Souvenirs militaires de 1804 à 1814
CHAPITRE V.
CAMPAGNE DE PRUSSE ET DE POLOGNE.—1806-1807.
IIe PARTIE.
MARCHE SUR LA VISTULE.—BATAILLE DE PULTUSK.—BATAILLE D'EYLAU.
L'orgueil de Napoléon, sa confiance en sa puissance, avaient été portés au comble par la conquête de la Prusse. Rien ne lui semblait impossible, et, dans ses vastes projets, il ne connaissait plus de limite que celle de sa volonté. Maître de la ligne de l'Oder, il allait franchir ce fleuve et se porter au-devant de l'armée russe, qui s'avançait sur la Vistule. La plus redoutable de ses ennemies, l'Angleterre, était la seule qu'il ne pût prendre corps à corps. Mais il regardait les puissances de l'Europe comme vassales de l'Angleterre. En les attaquant, c'était elle qu'il croyait combattre. Il déclara donc qu'il ne ferait la paix avec la Prusse et la Russie que si elle était commune à l'Angleterre, et qu'il ne rendrait aucune de ses conquêtes que lorsque l'Angleterre restituerait les colonies qu'elle avait prises, soit à la France, soit à la Hollande ou à l'Espagne, nos alliés. Il voulait, selon son énergique expression, reconquérir les colonies par la terre. Pourtant la résolution de s'avancer vers la Vistule, et peut-être au delà, présentait de graves difficultés. Plus on s'éloigne de son pays, plus les embarras augmentent. Il fallait non-seulement réparer les pertes qu'avait faites l'armée, mais augmenter son effectif, pourvoir à son entretien, assurer ses communications, lui procurer des subsistances dans un pays pauvre et à l'approche de la mauvaise saison. On doit lire dans les historiens le récit des moyens employés pour obtenir ces résultats, l'admirable intelligence, la prodigieuse activité déployées en cette occasion par Napoléon. La Grande Armée, dont l'effectif au moment du départ de Boulogne était de quatre cent cinquante mille hommes et de cinq cent mille au commencement de la guerre avec la Prusse, se trouva portée à cinq cent quatre-vingt mille. Or la campagne d'Autriche et celle de Prusse ayant à peine coûté chacune vingt mille hommes, l'armée augmentait à chaque campagne au lieu de diminuer; car on sait que les libérations n'étaient pas admises pendant la guerre.
Ajoutons qu'en s'avançant autant dans l'intérieur de l'Allemagne, Napoléon se trouvait entouré, sinon d'adversaires déclarés, au moins de neutres ou d'alliés bien suspects. On ne doit pas se le dissimuler, tous les États de l'Europe étaient nos ennemis, et on l'a bien vu en 1813. Il fallait donc effrayer les uns par des menaces, attirer les autres par des promesses. C'est ainsi que la Saxe, notre ennemie dans la campagne précédente, devint notre alliée par son admission dans la confédération du Rhin.
Il est vrai que nous pouvions trouver en Pologne des alliés plus sincères. Pour arriver à la Vistule et nous approcher de Varsovie, il fallait traverser le duché de Posen. Il est évident que la présence de nos troupes allait faire soulever le pays, dans l'espérance de recouvrer son indépendance. Mais cela seul devait inquiéter l'Autriche, qu'il nous importait de ménager. Déjà cette puissance faisait connaître que toutes les pertes qu'elle avait essuyées ne lui permettaient pas de prendre part à la lutte, que la neutralité lui était donc imposée; et, en attendant, elle réunissait un corps de soixante mille hommes pour protéger ses frontières. On sait que ces corps d'observation deviennent bientôt des corps d'armée actifs, et qu'une circonstance que l'on croit favorable change la neutralité en hostilité. Napoléon s'expliqua avec l'Autriche. Il fit entendre que dans le cas du rétablissement de la Pologne, on pourrait lui donner la Silésie en compensation de la Gallicie; si cet arrangement ne convenait pas, il promit que, tout en favorisant l'insurrection de la Pologne russe et prussienne, ce qui était conforme aux droits de la guerre, il n'entreprendrait rien contre les intérêts de l'Autriche. Il annonça d'ailleurs qu'il était prêt à tout événement, et fort disposé à combattre l'Autriche, si, malgré les dispositions bienveillantes qu'il lui témoignait, elle voulait entrer en lutte.
Enfin, des mésintelligences s'étant élevées entre la Turquie et la Russie, mésintelligences entretenues habilement par Napoléon, la Russie s'était vue obligée d'envoyer un corps de soixante mille hommes sur les bords du Dniester.
Ainsi Napoléon allait recommencer la guerre contre la Russie, secondée par l'Angleterre, la Suède, et vingt mille Prussiens, débris de leur armée. Nous avions pour alliés la confédération du Rhin, et bientôt la Turquie. L'Autriche restait inquiète et silencieuse. La Pologne agitée s'apprêtait à se joindre à nous. Telle était la situation au moment de la reprise des hostilités.
Depuis l'Oder jusqu'à la Vistule nous ne devions pas rencontrer d'ennemis. Les Prussiens occupaient Thorn, les Russes approchaient seulement de Varsovie. Voici notre ordre de marche de la droite à la gauche. À l'extrême droite, le prince Jérôme, secondé du général Vandamme, devait occuper la Silésie, faire le siége des places situées sur le haut Oder, telles que Glogau et Breslau, pour nous rendre entièrement maîtres du cours de ce fleuve, le franchir ensuite et couvrir la droite de l'armée en s'appuyant à la frontière d'Autriche. Le maréchal Davout (3e corps) se dirigeait de Cüstrin sur Posen. À sa gauche venait le maréchal Augereau (7e corps), et, plus à gauche encore, le maréchal Lannes (5e corps), partant de Stettin. Tous ces corps réunis formaient quatre-vingt mille hommes. Les 1er, 4e et 6e corps, avec la garde impériale et la réserve de cavalerie restées en arrière, composaient une autre armée de quatre-vingt mille hommes, qui devait appuyer le mouvement de la première.
Ce fut alors que se présenta la question du rétablissement de la Pologne. Le maréchal Davout fut reçu à Posen avec un grand enthousiasme. Le duché de Posen appartenait à la Prusse, et cette province semblait plus impatiente que les autres de secouer le joug étranger. Notre arrivée leur parut le signal de leur indépendance, et, quoique aucun mot n'eût été dit à cet égard, la cause de la Pologne paraissait liée à celle de la France. Les mêmes sentiments se manifestèrent plus tard à Varsovie. On ordonna des levées d'hommes qui se firent d'abord avec facilité. Mais bientôt la haute noblesse polonaise se demanda où la conduirait un entraînement irréfléchi. La fortune des armes pouvait nous devenir contraire, et alors ils retombaient sous le joug des Prussiens et des Russes, irrités de leur révolte. Ils auraient donc voulu que Napoléon prît l'engagement de reconstituer la Pologne, en lui donnant pour souverain un prince de sa famille. La proposition lui en fut faite formellement en leur nom par le prince Murat, lorsqu'il eut, fait son entrée à Varsovie. Cette démarche mécontenta Napoléon. Il comprit très-bien que ce souverain était Murat lui-même, que l'enthousiasme des Polonais, son esprit chevaleresque et son costume déjà à demi polonais, désignaient assez; or, il ne voulait pas qu'on lui fît de conditions. Lui-même était embarrassé des suites que pouvait avoir une démarche aussi significative. La paix devenait plus difficile à conclure avec la Prusse et la Russie. D'ailleurs qu'était-ce que le rétablissement de la Pologne sans la Gallicie, et pouvait-on s'exposer à s'attirer l'Autriche sur les bras? Napoléon voulait donc que les Polonais se donnassent à lui unanimement, sans réserve, sans conditions. Il voulait qu'un grand mouvement national forçât pour ainsi dire la destinée, et que le rétablissement de la Pologne devînt une nécessité. Il n'y avait pas moyen de s'entendre, puisque, comme le dit fort bien M. Thiers: les Polonais demandaient à Napoléon de commencer par proclamer leur indépendance, et que Napoléon leur demandait de commencer par le mériter. D'ailleurs, leur concours pouvait-il inspirer une grande confiance? J'en doutais un peu pour mon compte, et cette opinion ne m'était point particulière. Les maréchaux Lannes et Augereau, marchant à gauche de Posen, trouvaient dans les campagnes les Polonais peu disposés à s'insurger. Ils représentaient à l'Empereur qu'il ne fallait pas se laisser éblouir par l'enthousiasme factice des nobles de Posen; qu'au fond, on les retrouverait toujours légers, divisés, anarchiques, et qu'en voulant les reconstituer en corps de nation, on épuiserait inutilement le sang de la France pour une œuvre sans solidité et sans durée. Aussi Napoléon, évitant de les encourager ou de les décourager entièrement, ne voulut point paraître à Varsovie. Il trouva en eux des auxiliaires utiles, quitte à les sacrifier dans l'occasion, ce qu'il ne manqua pas de faire. Après l'entrée à Posen, on avait marché sur Varsovie. L'armée russe qui l'occupait n'essaya point de la défendre; elle repassa la Vistule en détruisant le pont.
Je reprends l'historique du 6e corps.
J'ai dit que ce corps d'armée faisait partie de la réserve. Nous partîmes à notre tour de Berlin. L'état-major se rendit en poste à Posen, où nous arrivâmes le 15 novembre, pendant que les troupes faisaient leur mouvement. Nous logions chez Mme de Zastrow, femme de l'ancien gouverneur prussien de cette ville, qui avait suivi le roi à Kœnigsberg. Je l'ai vue plusieurs fois; c'était une personne douce et aimable; on pense bien qu'elle était triste et préoccupée. Les malheurs de la Prusse, l'incertitude de la destinée de son mari, la surveillance de trois grandes filles jeunes et belles au milieu d'une armée telle que la nôtre, étaient des motifs suffisants de trouble, et l'on sent combien devait être pénible pour la femme du gouverneur prussien de Posen le spectacle de l'enthousiasme qu'y excitait notre présence. L'Empereur arriva le 27 novembre au soir sans le moindre appareil. Quoiqu'il fît nuit et qu'on ne pût l'apercevoir, mon hôtesse voulut aller au-devant de lui; elle resta longtemps à la pluie et marchant dans la boue, trop heureuse d'avoir vu un instant passer sa voiture. Le 28 novembre, l'armée était entrée à Varsovie. A part l'importance politique de cette conquête, Varsovie nous assurait un point de passage sur la Vistule, et déjà le maréchal Davout avait franchi le fleuve, que les Russes ne défendirent pas plus qu'ils n'avaient défendu la ville. Le maréchal Lannes (5e) le remplaça à Varsovie. Augereau (7e) s'établit au-dessous de Varsovie sur la Vistule, vis-à-vis de Modlin. L'Empereur chargea le maréchal Ney de s'emparer de la ville de Thorn, afin d'avoir deux points sur la Vistule, ce qui était important pour ses opérations ultérieures. Nous partîmes de Posen le 1er décembre, et la 1re brigade arriva le 4 devant Thorn, en passant par Gnesen et Bromberg. Thorn, situé sur la rive droite de la Vistule, n'a sur la rive gauche que le faubourg de Podgurtz. Il fallait donc passer le fleuve pour entrer dans la ville. Quinze mille Prussiens, commandés par le général Lestoco, la défendaient. Le pont de bois qui unissait les deux rives avait été détruit. Le colonel Savary, du 14e de ligne (7e corps), étant resté en arrière, occupait Podgurtz. Informé le 4 que l'ennemi commençait à évacuer la ville, comptant sur la faveur de la population, il eut l'audace de passer la Vistule sur des bateaux, malgré les glaçons, avec une faible partie de son régiment; entreprise d'autant plus hasardeuse que le lit de la Vistule est large en cet endroit et qu'on se trouvait exposé à la fusillade de l'ennemi placé sur l'autre rive. Les bateliers polonais le secondèrent, en se jetant dans l'eau et en tirant les barques au rivage sous le feu de l'ennemi. La 1re brigade du 6e corps, déjà arrivée à Podgurtz, ainsi que je l'ai dit, passa la Vistule, se joignit au 14e et s'empara de la ville.
Le maréchal était, le 4, à Bromberg, à huit lieues en arrière; ce ne fut que le 5 au matin qu'il apprit la prise de la ville. Il se rendit aussitôt au faubourg de Podgurtz, et n'entra à Thorn que le 6 au matin. Je me trouvais seul auprès de lui; et, dès le 5 au soir, il m'envoya à Thorn, qu'occupait déjà la 1re division du 6e corps, réunie au 14e régiment. Je fus heureux de pouvoir complimenter mon ancien chef de bataillon sur la belle conduite de son régiment, et le lendemain il reçut des félicitations bien plus flatteuses que la mienne. Les troupes du 6e corps arrivèrent successivement, et furent placées en cercle sur la rive droite de la Vistule, ayant en tête la cavalerie légère pour se garantir des courses des Cosaques. On s'occupa avec activité à réparer le pont; cette opération ne fut pas aussi facile qu'on le suppose. Le 5 nous étions maîtres de la ville, et le pont fut à peine réparé le 15. Le 59e, qui arriva le dernier, passa la Vistule en bateaux le 13.
J'ai dit que ce dernier régiment était resté en garnison à Magdebourg. Il y séjourna jusqu'au 25 novembre, et arriva à Thorn le 13 décembre, après dix-huit jours de marche sans un instant de repos. Il n'était nullement nécessaire de fatiguer ainsi ce régiment; on pouvait le faire partir un peu plus tôt, ou même lui accorder un ou deux séjours pendant cette longue route. L'officier envoyé de Thorn à Magdebourg pour porter au 59e l'ordre de marcher ne revint qu'avec le régiment. Ainsi, ayant des frais de poste, il mettait dix-huit jours à faire cent dix lieues comme un régiment d'infanterie. C'était assez son usage, pour éviter à la fois les fatigues et les chances de la guerre. Ce nouvel exemple de zèle et d'activité de sa part nous amusa beaucoup.
Varsovie et Thorn étant occupés, Graudenz investi près de tomber en notre pouvoir, l'hiver pouvait être employé au siége de Dantzick, dont la prise nous eût rendus maîtres du cours entier de la Vistule. L'époque de l'année et la difficulté des chemins rendaient nécessaire de prendre des quartiers d'hiver. Napoléon y pensait d'autant plus, qu'il croyait les Russes en pleine retraite sur le Prégel pour couvrir Kœnigsberg.
Bientôt il apprit qu'ils paraissaient s'établir près de Varsovie, entre la Narew et l'Ukra, sur la droite de la Vistule. Ces deux rivières en se réunissant, avant de se jeter dans la Vistule, décrivent un angle, dont le sommet vient s'appuyer sur ce grand fleuve, un peu au-dessous de Varsovie. Les troupes prussiennes, placées entre Dantzick et Kœnigsberg, se liaient aux Russes du côté de Thorn. À peine restait-il vingt mille Prussiens armés, et dix mille composant les garnisons. La première armée russe, commandée par le général Benningsen, occupait la position de la Narew; la seconde, par le général Buxhowden, placée en arrière à Ostrolenka, ces deux armées formant quatre-vingt mille hommes. Dans cette situation, les Russes pouvaient se réunir aux Prussiens vers la mer, et s'appuyant sur la forte place de Dantzick, passer la basse Vistule et nous tourner sur la haute. Ils pouvaient aussi en laissant les Prussiens en observation devant Kœnigsberg, réunir toutes leurs forces dans l'angle formé par l'Ukra et la Narew, et se porter sur Varsovie. Napoléon était en mesure de faire face à ces deux combinaisons et de repousser toutes les tentatives de l'ennemi. Mais il ne lui convenait pas de se laisser attaquer par eux. Il ne lui convenait pas non plus de les laisser s'établir en quartiers d'hiver si proche de lui. Il voulait bien faire reposer ses troupes, en arrêtant la poursuite de l'ennemi; mais il voulait que cet ennemi fût vaincu d'abord, et entièrement vaincu. Il se décida donc à prévenir les Russes; il se flattait de les détruire comme il avait jusqu'à présent détruit toutes les armées ennemies; il voulait au moins les forcer de s'éloigner de Varsovie. Il quitta Posen, où il avait passé dix-neuf jours, et entra la nuit à Varsovie, voulant éviter les réceptions solennelles et tout ce qui pourrait l'engager avec les Polonais. Le 23 décembre il était à la tête de son armée, et dirigea lui-même dans la nuit le passage de l'Ukra à Okumin.
Je ne ferai point le récit des combats livrés les 24, 25 et 26 décembre, sous le nom de batailles de Pultusk et de Golymine. Le 6e corps n'y a pris aucune part, et cet écrit n'est que le journal de l'aide de camp du maréchal Ney. Je dirai seulement que le passage de l'Ukra fut forcé, les Russes poursuivis le 25 et attaqués le 26, par le maréchal Lannes à Okumin, par les maréchaux Davout et Augereau à Golymine. L'ennemi, partout repoussé, perdit quatre-vingts pièces de canon, beaucoup de bagages et vingt mille hommes, tant tués que blessés et faits prisonniers. Les Russes étaient en pleine retraite; et l'Empereur avait réussi dans son projet de les éloigner de Varsovie. Mais le mauvais temps et la nature du terrain rendirent les opérations difficiles et empêchèrent de compléter la victoire. Le terrain est naturellement fangeux, la neige et la pluie le rendirent impraticable, et le nom des boues du Pultusk s'est conservé dans les souvenirs de nos soldats. Les hommes enfonçaient jusqu'aux genoux dans cette boue liquide, et beaucoup d'entre eux y périrent. On pouvait à peine conduire l'artillerie en doublant les attelages. Il en résulta d'abord l'impossibilité de connaître les mouvements de l'ennemi. Ainsi le maréchal Lannes se trouva seul à Pultusk en présence de forces supérieures, parce qu'on croyait que le gros de l'armée ennemie s'était retiré à Golymine. Il en résulta ensuite qu'après la victoire il fut impossible de poursuivre les Russes, et qu'ils purent tranquillement effectuer leur retraite qu'ils essayèrent de transformer en victoire. L'étoile de Napoléon commençait alors à pâlir. Le moment des demi-succès, des triomphes incomplets était arrivé. Ce fut alors aussi que commencèrent les misères de l'armée, le manque de vivres, de fourrages, toutes les privations dont j'aurai occasion de faire le récit. L'attaque contre les Russes fut appuyée à gauche par les 1er et 6e corps, ce dernier formant l'extrême gauche. Nous partîmes donc de Thorn le 18 décembre, en passant successivement à Gollup, Strasburg et Ziélona. Les Prussiens se retiraient à notre approche. La 1re division, qui marchait en tête, les rencontra à Soldau, et les en chassa après une vive résistance: c'était le 26 décembre, jour de la bataille de Pultusk. Je n'assistai point à cette affaire, ayant été envoyé la veille auprès du maréchal Bernadotte, avec lequel nous combinions nos mouvements. Je partis le soir de Ziélona, et après l'avoir cherché inutilement à Biézun, je le trouvai le matin dans un village à trois lieues de là au moment où il allait en repartir. Je fis trois lieues avec lui jusqu'à un village près de Mlawa, d'où il me renvoya le soir même au maréchal Ney, que je trouvai le lendemain matin à Soldau.
C'est la seule fois que j'ai vu le futur roi de Suède, qui me parut bien différent de nos autres généraux. D'abord il était parfaitement aimable, aimable pour tout le monde; première différence. Il le fut beaucoup pour moi, dont il ne connaissait que le nom. Il mangeait avec ses aides de camp, avec les officiers en mission. Mon cheval étant très-fatigué, il m'en fit donner un autre pour faire route avec lui. Le soir de mon départ, le temps était affreux; je lui dis en riant que je tâcherais de ne pas laisser tomber sa dépêche dans la neige. Il me proposa d'attendre au lendemain; il aurait ajouté un postscriptum à sa lettre pour dire au maréchal Ney qu'il m'avait retenu. Je le remerciai, en lui disant qu'à la guerre il ne fallait pas perdre une minute pour se rendre à son poste. Il avait passé toute la soirée à questionner l'homme chez lequel il logeait sur la situation du pays et les mœurs des habitants. Assurément, il avait quelque espérance qu'on penserait à lui en Pologne, et à tout événement, il cherchait à se procurer des renseignements qui pouvaient lui être utiles, comme à se faire partout des partisans et des amis.
Cette première partie de la campagne terminée, l'armée prit ses cantonnements. À l'extrême droite, le 5e corps (Lannes), gardant Varsovie, dans l'angle formé par la Narew, le Bug et la Vistule: position dont on avait chassé les Russes; ensuite le maréchal Davout (3e corps) à Pultusk, Soult (4e corps) à Golymine, Augereau (7e corps) un peu plus en arrière, à Plonsk; Ney (6e corps) aux environs de Mlawa et de Neidenburg, à l'origine des affluents de la Narew, et liant la Grande Armée au 1er corps (Bernadotte) cantonné vers Osterode et s'étendant près de la mer, pour défendre la basse Vistule et protéger le siège de Dantzick que l'on allait entreprendre. Toutes les précautions étaient prises pour faire communiquer entre eux les différents corps; tous les passages sur la Vistule, Varsovie, Thorn, Graudenz (quand il fut en notre pouvoir) mis en état de défense. Quant aux vivres, on donna les ordres nécessaires; mais la saison rendant les arrivages difficiles, j'ai presque toujours vu les soldats réduits à ce qu'ils pouvaient se procurer dans le pays.
Le maréchal Ney porta son quartier général à Neidenbourg, sur la route d'Ostrolenka à Thorn. Nous y restâmes du 27 décembre au 11 janvier 1807, logés dans la maison du bailli, que suivant notre usage nous occupions tout entière, moins deux pièces où il était relégué avec sa famille. Le maréchal, n'ayant lui-même qu'une petite chambre et un cabinet, nous avait abandonné un grand salon, et ne parut pas un instant fatigué du bruit étourdissant que nous lui faisions toute la journée. À part des chansons et des facéties, les jeux de hasard faisaient notre principale occupation; souvent, et heureusement à tour de rôle, l'un de nous se couchait, n'ayant plus un sou. La joie des vainqueurs, aussi bruyante que la colère des vaincus, s'augmentait encore du son d'une trompette que l'un de nous s'était procurée. Pour le coup, le maréchal demanda grâce, et la trompette disparut. J'admirai tant de patience; mais le jour du départ fut le jour des représailles. En montant à cheval, il ne trouva pas son guide; il nous entendit faire quelques plaisanteries assez innocentes; alors il nous dit que nous ne pensions qu'à des balivernes, que nous n'apprendrions rien, ne serions bons à rien. Il mit son premier aide de camp aux arrêts, parce qu'il ne savait pas nous faire servir; enfin, il se vengea en un quart d'heure de la contrainte qu'il éprouvait depuis quinze jours. Le maréchal ne savait pas faire une réprimande de sang-froid. Il se taisait, ou il s'emportait au delà de toutes les bornes. Malgré cette violence de caractère, son cœur était bon, son esprit parfaitement juste, son jugement sain: qualités bien précieuses dans un militaire.
Le repos ne fut pas long pour le 6e corps. Le 11 janvier, nous partîmes de Neidenbourg pour Wartembourg et Allenstein. L'avant-garde du général Colbert occupait Bartenstein; elle devait pousser ses avant-postes le plus près possible de Kœnigsberg. Les divisions d'infanterie suivirent le mouvement à d'assez grandes distances. Le maréchal fit une course rapide à Bartenstein, où je l'accompagnai. M. Thiers dit qu'il fut au moment de prendre Kœnigsberg; c'est aller trop loin. Je ne pense pas que l'avant-garde dépassât jamais Preussich-Eylau, et même dans l'affaiblissement physique et moral où était tombée l'armée prussienne, il eût fallu plus qu'une brigade de cavalerie pour entrer à Kœnigsberg. Quel était donc le but de ces mouvements que l'Empereur n'avait pas ordonnés? C'était d'abord de se procurer des vivres dont nous avions grand besoin; ensuite de s'approcher de Kœnigsberg, d'avoir peut-être la gloire d'y entrer le premier. Je ne sais à quelle occasion le maréchal Ney conclut à Bartenstein un armistice de quelques jours avec l'avant-garde prussienne. Mais comme il fallait expliquer à l'Empereur tous ces mouvements, je fus envoyé de Bartenstein à Varsovie. Jamais je ne fis un voyage aussi difficile; le récit suivant en fera juger.
Je partis le 15 au soir de Bartenstein en traîneau par un temps épouvantable; des chevaux de poste me conduisirent par Heilsberg, Allenstein et Neidenbourg jusqu'à Mlawa, où commencèrent mes misères. Le pays dans lequel j'entrai était ruiné par le passage des troupes russes et françaises, par la bataille de Pultusk et de Golymine. J'eus beaucoup de peine à avoir des chevaux à Mlawa. Ce fut bien une autre affaire à Ciechanow, où j'arrivai le 17; il fallut persécuter le bourgmestre et les juifs, notre seule ressource en Pologne, puisqu'ils entendent seuls l'allemand. Enfin j'obtins deux rosses et une mauvaise charrette qui devait me traîner jusqu'à Pultusk. La gelée avait succédé au dégel. On voyait de Ciechanow à Pultusk les chevaux et les voitures d'abord enfoncés dans la boue, en ce moment incrustés dans la terre gelée. Les villages étaient entièrement dévastés. À une lieue de Ciechanow, une roue de ma charrette cassa; on prit du temps pour la réparer. À Golymine, quoique mes chevaux fussent épuisés de fatigue, il fallut marcher encore, n'ayant pu en trouver d'autres. Mon postillon m'assura qu'on en trouverait à Pezemodowo, village à deux lieues de Pultusk. J'y arrivai le soir, et je descendis au château, où l'état-major d'un régiment du 4e corps me donna l'hospitalité. On me promit des chevaux, que j'attendis longtemps, et qui me menèrent à Pultusk; là, j'attendis plus longtemps encore deux chevaux, un mauvais traîneau et un postillon complètement sourd et qui ne savait que le polonais. À une lieue de Pultusk, le traîneau cassa en mille pièces au milieu d'un bois. Je me mis à pied, précédé de mon postillon à cheval, après avoir chargé sur ses épaules un paquet que je portais au major général. Après avoir fait près de quatre lieues à pied et dans cet équipage, j'arrivai au point du jour à un village dont les seigneurs, qui parlaient latin, me promirent des chevaux, que je fus pourtant obligé de prendre moi-même de force chez les paysans. J'arrivai à Siérosk, où je trouvai enfin les postes rétablies. Je passai le Bug dans un bac, le pont n'étant pas encore raccommodé. Les glaçons rendaient le passage assez difficile, mais j'arrivai à bon port. Mes chevaux me conduisirent à Nieporen, et ceux de cette dernière poste à Varsovie, où je terminai heureusement un aussi singulier voyage.
Pourtant j'ai rempli des missions plus pénibles encore. Ici du moins ma direction était assurée, je n'avais à combattre que la fatigue; et si je portais mes dépêches à pied ce n'était pas ma faute. Mais j'ai passé quelquefois des nuits entières au milieu des bois, par des chemins défoncés, exposé à la pluie ou à la neige à demi fondue que le vent du nord me jetait à la figure, craignant que mon cheval ne s'abattît, que mon guide ne m'égarât et responsable des ordres dont j'étais porteur. Dans une de ces missions j'eus lieu d'admirer la bonté des Allemands. Ma voiture versa dans un village que nous avions brûlé, et les habitants sortirent de leurs maisons à demi consumées pour m'aider à la relever; en Espagne ils m'auraient tiré des coups de fusil. L'Empereur me garda un jour à Varsovie, et me renvoya le 18 avec le colonel Jomini[18] chargé d'une mission particulière et verbale pour le maréchal Ney. En voici la cause. La lettre dont j'étais porteur avait irrité Napoléon; et il exprima son mécontentement contre le maréchal en termes fort durs. Que signifiaient ces mouvements qu'il n'avait point ordonnés, qui fatiguaient les troupes et qui pourraient les compromettre? Se procurer des vivres? S'étendre dans le pays, entrer à Kœnigsberg? C'était à lui qu'il appartenait de régler les mouvements de son armée, de pourvoir à ses besoins. Qui avait autorisé le maréchal Ney à conclure un armistice, droit qui n'appartenait qu'à l'Empereur généralissime? On avait vu pour ce seul fait des généraux traduits devant un conseil d'enquête. Jomini était donc chargé de lui témoigner le mécontentement de l'Empereur. Il voulut bien me raconter tout cela pendant notre voyage, et je fus fort sensible à une marque de confiance dont je n'ai point abusé.
Notre retour ne fut pas exempt d'embarras, moins grands pourtant que ceux que j'avais eus en allant. Nous rejoignîmes le maréchal à Allenstein; mais de grands événements venaient de se passer en notre absence.
Après la perte de la bataille de Pultusk, le général Benningsen avait passé sur la gauche de la Narew, et remontait cette rivière pendant que le général Buxhowden la remontait également sur la rive droite, sans pouvoir se réunir à l'armée principale, parce que les ponts avaient été emportés par les glaces. Rien n'eût été plus facile que de détruire isolément ces deux portions de l'armée russe. Mais l'affreux dégel et le déluge de boue dont j'ai fait la description, nous empêchaient également d'éclairer la marche de l'ennemi et de le poursuivre. Les généraux ne purent se réunir qu'à Nowogrod sur la Narew, au-dessus d'Ostrolenka. Benningsen voulait reprendre l'offensive, et venait à peine de vaincre les objections de son collègue, lorsque lui-même fut nommé général en chef et Buxhowden rappelé. Rien ne s'opposait donc plus à l'exécution de son plan. Il s'agissait de tourner par un mouvement en arrière la masse des forêts qui couvrent ce pays, de traverser la ligne des lacs, et de se porter vers la région maritime et la Vistule, en passant par Arys, Rastenbourg et Bischofftein. Par ce moyen, on secourait Dantzick, et l'on tournait la position de Napoléon en avant de Varsovie, qu'il serait forcé d'abandonner. L'armée russe se portait donc de notre extrême droite à notre extrême gauche. Elle espérait surprendre les cantonnements des 1er et 6e corps, et détruire l'aile gauche de notre armée, tout en forçant l'aile droite d'abandonner sa position. Ce plan hardi et habilement conçu demandait une exécution également prompte et vigoureuse. Car si on laissait le temps à Napoléon de réunir ses corps d'armée, il pouvait à son tour marcher sur les Russes, les déborder et les acculer à la mer. La situation des 6e et 1er corps à l'aile gauche favorisa d'abord le général russe. Les 5e, 3e, 4e et 7e étaient rapprochés les uns des autres autour de Varsovie. Le 6e qui liait le 7e au 1er, occupait une grande étendue de pays; et les excursions que faisait faire le maréchal Ney dans la direction de Kœnigsberg le séparaient bien plus encore du reste de l'armée. L'avant-garde occupait encore Bartenstein, les divisions en arrière à Allenstein et Hohenstein, quand l'armée russe débouchant de Rastenbourg se dirigea sur Heilsberg par Bischofftein. Le général Colbert, commandant notre avant-garde, se retira précipitamment; ses troupes, presque entourées à Bischofftein, le 21 janvier, se firent jour et regagnèrent Allenstein. Le maréchal Ney, qui occupait ce bourg, mit tous ses officiers en campagne pour concentrer ses troupes dans la direction de Hohenstein et de Gilgenbourg, afin de se rapprocher du 1er corps, qui se réunissait à Osterode. À peine arrivé à Varsovie le 20 janvier, je repartis le 21 au soir pour porter l'ordre au général Marchand, qui devait être à Hohenstein. Je partis à l'entrée de la nuit, par le froid le plus rigoureux. Arrivé à Hohenstein, je ne trouvai point le général, et je fus obligé d'aller à un village distant de trois lieues, qu'il avait lui-même désigné pour son quartier général. Il n'y avait dans ce village aucun Français, et les paysans ne parlaient que polonais. J'en trouvai à la fin un qui savait un peu d'allemand, et qui m'assura qu'un général logeait à un château éloigné de deux lieues. Je conjecturai que ce pouvait être celui que je cherchais. J'y allai; c'était enfin lui. Le 22 au matin, je partis pour rejoindre le maréchal à Neidenbourg. Le froid était tellement vif, et je pris si peu de précautions pour m'en garantir, que j'arrivai à Gilgenbourg avec les oreilles gelées. Deux femmes parvinrent à me les sauver en les frottant avec de la neige; et, après m'être reposé quelque temps, je continuai ma route. Je voyageai toute la nuit avant d'arriver à Neidenbourg. Enfin, après des peines et des difficultés infinies, je terminai cette course ou pour mieux dire je crus l'avoir terminée, car le maréchal n'était pas à Neidenbourg. Le colonel Jomini, qui retournait à Varsovie, fut le seul que je trouvai. Il m'apprit la marche de l'ennemi, que j'ignorais encore (puisqu'on ne nous parlait jamais de rien), et il me dit que je trouverais le maréchal à Hohenstein, où j'arrivai le 23 au matin.
Cet exemple prouve une fois de plus combien de difficultés, souvent même d'embarras, nous éprouvions à remplir nos missions. C'était peu que de braver jour et nuit en toute saison les fatigues, les privations, les souffrances; nous étions encore tourmentés par la crainte de ne pas réussir. Peut-on croire qu'un général changeât trois fois de cantonnement sans en prévenir son chef, et n'est-il pas plus étonnant encore que le maréchal Ney tolérât des négligences si coupables?
Les troupes restèrent trois jours autour de Hohenstein, dont la brigade Labassée (50e et 59e) faisait la garnison, et où le quartier général se trouvait un peu aventuré, n'ayant devant lui qu'une grand'garde à cheval, que les Cosaques harcelaient sans cesse et finirent par enlever le 26 au matin; mais la bonne contenance de la garnison empêcha l'ennemi de tenter des attaques plus sérieuses. Le 27, le 6e corps continua sa retraite sur Tannenberg et Gilgenbourg, où nous arrivâmes le 28 sans être poursuivis ni même suivis. Le corps d'armée s'y concentra dans les jours suivants.
Le maréchal Bernadotte s'était retiré sur notre gauche avec autant de succès et plus de mérite, car ses troupes fort disséminées furent attaquées plus sérieusement. Averti par le maréchal Ney de la marche des Russes, tous deux résolurent de se concentrer à Osterode et Gilgenbourg. C'est ce qu'avait exécuté le 6e corps, ainsi que je l'ai dit. Quant au 1er corps, qui était fort dispersé, il marcha par diverses directions. Les troupes que conduisait Bernadotte en personne rencontrèrent l'avant-garde russe à Mohrungen, en avant de Liebstadt. Le maréchal ne craignit point d'attaquer, avec neuf mille soldats qui venaient de faire dix lieues, seize mille ennemis bien postés et établis depuis la veille. Il se fit jour avec une perte de sept cents hommes, quand l'ennemi en perdit seize cents, et atteignit Osterode pendant que les Russes, concentrés à Liebstadt, se croyaient encore une fois vainqueurs, parce qu'ils avaient enlevé à Mohrungen les équipages de Bernadotte.
Ainsi cette marche rapide et bien combinée fut si mal exécutée, le général en chef mit dans ses opérations si peu d'ensemble et d'activité, que deux corps d'armée isolés se retirèrent devant eux, presque sans éprouver aucune perte; qu'ils se réunirent dans une belle position sur les plateaux en arrière d'Osterode, et s'y soutinrent jusqu'au moment où l'on vint à leur secours. Ce moment était arrivé.
Napoléon, apprenant la marche des Russes, leva ses cantonnements pour marcher lui-même à leur rencontre. Il laissa le 5e corps à Siérock, au confluent du Bug et de la Narew, pour défendre Varsovie contre deux divisions russes restées de côté. Ces précautions prises, il se mit en marche avec la garde impériale, la réserve de cavalerie, les 3e, 4e et 7e corps, et voici quel fut son plan:
Pendant que les Russes cherchaient à gagner la basse Vistule, pour prendre à revers sa position de Varsovie sur la Haute, il manœuvra pour tourner leur gauche à son tour, les repousser vers la mer et les forcer de se renfermer dans Kœnigsberg, où ils auraient été pris comme, quelques mois auparavant, les Prussiens dans Lubeck. Le rendez-vous général était à Allenstein sur l'Alle: la cavalerie d'avant-garde, le 4e corps et la garde impériale, marchant par Willemberg, le 3e corps par Misniecz, le 7e par Neidenbourg. Le 6e devait les y joindre par Hohenstein. Nous partîmes donc de Gilgenbourg le 2 février, toujours harcelés par les Cosaques; et, après quelques instants de repos à Hohenstein, nous arrivâmes le 3 au matin à Allenstein. L'Empereur y était déjà. Il entretint un instant le maréchal Ney à son bivouac, et nous jugeâmes facilement à la physionomie de celui-ci qu'il le réprimanda sur ses courses aventureuses. L'armée se porta ensuite à gauche pour suivre l'ennemi dans la direction de Jnchowo (route d'Elbing). Par une manœuvre habile Napoléon avait ordonné au maréchal Bernadotte de se rapprocher successivement de la Vistule, fût-ce même jusqu'à Thorn, afin d'attirer l'ennemi à sa poursuite. Tandis que les Russes porteraient ainsi leur droite en avant, la Grande Armée tournerait plus facilement leur gauche pour les rejeter sur la basse Vistule et sur la mer. Mais la ruse avait été découverte par une dépêche adressée à Bernadotte et surprise par les Cosaques. Ainsi Benningsen, au lieu de poursuivre le 1er corps sur la basse Vistule, rangea son armée entre l'Alle et la Passarge à Jnchowo, et parut se préparer à livrer bataille. Napoléon ne pouvait comprendre que l'armée russe fût si promptement réunie sur ce terrain, car la marche de l'armée française par Allenstein ne pouvait être assez promptement connue de Benningsen pour le faire renoncer à son projet d'opération sur la basse Vistule. Il apprit bientôt la vérité, et le stratagème étant découvert, il ordonna au maréchal Bernadotte de quitter la Vistule et de venir promptement appuyer la gauche de la Grande Armée. D'ailleurs, il ne craignait pas de livrer bataille avec soixante-quinze mille Français, qu'il avait sous la main, contre quatre-vingt-dix mille Russes. La veille au soir, le pont sur l'Alle avait été enlevé par le 4e corps après un vif combat; ainsi la gauche de l'ennemi pouvait être tournée. Benningsen le sentit; il se retira dans la nuit par les routes d'Arendorf et d'Eylau. Il fallut donc renoncer pour cette fois à l'espoir de la bataille que nous attendions.
Le lendemain 4, la poursuite continua sur trois colonnes. À droite Davout (3e corps), suivant le cours de l'Alle, s'empara de Guttstadt, qui renfermait quelques magasins. Au centre l'Empereur, précédé de la cavalerie avec les 4e et 7e corps; à gauche, Ney (6e corps), vers la Passarge. L'arrière-garde ennemie se retirait en combattant toujours. Notre maréchal la poursuivit avec sa vigueur accoutumée; il s'exposa beaucoup ce jour-là. Le général Gardanne[19] fut blessé auprès de lui. Après une journée longue et pénible, nous couchâmes au village de Scholitten. Le général Lestocq avec les Prussiens se trouvait sur la rive gauche de la Passarge; le 6e corps, chargé de le poursuivre, passa le pont à Deppen le 5 au matin. Lestocq précipita sa retraite pour passer la Passarge à la hauteur de Wormditt (route d'Elbing à Kœnigsberg par Eylau), et il laissa pour protéger sa marche une arrière-garde de quatre mille hommes. Le 6e corps l'attaqua à Waltersdorf, et la culbuta sur tous les points: la brigade Labassée se distingua particulièrement, ainsi que deux régiments de dragons détachés près du maréchal Ney. Mille morts ou blessés, deux mille cinq cents prisonniers, beaucoup d'artillerie et de bagages furent le résultat de cette journée. Nous allâmes nous reposer de nos fatigues à Liebstadt.
Le 6, nous passâmes la Passarge et arrivâmes à Wormditt. La marche fut paisible, le général Lestocq ayant gagné de l'avance pendant que nous combattions son arrière-garde. En repassant sur la rive droite de la Passarge, nous nous trouvions sur la route et en arrière de la Grande Armée. Ce même jour, dans la soirée, Benningsen arrivait à Landsberg, où il voulait s'arrêter; il posta dans ce but un fort détachement d'infanterie et de cavalerie au village de Hoff; la cavalerie du prince Murat renversa d'abord la leur, puis leur infanterie après une résistance opiniâtre; une division du 4e corps compléta la défaite. Benningsen ne pouvant plus conserver Langsberg, se retira dans la nuit à Eylau.
Notre armée y arriva dans la soirée du 7. Un combat sanglant eut lieu à Ziegelhoff avec l'arrière-garde ennemie, qui se replia et fut poursuivie jusque dans Eylau, où Napoléon s'établit.
Sur ces entrefaites, le maréchal Ney recevait, dans la nuit du 6 au 7, l'ordre de marcher sur Kreutzbourg, et d'en approcher le plus possible. On battit la générale au point du jour, et l'on fit attendre longtemps les troupes avant de partir. La générale doit se réserver pour les occasions pressantes; il faut alors s'assembler vite et partir sur-le-champ. Après une marche de huit lieues, qui ne fut point inquiétée, le 6e corps traversa le champ de bataille de Hoff couvert de cadavres et s'arrêta à Landsberg.
Depuis l'arrivée de l'Empereur, l'armée russe se retirait pas à pas, en se rapprochant de Kœnigsberg. Le général paraissait chercher une position favorable pour faire halte et décider cette grande querelle. Il crut l'avoir trouvée dans les environs de Preussich-Eylau, et concentra son armée en arrière de cette ville. D'ailleurs étant serré de près, il crut qu'il valait mieux s'arrêter, faire face à l'ennemi et livrer bataille dans un terrain convenable que de se laisser ainsi poursuivre à outrance et détruire en détail. L'Empereur ignorait cette détermination, et ne la connut que dans la nuit du 7 au 8. Le maréchal Ney, qui n'en avait aucune idée, m'envoya au quartier général le 7 au soir. Il rendait compte à l'Empereur de sa longue marche pour gagner Landsberg et annonçait qu'il continuerait le lendemain son mouvement sur Kreutzbourg, en poussant devant lui le général Lestocq. C'est la plus importante mission que j'aie remplie, et la plus singulière par ses circonstances; elle mérite donc d'être racontée avec quelques détails.
Je partis de Landsberg, le soir à neuf heures, dans un traîneau. En quittant la ville, les chevaux tombèrent dans un trou; le traîneau s'arrêta heureusement au bord du précipice, dont ils ne purent jamais sortir. Je revins à Landsberg, et je pris un de mes chevaux de selle. Le temps était affreux; mon cheval s'abattit six fois pendant ce voyage; j'admire encore comment je pus arriver à Eylau. Les voitures, les troupes à pied, à cheval, les blessés, l'effroi des habitants, le désordre qu'augmentaient encore la nuit et la neige qui tombait en abondance, tout concourait dans cette malheureuse ville à offrir le plus horrible aspect. Je trouvai chez le major général un reste de souper que dévoraient ses aides de camp, et dont je pillai ma part. Ayant reçu l'ordre de rester à Eylau, je passai la nuit couché sur une planche, et mon cheval attaché à une charrette, sellé et bridé. Le 8, à neuf heures du matin, l'Empereur monta à cheval, et l'affaire s'engagea. Au premier coup de canon, le major général m'ordonna de retourner auprès du maréchal Ney, de lui rendre compte de la position des deux armées, de lui dire de quitter la route de Kreutzbourg, d'appuyer à sa droite, pour former la gauche de la Grande Armée, en communiquant avec le maréchal Soult.
Cette mission offre un singulier exemple de la manière de servir à cette époque. On comprend l'importance de faire arriver le maréchal Ney sur le champ de bataille. Quoique mon cheval fût hors d'état d'avancer même au pas, je savais l'impossibilité de faire aucune objection. Je partis. Heureusement j'avais vingt-cinq louis dans ma poche; je les donnai à un soldat qui conduisait un cheval qui me parut bon. Ce cheval était rétif, mais l'éperon le décida. Restait la difficulté de savoir quelle route suivre. Le maréchal avait dû partir à six heures de Landsberg pour Kreutzbourg. Le plus court eût été de passer par Pompiken, et de joindre la route de Kreutzbourg. Mais le général Lestocq se trouvait en présence du maréchal; je ne pouvais pas risquer de tomber entre les mains d'un parti ennemi; je ne connaissais pas les chemins, et il n'y avait pas moyen de trouver un guide. Demander une escorte ne se pouvait pas plus que demander un cheval. Un officier avait toujours un cheval excellent, il connaissait le pays, il n'était pas pris, il n'éprouvait pas d'accidents, il arrivait rapidement à sa destination, et l'on en doutait si peu, que l'on n'en envoyait pas toujours un second; je savais tout cela. Je me décidai donc à retourner à Landsberg, et à reprendre ensuite la route de Kreutzbourg, pensant qu'il valait mieux arriver tard que de ne pas arriver du tout. Il était environ dix heures, le 6e corps se trouvait à plusieurs lieues de Landsberg, et engagé avec le général Lestocq. Enfin, je vins à bout de joindre le maréchal à deux heures. Il regretta que je fusse arrivé si tard, en rendant justice à mon zèle et en convenant que je n'avais pu mieux faire. À l'instant même il se dirigea sur Eylau, et il entra en ligne à la fin de la bataille, à la chute du jour. Le général Lestocq, attiré comme nous sur le terrain, y était arrivé plus tôt. Si je n'avais pas éprouvé tant d'obstacles dans ma mission, nous l'aurions précédé, ce qui valait mieux que de le suivre.
Que s'était-il passé pendant cette terrible journée, dont j'ai à peine vu le commencement et la fin? J'en dirai un mot selon mon habitude.
Le 8, au matin, quand la bataille s'engagea, Napoléon n'avait sous sa main que les 4e et 7e corps, la cavalerie et la garde impériale. Le 3e corps (Davout) était sur la droite à Bartenstein, à moins de quatre lieues; le 6e corps, sur la gauche, dans la direction de Kreutzbourg, ainsi que je l'ai dit. Selon M. Thiers, Napoléon envoya dans la soirée du 7 plusieurs officiers aux maréchaux Davout et Ney pour les ramener sur le champ de bataille[20]. C'est une erreur en ce qui concerne le maréchal Ney; il ne reçut aucun avis, et ne se doutait pas de la bataille quand je le joignis le 8 à deux heures, dans la direction de Kreutzbourg.
Les Russes étaient rangés sur deux lignes en avant d'Eylau, faisant face à la ville, appuyés par de fortes réserves, la cavalerie sur les ailes, le front couvert par trois cents bouches à feu. Du côté des Français, le 4e corps occupait la gauche et la ville d'Eylau comme un bastion avancé; le 7e corps (Augereau) le centre, à droite de la ville, jusqu'au village de Rothenen. C'est à droite de ce dernier village que l'on attendait le 3e corps (Davout). L'affaire commença par une épouvantable canonnade, qui embrasa Eylau et Rothenen, et fit éprouver aux deux armées des pertes supportées avec un courage héroïque. Napoléon attendait pour agir l'arrivée du 3e corps (Davout). Il parut à l'extrême droite et fit replier l'avant-garde ennemie. Le 7e corps se porta en avant entre Eylau et le 3e corps; ce corps d'armée, presque détruit par la mitraille, fut obligé de se replier. L'infanterie russe s'avançait sur le centre de la position. Un effort incroyable de notre cavalerie la repoussa. Le 3e corps, au milieu d'une lutte acharnée, commençait à tourner la gauche de l'ennemi. Le général Lestocq, arrivant de Kreutzbourg, rétablit un instant le combat; mais ses efforts ne purent regagner le terrain perdu, et le maréchal Davout conserva sa position. Les deux armées, épuisées de fatigue, auraient peut-être recommencé la lutte, quand le maréchal Ney arriva à Schmoditten sur la droite des Russes. Benningsen, craignant d'être enveloppé, dirigea contre ce village une attaque que la brigade Liger-Belair (6e léger, 39e) repoussa énergiquement. Benningsen prit alors le parti de la retraite.
Nous ignorions cette détermination, et le maréchal Ney en particulier ne connaissant pas les détails de la bataille, croyait qu'elle recommencerait le lendemain. Le 6e corps, arrivé le dernier, et n'ayant pas pris part à l'action, devait naturellement être engagé le premier. Une misérable cabane réunit à Schmoditten l'état-major. Le paysan qui l'habitait avait été tué, je ne sais par qui, ni comment. Pour tout souper, le maréchal prit comme nous sa part d'une mauvaise oie. Il nous exhorta à nous reposer, en annonçant la bataille pour le lendemain. S'il le faut, ajouta-t-il, je mettrai pied à terré, le sabre à la main, et j'espère qu'on me suivra. Nous l'assurâmes que nous serions tous heureux et fiers de vaincre ou de mourir avec lui. Il s'étendit ensuite sur une planche, et dormit d'un profond sommeil. Le 9 au matin, ainsi que je l'ai dit, l'ennemi s'était retiré. Le 6e corps devait occuper Eylau et les environs. Avant de rentrer, nous allâmes voir le champ de bataille. 11 était horrible et littéralement couvert de morts. Le célèbre tableau de Gros n'en peut donner qu'une bien faible idée. Il peint du moins avec une effrayante vérité l'effet de ces torrents de sang répandus sur la neige. Le maréchal, que nous accompagnions, parcourut le terrain en silence, sa figure trahissait son émotion; et il finit par dire en se détournant de cet affreux spectacle: «Quel massacre, et sans résultat!» Nous rentrâmes à Eylau, dont le lugubre aspect ne pouvait pas adoucir l'impression que nous avait causée le champ de bataille. Les maisons étaient remplies de blessés auxquels on ne pouvait donner aucun secours, les rues pleines de morts, les habitants en fuite; nous-mêmes n'ayant littéralement rien à manger. Il faisait un temps épouvantable, et ceux qui ont fait la guerre savent combien cette circonstance augmente la fatigue, et rend plus sensibles les privations. Il n'en fallait pas moins poursuivre l'ennemi qui se retirait derrière la Prégel pour couvrir Kœnigsberg. Le prince Murat suivit les Russes jusqu'à la Frisching, petite rivière qui coule de la ligne des lacs à la mer, à quatre lieues en avant de Kœnigsberg; le 6e corps, moins fatigué que les autres, le suivit aux avant-postes, les 3e et 4e marchèrent un peu en arrière.
Maintenant à quel parti s'arrêter? Allait-on poursuivre les Russes? fallait-il prendre en arrière des quartiers d'hiver? Les Russes, retirés derrière la Prégel et à Kœnigsberg même, se préparaient à s'y défendre; les murs garnis d'artillerie, la ville entourée de quelques ouvrages construits à la hâte, pouvaient offrir de la résistance. Si l'on réussissait, la Prusse entière était conquise, une partie de l'armée russe prise dans Kœnigsberg, l'autre forcée de se retirer derrière le Niémen. Mais si l'on échouait, la retraite nous eût exposés aux plus grands revers. Pour le comprendre, il faut se rendre compte de la situation matérielle et morale de l'armée française à cette époque, situation, que les historiens n'ont point assez expliquée.
Voici quel était l'état des présents sous les armes au commencement de février, époque de la reprise des hostilités:
Le maréchal Lannes (5e corps) 12,000 hommes.
— Davout (3e — ) 18,000 —
— Soult (4e — ) 20,000 —
— Augereau (7e — ) 10,000 —
— Ney (6e — ) 10,000 —
— Bernadotte (1er — ) 12,000 —
— Oudinot (grenadiers réunis) 6,000 —
La garde 6,000 —
La cavalerie de Murat 10,000 —
———-
Total 104,000 hommes.
On voit que, depuis l'ouverture de la campagne, l'armée se trouvait diminuée d'un tiers, et que le 6e corps en particulier, qui n'avait paru ni à Pultusk, ni à Eylau, et dont l'avant-garde seule combattait à Iéna, le 6e corps ne comptait plus que dix mille hommes au lieu de vingt mille; et cependant douze mille recrues rejoignirent successivement les différents corps, et tous les chevaux de l'Allemagne avaient été enlevés pour remonter la cavalerie. Dans le mois de février, l'armée éprouva de nouvelles pertes par les maladies et les combats d'avant-garde. À Eylau, elle eut dix mille hommes hors de combat, dont trois mille morts. Je sais que cinquante-quatre mille Français combattirent soixante-douze mille Russes, que nos deux cents bouches à feu répondaient aux quatre cents de l'ennemi; je sais que leur perte fut de trente mille hommes; mais enfin notre armée n'en était pas moins elle-même considérablement affaiblie. Il s'en fallait que cette énorme diminution d'hommes fût réelle. On comptait soixante mille absents, presque tous maraudeurs.
L'amour du pillage n'était pas leur seul motif; la nécessité de se procurer des vivres semblait les justifier. Jamais on n'a donné plus d'ordres que Napoléon pour assurer les subsistances de son armée; jamais il n'y en eut de plus mal exécutés. D'abord, quelques-uns étaient inexécutables, et l'on reconnaissait déjà les illusions ou le charlatanisme de celui qui devait ordonner un jour de protéger les paysans qui apporteraient des vivres au marché de Moscou. Découvrir les denrées cachées, en faire venir de Varsovie, réparer les fours, les moulins, faire des distributions régulières, établir des magasins de réserve, tout cela est bien sur le papier; mais ceux qui ont fait cette campagne savent ce qui nous en revenait. On a donc eu tort de dire que l'armée avait le nécessaire et quelquefois davantage. Je puis assurer au contraire qu'avec des ordres si bien donnés en janvier, notre corps d'armée mourait de faim en mars. Napoléon en convenait lui-même quelquefois. Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, écrivait-il à son frère Joseph, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain. Mais fallait-il rassurer l'opinion publique qui s'inquiétait des souffrances de nos soldats: J'ai de quoi nourrir l'armée pendant un an, écrivait-il au ministre de la police; il est absurde de penser qu'on peut manquer de blé, de vin, de pain et de viande en Pologne. Cette viande se bornait souvent aux cochons de lait, dont la chair malsaine causa des dyssenteries dans l'armée et jusque dans notre état-major.
Les traînards, en dévastant le pays, privaient l'armée des ressources qu'elle aurait pu se procurer régulièrement. Ils augmentaient la fatigue des soldats restés sous les drapeaux et forcés de faire le même service avec un bien moins grand nombre d'hommes. Quelques-uns se demandaient si ce n'était pas une duperie, tandis qu'ils pouvaient vivre plus à l'aise, et l'exemple des maraudeurs devint contagieux. Le froid augmenta bientôt leurs souffrances, car à la fin de février, le thermomètre descendit à dix degrés. Le découragement et la tristesse s'emparèrent surtout de la cavalerie, dont les chevaux se soutenaient à peine. Cette arme est moins propre que l'infanterie à supporter toutes les misères de la guerre. Il ne faut à l'infanterie que du pain et des souliers. Il faut de plus à la cavalerie le ferrage et la nourriture des chevaux. Dans cette situation, les Cosaques se rendirent redoutables. Leurs chevaux exigent moins de soins; l'homme et sa monture sont faits au climat.
Napoléon se décida donc à rétrograder et à reprendre les cantonnements que nous occupions, en les modifiant comme je vais le dire. Nous nous attendions même à repasser la Vistule, et avec une armée si épuisée, et atteinte même dans son moral, ce parti semblait inévitable. Napoléon en jugea autrement. Repasser la Vistule était s'avouer vaincu; au contraire, reprendre les anciens cantonnements pouvait s'expliquer par la nécessité de donner du repos à ses troupes, après une excursion dans laquelle nous avions eu tout l'avantage. On se préparait ainsi à terminer complétement au printemps cette terrible lutte.
La retraite commença le 17 février. Le 6e corps, auquel on adjoignit une division de cavalerie, fut chargé de l'arrière-garde. Nous partîmes de Mülhausen, et arrivâmes à Eylau sans être inquiétés. Le 18, on se dirigea sur Landsberg. L'Empereur avait laissé à Eylau un officier chargé de faire transporter les nombreux blessés que renfermaient cette ville et les environs. Le mauvais temps, les difficultés des transports, l'état de plusieurs de ces malheureux, obligèrent d'en abandonner un grand nombre. Je fus chargé ce jour-là de suivre le général Colbert, qui couvrait la retraite. Nous partîmes donc les derniers. La route était couverte de voitures, de chariots de toute espèce, qui restaient enfoncés dans la neige. Beaucoup de blessés, réfugiés dans ces voitures, nous conjuraient vainement de ne pas les abandonner; j'arrêtai même à temps l'explosion de deux caissons hors la route, que l'on voulait faire sauter, lorsque je m'aperçus qu'ils étaient remplis de blessés. Le général envoya un officier pour recommander tous ces malheureux au bourgmestre d'Eylau et au commandant de l'avant-garde russe, dont les Cosaques occupaient déjà la ville. Je retournai bientôt auprès du maréchal à Landsberg, et je pris quelque repos après une journée aussi pénible qu'affligeante.
Le maréchal Ney se porta à Freymarck le 19, et le 20 à Guttstadt, où nous passâmes huit jours. Le 28, nous nous retirâmes jusqu'à Allenstein; l'avant-garde arrêtée à moitié chemin de Guttstadt. Le 22, je portai des dépêches à l'Empereur à Osterode; j'ai fait rarement un aussi pénible voyage. La neige ne cessait de tomber; il faisait un temps épouvantable, et je crus avoir un bras gelé. Nous manquions de tout, même au quartier général.
Benningsen nous suivit de loin avec des forces assez considérables. Il se vantait de n'avoir jamais quitté l'offensive; vainqueur à Pultusk, vainqueur à Eylau, il se donnait l'air de poursuivre une armée vaincue. Napoléon voulut le repousser à son tour, lui montrer que sa retraite était volontaire, et lui ôter l'envie d'inquiéter nos cantonnements. Déjà la division Dupont venait de prendre Braunsberg à l'embouchure de la Passarge. Le 2 mars, l'Empereur envoya au 6e corps l'ordre de prendre Guttstadt, que l'ennemi abandonna en nous laissant quelques magasins. Nous le poursuivîmes sur la route de Heilsberg. Nos tirailleurs chassèrent les Cosaques du village de Schmolaynen. L'ennemi fit sa retraite par les bois qui séparent Schmolaynen de Péterswald. L'affaire avait duré presque toute la journée. On ne perdit pas cependant beaucoup de monde. Nous regrettâmes M. Talbot, aide de camp du général Dutaillis, officier d'un grand mérite, qui unissait toutes les vertus sociales à toutes les qualités militaires. Le quartier général s'établit à Guttstadt, l'avant-garde à Péterswald. Les 4 et 5, quelques combats d'avant-garde eurent lieu encore à Péterswald et à Zechern.
Les Russes se replièrent ensuite et prirent leurs quartiers d'hiver comme nous les nôtres, dont voici la disposition:
Au mois de décembre, les corps de la Grande Armée se concentraient autour de Varsovie. Cette fois, la ville parut suffisamment défendue par les Polonais, les Bavarois et le 5e corps, où le maréchal Masséna venait de succéder au maréchal Lannes. Napoléon établit donc son armée en avant de la basse Vistule, derrière la Passarge, ayant Thorn à sa droite, Elbing à sa gauche, Dantzick sur ses derrières, son centre à Osterode, ses avant-postes entre la Passarge et l'Alle.
Les différents corps se trouvaient ainsi répartis: de la gauche à la droite, le 1er corps (Bernadotte), sur la Passarge, de Braunsberg à Spaden; le 4 (Soult), au centre à Liebstadt et Mohrungen, le 3e (Davout), entre l'Alle et la Passarge, à Allenstein et Hohenstein; le 6e (Ney), à l'avant-garde, entre ces deux mêmes rivières, à Guttstadt; le quartier impérial à Osterode; la cavalerie sur les derrières pour se refaire et nourrir ses chevaux, qui avaient tant souffert[21].
Dans cette position, Napoléon pouvait se porter sur Kœnigsberg et tourner la droite des Russes, s'ils marchaient sur Varsovie; il pouvait aussi réunir facilement toute son armée, s'ils avaient l'audace de l'attaquer. En même temps, il protégeait le siège de Dantzick, opération importante à laquelle on employa l'hiver.
L'armée resta tranquillement dans ses cantonnements pendant quatre mois, l'armée russe nous faisant face, ses grand'gardes en vue de celles du maréchal Ney. Ainsi se termina la campagne d'hiver.
Je m'arrête ici, hélas! la campagne du printemps suivant a été nulle pour moi. J'ajoute quelques réflexions sur l'impression que causèrent en France et en Allemagne les événements que j'ai racontés.
Je l'ai dit, après la bataille de Pultusk, le prestige de l'Empereur était sinon détruit, du moins considérablement affaibli. Cette campagne d'hiver aurait fait la gloire de tout autre.
Benningsen, vaincu à Pultusk, cherchait à surprendre nos cantonnements. Deux faibles corps d'armée lui résistaient; l'Empereur arrivant lui-même venait de le vaincre à Eylau et de le repousser jusque sous les murs de Kœnigsberg. C'était beaucoup pour tout autre; ce n'était pas assez pour Napoléon. Avec lui l'ennemi vaincu devait être détruit. Une victoire incomplète semblait un échec. Or, Benningsen à Pultusk se retirait sans être poursuivi; et si, après Eylau, il s'était replié sous les murs de Kœnigsberg, il en était sorti peu de jours après pour suivre Napoléon, qui se retirait à son tour. Enfin, il venait audacieusement de placer ses cantonnements vis-à-vis les nôtres. Assurément on ne reconnaissait pas là le vainqueur de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna. Le récit des derniers événements inquiéta Paris et la France presque autant que la nouvelle d'une défaite. La malveillance se plut à aggraver nos pertes, les souffrances de nos soldats, l'attitude encore menaçante des Russes. La correspondance de Napoléon avec ses ministres prouve qu'il attachait de l'importance à démentir ces nouvelles, souvent bien exagérées, et lui-même dans la réfutation passait souvent la mesure: «Quand je ramènerai mon armée en France, écrivait-il au ministre de la police, on verra qu'il n'en manque pas beaucoup à l'appel.» C'était pousser loin l'exagération.
Si les nouvelles de l'armée causaient en France de l'inquiétude et de l'agitation, on peut se figurer quelle impression elles produisaient en Allemagne et surtout en Prusse. Pour bien le comprendre cependant, il faudrait se rendre compte des souffrances du pays, et, sans l'avoir vu de près comme nous, il est difficile de s'en faire une idée. J'ai dit combien les habitants de la Souabe supportaient impatiemment le long séjour de l'armée française. Et si nos exigences paraissaient intolérables à nos alliés en temps de paix, qu'était-ce donc pour nos ennemis et pendant la guerre? Le passage des troupes aurait seul suffi à épuiser le pays. Nous étions nourris à discrétion, et un régiment logé dans un village prenait tout pour lui, sans s'embarrasser de ceux qui devaient le suivre. Les nouveaux venus à leur tour ne se montraient pas moins difficiles, et ce passage de troupes se renouvelait tous les jours. Ce n'étaient-là pourtant que des malheurs nécessaires. Il faut y ajouter les maraudeurs qui parcouraient le pays, le mettant à contribution, exigeant de l'argent, du drap, des chevaux, des voitures, emprisonnant les habitants jusqu'à ce qu'on eût satisfait à leurs exigences; les uns employant la force ouverte, d'autres ayant l'effronterie de se dire chargés de faire rentrer les contributions, fabriquant à cet effet de faux ordres, s'affublant même d'épaulettes et de décorations. Ajoutez aussi les contributions véritables imposées par Napoléon, impositions ordinaires et extraordinaires. Joignez à tant de maux la souffrance morale, l'humiliation de voir la Prusse conquise, et conquise si précipitamment, vous comprendrez avec quelle impatience on attendait les nouvelles de l'armée, avec quel empressement on accueillait celles qui nous étaient défavorables. C'était surtout à Berlin que cette agitation se faisait sentir. La police parvenait à peine à empêcher la circulation des pamphlets contre Napoléon, des fausses nouvelles que l'on se plaisait à répandre. Le général Clarke, gouverneur de la Prusse, y employait tous ses soins. Il se montrait également sévère envers les Français qui commettaient le moindre désordre. C'était un devoir de justice, d'humanité, et en même temps cet esprit de justice servait nos intérêts, en montrant aux habitants que nous ne voulions faire peser sur eux que les maux inévitables de la guerre.
* * * * *
Je reprends mon histoire personnelle, n'ayant malheureusement maintenant rien de plus intéressant à raconter. Mon sort s'était un peu amélioré, malgré mon peu de ressources; j'avais trouvé moyen de joindre deux montures assez médiocres à mon cheval isabelle. Je m'accoutumais à mon nouveau service; et après avoir rempli des missions aussi pénibles que celles que j'ai racontées, aucune ne pouvait plus m'effrayer. Mes rapports avec mes camarades étaient des plus agréables; le maréchal me témoignait de la bienveillance. Pourtant dans les derniers jours de février je ne sais quelle tristesse s'empara de moi. Sans croire aux pressentiments, je l'ai toujours regardée comme l'annonce du malheur qui allait m'arriver.
La rigueur du froid, la mauvaise nourriture, la misère des soldats pouvaient à elles seules expliquer cette disposition. Je n'avais pas encore vu de retraite. Je n'avais pas vu nos blessés abandonnés dans la neige, nos caissons tombant au pouvoir de l'ennemi. La mort de Talbot m'affligea sensiblement; ses excellentes qualités nous le rendaient cher à tous, et il me témoignait une amitié toute particulière. Ce jour-là, lui-même semblait frappé. Au moment où le maréchal l'envoya porter un ordre à un bataillon qui se trouvait à cent pas, il demanda d'un air égaré où était ce bataillon. Le maréchal le lui montra avec humeur; il partit, et un boulet lui fracassa la hanche. Je passai près de lui en ce moment. Je crois voir encore sa noble figure à peine altérée par la souffrance et par l'approche de la mort; je crois entendre le son de voix doux et affectueux avec lequel il me dit: Adieu, Montesquiou. Nous assistâmes le lendemain à un service pour lui dans l'église de Guttstadt. La vue d'une église où malheureusement nous n'entrions guère, les cérémonies religieuses, les prières pour les morts m'attendrirent, ranimèrent dans mon cœur des sentiments affaiblis, mais jamais éteints, et augmentèrent le trouble que j'éprouvais depuis quelques jours.
Le matin du 5 mars (jour de la dernière affaire), nous trouvant aux avant-postes au village de Zechern, le maréchal m'envoya auprès du maréchal Soult, à Elditten, (entre Guttstadt et Liebstadt), pour l'informer de l'engagement de la veille. Le général Dutaillis me traça ma route par Mawern, Freymarck, Arensdorf et Dietrichsdorf. L'indication de Freymarck était plus qu'une imprudence. Ce point, fort en dehors de la ligne de nos avant-postes, pouvait être occupé par les Russes; mais j'ai déjà dit que n'ayant pas de cartes nous ignorions toujours notre position et celle de l'ennemi. La direction donnée par le chef d'état-major me semblait certaine, et je n'aurais ni osé, ni cru nécessaire de demander une explication. Depuis deux jours j'avais un excellent cheval pris à un officier cosaque; heureuse fortune qui m'avait rendu courage et confiance. Je partis donc avec un hussard et un guide; je partis sans savoir que je disais adieu à mes compagnons d'armes, sans prévoir où cette malheureuse mission allait m'entraîner.
CHAPITRE VI
CAMPAGNE DE PRUSSE ET DE POLOGNE.—1806-1807.
IIIe PARTIE.
JE SUIS PAIT PRISONNIER LE 5 MARS 1807.—RECIT DE MA CAPTIVITÉ.—PAIX DE
TILSITT.—OBSERVATIONS SUR LES OPÉRATIONS DU 6e CORPS PENDANT CETTE
CAMPAGNE.—MA RENTRÉE EN FRANCE.
Mon fatal ordre de route me conduisit d'abord à Mawern, occupé par une compagnie de voltigeurs, qui en avait barricadé toutes les issues. Cette précaution aurait dû me faire comprendre que l'ennemi n'était pas loin; mais confiant dans mon itinéraire, je vis sans inquiétude se fermer derrière moi la barrière qui allait me séparer pour longtemps de l'armée française. Je ne fus pas plus inquiet en distinguant de loin quelques cavaliers dans la plaine, ne doutant point qu'ils ne fussent des nôtres. La route de Freymarck traverse un bois, où je fus cerné par un régiment de hussards russes en reconnaissance. Les hussards paraissant à la fois de tous côtés, m'interdirent également la fuite et la résistance. Je pris sur-le-champ mon parti. Le sang-froid ne m'a jamais quitté dans les grandes occasions; jamais je n'essayai de lutter contre des maux sans remède. Un officier reçut mon épée. Il me traita fort bien, et me conduisit à Launau, quartier général de l'avant-garde. Le général Pahlen, depuis ambassadeur en France, qui la commandait, me reçut avec politesse et m'offrit à manger. J'acceptai, quoique n'en ayant aucune envie, mais par la curiosité de voir dans quelle situation l'ennemi se trouvait par rapport à nous. Le général Pahlen me donna de bonne viande, d'excellent vin; assurément nos généraux n'auraient pas pu traiter aussi bien leurs prisonniers. Aussitôt il m'envoya au général en chef à Heilsberg. Celui-ci me reçut mieux encore, et recommanda à ses aides de camp de me faire reposer et de me garder auprès d'eux.
C'est un affreux malheur pour un militaire que d'être fait prisonnier, surtout dans de telles circonstances. Un jour de bataille, tout le monde s'y attend: vous êtes renversé dans une charge et tout est dit. Mais en mission, au milieu de la sécurité la plus parfaite, se voir enlever brusquement à sa carrière, perdre ses espérances d'avancement et de gloire, devenir inutile à son pays, entendre désarmé le récit des événements de la guerre, quelquefois des succès de l'ennemi, toujours de ses fanfaronnades: mais se voir séparé de compagnons d'armes, que l'habitude et la communauté de dangers avaient, rendus vos amis, se trouver doublement séparé de sa famille, dont on ne recevra plus de nouvelles, et tout cela en un clin d'œil; c'est une des épreuves les plus douloureuses que l'on puisse subir. Ajoutez encore qu'un jeune officier craint qu'on ne lui reproche son malheur, qu'on ne l'accuse de n'avoir pas su son chemin, de ne pas s'être défendu quand il aurait pu le faire. Il craint de perdre la récompense de son zèle, le fruit de tant de dévouement, de fatigues, de dangers. Toutes ces réflexions, qui m'assaillirent au premier instant, prenaient de moment en moment de nouvelles forces. Pourtant, accablé de fatigue à la fin d'une journée commencée auprès du maréchal Ney et terminée auprès du général Benningsen, je dormis profondément, et le lendemain au réveil ma douleur n'en fut que plus vive et plus profonde. Enfin j'essayai de reprendre courage, d'observer dans l'intérêt de mon instruction un spectacle si inattendu, et par l'examen de l'armée russe de juger quelles chances la suite de la guerre offrait à l'armée française.
Le général Benningsen portait son quartier général à Bartenstein et m'emmena avec lui. L'état-major était nombreux; je me croyais le jouet d'un mauvais rêve en revoyant cette route que j'avais faite quelque temps auparavant avec un état-major bien différent. Il causa souvent avec moi, en ayant la discrétion d'éviter sur notre armée des questions auxquelles il savait que je n'aurais pas répondu. Dans ces conversations souvent répétées pendant mon séjour à Bartenstein, il me parlait de la campagne qu'il venait de faire. Il n'avait jamais quitté l'offensive; vainqueur à Pultusk, il l'avait encore été à Eylau, et il remarquait comme une faveur divine que la reine de Prusse, malade, depuis quelque temps, eût pu aller à l'église justement le jour de ce dernier triomphe. Je ne le chicanai point là-dessus; j'aurais préféré aux récits du passé quelques détails sur les projets futurs. À cet égard, Benningsen se montrait plus réservé. Je crus cependant entrevoir qu'il se disposait à interrompre le cours de ses triomphes pour reposer son armée en cantonnements; j'en fus ravi, la continuation de la campagne d'hiver ne pouvant pas être à notre avantage. M. Thiers parle des souffrances de l'armée russe, des Cosaques venant demander du pain à nos soldats. Je ne le conteste pas; mais au quartier général l'apparence démentait cette assertion. Si ma qualité de prisonnier de guerre m'interdisait les questions, je voyais du moins l'état-major vivre dans l'abondance, les soldats bien vêtus, les chevaux en bon état. Assurément la comparaison n'était pas en notre faveur.
Je passai trois semaines à Bartenstein au quartier général, logeant avec les aides de camp du général en chef, ainsi qu'avec MM. Ribeaupierre et de Nesselrode, dont l'un devint ambassadeur, l'autre ministre des affaires étrangères. Tous deux, jeunes alors et chambellans, avaient été envoyés au quartier général pour la correspondance avec l'Empereur. Nous dînions chez le général à une table nombreuse et bien servie. On amenait quelquefois des prisonniers qui paraissaient jaloux de ma faveur, plus rarement des déserteurs, contre lesquels ma colère mal déguisée amusait beaucoup les officiers. Un jour une députation de la ville vint féliciter Benningsen sur son arrivée. Il demanda si celui qui porta la parole était le bourgmestre: «Je puis vous l'assurer, lui dis-je: j'ai entendu monsieur, il y a peu de temps, féliciter M. le maréchal Ney dans les mêmes termes.» Ce fut une joie générale.
Les promenades dans la ville m'étant interdites, ma journée se passait à causer avec mes compagnons de chambrée, à parler beaucoup de Paris et de la France, objets constants de la prédilection des Russes, surtout à jouer au pharaon. Je dois m'accuser ici d'un trait de mauvais joueur, tel que je l'ai toujours été. Ayant perdu un gros coup, je déchirai les cartes. Les joueurs restèrent confondus; celui qui tenait les cartes dit tranquillement: «C'est dommage pourtant, nous n'avions que ce jeu-là.» Cette douceur me toucha plus que les reproches que j'aurais mérités.
Le maréchal Ney, étonné de ne pas me voir revenir, devina ma mésaventure; et quand il en eut acquis la certitude, il m'envoya de l'argent, et fit demander mon échange, que l'on refusa, trouvant sans doute de l'inconvénient à renvoyer un officier qui venait de passer quelque temps à l'état-major russe, et qui pouvait en donner des nouvelles. Le général Benningsen eut l'attention de ne pas m'en parler pour ne pas m'affliger.
Au bout de quinze jours, je partis pour Wilna, en passant par Grodno. Je partis en traîneau découvert par une nuit des plus froides, mais couvert de fourrures que mes nouveaux amis m'avaient prodiguées, et beaucoup mieux vêtu, voyageant plus commodément comme prisonnier, que je ne le faisais à l'armée française. Le gouverneur de Grodno m'accueillit avec bienveillance; je logeais et je mangeais chez lui. Mais rien ne pouvait adoucir ma tristesse. Je ne trouvai point à Grodno l'intérêt de curiosité que m'inspirait le séjour du quartier général; je n'y trouvai pas les agréments de société que je rencontrai plus tard à Wilna, et ce séjour a été pour moi l'époque la plus pénible de ma captivité. La femme du gouverneur, personne spirituelle et d'un grand sens, me dit un jour: «Vous êtes bien triste, et vous avez tort. Le malheur qui vous est arrivé, malheur fort commun à la guerre, ri est point votre faute et ne peut vous faire aucun tort. Profitez de l'occasion pour faire un voyage en Russie. On vous mènera où vous voudrez, les voyages sont faciles dans ce pays; on aime les étrangers, les Français, et vous voyez la bienveillance particulière qu'on vous témoigne. Vous rentrerez dans votre pays à vingt-trois ans, ayant fait une belle campagne et un voyage instructif.» Je me sentais trop découragé pour suivre ce sage conseil. Ne voulant rien demander, je m'abandonnai à ma triste destinée.
Au bout de quinze jours je partis pour Wilna, où je menai une vie toute différente.
Le général Korsakoff, gouverneur de cette ville, m'accorda la même hospitalité. Wilna se trouvant loin du théâtre de la guerre, j'y circulai librement. Je louai une très-petite chambre, et mon couvert était mis tous les jours à la table du gouverneur. Le général Korsakoff se plaisait à parler de ses campagnes, surtout de la célèbre bataille de Zurich, qu'il avait perdue contre Masséna, et que, d'après ses explications, il devait gagner: faiblesse ordinaire à tous les militaires, comme on voit les parents préférer leurs enfants contrefaits ou idiots. Un jour même, en passant en revue les généraux français, il me dit que Masséna avait peu de talent. «C'est possible, répondis-je, mais convenons qu'il a toujours eu du bonheur.» Je n'ai pas besoin d'ajouter que Korsakoff était un homme de peu d'esprit, bon homme d'ailleurs, un peu kalmouk de figure et de manières. Il élevait deux enfants naturels; l'aîné à quatorze ans annonçait la brutalité de l'ancien caractère russe; il maltraitait et avec le plus cruel sang-froid son frère, enfant de huit ans. Un jour en nous promenant, je ne sais ce que fit celui-ci qui contraria l'aîné: «Nous verrons cela plus tard, lui dit-il.» La promenade s'acheva gaiement, et en rentrant il emmena son frère dans sa chambre pour lui donner des coups de bâton.
Je fus également bien reçu par le gouverneur civil, M. Bagmewski, et j'avais mon couvert mis chez l'un des gouverneurs comme chez l'autre. C'est la grande politesse du pays. Il y a toujours un certain nombre de couverts vides pour les personnes que l'on autorise à venir demander à dîner, et cette autorisation n'est point une vague formule de politesse. Le maître de la maison vous adresse des reproches si vous n'en profitez pas.
M. Bagmewski avait épousé mademoiselle Mileykho, Polonaise fort belle, plus jeune que lui, et heureusement n'ayant de passion que pour la toilette. Sa sœur Marie me frappa davantage. Son agréable caractère, ses manières, moitié polonaises, moitié françaises, plaisaient autant que sa figure, et je ne doute pas qu'à Londres ou à Paris elle n'eût eu autant de succès qu'à Wilna. On pense bien que je fréquentais la maison du gouverneur civil plus que celle du gouverneur militaire, et que la société de deux belles femmes fort aimables pour moi me semblait préférable à celle de deux enfants mal élevés. Seulement nous étions convenus de ne jamais parler de la guerre, pour tâcher d'oublier que le frère des dames, et un frère fort aimé d'elles, était mon ennemi.
Je fis également connaissance avec Mme de Choiseul, née Potocka, dont le mari, fils du comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur à Constantinople, s'était établi en Pologne. Mme de Choiseul, belle et aimable, était fort liée avec Mme Franck. M. Franck, fils du célèbre docteur, passait lui-même pour un bon médecin; Mme Franck avait une belle voix et un talent qui eussent fait honneur à une artiste.
Je voyais presque journellement les personnes dont je viens de parler, qui toutes me semblaient aimables, car elles l'étaient pour moi. Il y avait peu de soirées priées, peu de grandes réunions, mais toujours du monde; un théâtre médiocre, quelquefois de la musique, que je faisais surtout en particulier avec Mme Franck. La société polonaise fréquentait peu celle-ci. Le zèle pour le rétablissement de la Pologne se montrait aussi vif en Lithuanie que dans le duché de Posen. On accueillait à Wilna les prisonniers français comme des frères. On vit des gens du peuple les embrasser en pleurant, leur porter à boire dans leurs rangs; on vit un cocher descendre du siège et leur donner tout l'argent qu'il possédait. Ces démonstrations inquiétaient le gouvernement, au point qu'un jour, étant allé voir nos malades à l'hôpital, le commandant du poste, me prenant pour un Polonais, me fit conduire chez le commissaire de police. On peut donc juger avec quel empressement je fus accueilli par la société polonaise; mais je leur dis avec franchise qu'étant prisonnier des Russes, je ne voulais pas me compromettre avec eux; que je désirais que la politique de l'Empereur lui permît de seconder leurs vœux, mais qu'enfin il ne s'était pas prononcé à cet égard, et que dans ma position je ne pouvais voir en eux que des sujets de l'Empereur de Russie. Ils le comprirent, et je gardai avec eux de bons rapports, en conservant pour ma société intime les personnes que j'ai nommées, personnes toutes étrangères ou appartenant au gouvernement russe.
Je trouvai à Wilna le baron de Damas, jeune émigré au service de Russie, et chargé alors d'instruire des recrues. À vingt-deux ans, on remarquait déjà en lui la sévérité de principes et l'austérité de maintien qui l'ont toujours distingué. Je ne puis comprendre que dans une ville de plaisir comme Wilna, il consacrât son temps à l'instruction de ses recrues, en se permettant pour distraction quelques parties de whist avec des personnes âgées. J'admirais d'autant plus ce que je n'aurais pas eu la vertu d'imiter. Quoique engagé dans un parti différent du mien, M. de Damas me rechercha le premier; il venait me voir souvent dans ma petite chambre, et nos longues conversations paraissaient courtes, tant nous avions mutuellement de choses à nous apprendre. Après avoir épuisé l'armée russe et l'armée française, il me parla de la petite cour de Louis XVIII à Mittau, dont on pense bien qu'il était un des fidèles. Ces détails m'intéressèrent vivement; ils étaient nouveaux pour moi, les journaux ne prononçant jamais le nom des princes exilés; d'ailleurs, dans ces conversations sur des sujets souvent délicats, nous évitions avec soin ce qui aurait pu blesser un de nous deux. Ce ne fut donc qu'avec une extrême réserve qu'il me témoigna le désir qu'on aurait à Mittau de me voir me rapprocher de la cause du roi. Je ne répondis à une pareille insinuation que par le silence.
Je reçus en même temps une lettre d'un autre émigré, ancien ami de ma famille et présentement à Mittau. Après mille choses aimables, il me disait qu'un prisonnier pouvait avoir besoin d'argent; il m'offrait donc sa bourse ou celle de ses amis. Je lui exprimai ma reconnaissance, en ajoutant que le témoignage de son attachement pour mes parents était tout ce que je pouvais accepter. Je montrai la lettre au baron de Damas, en ajoutant que j'aimerais mieux vivre de pain noir que de recevoir de l'argent de Mittau. Personne ne pouvait mieux comprendre et apprécier un pareil sentiment.
Deux mois et demi s'étaient écoulés à Wilna fort doucement, fort agréablement, trop agréablement peut-être pour un prisonnier. Au mois de juin, on reçut la nouvelle des premiers combats qui signalèrent la reprise des hostilités. Toute l'armée russe avait attaqué le 6e corps sans pouvoir l'entamer. Mais ce corps d'armée s'était retiré, les équipages du maréchal Ney avaient été pris, il n'en fallait pas davantage pour transformer le combat en victoire. Malgré la connaissance de la jactance des Russes, cette nouvelle me causa quelque inquiétude. Mais enfin tout allait s'éclaircir; et, en effet, la bataille de Friedland amena les conférences de Tilsitt, bientôt suivies de la paix. Mes lecteurs peuvent donc supposer qu'après un mois encore passé à Wilna, ma captivité cessa, et qu'elle se termina aussi heureusement qu'elle avait commencé. Une singulière circonstance en décida tout autrement.
Un vieux général russe commandait à Wilna sous les ordres du gouverneur. Le baron de Damas m'avait engagé à lui taire une visite, comme à mon chef immédiat, en ma qualité de prisonnier de guerre. Je ne m'en souciai pas, me croyant assez sûr de mon fait par la protection du gouverneur lui-même. Le général en fut fort choqué. Je consentis à y aller un jour avec le baron de Damas; mais le mal était fait, et cette visite tardive me fit peut-être dans son esprit plus de mal que de bien. À la nouvelle de la reprise des hostilités, le général Korsakoff fut appelé à l'armée, et le vieux général resté maître de mon sort, se vengea de mon impolitesse par une brutalité bien digne des anciens Russes. J'appris un matin que j'allais partir sur-le-champ pour joindre un dépôt d'officiers français prisonniers à Kostroma, à cent lieues au delà de Moscou, à trois cents lieues de Wilna. Il ne me fut pas même permis d'aller dire adieu à mes amis, pas même à madame Bagmewska, femme du gouverneur civil, dont la maison ne pouvait pas être suspecte. On me permit du moins de choisir la manière de voyager qui me conviendrait. Un banquier me donna tout l'argent nécessaire, et un sous-officier, chargé de me conduire, reçut l'ordre de me traiter avec égards. Ne voulant solliciter aucune faveur après un traitement si indigne, je demandai à voyager jour et nuit sans perdre une minute. Le bruit de cet enlèvement se répandit dans la ville, et affligea doublement mes amis, en leur montrant de quoi était capable l'autorité qui pesait sur eux. Mon départ fut pour moi un jour de triomphe. Toute la ville était aux fenêtres. Tous me souhaitaient un heureux voyage, un prompt retour; plusieurs femmes agitaient leurs mouchoirs. Le lendemain, elles se plaignirent au général d'un traitement si brutal et si peu mérité. Il répondit avec plus de galanterie qu'on ne l'eût attendu de sa part, que, s'il avait cru mon départ si affligeant pour les dames de Wilna, il m'aurait renvoyé beaucoup plus tôt.
J'arrivai à Smolensk comme l'éclair. Le gouverneur me logea chez lui et voulut me garder quelques jours. Son aide de camp m'insinua même très-clairement de sa part que si je voulais me dire malade je pourrais rester à Smolensk. Je ne sais quelle folie me porta à refuser cette nouvelle marque de bienveillance, mais j'ai déjà dit que je ne voulais solliciter ni accepter aucune faveur. J'en fus puni par une prolongation de captivité de trois mois, et de trois mois des plus incommodes, des plus tristes, des plus ennuyeux que j'aie passés en ma vie.
Je partis donc conduit par mon sous-officier, voyageant jour et nuit, comme je l'avais demandé, prenant à peine le temps de manger et avec la rapidité de Mazeppa emporté par un cheval sauvage. Une petite charrette non suspendue, couverte de paille, et qu'on changeait à chaque relais, contenait le postillon, le sous-officier et moi. Un seul cheval nous menait au grand galop. Il fallait ma jeunesse, ma santé, pour supporter de pareilles fatigues. Je passais les jours et les nuits à dormir dans cet étrange équipage. Quand nous nous arrêtions pour manger, ma figure devenait l'objet de la curiosité générale. Un jour que la chaleur et la poussière m'avaient causé un gonflement à l'œil, je fis dans une auberge une fumigation à l'eau bouillante; les habitants du village, se pressant à la porte, regardaient avec terreur cette tête couverte d'un voile et exposée à la vapeur. Ils me croyaient occupé d'une opération cabalistique; et assurément, s'il eût éclaté en ce moment un coup de tonnerre ou un incendie, ils me l'auraient attribué. Une autre fois, on me consulta sur un enfant malade. Je fis l'aveu de mon ignorance. Pour rétablir ma réputation, je prescrivis un remède quelconque à un cheval demi-fourbu, et je repartis vite dans ma charrette avant qu'on eût pu éprouver l'effet de ma singulière ordonnance.
L'irritation était extrême en tous lieux contre l'armée française, et surtout contre l'Empereur. J'avais un petit portrait d'Homère qu'un maître de poste voulut déchirer, le prenant pour un portrait de Napoléon. Je vins à peine à bout de l'apaiser, en lui jurant que les deux figures ne se ressemblaient pas plus que les deux personnages.
J'éprouvai encore un mécompte particulier dans ce maudit voyage. J'avais demandé si Moscou se trouvait dans mon itinéraire, et dans ce cas, ma fierté s'abaissait jusqu'à solliciter la faveur d'y passer au moins un jour. On m'avait assuré que non. Cependant, voyant un matin à l'horizon une foule de clochers, je demandai à mon sous-officier ce que c'était. Moskwa, me répondit-il. Il était trop tard pour obtenir la permission d'y rester, mon conducteur n'ayant que la consigne de me conduire. J'y fis du moins un meilleur repas qu'à l'ordinaire, et nous repartîmes aussitôt.
J'arrivai enfin à Kostroma, en passant par Jaroslaw, et je rejoignis le dépôt d'officiers prisonniers qui y était établi. Ici commença pour moi une existence toute nouvelle. Le général russe qui m'avait si indignement traité se garda bien de me recommander au gouverneur de Kostroma, homme d'ailleurs ignorant et assez grossier, comme les Russes qui ne savent ni l'allemand ni le français. Sa femme, mieux élevée, me reçut bien et m'offrit quelques livres pour ma consolation. Du reste rien ne me distingua des autres prisonniers, ce qui au fait n'eût guère été possible. À Wilna, j'étais seul, mais à Kostroma les distinctions auraient blessé les officiers d'un grade égal ou supérieur au mien. Je fus donc réduit à la vie commune, dont voici la description.
Il y avait à Kostroma trois officiers supérieurs: un lieutenant-colonel et deux chefs d'escadron mangeant à part, et une vingtaine d'officiers inférieurs, auxquels je me réunis. Nous étions douze logés dans deux chambres, et couchés sur des chaises, sur un matelas, sur la paille sans pouvoir éviter complètement les insectes et la vermine. Nous avions trouvé heureusement une assez bonne pension chez un Allemand établi à Kostroma, et aussi bon marché qu'il convenait à notre position. Je n'ai à mentionner aucun de ces officiers en particulier; ils appartenaient à différentes armes, à différents corps. On y voyait des sous-officiers se faisant passer pour officiers, et jouant si bien leur rôle que les officiers véritables en furent la dupe. Ainsi un jeune fourrier de chasseurs, s'étant procuré un petit habit gris, se disait élève sorti de Saint-Cyr, et pris au moment où il allait rejoindre son régiment d'infanterie. Tel maréchal des logis se faisait lieutenant, tel adjudant, capitaine. Les véritables officiers, ayant appris plus tard ces tours de passe-passe, s'en sont choqués, et bien à tort, selon moi. Il est naturel de chercher à améliorer une situation si triste; et pour un prisonnier, entre le traitement des officiers et celui de la troupe, c'est la vie ou la mort. Pour moi je crus recommencer mon apprentissage du camp de Montreuil. Il me fallait oublier Wilna comme autrefois j'avais oublié Paris, reprendre l'habitude de toutes les privations, de toutes les misères, me retrouver dans l'intimité de gens bien différents de ceux avec lesquels j'avais repris l'habitude de vivre. Ces officiers dans le fait différaient peu des soldats. C'étaient la même ignorance, un pareil manque de savoir-vivre; quelques-uns, un peu mieux élevés, souriaient en entendant les autres. Chacun racontait ses prouesses vraies ou fausses. Les caractères n'étant plus contenus par la discipline, se montraient à découvert. Il y avait du bien, du mal, de la générosité, de l'égoïsme; des natures bienveillantes, des caractères querelleurs. On aurait compté plus d'un duel dans cette petite colonie si nous avions eu des armes. Le temps, le bonheur de voir la fin de notre exil firent oublier les querelles, et je ne crois pas qu'une seule de ces provocations ait été suivie d'effet.
Un officier était fort mal vu de tous les autres. Quoique logeant et mangeant avec nous, on le laissait toujours à part. J'ai su qu'on l'accusait d'avoir reçu d'un seigneur polonais une somme à distribuer à ses camarades d'infortune, et de l'avoir gardée pour lui.
Comme au camp de Montreuil aussi, mon arrivée causa quelque surprise, même quelque ombrage. Ma toilette, moins décousue que celle des autres quoiqu'elle ne fût pas brillante, ma situation exceptionnelle jusqu'à ce jour paraissaient étranges. Quel était cet officier qui voyageait en poste avec un sous-officier russe pour le conduire? Pourquoi cette distinction qui n'était pas due à son grade? Il se disait aide de camp du maréchal Ney, et il portait l'uniforme du 59e. Était-ce encore un chevalier d'industrie, un de ces prisonniers habiles à se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas? Ces doutes furent bientôt dissipés. Moins novice qu'au camp de Montreuil, je savais à qui j'avais affaire, et je connaissais la langue du pays. Quelques officiers, comprenant la situation de ma famille, ne s'étonnaient pas de me voir de l'argent. Mon caractère plut à mes compagnons d'infortune, et je n'employai mes avantages personnels qu'à leur être agréable; la meilleure intelligence s'établit donc entre nous.
Dans ce chef-lieu d'un des gouvernements les plus reculés de la Russie d'Europe, on rencontrait cependant quelque société. On parlait peu français et un peu plus allemand. Personne ne nous donna à dîner; mais nous reçûmes quelques invitations à des collations qui duraient presque toute la journée, avec le genre d'hospitalité particulier aux peuples à demi sauvages. Il fallait manger de toutes sortes de choses l'une après l'autre, et quand ensuite vous vouliez vous retirer en prétextant une affaire, le maître de la maison courait après vous pour vous conjurer de revenir ensuite.
La nouvelle de la paix arriva enfin, et fut suivie de l'ordre de notre départ. Mais quel étrange voyage! Il y a plus de trois cents lieues de Kostrama à Wilna, en passant par Moscou; et encore, comme on voulait nous faire éviter cette capitale, on allongea la route de cinquante lieues. Chacun de nous était monté sur une petite charrette à un cheval conduite par un paysan. Un détachement de soldats, commandé par un officier, ouvrait et fermait la marche. Qu'on juge l'un voyage de trois cent cinquante lieues à petites journées dans un tel équipage, par tous les temps! Quelle incommodité, quel ennui, quelle fatigue! À peine trouvions-nous à manger, et Dieu sait ce que nous trouvions. Nous couchions dans de mauvaises huttes, au milieu des paysans, et exposés à tous les inconvénients qui pouvaient en résulter. Dans les villes nous faisions de meilleurs repas en emportant quelques provisions pour les jours suivants. Par une négligence bien digne de moi dans ma jeunesse, je me laissai voler presque tout mon argent et je fus privé d'une ressource qui eût été précieuse pour moi et pour les autres. Après vingt-huit jours de cet étrange voyage, nous arrivâmes à Wilna en passant par Vladimir, Kolomna, Kaluga, Viasma, Smolensk, Orcha, Borissow et la Bérézina, lieux devenus depuis bien tristement célèbres, et que je ne m'attendais pas à revoir cinq ans plus tard dans une situation tellement différente. Wilna étant le lieu de rendez-vous de tous les convois de prisonniers, chacun eut la faculté de rejoindre individuellement l'armée française. Le général Korsakoff avait repris son gouvernement, le général Benningsen, revenant de l'armée, s'y trouvait également. Je les remerciai tous deux de leurs bontés. Tous deux me témoignèrent le regret que leur causait un fatal voyage, qu'ils m'auraient épargné s'ils eussent pu le prévoir.
Je reçus à Wilna la plus aimable hospitalité de la part d'un inconnu. Je rencontrai un jeune officier russe que j'avais vu à Paris avant la guerre. Il me mena voir son général retenu dans sa chambre par suite d'une chute. Celui-ci, apprenant que j'étais dans mon logement à peu près couché par terre par suite de l'encombrement que causait la quantité de prisonniers, me fit mettre un lit dans son salon et me garda jusqu'à mon départ. Rien n'égale l'hospitalité des Russes, mais il serait dangereux de s'y fier; leur accueil est capricieux et changeant comme leur caractère. Tels sont les peuples encore à demi sauvages; et l'on se rappelle que le capitaine Cook, après avoir reçu mille marques d'affection des habitants d'une île de la mer du Sud, fut massacré par eux quand la tempête le rejeta sur le rivage. Il est bon de vivre avec les Russes, quand on peut se passer d'eux.
Je ne peindrai pas ma joie en retrouvant à Varsovie l'armée française, en revoyant nos uniformes, nos soldats armés. Mon bonheur fut plus grand encore à Glogau, quartier général du 6e corps, dont les régiments occupaient la Silésie. Le maréchal Ney était retourné à Paris, en laissant à Glogau son aide de camp d'Albignac, mon meilleur ami. Le général Marchand commandait le corps. Le général Colbert se trouvait aussi à Glogau. Tous me reçurent comme un échappé de la Sibérie, et m'apprirent une nouvelle qui me combla de joie: on m'avait donné la croix de la Légion d'honneur. La nomination avait souffert quelque embarras, non que j'en fusse plus indigne qu'un autre, mais je n'avais été porté ni à l'état-major comme comptant au régiment dont je portais l'uniforme, ni à mon régiment, parce que j'étais à l'état-major. Le zèle de d'Albignac, la bienveillance du général Marchand vainquirent cette difficulté; mon cœur en garde à leur mémoire une éternelle reconnaissance.
Après avoir raconté ma captivité en détail, je voulus apprendre à mon tour ce qui s'était passé à l'armée, les glorieuses actions auxquelles j'avais eu le malheur de rester étranger. Je termine par l'extrait de nos conversations, qui confirment et quelquefois modifient les travaux des historiens; ce sera le complément de l'analyse très-succincte des opérations de cette campagne. Semblable aux poëmes anciens, mon journal sera partie en action, partie en récit.
Le temps de ma captivité avait été bien utilement employé à l'armée. Dantzick s'était rendu le 21 mai, après une belle défense continuée pendant cinquante jours de tranchée ouverte. Cette conquête nous rendait maîtres du cours entier de la Vistule. L'armée avait reçu des vivres dans ses cantonnements; elle campait au bivouac par divisions, protégée par des ouvrages de campagne et des abatis. J'ai raconté la position de chaque corps d'armée, et l'on a vu que le 6e était à l'avant-garde entre la Passarge et l'Alle, le quartier général à Guttstadt sur cette dernière rivière. Trois mois s'étaient ainsi passés. Napoléon se préparait à reprendre l'offensive, lorsque, le 5 juin, il fut prévenu par Benningsen, dont l'effort principal eut lieu contre le 6e corps, qu'il espérait écraser à l'aide de forces supérieures. Rien n'avait pu faire pressentir les préparatifs de l'ennemi ce jour-là; mais comme on s'y attendait d'un moment à l'autre, et que toutes les précautions étaient prises, les troupes furent sur pied en un instant. Le maréchal Ney se retira sur Deppen, point qui lui était assigné en cas de retraite pour repasser la Passarge; mais il ne fit ce jour-là que la moitié du chemin, et l'ennemi ne put le faire reculer que de deux lieues, pendant lesquelles il combattit toujours. Le soir, en rendant compte à l'Empereur, et sachant qu'il serait attaqué le lendemain, il ne craignit pas d'écrire: «Je ferai perdre encore à l'ennemi la journée de demain.» En effet, le 6 juin, il défendit le terrain pied à pied jusqu'au pont de Deppen. Là, se trouvant serré de près, il profita de quelques accidents de terrain qui retardaient la marche de l'ennemi pour faire contre lui un mouvement offensif. Ce mouvement, si inattendu de la part des Français en pleine retraite, arrêta un instant la marche des Russes et permit au 6e corps d'exécuter le passage de la Passarge. Ces deux journées couvrirent de gloire le 6e corps d'armée et son illustre chef, en donnant à l'Empereur le temps d'arriver et de préparer les grands événements qui suivirent.
Les corps d'armée se réunirent, le 8, à Saalfeld, conduits par Napoléon, qui manœuvra pour tourner la droite des Russes et les couper de Kœnigsberg. Benningsen, renonçant à l'offensive, se retira par les deux rives de l'Alle jusqu'à Heilsberg, qu'il avait entouré d'ouvrages de campagne. Il fut attaqué le 10 en avant de cette ville par le prince Murat et Davout, qui n'attendirent ni la présence ni les ordres de l'Empereur. Après une journée de carnage les troupes bivouaquèrent sur le terrain. Le lendemain 11, Benningsen continua la retraite en suivant les bords de l'Alle jusqu'à Friedland. Là, il s'arrêta pour livrer bataille; il eût été plus sage de descendre l'Alle jusqu'à la Prégel, de se placer ensuite derrière ce fleuve en couvrant Kœnigsberg. La résistance que lui avaient fait éprouver nos corps détachés devait lui apprendre à quel danger il s'exposait en combattant l'armée entière commandée par Napoléon. Je ferai encore moins le récit de cette bataille que des autres, puisque je n'y ai point assisté; je dirai seulement quelques mots sur la part que le 6e corps y a prise. Friedland est situé sur la rive gauche de l'Alle. L'armée russe fut rangée en bataille en avant de cette ville. Le maréchal Lannes, arrivé le premier sur le terrain, engagea l'affaire et soutint l'effort de l'armée russe pendant une partie de la journée. Napoléon et les autres corps n'arrivèrent qu'un peu tard. Le 6e, resté en arrière après la glorieuse retraite de Deppen, prit, le soir, la droite de l'armée en s'appuyant à l'Alle. On m'a conté que dans ce moment le maréchal Ney, voyant la plaine occupée par une nombreuse cavalerie russe, voulut la faire charger par quelques escadrons de la garde impériale qui se trouvaient là. Le colonel ayant observé qu'il ne pouvait agir sans l'ordre des généraux de la garde, le maréchal pour toute réponse fit charger son peloton d'escorte commandé par un excellent officier, qui ramena la cavalerie russe sur la garde impériale, et la força ainsi de combattre. Dans ce moment décisif, Napoléon chargea le maréchal Ney d'enlever la ville de Friedland et les ponts par lesquels l'ennemi communiquait avec la rive droite de l'Alle. Le 6e corps, disposé en échelons par régiments la droite en tête, marcha sous le feu de l'infanterie russe, secondée par leur nombreuse artillerie et d'autant plus redoutable que d'autres batteries placées sur la rive droite prenaient en flanc les échelons. Pour la première fois les régiments du 6e corps furent ébranlés. Le désordre commença à l'échelon de droite, composé de la 1re brigade de la 1re division, parce que l'on voulut faire relever par le 39e le 6e qui avait beaucoup souffert et qui manquait de munitions. Ce mouvement au milieu du feu de l'ennemi amena quelque confusion, et le désordre se communiqua promptement de la droite à la gauche à tous les échelons, qui voyaient la nombreuse cavalerie russe s'apprêter à les charger. On peut juger de la colère du maréchal Ney. Heureusement, le 59e régiment, qui formait le dernier échelon, se maintint. La division Dupont, placée à la gauche du 6e corps, appuya ce régiment. Les dragons de la Tour-Maubourg repoussèrent la cavalerie ennemie. Une nombreuse artillerie commandée par le général Senarmont vint secourir la faible artillerie du 6e corps. Tous les régiments ralliés marchèrent en avant. Cette fois la ville de Friedland fut emportée et les ponts rompus. L'aile droite des Russes, repoussée à son tour, voulut rentrer dans Friedland, et un nouveau combat s'engagea dans la ville en flammes. Les Russes essayèrent de se sauver en traversant l'Alle à gué, et beaucoup se noyèrent. La victoire était complète. L'ennemi eut 25,000 hommes hors de combat; nous prîmes 80 bouches à feu, et sur 80,000 hommes qui composaient notre armée, 55,000 à peine avaient été engagés. Pendant cette terrible bataille le maréchal Soult était entré à Kœnigsberg. L'armée russe se retira derrière le Niémen suivie par l'armée française. L'armistice fut conclu le 22 juin, et la paix signée enfin à Tilsitt le 8 juillet.
Tels furent les récits de mes camarades, récits entremêlés de mille autres détails. Je sentis plus vivement encore le regret d'avoir été séparé d'eux, et d'avoir passé dans la frivolité ou dans la tristesse le temps consacré à de si éclatants triomphes. J'allai visiter les cantonnements du 6e corps, et en particulier celui du 59e régiment, que je revis avec une grande émotion. M. Baptiste, déjà chef de bataillon au 50e, venait d'être nommé colonel du 25e léger; je l'en félicitai de tout mon cœur. M. Mazure, mon ancien capitaine, avait été tué en conduisant un peu imprudemment dans une affaire la compagnie de voltigeurs qu'il méritait bien de commander. Je n'avais pas eu besoin de sa mort pour lui pardonner ses anciens torts envers moi. Au reste, le régiment avait peu souffert.
Le maréchal Ney, en quittant l'armée, m'avait laissé l'ordre de venir le rejoindre à Paris. J'achetai une calèche, qui cassa cinq ou six fois en route selon l'usage; et voyageant jour et nuit, ce qui était aussi dans nos habitudes, j'arrivai à Paris au mois de septembre 1807, et je retrouvai ma famille.
On peut juger des transports qui m'accueillirent après trois ans d'absence, interrompus seulement par un voyage de huit jours en partant du camp de Montreuil. Mais je ne saurais peindre avec quelle émotion furent écoutés les récits que je viens de tracer. Mes parents se crurent revenus au temps des héros d'Homère. Ils crurent entendre raconter les combats de l'Iliade, les voyages de l'Odyssée; et, de fait, les événements auxquels j'ai assisté sont d'une telle importance que, même pour des lecteurs indifférents, le récit de la très-petite part que j'y ai prise ne sera peut-être pas dépourvu de quelque intérêt.
CHAPITRE VII.
CAMPAGNE D'ESPAGNE.—CAMPAGNE D'ALLEMAGNE EN 1809.
I.
CAMPAGNE D'ESPAGNE EN 1809.
Je n'ai point à raconter la guerre d'Espagne, qu'on appelle à juste titre la guerre de l'Indépendance; je n'y ai assisté que pendant trois mois (novembre et décembre 1808, janvier 1809). C'est seulement alors, que Napoléon a commandé ses armées en personne. Voici à quelle occasion j'ai fait cette courte campagne.
Je venais de me marier. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, mon beau-père, regrettant toujours de ne pouvoir suivre l'Empereur à l'armée, voulut au moins se faire remplacer par ses aides de camp. Assurément il ne me convenait pas de solliciter une exception. La question était de savoir en quelle qualité je serais employé. Je ne voulais pas entrer dans un régiment qui pouvait rester en arrière ou tenir garnison dans quelque place. M. le maréchal Ney venait d'être appelé en Espagne. J'étais sûr qu'auprès de lui il y aurait de la gloire à acquérir ou au moins des dangers à courir. On a vu dans ce qui précède combien j'avais eu à me louer de ses bontés pour moi. Il m'en donna une nouvelle preuve en me permettant de faire encore cette campagne comme son aide de camp.
Je raconterai donc ce qui s'est passé sous mes yeux, en faisant précéder mon récit de courtes observations sur l'ensemble des événements.
Depuis quelque temps, nos troupes, sous différents prétextes, avaient occupé les principaux points de l'Espagne; et Napoléon s'en croyait le maître, lorsqu'il manda à Bayonne la famille royale, à laquelle il imposa son abdication. Cette nouvelle produisit en Espagne un effet terrible, et l'insurrection éclata de toutes parts. Des exemples sévères et quelques avantages remportés par nos généraux sur différents points en arrêtèrent d'abord le progrès, mais la malheureuse affaire du général Dupont à Baylen porta au comble l'enthousiasme des Espagnols et doubla les forces de l'insurrection. Dès le mois d'août, l'armée française n'occupait plus que la ligne de l'Ebre.
Napoléon ne perdit point de temps pour réparer ce désastre. Il appela en Espagne les 1er et 6e corps de la Grande Armée restés en Allemagne, trois divisions de dragons, deux divisions de l'armée d'Italie.
Les maréchaux Victor et Ney conservèrent les commandements des 1er et 6e corps; d'autres troupes furent mises sous les ordres des maréchaux Bessières, Lannes, Moncey, Lefèvre.
Le passage en France de ces différents corps fut une marche triomphale. Les municipalités de toutes les villes rivalisèrent de zèle pour leur réception. Partout on organisa des fêtes militaires; partout des banquets leur furent offerts. Les compliments, les harangues, les chansons militaires se succédaient pour célébrer les triomphes de la Grande Armée et pour en prédire de nouveaux. Hélas! cet espoir fut cruellement trompé.
Napoléon voulait avoir sous ses ordres cent à cent vingt mille hommes de bonnes troupes. Il espérait en quelques mois venger l'honneur de nos armes, ramener son frère à Madrid, lui soumettre l'Espagne entière. Il se hâterait ensuite de revenir à Paris, car les dispositions hostiles de l'Autriche lui causaient déjà quelque inquiétude.
Napoléon, selon son énergique expression, disait:
«J'ai envoyé aux Espagnols des agneaux qu'ils ont dévorés; je vais leur envoyer des loups qui les dévoreront à leur tour.» Il était bien temps en effet de reprendre l'ascendant que des revers inattendus venaient de nous faire perdre. On avait vu les Français repoussés jusqu'à la ligne de l'Ebre par des Espagnols à peine organisés, et dont le triomphe semblait encore redoubler la haine. Le général Dupont avait capitulé à Baylen, le général Junot à Lisbonne. L'armée anglaise, après avoir ainsi délivré le Portugal, allait se joindre aux Espagnols; encore un effort, et l'Espagne entière serait délivrée.
Voici donc le plan de campagne qu'ils adoptèrent:
L'armée française étant réunie sur l'Ebre autour de Vittoria, ils entreprirent de l'envelopper en la tournant d'un côté par Pampelune, de l'autre par Bilbao. La gauche (45,000 hommes), commandée par Blake, marcha sur Bilbao; la droite (18,000 hommes), par Palafox, sur Pampelune; Castanos (30,000 hommes), au centre, occupait la droite de l'Ebre autour de Logrono. Il devait se joindre à l'armée de droite, quand le mouvement pour envelopper l'armée française serait en pleine exécution.
Napoléon, déjà établi à Vittoria, pénétra le projet des ennemis et s'en félicita. Il savait bien que ni la droite ni la gauche des ennemis ne pourraient vaincre la résistance des admirables troupes, des habiles généraux qu'il leur opposerait, et que lui-même, partant de Vittoria, écraserait l'une après l'autre la droite et la gauche des ennemis, qui chercheraient vainement à se réunir. Il blâma même ses généraux de s'être engagés précipitamment avant son arrivée.
Quoi qu'il en soit, ces avantages partiels ayant rétabli la confiance dans notre armée, Napoléon n'hésita plus à marcher sur Burgos, dont il s'empara, après avoir mis ses défenseurs dans une déroute complète. Pendant ce temps, la gauche de l'ennemi fut battue par le maréchal Victor à Espinosa, les 10 et 11 novembre, et presque entièrement détruite.
Bientôt après, la droite éprouva le même sort au combat de Tudéla (23 novembre). Les débris de cette armée, poursuivis par le maréchal Lannes, se retirèrent partie vers Saragosse, partie sur la route de Madrid, sous la conduite des généraux Castanos et Palafox.
Napoléon continua sa marche sur Madrid pour rétablir le roi Joseph dans sa capitale, et en même temps pour prévenir l'armée anglaise, qui, après avoir débarqué à Samtander, s'avançait dans la Vieille Castille.
Il prescrivait au maréchal Ney, à peine rendu à Aranda sur la route de Madrid, de se porter à gauche par Osma et Soria, pour se placer sur les derrières de Castanos et Palafox, qui, dans leur retraite après l'affaire de Tudéla, allaient être attaqués en tête par les maréchaux Lannes et Moncey, et pouvaient ainsi être détruits.
C'est sur ces entrefaites que je rejoignis le maréchal Ney. Je passai la frontière le 10 novembre, en voyageant avec mes chevaux, et le 19 j'atteignis Aranda, sur la route de Madrid. Après quelques incertitudes sur la marche du maréchal Ney, j'appris enfin qu'il avait pris la route de Soria, ainsi que je viens de le dire, et je le joignis le 22 dans cette ville, en passant par Osma et Berlinga.
J'étais depuis peu de jours en Espagne, et déjà je remarquai la différence de cette guerre avec celles que nous avions faites précédemment. Nous n'avions à combattre en Allemagne que les armées ennemies. La victoire nous rendait maîtres du pays. Les habitants se soumettaient tristement, mais avec calme. Si les désordres que nous ne commettions que trop souvent les irritaient contre nous, il était facile de les ramener avec de bons procédés. Ici, la haine était profonde, ardente, irréconciliable. On peut dire que toute la nation était armée contre nous, et nous ne possédions en Espagne que le terrain occupé par nos troupes. Les maraudeurs de notre armée, fort nombreux à cette époque, commettaient mille excès. Les cruautés commises contre nous semblaient aux Espagnols une vengeance légitime. Elles étaient même autorisées par la religion. J'ai trouvé dans un catéchisme l'article suivant:
Est-il permis de tuer les Français? Non, excepté ceux qui sont sous les drapeaux de Napoléon.
Aussi existait-il entre eux et nous, une émulation de cruauté dont les détails feraient frémir. Même en notre présence, les Espagnols ne dissimulaient pas leurs sentiments. Un paysan, devant qui nous parlions du roi d'Espagne, ne craignit pas de nous dire: Quel roi? le vôtre ou le nôtre? Les officiers de notre armée, les soldats eux-mêmes paraissaient attristés et inquiets. Accoutumés à vaincre l'ennemi sur le champ de bataille, ils comprenaient que la bravoure et l'art militaire sont impuissants à réduire une population tout entière, qui combat pour sa religion et son indépendance.
Je reçus à l'état-major du maréchal Ney le bienveillant accueil auquel j'étais accoutumé.
J'ai dit que le maréchal avait été envoyé sur cette route pour poursuivre Castanos et lui couper la retraite, mais les renseignements étaient difficiles à obtenir dans un pays dont les habitants fuyaient à notre approche, ou bien ne nous donnaient que de fausses nouvelles. Le maréchal Ney ignorait les résultats du combat de Tudéla; on chercha même à lui faire croire que le maréchal Lannes avait été battu. Il ignorait également la marche de Castanos, que l'on disait être à la tête de 60 ou 80,000 hommes; comme il n'en avait lui-même que 14 ou 15,000, il craignit de les exposer, et il passa trois jours à Soria pour attendre des renseignements qui n'arrivaient pas. Or le combat de Tudéla ayant eu lieu le 22, s'il eût marché sur Agreda le 23, il se trouvait sur les derrières de Castanos et complétait sa défaite. L'Empereur lui en fit des reproches avec les égards dus à son mérite, et en tenant compte des motifs qui pouvaient expliquer cette irrésolution.
Le maréchal Ney continua donc sa route et arriva le 28 novembre à Alagon, devant Saragosse, en passant par Agreda et Tarrazona. Le maréchal Moncey était à Alagon, occupé des préparatifs du siége de Saragosse. L'Empereur blâma encore ce mouvement, disant que le maréchal Ney ne devait point mêler ses troupes avec celles du maréchal Moncey, qui restait chargé du siége; que, pour lui, il ne devait s'occuper qu'à poursuivre Castanos.
Le soir même de notre arrivée à Alagon (28 novembre), le maréchal demanda l'aide de camp de service pour l'envoyer au quartier général de l'Empereur; j'étais de service et je fus donc désigné. La mission était dangereuse: l'Empereur marchait sur Madrid par la grande route d'Aranda; il devait se trouver près de cette capitale. On ne pouvait prendre la route directe par Catalayud. Il fallait donc gagner Aranda par le chemin que nous venions de parcourir et reprendre ensuite la grande route de Madrid; mais partout les populations étaient exaspérées et l'on devait craindre qu'elles ne voulussent exercer leur vengeance sur un officier isolé, comme il n'y en avait déjà que trop d'exemples. Aussi mes camarades me regardaient-ils comme perdu. On en fit même l'observation au maréchal Ney; car enfin je n'étais pas son aide de camp. J'en faisais seulement le service pour cette campagne, et c'était mal récompenser mon zèle que de m'envoyer à une mort presque certaine. Le maréchal, après un instant de réflexion, répondit que puisqu'il avait parlé d'un de ses aides de camp, il ne pouvait pas désigner d'autre officier; que l'aide de camp de service devait marcher, et que je ne souffrirais pas d'ailleurs qu'on en mît un autre à ma place. La mission, ajouta-t-il, est dangereuse sans doute, mais moins qu'on ne le suppose; les populations, encore agitées et effrayées par notre passage, n'ont pas eu le temps de se concerter pour agir; je pense donc qu'avec du sang-froid et de la résolution, personne n'osera l'arrêter. Cette confiance encouragea la mienne; et l'on va voir que l'entreprise, un peu téméraire, eut un plein succès.
Je partis le soir même, sous la conduite d'un guide espagnol. Il me conduisit à Malien par des chemins de traverse. Je ne reconnus pas la route par laquelle nous avions passé la veille; j'en fis l'observation, non sans quelque inquiétude. Mon guide me répondit qu'il avait quitté la grande route, parce qu'elle nous conduirait dans un village où je pourrais être arrêté. Nous arrivâmes en effet sans encombrer à Malien, et la rare fidélité de ce premier guide me parut d'un bon augure pour le succès de mon périlleux voyage. Je trouvai ensuite, de distance en distance, des postes de cavalerie française qui me fournissaient un cheval et un cavalier d'escorte. Partout les populations étaient inquiètes, agitées, incertaines. Je trouvai sur la route beaucoup de traînards et de maraudeurs de notre corps d'armée; je les grondai de rester en arrière, quoique au fond du cœur je fusse charmé de les trouver sur mon chemin. À Tarrazona, pendant qu'on sellait mon cheval, un hussard fit partir un pistolet par mégarde, un rassemblement considérable et assez menaçant se forma aussitôt devant la porte. Le brigadier voulait faire monter à cheval et disperser le rassemblement; c'était le meilleur moyen de se faire massacrer. Je l'en empêchai et je sortis avec le hussard qui m'accompagnait. Les groupes s'écartèrent pour me laisser passer, et je traversai la ville au petit pas, donnant et recevant des saluts. Je trouvai sur toute ma route les habitants dans une attitude hostile; leurs visages portaient l'empreinte de la haine et de la frayeur. À mon approche, des groupes se formaient et se dissipaient aussitôt. Si je n'ai pas été massacré, assurément ce n'est que par la crainte des représailles. J'arrivai ainsi à Aranda le 30 novembre, après avoir marché jour et nuit. Je suivis alors la grande route de Madrid. Les dangers étaient passés, car je me trouvais au milieu des corps d'armée qui marchaient à la suite de l'Empereur; mais les chevaux de poste avaient été enlevés, et il n'existait aucun moyen de correspondance. Je voyageais presque toujours à pied, singulière manière de porter des dépêches. Tout était ravagé sur la route, où l'on ne trouvait pas plus de vivres que de chevaux. Après avoir traversé le champ de bataille de Somosierra, je trouvai enfin l'Empereur, le soir du 3 décembre, au château de Chamartin, devant Madrid. La ville se rendit le lendemain.
Aussitôt après mon départ, le maréchal Ney recevait l'ordre de se rendre lui-même à Madrid par Catalayud, Siguenza et Guadalaxara; je ne pouvais aller isolément à sa rencontre par cette route. Le prince de Neuchâtel me garda à Madrid jusqu'au 10; le maréchal Ney était alors à Guadalaxara. La proximité de cette ville me permit d'aller l'y joindre sans danger. Ce ne fut donc qu'au bout de douze jours que je pus lui rendre compte de ma singulière mission. Ses aides de camp m'embrassèrent tous comme un homme échappé du naufrage. Le corps d'armée du maréchal Ney vint tenir garnison à Madrid le 14. L'Empereur le passa en revue un des jours suivants. Ce corps d'armée fut ensuite destiné, ainsi que celui du maréchal Soult, à poursuivre l'armée anglaise commandée par le général Moore, qui se retirait à travers le royaume de Léon et la Galice pour s'embarquer à la Corogne. Le maréchal Ney devait former la réserve du maréchal Soult.
Nous partîmes le 20 décembre pour Astorga, où nous arrivâmes le 2 janvier, en passant par Guadarrama, Tordesillas, Rioseco. La rigueur du temps rendit pénible et même dangereux le passage de la montagne du Guadarrama.
L'Empereur suivit la même route jusqu'à Astorga, et retourna ensuite à Valladolid. Le maréchal Soult, qui nous précédait, suivait les Anglais dans leur retraite, qu'ils conduisirent avec habileté. On lui avait donné la brigade de cavalerie légère du maréchal Ney, commandée par le général Colbert, qui fut tué, le 3 janvier, à Carcabelo, dans une affaire d'avant-garde, qu'il dirigeait comme toujours avec sa téméraire valeur. Cette nouvelle nous causa une profonde douleur. Tous les aides de camp du maréchal Ney étaient dévoués au général Colbert, qui leur témoignait la plus grande bonté. On a dit qu'il avait exprimé le regret d'être enlevé si tôt à la carrière qui s'ouvrait devant lui. Ce n'est point exact: il a été tué sans pouvoir proférer une parole.
Le maréchal Soult continua à poursuivre les Anglais sans réclamer l'assistance du maréchal Ney, qui resta toujours en réserve, soit à Astorga, soit à Lugo. Après avoir perdu la bataille de la Corogne, les Anglais s'y embarquèrent le 17 et le 18; ils perdirent dans cette retraite six mille hommes, trois mille chevaux, un matériel considérable.
Le départ de l'armée anglaise nous rendait maîtres de tout le pays. Le maréchal Ney fut chargé d'occuper la Galice, et le maréchal Soult de s'approcher des frontières du Portugal.
Je passai huit jours à Lugo, et, au moment de partir pour la Corogne, le maréchal voulut bien m'engager à retourner à Paris pour prendre part à la campagne qui se préparait contre l'Autriche. Il me proposa seulement de retarder de quelques jours, si j'étais curieux de voir la Corogne. Je n'acceptai point, et je fis très-bien. Il n'y avait pas une minute à perdre pour la campagne d'Autriche. D'ailleurs, huit jours après mon passage, les communications étaient interceptées et tous nos postes égorgés. Saint-Simon, aide de camp du maréchal, qui retournait aussi en France, m'accompagna; et je fus heureux de trouver un tel compagnon de voyage pour une route pénible, longue et dangereuse. Notre voyage eut lieu plus tranquillement qu'on n'eût osé l'espérer. Nous trouvâmes partout des postes de correspondance, dont les commandants nous fournissaient des chevaux. Nous arrivâmes le 1er février à Valladolid, et des relais de poste nous conduisirent à Bayonne et de là à Paris.
II.
CAMPAGNE D'ALLEMAGNE EN 1809.
J'arrivais d'Espagne, quand je dus repartir de Paris pour cette nouvelle campagne. Le prince de Neuchâtel voulut bien m'adjoindre à ses aides de camp (j'étais capitaine aide de camp du duc de Feltre, mon beau-père). Je n'écris pas mon journal qui n'offrirait point d'intérêt, n'ayant eu aucune mission; je n'ai fait que suivre le grand quartier général. Je n'écris donc que quelques mots pour compléter mon histoire militaire.
Cette campagne avait succédé si vite à la campagne d'Espagne que l'Empereur n'avait dans les premiers temps personne auprès de lui, et que nous arrivâmes successivement, sans chevaux, sans équipages. C'était chose curieuse que de voir les officiers du grand quartier général montés sur des chevaux de paysans; d'autres officiers de la maison civile de l'Empereur remplaçant avec zèle et intelligence ceux qui n'avaient pu encore arriver.
Je rejoignis l'Empereur sur le premier champ de bataille, à Abensberg (20 avril); deux jours après, à Eckmülh, le général Cervoni fut tué à mes côtés, et je fus témoin des regrets que l'Empereur donna à cet ancien compagnon d'armes.
Après la prise de Ratisbonne, je suivis le quartier général à Vienne, et à l'affaire d'Aspern (21 mai), étant envoyé près du général Nansouty, je reçus au genou gauche une forte contusion qui me força de me rendre à Vienne, et me priva d'assister à la bataille d'Essling, le lendemain 22. Le temps qui s'écoula jusqu'à la reprise des hostilités me permit de me rétablir, et j'étais présent à Wagram et à la suite des hostilités jusqu'à l'armistice de Znaym. L'Empereur, pour récompenser ma bonne volonté, et plutôt ce que j'aurais voulu faire que ce que j'avais fait, me nomma chef d'escadron et baron de l'Empire, avec une dotation de 4,000 francs en Hanovre.
III.
MISSION À L'ARMÉE DE CATALOGNE EN 1811.
Je fus envoyé, au mois d'août 1811, en mission auprès du maréchal duc de Tarente, qui commandait l'armée de Catalogne, et qui, après un siége très-brillant, venait de reprendre le fort de Figuières, qui avait été surpris par l'ennemi. Mes instructions me prescrivaient d'aller à Girone, à Barcelonne et au mont Serrat. Le maréchal me dit que pour aller à Girone, il me faudrait l'escorte d'un bataillon, pour Barcelonne celle d'une division, et qu'enfin je ne pourrais aller au mont Serrat que lorsque toute l'armée ferait un mouvement pour s'en rapprocher. Cependant l'ordre m'avait été donné, sans tenir aucun compte de ces difficultés, tant à cette époque on ignorait ou l'on feignait d'ignorer la véritable situation de l'Espagne. Je restai donc un mois au quartier général, en me contentant de visiter Figuières et les environs.
À mon retour à Paris j'écrivis le rapport ci-joint.
Rapport sur la Catalogne et la situation de l'armée.
La guerre de Catalogne plus encore que celle du reste de l'Espagne présente des difficultés qui paraissent presque insurmontables. Ces difficultés viennent des dispositions du pays et des moyens qu'on a employés et que l'on emploie encore pour le soumettre.
L'esprit du pays nous est premièrement tout à fait opposé. Les Catalans sont fiers, ennemis de tout assujettissement, ils ont toujours été en guerre ou en révolte. Ils détestaient les Français depuis la guerre de la Succession, ils se croient même au-dessus des autres Espagnols dont leur langage contribue encore à les séparer; ils ont peut-être encore plus de ténacité dans leurs opinions, surtout plus de respect pour les ecclésiastiques et de zèle pour la religion.
Telles étaient leurs dispositions au commencement de la guerre; et c'est avec des vexations, des brigandages de toute espèce, de mauvais traitements, même des cruautés, et du mépris pour tous les objets de leur culte, qu'on a cherché à les soumettre. Doit-on s'étonner de leur haine et de leur aversion pour les Français? Aussi l'une et l'autre sont-elles portées au comble, et je ne crois pas trop m'avancer en disant que nous n'avons pas un ami dans toute la Catalogne; il est même impossible d'essayer de les ramener, et il ne reste plus pour les soumettre qu'à employer la force. Ce dernier parti ne présente pas de moins grandes difficultés. Un pays de près de 200 lieues carrées, ayant une grande étendue de côtes, couvert de montagnes, arrosé de mille courants d'eau, et n'ayant que peu de chemins, un tel pays offre de grands moyens de défense aux insurgés soutenus par les Anglais.
La difficulté des subsistances est pour nous un obstacle de plus, et l'on ne doit pas s'attendre à trouver de grandes ressources dans les récoltes du pays.
La Catalogne, bien cultivée autrefois, produisait du froment, du seigle, du maïs, de l'huile, du vin, etc.; cependant jamais le blé ne suffisait à la consommation de la province. Comment la récolte de cette année pourrait-elle fournir aux besoins de l'armée, surtout si l'on pense qu'elle souffrira de la diminution de la population et que les insurgés en auront une partie?
On peut dire que la Catalogne est constamment en pleine insurrection. Nous n'y sommes maîtres que des lieux que nous occupons, et l'on ne peut aller nulle part sans des escortes souvent nombreuses. Ce n'est pourtant pas qu'ils aient fait le moindre progrès en tactique ou en discipline, ils ne déploient pas même sur le champ de bataille un courage très-brillant; nous les battons en toute rencontre, même avec des forces inférieures: mais il existe dans chaque individu une volonté de résistance que les revers exaltent au lieu de diminuer, que les succès encouragent et dont on ne peut prévoir le terme.
La surprise du fort de Figuières avait fort relevé leurs espérances. On sait que par l'incroyable négligence du gouverneur, la trahison de quelques Espagnols qui étaient dans le fort et la lâcheté des Napolitains qui le défendaient, le fort fut surpris par une porte basse et que les insurgés s'en emparèrent sans résistance. Le maréchal duc de Tarente se trouvait à Barcelonne. Dans le premier moment tout parut perdu et les Catalans crurent voir les Français chassés d'Espagne. Cependant ces événements n'eurent aucune suite fâcheuse, le duc de Tarente revint aussitôt investir le fort, toutes les tentatives des insurgés pour le débloquer ou pour en sortir furent vaines. Le général Baraguay-d'Hilliers les battit complétement, et le fort se rendit enfin après un blocus dans lequel les troupes françaises déployèrent une intelligence et une bravoure au-dessus de tout éloge.
Après la capitulation, il fallut donner quelque repos aux troupes qui étaient excessivement fatiguées des travaux du blocus. On prit des cantonnements autour de Figuières, où s'établit le quartier général. L'intention de l'Empereur était que l'armée se portât à Barcelonne ou au mont Serrat; mais l'énorme quantité de malades rendit toute espèce de mouvements impossible. On n'aurait pu réunir plus de 4,000 hommes, et cette petite armée, sans cesse harcelée en route par les insurgés, se serait entièrement fondue. On ne peut donner trop d'éloges au bon esprit de l'armée, et il serait injuste de citer quelques régiments ou quelques officiers; tous ont rivalisé d'activité, de courage et d'intelligence. L'armée attend avec confiance de la bonté de l'Empereur les récompenses qu'elle a si bien méritées. Les insurgés sont en force sur la côte; leur quartier général est à Mataro, le général Lasey les commande; ils ont aussi quelques troupes sur la rive droite de la Fluvia à Castel-Follit et Olot. Ils s'occupent de lever des hommes et de les organiser; ils lèvent aussi des contributions; il paraît qu'ils travaillent toujours à fortifier Urgel et Cardonne. Avant d'entreprendre le siége de ces deux places nous serons obligés de construire pour l'artillerie un chemin de Manresa à Cardonne et un autre de Belver à Urgel.
Les Anglais paraissent sans cesse sur les côtes pour protéger les insurgés et gêner le cabotage; l'occupation des îles de Las Medas n'atteint que trop ce dernier but. Nous avions un poste dans la tour de l'île du milieu, il était facile de prévoir que l'ennemi voudrait nous en chasser, et le maréchal ordonna une reconnaissance sur ce point. Les officiers d'artillerie qui y furent envoyés rapportèrent qu'il était impossible d'élever des batteries sur la grande île la plus voisine de la côte et qui est fort escarpée. On dut croire, d'après ce rapport, le poste de la seconde île en sûreté. Cependant l'ennemi construisit en une nuit une batterie sur la grande île, malgré cette impossibilité prétendue, la tour que nous occupions dans l'île voisine fut détruite en un instant et le poste obligé de se rendre. Depuis ce temps l'ennemi se fortifie dans la grande île, où il a fait sauter les murs et élever des batteries. Ce malheureux événement rend le cabotage très-difficile sur ce point.
La communication est interrompue. Le chemin qui y conduit le long de la mer est entièrement détruit. Quant à la route d'Ostalrich, les insurgés l'ont fait sauter en différents endroits, et l'on ne peut passer sur cette route qu'avec toute l'armée. On a cependant de temps en temps par des espions des nouvelles de Barcelonne. Le général Maurice Mathieu y maintenait le plus grand ordre et la plus parfaite surveillance. Comme les insurgés venaient souvent couper l'aqueduc qui conduit dans la place les eaux du Béjos, on construisit une redoute près de Moncada pour s'opposer à leurs entreprises. Le baron Dérolès, commandant les insurgés sur ce point, résolut d'enlever cette redoute au mois de septembre. Le général Mathieu en ayant eu avis sortit avec 1,500 hommes de la garnison, marcha à l'ennemi qui était fort de 3,000 hommes de ligne et un grand nombre de paysans; malgré cette disproportion, l'ennemi fut repoussé et poursuivi jusqu'à Ripallen.
On estime que Barcelonne est approvisionnée jusqu'à la fin de l'année, excepté en viande dont on ne donne depuis longtemps à la garnison que les dimanches. Il est donc essentiel de renouveler bientôt l'approvisionnement; pour parvenir à ce but, le cabotage présente de grandes difficultés, surtout depuis les entraves qu'y apportent les Anglais. La voie par terre est impraticable à cause des chemins; il n'y a donc d'autre moyen qu'une expédition maritime.
Les habitants de Barcelonne nous sont aussi opposés que ceux du reste de la Catalogne. Pendant le séjour qu'y fit le duc de Tarente, les habitants élevaient des feux la nuit sur les terrasses des maisons pour servir de signaux aux insurgés, et malgré les menaces les plus sévères et les recherches de la police, il fut également impossible d'empêcher cette connivence et d'en découvrir les auteurs. On n'avait que très-difficilement des nouvelles de la division Frère; elle s'étendait depuis le mont Serrat jusqu'à Lérida.
Un pareil état de choses laisse, comme on l'a dit, bien peu d'espérance de voir l'ordre se rétablir. Il faudrait, pour vaincre tant d'obstacles, employer une armée nombreuse parfaitement disciplinée, commandée par des généraux expérimentés et occupés du bien public. Il faudrait surtout que le chef de cette armée fût d'une probité irréprochable, qu'il eût avec les Espagnols de l'indulgence sans faiblesse, de la fermeté sans dureté; que cette armée fût payée exactement de l'argent de France et qu'on ne fût pas obligé d'attendre pour toucher la solde la rentrée des contributions si lente et si incertaine; enfin que l'on tâchât de persuader aux Espagnols que l'on s'intéresse à eux, qu'on les estime et qu'on les honore, que l'on s'occupe de leur bonheur; peut-être à force de bons procédés pourrait-on ramener ceux que la rigueur n'a fait qu'éloigner davantage, et peut-être avec le temps pourrait-on guérir des plaies si profondes et si envenimées.
LIVRE II.
CAMPAGNE DE RUSSIE EN 1812.
Iliaci cineres, et flamma extrema meorum,
Testor, in occasu vestro, nec tela, nec ullas
Vitavisse vices Danaum; et si fata fuissent
Ut caderem, meruisse manu.
Ô cendres d'Ilion, et tous, mânes de mes compagnons, je vous prends
à témoin que, dans votre désastre, je n'ai reculé ni devant les
traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma
destinée l'eût voulu, j'étais digne de mourir avec vous.
Énéide, liv. II.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
COMPOSITION DE L'ARMÉE FRANÇAISE ET DE L'ARMÉE RUSSE.—DÉCLARATION DE GUERRE.—PASSAGE DU NIÉMEN.—LE QUARTIER GÉNÉRAL À WILNA.—SÉPARATION DES DEUX CORPS RUSSES.—CONQUÊTE DE TOUTE LA LITHUANIE.—LE QUARTIER GÉNÉRAL À GLUBOKOÉ.—MOUVEMENTS DES RUSSES.—COMBATS DEVANT WITEPSK.—PRISE DE CETTE VILLE.—CANTONNEMENTS[22].
Depuis le traité de paix conclu à Tilsitt et renouvelé à Erfurth, plusieurs causes de mécontentement s'étaient élevées entre la France et la Russie. L'Empereur Napoléon s'était emparé des villes anséatiques, et principalement du duché d'Oldenbourg, qui appartenait au beau-frère de l'empereur Alexandre; ses troupes occupaient la Prusse, l'Allemagne tout entière, et il insistait sur l'adhésion complète de la Russie au système continental. L'empereur Alexandre refusait de persévérer dans un système qui eût entraîné la ruine totale du commerce de son empire, et il exigeait de son côté l'évacuation de la Prusse et des villes anséatiques. La guerre paraissait inévitable; et, dès l'hiver de 1812, les deux armées s'avançaient, l'une pour défendre le territoire russe, l'autre pour l'envahir. Jamais de notre côté l'on n'avait vu réunies de masses aussi imposantes. Onze corps d'infanterie, quatre corps de grosse cavalerie et la garde impériale formaient un total de plus de 500,000 hommes, protégés par 1,200 bouches à feu[23]. On avait recruté la France, l'Italie, l'Allemagne et la Pologne pour former cette prodigieuse armée; l'Autriche et la Prusse n'avaient pas osé refuser leurs contingents; on y voyait aussi les troupes de l'Illyrie et de la Dalmatie, et même quelques bataillons portugais et espagnols, étonnés de se trouver, à l'autre bout de l'Europe, engagés dans une semblable cause. La Suède gardait la neutralité; et la paix conclue avec la Turquie venait de permettre aux Russes de réunir toutes leurs forces contre une aussi formidable invasion.
Pendant que les différents corps de la Grande Armée traversaient rapidement l'Allemagne, l'empereur Napoléon s'était établi à Dresde et y avait convoqué tous les souverains de la Confédération du Rhin, même l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse. Il passa plusieurs jours à présider cette assemblée de rois, qu'il paraissait se plaire à humilier par l'éclat de sa puissance.
J'étais alors chef d'escadron et aide de camp de M. le duc de Feltre, mon beau-père, ministre de la guerre; je lui témoignai le désir de faire cette campagne, et, sur sa demande, le prince de Neufchâtel, major général de la Grande Armée, voulut bien me prendre auprès de lui comme aide de camp. Au commencement du mois de mai, je me rendis à Posen, où se réunissait le quartier général. Je passai par Wesel, Magdebourg et Berlin, que je trouvai transformé en une place de guerre. Afin de ne pas gêner la marche des troupes et de conserver en même temps la dignité du roi de Prusse, on avait décidé que ce prince se retirerait à Postdam avec sa garde, et que Berlin serait commandé par un général français. Cette capitale, ainsi que tout le reste de la Prusse, était accablée de logements militaires et de réquisitions de toute espèce. On sait à quelles vexations étaient exposés les habitants des pays que traversaient nos armées, mais jamais elles ne furent poussées si loin qu'à cette époque. C'était peu que l'obligation pour les habitants de nourrir leurs hôtes suivant l'usage constamment établi pendant notre séjour en Allemagne; on leur enlevait encore leurs bestiaux; on mettait en réquisition les chevaux et les voitures que l'on gardait au moins jusqu'à ce que l'on en trouvât d'autres pour les remplacer. J'ai rencontré souvent des paysans à cinquante lieues de leurs villages, conduisant les bagages d'un régiment, et ces pauvres gens finissaient par se trouver heureux de pouvoir se sauver en abandonnant leurs chevaux.
Je trouvai à Posen tous les officiers du quartier général, qui n'avaient pas accompagné l'Empereur à Dresde, ainsi que plusieurs régiments de la garde impériale, des troupes appartenant aux différents corps d'armée, des trains d'artillerie, des équipages de toute espèce. Jamais on ne vit d'aussi immenses préparatifs; l'Empereur avait réuni toutes les forces de l'Europe pour cette expédition; et chacun, à son exemple, emmenait avec lui tout ce dont il pouvait disposer. Chaque officier avait au moins une voiture, et les généraux plusieurs; le nombre de domestiques et de chevaux était prodigieux.
Bientôt le quartier général se porta à Thorn, et de là à Gumbinen, en passant par Osterode, Heilsberg et Guttstadt, lieux célèbres dans la guerre de 1807. L'Empereur nous rejoignit à Thorn et alla visiter Dantzick et Kœnigsberg avant d'arriver à Gumbinen. Ce fut dans cette ville que les dernières espérances de paix furent détruites. M. de Narbonne revint de Wilna, en rapportant le refus de l'empereur Alexandre aux propositions qu'il avait été lui faire. À son audience de congé, ce monarque lui dit qu'il se décidait à la guerre; qu'il la soutiendrait avec constance, et que quand même nous serions maîtres de Moscou, il ne croirait point sa cause perdue. En effet, Sire, répondit M. de Narbonne, vous n'en serez pas moins alors le plus puissant monarque de l'Asie. La déclaration de guerre suivit de près cette dernière démarche; les deux Empereurs annoncèrent chacun par une proclamation dont le style se ressemblait bien peu. Napoléon s'écriait d'un ton prophétique: La Russie est entraînée par la fatalité; il faut que son destin s'accomplisse. Alexandre disait à son armée: Je suis avec vous; Dieu est contre l'agresseur.
De Gumbinen, l'armée entra en Pologne pour se rapprocher du Niémen. En passant la frontière, nous fûmes frappés de l'étonnant contraste que présentent ces deux pays, et du changement subit de mœurs des habitants. Tout annonce dans la Prusse l'aisance et la civilisation; les maisons sont bien bâties; les champs cultivés; dès qu'on entre en Pologne, on ne rencontre que l'image de la servitude et de la misère, des paysans abrutis, des Juifs d'une horrible saleté, des campagnes à peine cultivées, et, pour maisons, de misérables cabanes aussi sales que leurs habitants.
L'armée russe réunie à cette époque sur les bords du Niémen était divisée en première et deuxième armée: la première commandée directement par le général Barklay de Tolly, généralissime, défendait les passages aux environs de Kowno; la deuxième, commandée par le prince Bagration, défendait Grodno. Toutes deux formaient un total de 230,000 hommes; à l'extrême gauche, 68,000 hommes, commandés par le général Tormasow, couvraient la Volhynie; à l'extrême droite, 34,000 hommes défendaient la Courlande: la Russie avait donc 330,000 hommes sous les armes, et la France environ 400,000.
Dans cet état de choses, le plan de l'empereur Napoléon fut promptement conçu. Il se décida à forcer le passage du Niémen auprès de Kowno, et à marcher rapidement en Lithuanie, afin de séparer le général Barklay du général Bagration. Après avoir dirigé le deuxième corps sur Tilsitt pour attaquer la Courlande, et placé les cinquième, septième et huitième corps à Novogrodeck, devant le prince de Bagration, il se porta lui-même sur le Niémen avec la garde impériale, les premier, deuxième, troisième et quatrième corps, et les deux premiers corps de cavalerie. Les bords du Niémen furent reconnus; le point de passage fixé un peu au-dessus de Kowno. L'armée s'y réunit, le 23 juin, à l'entrée de la nuit; trois ponts furent construits en un instant.
Le jour paraissait à peine, et déjà le premier corps était passé. Les deuxième et troisième, ainsi que la réserve de cavalerie, le suivirent. Les tentes de l'Empereur furent placées sur une hauteur qui domine la rive opposée. C'est là que nous nous étions réunis pour contempler ce magnifique spectacle. Le général Barklay, n'ayant qu'une division sur ce point, ne put s'opposer au passage. Kowno fut occupé sans résistance, et l'Empereur y porta son quartier général. De là les différents corps d'armée marchèrent sur Wilna. Le général Barklay se retirait à leur approche. Je fus plusieurs fois envoyé en mission auprès des généraux qui commandaient nos troupes, et j'eus lieu d'admirer la tenue des régiments, leur enthousiasme, l'ordre et la régularité de leurs mouvements. L'Empereur rejoignit l'avant-garde le 27 au soir, et le lendemain matin, après une légère résistance, nos troupes entrèrent dans Wilna, où elles furent reçues avec acclamations.
La campagne était commencée depuis cinq jours, et déjà le projet de l'Empereur avait réussi: les deux armées russes étaient séparées; le général Barklay fit sa retraite sur le camp retranché de Drissa, sur la Dwina, découvrant ainsi la Lithuanie pour couvrir la route de Pétersbourg. Le général Bagration abandonna les bords du Niémen pour s'efforcer de le rejoindre; mais nos troupes étaient déjà placées entre deux. Pendant le séjour de l'Empereur à Wilna, les corps de la Grande Armée, se répandant dans la Lithuanie, poursuivaient sur toutes les directions les deux armées russes; le roi de Naples, avec la cavalerie et les deuxième et troisième corps, suivait le mouvement de retraite du général Barklay dans la direction de Drissa. Le premier corps, sur la route de Minsk, coupait la communication au prince Bagration, que les cinquième, septième et huitième serraient de près[24]. Les quatrième et sixième corps restaient aux environs de Wilna, dont la garde impériale formait la garnison. Chaque jour était marqué par un succès; chaque officier envoyé en mission rapportait une heureuse nouvelle. Cependant la saison nous favorisait peu; à une chaleur étouffante succéda bientôt une pluie par torrents; ce changement subit de température, joint à la difficulté de se procurer des fourrages, causa une grande mortalité parmi les chevaux de l'armée, le mauvais temps acheva de gâter des chemins qui ne consistent souvent qu'en de longues pièces de bois jetées sur des marais. Le manque de subsistances se faisait déjà sentir; l'armée vivait des ressources du pays; et ces ressources, peu considérables par elles-mêmes, l'étaient bien moins encore avant la moisson; déjà les soldats se livraient à l'indiscipline et au pillage[25], mais tout semblait justifié par le succès.
Cependant l'Empereur songeait à profiter de l'importante conquête qu'il venait de faire si heureusement dès les premiers jours de la campagne. La situation géographique de Wilna fixa d'abord son attention. La rivière de la Vilia, qui la traverse, est navigable jusqu'au Niémen, ainsi que le Niémen jusqu'à la mer. Cette considération engagea l'Empereur à faire de Wilna son principal dépôt. On transporta les magasins préparés à Dantzick et à Kœnigsberg; on éleva divers ouvrages de fortification pour mettre la ville à l'abri d'un coup de main. En même temps, Napoléon ne négligea rien pour tirer parti de l'importance politique de la capitale de la Lithuanie. À peine étions-nous maîtres de Wilna que la noblesse lithuanienne lui demandait le rétablissement du royaume de Pologne. Une diète assemblée à Varsovie par sa permission prononça ce rétablissement et envoya une députation à Wilna pour demander l'adhésion de la Lithuanie et solliciter la protection de l'Empereur. Dans une réponse assez ambiguë, Napoléon leur fit entendre qu'il se déciderait après l'événement, en déclarant cependant qu'il avait garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de son territoire, et que par conséquent, il fallait renoncer à la Gallicie. Cette réponse évasive, loin de décourager les Polonais, ne fit qu'enflammer leur zèle; ils se livrèrent avec transport à l'espoir de recouvrer leur indépendance. La délibération du grand-duché de Varsovie, portant le rétablissement du royaume de Pologne, fut acceptée solennellement par la Lithuanie. Cette cérémonie eut lieu dans la cathédrale de Wilna, où toute la noblesse s'était réunie. On y voyait les hommes revêtus de l'ancien costume polonais, les femmes parées de rubans rouges et violets aux couleurs nationales. Après une messe solennelle, l'acte d'adhésion fut lu et accepté avec acclamations; on chanta le Te Deum, et, tout de suite après la cérémonie, l'acte d'adhésion fut porté chez le duc de Bassano, pour le présenter à l'Empereur, qui le reçut avec bienveillance. Aussitôt l'on organisa un gouvernement civil de la Lithuanie, dont la première opération fut d'ordonner de grandes levées d'hommes. Au milieu de ces préparatifs, les assemblées, les bals, les concerts se succédaient sans interruption. Témoins de ces fêtes, nous avions peine à reconnaître la capitale d'un pays ravagé par deux armées ennemies et dont les habitants étaient réduits à la misère et au désespoir; et si les Lithuaniens eux-mêmes paraissaient quelquefois s'en souvenir, c'était pour dire qu'aucun sacrifice ne devait coûter à des Polonais lorsqu'il s'agissait du rétablissement de leur patrie[26].
Le séjour de l'Empereur à Wilna nous donna l'occasion d'observer dans tous ses détails la composition de l'état-major général. L'Empereur avait auprès de lui le grand maréchal, le grand écuyer, ses aides de camp, ses officiers d'ordonnance, les aides de camp de ses aides de camp, et plusieurs secrétaires pour son travail du cabinet. Le major général avait huit ou dix aides de camp et le nombre de bureaux nécessaire pour tout le travail qu'exigeait une pareille armée; l'état-major général, composé d'un grand nombre d'officiers de tous grades, était commandé par le général Monthion. L'administration dirigée par le comte Dumas, intendant général, se subdivisait en service administratif proprement dit: ordonnateurs, inspecteurs aux revues et commissaires des guerres; service de santé: médecins, chirurgiens et pharmaciens; service de vivres dans ses différentes branches et ouvriers de toute espèce. Quand le prince de Neufchâtel en passa la revue à Wilna, on eût cru voir de loin des troupes rangées en bataille, et, par une malheureuse fatalité, malgré le zèle et les talents de l'intendant général, cette immense administration fut presque inutile dès le commencement de la campagne et devint nuisible à la fin. Qu'on se représente maintenant la réunion sur le même point de tout ce qui composait cet état-major; qu'on imagine le nombre prodigieux de domestiques, de chevaux de main, de bagages de toute espèce qu'il devait traîner à sa suite, et l'on aura quelque idée du spectacle qu'offrait le quartier général. Aussi, lorsque l'on faisait un mouvement, l'Empereur n'emmenait avec lui qu'un très-petit nombre d'officiers; tout le reste partait d'avance ou suivait en arrière. Si l'on bivouaquait, il n'y avait de tentes que pour l'Empereur et le prince de Neufchâtel; les généraux et autres officiers couchaient au bivouac comme le reste de l'armée.
Le service d'aide de camp que nous faisions auprès du major général n'avait rien de pénible. Tous les jours, d'eux d'entre nous étaient de service, l'un pour porter les ordres, l'autre pour, recevoir les dépêches et les officiers en mission. Notre tour ne revenait donc que tous les quatre ou cinq jours, quand aucun de nous n'était en course, ce qui arrivait rarement, car on envoyait habituellement les officiers; d'état-major. Le prince de Neufchâtel mettait dans ses rapports personnels avec nous ce mélange de bonté et de brusquerie qui composait son caractère. Souvent il ne paraissait faire à nous aucune attention; mais, dans l'occasion, nous étions sûrs de retrouver tout son intérêt, et pendant le cours de sa longue carrière militaire, il n'a négligé l'avancement d'aucun des officiers qui ont été employés sous ses ordres. On prenait pour son logement la première maison de la ville après celle de l'Empereur; et comme il logeait toujours de sa personne auprès de lui, son logement appartenait à ses aides de camp. L'un d'eux, M. Pernet, était chargé de tous les détails de sa maison, dont la tenue pouvait servir de modèle; le prince de Neufchâtel trouvait lui-même, au milieu de ses occupations, le temps d'y songer; il voulait que ses aides de camp ne manquassent de rien, et il avait souvent la bonté de s'en informer. C'était, au milieu de la guerre, une bien grande douceur que de n'avoir à s'occuper d'aucun de ces détails et de se trouver, sans la moindre peine, mieux logés et mieux nourris que tout le reste de l'armée. La composition des officiers du quartier général contribuait encore à l'agrément de notre situation. Parmi les officiers attachés à l'Empereur ou aux généraux de sa maison se trouvaient MM. Fernand de Chabot, Eugène d'Astorg, de Castellane, de Mortemart, de Talmont. Les aides de camp du prince de Neufchâtel étaient MM. de Girardin, de Flahault, Alfred de Noailles, Anatole de Montesquiou, Lecouteulx, Adrien d'Astorg et moi. On pouvait quelquefois se croire encore à Paris au milieu de cette réunion.
Nous voyions peu le prince de Neufchâtel, n'étant chargés d'aucun travail auprès de lui; il passait presque toute la journée dans son cabinet à expédier des ordres d'après les instructions de l'Empereur. Jamais on ne vit une plus grande exactitude, une soumission plus entière, un dévouement plus absolu. C'était en écrivant la nuit qu'il se reposait des fatigues du jour; souvent, au milieu de son sommeil, il était appelé pour changer tout le travail de la veille, et quelquefois il ne recevait pour récompense que des réprimandes injustes, ou pour le moins bien sévères. Mais rien ne ralentissait son zèle; aucune fatigue de corps, aucun travail de cabinet n'était au-dessus de ses forces; aucune épreuve ne pouvait lasser sa patience. En un mot, si la situation du prince de Neufchâtel ne lui donna jamais l'occasion de développer les talents nécessaires pour commander en chef de grandes armées, il est impossible au moins de réunir à un plus haut degré les qualités physiques et morales convenables à l'emploi qu'il remplissait auprès d'un homme tel que l'Empereur.
Dans les premiers jours de juillet, Napoléon se décida à porter son quartier général en avant, pour suivre le mouvement de l'armée. Glubokoé, petite ville à trente lieues de Wilna, dans la direction de Witepsk, lui parut le point central le plus convenable. En effet, il pouvait de là marcher avec une égale facilité sur le camp de Drissa par la gauche, sur Minsk par la droite, et en avant de lui sur la ligne d'opérations par laquelle les deux armées russes pouvaient tenter encore leur réunion.
Les 4e et 6e corps et la garde impériale partirent successivement de Wilna pour suivre cette direction. L'Empereur, devant faire le trajet très-rapidement, envoya d'avance presque tous les officiers d'état-major.
Les aides de camp du prince de Neufchâtel partirent de Wilna le 12 juillet, et en cinq jours de marche[27] nous arrivâmes à Glubokoé. Le pays que nous traversâmes était, en général, beau et bien cultivé; les villages misérables comme tous ceux de Pologne et ravagés par nos troupes. Nous rencontrâmes plusieurs régiments de la jeune garde; je remarquai entre autres le régiment des flanqueurs, composé de très-jeunes gens. Ce régiment était parti de Saint-Denis, et n'avait eu de repos qu'un jour à Mayence et un à Marienwerder sur la Vistule; encore faisait-on faire l'exercice aux soldats les jours de marche, après leur arrivée, parce que l'Empereur ne les avait pas trouvés assez instruits. Aussi ce régiment fut-il le premier détruit; déjà les soldats mouraient d'épuisement sur les routes.
Glubokoé, petite ville toute bâtie en bois, n'est habitée que par des Juifs; les forêts et les lacs qui l'entourent lui donnent un aspect triste et sauvage, et les souvenirs de Wilna ne contribuèrent pas à nous en rendre le séjour agréable. L'Empereur y arriva dès le 18, et les plans de l'ennemi lui firent adopter de nouvelles dispositions.
Le prince Bagration, par la rapidité de sa marche, avait échappé à la poursuite des 5e et 8e corps, et était hors de leur portée. L'Empereur, très-mécontent, s'en prit au roi de Westphalie, et mit l'aile droite entière sous les ordres du prince d'Eckmühl. Le roi, très-mécontent lui-même, quitta l'armée. Mais nécessairement ces nouvelles dispositions firent perdre du temps; le prince Bagration en profita; dès le 17 il passa la Bérézina à Bobruisk, et marcha sur Mohilow pour rejoindre le général Barklay à Witepsk. Tout ce que put faire le prince d'Eckmühl fut d'arriver avant lui à Mohilow et d'entreprendre de lui fermer le chemin. D'un autre côté, le général Barklay, informé de ces événements, et voyant l'impossibilité où était le prince Bagration d'arriver au camp de Drissa, résolut de marcher à sa rencontre en avant de Witepsk. Ce camp retranché, qui avait coûté tant de soins à construire, fut évacué sans coup férir le 18, et l'armée russe se dirigea en toute hâte sur Witepsk. Le général Wittgenstein resta en avant de Polotzk, sur la rive droite de la Dwina, dans le but de défendre la route de Pétersbourg. Les 2e et 6e corps se portèrent à Polotzk pour s'opposer à lui. Les 3e et 4e corps, la cavalerie et la garde poursuivirent rapidement la grande armée russe dans la direction de Witepsk. Le quartier général, parti le 22 de Glubokoé, arriva le 24 à Beszenkowisk; tous les rapports donnaient lieu de croire que l'ennemi livrerait une grande bataille devant Witepsk. L'ardeur des régiments était extrême, et nous partagions tous.
Le 25 au matin, le prince de Neufchâtel m'ordonna de parcourir toute la droite de l'armée jusqu'à Mohilow, où je devais trouver le prince d'Eckmühl; mes instructions portaient d'expédier des ordonnances pour informer sur-le-champ l'Empereur de tout ce que j'apprendrais de nouveau. Un officier polonais m'accompagnait pour questionner les habitants. L'Empereur mettait particulièrement du prix à connaître dans quelle situation était le prince d'Eckmühl vis-à-vis du prince Bagration, et si les 5e et 8e corps étaient enfin en mesure de le seconder. Je partis aux premiers coups de canon qui annonçaient l'attaque du roi de Naples.
Mohilow est à environ trente-cinq lieues de Babinovitschi; on rejoint à Sienno la route de poste; mais tous les chevaux ayant été enlevés, il fallut user d'industrie pour continuer notre route; mon compagnon de voyage me fut fort utile, en me conduisant dans des châteaux polonais, dont les seigneurs nous fournissaient des chevaux. Le pays était tranquille, et l'on n'y savait aucune nouvelle. La nuit nous arrivâmes à Kochanow; le général Grouchy y commandait un corps de cavalerie, dont l'avant-garde était établie à Orcha, sous les ordres du général Colbert. Il y avait devant lui un corps russe qui défendait la route de Smolensk. Le 26, à la pointe du jour, nous arrivâmes à Chklow, petite ville de Juifs très-commerçante, et dans la matinée à Mohilow, où était le 1er corps. J'eus lieu d'observer dans cette dernière ville l'ordre et la discipline qui distinguaient toujours les troupes du prince d'Eckmühl. J'appris de lui que le prince Bagration, remontant le Dniéper depuis Staroi-Bychow, l'avait attaqué inutilement les 22 et 23; que, désespérant alors de forcer le passage à Mohilow, le prince Bagration avait passé le Dniéper à Staroi-Bychow, et se retirait dans la direction de Smolensk. Quant aux 5e et 8e corps, ils étaient attendus à Mohilow, et aussitôt après leur arrivée le prince d'Eckmühl comptait remonter le Dniéper jusqu'à Orcha, pour se rapprocher des autres corps d'armée. Ainsi le prince Bagration avait échappé aux efforts que l'on faisait pour l'envelopper; mais aussi sa réunion avec le général Barklay, sous les murs de Witepsk, était devenue impossible.
Le 26 était un dimanche. Le prince d'Eckmühl, au sortir de la messe, reçut l'archimandrite et lui recommanda de reconnaître l'empereur Napoléon pour son souverain, et de substituer, dans les prières publiques, son nom à celui de l'empereur Alexandre. Il lui rappela à ce sujet les paroles de l'Évangile, qu'il faut rendre à César ce qui est à César, en ajoutant que César voulait dire celui qui est le plus fort. L'archimandrite promit de se conformer à cette instruction; mais il le fit d'un ton qui témoignait qu'il l'approuvait peu.
Je partis le même soir par la même route; le lendemain, en approchant de l'armée, j'appris que les trois jours de mon absence avaient été remplis par trois combats brillants, dans lesquels Ostrowno avait été emporté, et l'armée russe poussée de position en position jusque sous les murs de Witepsk. Je traversai les champs de bataille encore couverts des débris de ces trois combats, et j'arrivai le soir du 26 au quartier général, où je rendis compte de ma mission à l'Empereur et au prince de Neufchâtel.
L'armée était campée en bataille vis-à-vis de l'armée russe, dont le ruisseau de la Lutchissa la séparait, et les tentes de l'Empereur dressées sur une hauteur vers le centre. Notre soirée se passa à raconter ma mission et à entendre à mon tour le récit des combats qui venaient de se livrer. J'appris avec plaisir que plusieurs aides de camp du prince de Neufchâtel s'y étaient distingués, et que la belle conduite des troupes promettait les plus brillants succès dans des occasions plus importantes. On s'attendait le lendemain à une bataille générale; la surprise fut grande en voyant, à la pointe du jour, que l'ennemi s'était retiré. Le général Barklay avait en effet reçu l'avis que le prince Bagration, n'ayant pu forcer le pont de Mohilow, passait le Dniéper au-dessous de cette ville et se dirigeait sur Smolensk, seul point où il pût se réunir à lui; et Barklay, ne voulant pas livrer bataille avant cette réunion, s'était décidé à quitter Witepsk pour marcher sur Smolensk[28].
L'Empereur entra à Witepsk et dirigea ses troupes à la poursuite de l'ennemi. Au bout de deux jours, voyant le mouvement de retraite bien décidé sur Smolensk, il résolut de donner à son armée quelque temps de repos, d'autant mieux que les bonnes nouvelles qu'il recevait des corps détachés rendaient pour ce repos le moment très-favorable. À la gauche, le 10e corps avait conquis la Courlande et s'approchait de Riga. Le duc de Reggio, à la tête des 2e et 6e corps, venait de battre le général Wittgenstein en avant de Polotzk, tandis que sur la droite le 7e corps et les Autrichiens, entre le Bug et la Narew, se soutenaient avec avantage contre le général Tormasow. Les corps de la Grande Armée furent cantonnés entre le Dnieper et la Dwina; le 5e corps, à la droite, à Mohilow, et successivement les 8e, 1er, 3e et 4e, dont la gauche était à Vély, au-dessus de Witepsk, la cavalerie en avant-garde, la garde impériale et le quartier général à Witepsk.
CHAPITRE II.
SÉJOUR À WITEPSK.—SITUATION DE L'ARMÉE.—MARCHE SUR SMOLENSK.—COMBAT ET PRISE DE CETTE VILLE.—AFFAIRE DE VALONTINO.—PROJETS DE L'EMPEREUR.—MARCHE SUR MOSCOU.—BATAILLE DE LA MOSKOWA.
La ville de Witepsk, seul lieu considérable que nous ayons rencontré depuis Wilna, offrait un séjour convenable pour le quartier général. Napoléon en profita pour achever d'organiser le gouvernement provisoire de la Lithuanie, qu'il avait établi à Wilna. Comme il était de notre intérêt de ménager Witepsk et que nous y entrâmes sans combat, la ville ne fut point pillée. Witepsk, capitale de la Russie blanche, située sur la Dwina, à égale distance de Pétersbourg et de Moscou, est commerçante et bien peuplée. Sa province, réunie depuis longtemps à la Russie, en a pris les mœurs et les habitudes: aussi nous ne retrouvâmes point à Witepsk l'enthousiasme de Wilna. Les habitants nous reçurent plutôt comme des conquérants que comme des libérateurs. Mais l'intérêt de la politique de l'Empereur était de reculer autant que possible les frontières de la Pologne, et la province de Witepsk fut déclarée malgré elle partie intégrante de ce royaume. On lui nomma un gouverneur et un intendant, qui reçurent l'ordre de la traiter en alliée et non en sujette.
Un nouveau genre de désordre fixa en même temps l'attention de Napoléon. Les paysans des environs, entendant parler de liberté et d'indépendance, s'étaient crus autorisés à se soulever contre leurs seigneurs, et se livraient à la licence la plus effrénée. La noblesse de Witepsk en porta plainte à l'Empereur, qui ordonna des mesures sévères pour les faire rentrer dans le devoir. Il importait d'arrêter un mouvement qui pouvait dégénérer en guerre civile. Des colonnes mobiles furent envoyées; quelques exemples en imposèrent, et l'ordre fut bientôt rétabli.
Pour nous, qui n'avions à nous mêler ni d'administration ni de police, nous employions notre repos à parler de nos premiers succès et à nous en promettre de nouveaux. Jamais compagne n'avait commencé d'une manière plus brillante. La Lithuanie entière était conquise en un mois, presque sans combattre; l'armée, réunie sur les bords du Dniéper et de la Dwina, n'attendait que l'ordre de son chef pour pénétrer dans l'intérieur de la Russie. D'ailleurs les dispositions des ennemis depuis le passage du Niémen donnaient lieu de croire qu'ils n'avaient aucun plan arrêté. Placés d'abord pour défendre le Niémen et ayant Wilna pour place d'armes, on les avait vus abandonner rapidement les bords de ce fleuve, détruire les magasins de Wilna, laisser couper la communication entre les deux armées, et découvrir la Lithuanie tout entière. On avait vu le général Barklay se retirer sur la Dwina, dans le camp de Drissa, pour y attendre le prince de Bagration, qui, depuis le passage du Niémen par l'armée française, était dans l'impossibilité absolue de l'y joindre; puis abandonner encore sans combattre ce camp retranché qui avait coûté tant de temps à construire, s'arrêter quelques jours devant Witepsk, et en partir tout à coup pour se réunir enfin au prince de Bagration sous les murs de Smolensk. La supériorité des manœuvres de l'Empereur était incontestable; le talent de nos généraux, la bravoure de nos troupes, ne pouvaient faire l'objet d'un doute. S'il y avait une bataille, on pouvait espérer la victoire; si l'ennemi l'évitait, on organisait la Lithuanie, on prenait Riga, et l'année prochaine la campagne s'ouvrait avec d'immenses avantages. L'Empereur partageait d'aussi brillantes espérances. Dans une conversation qu'il eut à Witepsk avec M. de Narbonne, il évaluait à 130,000 hommes les deux armées russes réunies devant Smolensk; il comptait en avoir 170,000 avec la garde, la cavalerie, les 1er, 3e, 4e, 5e et 8e corps; si l'on évitait la bataille, il ne dépasserait pas Smolensk; s'il remportait une victoire complète, peut-être marcherait-il droit à Moscou. Dans tous les cas une bataille, même indécise, lui paraissait un grand acheminement vers la paix.
Cependant les gens d'un esprit sage et les officiers expérimentés n'étaient pas sans inquiétude. Ils voyaient l'armée diminuée d'un tiers depuis le passage du Niémen, et presque sans combattre, par l'impossibilité de pourvoir à sa subsistance d'une manière réglée, et la difficulté de tirer quelque chose, même en pillant, d'un pays pauvre par lui-même et déjà ravagé par l'armée russe. Ils remarquaient la mortalité effrayante des chevaux, la mise à pied d'une partie de la cavalerie, la conduite de l'artillerie rendue plus difficile, les convois d'ambulance et les fourgons de médicaments forcés de rester en arrière: aussi, en entrant dans les hôpitaux, trouvaient-ils les malades presque sans secours. Ils se demandaient non-seulement ce que deviendrait cette armée si elle était battue, mais même comment elle supporterait les pertes qu'allaient causer de nouvelles marches et des combats plus sérieux. Au milieu de ces motifs d'inquiétude, ils étaient frappés de l'ordre admirable dans lequel l'armée russe avait fait sa retraite, toujours couverte par ses nombreux Cosaques, et sans abandonner un seul canon, une seule voiture, un seul malade. Ils savaient d'ailleurs que l'empereur Alexandre appelait tous les Russes à la défense de la patrie, et que chaque pas que nous allions faire dans l'intérieur de l'empire diminuerait nos forces et augmenterait celles de nos ennemis.
L'Empereur passa quinze jours à Witepsk; tous les matins, à six heures, il assistait à la parade de la garde devant son palais; il exigeait que tout le monde s'y trouvât; il fit même abattre quelques maisons pour agrandir le terrain. Là, en présence de l'état-major général et de la garde assemblée, il entrait dans les plus grands détails sur tous les objets de l'administration de l'armée; les commissaires des guerres, les officiers de santé, étaient appelés et sommés de déclarer dans quel état étaient les subsistances, comment les malades étaient soignés dans les hôpitaux, combien de pansements on avait réunis pour les blessés. Souvent ils recevaient des réprimandes ou des reproches très-durs. Personne plus que Napoléon n'a pris soin des subsistances et des hôpitaux de l'armée. Mais il ne suffit pas de donner des ordres, il faut que ces ordres soient exécutables; et avec la rapidité des mouvements, la concentration des troupes sur un même point, le mauvais état des chemins, la difficulté de nourrir les chevaux, comment aurait-il été possible de faire des distributions régulières et d'organiser convenablement le service des hôpitaux? Les soldats, qui ne tenaient aucun compte de ces impossibilités, n'accusaient que le zèle et quelquefois la probité des administrateurs; ils disaient, en périssant de misère sur les grandes routes ou dans les ambulances: C'est malheureux, l'Empereur s'occupe pourtant bien de nous.
Ce fut à une de ces parades que fut reçu le général Friant, commandant des grenadiers à pied de la garde, à la place du général Dorsenne, mort en Espagne. Napoléon le reçut lui-même à la tête des grenadiers de la garde, l'épée à la main, et l'embrassa.
Cependant, dans les premiers jours d'août, les Russes livrèrent à nos avant-postes quelques combats, avec des succès divers. Toutes les mesures étant prises et l'ordre donné d'emporter pour quinze jours de vivres, l'Empereur se décida à marcher sur Smolensk par la rive gauche du Dniéper. Ce mouvement commença le 10, et tous les corps d'armée prirent la grande route d'Orcha à Smolensk; un pont de bateaux fut jeté à Rasasna; les 3e et 4e corps, la cavalerie, la garde impériale, le passèrent et se portèrent rapidement sur la route de Smolensk, tandis que les 1er et 8e corps, déjà placés à Dubrowna et Orcha, marchaient dans la même direction, et que le 5e corps, passant le Dniéper à Mohilow, appuyait le mouvement par la droite. Toutes ces manœuvres furent exécutées avec une rapidité et une précision à laquelle les Russes ont rendu justice. L'Empereur partit de Witepsk le 13, il passa le Dniéper à Rasasna; déjà, le 14, l'avant-garde ennemie, postée à Krasnoi, fut vivement repoussée par le roi de Naples et le maréchal Ney.
Le 15, le quartier général était à Koritnya, et l'avant-garde s'approchait de Smolensk. L'Empereur, trop occupé des opérations militaires, ne voulut recevoir aucun compliment pour le jour de sa fête; il passa la soirée à questionner les prisonniers avec grand détail, et leurs rapports, joints aux mouvements rapides des armées russes, donnèrent lieu de croire que Smolensk était évacuée.
Le 16, à la pointe du jour, quelques officiers du quartier général et beaucoup de domestiques qui allaient en avant pour faire les logements trouvèrent l'avant-garde aux prises avec les ennemis, et l'on apprit bientôt que la nouvelle de l'évacuation de la ville était fausse. En effet, le général Barklay, qui couvrait Smolensk sur l'autre rive du fleuve, voyant le mouvement général de notre armée par la rive gauche, s'y était reporté précipitamment; il avait ordonné au prince Bagration d'occuper en arrière Dorogobuje, sur la route de Moscou, pour couvrir ses communications avec cette capitale, et il se préparait à défendre lui-même Smolensk.
L'Empereur mit ses troupes en mouvement, et l'arrière-garde ennemie se repliant successivement, nous arrivâmes le soir devant les murs de la ville.
Smolensk est célèbre dans les anciennes guerres de la Russie et de la Pologne, qui se la disputèrent longtemps; mais la Pologne l'ayant cédée depuis près d'un demi-siècle à la Russie, elle est devenue entièrement russe. Ses hautes murailles, garnies de tours, attestaient encore à nos yeux son ancienne importance. Les fortifications étaient loin d'être construites dans le nouveau système, et d'offrir, pour une défense régulière, les avantages que présentent nos places de guerre; mais le grand développement de ses murailles sur une étendue de près de quatre mille toises, leur hauteur de vingt-cinq pieds, leur épaisseur de dix, le large fossé et le chemin couvert qui en défendaient les approches, rendaient difficile une attaque de vive force; les remparts étaient garnis d'une nombreuse artillerie, les faubourgs en avant de l'enceinte retranchés, les maisons crénelées.
Sur l'autre rive du Dniéper s'élève un faubourg en amphithéâtre; l'armée russe était en position sur les hauteurs qui dominent ce faubourg, prête à soutenir au besoin les divisions qui allaient défendre Smolensk.
L'Empereur reconnut dans la soirée toute l'enceinte de la ville; il plaça son armée en demi-cercle, appuyant les deux côtés au Dniéper; le 3e corps à l'extrême gauche; puis, successivement, les 1er et 5e corps; enfin, la cavalerie du roi de Naples à l'extrême droite; la garde impériale en réserve derrière le centre avec le quartier général. Le 4e corps était resté en arrière; le 8e ayant fait un faux mouvement, n'arriva pas.
La nuit se passa au bivouac, et, contre notre attente, la matinée du lendemain fut tranquille. J'ai su, depuis, que l'Empereur croyait être attaqué par les Russes sous les murs de la ville, et qu'il préférait les attendre. Cependant, à deux heures, voyant que rien ne paraissait, il ordonna l'attaque. Les troupes des 3e et 1er corps enlevèrent les faubourgs; les Russes, chassés du chemin couvert, rentrèrent dans la place. Les batteries de brèche ouvrirent leur feu; mais l'épaisseur des murs était telle que le canon n'y produisait que peu d'effet. J'eus lieu de m'en convaincre par moi-même, ayant reçu l'ordre de l'Empereur de visiter les batteries; et, d'après l'avis unanime des officiers d'artillerie, il renonça au projet de livrer l'assaut le soir même, et fit cesser le feu, remettant au lendemain la prise de la ville.
En retournant aux tentes, on parla de l'affaire du jour; les anciens officiers de l'armée d'Égypte disaient à demi-voix que l'épaisseur des murailles de Smolensk leur rappelait celles de Saint-Jean d'Acre.
Le 18, à la pointe du jour, quelques soldats, voyant les remparts dégarnis, pénétrèrent dans la ville, et rendirent compte qu'elle était abandonnée; on en prit possession sur-le-champ; les Russes l'avaient incendiée la nuit en la quittant; les ponts étaient brisés, et l'armée russe rangée sur la rive droite. Une fusillade très-vive s'établit entre les deux rives, et dura tout le jour, pendant que nous travaillions à la construction des ponts. Le soir et dans la nuit, le général Barklay continua sa retraite par la route de Moscou, après avoir brûlé le faubourg de la rive droite. Le quartier général s'établit à Smolensk.
Le 19, le 3e corps, suivi du 1er, passa le Dniéper, et poursuivit l'ennemi; le maréchal Ney l'atteignit près de Valutina-Gora, à deux lieues de Smolensk, et le battit complétement après une vive résistance. Le 8e corps avait reçu l'ordre de passer le Dniéper, au-dessus de Smolensk, pour prendre l'ennemi à revers; ce corps d'armée resta encore en arrière, et son absence empêcha de compléter le succès de la journée: j'ignore quelle cause retarda sa marche ou fit changer sa direction. Quoi qu'il en soit, l'Empereur en garda rancune au duc d'Abrantès, et refusa de le recevoir la première fois qu'il se présenta devant lui.
Le 3e corps déploya dans cette journée une valeur si brillante, que les Russes crurent avoir affaire à la garde impériale; l'Empereur, qui n'avait-pas été présent au combat, se porta le lendemain sur le champ de bataille; il passa en revue sur le terrain, et au milieu des morts, les troupes qui avaient combattu la veille. Après leur avoir témoigné sa satisfaction et donné des regrets à la perte du général Gudin, tué à la tête de sa division, il accorda aux régiments beaucoup de grâces et d'avancements. Le 127e, de nouvelle formation, reçut une aigle.
L'avant-garde se remit à la poursuite de l'ennemi, et l'Empereur rentra dans Smolensk pour méditer de nouveaux plans.
Notre perte, dans les combats de Smolensk et de Valutina, s'élevait à plus de huit mille hommes; celle de l'ennemi était plus considérable sans doute, et cependant ce n'était point là une de ces victoires complètes qui peuvent amener la paix. Nous ne faisions pas un seul prisonnier; l'armée russe se retirait toujours dans le meilleur ordre, et reprenait en arrière une autre position. Beaucoup d'entre nous crurent que l'Empereur allait s'arrêter et établir de nouveau son armée entre la Dwina et le Dniéper, avec d'autant plus d'avantages que la prise de Smolensk le rendait maître des deux rives du Dniéper; le 10e corps pouvait encore prendre Riga avant la fin de la campagne, et, en passant l'hiver dans cette position, l'armée réparait ses pertes, le gouvernement de la Lithuanie achevait de s'organiser, et cette province nous fournissait bientôt des troupes sur le dévouement desquelles nous pouvions compter. Ce plan eût peut-être été le plus sage; mais l'Empereur, accoutumé à maîtriser les événements, ne pouvait s'en accommoder; il voulait une bataille, et il pensa qu'en poussant vivement les Russes sur la route de Moscou, il les forcerait tôt ou tard à livrer cette bataille décisive si longtemps attendue, et dont la conséquence devait être la paix. Cependant, en marchant en avant, on devait se résigner à tous les sacrifices; on devait s'attendre avoir les villages brûlés, les habitants dispersés, les grains, les bestiaux et les fourrages détruits ou enlevés. La manière dont les Russes avaient traité Smolensk prouvait qu'aucun sacrifice ne leur coûterait pour nous faire du mal et gêner nos opérations. Le roi de Naples, toujours à l'avant-garde, ne cessait de répéter que les troupes étaient épuisées, que les chevaux, qui ne mangeaient que de la paille des toits, ne pouvaient plus résister à la fatigue, et que l'on risquerait de tout perdre en s'engageant plus avant; son avis ne prévalut point, et l'ordre fut donné de continuer la marche.
Le quartier général prit quelques jours de repos à Smolensk, si l'on peut appeler repos un séjour dans une pareille ville. Nous avions trouvé, en y entrant, l'incendie établi sur plusieurs points, les blessés russes périssant dans les flammes et les habitants fuyant leurs maisons; on vint à bout d'arrêter le feu, et les maisons que l'on sauvait de l'incendie étaient livrées au pillage. Au milieu de ce désordre, les habitants avaient disparu; mais, en entrant dans l'église cathédrale, on les trouvait entassés les uns sur les autres, couverts de haillons et mourant de faim. L'Empereur témoigna le plus grand mécontentement de ces excès; un soir il fit battre la générale pour rassembler toute la garde, qui faisait la garnison; il assigna un quartier à chaque régiment et donna des ordres sévères pour faire cesser le pillage.
Avant son départ, il prit soin de l'administration de ses nouvelles conquêtes; il nomma un gouverneur et un intendant de la province de Smolensk; il y organisa un second grand dépôt, des magasins de vivres et un hôpital.
L'armée marcha sur trois colonnes. Le roi de Naples commandait l'avant-garde; les 1er, 3e et 8e corps, la garde impériale et le quartier général le suivaient sur la grande route.
Le 5e corps formait la colonne de droite, et le 4e celle de gauche; tous deux à une ou deux lieues de la route.
La route de Smolensk à Moscou traverse de vastes plaines, entrecoupées de quelques collines. On trouve aussi des forêts aux environs de Dorogobuje et de Viasma. Le pays est fort peuplé, les champs cultivés avec soin; les villages bâtis en bois comme dans le reste de la Russie. Les villes se distinguent par leurs maisons de pierre et par leurs nombreux clochers; quelquefois on rencontre des châteaux magnifiques, surtout en approchant de Moscou. Il est facile de s'apercevoir, sans consulter la carte, que l'on vient de quitter la Pologne. Les Juifs ont disparu, et les paysans russes, aussi éloignés de la liberté et de la civilisation que les paysans polonais, ne leur ressemblent cependant en aucune manière; les premiers sont grands et forts, les seconds chétifs et misérables; ceux-ci sont abrutis, ceux-là ne sont que sauvages. Dans une guerre ordinaire, ce pays pourrait offrir quelques ressources; mais, à cette époque, l'armée russe, fidèle à son système, brûlait les maisons et détruisait tout sur la route; nous la suivions en achevant de ravager ce qui lui avait échappé. Il était impossible d'atteindre l'infanterie ennemie, l'avant-garde n'avait à combattre que leur cavalerie légère, qui ne se défendait elle-même que pour laisser le temps à l'armée d'opérer tranquillement sa retraite. L'activité du roi de Naples était au-dessus de tout éloge, ainsi que sa bravoure. Jamais il ne quittait l'extrême avant-garde; c'était là qu'il dirigeait lui-même le feu des tirailleurs et qu'il restait exposé aux coups de l'ennemi, auquel sa toque et ses plumes blanches servaient de point de mire.
L'Empereur, croyant chaque jour voir les Russes s'arrêter pour livrer bataille, se laissait ainsi entraîner sur la route de Moscou, sans consulter la fatigue des troupes et sans songer qu'il n'était déjà plus en communication avec les autres corps d'armée.
Le quartier général fut, le 25, à Dorogobuje; le 26 et le 27 à Slavkowo, le 28 près Semlivo, le 29 à une lieue de Viasma, le 30 à Viasma, le 31 à Velicsevo, et le 1er septembre à Gyat, à trente-huit lieues de Moscou. Nous donnâmes des regrets particuliers à la petite ville de Viasma, dont les maisons étaient dévorées par les flammes. L'Empereur, en la traversant, rencontra des soldats occupés à piller un magasin d'eau-de-vie qui brûlait. Cette vue le mit en fureur; il s'élança au milieu d'eux en les accablant d'injures et de coups de cravache. L'impossibilité d'atteindre l'armée russe, et les ravages qu'elle commettait sur notre passage, contrariaient ses projets et lui donnaient une humeur dont ceux qui l'entouraient étaient souvent victimes. Il apprit enfin à Gyat que l'ennemi s'arrêtait pour lui livrer bataille; jamais nouvelle ne fut mieux reçue.
Le général Kutusow venait de succéder au général Barklay dans le commandement de l'armée russe; l'empereur Alexandre mettait toute son espérance dans ce nouveau général, et sa confiance était partagée par l'armée et par la nation. Pour la justifier, Kutusow résolut de livrer une bataille générale, et d'ailleurs l'approche de Moscou rendait ce parti nécessaire. L'empereur Alexandre s'était rendu dans cette ville au mois de juillet; sa présence y avait causé le plus grand enthousiasme; les corps de la noblesse et des marchands réunis avaient unanimement voté d'immenses levées d'hommes et d'argent; on leur avait donné l'assurance positive que jamais l'ennemi n'entrerait à Moscou. Tout faisait donc un devoir au général russe de tenter le sort d'une bataille avant de livrer la ville. Kutusow choisit la position de Borodino, derrière le ruisseau de Kologha, à cinq lieues en avant de Mojaisk et à vingt-cinq lieues de Moscou. L'Empereur, en étant informé, prévint les généraux, et passa trois jours à Gyat pour faire ses dispositions. L'armée se remit en marche le 4, et repoussa l'avant-garde ennemie. Le 5 au matin, nous étions en présence.
Le général Kutusow avait réuni en ordre de bataille 100,000 hommes d'infanterie et 30,000 chevaux, en y comprenant les deux armées russes, augmentées par les renforts qu'il venait de recevoir et par la milice de Moscou.
Le ruisseau de Kologha couvrait sa droite, appuyée à la Moskowa, et défendue par de nombreuses batteries; le centre était placé derrière un ravin et protégé par trois fortes redoutes; la gauche, en avant du bois qui traverse la vieille route de Moscou, et fortifiée également par une redoute. Une autre redoute, construite à douze cents toises devant le centre, servait, pour ainsi dire, d'avant-garde à cette position. L'Empereur en ordonna l'attaque. Le 5 au matin, le général Compans, du 1er corps, l'enleva et s'y maintint après qu'elle eut été prise et reprise trois fois. Notre armée s'approcha alors et campa vis-à-vis de la position des ennemis. L'Empereur fit dresser ses tentes sur une hauteur, près de la route en arrière du village de Waloinéva. La garde impériale campait en carré autour de lui.
La journée du 6 fut employée à reconnaître la position de l'ennemi et à placer les troupes en ordre de bataille. L'Empereur résolut d'attaquer le centre et la gauche des Russes, en enlevant les redoutes élevées sur ces points. Il plaça, en conséquence, le 5e corps à la droite sur la vieille route; les 1er et 3e corps au centre, vis-à-vis les grandes redoutes, la cavalerie derrière eux, près la redoute qu'on avait prise la veille, la garde impériale en réserve; le 4e corps à l'extrême gauche, près du village de Borodino. Le total des présents ne dépassait pas 120,000 hommes. On assure que l'on proposa à l'Empereur de manœuvrer sur sa droite pour tourner la gauche de l'ennemi et le forcer à quitter sa position; mais il voulait la bataille, il la croyait depuis longtemps nécessaire, et il craignit de la laisser échapper.
Nous passâmes cette journée tout entière au quartier général, et l'impression qu'elle nous fit n'est point sortie de ma mémoire. Il y avait quelque chose de triste et d'imposant dans l'aspect de ces deux armées qui se préparaient à s'égorger. Tous les régiments avaient reçu l'ordre de se mettre en grande tenue comme pour un jour de fête. La garde impériale surtout paraissait se disposer à une parade plutôt qu'à un combat. Rien n'était plus frappant que le sang-froid de ces vieux soldats; on ne lisait sur leur figure ni inquiétude ni enthousiasme. Une nouvelle bataille n'était à leurs yeux qu'une victoire de plus, et, pour partager cette noble confiance, il suffisait de les regarder.
Dans la soirée, M. de Beausset, préfet du palais, arriva de Paris, et présenta à l'Empereur un grand portrait de son fils; cette circonstance parut d'un favorable augure. Le colonel Fabvier le suivit de près; il venait d'Espagne et apportait à l'Empereur les détails sur la situation de nos affaires après la perte de la bataille de Salamanque. Napoléon, malgré ses graves préoccupations, l'entretint toute la soirée.
Le 7, à deux heures du matin, les deux armées étaient sur pied; chacun attendait avec inquiétude le résultat de cette terrible journée. Des deux côtés, il fallait vaincre ou périr; ici, une défaite nous perdait sans ressources; là, elle livrait Moscou et détruisait la Grande Armée, seul espoir de la Russie. Aussi, de part et d'autre, on n'avait rien négligé pour enflammer l'ardeur des soldats; chaque général parlait aux siens le langage qui convenait à leurs idées, à leurs habitudes. Dans l'armée russe, des prêtres, portant une image révérée, parcouraient les rangs; les soldats recevaient à genoux leurs bénédictions, leurs exhortations et leurs vœux; le général Kutusow rappelait aux soldats les sentiments de religion dont ils étaient pénétrés: C'est dans cette croyance, s'écriait-il, que je veux moi-même combattre et vaincre. C'est dans cette croyance que je veux vaincre ou mourir, et que mes yeux mourants verront la victoire. Soldats, pensez à vos femmes et à vos enfants qui réclament votre protection; pensez à votre Empereur qui vous contemple, et avant que le soleil de demain ait disparu, vous aurez écrit votre foi et votre fidélité dans les champs de votre patrie, avec le sang de l'agresseur et de ses légions. Dans l'armée française, les maréchaux, réunis à l'Empereur près de la grande redoute, reçurent ses derniers ordres. Aux premiers rayons du jour, il s'écria: Voilà le soleil d'Austerlitz! On battit un ban dans chaque régiment, et les colonels lurent à haute voix la proclamation suivante: Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée; désormais, la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver, et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous: Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou! Les soldats répondirent par des acclamations; un coup de canon fut tiré, et l'affaire commença.
Au même signal la garde impériale et les officiers d'état-major partirent du camp; nous nous réunîmes tout près de la redoute qu'on avait prise la veille, et devant laquelle l'Empereur s'était établi. L'attaque devint générale sur toute la ligne, et, pour la première fois, l'Empereur n'y prit personnellement aucune part. Il resta constamment à un quart de lieue du champ de bataille, recevant les rapports de tous les généraux et donnant ses ordres aussi bien qu'on peut les donner de loin. Jamais on ne vit plus d'acharnement que dans cette journée; à peine manœuvra-t-on; on s'attaqua de front avec fureur. Les 1er et 3e corps enlevèrent deux fois les deux redoutes de gauche; la grande redoute de droite fut prise par un régiment de cuirassiers, reprise par l'ennemi, enlevée de nouveau par la 1re division du 1er corps, détachée auprès du vice-roi. Le 4e corps emporta le village de Borodino, et soutint un mouvement que fit la droite de l'armée russe pour tourner la position. Je fus envoyé en ce moment auprès du vice-roi, que je trouvai au centre de ses troupes, et je fus témoin de la valeur avec laquelle il repoussa cette attaque. Chaque officier qui revenait du champ de bataille apportait la nouvelle d'une action héroïque. Déjà sur toute la ligne nous étions vainqueurs; les Russes, repoussés de toutes leurs positions, et cherchant en vain à les reprendre, restaient pendant des heures entières écrasés sous le feu de notre artillerie; à deux heures ils ne combattaient plus que pour la retraite. On dit que le maréchal Ney demanda alors à l'Empereur de faire au moins avancer la jeune garde, pour compléter la victoire; il s'y refusa, ne voulant, a-t-il dit depuis, rien donner au hasard. Le général Kutusow se retira dans la soirée. Nos troupes, accablées de lassitude, purent à peine le poursuivre. Les corps d'armée bivouaquèrent sur le terrain.
La perte fut excessive de part et d'autre[29]: elle peut être évaluée à 28,000 Français et 50,000 Russes. Je citerai parmi les morts du côté de l'ennemi le prince Eugène de Würtemberg et le prince Bagration; du nôtre, le général Montbrun, commandant un corps de cavalerie, et le général Caulaincourt, frère du duc de Vicence et aide de camp de l'Empereur. Ce dernier fut vivement regretté au quartier général, où il était fort aimé. Il avait été chargé de remplacer le général Montbrun, et il fut tué dans la grande redoute. Un grand nombre d'officiers de tous grades restèrent sur le champ de bataille.
Le lendemain matin, le 5e corps manœuvra par la droite pour se porter sur Moscou par la vieille route. Le général Kutusow, craignant d'être coupé, décide sa retraite entière.
L'Empereur parcourut avec nous le champ de bataille; il était horrible et littéralement couvert de morts; on y voyait réunis tous les genres de blessures et toutes les souffrances, les morts et les blessés russes cependant en bien plus grand nombre que les nôtres. L'Empereur visita les blessés, leur fit donner à boire, et recommanda qu'on en prît soin. Le même jour l'armée continua son mouvement, toujours sur trois colonnes, dans la direction de Moscou. La prise de cette capitale devait compléter la victoire, et c'était là que l'Empereur s'attendait à signer la paix. L'avant-garde russe défendit quelque temps Mojaisk pour laisser le temps de l'incendier. Le quartier général s'y établit le 10.
Ce fut alors que le prince de Neufchâtel me proposa de demander à l'Empereur de me nommer colonel du 4e régiment de ligne, en remplacement du colonel Massy, tué à la bataille. Je reçus cette proposition avec reconnaissance, et, ayant été nommé le lendemain, je partis de Mojaisk pour rejoindre mon nouveau régiment.
Je termine ici la première partie de mon récit; dans la seconde, je n'écrirai plus que l'histoire du 4e régiment et celle du 3e corps, dont ce régiment faisait partie. Je dirai un mot cependant des opérations du reste de l'armée, afin qu'on ne perde point de vue l'ensemble de ce grand mouvement, et qu'on puisse juger quelle part le 3e corps y a prise.
DEUXIÈME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
SITUATION DU 3e CORPS ET EN PARTICULIER DU 4e RÉGIMENT.—MARCHE DE
MOJAISK À MOSCOU.—INCENDIE DE LA VILLE.—LE 3e CORPS PLACÉ SUR LES
ROUTES DE WLADIMIR ET TWER.—LE 3e CORPS ENTRE DANS MOSCOU ET OCCUPE LES
FAUBOURGS DE CE CÔTÉ.—MANŒUVRE DES RUSSES.—LE 3e CORPS À
BOGHORODSK.—RETOUR À MOSCOU.—REVUE DU 18 OCTOBRE.—ORDRE DE DÉPART.
Je partis de Mojaisk le 12 au matin, et j'arrivai le soir même au quartier général du maréchal Ney, dans un village près de Koubinskoé. Les régiments du 3e corps bivouaquaient autour du village. Le maréchal m'accueillit avec toute son ancienne bonté; j'avais servi auprès de lui quelques années auparavant, et je considérai comme une double faveur en cette circonstance l'emploi qui me replaçait sous ses ordres. Je fus reçu le lendemain matin à la tête de mon régiment par le général d'Hénin, commandant la brigade.
Voici la composition du 3e corps:
LE MARÉCHAL NEY, GÉNÉRAL EN CHEF.
LE GÉNÉRAL GOURÉ, CHEF D'ÉTAT-MAJOR.
+—————————-+—————+——————-+————-+ |GÉNÉRAUX |GÉNÉRAUX |RÉGIMENTS |COLONELS | |DE DIVISION |DE BRIGADE| | | +—————————-+—————+——————-+————-+ |1re division. |Gengoult |24e léger. |Debellier| | |Lenchentin|46e de ligne.|Bru | |Ledru des Essarts |Bruni |72e de ligne.| | +—————————-+—————+——————-+————-+ |2e division. |Joubert |4e de ligne. |Fezensac | | | |18e de ligne.|Pelleport| |Razout |D'Hénin |93e de ligne.|Beaudouin| +—————————-+—————+——————-+————-+ |2 brigades |Beurmann | | | |de cavalerie légère|Valmabele | | | +—————————-+—————+——————-+————-+ |Artillerie |Fouchet | | | +—————————-+—————+——————-+————-+
Une troisième division d'infanterie, composée de Wurtembergeois, sous les ordres du général Marchand, était réduite à 1,000 hommes. Le prince de Wurtemberg la commandait au commencement de la campagne. L'Empereur lui fit des reproches très-sévères sur les désordres que commettaient ses troupes, désordres fort exagérés par les Français. Le prince de Wurtemberg voulut établir une discipline plus rigoureuse; mais comme on ne pouvait vivre que de maraude, les soldats mourants de faim se dispersèrent. Le prince lui-même, malade et mécontent, quitta l'armée.
Le 4e de ligne, formé dès les premières années de la révolution, avait fait toutes les campagnes d'Allemagne et comptait Joseph Bonaparte au nombre de ses colonels. À l'époque où je pris le commandement du régiment, on pouvait partager les officiers en trois classes: la première, formée d'élèves nouvellement sortis de l'École militaire, ayant du zèle, de l'instruction, mais manquant d'expérience et dont la santé à peine formée ne pouvait déjà plus supporter les fatigues excessives de cette campagne; la seconde classe, au contraire, composée d'anciens sous-officiers, que leur manque total d'éducation aurait dû empêcher d'aller plus loin, mais qu'on avait nommés pour entretenir l'émulation et pour remplacer les pertes énormes que causaient des campagnes aussi meurtrières; d'ailleurs excellents soldats, endurcis aux fatigues, et sachant tout ce que peut apprendre l'habitude de la guerre dans les grades inférieurs. La troisième classe tenait le milieu entre les deux premières; elle se composait d'officiers instruits, dans la force de l'âge, formés par l'expérience et ayant tous la noble ambition de se distinguer et de faire leur chemin. Cette classe était malheureusement la moins nombreuse.
Le général Ledru avait été longtemps colonel, et connaissait parfaitement les détails du service en paix comme en guerre. Le général Razout, ancien militaire, avait la vue tellement basse, que, ne distinguant rien auprès de lui, il devait s'en rapporter à ceux qui l'entouraient; et ses dispositions sur le terrain se ressentaient nécessairement de l'incertitude perpétuelle à laquelle il était livré. Parmi les généraux de brigade, je citerai le général Joubert, officier d'un mérite ordinaire, et le général d'Hénin, à qui une longue captivité en Angleterre avait fait un peu perdre l'usage de la guerre. Les colonels étaient pour la plupart d'excellents militaires. M. Pelleport, engagé volontaire au 18e, avait fait tout son avancement dans ce même régiment, qu'il commandait alors avec une rare distinction.
Mais le grand avantage du 3e corps était d'être commandé par le maréchal Ney, dont j'aurai occasion de faire remarquer souvent l'audace, la constance et l'admirable présence d'esprit.
Je fus frappé dès le premier jour de l'épuisement des troupes et de leur faiblesse numérique. Au grand quartier général on ne jugeait que les résultats sans penser à ce qu'ils coûtaient, et l'on n'avait aucune idée de la situation de l'armée; mais en prenant le commandement d'un régiment, il fallut entrer dans tous les détails que j'ignorais et connaître la profondeur du mal. Le 4e régiment était réduit à 900 hommes de 2,800 qui avaient passé le Rhin; aussi les quatre bataillons n'en formaient plus que deux sur le terrain, et chaque compagnie avait un double cadre en officiers et sous-officiers. Toutes les parties de l'habillement et surtout la chaussure étaient en mauvais état; nous avions alors encore assez de farine et quelques troupeaux de bœufs et de moutons, mais ces ressources devaient bientôt s'épuiser; pour les renouveler, il fallait changer sans cesse de place, puisque nous ravagions en vingt-quatre heures les pays que nous traversions.
Ce que je dis ici de mon régiment s'applique à tous ceux du 3e corps, et particulièrement à la division wurtembergeoise, qui était presque détruite; ainsi l'on peut assurer qu'il ne restait pas 8,000 combattants dans un corps d'armée de 25,000 hommes. On remarquait l'absence de beaucoup d'officiers blessés aux dernières affaires, entre autres des colonels des 46e, 72e et 93e. Jamais nous n'avions éprouvé de pertes aussi considérables; jamais aussi le moral de l'armée n'avait été si fortement atteint. Je ne retrouvai plus l'ancienne gaieté des soldats; un morne silence succédait aux chansons et aux histoires plaisantes qui leur faisaient oublier autrefois la fatigue des longues marches. Les officiers eux-mêmes paraissaient inquiets; ils ne servaient plus que par devoir et par honneur. Cet abattement, naturel dans une armée vaincue, était remarquable après une affaire décisive, après une victoire qui nous ouvrait les portes de Moscou.
La marche continua sur trois colonnes comme avant la bataille: le roi de Naples à l'avant-garde avec la cavalerie, puis les 1er et 3e corps, la garde impériale et le quartier général; sur la droite, le 5e corps; sur la gauche, le 4e. On marchait avec beaucoup d'ordre, les généraux et les officiers toujours à la tête de leurs troupes. Le général Kutusow, ne croyant plus pouvoir défendre Moscou, repliait successivement son avant-garde et se retirait par les routes de Twer et de Wladimir, en découvrant la ville. L'armée française bivouaqua, le 13, à Perkouschkovo; le lendemain l'avant-garde entra dans Moscou. Une troupe d'habitants armés tenta un moment de défendre le Kremlin et fut bientôt dispersée; l'avant-garde se porta en avant de la ville; l'Empereur s'établit au Kremlin avec la garde; les 1er et 3e corps campèrent à un quart de lieue en arrière de Moscou, avec défense expresse d'y entrer. Ce ne fut donc que de loin que nous aperçûmes alors cette antique capitale que nous venions de conquérir. Cependant nous admirâmes son immense étendue, ses dômes de mille couleurs, et l'incroyable variété qui distinguait ses nombreux édifices. Ce jour fut un des plus heureux pour nous, puisqu'il devait être le terme de nos travaux, puisque la victoire de la Moskowa et la prise de Moscou devaient amener la paix. Mais au moment même un événement sans exemple dans l'histoire du monde vint détruire ces flatteuses espérances, et montrer combien il fallait peu compter sur un accommodement avec les Russes. Moscou, qu'ils n'avaient pu défendre, fut brûlé de leurs propres mains. Depuis longtemps on s'occupait de préparer ce vaste incendie; le gouverneur Rostopchin avait réuni une immense quantité de matières combustibles et de fusées incendiaires, sous prétexte de travailler à la construction d'un ballon avec lequel on devait brûler l'armée française, tandis que ses proclamations, d'accord avec celles du général Kutusow, rassuraient le peuple de Moscou, en changeant en victoires les défaites de l'armée russe. À Smolensk, les Français avaient été battus; à la Moskowa, ils avaient été détruits. Si l'armée russe se retirait, c'était pour prendre une meilleure position et marcher au-devant de ses renforts. Cependant les nobles partaient de Moscou, ainsi que les archives et les trésors du Kremlin; et lorsque l'armée russe fut aux portes de la ville, il devint impossible de cacher la vérité. Beaucoup d'habitants prirent la fuite; d'autres restèrent chez eux, pleins de confiance dans l'intérêt que les Français devaient mettre à conserver Moscou. Le 14 au matin, le gouverneur rassembla 3 ou 4,000 hommes de la lie du peuple parmi lesquels se trouvaient des criminels auxquels on donna la liberté; on leur distribua des mèches et des fusées incendiaires, et les agents de police reçurent l'ordre de les conduire dans toute la ville. Les pompes furent brisées, et le départ des autorités civiles, qui suivirent l'armée, devint le signal de l'incendie. L'avant-garde, en traversant la ville, la trouva presque déserte; les habitants, renfermés dans leurs maisons, attendaient ce que nous allions ordonner de leur sort; mais à peine l'Empereur s'établissait au Kremlin, que le Bazar, immense bâtiment qui contenait plus de 10,000 boutiques, était livré aux flammes. Le lendemain et jours suivants, le feu fut mis à la fois dans tous les quartiers. Un vent violent favorisait les progrès de l'incendie, et il était impossible de les arrêter, puisqu'on avait eu la cruelle précaution de détruire les pompes. Les incendiaires surpris en flagrant délit étaient fusillés sur-le-champ. Ils déclaraient qu'ils avaient exécuté les ordres du gouverneur, et mouraient avec résignation. Les maisons furent livrées au pillage avec d'autant moins de scrupule que tout ce qu'on enlevait allait être consumé par les flammes; mais ce pillage fut accompagné de tous les excès qu'il entraîne à sa suite. Ce déluge de feux, que nous apercevions de notre camp, nous causa de vives alarmes, et je me décidai à aller savoir des nouvelles au quartier général. J'entrai seul dans la ville, et bientôt les flammes me fermèrent le chemin du Kremlin. Cependant ni ce danger, ni celui de la chute des maisons ne pouvaient ralentir l'ardeur du pillage; les habitants, chassés de leurs maisons par nos soldats autant que par l'incendie, erraient dans les rues; les uns se livraient à un affreux désespoir, d'autres témoignaient une morne résignation. Je rentrai au camp, vivement affligé de ce spectacle et décidé à donner tous mes soins à mon régiment en détournant la vue de malheurs que je ne pouvais soulager. Trois jours se passèrent en détails d'inspection; tous les officiers me furent présentés individuellement; je pris des renseignements sur la conduite et l'instruction de chacun. J'examinai aussi, autant que la situation pouvait le permettre, ce qui était relatif à l'instruction et à l'administration du régiment. La lueur de l'incendie de Moscou éclairait ces opérations. On avait défendu d'entrer dans la ville; mais le pillage avait commencé, et comme c'était la seule ressource, il était clair que les derniers venus mourraient de faim. Je convins donc avec le colonel du 18e que nous permettrions tacitement à nos soldats d'aller en prendre leur part. Au reste ce n'était qu'avec beaucoup de peine qu'ils pouvaient se procurer quelque chose. Il fallait en revenant traverser le camp du 1er corps placé devant nous, et se battre avec leurs soldats ou avec ceux de la garde impériale qui voulaient tout enlever. Personne n'a moins profité que nous du pillage de cette ville. Au bout de six jours, le feu s'éteignit faute d'aliments; les neuf dixièmes de la ville n'existaient plus; et l'Empereur, qui s'était retiré au château de Pétrofski pendant l'incendie, revint au Kremlin attendre les propositions de paix sur lesquelles il comptait encore[30].
Cependant, bien loin de se laisser décourager par la prise de Moscou, l'empereur Alexandre n'y vit qu'un motif de continuer la guerre avec plus d'ardeur.
Le général Kutusow, pensant avec raison qu'en partant de Moscou nous nous dirigerions vers les provinces du sud, quitta la route de Wladimir, et, tournant autour de Moscou, se porta sur les routes de Kaluga et de Tula. Cette marche, éclairée par l'incendie de Moscou, porta au comble l'exaspération de l'armée russe. Kutusow se plaça derrière la Nara, à vingt-cinq lieues de Moscou, et fortifia de redoutes cette nouvelle position, couvrant ainsi les routes de Kaluga et de Tula. Pour pénétrer dans les provinces du sud, il fallait donc livrer une seconde bataille. En attendant, l'armée russe réparait ses pertes par de nouvelles levées, organisait son matériel et reprenait un nouveau courage avec de nouvelles forces. Au milieu de ces préparatifs on ne parlait que de paix aux avant-postes, et de feintes ouvertures de négociations entretenaient Napoléon dans l'espérance de la conclure. Le roi de Naples se porta sur Kaluga avec l'avant-garde, vis-à-vis le camp retranché des Russes, et le 3e corps fut chargé de le remplacer au nord sur les routes de Twer et Wladimir, où l'ennemi avait laissé un corps d'observation.
Je traversai pour la première fois les ruines de Moscou à la tête de mon régiment. C'était un spectacle à la fois bien horrible et bien bizarre. Quelques maisons paraissaient avoir été rasées; d'autres conservaient quelques pans de murailles noircis par la fumée; des débris de toute espèce encombraient les rues; une affreuse odeur de brûlé s'exhalait de tous côtés. De temps en temps une chaumière, une église, un palais paraissaient debout au milieu de ce grand désastre. Les églises surtout, par leurs dômes de mille couleurs, par la richesse et la variété de leurs constructions, rappelaient l'ancienne opulence de Moscou. La plupart des habitants, chassés par nos soldats des maisons que le feu avait épargnées, s'y étaient réfugiés. Ces infortunés, errant comme des spectres au milieu des ruines et couverts de haillons, avaient recours aux plus tristes expédients pour prolonger leur misérable existence. Tantôt ils dévoraient au milieu des jardins quelques légumes qu'on y trouvait encore, tantôt ils arrachaient des lambeaux de la chair d'animaux morts au milieu des rues; on en vit même plonger dans la rivière et en retirer du blé que les Russes y avaient jeté et qui était en fermentation. Pendant notre marche, le bruit des tambours, le son de la musique militaire rendaient ce spectacle encore plus triste en rappelant l'idée d'un triomphe au milieu de l'image de la destruction, de la misère et de la mort. Après avoir traversé en totalité cette ville immense, nous cantonnâmes dans les villages sur la route de Jaroslawl et Wladimir. Je logeai au château de Kouskowa, appartenant au comte de Cheremetew, homme d'une fortune prodigieuse. Cette charmante habitation avait été pillée comme tout le reste. Après avoir consommé le peu de ressources qu'offrait ce pays, nous rentrâmes dans Moscou et nous logeâmes dans le faubourg de Wladimir. Ce faubourg, situé au nord de Moscou, est traversé par la petite rivière de la Jaouza, qui se jette dans la Moskowa au milieu de la ville. La plupart des maisons sont séparées par des enclos cultivés ou par des jardins; quelques palais s'y font remarquer comme dans les autres quartiers, le reste est bâti en bois. Comme presque tout était brûlé, il fallait loger les compagnies à de grandes distances les unes des autres, malgré les inconvénients qui en résultaient pour le service et surtout pour la police et la discipline. Je logeais au centre de mon régiment avec les officiers supérieurs, dans une grande maison en pierres assez bien conservée. Quarante habitants du voisinage s'étaient réfugiés dans une grande salle de cette maison. J'ordonnai qu'on les protégeât et qu'on adoucît leur misère autant qu'il dépendait de nous; mais que pouvions-nous faire pour eux? nous étions près de manquer de tout nous-mêmes. C'était avec peine que l'on se procurait du pain noir et de la bière; la viande commençait à devenir très-rare; il fallait envoyer de forts détachements prendre des bœufs dans les bois où s'étaient réfugiés les paysans, et souvent les détachements rentraient le soir sans rien ramener. Telle était la prétendue abondance que nous procurait le pillage de cette ville. On avait des liqueurs, du sucre, des confitures, et l'on manquait de viande et de pain. On se couvrait de fourrures, et l'on n'avait bientôt plus ni habits ni souliers. Enfin, avec des diamants, des pierreries et tous les objets de luxe imaginables on était à la veille de mourir de faim. Un grand nombre de soldats russes erraient dans les rues de Moscou. J'en fis arrêter cinquante que l'on conduisit à l'état-major. Un général, à qui j'en rendis compte, me dit que j'aurais pu les faire fusiller, et qu'il m'y autorisait parfaitement à l'avenir. Je n'ai point abusé de sa confiance.
On comprendra sans peine combien de malheurs et de désordres de tous genres signalèrent notre séjour à Moscou. Chaque officier, chaque soldat pourrait raconter à cet égard de singulières anecdotes. Une des plus frappantes est celle d'un Russe qu'un officier français trouva caché dans les ruines d'une maison; il lui fit entendre par signes qu'il le protégerait, et l'emmena en effet avec lui. Bientôt, étant obligé de porter un ordre et voyant passer un autre officier à la tête d'un peloton, il lui remit ce particulier en lui disant vivement: Je vous recommande monsieur. Cet officier, se méprenant sur le sens de ce mot et sur le ton dont il était prononcé, prit ce malheureux pour un incendiaire et le fit fusiller.
Au commencement de l'incendie, un très-jeune homme, Allemand de nation et étudiant en médecine, vint se réfugier à mon bivouac; il était presque nu et paraissait avoir perdu la tête. Je l'accueillis, et le gardai dans mon logement pendant près de trois semaines; il paraissait reconnaissant, mais rien ne pouvait le guérir de sa terreur. Je lui fis un jour la plaisanterie de lui proposer de s'enrôler dans mon régiment; le même soir il disparut, et je ne le revis plus.
L'armée russe cependant se fortifiait tous les jours sur les bords de la Nara. Les corps de partisans répandus autour de Moscou devenaient plus entreprenants. La ville de Véréya fut surprise, la garnison massacrée. Les détachements et convois qui venaient joindre l'armée, les blessés et malades que l'on transportait en arrière étaient enlevés sur la route de Smolensk; les Cosaques attaquaient nos fourrageurs presque aux portes de Moscou; les paysans massacraient les maraudeurs isolés. Le roi de Naples, dont la cavalerie était presque entièrement détruite et réduite depuis longtemps à manger du cheval, demandait tous les jours qu'on fît la paix ou bien qu'on se retirât. Mais l'Empereur ne voulait rien voir ni rien entendre; en réponse à leurs réclamations, les généraux recevaient de l'état-major les ordres les plus extraordinaires. Tantôt il fallait rétablir l'ordre dans Moscou et protéger les paysans qui apporteraient des vivres au marché, tandis que tous les environs étaient ravagés et les paysans armés contre nous; tantôt il s'agissait d'acheter 10,000 chevaux, dans un pays où il n'y avait plus ni chevaux ni habitants; on annonçait ensuite le projet de passer l'hiver dans une ville ravagée, où nous mourrions de faim au mois d'octobre; puis venait l'ordre de faire confectionner des souliers et des vêtements d'hiver dans chaque régiment; et quand les colonels disaient que nous manquions de draps et de cuirs, on répondait qu'il n'y avait qu'à chercher pour en trouver de reste. En même temps, et comme pour rendre cet ordre plus inexécutable encore, on défendit sévèrement le pillage, et la garde impériale fut consignée au Kremlin. On nomma un gouverneur, un intendant, des administrations. Un mois entier cependant s'écoula sans que notre situation fût améliorée en rien.
Vers le 10 octobre, une division du 4e corps fit un mouvement sur Dmitrow, route de Twer. Le maréchal Ney, pendant ce temps, s'empara de Boghorodsk, à douze lieues de Moscou, sur la route de Wladimir. On passa quelques jours à construire autour de cette petite ville des baraques pour y passer l'hiver. Cette simagrée était bien inutile; elle n'en imposa ni à l'ennemi ni à nos soldats. Je n'allai point à Boghorodsk. Je faisais alors partie d'une expédition commandée par le général Marchand, sur les bords de la Kliasma, entre la route de Wladimir et celle de Twer. Une partie de mon régiment m'accompagnait; le reste avait suivi le maréchal Ney. L'ennemi, fidèle à son système, se retirait à notre approche. Le général Marchand fit construire un blockhaus sur le bord de la Kliasma, à un endroit où un poste avait été enlevé par un régiment de Cosaques. Le commandement de ce petit fort venait d'être donné à un officier fort intelligent, lorsque tout à coup le général Marchand reçut l'ordre de rentrer avec tout son détachement. Il fut facile alors de juger que l'armée allait quitter Moscou, puisque l'on cessait d'en défendre les approches.
Pendant le cours de cette expédition je trouvai partout la même misère. Les généraux recueillirent quelques provisions; mais les ressources étaient nulles pour l'armée. Les paysans cachaient leurs vivres, et n'osaient pas les apporter, même quand on leur promettait de les payer. Un soldat de mon régiment, fils d'un cultivateur de la Côte-d'Or, mourut à côté de moi près d'un feu de bivouac. Ce jeune homme languissait depuis longtemps; une fièvre lente causée par la fatigue et la mauvaise nourriture le consumait. Il mourut d'épuisement, et je le fis enterrer au pied d'un arbre, quand on se fut bien assuré de sa mort. Nous trouvâmes dans son sac des lettres de sa mère, fort touchantes par leur simplicité. Je donnai des regrets sincères à ce malheureux, condamné à mourir loin de sa patrie et d'une famille dont il aurait peut-être fait le bonheur. De semblables malheurs étaient communs parmi nous; et je ne rapporte ici cette mort, dont je fus témoin, que parce que ce triste spectacle fut comme le présage de toutes les calamités qui allaient fondre sur nous. Le détachement rentra à Moscou le 15.
Deux jours s'écoulèrent sans entendre parler de départ. Le 18, l'Empereur passa la revue du 3e corps dans la cour du Kremlin. Cette revue fut aussi belle que les circonstances le permettaient. Les colonels rivalisèrent de zèle pour présenter leur régiment en bon état. Personne, en les voyant, n'aurait pu s'imaginer combien les soldats avaient souffert et combien ils souffraient encore. Je suis persuadé que la belle tenue de notre armée au milieu des plus grandes misères a contribué à l'obstination de l'Empereur, en lui persuadant qu'avec de pareils hommes rien n'était impossible. Tout le 3e corps présent ne s'élevait pas à 10,000 hommes. Pendant cette revue, M. de Bérenger, aide de camp du roi de Naples, apporta à l'Empereur la nouvelle de l'affaire de Winkowo, où nos troupes avaient été surprises et vivement repoussées la veille. Cette affaire mettait fin à une espèce d'armistice qui existait aux avant-postes; elle achevait de détruire toute espèce d'accommodement, et devait hâter notre départ. La préoccupation de l'Empereur se peignait sur sa figure; il précipita la revue, et pourtant il nomma à tous les emplois vacants, et accorda beaucoup de décorations. Il avait plus que jamais besoin d'employer tous les moyens qu'il savait si bien mettre en usage pour obtenir de son armée des efforts surnaturels. Je profitai de ses bonnes dispositions pour récompenser ceux des officiers de mon régiment dont j'avais déjà éprouvé le zèle; beaucoup d'entre eux furent avancés[31]. Le général qui commandait la division wurtembergeoise, sous les ordres du général Marchand, reçut le titre de comte de l'empire, avec une dotation de 20,000 fr.: faible récompense pour les souffrances de 12,000 hommes que les fatigues et les privations avaient réduits à 800.
La revue finissait à peine, lorsque les colonels reçurent l'ordre de partir le lendemain. Rentré dans mon logement, j'ordonnai les préparatifs, en chargeant sur des charrettes tout ce qui nous restait de vivres. Je laissai dans ma maison la farine que je ne pus emporter; on m'avait conseillé de la détruire; mais je ne pus me résoudre à en priver les malheureux habitants, et je la leur donnai de bon cœur, en dédommagement du mal que nous avions été forcés de leur faire. Je reçus leurs bénédictions avec attendrissement et reconnaissance; peut-être m'ont-elles porté bonheur.