément à l'armistice. La division Dumonceau se rendit ensuite à Lubeck. Cette ville n'était occupée que par des Danois, et il n'était pas prudent de les y laisser seuls. Nous fûmes reçus à Lubeck encore plus mal qu'à Hambourg. L'esprit était le même, il y avait de plus le souvenir du pillage de la ville, en 1806. L'animosité était telle que la femme chez qui je logeais s'en alla à la campagne pour ne pas me voir; les précautions étaient prises en secret pour nous tenir en garde contre des concitoyens aussi peu affectionnés que les habitants de Lubeck. L'ordre ne fut pas troublé; ils se bornèrent à nous détester, et nous n'en demandions pas davantage.
Le prince d'Eckmühl profita du repos de l'armistice pour rétablir l'administration dans le pays. On retrouvait toujours en lui l'esprit d'ordre et la rigueur qui faisaient son caractère. Ainsi on défendit de rien exiger des hôtes; mais les soldats recevaient au compte du pays des rations de toute nature et les officiers des frais de table, savoir: pour les généraux de division, 1,500 fr. par mois; pour les généraux de brigade, 800 fr., et ainsi de suite. Ces indemnités étaient payables tous les cinq jours et d'avance. De plus, on imposa d'énormes contributions de guerre et l'on prit des otages qui furent enfermés dans la citadelle de Harbourg. Heureusement, ces mesures ne furent exécutées à Lubeck qu'après notre départ.
L'Empereur, établi à Dresde pendant l'armistice, termina l'organisation de la Grande Armée. Les régiments se complétèrent par la réunion de leurs bataillons détachés. Le prince d'Eckmühl resta à Hambourg. Son corps d'armée, qui prit le n° 13, se composa d'environ 20,000 hommes, sans compter la division danoise. On donna au général Vandamme le commandement du 1er corps de la Grande Armée. Je ne me souciais nullement de rester à Hambourg, parce que le 13e corps, placé hors ligne, devait jouer un rôle moins important que les autres. Ma place naturelle eût été au 5e corps, pour lequel j'avais été d'abord destiné; je préférai rester sous les ordres du général Vandamme. Je connaissais sa manière de servir, j'avais à m'en louer, son ambition me répondait que les occasions de se distinguer ne manqueraient pas avec lui. Je lui demandai donc de me garder au 1er corps; il voulut bien me dire qu'il y avait déjà pensé, et me remit ma commission. Je retournai à Hambourg, d'où je fus chargé de conduire à Magdebourg une colonne composée de huit bataillons de différents régiments qui devaient être répartis entre les corps de la Grande Armée. J'arrivai à Magdebourg le 8 juillet.
Ainsi se termina la première partie de la campagne qui eut pour but et pour résultat la reprise de Hambourg; elle fit grand honneur au général Vandamme. Il en fut récompensé par le bulletin dans lequel l'Empereur attribue à sa vigueur la prise de Hambourg. Je fus charmé d'avoir débuté dans ma carrière de général par une guerre de cette nature.
Rien de plus utile que d'être souvent détaché et obligé d'agir par soi-même. J'en ai plus appris pendant ces trois mois de campagne que pendant tout le reste de la guerre.
Le général Vandamme voulut bien écrire au duc de Feltre, mon beau-père, pour lui témoigner sa satisfaction de ma manière de servir.