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Sur la vaste Terre

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L’AVEUGLE

A M. Anatole France.

… L’homme marchait, une main appuyée sur le bras d’un soldat du 75e de ligne, d’un pas très raide, la tête un peu renversée en arrière.

Les hautes collines du Rhône et de la Saône dévalaient devant eux, chargées de maisons à huit étages. L’église de Fourvières, dominant des jardins et des escaliers aux pentes précipitées trop neuve, ressemblait à ces faux châteaux forts que les Anglais bâtissent sur les falaises au-dessus des plages à la mode. Ce jour-là, bien qu’on fût en hiver, il n’y avait pas de brouillard, à cause du froid, qui était très sec. Le soleil brillait dans l’air transparent et les choses avaient l’air gai.

— C’est beau, Lyon ! dit le petit soldat, pour causer.

— Je ne sais pas, dit l’homme. Je suis de Romans.

— Et alors, maintenant vous n’y voyez plus, du tout, du tout ? Et vous n’étiez jamais venu ici, avant ? Vous êtes tout à fait aveugle ?

Et il répéta pour lui-même, afin de se bien représenter les choses par les images qu’évoquait sa propre parole, comme font presque tous les paysans et beaucoup d’ouvriers :

— Vous ne voyez pas les maisons, les bateaux, les chevaux ! Vous n’y voyez pas pour vous conduire ?

— Non, fit l’homme brièvement.

Le soldat parut triste ; de cette tristesse où il y a une part d’embarras, une espèce de confusion à l’idée que les gens sont malheureux, qu’il n’y a rien à faire pour les secourir, et qu’on n’entre même pas pleinement dans leur infortune, puisqu’il est impossible de la ressentir comme eux. Ils marchèrent en suivant les quais sans parler davantage, et longtemps.

— Voici l’hôpital militaire, dit le soldat, à la fin.

Et il respira, l’air soulagé.

Comme il s’était arrêté, l’homme s’arrêta. Et le soldat s’adressa tout de suite au portier. Le silence de son compagnon lui avait pesé.

— Voilà, expliqua-t-il. L’homme est arrivé tout seul, en chemin de fer, avec un papier signé du major de Romans. C’est-à-dire, tout seul… ceux qui l’avaient accompagné se sont arrêtés à Vaise, je ne sais pas pourquoi. Quand il a entendu crier : « Lyon ! » il est descendu, mais il est resté devant les wagons sans bouger.

»  — J’ai un papier pour l’hôpital militaire, qu’il disait seulement.

»  L’adjudant de service a lu son papier et lui a dit :

»  — Vous n’y voyez pas. On va vous conduire.

»  Moi, j’étais là, sur le quai. L’adjudant m’a réquisitionné.

»  — C’est bien, fit le portier. Vous pouvez vous en aller.

»  L’homme était resté parfaitement immobile et muet, à la place où son guide l’avait laissé.

»  — Votre feuille de route, la lettre du major ?

»  Il obéit et tira les papiers de sa poche.

»  — … Tiens, vous vous appelez Dieutegard ? Un drôle de nom.

»  Pas de réponse. Le portier continua :

»  — Vous êtes aveugle, mais muet ? Ça ne vous ferait pas mal aux yeux, de parler !

»  Cependant il fit conduire l’homme au premier étage par un infirmier. Et cet infirmier fut très doux, à cause de la grande pitié qui est dans le peuple pour les aveugles.

*
*  *

— … Dieutegard, de la classe 78, dit le major. Je sais ce que c’est. Mon confrère de Romans m’a écrit : un simulateur anarchiste. Apportez l’ophtalmoscope.

C’était un major à trois galons, jeune encore, avec une figure vive qui éclatait d’intelligence ; une intelligence de montagnard, faite d’un âpre vouloir et de suite dans les idées. Il aimait son métier, qui était resté pour lui neuf et passionnant comme au premier jour.

— Vous faisiez partie d’un club anarchiste, dit-il. Quelques jours avant de tirer au sort, vous n’êtes pas venu à votre atelier de la filature Magnabos, et vous avez prétendu être devenu subitement aveugle. Aveugle, comme ça, du jour au lendemain ? Je dois vous prévenir que c’est invraisemblable. A Romans, il n’y avait pas d’ophtalmoscope. Le major du dépôt vous renvoie ici. Vous êtes anarchiste, vous ne voulez pas servir, et vous simulez la cécité. Voilà ce qu’on suppose. Nous allons voir.

Il parlait avec une fermeté paisible et impersonnelle. N’était-ce pas son droit, à cet homme, de mentir ? Il s’agissait seulement de le convaincre qu’il mentait. Cela c’était son devoir à lui, le docteur Roger.

— Si encore, continua-t-il, vous aviez affecté la cécité partielle, un affaiblissement, rien qu’un affaiblissement de la vue. Cela se défend. Mais ça !… Comment dites-vous que c’est arrivé ?

— J’étais sur la route de Saint-Étienne, avec des amis, récita lentement Dieutegard. Le soleil tapait fort. Voilà que j’ai eu un éblouissement, et comme l’idée que la foudre m’entrait dans le crâne. Je suis tombé sur un tas de pierres, et j’ai dit aux camarades : « Je n’y vois plus ! »

Roger le laissait parler, affectant de ne pas le regarder, d’être tout à la mise en train de l’ophtalmoscope. Puis, brusquement, il envoya droit dans la figure de l’homme son index et son doigt du milieu, qui, faisant fourche, s’arrêtèrent à un centimètre à peine des paupières levées. C’est le moyen classique, le plus anciennement employé, le meilleur.

L’homme ne broncha pas.

— Diable, fit le médecin, vous êtes fort… Fermez tout, dit-il à un infirmier.

L’infirmier ferma la porte, les volets, fit tomber les rideaux verts des fenêtres. Une nuit artificielle et triste régna dans la pièce. L’ophtalmoscope était allumé ; le major en projeta d’un coup l’éblouissante lumière sur les deux pupilles. Ces rayons, réverbérés, ont une intensité blessante dont peuvent se rendre compte tous ceux qui ont seulement essayé de fixer une lanterne de locomotive ou d’automobile. Dieutegard ne cligna même pas les yeux.

— C’est bien travaillé, dit le docteur Roger, narquois. Vous vous êtes exercé longtemps, n’est-ce pas ? Seulement, on ne pense jamais à tout. Vos pupilles réagissent contre la lumière !

Lorsqu’un homme a été mis quelques secondes dans une obscurité presque complète, si quelque clarté vient subitement à lui frapper les yeux, ses pupilles se rétractent. Et il ne peut pas plus les empêcher de se rétracter qu’on ne saurait défendre à une sensitive froissée de replier ses feuilles. C’est la nature qui veut ça. Voilà pourquoi le major triomphait.

— Et il n’y a rien dans vos yeux, rien ! Pas l’ombre d’une lésion. Bon pour le service, mon ami !

— Ce n’est pas ma faute s’il y a des maladies que les médecins ne connaissent pas, répondit Dieutegard, avec une telle indifférence qu’il semblait parler pour un autre. Je vous dis que je n’y vois pas.

— C’est comme si vous me racontiez que vous n’avez pas de jambes. On voit que vous y voyez… Rompez !

*
*  *

Le soldat Dieutegard, définitivement incorporé, fit d’abord trente jours de prison pour avoir simulé une infirmité le rendant impropre au service. Durant trente jours et trente nuits, il vécut dans une cellule large de deux mètres, longue de quatre, où il n’y avait rien qu’un lit de bois scellé au mur. L’air y pénétrait, mais non la lumière ; il n’y régnait qu’un sombre crépuscule. Prendre ses repas, et quels repas ! dans la quasi-obscurité des cellules militaires est une des plus insupportables souffrances dont se plaignent ceux qu’on y enferme, — quand ils ont des yeux qui voient : Dieutegard perdit l’appétit. Mais ce n’était pas une preuve suffisante qu’il simulât. Le manque d’exercice pouvait expliquer, à lui seul, son dégoût de la nourriture. Pour faire prendre l’air aux prisonniers la coutume est de les astreindre à certaines corvées assez dures. Ils charrient des cailloux, portent des fardeaux. Mais le condamné persista dans son attitude : il n’y voyait pas, disait-il, donc il ne pouvait travailler. Les gradés et les hommes chargés de le faire sortir marchaient droit sur lui pour l’effrayer. Il ne se détournait pas et se laissait heurter. Certains, à cause de sa figure imberbe et pâle qui donnait de l’émotion, l’appelaient « Napoléon ». D’autres, à cause de la comédie qu’on l’accusait de jouer, le nommèrent « le Pitre ». A la fin, on unit les deux sobriquets en un seul. L’inertie de Napoléon-le-Pitre triompha de l’obstination qu’on lui opposait. On le laissa tranquille dans sa nuit. S’il était aveugle, ça ne pouvait pas lui faire de mal. S’il ne l’était pas, il n’avait que ce qu’il méritait.


Cependant, le matin du trente et unième jour la porte de sa prison s’ouvrit et deux soldats le conduisirent au fort Lamotte.


La tête trop haute, les yeux fixes, accompagné de ses gardes, il traversa le long faubourg de la Guillotière. La nuit avait été pluvieuse, et les pavés restaient boueux. Il mit le pied dans toutes les flaques.

— Si tu regardais par terre, comme tout le monde, tu éviterais de les mouiller, dit un des soldats.

— Puisque je suis aveugle ! répondit Dieutegard.

— Ou bien parce que tu veux avoir l’air aveugle ! Et si tu regardais par terre, tu ne pourrais pas t’empêcher d’éviter les trous, tu ne pourrais pas : les pieds et les yeux se mettent d’accord sans qu’on y pense. Baisse la tête, un peu, pour voir !

— Pour voir ? répéta l’autre ironiquement.

— Oui, pour voir, espèce de fumiste ! Et si tu ne le fais pas maintenant, fais-le tout à l’heure. C’est un conseil que je te donne pour ta santé.

Le deuxième soldat ricana. Il savait ce qu’on préparait. Dieutegard, dédaigneusement, garda le silence, sans se soucier d’obéir, et l’on comprenait que même il s’efforçait de penser à des choses très lointaines. On arriva au terme de cette longue promenade.

Le fort Lamotte a été construit jadis pour défendre Lyon contre l’attaque possible d’une armée étrangère. Plus tard il fut considéré comme une citadelle dominant le grand faubourg de la Guillotière, où bouillonnait alors, où sommeille maintenant, une population grave et violente. A cette époque, son enceinte assez vaste fut couverte de casernes, qui abritent encore aujourd’hui un régiment d’infanterie et un bataillon de chasseurs à pied. Toutefois ses bastions, ses remparts à la Vauban n’ont pas été détruits. Ils servent à séparer la congrégation militaire qui l’habite de l’agglomération civile qui l’entoure et, pour ainsi dire, l’assiège. L’air d’ailleurs y est pur, et, des fossés profonds rendant la surveillance plus facile, les hommes y sont défendus contre les tentations. On ose bien sauter un mur, mais un rempart haut de dix mètres… Les soldats y peuvent seulement rêver sur les glacis. C’est plus sain pour eux et pour la société.

Dieutegard franchit la grille sans saluer le poste. Ses gardes lui en firent des reproches, avec cette espèce de timidité inquiète des simples soldats qui craignent souvent d’être punis eux-mêmes, ou du moins mal notés, pour les fautes que commet leur voisin. Alors l’aveugle porta la main à son képi, en s’excusant. Après la première cour, où sont les casernes des chasseurs à pied, la côte est assez raide. Il butta fort naturellement à la montée. Devant les bâtiments du 75e de ligne, le major Roger l’attendait en causant avec quelques officiers. Et des sous-officiers aussi étaient là, en assez grand nombre, rieurs, empressés et déférents.

— Il joue bien son rôle en tout cas, dit l’un d’eux.

— Vous savez, dit le major Roger, que je proteste contre cette expérience.

— Protestez tant qu’il vous plaira, dit un capitaine. L’homme n’est plus à vous, il est inscrit à ma compagnie, et… vous avez déclaré qu’il y voyait. Donc…

— Mais si je m’étais trompé ? dit Roger.

— Si vous vous êtes trompé, ça vous regarde. Moi, j’ai reçu un homme qui voit, administrativement, qui voit tellement bien qu’il a fait trente jours de prison pour avoir prétendu n’y pas voir. C’est une preuve, ça ! Et par conséquent j’ai le droit de donner les ordres au soldat Dieutegard… Tout est-il prêt ? continua le capitaine, s’adressant à l’un des sous-officiers.

— Oui, mon capitaine. Il n’y a qu’à faire monter l’homme sur le glacis, par le petit escalier qui est derrière la cantine, et à le mettre sur le sentier. Il n’a pas dix mètres, ce sentier, et il aboutit au fossé, au-dessus de la casemate nord-est.

— Et… vous avez pris vos précautions ? demanda le major. C’est raide, vous savez.

— Raide ! fit le capitaine. Vous croyez qu’il parlera dans les journaux ?

— Non ! dit le major. Ou alors je me trompe beaucoup sur son compte. C’est peut-être un anarchiste ; ce n’est sûrement pas un cafard.

— Ni même un bavard ?

— Ni même un bavard. S’il avait voulu déjà… Et voulez-vous que je vous dise ? il m’est sympathique.

Le commandant Lecamus était présent. Envahi par l’obésité, il lisait beaucoup. Ses égaux en grade s’accordaient à lui reconnaître beaucoup d’intelligence ; car, ne se tenant plus à cheval, il devait bientôt prendre sa retraite. Et le commandant Lecamus prononça :

— Un simulateur ? Car, si vous lui laissez subir cette épreuve, c’est que vous le croyez un simulateur. Et il vous est sympathique ?

Le major Roger n’osa pas répondre. Il évitait même de descendre dans sa propre pensée, bien qu’il fût médicalement persuadé que l’homme avait menti. Et c’était même une sorte de dérision à la science que cette unique réponse : « Je n’y vois pas » à toutes les constatations qui, d’après les manuels et les autorités en la matière, devaient suffire à confondre Dieutegard.

Celui-ci attendait, immobile et indifférent, les yeux sans regard mais éclatants, trop éclatants sous la lumière. Et avec sa figure blême, maigre et triste, ses sourcils froncés, ses cheveux noirs, tout son masque impérieux et atone, tragique et falot, il ressemblait à la fois à Bonaparte et à Pierrot.

— Napoléon-le-Pitre, fit Lecamus. Ses camarades l’appelaient Napoléon-le-Pitre, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est trouvé.

Il ajouta d’un trait :

— Comme la vue est belle, d’ici !

Il n’y a rien de plus fort sur l’âme que les paysages qui la frappent en même temps qu’une émotion violente. Il est des gens qui ne peuvent se souvenir d’une journée de mai que s’ils ont entendu ce jour-là une voix de femme chanter dans un jardin. Pour qu’ils aient gardé la mémoire de telles fleurs, tels arbres, telles eaux courantes — parfois moins encore, tel petit caillou qui demeure tout droit dans leur cerveau vide d’images comme une stèle dans un cimetière, — il faut qu’un choc imprévu, échauffant leur âme sèche, l’ait rendue susceptible d’empreinte. Lecamus avait à peine parlé que tous les spectateurs pâlirent. Ayant embrassé du même coup d’œil Dieutegard et les choses qui l’entouraient, ils étaient sortis d’eux-mêmes.

Ils virent le petit sentier nu, l’herbe usée du glacis, l’homme habillé de treillis et les deux soldats gardiens. Puis subitement le rempart tombait. On n’apercevait plus qu’une large coupure d’air pâle au delà d’une bordure de grès rouge. Par une oblique assez douce, mais dont l’esprit réalisait avec un saisissement tragique le sens terrifiant, le regard plongeait jusqu’au fond du fossé, — le fond du fossé avec une flaque d’eau, des pierres et des ordures semées, de la vulgarité, de la laideur poignante, un gazon sale. Et au delà, encore au delà, des prairies vertes s’aplanissaient, des toits rouges éclataient, de petites cabanes rousses, dans des jardins maraîchers, avaient l’air de joujoux. Enfin, à l’horizon inaccessible, le brouillard du Rhône, grave et lourd, lent et blanc, roulait sous le soleil. « Que la vue est belle ! » avait dit Lecamus. Ah ! oui, elle était belle ! mais toujours l’œil revenait là, vers ce fond affreux de fossé, avec son herbe galeuse, ses pierres, sa flaque d’eau jaune, et ses ordures…

— Dieutegard, dit le capitaine, marchez devant vous !

L’homme tendit l’oreille très naturellement vers celui qui venait de parler. Le corps suivit la direction de la tête et marcha en s’éloignant du rempart.

— Droit devant vous, nom de Dieu !

Et toujours, au fond du fossé, les pierres, la flaque d’eau, les fragments de boîtes de conserves, brillaient d’un éclat insupportable.

— Droit devant vous !

Les deux soldats, gauches et un peu pâles, remirent Dieutegard dans l’axe du sentier. Et cette fois il marcha !

Ses lèvres se retroussaient sur ses dents. Il eut un instant la physionomie bouleversée. De l’expression sur cette face raidie et morte depuis si longtemps ! c’était comme si un portrait devenait vivant, par un étrange miracle, à mesure que la peinture s’en écaille… Et il marcha. Ce n’est pas long, dix mètres ! c’est douze ou quinze pas, même des pas d’aveugle.

… Un, deux, trois, quatre… Dieutegard, en avançant, reprenait sa figure inexpressive et blanche. Cinq, six, sept, huit, neuf… Il continua sans hésiter vers le vide… Dix, onze, douze, treize…

— Assez ! cria Lecamus qui étouffait. C’est idiot, arrêtez-le !

Quatorze, quinze… Le quinzième pas mit Dieutegard au-dessus de l’abîme, et il disparut, sans un cri, dans un grand et farouche silence. Tout le monde courut.

— Le filet était solide, dit le capitaine au major Roger. Il n’y a pas de crainte.

Mais il courait comme les autres. On avait fixé, sur des étais attachés dans la casemate, dont les meurtrières s’ouvraient dans les murs même du rempart, un filet vaste et solide. En vérité, on avait réglé ça comme au cirque, ainsi que l’avait dit le sergent. Et Dieutegard était là, intact et tranquille, couché sur ce lacis de cordes menues.

*
*  *

Quelques minutes plus tard le major et Dieutegard étaient seuls, face à face, dans le bureau d’un sergent-major. Et le médecin, debout, presque tremblant, tant il avait les nerfs secoués, semblait plus ému que son patient. Assis sur une chaise, les deux mains sur les cuisses, celui-ci souriait très doucement. Le commandant Lecamus avait beaucoup insisté pour qu’il prît un cordial réconfortant… « un bon verre de rhum, ou quelque chose comme ça ». L’homme avait refusé poliment, mais sur le ton d’un égal.

— Écoutez, dit le major. Vous venez d’être l’objet d’une expérience très rude Vous devez sentir, à sa rudesse même, que c’est la dernière. J’ai laissé faire parce que je voulais savoir la vérité, parce que c’est mon métier, mon devoir, ma passion de la savoir. Maintenant je vais demander votre renvoi devant la Commission de réforme. Vous n’ignorez pas que votre passage devant cette Commission est une pure formalité, qu’on acceptera sans discuter les conclusions de mon rapport : Mise en congé numéro 2, c’est-à-dire sans indemnité, du soldat Dieutegard, pour infirmité contractée avant l’entrée au service. Ce rapport, le voici, je l’avais préparé d’avance. Je le signe devant vous. Seulement, j’ai quelque chose à vous demander. On vous a soumis à une surveillance qui est allée jusqu’à la persécution, c’est possible. On vous a fait subir une terrible épreuve, je le reconnais. Eh bien, maintenant, croyez-vous… croyez-vous à ma parole ?

Dieutegard réfléchit et répondit simplement :

— J’y crois.

— J’en étais sûr, continua le major avec une égale simplicité. Je vous jure donc que, quoi que vous me répondiez, rien ne sera changé aux conclusions de mon rapport. Dans deux jours, à midi, vous serez définitivement réformé. Mais je veux savoir si la science a tort, si les indices qui m’ont fait croire que vous simuliez la cécité m’ont trompé. Vous répondrez ?

— Oui, fit l’homme de la tête.

— Je vous demande donc si vous êtes aveugle.

Alors Dieutegard se leva. Il souriait de plus en plus, indiciblement fier, victorieux. Faisant deux pas, il prit, d’un geste sec et précis, sur la table du serpent-major, un petit livre à couverture bleue que le médecin reconnut d’un coup d’œil : c’était la « Théorie du Service intérieur des Troupes d’infanterie ». Et l’ayant ouvert à la première page il lut sans hésiter, d’une voix froide :

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA SUBORDINATION

La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et de tous les instants ; que les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation ni murmure ; l’autorité qui les donne en est responsable, et la réclamation n’est permise à l’inférieur que lorsqu’il a OBÉI.

— Assez ! dit le docteur Roger.

— … Tout militaire, poursuivit Dieutegard, doit en toute circonstance, soit de jour, soit de nuit, même hors du service, de la déférence et du respect à ses supérieurs des armées de terre et de mer, quels que soient l’arme et le corps auxquels ils appartiennent.

L’aveugle, le faux aveugle, dont la figure pâle éclatait maintenant d’une quasi-insolence, voulut continuer à lire ; mais le major Roger l’interrompit d’un air si naturellement fier qu’il s’arrêta.

— Ce n’était pas le chef, qui vous interrogeait, fit le major, c’était un homme comme vous, qui vous a donné sa parole de ne jamais se souvenir de ce que vous avoueriez. Il ne faut pas lui rendre son serment trop rude ; parce que… parce que c’est lâche.

Les yeux de Dieutegard devinrent humides.

— Je vous demande pardon, fit-il d’une voix changée, sincère et triste, — une voix vivante. C’est une faiblesse que je ne devrais pas avoir, mais je ne peux pas supporter l’idée de passer pour un lâche !… Tout à l’heure, le filet pouvait casser, et vous avez risqué ou laissé risquer cela, avouez-le, beaucoup moins pour satisfaire votre curiosité scientifique que pour me vaincre. Mais vous étiez presque sûr qu’il ne casserait pas. Moi, c’est la même chose. Si tout le monde faisait comme moi, et en France seulement, sans que mon exemple fût suivi ailleurs, la France pourrait être envahie. Mais le risque me paraît si peu probable que j’ai le droit de le négliger. Et, après tout, si j’ai pu échapper à la servitude militaire, c’est au péril de ma vie.

— Ah ! fit Roger ironiquement, c’est un grand courage ! Et si l’événement que vous ne voulez pas prévoir arrive, vos compatriotes auront à défendre la vie que vous avez prudemment économisée, et celles de vos pareils. Et dire que la France est aujourd’hui le seul pays où les lois et les mœurs permettent de tout dire, de tout penser, de tout écrire ! le seul où, sans perdre sa place et crever de faim, on puisse nier Dieu, non pas dans de gros bouquins que personne ne lit, mais dans des papiers d’un sou ! le seul où n’importe qui prend le droit impunément d’engager le troupeau des hommes à vivre sans maître et sans lois — sans maître, et sans lois, ce troupeau qui n’a pas une pensée à lui : la bonne blague ! — le seul où tout ce qu’on aventure, à outrager les juges et les chefs, les juifs et les chrétiens, la postérité et les ancêtres, les étrangers et les fils du sol, les pauvres et les riches, les rêveurs d’un avenir d’égalité heureuse, et les voyageurs fatigués qui se sont couchés au pied d’une haie et ne veulent plus qu’on y touche, — le seul où tout ce qu’on aventure, je vous dis, c’est d’être décoré ! Ah oui ! une belle patrie, la vraie patrie pour un anarchiste ! Et ça vous est égal qu’on la détruise ! Où iriez-vous après ?

— Alors, dit Dieutegard, pourquoi est-ce vous qui voulez la défendre ?

— Pourquoi ? fit Roger. Eh bien ! même pour ça ! Pour qu’elle désorganise dans l’univers ce qui reste à désorganiser. Et puis pour les vérités, pour les possibilités de vérités qui bouillonnent dans cette chaudière ! Parce que nous sommes les gardiens d’un alambic dont peut-être il ne sortira rien, mais peut-être la pierre philosophale ! Et parce que c’est le pays, je crois, où l’on pense le moins platement.

— Et si mon acte était aussi un ingrédient pour votre alambic ? demanda Dieutegard.

Le major Roger ne répondit pas.

Un instant, qui fut très court, ces deux hommes eurent l’idée de s’ouvrir plus profondément leur âme, de s’avouer mutuellement le doute profond que laissent toujours, dans une âme juste, les arguments de l’adversaire. Et le même retour de pensée arrêta leur voix : A quoi bon ? Lorsqu’on est d’un camp, il faut rester de ce camp. Sans quoi l’on n’est rien, qu’un dilettante. Et alors à quoi sert-on ?

FIN

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